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Martin Heidegger
Dans Philosophie 2009/4 (n° 103), pages 12 à 25
Éditions Éditions de Minuit
ISSN 0294-1805
ISBN 9782707320933
DOI 10.3917/philo.103.0012
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 07/08/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 92.154.106.221)
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LE CONCEPT DE TEMPS
DANS LA SCIENCE HISTORIQUE 1
Maître Eckhart 2
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[415] Depuis quelques années s’est éveillé au sein de la philosophie
scientifique un certain « élan métaphysique ». En rester à la simple
théorie de la connaissance, cela ne suffit plus désormais. Persister dans
une recherche cantonnée aux problèmes de la théorie de la connais-
sance, née de la conscience énergique, qui ne laissait pas d’être justifiée,
de la nécessité et de la valeur de la critique, ne permet pas aux questions
finales et ultimes de la philosophie d’atteindre leur signification imma-
nente. De là la tendance à la métaphysique, s’avançant tantôt masquée,
tantôt à visage découvert. Il faut l’interpréter comme un ressaisissement
plus en profondeur de la philosophie et de ses problèmes, et y recon-
naître de la part de la philosophie l’expression d’une volonté de puis-
sance, assurément pas cependant d’une puissance au sens des violences
intellectuelles infligées par ce qu’il est convenu d’appeler la « vision du
monde des sciences de la nature ».
Dans la science et la philosophie modernes, la conscience critique est
trop vigoureusement vivante pour vouloir s’assurer la maîtrise de notre
culture sur la base de prétentions illégitimes et mal fondées à la puis-
sance, elle est même si vigoureuse que, tout en reconnaissant le caractère
indispensable d’une fondation métaphysique ultime (l’uJpovqesi" plato-
nicienne), elle consacre encore et toujours la majeure partie de ses forces
à venir à bout de problèmes d’ordre gnoséologique [erkenntnistheore-
tisch] – c’est-à-dire au sens large de problèmes d’ordre logique. Nul en
1. Remarque de l’auteur : « ce qui suit reprend, en son contenu, la leçon inaugurale
prononcée par l’auteur le 27 juillet 1915 devant la Faculté de Philosophie de l’Université de
Fribourg en Brisgau en vue de l’obtention de la venia legendi. La forme est ici mieux adaptée
au caractère de l’essai ». Première publication dans : Zeitschrift für Philosophie und philoso-
phische Kritik, Bd. 161, Leipzig, 1916, pp. 173-188. [Aujourd’hui publié dans Martin Hei-
degger, Frühe Schriften, GA 1, hrsg. von F.-W. v. Herrmann, Vittorio Klostermann, Frankfurt
am Main, 1978, pp. 413-433. La pagination indiquée ici entre crochets est celle de cette
dernière édition.]
2. Heidegger cite librement le sermon 32 Consideravit semitas domus suæ et panem otiosa
non comedit. Cf. Meister Eckhart, Die deutschen Werke, hrsg. von J. Quint, Band 2, W. Kohl-
hammer Verlag, Stuttgart, 1971, pp. 133-134 ; Maître Eckhart, Traités et Sermons, trad. fr.
d’A. de Libera, Flammarion, Paris, 1993, p. 333. (N. d. T.)
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LE CONCEPT DE TEMPS DANS LA SCIENCE HISTORIQUE
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La science est un ensemble de connaissances théoriques hiérarchisé
et fondé au travers de principes. Les connaissances sont attestées dans
des jugements ; ces jugements sont vrais, ils sont valides. En fait, pour
parler en toute rigueur, ce n’est pas l’acte de juger, se produisant chez
le chercheur comme individu dans l’acquisition des connaissances, qui
est valide, mais le sens du jugement – son contenu. Toute science, pensée
dans l’idée de son accomplissement, est un ensemble en lui-même cohé-
rent de sens valide. Les sciences concrètes particulières, en tant que
faits culturels conditionnés par une époque, ne sont jamais au bout de
leur peine, mais toujours en chemin vers la découverte de la vérité.
La manière dont les connaissances sont trouvées dans les sciences
particulières, c’est-à-dire la méthode de recherche, est déterminée par
l’objet de la science concernée et par le point de vue sous lequel elle
le considère. Les méthodes de recherche des diverses sciences travail-
lent à l’aide de certains concepts fondamentaux, sur la structure logique
desquels doit réfléchir la théorie de la science. L’interrogation épisté-
mologique conduit, en partant des sciences particulières, au domaine
des éléments fondamentaux ultimes de la logique, au domaine des
catégories. Au chercheur qui s’adonne à une science particulière, de
telles recherches épistémologiques donnent aisément l’impression
d’une certaine évidence et par là d’une stérilité. Mais cela seulement
aussi longtemps qu’il attend de ces recherches du nouveau du point
de vue du contenu pour son domaine scientifique particulier. Cela,
elles ne peuvent naturellement pas l’apporter, parce qu’elles se meu-
vent en une dimension tout à fait nouvelle. Pour cette raison, elles ne
deviennent significatives aux yeux du chercheur voué à sa seule science
[417] qu’à partir du moment où il s’oublie en tant que tel et – phi-
losophe.
La mise au jour des soubassements logiques sur lesquels se fondent
les méthodes de recherche dans les sciences particulières est donc une
tâche qui incombe à la logique en tant que doctrine de la science. Celle-ci
ne saurait être développée exhaustivement dans ce qui suit ; nous choi-
sissons bien plutôt une catégorie (un élément logique fondamental)
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s’assigne. Nous pourrons donc relever la structure du concept de temps
propre à l’histoire à partir de la fonction qu’il remplit dans la science
historique ; cette fonction spécifique doit à son tour être comprise à
partir du but de la science historique. Afin de nous acquitter de notre
tâche, à savoir la caractérisation logique du concept de temps dans la
science historique, il nous faut donc emprunter la voie qui, partant du
but de la science historique, parvient à la structure du concept de temps,
en passant par la fonction remplie par ce dernier ; et le problème peut
alors se formuler brièvement en ces termes : quelle structure doit avoir
le concept de temps propre à la science historique pour pouvoir fonctionner
comme tel conformément au but de cette science ? Ainsi, sans présupposer
ni rechercher aucune théorie philosophique déterminée de la science
historique, ni quelle structure il faudrait attribuer [418] au concept de
temps pour cadrer avec cette théorie, nous partons de la science histo-
rique en tant que fait, nous étudions la fonction que le concept de temps
y remplit en fait, et déterminons à partir de là sa structure logique. Si
nous parvenons à donner une solution au problème tel qu’il est ici posé,
et pour autant que nous aurons reconnu dans le concept de temps
propre à la science historique l’un de ses concepts centraux, il devra
alors être possible de formuler une proposition générale sur la structure
logique de l’histoire en tant que science.
La particularité de la structure du concept de temps propre à la
science historique apparaîtra sans aucun doute d’autant plus nettement
qu’on sera en mesure de la faire ressortir par contraste avec une structure
du temps d’un autre genre. Afin de ménager cette possibilité, il nous
faut intercaler, avant de nous acquitter de notre propre tâche, une brève
caractérisation du concept de temps dans la science de la nature – et
plus précisément dans la physique. Nous posons le problème eu égard
au concept de temps propre à la physique de la même façon que nous
l’avons fait relativement au concept de temps dans la science historique,
et nous demandons : quelle structure doit avoir le concept physique de
temps, afin de fonctionner comme tel conformément au but de la physi-
que ?
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I.
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que la tendance fondamentale de la physique peut être mise en évidence
de la manière la plus claire en partant de cette méthode de connaissance
de la loi, nous expliquerons cette méthode en recourant à un exemple
classique, celui de la découverte de la loi de la chute des corps par
Galilée. La manière antérieure de considérer la nature aurait procédé,
quant au problème de la chute des corps, de la façon suivante : elle
aurait tenté, par l’observation d’un certain nombre d’occurrences de
phénomènes de chute, de dégager ce qui est commun à tous ces phé-
nomènes de chute, afin de tirer par la suite des conclusions quant à
l’essence de la chute des corps.
Galilée ne commence pas par l’observation d’un certain nombre
d’occurrences de chute, mais par le postulat général (l’hypothèse) qui
stipule : les corps tombent – une fois privés de leur soutien – de telle
façon que leur vitesse augmente proportionnellement au temps (v =
g ⋅ t), c’est-à-dire que les corps tombent selon un mouvement ayant une
accélération constante. La vitesse initiale est 0, la vitesse finale v = g ⋅ t.
g
Si nous prenons la vitesse moyenne 2 ⋅ t , nous obtenons alors un
mouvement uniforme ; la définition de ce dernier s’exprime dans la
formule fondamentale : s = c ⋅ t : la distance est égale au produit de la
g
vitesse et du temps. Dans le cas qui nous intéresse, c’est c = 2 ⋅ t ; cette
g 2
valeur inscrite dans la formule précédente donne s = 2 ⋅ t . Galilée
prouve cette équation à même des cas concrets, cas qui viennent la
confirmer. Le postulat cité plus haut est donc valide, qui permet de
dégager de façon purement déductive la loi, confirmée par la suite de
3. Au demeurant, l’empirie n’était pas aussi étrangère à la pensée médiévale qu’on le croit
communément ; celle-ci sut estimer à sa juste valeur le travail effectué dans le champ de
l’expérience, ou du moins la collecte des faits ; on avait une certaine conscience – même
dépourvue d’élucidation théorétique – de la valeur de la mathématique pour la recherche
dans le domaine de la nature, on connaissait l’expérimentation ; mais à tout cela faisait encore
défaut la manière propre aux sciences de la nature de poser les problèmes.
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manière de poser le problème, dont Galilée le premier usa sciemment,
a progressivement fini par prévaloir dans les divers domaines de la
physique (mécanique, acoustique, thermique, optique, théorie du
magnétisme et électricité). En chacun de ces domaines, la physique
s’efforce d’atteindre des équations exposant les relations légales du plus
haut niveau de généralité relatives aux phénomènes [Vorgänge] appar-
tenant aux domaines en question.
Mais la physique moderne ne s’est pas arrêtée là. Elle a d’ores et déjà
découvert des lois fondamentales qui autorisent à inscrire d’une part des
parties de l’acoustique et de la thermique dans la mécanique, et d’autre
part l’optique, le magnétisme et la théorie de la chaleur rayonnante dans
la théorie de l’électricité. Les nombreux domaines particuliers de la phy-
sique sont donc aujourd’hui réduits à deux : la mécanique et l’électro-
dynamique ou – comme on dit aussi – : la physique de la matière et la
physique de l’éther. Si âpre que soit la lutte qui met aux prises « visions
du monde » (!) mécanique et électrodynamique, les deux domaines ne
pourront – aux dires de Max Planck – « à terme être délimités bien
nettement » 4. « En principe, la mécanique ne nécessite pour sa fondation
que les concepts d’espace, de temps, et de chose mobile, que celle-ci soit
désignée comme substance ou comme [421] état. Mais l’électrodynami-
que ne peut pas non plus se dispenser des concepts en question. C’est
pourquoi une mécanique convenablement généralisée pourrait très bien
englober aussi l’électrodynamique ; et en réalité bien des signes indiquent
que ces deux domaines déjà partiellement confondus se réuniront fina-
lement pour n’en former plus qu’un seul – la dynamique générale. » 5
Il nous est maintenant loisible de présenter le but de la physique en
tant que science ; c’est l’unité de l’image-du-monde [Weltbild] physique,
4. Max Planck, Acht Vorlesungen über theoretische Physik [Huit leçons de physique théo-
rique], 1910, p. 8. [Heidegger se réfère ici plus précisément à la conférence « Die Einheit
des physikalischen Weltbildes », Physikalische Zeitschrift, 1909, p. 62 sqq. ; « L’unité de la
conception de l’univers en physique », in Initiations à la physique, trad. fr. de J. du Plessis
de Grenédan, nouvelle édition, Champs-Flammarion, 1993.]
5. Max Planck, op. cit., p. 9.
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se définit et se conçoit grâce à l’égalité des temps et des espaces..., de
même nous pouvons concevoir que dans un intervalle de temps sem-
blablement divisé en parties égales des accroissements de vitesse aient
lieu simplement » 6. Avec le rapport du mouvement au temps, il s’agit
manifestement de la mesure du mouvement à l’aide du [422] temps. La
mesure en tant que détermination quantitative relève de la mathémati-
que. C’est la physique théorique, c’est-à-dire mathématique, qui consti-
tue le fondement de la physique expérimentale. Si nous voulons dès lors
obtenir des concepts rigoureux du mouvement et du temps, nous devons
les considérer sous leur forme mathématique.
La position d’un point matériel dans l’espace est déterminée par le
point de l’espace avec lequel il coïncide. Imaginons maintenant que
l’espace soit vide, à l’exception du point matériel dont il s’agit de déter-
miner la position. Cet espace est cependant infini, chaque point de
l’espace étant équivalent à n’importe quel autre, et de même chaque
direction équivalente à toute autre. Déterminer la position du point
matériel en question n’est possible qu’à condition de disposer d’un point
relativement auquel sa position pourra être déterminée. Un tel point de
référence doit toujours être présupposé. La détermination d’une posi-
tion n’ayant jamais de valeur que relativement à ce point, elle ne peut
en aucun cas être absolue. Déterminer une position ne peut se faire que
si nous nous représentons comme orientés par le point de référence
fourni par trois droites perpendiculaires entre elles – les axes x, y, z. La
position du point p est alors déterminée par sa distance respective par
rapport aux axes, par les coordonnées x, y, z. Supposons qu’un point
p se trouve sur une courbe. Considérons-le maintenant en mouvement,
autrement dit étudions ses positions telles qu’elles se succèdent tempo-
rellement. À chaque seconde qui passe d’après notre montre, nous
pouvons enregistrer trois mesures, c’est-à-dire indiquer des valeurs
6. Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles,
troisième et quatrième journées (1638). [Heidegger cite ici un passage de la troisième journée.
Voir la traduction de cet ouvrage par Maurice Clavelin, Presses Universitaires de France,
nouvelle édition, Paris, 1995, p. 131.]
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non-uniforme, sont définis au travers de relations déterminées entre des
grandeurs spatiales et temporelles. Les qualités intuitionnables par la
sensibilité propres aux phénomènes ainsi définis sont annulées, et entiè-
rement élevées dans l’élément mathématique.
Les mouvements en tant qu’objets de la physique sont donc mesurés
à l’aide du temps. La fonction du temps est de rendre possible la mesure.
Les mouvements, parce qu’ils sont toujours considérés en physique selon
la perspective de leur possible mesure, ne sont pas mis en rapport avec
le temps de manière seulement occasionnelle, de sorte qu’il y aurait aussi
des connaissances physiques dans lesquelles le temps comme tel pourrait
être mis hors circuit, mais bien au contraire le temps constitue, comme
le montrent les équations exprimant le mouvement citées plus haut, un
moment intervenant nécessairement dans la définition du mouvement.
Le mouvement ne peut être conçu indépendamment de cette nécessaire
relation au temps physico-mathématique. Le temps ayant été reconnu
comme condition de possibilité de la déterminabilité mathématique de
l’objet de la physique, à savoir du mouvement, nous sommes dès à
présent en mesure de répondre à la dernière question sur la structure
de ce concept de temps. Dans les équations exprimant le mouvement,
x = x (t), y = y (t), z = z (t), le temps est présupposé comme variable
indépendante, de sorte qu’il varie constamment, autrement dit s’écoule
uniformément sans faire de sauts d’un point à un autre. Il présente une
série orientée de façon simple dans laquelle chaque point temporel ne
se distingue que par sa place rapportée au point de départ. Parce qu’un
point temporel se distingue de celui qui le précède du seul fait qu’il lui
succède, il est possible de mesurer le temps [424] et partant le mouve-
ment. Dès lors que le temps est mesuré – et c’est seulement en tant que
mesurable et en tant que devant être mesuré que le temps a une fonction
7. Albert Einstein, Zur Elektrodynamik bewegter Körper [Sur l’électrodynamique des corps
mobiles], Annalen der Physik, Bd. 17, 1905 ; reproduit dans Fortschritte der mathematischen
Wissenschaften in Monographien, édité par O. Blumenthal. Heft 2, Das Relativitätsprinzip,
1913, p. 28. [Cf. A. Einstein, Œuvres choisies, éditées par F. Balibar, O. Darrigol, B. Jech,
J. Stachel, Paris, 1993, Seuil/CNRS, t. 2, p. 32.]
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voire dans la théorie philosophique de la connaissance » 8.
Seulement, on néglige en grande partie ceci : dans la théorie de la
relativité en tant que théorie physique, il s’agit du problème de la mesure
du temps, et non du temps en soi. Le concept de temps est laissé intact
par la théorie de la relativité ; et celle-ci ne fait même que confirmer
très largement ce trait qui est apparu plus haut comme caractéristique
du concept de temps propre aux sciences de la nature, à savoir son
caractère déterminable de façon homogène, quantitative. Ce caractère
mathématique du concept physique de temps ne saurait être exprimé
de façon plus tranchée qu’en disant qu’il vient prendre place à titre de
quatrième dimension à côté de l’espace tridimensionnel, et qu’il est traité
conjointement avec ce dernier par la géométrie non-euclidienne, c’est-
à-dire plus que tridimensionnelle.
Si nous voulons maintenant passer à la présentation de la structure
du concept de temps dans la science historique, il semble tout d’abord
légitime de se demander s’il [425] est encore seulement possible qu’un
nouveau problème se pose. Car pour la science historique également,
le temps est pour ainsi dire une juxtaposition, en référence à laquelle
les événements se voient assigner leur position temporelle [Zeitstelle]
déterminée, et par là sont établis historiquement. Frischeisen-Köhler
pouvait récemment écrire « que la fixation temporelle, en certaines cir-
constances... suffit à faire d’un concept formé d’après des principes
relevant de la science de la nature un concept historique » 9. Le concept
« la famine à Fulda en l’an 750 » désigne ainsi un événement individuel
tout à fait déterminé et, par conséquent a, est un concept historique.
Nous sommes ici placés devant une alternative : soit nous ne tenons
pas avec le concept précédemment cité un concept historique, dans la
mesure où l’on ne voit pas pourquoi la simple détermination temporelle
8. Max Planck, Acht Vorlesungen über theoretische Physik, 1910, p. 117.
9. Max Frischeisen-Köhler, Wissenschaft und Wirklichkeit [Science et réalité], 1912,
p. 168.
a. Tiré à part du Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, 1916 : en quel sens
individuel = historique ?
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II.
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par l’effectuation [Wirkung] et le développement des objectivations de
la vie humaine en leur singularité et unicité, celles-ci étant rendues intel-
ligibles par référence aux valeurs culturelles. Mais il est une caractéris-
tique essentielle fondamentale de tout objet historique dont nous n’avons
encore dit mot. L’objet historique en tant qu’il appartient à l’histoire est
toujours passé, à parler rigoureusement il n’existe plus. Entre l’historien
et lui se dresse un écart temporel. Le passé n’a jamais de sens que vu à
partir d’un présent. Ce qui est passé non seulement n’est plus, considéré
de notre point de vue, c’était aussi quelque chose d’autre que ce que
nous sommes maintenant au présent, nous et le contexte global de notre
vie présente [Lebenszusammenhang]. Le temps a dans l’histoire – cela
apparaît déjà clairement – une signification entièrement originale. Là
seulement où émerge à la conscience d’un présent ce qui est autre,
qualitativement autre, dans les époques passées, le sens historique est
éveillé. Dans la mesure où le passé historique présente toujours une
altérité quant aux objectivations de la vie humaine, et dans la mesure où
nous-mêmes vivons en une telle objectivation et en créons une, la pos-
sibilité est par avance donnée de comprendre le passé, celui-ci ne pou-
vant être un Autre incomparable. N’en demeure pas moins le fossé tem-
porel entre l’historien et son objet. Et s’il veut le représenter, il doit avoir
son objet sous les yeux d’une façon ou d’une autre. Il s’agit de surmonter
le temps, de s’inviter à partir du présent à vivre dans le passé, par-delà
le fossé temporel. [428] L’exigence d’avoir à surmonter le temps et
présenter un passé, qu’impliquent nécessairement le but et l’objet de la
science historique, ne sont quant à elles possibles que si entre en jeu
d’une façon quelconque le temps lui-même pour y remplir une certaine
fonction. Déjà Jean Bodin (1607) a consacré dans son Methodus ad
facilem historiarum cognitionem tout un chapitre au temps. On y trouve
cette phrase : « qui sine ratione temporum [le pluriel doit attirer notre
b. Tiré à part du Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, 1916 : c’est-à-dire ?
Les « associations » sont-elles des objectivations ?
10. Eduard Meyer, Kleine Schriften [Minora], 1910, p. 44.
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pour l’analyse de la structure du concept de temps.
La tâche fondamentale dont doit s’acquitter en premier lieu la science
historique consiste à s’assurer tout d’abord du caractère factuel des
phénomènes qu’elle doit présenter. « C’est peut-être le plus grand
mérite de l’école critique dans notre science, en tout cas le plus signi-
ficatif du point de vue méthodique », dit Droysen, « que d’avoir imposé
l’idée que la vérification c des “sources” est le fondement de nos études,
[429] à partir duquel notre création est possible. Le rapport de l’histoire
aux époques passées reçoit par là un étalon de mesure scientifique. » 12
La « source » rend donc possible l’accès scientifique à l’effectivité
historique. À partir d’elle seulement est édifiée cette effectivité. Mais
cela n’est possible que lorsqu’est garantie la valeur de la source comme
telle, c’est-à-dire lorsque son authenticité est établie. Cela a lieu à travers
la critique. On doit par exemple établir l’authenticité d’un document.
À cet effet, on peut chercher à juger de la « conformité aux normes de
chancellerie ». « Les témoignages documentaires d’une chancellerie
fonctionnant normalement à une époque [Zeit] donnée seront porteurs
de signes déterminés. L’ensemble de tous ces signes appartenant à une
époque donnée constitue la conformité aux normes de chancellerie. » 13
Le concept de conformité aux normes de chancellerie renferme donc
le concept de temps.
11. Jean Bodin, Methodus ad facilem historiarum cognitionem, 1607, cap. VII, de temporis
universi ratione, p. 431. [La phrase citée par Heidegger est la première du chapitre VIII,
« De la chronologie universelle ». Cf. Méthode pour faciliter la connaissance de l’histoire, in
Œuvres philosophiques de Jean Bodin, texte établi, traduit et présenté par Pierre Mesnard,
Presses Universitaires de France, Paris, 1951, p. 431. P. Mesnard traduit : « Ceux qui croient
pouvoir entendre l’histoire sans la connaissance des dates commettent la même erreur que
s’ils prétendaient se reconnaître sans guide dans un labyrinthe ».]
c. Tiré à part du Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, 1916 : celle-ci n’est
pas « l’établissement des faits ».
12. Johann Gustav Droysen, Grundriß der Historik, 21875, p. 79 sq. [Voir la traduction
par Alexandre Escudier de la troisième édition remaniée de cet ouvrage : Précis de théorie
de l’histoire, Les éditions du Cerf, Paris, 2002.]
13. Oswald Redlich, Urkundenlehre [Diplomatique], I. Teil, 1907, p. 21 sq.
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relations canoniques qui ne sont apparues qu’ultérieurement. La critique
montre donc que les lettres, du point de vue de leur forme comme de
leur contenu, ne portent aucunement les marques de l’époque [430] à
laquelle elles sont censées avoir vu le jour, mais celles d’une époque plus
tardive 14. Il faut que l’époque de son apparition soit établie pour qu’une
source soit susceptible d’être exploitée scientifiquement ; car la valeur
de son témoignage dépend de son éloignement temporel par rapport au
fait historique qu’il s’agit d’attester. « Le moyen le plus universel est la
recherche comparative qui cherche à savoir à quelle époque [Epoche]
correspond étroitement la source en question, du point de vue de la
forme, du style, du contenu, bref de son caractère global, ... car chaque
époque est porteuse en ses créations et expressions prises dans leur
ensemble d’un caractère distinctif, qu’il nous est tout à fait possible de
reconnaître. » 15 En ce qui concerne les sources écrites, ce sont avant
tout l’écriture et la langue, « ces expressions les plus ductiles de l’esprit
de l’époque », qui nous rendent possible une détermination temporelle.
Le concept de temps ne joue pas un rôle moins essentiel dans le cadre
de la seconde tâche majeure de la méthode de l’histoire : dans la mise
au jour du contexte des faits particuliers qu’on aura préalablement éta-
blis. Il s’agit là d’abord de comprendre correctement la signification
qu’ont les faits particuliers dans leur rapport au contexte, c’est-à-dire
d’interpréter correctement le contenu objectif des sources.
Un exemple illustrant de manière intéressante l’ample portée du
concept de temps dans la science historique nous a tout récemment été
fourni par l’enquête menée par Troeltsch sur Augustin 16. Troeltsch
montre qu’Augustin « est véritablement la conclusion et le point d’orgue
14. La collection des « Fausses Décrétales » a en effet été forgée au milieu du IXe siècle.
(N. d. T.)
15. Ernst Bernheim, Lehrbuch der historischen Methode [Manuel de la méthode histori-
que], Leipzig, 5-61908, p. 393.
16. Ernst Troeltsch, Augustin. Die christliche Antike und das Mittelalter im Anschluß an
die Schrift “de civitate Dei” [Augustin. L’Antiquité chrétienne et le Moyen Âge dans la
perspective du De civitate Dei], 1915.
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rigoureusement rien du caractère homogène du concept de temps rele-
vant de la science de la nature. Le temps historique [historische Zeit] ne
peut donc pas non plus être exprimé mathématiquement comme une
série, puisque aucune loi mathématique ne peut déterminer la façon dont
les époques [Zeiten] se succèdent. Les moments temporels relevant du
temps physique ne se différencient que par la place qu’ils occupent dans
une série. Il est vrai que les époques historiques [historischen Zeiten]
entrent elles aussi en un rapport de succession – sans quoi elles ne
seraient pas du tout des temps [Zeiten] – mais chacune est d autre quant
à la structure de sa teneur. L’élément qualitatif du concept historique de
temps ne signifie rien d’autre que la condensation – la cristallisation –
d’une objectivation vitale donnée dans l’histoire. La science historique ne
travaille donc pas avec des quantités. Mais en quoi les nombres que sont
les dates historiques [Geschichtszahlen] sont-ils autres ? Dans le concept
« la famine à Fulda en l’an 750 », il est impossible à l’historien de faire
quoi que ce soit du nombre 750 en soi ; le nombre ne peut pas l’intéresser
en tant que quantum, en tant qu’élément ayant sa place déterminée dans
la série de nombres allant de 1 à l’infini, divisible par 50, etc. Le nombre
750 et toute autre date historique n’a de sens et de valeur au sein de la
science historique qu’eu égard à ce qui est historiquement significatif
par son contenu. Trecento, Quattrocento, ne sont rien moins que des
concepts quantitatifs. La question du Quand revêt en physique et en
histoire un sens tout à fait différent. Je demande en physique quand le
poids de la [432] machine d’Atwood atteint tel niveau du repère gradué,
quand – c’est-à-dire après combien de battements du pendule. Si j’inter-
roge sur le Quand d’un événement historique, ma question porte sur
une position e au sein d’un complexe historique qualitatif, non sur un
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LE CONCEPT DE TEMPS DANS LA SCIENCE HISTORIQUE
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qu’elles sont toujours amorcées par un événement historiquement signi-
ficatif (fondation de la ville de Rome, naissance du Christ, Hégire).
La discipline auxiliaire de la science historique qu’est la chronologie
historique n’est donc significative pour la théorie du concept historique
de temps que du point de vue du début de la computation temporelle.
On rapporte par exemple qu’initialement les chrétiens ne voyaient pas
d’un bon œil que l’on fixât le début de l’année au premier janvier, « parce
que celui-ci était sans rapport avec la religion chrétienne » 20. C’est pour-
quoi l’église plaça la fête de la Circoncision ce jour-là, afin de lui donner
une signification ecclésiale. Ce fut toujours en fonction de la date à
laquelle tombaient des fêtes significatives – Pâques, Noël –, que fut fixé
le début de l’année. Cela montre que ce qui touche en général [433] au
numéral et aux numérations relativement au temps dans la science his-
torique est déterminé qualitativement par le biais du mode de fixation
du début de la numération. On peut même dire que dans l’amorce de
la computation temporelle se révèle le principe de la formation de
concepts historique : la référence à la valeur 21.
La connaissance du caractère foncièrement significatif du concept
historique de temps, comme de sa complète hétérogénéité à l’égard du
concept physique, devrait permettre de pénétrer plus avant dans l’étude
épistémologique du caractère propre de la science historique, et de
fonder celle-ci théorétiquement en tant qu’attitude spirituelle originale
et irréductible à toute autre science.
Traduit de l’allemand par
Guillaume Fagniez
19. L’offensive des Carpates proprement dite commence le 2 mai 1915 et s’achève le
22 juin avec l’entrée des troupes austro-allemandes dans la ville galicienne de Lemberg
(aujourd’hui Lviv, en Ukraine). (N. d. T.)
20. [Franz] Rühl, Chronologie des Mittelalters und der Neuzeit [Chronologie du Moyen
Âge et des temps modernes], 1897, p. 24.
21. Sur ce concept fondamental pour la formation de concepts historique, cf. Heinrich
Rickert, Die Grenzen der naturwissenschatlichen Begriffsbildung [Les limites de la formation
de concepts des sciences de la nature], 21913, p. 333 sqq.
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