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Economie et développement.

Sujets épistémologiques de John Kenneth Galbraith


Eric Thosun Mandrara
Dans Innovations 2006/1 (n o 23), pages 109 à 140
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1267-4982
DOI 10.3917/inno.023.0109
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Innovations, Cahiers d’économie de l’innovation
n°23, 2006-1, pp.109-139.

Economie et développement. Sujets


épistémologiques de John Kenneth
Galbraith
Eric Thosun MANDRARA1
Université d’Antananarivo, Madagascar

Résumé / Abstract
Les analyses épistémologiques soutenant les démonstrations de John Ken-
neth Galbraith dans Le Nouvel Etat Industriel, sans nier l’importance de la spécia-
lisation, font constater la nécessité de décloisonner la science économique, de re-
monter à la surface, afin d’observer les faits dans leurs relations complètes. Cette
démarche conduit à percer la dominance cachée d’une théorie classique et à
revenir aux débats économiques les plus importants, qui sont ceux ayant opposé
Adam Smith et les Mercantilistes, centrés sur la représentation essentielle de
l’économie marchande. L’économie réelle est à la fois mercantiliste et
anarchique. Les décideurs ont dans la pensée le contraire de cette réalité : les
créations mo-nétaires massives, mal gérées, conduisent à tous les maux
économiques qui tou-chent essentiellement les parties faibles de la société.
Economy and Development, John Kenneth Galbraith’s
Epistemological Subjects
Without denying the importance of specialisation, the epistemological ana-
lysis sustaining J.K. Galbraith’s demonstrations in the New Industrial State, shows
the necessity to break the partitions which characterize economics and to obser-
ve the facts in their complete relations. This process leads to demonstrate the
hidden dominance of the Classic theory and to come back to more important
economic debates which opposed A. Smith and the Mercantilists, based on an
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essential perception of the merchant Economy. The real economy is at the same
time mercantilist and anarchical. Governements have a contrary vision of this
reality: massive money creation, badly managed, lead to all the economic di-
seases, which primilarily affect the weakest parts of the Society.

JEL B300, O110

1 erirara1@yahoo.fr

109
Nous enrichirons en chemin la signification du présent
thème. Quelques grands maîtres dans notre science n’ont pas
manqué de relever les déficits que comporte celle-ci, relative-
ment à son objet. Jacques Austruy, dont nous avons été élève,
parle d’oubli des “ difficultés initiales de la naissance de la
civilisation industrielle… au profit des problèmes seconds. ”1
Dans son effort à démontrer ce qu’il pense être le nouveau
fonctionnement du monde industriel, John K. Galbraith a
avancé des analyses épistémologiques qui mettent en évidence
les obstacles dont souffrent nos connaissances spécialisées.
Nous reprendrons ces analyses, qui apportent tant de bénéfices
à notre recherche. Mais commençons par les propositions
simples sur lesquelles nous pouvons nous entendre facilement.
Dans nos travaux en tant que scientifiques, il s’agit en défi-
nitive de connaître la réalité, la réalité qui nous entoure, où
nous vivons. Dans tout ce que nous pouvons exposer ici, c’est
bien là l’objectif, même si nous devons beaucoup nous référer
à des théories.

LA “ MULTIPLICITE ” ET LA PREMIERE
OBLIGATION SCIENTIFIQUE DE LA SURMONTER
En fait, la réalité n’est pas simple. Elle est “ multiple ”.
Entre autres, elle comporte des niveaux. Par exemple : le phé-
nomène unique du “ poids ” cache un soubassement liant les
deux facteurs, la masse et la gravitation ; la science physique a
avancé en allant à ce deuxième niveau plutôt que de rester sur
l’impression commune. En économie, à certaine époque, l’on a
privilégié l’explication de la croissance sur la base de la formule
de Cobb-Douglas, Y = A.Kα.Lβ, à partir de laquelle par
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exemple l’on pense prévoir la conjoncture en observant les
données sur l’emploi (L) ou l’évolution des investissements
physiques (K). En fait cet instrument de prévision n’est valable
que dans le cadre d’un système global ne connaissant pas de
changement. Au moment de la crise des années 1970-80, qui
perturbait le système, il fallait comprendre la croissance autre-
ment, en impliquant les problèmes monétaires. Le scientifique
a en face de lui d’abord cette multiplicité des phénomènes, et
son premier effort est d’arriver à discerner les réalités les plus
déterminantes.

1 AUSTRUY Jacques, Le Scandale du Développement, Marcel Rivière et Cie 1972,


p.80.

110
De multiples aspects se présentent à nous lorsque nous
appréhendons notre monde d’aujourd’hui ou voulons traiter
du problème du développement. Sur lesquels devrions-nous
concentrer notre attention pour que notre connaissance
atteigne les faits les plus pertinents ? Convenons que devant les
sollicitations variées, le scientifique a l’obligation de trouver les
réalités les plus porteuses d’explications.

LA DYNAMIQUE DE L’ECONOMIE MARCHANDE


La science économique classique, à sa naissance avec Adam
Smith, avait choisi une approche de notre matière, que par la
suite on a eu tendance à oublier. En fait, pour la connaissance
économique générale, pour la connaissance du monde d’au-
jourd’hui et pour la compréhension du développement, nous
n’avons pas de manière évidente d’entrée plus pertinente que
cette option à l’origine. Nous proposons donc d’avancer dans
notre sujet en reprenant le point de départ du fondateur. Pour
l’essentiel, celui-ci peut être posé d’après le schéma suivant :
R T ?
La richesse (R) est produite par le travail (T), mais la
mobilisation du travail est problématique ( ?). Ne peut travailler
qui veut, ne peut employer qui veut, il y a des conditions à
surmonter. Quel est ce problème ? Il faut d’abord constater
son existence, ensuite le comprendre.
Avant cela, considérons qu’Adam Smith situe son analyse
dans le cadre de l’économie marchande, fondée sur la division
du travail. Il voulait savoir comment ce cadre pouvait con-
ditionner l’emploi. En somme il étudiait l’économie marchande
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elle-même, ses contraintes, lois ou nécessités. François Ques-
nay n’avait pas présenté le sujet de son étude de cette manière.
Il se plaçait bien au sein de l’économie marchande, mais celle-
ci ne pouvait former l’objet de son analyse.
Notons ici encore cette importance de bien choisir son
orientation scientifique face à la multiplicité. Entre aller immé-
diatement dans les comptes nationaux et poser le cadre mar-
chand, les chemins s’écartent : dans un cas, on a une chance de
découvrir les lois économiques les plus chargées d’explications,
que l’on ne peut même pas soupçonner partant de l’autre. Etu-
diant l’économie marchande mais ne la conceptualisant pas,
François Quesnay ne s’est pas interrogé sur sa nature, sur son
fondement. Cheminant au contraire dans cette voie, Adam

111
Smith tomba sur le concept de la division du travail. De là il va
placer l’emploi dans le cadre de la division du travail et il va
découvrir tout un champ de recherche.

ECONOMIE MARCHANDE ET ECONOMIE DE


MARCHE
Avant encore de voir le problème principal qui a été posé,
une mise au point conceptuelle s’impose. Aujourd’hui l’opinion
est plus habituée au terme d’économie de marché. Nous
pouvons comprendre l’économie de marché (market economy) en
lisant par exemple l’ouvrage bien connu en ce moment de
Joseph Stiglitz où l’auteur veut dégager une différenciation en
opposant “ un système où l’Etat contrôlait pratiquement tous
les aspects de l’économie à un autre où les décisions seraient
prises par les mécanismes de marché ”1. Il propose encore :
“ Après 1945, de nombreux pays, dont les Etats-Unis, sont
passés de l’effort de guerre à l’économie de paix. (…) La façon
dont étaient prises les décisions sur la production… elles ne le
seraient plus par l’Etat, comme dans les mécanismes d’éco-
nomie dirigée en vigueur pendant la guerre mais à nouveau par
le secteur privé… ” Il y a un sens à l’économie de marché prin-
cipalement en l’opposant à l’économie de guerre, à l’économie
contrôlée par l’Etat, à l’économie planifiée (ajouterions nous
dans le même esprit). Par contre il y aurait un abus en la
confondant à l’économie de paix, à l’économie privée, au jeu
des mécanismes du marché, qui ont toutes dans la réalité des
prolongements complexes ne pouvant se passer de la monnaie
et de l’Etat. Même l’économie planifiée la plus stricte qui ait
jamais existé ne peut se passer de monnaie. Disons qu’il y a
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combinaison de réglage physique et de jeu de monnaie. Quelle
est cette économie qui a besoin de monnaie, qui inclut l’éco-
nomie de marché (dans le sens que nous avons accepté) et
l’économie de non-marché (si nous pouvons dire ainsi) ? C’est
une économie de division du travail. Tout rapport comportant
la division du travail impose l’échange. Cet échange se fera par
économie de marché (réglage spontané) ou par réglage plus ou
moins guidé, mais il s’accompagnera toujours de son substrat
et des contraintes qu’il va imposer dans tous les cas. Le réglage

1 STIGLITZ Joseph E., La grande désillusion, 3ème édition, Le livre de Poche,


Fayard 2004, p.224.

112
physique est lui-même un signe de présence de la division du
travail, qui doit s’articuler d’une façon ou d’une autre.
Quelle est donc cette économie qui comporte la division du
travail, et où il faut régler un certain nombre d’exigences ? Il
faut bien la nommer. Nous la nommons ici économie mar-
chande1. Ce qualificatif est courant dans la littérature écono-
mique francophone, nous citons par exemple Maurice Gode-
lier, Luc Pandjo Boumba2. On pourrait employer l’expression
trading economy dans la langue de Shakespeare, mais elle ne nous
semble pas bien usitée dans la littérature économique
anglophone actuelle, trop hibernée dans une conception
(marginaliste) qui n’a pas besoin de notre distinction. Mais
celle-ci doit être posée, car il existe bien deux réalités (ou deux
niveaux) à désigner. L’économie marchande est toute écono-
mie qui comporte la division du travail et qui nécessite la per-
mutation sociale des produits ou l’échange social. L’“ éco-
nomie de marché ” marquerait l’accent qu’on veut mettre sur
un certain relâchement du contrôle conscient ; elle comporte-
rait assurément des spécificités. Y aurait-il alors un plus grand
rôle des “ mécanismes du marché ” dans les relations hors-
contrôle de l’Etat ? Mais quels “ mécanismes du marché ” se-
raient plus importants que les nécessités engendrées par la divi-
sion du travail elle-même, ou quels “ mécanismes du marché ”
pourraient ignorer ces nécessités ?
En reprenant la porte d’entrée d’Adam Smith, nous étions
donc à la première grande interrogation : quel est le problème
qui conditionne l’emploi au sein de l’économie marchande ?
Les premiers classiques l’ont appelé le problème des avances.
Indépendamment de tout ce qui a été dit, une autre façon de
présenter notre préoccupation est de constater que la société
humaine connaît un grand problème dans son fondement
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même, une rupture : “ cette impossibilité d’échange immédiat
entre les marchandises est un des inconvénients attachés à la
forme actuelle de la production ”3. En considérant bien les
choses, nous avons cette réalité fondamentale que plus la
division du travail se développe, plus l’échange devient difficile.
Ce problème a une analogie avec le phénomène physique selon
lequel plus la vitesse d’un corps s’élève, plus il est difficile de
l’accroitre. Ce sont deux nécessités objectives, l’une intervenant
1 Le terme de “ production marchande ” est plus fréquent dans certains ouvra-
ges, il peut se dériver en “ économie marchande ”.
2 PANDJO BOUMBA L., La violence du développement, Pouvoir politique et rationalité
économique des élites africaines, Economie et Innovation, L’Harmattan 2002, p.137.
3 MARX Karl, Le Capital, Editions Sociales 1975 Volume 1, p.81.

113
au fondement du monde physique, l’autre à celui du domaine
social.
Dans tous les cas, l’économie marchande a cette contrainte
très particulière à son fondement. Cette contrainte est objecti-
ve. Après l’oubli des premières analyses, la connaissance ordi-
naire de l’économie ne peut pas la poser très clairement ; la
théorie classique depuis en a une idée vague et finalement la
renie. Cette rupture fondamentale est une réalité objective. La
science économique qui veut vraiment se développer doit bien
la poser.
Cette rupture fondamentale est la première nécessité dans
les rapports marchands. Elle va être la source de toutes ses
particularités, la source de sa compexité, de la complexité de
ses catégories, des représentations qu’on peut se donner, des
concepts, des théories. Elle donne une complexité particulière
aux sociétés humaines. Elle rend difficile la mobilisation des
forces (auto ou hétéro employées). Il faut qu’il y ait une science
qui rende compte de ce problème à la base, il faut qu’il y ait
une science qui étudie l’emploi, la mobilisation du travail et des
forces économiques dans cette condition spéciale de rupture.
Cela doit être la science économique. Malheureusement, la
science économique dominante a tendance à oublier qu’elle
étudie l’économie marchande, a tendance à oublier ce problè-
me fondamental particulier à l’économie marchande, à oublier
tous les problèmes qui se posent réellement lorsqu’on veut
connaître l’emploi dans ces conditions problématiques spéci-
fiques.
La difficulté d’échanger peut se manifester sous deux ma-
nières : la difficulté d’acquérir, et celle de vendre ou problème
de débouché. Adam Smith est parti de sa première manifesta-
tion pour poser la nécessité du capital, mais ensuite le prolon-
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gement de sa théorie nie la contrainte des débouchés, faisant
occulter le problème dans son entier. Depuis longtemps les au-
teurs classiques ne sont plus sensibles au problème que repré-
sente ce “ ? ” dans notre première figure ; ils ont même ten-
dance à oublier que l’objet de la science économique est d’a-
bord, encore une fois, la connaissance de l’économie marchan-
de. Nous y reviendrons.
LA SCIENCE DE LA MOBILISATION
Du premier schéma toujours, constatons que l’objet de
notre science est la mobilisation du travail au sein de l’éco-
nomie marchande. Trois grands auteurs, Smith, Marx, Keynes,

114
situés à des époques différentes, avec des titres d’ouvrages et
préoccupations apparemment dissemblables, n’ont en fait pour
l’essentiel traité que le même problème : comment se mettent
en œuvre les forces économiques, le travail, d’une société ?
“ Ces questions [intégration et concurrence mondiales]… rap-
pellent à l’économiste le fondement de sa science : le tra-
vail… ”1. Les autres sciences apportent leurs contributions, en
particulier l’accroissement de la puissance du travail, les tech-
nologies, mais comment exploiter celles-ci ? Les découvertes et
inventions scientifiques ne résolvent pas ce problème à leur
niveau, elles n’ont pas la plénitude par elles-mêmes. Il faut se
rendre compte qu’à côté de tous les savoirs, il y en a un qui
doit s’occuper de la mobilisation elle-même, de la mobilisation
comme telle, et c’est la science économique.
La mobilisation, l’emploi, n’est pas un sujet facile. Elle
mérite bien d’être l’objet de toute une science. Elle n’est pas
facile parce qu’elle se place dans cette caractéristique fonda-
mentale particulière de notre société (la rupture marchande),
parce que viennent ensuite les exigences des conditions pour
surmonter ce problème fondamental, la complexité des débats
théoriques qui, depuis, se sont installés (dans la science écono-
mique).
L’objet majeur de notre science, qui lui donne sa raison
d’être la plus importante est la mobilisation. Mais comparons
avec ce que nous-mêmes, économistes, donnons généralement
à la définition de notre matière : “ science des comporte-
ments… ”, etc. Ici à nouveau nous retrouvons ce défi pour une
science de bien choisir ses réalités. L’orientation dominante va
pousser à préférer des études de comportements formels posés
dans des situations hypothétiques ; c’est la théorie des jeux, qui
a envahi ces dernières années la science économique. Le choix
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se pose à nos jours : se laisser emprisonner dans ces recherches
abstraites ou traiter le problème avec le seul objectif, le seul
sérieux en définitive, ne pouvant être traité nulle part ailleurs
que dans notre science et qui doit le spécifier, celui des capa-
cités sociales employer. Considérons encore ces dérives nom-
breuses, études empiriques variées que l’on peut multiplier à
l’infini. Notre objection ne va pas contre les objets de ces
théories des jeux et diversifications eux-mêmes, toujours utiles
pour l’avancée de la science, mais vers le fait que l’on délaisse
le contenu objectif de l’économie, qui n’a jamais été bien

1 UZUNIDIS Dimitri, BOUTILLIER Sophie, Le travail bradé. Automatisation,


Mondialisation, Flexibilité, Economie et Innovation, L’Harmattan 2000, pp.7-8.

115
étudié. Il s’agit, encore une fois, de la mobilisation des forces
sociales et des nécessités marchandes.

LES SUJETS EPISTEMOLOGIQUES DE JOHN


KENNETH GALBRAITH
Nous avons déjà commencé à préciser les oublis. C’est à cet
endroit qu’il convient d’étudier les analyses épistémologiques
de John K. Galbraith, qu’il a en particulier proposées dans Le
nouvel état industriel. En fait, à coté de l’objet substantif ou
phénoménal de cet ouvrage qui est le nouveau fonctionnement
de l’économie moderne, ces analyses épistémologiques forment
une trame de débats plus profonds, dont l’issue va converger
avec les phénomènes démontrés au soutien du combat de l’au-
teur, car l’ouvrage supporte un combat, qui est celui de la liber-
té face à la subordination des valeurs aux exigences du système
industriel. Précisément, les universitaires, de qui dépend l’en-
tretien des capacités de la technostructure, ont un rôle histo-
rique à jouer, à condition qu’ils libèrent leurs sciences par leur
propre critique. Ces analyses épistémologiques courent donc
dans tout l’ouvrage, elles y occupent matériellement de larges
places, mais d’une manière plus spécifique les chapitres XI,
XXV, XXXIII et les derniers, ainsi que l’Addendum, d’après
l’édition sur laquelle nous travaillons.1 Commençons par ce
passage amusé : “ Il y a un quart de siècle, à l’Université de Ca-
lifornie, il y avait des spécialistes non pas de la théorie écono-
mique, ni de la théorie des prix, ni des prix agricoles, ni des
prix des fruits, mais des prix des prunes et des agrumes. ”2
Ni l’auteur – ni nous-mêmes – ne sous-estime l’importance
de ces spécialistes très pointus : “ Ils faisaient un travail utile et
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ils étaient fort respectés par les cultivateurs de prunes et les
coopératives d’agrumes… ”3 Mais cette admiration étant, les
vertus du partage des tâches étant, il s’agit de constater que la
science n’avance pas seulement par la division. En fait le
principal constat épistémologique de Galbraith que nous
voulons reprendre est le revers de la spécialisation sans retour,
si nous pouvons la dire ainsi ; parce que dans le développe-
ment des spécialités, chacun devient jaloux de son territoire et
empêche le débordement, la science économique s’est compar-

1 GALBRAITH John Kenneth, Le nouvel état industriel, Gallimard 1968.


2 Op. cit. p.406.
3 Ibid. p.406.

116
timentée, la connaissance s’en trouve alors verrouillée. “ L’éco-
nomie, comme toutes les disciplines, a ses normes de compor-
tement. Elles exigent qu’on se spécialise étroitement dans un
sujet, qu’un même auteur ne traite qu’un sujet à la fois, qu’on
soit respectueux des jugements établis, et d’une manière géné-
rale, qu’on se méfie des changements.”1 Galbraith fait la
constatation et y réagit : “ Tous ces principes ont été violés
dans les pages qui précédent. Des économistes de profession
pourront s’en offusquer… ”2 Pourquoi son désaccord ? Parce
qu’il observe le “ changement ”, imperceptible dans l’isole-
ment, et parce que “ le monde a le tort de ne pas se découper
exactement suivant les frontières qui séparent les spéciali-
stes ”3. Sa réaction comporte un élément plus pénétrant en-
core, il dénonce “ la structure des castes des départements de
Science économique des Universités ” qui selon lui favorise la
simplification.
“ La théorie économique est l’objet d’enseignement et de
recherche prestigieux par excellence. L’économie rurale, l’éco-
nomie du travail et le marketing sont les champs d’étude de la
caste inférieure, tout comme l’organisation industrielle et les
finances privées…”4 Le théoricien de l’économie se permet
d’ignorer les découvertes pertinentes au niveau d’autres tra-
ditions intellectuelles. “ Sa supériorité de caste lui permet de
faire des hypothèses qu’il préfère. ”5 L’on peut comprendre
que par amour-propre, les autres spécialités rejèteront les thè-
mes du théoricien. L’économiste qui “ approfondit une étroite
section d’un sujet, on peut être sûr qu’il méprisera comme un
esprit superficiel son voisin qui s’attaque à un domaine plus
étendu ”.6
La spécialisation sans possibilité de revenir en surface
empêche le progrès de la science : “ Il resterait le danger que le
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spécialiste, en se concentrant sur sa spécialité, se prive de con-
naissances qu’on ne saurait acquérir que de l’extérieur. ”7
Galbraith prouve ce fait à propos de l’explication de “ la ma-
nière dont le pouvoir effectif est passé… des actionnaires à un
état-major de directeurs salariés ” – question cruciale dans Le
nouvel état industriel. A en croire l’auteur, “ les raisons les plus
1 Ibid. p.405.
2 Ibid. p.405.
3 Ibid. p.406.
4 Ibid. p.131.
5 Ibid. p.131.
6 Ibid. p.405.
7 Ibid. p.407.

117
plausibles de ce transfert de pouvoir sont l’importance décli-
nante du capital par rapport à la main d’œuvre qualifiée et la
complexité croissante de la prise de décision dans la grande
firme moderne ”.1 Le premier facteur relève du spécialiste de la
théorie économique, le deuxième du spécialiste de la théorie de
la décision. En l’absence d’une démarche qui surmonte les
cloisements, chacun aura seulement la moitié de l’explication.
“ Ainsi, en étudiant les conditions du changement dans une
perspective large, a-t-on une chance de compléter et probable-
ment d’éclairer la tâche du spécialiste dans sa propre spécia-
lité. ”2 Et l’auteur de faire comprendre que isoler le pouvoir
nouveau des managers c’est n’apercevoir que de faibles re-
mous, ce n’est pas voir toute l’importance qu’il a dans le con-
texte global.3 Dès le départ de l’étude, il avait annoncé
d’ailleurs où il “ veut en venir ” : “ on perçoit beaucoup plus
clairement la vie économique moderne lorsqu’on s’efforce de
l’observer dans son ensemble… ”4
Il convient de dégager deux notions dans cette démarche :
celle d’abord d’une réalité et d’un niveau d’observation plus
déterminants que d’autres, en l’occurrence il s’agit du chan-
gement global qui fait apparaître la technostructure, plutôt que
des changements particuliers affectant les membres de la so-
ciété considérés séparément ; celle ensuite de l’obligation de
dépasser la compartimentation pour faire gagner davantage de
vérité à notre science. Pour l’essentiel, Galbraith démontre la
nécessité pour la science économique de remonter à la surface,
comme nous le dirions, afin d’avoir les explications complètes
des phénomènes. Cette nécessité, que nous n’exposerions ja-
mais avec autant de clarté, avec l’autorité académique en prime,
sous-tend notre présente étude, qui essaie de remettre au de-
vant les grands sujets oubliés dans les parcours de notre
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science.
Signification dans le fil de cette recherche : aussitôt après sa
naissance, la perspective ouverte par Adam Smith de déve-
lopper la science économique sur les réalités de la mobilisation
dans les conditions marchandes – caractérisées fondamentale-
ment par cette rupture ou problème de débouché – a été
délaissée, au profit des thèmes particuliers liés à l’option
classique de base, que nous verrons. La science économique
s’est développée non plus sur le problème initial d’Adam Smith
1 Ibid. p.407.
2 Ibid. p.408.
3 Ibid. p.410.
4 Ibid. p.18.

118
mais dans les prolongements de sa réponse, ou dans les sujets
assez spécifiques qui peuvent ignorer le problème fondamental
de la mobilisation marchande. Le chemin parcouru l’enfonce
toujours plus loin du point d’où elle a dû se développer. Les
habitudes que l’on a prises dans les spécialités, les cloisonne-
ments, le système de cooptation, le conservatisme1… forment
autant de facteurs qui empêchent de sortir des retranchements.
Certaines parties techniques dans les spécialisations sont moins
liées au débat central. Elles n’y ont rien à dire et ne peuvent
que s’accomoder avec les déviances des parties plus proches
quand il faut trancher sur des questions stratégiques. Dans nos
pays pauvres, nous ajouterions le fait que nous n’avons pas
d’initiative macroéconomique. Peut-on dans ces conditions dé-
montrer ses talents autrement que dans les tâches confinées ?
Ainsi les équivalents des spécialistes à succès du prix des pru-
nes vont naturellement accaparer les palmes de meilleurs éco-
nomistes, à qui ensuite l’on confiera l’état-major du dévelop-
pement global. En fait, tous les économistes ont besoin de ces
sagesses vivifiantes que, par une grande chance, nous pouvons
aujourd’hui rappeler. Encore une fois, Galbraith, ni nous-mê-
mes, ne diminuons en rien l’estime légitimement portée à nos
différentes spécialisations ; il leur propose seulement de gagner
en ouverture. “ Les avantages qu’il y a à étudier le changement
dans une perspective globale sont donc considérables ”.2
Ramener la science économique à la surface n’est pas chose
aisée. “ Il [l’économiste] a tendance à être conservateur ”
(413)3, le conformisme a pris place, “ l’innovation sociale a
cessé d’avoir un relent de révolution ” (295), la collectivité
financière et celle des éducateurs et des scientifiques s’identi-
fient l’une comme l’autre au système industriel. (289) En même
temps ce dernier a tendance à assujetir (375). “ Il est inutile de
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démontrer qu’aujourd’hui l’enseignement supérieur est large-
ment adapté aux besoins du système industriel. ” (376) Et “ les
objectifs du système industriel sont si étroits ” (392)… Mais
Galbraith fonde son espoir sur le fait que “ la technostructure
est devenue profondément tributaire du corps des éducateurs
et des scientifiques ”. (295) Ceux-ci ont en main les cartes
maîtresses (381). Mais il leur faut le courage, nous prenons les
prises de position de l’auteur pour l’exemple de courage qu’il
reste à ajouter à cette position avantageuse.
1 Ce sont toutes des remarques de J.K. GALBRAITH.
2 Ibid. p.411.
3 Ibid. les chiffres entre parenthèses dans cet alinéa indiquent les pages contenant
les citations.

119
Le changement
Une autre question épistémologique de Galbraith a été de
savoir si l’objet de la science économique ne connaît point le
changement ou au contraire. “ La physique, la chimie, la géo-
logie et la biologie… s’appuient sur une matière immuable ”1.
Le sujet est important pour clarifier le contour des réalités
oubliées. L’objet de notre science n’a certainement pas l’im-
muabilité qu’ont ceux des physiques : il se situe dans la société
humaine et ne se pose qu’avec le partage des tâches. Entraî-
nent-elles des différences entre une division du travail qui va se
développer spontanément et d’autres qui seront imposées par
un pouvoir oppresseur (esclavagisme) ou un pouvoir démocra-
tique planificateur ? Certainement ! à beaucoup d’égards même,
si l’on imagine des hypothèses extrêmes. Mais nous sommes
partis sur l’idée de connaître la réalité d’abord. Dans ce qui a
été réel jusqu’ici, peut-on ne pas voir certaines lignes de
constance : le problème de débouchés par exemple ne date pas
que des Temps Modernes, les contraintes monétaires n’étaient
pas accessoires dans les sociétés antiques connues ni dans les
expériences de planification physique globale de notre époque.
Nonobstant l’accent mis par Galbraith sur les objets mouvants
de notre science, la présente étude vise d’abord les détermi-
nants les plus importants, et elle les trouve sur une base inva-
riable.
Mais une chose est de traiter le changement ou non dans
l’objet de la science économique, une autre est de se le poser à
propos du comportement des économistes qui est le thème
directeur de Galbraith à cet endroit. Si dans la première il s’agit
en ce qui nous concerne de mettre en exergue un substrat qui
se révèle contenir les sujets les plus décisifs, dans la seconde
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l’enjeu est la capacité des économistes à faire avancer effecti-
vement leur science. Nous partageons évidemment l’inquiétude
de l’auteur quant à l’immobilisme. En fait un chercheur est
normalement porté à dire qu’il se préoccupe d’objets nou-
veaux, le conservatisme est plutôt, dans notre optique, de
rester sur une conception fondamentalement invariable quand
elle est erronée, malgré des thèmes et concepts secondaires qui
changent de mode comme les vêtements.
Le grand sujet du Nouvel état industriel est le changement, ce
changement que Rémy Volpi, en France, considère comme le

1 Ibid. p.415.

120
“ maître-mot de notre époque ”1, auquel il oppose pourtant
avec raison une certaine constance dans l’Histoire (cf. Mille Ans
de Révolutions Economiques2). Le changement se pose à trois ni-
veaux : le changement dans l’attitude des économistes, celui
dans l’objet de la science économique, celui de la société. Ce
dernier contenu forme ce que nous avons appelé le sujet phé-
noménal de l’ouvrage, par opposition à ses sujets épisté-
mologiques. Nous ne l’avons pas abordé. Du reste, la présente
étude n’a pas l’étendue d’effectuer l’analyse complète d’un
ouvrage, encore moins de mener une critique de Galbraith.
L’auteur n’est pas classique, d’après ce qu’il appelle la “ filière
classique ”, c’est-à-dire la persistance de l’idée que les entre-
prises continuent à fonctionner sur la base de la maximisation
des profits. Nous approuvons qu’il n’est pas classique d’après
ce critère. Mais d’après la suite de notre étude, en abordant les
théories dans le débat fondamental oublié, il sera évident qu’il
est classique. Mais nous ne discuterons pas de cet aspect-là.

LA THEORIE CLASSIQUE
La théorie classique va donc répondre au premier problème
de l’économie marchande – ce point d’interrogation du
premier schéma – par le “ capital ”. L’on peut spécifier la théo-
rie classique par ce deuxième schéma :
R T K
Pour surmonter le problème de l’emploi au sein de l’éco-
nomie marchande, il faut disposer de capitaux (K), c’est-à-dire
de valeurs anciennes accumulées. Il faut bien s’entendre que le
capital est ici le capital-mobilisateur, les “ avances ”, soit le pas-
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sif de la comptabilité. Les actifs sont aussi appelés capitaux,
capital matériel, capital-humain, etc. mais d’un autre sens si l’on
comprend bien le problème. Le fait est qu’avec la rupture de la
division du travail, l’économie marchande présente ce caractère
binaire nécessaire : d’un côté il y a les forces à mobiliser, de
l’autre le mobilisateur ou “ facteur dynamique ” comme l’ap-
pelle Keynes. Par rapport à la comptabilité, il est clair que les
actifs sont les éléments à mobiliser, tandis que le passif est le

1 VOLPI Rémy, Le changement au cœur du management de l’entreprise, in


LAPERCHE Blandine, L’Innovation orchestrée. Risque et Organisation, Economie et
Innovation, L’Harmattan 2003, p.115.
2 VOLPI Rémy, Mille Ans de Révolutions Economiques. La diffusion du modèle italien,
Economie et Innovation, L’Harmattan 2002.

121
mobilisateur. Tant que l’on reste dans cette clarté, ce qui op-
pose les classiques à une autre vision possible c’est princi-
palement le choix selon lequel le passif mobilisateur serait une
“ accumulation ” d’anciennes valeurs (le capital) ou un pouvoir
discrétionnaire de tout instant (la création monétaire). Inter-
vient dans le choix le niveau micro ou macroéconomique de
l’observation. Depuis les néoclassiques, la confusion s’est
installée dans la science économique : tous gardent le sous-en-
tendu que c’est le capital (passif) qui est le mobilisateur, mais la
plupart (et l’opinion avec) ont perdu de vue la binarité de
l’économie marchande ; l’on parle de substitution possible du
capital et du travail, les raisonnements passent indifféremment
du passif-comptable aux éléments de l’actif. Chez Keynes, le
capital a toujours le sens réel, soit un actif ou élément à
employer, parce que son facteur mobilisateur est clairement la
monnaie.
L’accumulation du capital est dans la conception classique
le fait de la “ sage conduite des particuliers accroissant dans le
silence ce capital… ”1 (Smith). Notre objectif est, encore une
fois, la connaissance de la réalité. Les classiques se représentent
donc le monde économique comme animé, à titre principal,
par des personnes agissant en privé, ayant la vertu d’aimer
épargner. La France se serait développée grâce aux capitalistes,
les Rothschild par exemple, l’Amérique serait dynamique par
ses grandes sociétés transnationales, le Japon de même, etc. Et
les idées dominantes ajoutent catégoriquement que l’Etat n’y
joue aucun rôle sinon pour perturber. Il n’y existerait non plus
aucune intervention monétaire, sinon pour perturber. En tout,
dans ce schéma, le facteur dynamique marchand est le capital ;
la monnaie et l’Etat sont neutres. Les mécanismes économi-
ques (sur le marché par exemple) se déroulent en termes réels,
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les catégories économiques (offre, demande, prix) ne subissent
aucune influence des décisions monétaires, ni de la politique,
sauf pour leurs expressions anormales temporaires.
Nous prenons ici “ théorie classique ” au sens large,
comprenant toutes représentations macroéconomiques fon-
dées sur le capital. Toutes les versions du marginalisme sous-
entendent le même schéma. Ayant posé le capital comme le
facteur dynamique marchand, la théorie classique s’est attachée
ensuite à étudier les questions qui permettraient d’accroître ces
capitaux, et ce seront les “ problèmes cardinaux ” classiques,
de la répartition, du prix, de la valeur. Ces problèmes ont été

1 SMITH Adam, La Richesse des Nations, Gallimard 1983, p.179.

122
fixés par Adam Smith. Les réponses du fondateur ont été
dépassées, mais les sujets sont restés. C’est un système de
problèmes qu’a laissé en héritage Adam Smith mais non ses
réponses particulières. Depuis, l’on continue à débattre de ces
problèmes. Les néoclassiques ont grandement bouleversé la fa-
çon de les aborder, mais le système (des problèmes classiques)
est resté le même.

L’AUTRE APPROCHE, MONETAIRE


Comment fonctionne réellement le monde économique
marchand ? D’autres auteurs, effacés aujourd’hui, maintenus
dans le silence, ont proposé avant Smith une autre façon de
voir, ce sont les mercantilistes. Keynes avait repris pour
l’essentiel la pensée mercantiliste, mais l’on n’a gardé de lui que
des versions dénaturées de sa position. Que propose pour
l’essentiel les mercantilistes et Keynes ? – la reconnaissance au
fondement de l’économie marchande du problème de
débouché. Le schéma de Keynes part de “ l’insuffisance de la
demande effective ” ; les mercantilistes proposent l’idée très
simple que l’accroissement de la production, l’emploi, dépend
de la “ circulation ”, c’est-à-dire des débouchés, lesquels
dépendent de la masse monétaire. Ce sont les seuls auteurs qui
insistent sur le grand problème, le “ ? ”, au fondement de l’éco-
nomie marchande. Ils y insistent avant de proposer qu’il est
surmonté par la monnaie. Ils laissent entendre ensuite que les
disponibilités monétaires ou financières viennent d’actes dis-
crétionnaires, de créations souveraines. L’Etat joue un rôle né-
cessaire dans la réussite de la création monétaire comme de
tout le fonctionnement économique.
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Comment sont les faits ? En comparant les deux repré-
sentations, classique et mercantiliste, force est de donner plus
de raison à la seconde. Des statistiques nationales de capitaux
n’existent nulle part, sauf en abusant du mot. Le capital est
nécessaire et existe sur le plan microéconomique mais pas
macroéconomique ; il n’existe pas de continuité entre ces deux
niveaux de l’économie. Objectivement observés, pas seulement
à présent mais depuis toujours, les pays avancés procèdent tous
à d’immenses créations monétaires, publiques et privées, cf. les
statistiques des dettes nationales. Les Etats y sont hyper-
peractifs, cf. le rapport Budget/PIB, généralement très élevé.
Une étude de Michel Bailly est très édifiante sur ces faits dans

123
leurs présentations actuelles1, de même celle de Renaud Bel-
lais2. Mais ces interventions monétaires et étatiques ne sont
pleinement compréhensibles qu’en les plaçant dans leur entiè-
reté, c’est-à-dire en tant que système. Il faut donc compléter la
représentation mercantiliste et de Keynes par la réalité du
système. Et l’alternative à la théorie classique se schématise
plus exactement de la manière suivante :
R T M, Système, Etat
Nous entendons par système la totalité sociale, où toutes les
composantes (sous-sytèmes) sont interactives, se répercutent
sur l’ensemble ; réciproquement l’ensemble détermine chaque
élément. Dans l’économie marchande, avec cette rupture fon-
damentale qui la caratérise, la monnaie forme l’élément spécial
de liaison, comme le sang dans le corps vivant. D’une façon
particulière, le système doit ainsi se comprendre dans son
interaction avec la monnaie et les finances, en impliquant bien
entendu tous les rapports sociaux et physico-humains. Le
système est le cadre des conditions de succès ou d’échec des
décisions monétaires et financières, et reciproquement les
actions financières qui réussissent renforcent le système dans
son ensemble. La raison du système, son but, sa finalité, est
son propre développement, développement qui se sera remué
dans les différents rapports, en particulier financiers quand il
s’agit de système marchand. L’économie se développe ainsi.
Sur l’usage des termes mercantilisme et mercantiliste, il con-
vient d’ajouter quelque précision, en partant d’une remarque de
Dimitri Uzunidis, qui relève en étudiant Joan Robinson que
“ le mercantilisme est la tendance naturelle du capitalisme ”3. Il
s’agit, dans cette observation, d’abord du mercantilisme en tant
que pratique. Le mercantilisme en tant que représentation
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théorique décrit ouvertement que la réalité fonctionne d’après
ce mercantilisme pratique. Notre citation est une expression de
cette représentation, elle donne raison aux mercantilistes, à
Keynes, à Joan Robinson, en tant qu’observateurs scientifiques
de la réalité. Quant aux avatars de l’économie marchande que
1 BAILLY M. A., Politiques Structurelles d’Innovation et Stratégies d’Entre-
prises : Les Nouvelles Technologies Militaires Américaines, in LAPERCHE
Blandine, L’Innovation orchestrée. Risque et Organisation, Economie et Innovation,
L’Harmattan 2003, p.89 et suivantes.
2 Joan Robinson. Hérésies économiques, Innovations, Cahiers d’économie de l’innova-
tion, n°14, 2001, p.139 et suivantes.
3 UZUNIDIS Dimitri, Le nouveau mercantilisme à l’heure de la mondialisation,
in Joan Robinson, Hérésies Economiques, Innovations, Cahiers d’économie de l’innova-
tion, n°14, 2001, p.186.

124
l’opinion qualifie d’une manière péjorative de “ mercantilistes ”
aussi, ce sont des manifestations de l’“ anarchie marchande ”,
dues exactement aux conséquences de l’emprise de la théorie
classique.

LES NECESSITES MARCHANDES LES PLUS


DETERMINANTES
Encore une fois, notre souci est de connaître la réalité et,
dans la disposition scientifique, en y discernant les nécessités,
les contraintes, qui dictent objectivement la dynamique
(l’évolution) de cette réalité. La dernière figure ci-devant
indique un certain nombre de nécessités qui commandent la
dynamique, le développement, de l’économie marchande. La
première de ces nécessités est, comme nous l’avons mise en
exergue, celle du “ ? ” de notre premier schéma, c’est-à-dire
celle du problème des débouchés. De là s’enchaînent les
nécessités monétaires – celles de la présence de la monnaie et
celles qui commandent l’existence de la monnaie –, ensuite les
nécessités systémiques, parce que la monnaie s’entretient au
sein d’un système, global, avec les sous-systèmes ; viennent les
nécessités de l’Etat et de la politique, parce que le système doit
se gérer centralement.
Que représente notre énumération ? Les besoins ne consti-
tuent-ils pas des nécessités économiques peut-être plus fonda-
mentales encore ? En fait les besoins se répartissent entre les
nécessités physiques (ou physiologiques) et les nécessités de la
raison. Les nécessités marchandes dont nous parlons sont des
contraintes de relations. Au niveau des relations, les forces
causales ainsi énumérées déterminent l’économie marchande
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plus que toutes autres, en particulier les lois économiques
habituellement les plus citées, telle la loi de l’offre et de la
demande. L’offre, la demande, les prix sont financiers et poli-
tiques. Les volontés actives des uns et des autres au Moyen-
Orient par exemple, les choix financiers des Etats-Unis, ceux
de l’Europe, les conceptions économiques des nouveaux pays
industriels (NPI) et leurs pratiques, les conceptions écono-
miques des pays africains et leur pratique passive – toutes ces
réalités et d’autres encore influent dans un sens ou dans un
autre sur le marché pétrolier dans la conjoncture précise où
nous écrivons ces quelques lignes, aussi bien que sur d’autres
marchés. Ces rapports (influence de la politique sur les prix) ne
sont pas accidentels, c’est dans la nature des rouages de l’éco-

125
nomie d’être monétaires et politiques. La théorie classique veut
les imaginer mécaniques.

REPRISE DE L’EPISTEMOLOGIE, L’IMPORTANCE DU


CHOIX DES CONCEPTS A SUIVRE
Avant de continuer sur les faits, soulignons encore cette
règle de la connaissance, à savoir que le scientifique a l’obliga-
tion de poser des concepts précis à chaque niveau de sa pro-
gression. Son choix peut se revéler fécond ou stérile. Ré-
pétons-nous encore : le problème est de connaître la réalité.
Mais l’homme connaît la réalité avec ses mots. Nos suites con-
ceptuelles conduisent-elles effectivement dans la connaissance
approfondie de la réalité ? Nous amènent-elles à pénétrer
toujours plus dans l’essence des choses ?
Un exemple de suite conceptuelle très féconde est celle qui
a conduit à la libération de l’énergie nucléaire. Voici cette sui-
te : atome – molécule/atome – conception stellaire de l’atome
– notion de noyau – neutron – idée de solution à la libération
de l’énergie nucléaire. Dans cette suite, chaque concept a initié
une nouvelle interrogation féconde. L’“ atome ” de la philo-
sophie grecque était la dernière goutte d’eau insécable. L’ex-
périence montra ensuite que cette goutte d’eau était décom-
posable en hydrogène et oxygène. D’où la mise en évidence de
deux concepts et réalités : l’eau atome qui était en fait la mo-
lécule, et ensuite l’atome proprement dit, celui de l’oxygène et
de l’hydrogène. Si ces deux éléments sont combinables, ils ont
une structure qui s’y prêtent, d’où la conception stellaire, etc.
Dans la science économique : François Quesnay n’a pas
posé le concept de l’économie marchande et de la division du
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travail, et a raté bien des interrogations importantes. Entre
ceux qui se sont acheminés sur la route de la division du tra-
vail, celle-ci forme un autre carrefour : dans la direction de quel
autre concept allons-nous la prolonger ? Adam Smith avons-
nous dit rencontra après la division du travail (DT) le problè-
me des avances pour poser le concept du capital, mais vue la
réfutation du problème de débouché par ses disciples, l’en-
chaînement conceptuel qui caractérise par la suite la théorie
classique est de poser après la DT la valeur. Dans la théorie
classique qui est restée, l’interrogation qui vient après la DT est
de savoir le terme des échanges entre les secteurs de cette DT :
après avoir partagé leurs tâches, à quel terme d’échange vont
s’entendre les membres de la société pour renouer le travail qui

126
a été réparti ? C’est le problème de la valeur. Les auteurs qui
ont continué à avancer le problème des débouchés accordent
moins d’attention à ce problème de terme de l’échange ou
valeur, trouvant plus important celui de rupture et de son re-
nouement, soit ce problème des débouchés. Nous avons donc
une bifurcation après la division du travail :
Pb de Valeur

DT
Pb de Débouchés

Quel chemin sera plus fécond, permettra de poser des caté-


gories pour mieux saisir la réalité et mieux avancer ? Dans la
première branche, par la valeur, on retrouvera la monnaie, on
discutera de problèmes monétaires, mais de ceux d’une mon-
naie qui n’amène pas avec elle cette rupture marchande fonda-
mentale (problème de débouchés) qui est la principale raison
d’être de la monnaie dans la réalité. Minorée de cette qualité es-
sentielle, cette monnaie classique n’apparaît pas plus utile lors-
qu’il s’agit d’étudier les mécanismes du marché par exemple,
que l’on traitera avec le “ prix réel ”. Mais la nature de la mon-
naie apparaît très différente en la prenant à partir du problème
des débouchés, car il y a d’abord à surmonter ce problème très
particulier qui fonde tous les caractères de l’économie mar-
chande. Lorsque nous abordons la monnaie en partant de cette
deuxième voie, elle est chargée d’une autre signification, qui est
de surmonter ce problème particulier, et elle doit être impli-
quée dans tous les recoins de la vie marchande. Les choix fi-
nanciers actuels des grands Etats, de la France vis-à-vis du
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Pacte de Stabilité, des Etats-Unis avec 500 milliards de dollars
de déficits budgétaires, du Japon qui avait cherché à rester du-
rablement à un taux d’intérêt de 0%… – ces choix apparaîtront
davantage en tant que réponses à des nécessités, et l’on s’in-
terrogera davantage sur les caractères les plus déterminants des
systèmes internationaux actuels.

INFLUENCE SMITHIENNE, L’ANARCHIE


Notre monde vécu est formé de systèmes dynamisés par
des créations monétaires sous l’égide des Etats ou de quelques
Etats, mais en même temps nous nous le représentons habi-

127
tuellement dans le contraire de ce qu’il est. Domine la théorie
classique. L’on échappe difficilement à l’idée capitalistique, à
l’idée restrictive. Keynes a pu ainsi dire : “ Les hommes
d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences
doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste
passé. ”1 L’influence est inconsciente, mais elle est bien là. La
conséquence est que les responsables ne gèrent pas la réalité et
leurs pratiques d’après ce qu’elles sont mais selon un faux
imaginaire, mais la réalité reinterfère ensuite dans leur plan sans
que personne ne comprenne plus rien. L’on affirme certains
choix, tout en prenant des mesures contraires, obligées par les
nécessités objectives que l’on ne détermine pas. En Europe, les
Etats se sont engagés sur le Pacte de Stabilité mais la plupart
sont contraints d’y trouver des aménagements. Que se passe-t-
il généralement ? La réalité et les pratiques s’emballent sans
“ conscience ” (connaissance), sans autorité organisatrice allant
en droiture, c’est l’anarchie, anarchie économique s’entend, ou
“ anarchie marchande ”, suivant l’expression de Marx. Le mar-
ché parvient en surface à un certain “ équilibre ”, mais en ca-
chant au sein de la société tous les maux : marginalisation so-
ciale, chômage, inégalités, exploitation, colonisation. Les suc-
cès, échecs, expansions, faillites sont hasardeux. Puis survien-
nent régulièrement les crises, qui accentuent les difficultés.
Même quand tout paraît calme, le risque est une réalité qui
plane en permanence, à laquelle l’on s’efforce de trouver des
instruments de parade, dont nous avons l’analyse dans une
étude de Blandine Laperche.2
L’anarchie est liée à l’influence classique
Nous avons à la fois à connaître l’influence classique et ses
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conséquences, à caractériser l’anarchie, à constater certaines de
ses manifestations. Commençons par ne pas confondre l’anar-
chie et les imperfections nécessaires de l’économie marchande ;
car la rupture de la division du travail ou problème de dé-
bouché, liée au fondement de l’économie marchande, est sour-
ce de paradoxes dont ne peut jamais se débarasser l’économie
marchande, et exige des actions volontaires permanentes. A
l’encontre de ce fait objectif, la théorie classique fait croire à
une économie marchande de nature parfaite, sans problème,
1 KEYNES J. M., Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Payot 1977,
p.376.
2 LAPERCHE Blandine, L’Innovation orchestrée. Risque et Organisation, Economie et
Innovation, L’Harmattan 2003, p.8.

128
où les interventions conscientes seraient la cause des dérègle-
ments. Les interventions existent réellement ensuite, car on ne
peut s’en passer, mais ce seront alors des interventions auto-
culpabilisantes, faites à la dérobée. Autant qu’elles arrangent les
affaires d’une minorité, elles sèment les tourments dans les
relations sociales et internationales. L’anarchie est l’enveni-
mement des imperfections de l’économie marchande sous les
effets de l’influence classique.
Caractère spontané de la dominance classique
Il n’y a pas eu une opinion qui n’était pas classique d’abord,
envahie ensuite par la doctrine classique. Spontanément le
commun des mortels vit d’abord la micro-économie, qui
fonctionne sur la base du capital. Smith lui-même a étudié les
contraintes du tisserand d’abord, extrapolé ensuite sa conclu-
sion à la nation entière. Il fallait constater plutôt que les nations
ne se sont pas développées ni ne se soient jamais dynamisées à
la manière des entreprises. L’extrapolation smithienne a été la
plus grande erreur dans la connaissance humaine, dans la me-
sure de ses immenses effets. En soi l’acte d’Adam Smith n’est
pas l’origine des mêmes croyances dans l’opinion mais il est
venu les confirmer avec un statut scientifique. La théorie clas-
sique n’a pas engendré la première les erreurs économiques,
elle influence leurs maintien et complications.
Dans la science ou dans l’opinion, la vision classique smi-
thienne est spontanée. C’est par acte de conquête, par dé-
couverte que l’on peut aller dans l’autre conception. Diffé-
rencier la macroéconomie a été une découverte scientifique –
une vraie – de Keynes. Les propositions keynésiennes demeu-
rent difficiles à conquérir. En général, ce sont les apparences
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qui frappent d’abord. L’opinion demande à être élevée dans la
vérité, comme avant il fallait la pousser à comprendre, au prix
de la vie d’un grand savant, que la terre tourne autour du soleil.
On aura difficulté à se débarrasser de l’idée du capital, on aura
difficulté à banaliser la création monétaire, à appréhender le
système comme une réalité étroitement liée aux processus fi-
nanciers et à la création monétaire, à concevoir la macroéco-
nomie comme un espace à distinguer de la microéconomie, à
admettre la facilité du développement partant de l’affirmation
de la souveraineté. La Théorie Générale nous demande : “ La
plupart des lecteurs devront s’imposer un effort analogue pour

129
que l’auteur parvienne à les convaincre. ”1 Mais ferons-nous
cet effort ? Pouvons-nous écouter cette voix ? Le fait que la
microéconomie soit le premier vécu de chacun – ce fait ren-
force le caractère caché de l’influence classique, la subtilité et la
force de sa dominance.
Conséquences de l’influence classique dans le sous-développement
Aujourd’hui le credo économique dans les pays en dévelopè-
pement (PED) répète : “ nous n’avons pas de capitaux ”, donc
il faut “ assainir ” pour attirer les capitaux extérieurs. L’assai-
nissement s’accompagne ensuite de son train de mesures :
désengagement de l’Etat, privatisation, vente des avoirs natio-
naux, démantèlement du système financier national qui des fois
commençait à prendre forme, réduction budgétaire, gel de
recrutement, restriction des crédits bancaires. Ces mesures sont
exactement le contraire des actions menées dans les pays
souverains qui ont réussi, qui reviennent pour l’essentiel à la
prise en main de leur système, de leurs initiatives financières, à
la mobilisation des forces réelles. L’éloignement de la gestion
systémique empêche toute capacité de création monétaire, la-
quelle engendre des problèmes graves lorsqu’on la tente, don-
nant alors raison aux idées quantitativistes.
L’abandon monétaire est un renoncement à s’assumer.
Mises à part les activités hors du champ marchand, l’auto-
consommation rurale qui ne change rien dans l’ensemble, les
forces ne sont alors mobilisées qu’à concurrence des aides
internationales ou de ce que le commerce extérieur permet de
dégager comme moyens financiers qui tournent. Ainsi, les
idées qui bloquent s’auto-réalisent : “ le pays n’a pas de capi-
taux, il est pauvre, il doit accepter les conditionnalités des
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aides ”, l’inaction continue… Au départ, après la décolonisa-
tion politique, les sous-entendus classiques étaient déjà bien
enracinés. Les capacités financières existantes, dans les banques
et les entreprises, étaient perçues comme des anciennes accu-
mulations, que l’on ne peut élargir que par de nouveaux
bénéfices épargnés ; le budget public ne s’alimente que par
l’impôt. Les tentatives pour forcer les choses échouent à vue
d’œil. Le manque de capitaux était déjà confirmé, la pauvreté
de même, le “ cercle vicieux du sous-développement ” aussi.

1 KEYNES J.M., op. cit. p.11.

130
Manifestation de l’anarchie : des créations monétaires en demi-mesure et
irresponsables
Dans les centres internationaux, les autorités financières
(Etat, banques) créent de l’argent en abondance. Mais le vo-
lontarisme est limité, en ayant l’idée (fausse) que les entreprises
seules ont les véritables moyens de mobilisation (des capitaux).
L’Etat se culpabilise de ses déficits, se dit devoir laisser les
entreprises fructifier, pour garantir les assiettes des impôts.
L’expérience lui prouve qu’aller au-delà des libéralités qu’il
prend déjà entraîne des perturbations. Les banques de même
ont une expérience des limites de leurs crédits. L’intervention,
certes colossale, mais à moitié convaincue, empêche de mener
à bien l’action systémique qui eût garanti une volonté d’action
plus poussée. On est pris dans le schéma classique. Les consé-
quences sont multiples : une réalité toujours anarchique, des
actions qui peuvent corriger partiellement cette anarchie mais y
demeurant noyées, une création monétaire forte en elle-même,
alimentant des productions massives dans l’anarchie.
Objectivement, les créations monétaires devraient être asso-
ciées à une gestion systémique. Les centres créateurs de mon-
naie ont aujourd’hui le concept d’une gestion systémique glo-
bale. La notion de “ surveillance globale ” existe. C’est une sur-
veillance pour que certaines parties de la société ou des pays ne
bougent pas financièrement, mais ce n’est pas une véritable
gestion systémique conformée au niveau de la création moné-
taire. Celle-ci est irresponsable. Elle fait voir la croissance par-
ci, répand les crises par-là.
Manifestation de l’anarchie : l’impossibilité de sortir de la logique
productiviste
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“ Le système industriel fait depuis longtemps à ses partici-
pants une promesse qui ne laisse pas de les impressionner :
celle de leur procurer un jour des loisirs infiniment plus
étendus… Depuis un quart de siècle, si l’horaire régulier de la
semaine est allé en diminuant, cette diminution s’est trouvée
mieux que compensée par la demande accrue d’heures supplé-
mentaires… Il faut se rendre à l’évidence et conclure qu’à
mesure que leur revenu s’élève, les hommes passent plus de
temps au travail et réclament moins de loisirs. ”1

1 GALBRAITH J. K., op. cit. p.367.

131
Le monde, avec des productions qui mettent à mal les
ressources naturelles, est condamné à produire toujours plus. Il
ne peut se libérer d’une logique productiviste. Comment
comprendre ? L’explication est le caractère intarissable des
ressources financières sur la base de la monnaie fiduciaire
moderne, puisqu’il s’agit d’une simple expression de la volonté
humaine. Dans l’anarchie, dans l’irresponsabilité, dans la
corruption envers leurs propres émanations (l’argent fiduciai-
re), l’Etat et les centres financiers envoient en flots leurs
créations monétaires. Les entreprises rivalisent d’efforts et
d’ingéniosité pour les capter, la société entière est amenée à la
fois dans le travail sans répit, le chômage et la précarité1. En
plus, l’ouvrier est maintenant soumis aux méthodes modernes
de conditionnement de la demande. Il travaille désormais pour
satisfaire ses besoins en expansion croissante. Galbraith parle
d’assujettissement à l’objectif du système industriel. “ L’hom-
me dont la tâche est plus agréable et dont les besoins vont
croissant préfèrera le travail accru aux loisirs accrus. ”2 Les
membres de la technostructure optent de plus en plus pour
l’accroissement du travail à mesure qu’on remonte sa hiérar-
chie. Les besoins de la technostructure expliquent le grand
prestige des instituts de préparation à l’administration des
entreprises. L’étude du théâtre, des beaux-arts ne peut légitimer
la prétention à des crédits aussi élevés que ceux accordés à un
accélérateur d’électrons ou à un centre d’ordinateurs.3 La
population pensante est prise d’une manière variable dans la
logique productiviste : “ Les hommes parvenus à un stade ap-
préciable de développement intellectuel ne sont généralement
pas en peine de trouver des moyens intéressants de remplir
leur temps en dehors des heures de travail. ”4
Les méthodes de travail ont changé, mais la course à la
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production demeure, s’intensifie, due à la concurrence interna-
tionale plus acerbe. “ Pour accroître la productivité du travail et
réduire leurs coûts de production et de transaction, les firmes
ont lancé de grands programmes d’électronisation répondant
aux nouvelles exigences de qualité, de rapidité et de varié-
té… Présentée comme un progrès social, la flexibilité du temps
de travail se traduit dans les faits par une intensification du
rythme de travail, par la précarisation des emplois existants, par
1 Sur cette question précise, voir UZUNIDIS Dimitri, BOUTILLIER Sophie, Le
Travail bradé, op. cit.
2GALBRAITH J.K., op. cit. p.369.
3Ibid. p.376.
4Ibid. p.369.

132
la multiplication des emplois à temps partiel, etc. Dans une
société guidée par un souci constant de productivité et d’ef-
ficience, le droit à la paresse n’est pas pour demain. ”1
Dimitri Uzunidis et Sophie Boutillier, qui ont fait ces
constats, notent plus loin : “ La concurrence pousse les entre-
prises à accroître la productivité du travail, en réduisant le coût
du travail et/ou en augmentant la productivité du travail. Ce
qui revient à produire toujours plus. Les stocks des invendus
augmentent faute de demande solvable. Les usines ferment. Le
flot des licenciés augmente… La machine ne libère pas
l’homme mais l’asservit, elle force donc l’ouvrier à travailler
maintenant plus longtemps que… lui-même ne le faisait avec
des outils les plus simples… ”.2 Auparavant, il a été observé
d’autres faits : “ la course actuelle à la productivité et à la com-
pétitivité ”3, ou le fait que “ les mesures visant à flexibiliser le
travail conduisent à reporter sur ce dernier l’incertitude intrin-
sèque au fonctionnement du marché. ”4 La société moderne se
déshumanise. La production tend même à agresser la qualité
génétique de l’humanité, avec les déréglages écologiques, les
espèces alimentaires dénaturées.
Les autorités créatrices de monnaie peuvent-elles orienter
les activités de façon à protéger l’humanité, la qualité de vie, le
repos, l’environnement ? Elles sont conscientes du problème,
agissent timidement, mais encore une fois noyées dans l’anar-
chie générale. Les autorités au centre du système international
sont conscientes du problème des acquis sociaux de la po-
pulation centrale, mais la “ mondialisation ”, dont pourtant le
moteur ne peut qu’émaner d’elles, les contraint tout autant.

ALTERNATIVE : LE DEVELOPPEMENT DURABLE


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Depuis longtemps, les défauts du monde moderne (des
temps modernes) sont dénoncés, et l’on réclame une autre so-
ciété : utopie, socialisme, économie pure, société de bien-
être… Ces dernières années un autre concept s’est imposé : le
développement durable, relayant l’idée de Nouvel Ordre Eco-

1 UZUNIDIS Dimitri, BOUTILLIER Sophie, Le Travail Bradé, op. cit. pp.9-10.


2 Ibid. p.62, la dernière phrase provient d’une citation de Marx dans le texte.
3 Ibid. p.7.
4 Ibid. p.52.

133
nomique International (NOEI). Le mouvement altermondia-
liste a repris le concept pour définir l’alternative.1
Ce développement durable est abordé le plus souvent sous
l’angle de l’environnement écologique, soit des contraintes
physiques. Il est parfois aussi traité sous l’angle des relations
politiques et sociales, l’on parle des dimensions sociales, et po-
litiques (préciserions-nous), du développement durable : exi-
gences de réponses aux problèmes sociaux et exigences de dé-
mocratie – dans un sens plus fort qu’habituellement considéré
–. Ces exigences politico-sociales sont reliées à ce que nous
pouvons appeler les nécessités de la raison, celles de Rousseau
et de Kant notamment. Mais le développement durable
suppose avant tout le développement lui-même, dont on a
tendance à occulter les problèmes ; le développement passe par
les nécessités de l’économie marchande. Le développement
durable, complètement analysé, réclame donc la prise en
compte de trois grands ordres de nécessités : les nécessités
économico-marchandes, les nécessités physiques, les nécessités
de la raison. Nous pouvons présenter le problème par le
schéma suivant, en précisant que le système, clef de voûte des
nécessités marchandes, englobe – cela va de soi – toutes les
composantes dans cette représentation, toutes les nécessités
dans tous les ordres, l’emprise classique aussi :

Domination
- Nécessités classique
marchandes
- Nécessités
physiques
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- Nécessités de
la Raison

D’après ce schéma, l’influence classique ne nous permet pas


de poser distinctement ces trois ordres de nécessités. La raison
a d’abord l’obligation d’avancer en tant que faculté cognitive.

1 cf. à ce propos PLIHON Dominique, Le Nouveau Capitalisme, La Découverte,


Paris, 2003.

134
Avancer dans la connaissance c’est d’abord aujourd’hui briser
l’emprise smithienne. De là l’on comprendra mieux le rapport
des nécessités marchandes, des nécessités physiques et des
exigences de la raison ou nécessités politiques.
Connaissant que l’argent est un acte politique, on ne con-
cevra plus les relations en terme de possédants et non-possé-
dants (de capitaux), mais on exigera de peser (de participer)
dans les modalités de la création monétaire. La justice ne
s’octroie pas, elle s’installera (ou pas) par imposition sociale.
L’exigence de démocratie, par affirmation de souveraineté
(Rousseau), se prolonge nécessairement en exigence de parti-
ciper à la création monétaire lorsque la connaissance écono-
mique se libère de l’emprise smithienne. La connaissance des
modalités de la mobilisation, celle des nécessités marchandes
(création monétaire, système, Etat) démultiplieront les capa-
cités mobilisatrices de la société et de toutes les sociétés. Ces
capacités vont buter aux possibilités physiques réelles, aux
nécessités physiques. Certaines ressources physiques sont rares
d’autres abondantes, toutes les combinaisons productives vont
devoir se recomposer.
Le monde actuel fonctionne dans le maintien de la majorité
en dehors de l’usage des ressources rares, et même des res-
sources abondantes, dont l’état réel dans un cas comme dans
l’autre n’apparaît plus dans les calculs conscients. En dépassant
cette situation, le développement du reste du monde peut-il
suivre le modèle matériel actuel des pays avancés ? Certai-
nement pas dans l’image des autoroutes des vastes espaces
américains, avec des nuées de véhicules à essence pétrolière…
Les nouveaux pays vont devoir se développer avec un autre
système matériel, avec des voitures particulières proportion-
nées à des conversions de sources d’énergie reproductibles par
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exemple. Les pays avancés devront aussi se reconstituer avec
un autre paysage matériel. De multiples changements inter-
viendront, imposés par les volontés agissantes, celles de tous
les hommes qui, après la libération du savoir et l’application
consciente des nécessités marchandes (création monétaire,
etc.), empêcheront un système tenant à l’écart une partie de la
société ; changements forcés par les contraintes des nécessités
physiques, dont celles des ressources rares qui ne peuvent plus
être gaspillées (sur la base de l’exclusion). Les nécessités de la
raison (affirmation de soi, de son développement, démocratie)
et les nécessités physiques se combineront et obligeront aux
changements.

135
Notons encore que les actions volontaires, discrétionnaires,
existent dans l’anarchie actuelle : politique douanière, politique
de change, intervention sur les prix, imposition de normes
techniques aux produits, orientation de la consommation par
ces mesures ; mais ces interventions sont perdues ensuite dans
les limites que leur autorise l’influence classique. Que seraient-
elles dans le dépassement de cette influence ? Les entités
nanties de l’autorité créatrice de monnaie auraient clairement
conscience que la capacité de mobilisation sociale émane
d’elles et qu’il n’existe pas de lois d’accumulation occultes que
leurs interventions menaceraient. La société aurait la connais-
sance évidente qu’un système est à gérer, et que toutes les
actions correctrices peuvent être menées en considérant les
différentes nécessités, les exigences sociales, celles de l’équi-
libre écologique comprises.
L’économie de la raison, libérée du productivisme
“ Aux échelons supérieurs, la collectivité universitaire op-
pose une résistance ostensible au conditionnement de la de-
mande et veut être très largement exemptée de toute astreinte
formelle au labeur… Les longues vacances, les années sabba-
tiques et autres autorisations d’absence sont des droits établis ”
(369, 370)1. John K. Galbraith clame comme un signe de
distinction le contentement de l’universitaire d’une vie simple :
une voiture d’âge canonique, des vêtements négligés et fripés,
des meubles ordinaires, des divertissements que l’on s’invente,
des voyages aux moindres frais (370)… Dimitri Uzunidis et
Sophie Boutillier ont évoqué le droit à la paresse. John K. Gal-
braith ajoute : “ Les fins esthétiques seront mises au pinacle…
La formation intellectuelle sera une fin en soi… ” (404)
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La Paix
Parmi les nécessités de la raison, il y a aussi la loi de
l’universalité (de Kant), qui fait que les hommes ne devraient
pas s’entretuer pour les matières rares, mais s’adapteront plutôt
au contour des données naturelles et de leurs savoirs transfor-
mateurs. Dans la nature et les nécessités physiques, l’abon-
dance existe aussi. Les hommes sauront profiter des matériaux
et espaces abondants et trouver les meilleurs usages des

1 GALBRAITH J.K., op. cit., les chiffres entre parenthèses dans cette page et
dans la suivante indiquent les pages de référence dans l’ouvrage.

136
substances rares. Ils ajouteront à l’abondance naturelle les
inventions de leurs imaginations, extensibles à l’infini. Le
problème se comprend autrement par la série de questions
suivantes : pouvons-nous avoir le développement durable sans
la paix ? Pouvons-nous avoir la paix sans décision consciente
et volontaire de respect mutuel (impératif de l’universalité) ?
Pouvons-nous arriver au respect mutuel si une partie des hom-
mes n’expriment pas pleinement leur souveraineté ? La tenta-
tion de ne pas respecter l’autre est encouragée par l’ignorance
de l’autre à s’affirmer. La paix et le développement durable
passent donc par le savoir, le rejet de l’influence classico-
smithienne, condition pour que les uns et les autres puissent
s’affirmer, puissent se respecter mutuellement, vivre pour “ le
meilleur des mondes possibles ” en tenant compte des trois
ordres de nécessités.
Le Nouvel Etat Industriel est un appel de John K. Galbraith à
l’émancipation : “ Il ressort à l’évidence que, dans cette éman-
cipation, l’éducation a un rôle vital à jouer (375)… Le chemin
est tout tracé. L’université doit rester souverainement maîtresse
de l’enseignement qu’elle dispense et des recherches qu’elle
entreprend (377)… Les éducateurs ne mesurent pas encore
jusqu’à quel point le système industriel est dans leur dépendan-
ce (381)… Si nous continuons à croire que les fins du système
industriel ne font qu’un avec notre vie, alors notre vie sera tout
entière au service de ces fins… Si le système industriel n’est
qu’une partie, et une partie décroissante de notre vie, alors
nous aurons beaucoup moins de raisons d’être inquiets… Si
l’on sait imposer énergiquement les autres fins, alors on verra
le système industriel reprendre sa véritable place… ” (404).
Le salut est chez les intellectuels. Mais pour remplir leur
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mission, ils doivent encore se surpasser. Ils doivent perdre
“ leurs habitudes d’obséquiosité ” (381). En ce qui concerne les
économistes en particulier, dans la reconnaissance du rôle de la
spécialisation, tout l’ouvrage montre l’insuffisance du cloison-
nement, la nécessité de reprendre de la hauteur. L’enseigne-
ment qu’il convient de tirer est que la science économique doit
aujourd’hui accorder la plus grande attention à sa propre
épistémologie. Le retour à la surface devrait faire reprendre le
débat au départ, là où Smith attaquait les mercantilistes, et où
on lui a accordé trop vite la victoire. Revenant sur le bon
chemin, la science économique doit entre autres approfondir la
place de la raison en son sein. La raison dans le rouage de
l’économie n’est pas d’abord la “ rationalité de l’homo oecono-

137
micus ”, classique, mécanique, a-monétaire, mais concerne plu-
tôt la monnaie politique par exemple, soit la raison dans sa plé-
nitude, celle des grands philosophes.
En attendant, dans le monde actuel, dans le flou de la
connaissance, les limites physiques et les conflits des volontés
se combinent dans l’anarchie et l’inconscience. Par exemple, se
répèterait peut-être le scénario des années 1970-80 : stagflation,
souffrances, faillites, chômage, réadaptations violentes, chacun
pour soi, dans toutes les parties du monde, mais aboutissant
pour l’essentiel à la même situation, qui est la tenue à l’écart du
plus grand nombre, le travail bradé, l’avilissement de l’art, de la
culture, des valeurs supérieures, l’extrême gaspillage des res-
sources rares par une minorité, les lamentations sur la misère…
La population pauvre continuera à penser qu’il lui manque des
capitaux, qu’elle doit s’efforcer d’en obtenir en vendant ses
richesses réelles. Elle s’imagine qu’en gagnant de l’argent, elle
se donnera toutes les richesses de toutes les natures ; comme si
dans mille ans, elle pourrait toujours acheter autant de produits
pétroliers qu’elle acquerrait de l’argent, et elle se voit “ accu-
muler ” beaucoup d’argent dans mille ans.

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