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macroéconomiques
Henri Sneessens
Dans Reflets et perspectives de la vie économique 2017/1 (Tome LVI), pages 117 à 137
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0034-2971
ISBN 9782807391574
DOI 10.3917/rpve.561.0117
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 07/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.74.12.73)
Résumé – Modéliser les marchés financiers reste un défi pour la théorie macroéco-
nomique actuelle. Cet article décrit la nature des difficultés rencontrées et les raisons
pour lesquelles les aspects financiers sont restés si longtemps absents des modèles
macroéconomiques. Il résume les principales modélisations utilisées jusqu’à présent,
depuis l’accélérateur financier jusqu’aux modèles avec intermédiation financière et
crises bancaires. Il compare enfin brièvement différentes interprétations de la « grande
récession » de 2007-2009.
Mots clés : intermédiation financière, crise bancaire, accélérateur financier
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Abstract – Modeling financial markets remains one of the main challenges in current
macroeconomic theory. This paper summarizes the main difficulties and reasons why
financial aspects were not included earlier in macroeconomic models. It describes the
main modeling strategies adopted so far, from financial accelerator models to finan-
cial intermediation and banking crises. It also discusses briefly different interpretations
of the Great Recession.
Keywords: Financial Intermediation, Banking Crisis, Financial Accelerator
JEL Codes: E32, E44, G01
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ES MARCHÉS FINANCIERS DANS LES MODÈLES
MACROÉCONOMIQUES
Les modèles macroéconomiques sont par nécessité fortement stylisés. On dis-
tingue typiquement deux catégories d’agents privés, les ménages et les entre-
prises. Les premiers dégagent globalement une épargne nette positive alors que
les seconds ont des besoins de financement liés à l’investissement et aux activi-
tés de production. Le transfert de ressources des ménages vers les entreprises
peut se faire soit directement via les marchés d’obligation ou d’action, soit indi-
rectement via les intermédiaires financiers (disons les banques pour faire court) et
le crédit bancaire (voir figure 1).
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toile de fond le débat sur les indicateurs les plus appropriés pour la conduite de
la politique monétaire, la question de savoir si l’on pouvait se contenter de cibler
un agrégat monétaire unique ou s’il fallait également suivre l’évolution d’indi-
cateurs de volume de crédit. Fin des années 1980, Bernanke et Blinder (1988)
proposèrent un modèle IS-LM élargi pour distinguer ces deux modes de finan-
cement, obligations et crédit, et permettre l’analyse d’épisodes de pénurie de
crédit (credit crunch). Cette approche fit l’objet de tests empiriques (voir notam-
ment Driscoll, 2004), avec un succès très relatif. Il faudra attendre presque vingt
ans pour que la question de l’intermédiation financière soit sérieusement remise
en question.
Le débat sur la place des variables financières dans l’analyse macroécono-
mique ne se limite pas à la question de l’intermédiation financière. Le recours
à l’intermédiation financière est le reflet d’un problème beaucoup plus vaste,
provoqué par ce qu’il est convenu d’appeler les frictions financières. Ce terme
recouvre toutes les imperfections de marché qui accroissent le coût des transac-
tions financières, voire les rendent impossibles. Elles résultent principalement de
problèmes d’asymétrie d’information et de contrôle des actions de l’emprunteur.
L’affaire Madoff illustre bien la nature et les conséquences de tels problèmes.
L’épargnant-prêteur n’a qu’une information limitée sur la qualité de l’emprun-
teur et sa gestion des affaires. Comme dans l’affaire Madoff, des doutes sur la
qualité de l’emprunteur peuvent provoquer l’effondrement soudain d’un marché
jusqu’alors bouillonnant. Madoff reste bien sûr un cas énorme et particulier. Les
problèmes d’information sont en général bien plus subtils et moins visibles, mais
leurs conséquences sur le fonctionnement des marchés financiers n’en sont pas
moins considérables. Il fallut attendre les années 1970 pour disposer d’outils
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2. C’est exactement le type de situation considéré par Akerlof dans un article pionnier paru en 1970
et qui lui valut le prix Nobel d’économie de 2001, partagé avec J. Stiglitz et M. Spence. Akerlof
prenait l’exemple du marché des voitures d’occasion et l’asymétrie d’information concernait la
qualité des voitures de seconde main mises sur le marché. Stiglitz et Weiss ont ensuite élargi
cette analyse aux marchés financiers.
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vérification (une forme particulière des coûts d’agence, appelés aussi coûts de
faillite puisque la vérification n’est faite qu’à cette occasion) explique pourquoi le
recours à un financement externe est plus coûteux qu’un financement sur fonds
propres. Si on inclut dans les coûts de faillite non seulement les coûts de vérifi-
cation proprement dits mais aussi tous les coûts liés à la récupération de tout ou
partie des sommes prêtées, l’écart de coût entre financements interne et externe
peut être substantiel. En d’autres termes, moins une entreprise dispose de fonds
propres, plus elle doit recourir à un financement externe et plus le coût de l’inves-
tissement sera élevé et le volume d’investissement faible.
Pour résumer, les effets néfastes de l’asymétrie d’information apparaissent
à travers des problèmes de sélection contraire ou de risque moral ou encore
de coûts de vérification. Ces effets peuvent être atténués par le recours à des
pratiques ou à des contrats spécifiques qui limitent les incitations à cacher des
informations ou à détourner des sommes empruntées. Mais ce ne sont que des
solutions de second rang. Elles atténuent le problème d’information sans l’éli-
miner et impliquent un coût du capital plus élevé et un volume de transactions
moindre que ce qu’on observerait dans un optimum de premier rang. En d’autres
termes, l’asymétrie d’information introduit des frictions financières qui accroissent
le coût des transactions et en réduisent le volume. Le point le plus important
cependant est que l’acuité de ces frictions et leurs conséquences néfastes pour
l’investissement et l’emploi peuvent varier au fil du temps et des événements, soit
parce que le degré d’incertitude lui-même varie ou parce que la capacité à en
réduire les effets est affectée. De telles variations des frictions financières peuvent
amplifier les fluctuations conjoncturelles, voire les provoquer.
Il est possible que les frictions sur les marchés financiers soient restées
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3. Voir par exemple Christiano, Motto et Rostagno (2003) ainsi que Romer et Romer (2013).
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’ACCÉLÉRATEUR FINANCIER (« BALANCE SHEET
CHANNEL »)
Introduire l’asymétrie d’information dans des modèles macro dynamiques de façon
à la fois pertinente et respectueuse de la contrainte de faisabilité exige beaucoup
d’inventivité et impose des choix méthodologiques. La première génération de
modèles macroéconomiques avec frictions financières est apparue dès la fin des
années 1980. Ces modèles mettent en évidence un lien entre le coût du capital et
la structure du bilan de l’emprunteur (taux d’endettement). Ils furent progressive-
ment enrichis au cours des décennies suivantes. Les premiers modèles, essentiel-
lement théoriques, ne donnaient guère que des enseignements qualitatifs. Il fallut
attendre quelque dix ans pour obtenir des modèles avec une structure semblable
à celle des modèles quantitatifs utilisés pour l’analyse des fluctuations conjonctu-
relles. La lenteur des progrès réalisés reflète l’ampleur des difficultés techniques à
surmonter et aussi sans doute le sentiment qu’il n’y avait pas urgence.
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proposées. Last but not least, puisque les modèles macroéconomiques sont des
modèles dynamiques, la dynamique de l’accumulation de fonds propres par les
emprunteurs et son impact sur les frictions financières y jouent un rôle important.
Il faut expliquer également pourquoi la question du financement des entreprises
est un problème récurrent, pourquoi les entreprises ne parviennent pas à éviter
le recours systématique à de coûteux financements externes par l’accumulation
progressive de fonds propres et l’autofinancement intégral.
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Plusieurs auteurs ont souligné le lien entre fluctuations des prix de l’immobilier
(logements ou terrains) et fluctuations macroéconomiques via les contraintes de
collatéral, soit pour les entreprises soit pour les ménages. Les contraintes de cré-
dit peuvent également affecter directement l’emploi si le coût de la main-d’œuvre
est préfinancé par l’emprunt (fonds de roulement).
Vingt plus tard, le « modèle BGG » de l’accélérateur financier ou ses variantes
restent des références incontournables. BGG mentionnent également, dans une
brève note de bas de page, l’intérêt qu’il y aurait à développer une analyse sem-
blable pour étudier l’intermédiation financière, en particulier lorsqu’il existe des
« chaînes de crédit » dans lesquelles des intermédiaires financiers peuvent être
à la fois prêteurs et emprunteurs. Dans ce contexte, et par les mêmes méca-
nismes que précédemment, « de petits chocs sont susceptibles de créer un effet
domino, dû à la chaîne de crédits, et d’engendrer des effets importants sur l’éco-
nomie » (BGG, 1999, p. 1378). Prémonitoire.
4. Pour plus de détails sur ces aspects et sur les développements récents, voir la synthèse très
complète de Lindé, Smets et Wouters (2016).
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’INTERMÉDIATION BANCAIRE (« BANK LENDING
CHANNEL »)
La crise de 2007-2009 fut accompagnée d’une grave perturbation de l’intermé-
diation financière, elle-même liée à l’effondrement du système bancaire paral-
lèle (shadow banks). Les modélisations précédentes représentent ce choc de
l’intermédiation financière assez simplement via un choc exogène sur le coût
du crédit aux entreprises. L’alternative est de modéliser explicitement l’intermé-
diation financière et les « frictions » y associées. C’est plus naturel, et c’est un
point de passage obligé si on veut pousser plus loin l’analyse, mieux comprendre
les mécanismes en cause ainsi que les effets de politiques monétaires alterna-
tives, conventionnelles ou non. Par souci de simplicité, on parlera du « secteur
bancaire » pour désigner l’ensemble du secteur de l’intermédiation financière,
banques traditionnelles et banques parallèles confondues 7.
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7. Le lecteur qui souhaite aller plus loin dans l’analyse pourra lire également Woodford (2010), qui
reprend et élargit le modèle IS-LM pour y inclure l’intermédiation financière et illustrer l’impact de
chocs financiers ou les politiques monétaires non conventionnelles.
8. Dans la réalité, les banques se financent également via l’emprunt auprès du secteur bancaire
parallèle, moins régulé. Il faut donc entendre « dépôts » au sens large incluant l’emprunt à court
terme sur les marchés (market funding).
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profit une partie au moins des fonds empruntés. Les prêteurs ne peuvent réa-
gir qu’ex post, en liquidant la banque et en récupérant les valeurs restantes et
les fonds propres de la banque. Aussi longtemps que la perte qui pourrait être
ainsi infligée au banquier est supérieure à la valeur des fonds qu’il est susceptible
de détourner, les prêteurs savent que le banquier a tout intérêt à se comporter
loyalement et à investir les fonds comme prévu. Pour que la menace ait le résul-
tat recherché, il faut que les fonds empruntés ne soient pas trop importants et
restent proportionnés à la valeur des fonds propres de la banque. La contrainte
d’incitation introduit donc une limite à la capacité d’emprunt et d’intermédiation
des banques. Les dépôts ne pourront jamais être supérieurs à un multiple de
la valeur des actifs détenus par la banque (un peu comme si dépôts et fonds
propres étaient des facteurs de production complémentaires), ce qui veut dire
également que le volume total des crédits que le secteur bancaire pourra oc-
troyer aux entreprises est un multiple de la valeur des actifs qu’ils détiennent en
propre. Puisque par ailleurs les banques restent intrinsèquement plus efficaces
que les ménages dans la gestion des crédits aux entreprises, cette contrainte
sera toujours saturée. En l’absence de frictions, les crédits aux entreprises se
feraient par le seul canal bancaire, et l’écart entre taux prêteur et emprunteur des
banques serait nul. La présence de frictions réduit le volume de l’intermédiation
et crée un écart de taux strictement positif. L’effet accélérateur vient des effets
de la conjoncture économique sur la valeur des fonds propres des banques et
leur ratio de levier maximal. Comme précédemment, l’effet conjoncturel vient à
la fois d’un effet accumulation de fonds propres (qui crée une persistance des
chocs) et d’un effet du prix des actifs (qui engendre une amplification des chocs).
L’intérêt de cette reformulation de l’accélérateur financier est double. L’on
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5 CONCLUSIONS
Ce rapide survol illustre les difficultés rencontrées pour intégrer l’intermédiation
financière de façon utile dans les modèles macroéconomiques. Je résumerai les
enseignements les plus importants de la façon (subjective) suivante.
1. L’accélérateur financier reste la représentation la plus fréquente des frictions
sur les marchés financiers et de leur impact sur l’économie réelle.
2. Le mécanisme de l’accélérateur financier semble quantitativement trop faible
cependant pour jouer un rôle prépondérant dans les fluctuations conjonc-
turelles « normales ». Mais il faut rester prudent. Cette conclusion négative
peut résulter de représentations encore beaucoup trop simples des multiples
problèmes d’asymétrie d’information ou de risque moral rencontrés sur les
marchés financiers.
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BIBLIOGRAPHIE
Bernanke, B.S. & Blinder, A. (1988). Credit, Money and Aggregate Demand, American
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Fluctuations, American Economic Review, 76(1), 14-31.
Bernanke, B.S., Gertler, M. & Gilchrist, S. (1999). The Financial Accelerator in a
Quantitative Business Cycle Framework, in J.B. Taylor & M. Woodford (eds.)
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