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Jean Cartelier
2020/1 n° 77 | pages 51 à 72
ISSN 0154-8344
ISBN 9791037003027
DOI 10.3917/cep1.077.0051
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-economie-politique-2020-1-page-51.htm
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Jean Cartelier 1
Résumé
La théorie économique n’a plus les faveurs des économistes académiques et
autres. Les raisons de ce discrédit sont multiples mais elles concernent prin-
cipalement le rétrécissement du domaine couvert en raison d’une exigence
croissante de cohérence et la volonté de tester empiriquement certaines hypo-
thèses fondamentales qui efface la frontière traditionnelle entre les disciplines.
Le développement des techniques quantitatives de traitement des données et
la nature des questions posées font que maints travaux empiriques relèvent
autant de l’économie que de la sociologie.
Ce déclin de la théorie économique concerne principalement le paradigme
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dominant qui a donné aux économistes à la fois le type de problèmes à
résoudre (existence et optimalité des équilibres) et les outils pour le faire
(modèles mathématiques associant comportements rationnels et conditions
d’équilibre). Il concerne peu le paradigme dominé, que Schumpeter appelle
analyse monétaire qu’il oppose à la théorie de la valeur. Illustré par Steuart au
xviiie siècle et Keynes au xxe, il se caractérise par d’autres questions (viabilité
plutôt qu’équilibre) et d’autres représentations de l’économie (matrices de
paiements plutôt que matrices de demandes excédentaires).
Mots-clés
Théorie, postulats, empirisme, analyse monétaire.
Keywords
Theory, assumptions, empirism, monetary analysis.
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la gestion des richesses en résultant. Ce mouvement s’est accompagné
d’un essor considérable du savoir économique sous toutes ses formes :
comptabilité et pratiques commerciales, politiques économiques et
financières, gestion des finances publiques, statistiques et modèles
empiriques, modèles théoriques de l’ensemble des relations écono-
miques et sociales, etc.
Au sein de ce savoir, la théorie économique occupe une place ambiguë.
Elle est difficile à définir avec précision – peut-on l’identifier à l’analyse
économique selon Schumpeter ? – incertaine par son statut – est-il
raisonnable de la considérer comme une science, par analogie aux
sciences de la nature ? – floue par son domaine – a-t-elle un domaine
spécifique qui la distingue des autres « sciences sociales » ? Aujourd’hui
la théorie économique ne se perçoit pas clairement en tant que telle
au sein d’un savoir économique multiforme.
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science mais pas un non-savoir. Telle quelle, la définition adoptée ne
conduit ni à la défendre ni à la critiquer. Elle n’acquiert aucune préé-
minence de droit sur le savoir empirique nourri de la « connaissance
du terrain » et guidé par l’intuition résultant d’une longue pratique.
Elle n’est pas pour autant invalidée par rapport au savoir empirique
car sa cohérence logique la rend légitime pour proposer un mode de
représentation de la réalité.
En rappelant que « la réalité n’existe pas en tant que concept indé-
pendant de son image ou de la théorie qui la représente » (Hawking),
on peut soutenir que la théorie économique, telle qu’elle vient d’être
définie, est la condition d’intelligibilité de toute assertion ou proposi-
tion concernant le « réel économique ». S’assurer que l’on dispose d’une
théorie cohérente qui donne un sens à nos interrogations empiriques
semble une exigence intellectuelle minimale. Il n’est pas assuré que
cette exigence soit satisfaite aujourd’hui.
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Cette théorie académique se trouve être aujourd’hui diversifiée
à l’extrême selon les domaines et selon les types de modèles utilisés.
Demeure cependant une méthode générale qui lui confère une unité.
Dans la quasi-totalité des cas, les actions désirées par les individus
sont établies comme résultant d’une maximisation d’une fonction-
objectif (utilité, profit, etc.) sous des contraintes résultant des règles
du jeu (contraintes budgétaires, d’information, etc.) tandis que des
conditions de faisabilité et de compatibilité mutuelle de ces actions
individuelles doivent être satisfaites. Cette démarche permet de déter-
miner rigoureusement les situations sociales concevables (équilibres de
Nash ou autres) et d’étudier leurs propriétés (en termes de bien-être
ou de statique comparative).
Si on considère l’ambition des théoriciens d’un passé pas si lointain
qui était de rendre compte de la façon dont les lois du marché réglaient
la marche de l’économie, il faut bien avouer que la portée de la théorie
s’est trouvée très limitée en raison même des résultats négatifs établis par
certains théoriciens travaillant selon ce paradigme – c’est notamment
le cas pour ce qui concerne la stabilité globale de l’équilibre général
3. La vocation générale est soulignée pour écarter maintes théories particulières dont
la plupart d’ailleurs relèvent de l’un ou l’autre de ces paradigmes.
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propositions peuvent être jugées pertinentes et significatives mais, à
défaut d’une possibilité de contrôle de leur cohérence interne, ne font
pas partie de la théorie économique, au sens entendu ici. Une telle
situation n’est évidemment pas définitive. Rien n’interdit d’entre-
prendre les efforts nécessaires pour changer cette situation, mais il ne
semble pas que les économistes marxistes ou keynésiens (c’est-à-dire
se proclamant tels) soient très intéressés par cette démarche. Il faut
le regretter.
Cette limitation du nombre de théories économiques (indue pense-
ront bien des économistes en délicatesse avec la pensée académique)
a néanmoins l’intérêt de faire apparaître que la théorie économique
ainsi comprise n’est en aucune façon une « physique de la société »
mais une philosophie sociale rationnelle. Il apparaît vain de disserter
sur sa scientificité 5 mais indispensable de s’interroger sur ce qu’elle
apporte en tant que telle.
4. La quasi-totalité des modèles comporte des conditions d’équilibre qui sont indispen-
sables à leur résolution (l’exception notable est la théorie des jeux stratégiques de marché
qui remplace les conditions d’équilibre par la règle de Shapley-Shubik)
5. Les hypothèses fondamentales qui en constituent le socle de même que les résultats
les plus fondamentaux ne peuvent être confrontés aux observations empiriques. Il n’y a
aucun sens à vérifier expérimentalement que l’équilibre général concurrentiel existe et est
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ficatives : c’est l’objet des théories de la valeur. Les deux versions de
la théorie économique ainsi définie y pourvoient et offrent plusieurs
modèles de détermination de prix ; ces prix sont toujours des valeurs
relatives. Certains théoriciens ont jugé souhaitable voire nécessaire
d’intégrer la monnaie à ces modèles. La question de la neutralité de
la monnaie est l’enjeu principal de cet exercice car de lui dépend le
bien-fondé de l’acte inaugural de l’approche de la valeur : écarter les
grandeurs monétaires.
D’avoir réussi à construire les grandeurs économiques au sein même
d’une théorie cohérente allant au-delà des apparences a convaincu les
théoriciens qu’ils faisaient bien œuvre scientifique – il n’y a de science
que du caché disait Bachelard – et d’avoir mis de côté le Prince pour
mettre en scène des individus autonomes motivés par leur amour-
propre leur a fait croire qu’ils élaboraient une « physique sociale ».
La certitude du bien-fondé de l’aspiration à la science peut expliquer
optimal ou que les espaces de préférence sont convexes. De même, pour ce qui concerne
la théorie des prix de production, il est évident que la notion de branche est une pure
abstraction dont le sens s’épuise en ce qu’elle permet la solution du modèle déterminant
les prix et le taux de profit. Il n’y a aucune autre raison pour que le nombre de branches
soit supposé égal au nombre de produits. Au besoin, on justifiera cette égalité en invoquant
un processus mythique de choix des techniques.
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4. La théorie économique de la valeur est en voie
de disparition ?
6. Un symptôme de cette coupure est observable dans le récent (et très remarquable)
livre de Christian Laval L’homme économique, dans lequel l’auteur propose une analyse
pénétrante des diverses philosophies utilitaristes sans qu’aucun grand théoricien économique
de la valeur n’y soit mentionné sinon en passant.
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les équations de l’équilibre général (Saari & Simon 1978). La théorie
économique académique voit son domaine rétréci aux théorèmes d’exis-
tence sans explicitation des mécanismes de coordination, ni même de
description des situations de déséquilibres. Plus précisément encore,
la seule lecture théoriquement possible des situations empiriquement
observées est au travers des lunettes de l’équilibre…
De même, pour des raisons cette fois de complexité, les théori-
ciens ont renoncé aux analyses d’équilibre général dans beaucoup de
domaines et se sont rabattus sur des modèles d’équilibre partiel. La
théorie des contrats est devenue progressivement le cadre majoritaire
des travaux théoriques. Par ailleurs, en raison des difficultés d’agré-
gation des comportements d’agents hétérogènes, la macroéconomie
s’est réduite le plus souvent aux modèles DSGE à agent représentatif.
Comprenons bien. Il ne s’agit pas de dire que l’on peut faire mieux
ou autrement – ce qui est toujours possible en tablant sur l’ingéniosité
des économistes présents et à venir – mais de souligner simplement
combien la volonté de rigueur associée au statut scientifique recherché a
conduit progressivement à rétrécir le domaine de validité des propositions
de la théorie économique (Benetti & Cartelier 1995).
Dans le même sens, le désir non moins assumé de vérification
empirique de ces mêmes assertions ou de leurs implications a beaucoup
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théorique vers ce que Jérôme Gautié (2007) appelle « une théorie
générale des comportements et des interactions sociales », qui serait une
sociologie générale au sein de laquelle la théorie économique perdrait
là encore son identité.
Un aspect paradoxal de cette perte est qu’elle s’accompagne de la
domination sans cesse plus affirmée dans les « sciences sociales » de
l’individualisme méthodologique, avec les deux composantes principales
que cette méthode comporte en économie : d’une part, la rationalité
des comportements individuels, et, d’autre part, l’équilibre comme mode
de coordination des actions qui en résultent, la première ayant fait l’objet
de davantage de travaux et de discussions que la seconde. Si un des
résultats de cette domination est le recul des contestations venant
tant de courants théoriques alternatifs (pensée économique classique
ou keynésienne), un autre est l’extension de cette méthode à d’autres
« sciences sociales », faisant perdre à la théorie économique une de ses
spécificités les plus notables.
Un exemple intéressant des conséquences sur la théorie économique
de l’exigence associée à l’individualisme méthodologique est donné
par l’évolution de la théorie de la monnaie. Pendant longtemps, les
tentatives dites « d’intégration de la monnaie à la théorie de la valeur »
suivaient la voie ouverte par Walras et considéraient que la monnaie
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absolument une hypothèse de linéarité soit des fonctions d’utilité soit
des fonctions de coût). Bien que nombre de théoriciens engagés dans
ce domaine travaillent au sein de diverses banques centrales, il existe un
fossé abyssal entre les modèles théoriques et la pratique des politiques
monétaires non conventionnelles de type quantitative easing (QE).
Le domaine de la théorie proprement dite de la monnaie se trouve
ainsi réduit à une question de principe du type « genèse logique de la
monnaie » et n’englobe pas la politique monétaire qui relève, quant
à elle, de modèles empiriques plus ou moins sophistiqués mais sans
fondements théoriques précis (la formule de Taylor en est l’exemple
le plus connu).
L’individualisme méthodologique, souverain en économie, a étendu
son domaine aux disciplines voisines que sont la sociologie (voir
Handbook 2013), la psychologie sociale et l’anthropologie. Associé à
l’approche du choix rationnel, il a suffisamment triomphé pour ne plus
avoir besoin de s’affirmer explicitement contre d’autres paradigmes
presque totalement discrédités dans le monde académique de l’éco-
nomie. Mais il a également tant pénétré les domaines voisins qu’un
doute est permis concernant la spécificité de la théorie économique
au regard des autres disciplines sociales !
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le niveau comparé des salaires selon la branche ou le type d’entreprise,
quand ce n’est pas les déterminants de la criminalité ou le choix des
prénoms) qu’à des questions de théorie économique proprement dites.
Ces questions de fait, de plus en plus prisées, peuvent légitimement
être revendiquées par les psychologues, sociologues et autres anthro-
pologues comme appartenant à leurs domaines propres. Elles peuvent
l’être d’autant plus que le regain de l’attitude positiviste, qui voit
dans l’induction et l’observation des faits la caractéristique même de
la connaissance scientifique, concourt avec l’extension du paradigme
du choix rationnel aux sciences sociales en général et à la sociologie en
particulier à l’effacement des frontières entre les disciplines sociales.
Enfin, mais il est sans doute encore trop tôt pour s’en faire une
idée précise, l’avènement des données massives (big data) pourrait
s’accompagner d’une transformation radicale de la notion même de
sujet, notion centrale dans une discipline étroitement associée à l’indi-
vidualisme méthodologique. On peut en effet se demander quel lien un
sujet représenté par une constellation de corrélations les plus diverses
saisies dans les domaines les plus variés peut-il entretenir avec le sujet de
la théorie économique. C’est potentiellement à une disparition même
du sujet qui peut advenir si l’on rappelle que l’obtention et l’usage de
ces données s’inscrit dans une « gouvernementalité algorithmique »
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Comme le notent Florence Jany-Catrice et André Orléan (2018), la
rupture avec les présentations abstraites et formelles, l’abandon des
propositions sans contenu empirique et l’approche « résolution de
problèmes concrets » plutôt que « philosophie sociale » n’empêchent
pas le recours aux schémas explicatifs traditionnels, recours effectif qui
contraste avec la disqualification revendiquée de la théorie.
Contre ce mouvement d’abandon du monument historique en péril,
il faut privilégier non sa restauration mais la reprise de ses fondations.
Il faut simplement admettre que la théorie économique ne remplit
pas les mêmes conditions que les sciences de la nature, qu’elle est une
forme particulière de philosophie sociale dont on peut attendre une
représentation intellectuelle cohérente mais non une connaissance scienti-
fique. Il s’agit, en effet, d’abandonner la prétention à rendre compte des
comportements des individus, préoccupation fondamentalement liée
au souci normatif des théoriciens de la valeur, et d’expliciter plutôt les
règles du jeu sous-jacent à ce que nous appelons « relations économiques ».
Renoncer à une approche par la valeur n’est pas renoncer à la théorie
économique. Les théories de la valeur ne sont pas l’alpha et l’oméga de
la pensée économique rationnelle. Une autre tradition, plus ancienne
que celle de la valeur, reconnue par Schumpeter dans son History of
economic analysis sous l’appellation d’analyse monétaire, est toujours
vivante même si elle est peu reconnue par les instances académiques.
Pour des raisons qui deviendront sans doute claires plus loin, sa relation
aux études empiriques comme son rapport aux autres « sciences sociales »
sont différents de la théorie économique académique. Les arguments
qui valent contre l’une ne valent pas nécessairement contre l’autre.
Il a été noté plus haut comment Adam Smith avait contribué de façon
décisive à orienter la réflexion vers la théorie de la valeur contre James
Steuart et un certain nombre d’auteurs antérieurs baptisés mercantilistes
pour la circonstance. Ces derniers travaillaient selon une autre approche
que Schumpeter appelle analyse monétaire. De nombreux auteurs,
plus ou moins bien compris, ont œuvré selon cette logique (Quesnay,
Wicksell, Schumpeter, Hawtrey, Keynes pour ne nommer que les plus
éminents), logique qui n’a pas disparu aujourd’hui (voir Ulgen 2013).
Il n’est évidemment pas question de développer longuement dans
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le cadre de cet article les traits essentiels d’une telle approche. Une
présentation quasi-axiomatique de l’analyse monétaire a été tentée
dans un ouvrage récent (Cartelier 2018). Un des objectifs qui y est
poursuivi est de montrer que l’analyse monétaire, parce qu’elle pose
des questions différentes et a des ambitions autres que l’analyse réelle,
ne tombe pas sous le coup des remarques présentées plus haut. La
volonté de réhabiliter une tradition ancienne peut surprendre en raison
du mode de pensée imposé depuis des siècles par les théories de la
valeur. Le discours théorique ainsi produit est cependant contrôlable
et peut être discuté utilement. Bref, l’analyse monétaire peut devenir
une théorie économique au sens adopté dans cette contribution. Les
quelques indications sommaires ci-dessous n’ont d’autre objectif que
d’en donner un aperçu.
À la différence de la théorie issue de l’équilibre général néoclassique,
le domaine de l’économie n’y est pas défini par un espace des biens
et un comportement rationnel – ce qui justifie que les économistes
académiques revendiquent parfois l’entièreté de la société comme étant
potentiellement leur domaine. Dans l’analyse monétaire, l’économie
est définie de façon radicalement différente.
Au sein de l’ensemble des obligations les plus diverses que les
individus ont vis-à-vis les uns des autres, certaines s’en distinguent en
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Ce qui est en jeu avec la définition du domaine économique, au-delà
de la pertinence de la théorie qui en découle, est son rôle dans la façon
dont les sujets se représentent socialement. Quelles sont les fictions
autour desquelles se forment les images que les sujets se font d’eux-
mêmes ? Un des aspects de cette interrogation est la place qu’occupe
le savoir économique dans les autres savoirs sur les sociétés.
L’élaboration d’un discours théorique cohérent sur cette base prend
appui sur un ensemble de postulats qu’il est intéressant de mettre en
regard de ceux de la théorie de l’équilibre général concurrentiel. C’est
ce qui est fait dans le tableau suivant.
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Trois formes de circulation monétaire sont responsables de ces
trois sortes de relations. Deux d’entre elles sont indiquées ci-dessous.
Les uns deviennent des entrepreneurs, les autres des salariés. Leur
relation (figurée par les flèches au sein des entreprises) est une relation
salariale. Cette relation est hiérarchique et n’est pas marchande. Elle
n’est pas une relation d’équivalence.
La capacité à montrer que la relation salariale est qualitativement
distincte de la relation marchande (échange volontaire dans la théorie
académique) permet de justifier la conjecture de Keynes à propos du
chômage involontaire en concurrence parfaite avec prix et salaire
flexibles (Cartelier 2016).
Ce résultat est obtenu par Keynes dans la Théorie générale en demeu-
rant au sein de la « citadelle » en refusant ce qu’il appelle le « second
postulat classique » qui est ce qui permet de distinguer les salariés des
entrepreneurs et de contourner la loi de Walras au profit d’une loi de
Walras restreinte.
L’analyse monétaire offre un cadre plus complet et, ce qui ne gâte
rien, conforme à l’affirmation faite par Keynes au chapitre 4, selon
laquelle les seules grandeurs utilisées dans sa General Theory sont moné-
taires ou, pour ce qui concerne les unités d’emploi, des quotients de
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grandeurs monétaires. Ainsi est rétablie la critique la plus fondamen-
tale que Keynes adresse à la « citadelle », à savoir la non-pertinence du
premier théorème du bien-être (critique passée largement inaperçue
de beaucoup de keynésiens convaincus).
Un point encore plus essentiel, concerne une vaste et fondamentale
question ne figurant plus aujourd’hui sur l’agenda des théoriciens
mais qui l’a été longtemps (jusqu’au début des années 1970) : il s’agit
de la propriété autorégulatrice attribuée au marché comme forme de
coordination des individus.
Cette question a été posée de deux façons différentes. La plus connue
et la plus explorée est celle de la dynamique des prix. Sous le nom de
« gravitation des prix de marché autour des prix naturels », elle a été un
thème majeur de la théorie classique. Dans la théorie moderne, cette
recherche s’est faite sous le nom de « stabilité globale de l’équilibre
général concurrentiel ». On connaît les résultats négatifs obtenus dans
les années 1970 par les théoriciens actifs dans ces deux versions de la
théorie de la valeur. Une autre façon, moins familière mais sans doute
plus fondamentale, est celle qu’expose Marx avec la thèse du « double
caractère du travail contenu dans la marchandise », thème présent
également chez Walras avec l’idée du passage des grandeurs subjectives
et absolues aux grandeurs objectives et relatives. Il s’agit d’élucider le
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La première retrace les paiements volontaires résultant des décisions
décentralisées des individus. Rien n’autorise à penser que la somme de
chaque ligne doive être égale à celle de la colonne correspondante. La
contrainte monétaire de solvabilité impose pourtant que cette égalité
soit constatée. Des paiements contraints y pourvoiront. Ils se lisent
dans la seconde matrice. La coordination a posteriori, typique d’une
économie décentralisée, se lit dans la coexistence de paiements volon-
taires (travaux concrets de Marx) et de paiements contraints (résolution
de la crise par l’imposition de la sanction sociale : travail abstrait) 7.
Il reste à se demander si l’élucidation du hiatus permet de résoudre
la question de la stabilité globale. La réponse est négative pour des
raisons formelles analogues à celles qui sont responsables de l’échec des
théories de la valeur. En revanche, ce qui est permis (et recommandé)
est de changer la forme de la question et, par conséquent, la forme
de la réponse.
7. Cette résolution de la crise apparaît dans la théorie mainstream sous la forme d’une
trace ou « cicatrice » laissée par un processus virtuel d’ajustement instantané et sans coût.
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La différence d’inspiration avec la dynamique à la Lyapunov est
notable : on ne cherche plus les propriétés asymptotiques du modèle
en fonction de la régulation choisie (du type « loi de l’offre et de la
demande ») mais de la possibilité de maintenir l’économie sur une
trajectoire soutenable. Insistons, il s’agit seulement de rechercher
une possibilité – conforme à la philosophie sociale de Steuart ou de
Keynes – et non de démontrer un principe absolu de stabilité globale
– conforme à la philosophie sociale libérale.
L’invalidation de la monnaie et l’attention prêtée aux individus
plutôt qu’au Prince – les deux critiques fondamentales que Smith
adresse aux « mercantilistes » et à Steuart – ont représenté une véri-
table rupture avec une vision de la société dans laquelle le politique
et l’économique ne se distinguaient pas vraiment. Ce n’est qu’à partir
de Hobbes, en effet, et du mythe du contrat social qu’il a été possible
d’éliminer un principe supérieur de souveraineté et de soutenir que la
société ne se soutient que des individus qui la composent. Deux formes
de société sont alors concevables, l’une dans laquelle les individus sont
des citoyens, l’autre dans laquelle les individus sont des marchands.
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La première consiste à demeurer dans un champ disciplinaire et
à se conformer aux modes de connaissance qui le caractérisent. Ce
faisant on s’assure que la connaissance ainsi acquise est contrôlable,
car fidèle à des traditions éprouvées, et on espère qu’elle est pertinente.
Cette pratique est sans doute dominante, ne serait-ce qu’en raison des
contraintes académiques.
Une deuxième attitude affirme une volonté de pluridisciplinarité.
Elle est assez répandue chez les économistes français en délicatesse
avec le mainstream. Recourir à la sociologie, la psychologie sociale ou
l’anthropologie fait espérer pouvoir s’affranchir du cadre jugé étroit
de la « science économique ». Une position extrême est de s’attacher à
bâtir une « science sociale » totale. La difficulté est, bien entendu, qu’il
n’y a aucune raison pour que des concepts et des catégories issus des
différentes disciplines puissent coexister voire se fondre au sein d’un
discours unique. La pluridisciplinarité aboutit le plus souvent à des
vues plus compréhensives et plus suggestives que les seules propositions
économiques – sur la monnaie, l’État, etc. – mais qui ne sont pas de
nature à être démontrées.
Une troisième position, plutôt marginale mais qui est celle adoptée
ici, repose sur la double constatation (i) que la pluralité des « sciences
sociales » est un fait (ii) que ce fait est jugé caractéristique des sociétés
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***
Bibliographie
9. Ainsi, des psychologues ont reçu le prix Nobel d’économie ; les sociologues pourraient
de leur côté se réclamer d’une « science économique » qui se réduirait à répondre à des
questions purement empiriques au moyen de techniques quantitatives sophistiquées, etc.
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