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Cantines et alimentation
ouvrière au Creusot (1860-1960)
Stéphane Gacon, François Jarrige
Dans Le Mouvement Social 2014/2 (n° 247), pages 27 à 45
Éditions La Découverte
ISSN 0027-2671
ISBN 9782707181954
DOI 10.3917/lms.247.0027
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*
Maîtres de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne, Centre Georges
Chevrier (UMR 7366).
1. A. Lhuissier, Alimentation populaire et réforme sociale. Les consommations ouvrières dans le second
XIXe siècle, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme/Éd. Quae, 2007.
2. Le Tour de la France par deux enfants intitule de cette façon le paragraphe consacré au « Creuzot »
(selon une orthographe en usage) tout en nuançant immédiatement dans le texte : « l’une des plus
grandes ». Mais l’exaltation patriotique des années 1880 vaut bien une petite simplification pédagogique.
3. Sur le paternalisme schneidérien on lira par exemple : C. Beaud, « Les Schneider au Creusot : un
modèle paternaliste en réponse aux impératifs du libéralisme et à la montée du mouvement socialiste »,
Le Mouvement Social, avril-juin 2014 © La Découverte
in E. Aerts, C. Beaud et J. Stengers (eds.), Liberalism and paternalism in the 19th century, Louvain,
Leuven University Press, 1990 ; R.-P. Parize, Le paternalisme et son influence politique au Creusot de
1899 à 1939, thèse de doctorat d’histoire sous la dir. de R. Trempé, Université Toulouse-II, 1980 ;
D. Reid, “Schools and the Paternalist Project at Le Creusot, 1850-1914”, Journal of Social History,
Vol. 27, No. 1, Autumn 1993, p. 129-143 ; C. Georgel, « L’économie sociale au Creusot : patronage
ou paternalisme ? », in D. Schneider, C. Mathieu, P. Noteghem et B. Clément (dir), Les Schneider,
Le Creusot, une famille, une entreprise, une ville (1836-1960), Paris, Fayard/Réunion des musées natio-
naux, 1995, p. 318-331 ; K. Bretin-Maffiuletti « Les loisirs sportifs en milieu de grande industrie :
sport, patronat et organisations ouvrières au Creusot et à Montceau-les-Mines (1879-1939) », Le
Mouvement Social, n°226, janvier-mars 2009, p. 49-66.
4. Selon la formule de Jean Frégnac, spécialiste de la rationalisation du travail et conseiller de la
direction de Schneider à la Libération. Témoignage recueilli au Creusot le 15 mars 2013.
Stéphane Gacon et François Jarrige, Les trois âges du paternalisme, Le Mouvement Social, avril-juin 2014.
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5. Dans l’ordre chronologique du débat : M. Perrot, “The Three Ages of Industrial Discipline in
Nineteenth-Century France” in J. Merriman (ed.), Consciousness and Class Experience in Nineteenth-
Century Europe, New York, Holmes & Meier, 1979, p. 149-168 ; Y. Schwartz, « Pratiques paternalistes
et travail industriel à Mulhouse au XIXe siècle », Technologies, idéologies et pratiques, vol. 1, n°4, octobre-
décembre 1979, p. 9-77 ; D. Reid, “Industrial Paternalism: Discourse and Practice in Nineteenth-
Century French Mining and Metallurgy”, Comparative Studies in Society and History, Vol. 27, No. 4,
October 1985, p. 579-607 ; G. Noiriel, « Du “patronage” au “paternalisme” : la restructuration
des formes de domination de la main-d’œuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française », Le
Mouvement Social, n°144, juillet-septembre 1988, p. 17-35 ; A. Gueslin, « Le paternalisme revisité en
Europe occidentale (seconde moitié du XIXe, début XXe siècle) », Genèses, n°7, mars 1992, p. 201-211.
Les trois âges du paternalisme n 29
l’État. Le patron s’efforce de les tenir à distance en installant toutes sortes de fron-
tières plus ou moins virtuelles6.
Dans les années qui ont suivi la publication de l’article de Gérard Noiriel, les
débats ont moins porté sur la chronologie et la nature des pratiques que sur les
motivations du patron et surtout le degré d’adhésion des salariés. André Gueslin
écrit au début des années 1990 que « l’historien ne peut plus admettre en bloc les
thèses qui soutiennent qu’un groupe humain accepte sans réagir des années, voire
des décennies durant, des démarches coercitives qui iraient à l’opposé complet
de sa volonté »7. L’acceptation du paternalisme tient à de multiples causes. Elle
s’explique notamment par la persistance d’une culture rurale traditionnelle, phé-
nomène encore renforcé au Creusot par le fait qu’on se trouve dans une île indus-
trielle rendant difficile l’évasion de la main-d’œuvre. De nombreuses recherches
récentes ont cependant insisté sur l’autonomie du monde du travail, qui résisterait
plus qu’on ne l’a pensé aux politiques patronales et obtiendrait par différents
moyens de pression des concessions négociées. Avec d’autres, Patrick Fridenson
a ainsi mis en cause ce qu’il appelle « la lecture foucaldienne » de Gérard Noiriel
qui tendrait à faire de l’ouvrier la victime « aliénée » des systèmes d’éducation et
de surveillance patronaux8. Le consentement n’est jamais total et la subordination
toujours incomplète ; les stratégies patronales ne fonctionnent que de manière
imparfaite, le paternalisme n’empêchant pas le turn-over des ouvriers, quoi qu’en
aient dit les patrons9. À partir de l’exemple du Creusot, Yves Cohen a également
montré comment s’inventait la figure du chef dans le monde industriel de la
première moitié du XXe siècle, comment les Schneider imposent leur comman-
dement à travers d’incessantes « batailles d’autorité » et de multiples négociations
entre la hiérarchie de l’entreprise, l’État et les pouvoirs publics et l’affirmation de
l’autorité de la main-d’œuvre et des syndicats10.
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7. Ibid., p. 205.
8. P. Fridenson, « Les transformations des pratiques de subordination dans les entreprises et l’évolu-
tion du tissu productif en France », in H. Petit et N. Thévenot (dir.), Les nouvelles frontières du travail
subordonné. Approche pluridisciplinaire, Paris, La Découverte, 2006, p. 21-46.
9. Deux exemples parmi d’autres de ces relectures : A. Cottereau, « Droit et bon droit. Un droit des
ouvriers instauré puis évincé par le droit du travail (France, XIXe siècle) », Annales HSS, n°6, novembre-
décembre 2002, p. 1521-1557 ; P. Lefebvre, L’invention de la grande entreprise. Travail, hiérarchie, mar-
ché, France, fin XVIIIe-début XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2003.
10. Y. Cohen, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-
1940), Paris, Éd. Amsterdam, 2013, p. 244-245.
11. Témoignage de Camille Dufour, ouvrier et militant syndical (CFTC-CFDT) chez Schneider,
puis maire socialiste du Creusot (1977-1995). Témoignage recueilli au Creusot le 15 mars 2013.
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libertés que prennent les ouvriers par rapport aux pratiques paternalistes et sur les
rythmes de l’évolution, la banalisation de la cantine pouvant signaler la mort d’un
paternalisme longtemps réticent à toutes les pratiques collectives.
Au Creusot, à toutes les époques de l’histoire de l’entreprise, la subsistance est
assurée avec soin, le patron s’efforçant de garantir les approvisionnements et de tenir
sous contrôle le commerce local, suscitant des coopératives et incitant les ouvriers
à vivre sur leur jardin, les invitant à regagner leur domicile à chaque repas. La res-
tauration collective est longtemps réservée à des catégories limitées, les mineurs de
Saint-Georges-d’Hurtières, les célibataires, les étrangers ; encore sont-ils incités à
se loger et donc à se nourrir chez l’habitant. Les cantines n’apparaissent réellement
à grande échelle qu’au cours des deux guerres mondiales, le patron comprenant la
nécessité, dans ces situations d’urgence, pour des raisons économiques autant que
sociales, d’encadrer davantage l’approvisionnement et la distribution de nourriture.
Les efforts pour maintenir les dispositifs ne se poursuivent guère une fois la crise
passée ; l’on en revient alors à l’exaltation du modèle familial. De leur côté, les
ouvriers fréquentent les cantines parce qu’ils y ont intérêt et, dès que possible, en
reviennent à des pratiques individuelles faisant peu de place aux établissements
privés, cafés, crémeries et autres restaurants ouvriers. Ni le patron ni les ouvriers
n’ayant intérêt à la cantine, la greffe ne prend pas avant les lendemains de la Seconde
Guerre mondiale, quand la pression syndicale, celle de l’État et les mutations de la
société conduisent à une substitution des politiques contractuelles aux politiques
patronales traditionnelles.
production pour l’armée 12. L’ampleur des structures de production, les distances
de plus en plus importantes qui séparent les ateliers constituent d’ailleurs des
problèmes structurels pour l’organisation matérielle des repas collectifs ; même
lorsqu’ils sont mis en place pendant les guerres, l’éloignement des cuisines et des
lieux de service constitue un frein à l’organisation des cantines.
12. C. Devillers, Le Creusot : naissance et développement d’une ville industrielle, 1782-1914, Seyssel,
Champ Vallon, 1981 ; C. Beaud, « L’innovation des établissements Schneider (1837-1960) », Histoire,
économie et société, vol. 14, n°3, 3e trimestre 1995, p. 501-518 ; L. Bergeron, Le Creusot : une ville
industrielle, un patrimoine glorieux, Paris, Belin/Herscher, 2001 ; J.-P. Passaqui, La stratégie des
Schneider : du marché à la firme intégrée (1836-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
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13. Voir les enquêtes de Patrice Bourdelais : « L’industrialisation et ses mobilités (1836-1936) »,
Annales ESC, n°5, septembre-octobre 1984, p. 1013 ; id., « Rythmes et modes de formation de la popu-
lation du Creusot, 1836-1876 », in J.-P. Bardet, F. Lebrun et R. Le Mée (dir.), Mesurer et comprendre.
Mélanges offerts à Jacques Dupâquier, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 45-64.
14. A. Dewerpe, « Travailler chez Schneider », in D. Schneider et al. (dir.), Les Schneider, Le
Creusot…, op. cit., propose un tableau de l’évolution des effectifs ouvriers des usines du Creusot : de
1 850 ouvriers en 1838 à 11 884 en 1929. Source : Académie François Bourdon [désormais AFB],
Dd 12-030, Étude démographique sur le Creusot, avril-mai 1929.
15. Source : M. Perrin, « Le Creusot », Annales de géographie, t. 43, n°243, 1934, p. 255-274. Nous
avons ajouté sur le second plan la localisation du restaurant ouvrier rue de la Gare, rebaptisée Anatole
France.
32 n Stéphane Gacon et François Jarrige
d’ouvriers-paysans qui peuple l’usine à ses débuts. Tous les auteurs ont montré que
c’était l’une des premières clés du paternalisme qui, de manière pragmatique, pour
stabiliser la main-d’œuvre, doit la loger, la nourrir, l’éduquer et la soigner. Son ori-
gine même conditionne son rapport à l’alimentation et, dans ce domaine comme
dans d’autres, le patron s’appuie sur le modèle paysan pour ancrer son système.
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élites éclairées se sont très tôt inquiétées des pratiques usuraires et ont cherché à en
protéger les couches populaires en s’efforçant de faire baisser les prix, en imposant
le paiement comptant, en faisant la promotion de l’épargne et en multipliant les
conseils en matière d’ « économie domestique ». Dans cette logique, au Creusot
comme ailleurs, l’entreprise met en place des économats puis, quand la législation
les interdit en 1910, des coopératives, qui visent à « faire l’éducation du commerce
16. N. Vadot, Le Creusot, son histoire, son industrie, Le Creusot, Pautet, 1875, p. 159-160. Voir aussi
É. Cheysson, Le Creusot. Condition matérielle, intellectuelle et morale de la population, institutions et
relations sociales, Paris, Impr. de P. Dupont, 1869, p. 7.
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du matin et à six heures du soir, la cloche sonne, c’est l’heure de la soupe ; les ouvriers
sortent à flots pressés de l’usine, marquant leur passage par un bruit inaccoutumé
qui, bientôt, cesse et s’éteint. Chacun rentre chez soi pour prendre son repas et
retourner au travail ou se livrer au repos si la journée est terminée »23.
Comme beaucoup de patrons proches des théoriciens de la réforme sociale,
Frédéric Le Play ou Albert de Mun, les Schneider exaltent sans cesse l’harmonie qui
règne dans la sphère domestique24 et font de la famille le pilier de leur système. Les
femmes sont invitées à rester au foyer et à s’occuper de la cuisine, hormis celles qui
travaillent au triage et qui sont « surveillées » de près25. Après les grandes grèves de
1899-1900, les jeunes filles sont d’ailleurs dirigées vers un enseignement ménager
qui vise officiellement à « éloigner les femmes de l’usine, lieu de débauche », et à
leur faire « jouer un rôle de premier plan dans un souci de paix sociale »26. Le pater-
nalisme se resserre alors dans son modèle familial et, parmi tout l’arsenal domes-
tique, la gestion du repas, dans lequel doit entrer « le ragoût de la nouveauté et le
condiment de la variété »27, n’est pas complètement absente de la réflexion menée
sur le confort ouvrier qui doit tempérer les ardeurs militantes. La famille constitue
donc, autour de la production de son jardin, le lieu par excellence de l’alimentation,
ce qui rencontre sans doute la culture paysanne de nombre d’ouvriers. Dans les
années 1930 encore, le géographe Maxime Perrin remarque que
« la journée d’usine terminée, l’ouvrier est heureux de pouvoir soigner son
jardin ou son petit champ. Généralement, le jardin est attenant à la maison ;
il y cultive les légumes ; il y a construit volière et clapier, abrités par quelques
arbres fruitiers. Mais, très fréquemment, il s’occupe en outre d’un autre jar-
din plus vaste ou d’un petit champ qu’il tient en location de la Compagnie
ou d’une grosse ferme située en bordure de la ville ; c’est là qu’il plante des
pommes de terre et des choux ; qu’il sème des fourrages rapidement venus et
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23. N. Vadot, Le Creusot…, op. cit., p. 159. Alain Dewerpe a examiné le règlement des ateliers de
construction de 1850 : « Travailler chez Schneider », in D. Schneider et al. (dir.), Les Schneider, Le
Creusot…, op. cit., p. 199.
24. Schneider et Cie, Les Établissements Schneider…, op. cit.
25. É. Cheysson, Le Creusot…, op. cit., p. 11.
26. J. Fontaine, La scolarisation et la formation professionnelle des filles au pays de Schneider (1844-
1942), Paris, L’Harmattan, 2010, p. 12 et 224. L’école ménagère du Creusot fonctionne de 1906 à
1942 : quatre écoles sont ouvertes en 1906, 1909, 1910 et 1912.
27. Schneider et Cie, Les Établissements Schneider…, op. cit., p. 75. Citation d’un article du Radical
de 1902.
28. M. Perrin, « Le Creusot », art. cité, p. 272-273.
Les trois âges du paternalisme n 35
pendant la durée du travail. Elle est surtout utile aux ouvriers nouveaux et aux célibataires isolés ; encore
ces derniers sont-ils très attirés par les logeurs, qui cherchent toujours à fournir à leurs locataires la nour-
riture et les boissons, parce qu’ils y trouvent une source de gros profits ». M. Bertheault, « Charron
des forges et fonderies de Montataire (Oise) », in F. Le Play (dir.), Les Ouvriers des deux mondes. Études
sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières des diverses contrées et
sur les rapports qui les unissent aux autres classes publiées par la Société internationale des études pratiques
d’économie sociale, 2e série, t. 1, 1887, p. 147 et 170-171.
31. AFB, SS 0282-A-12, Pain, maisons alimentaires. Nous disposons d’un inventaire : AFB,
01 GO 896, Inventaire au 1er mai 1887.
32. L. Simonin, La grande industrie française. L’usine du Creusot, Paris, E. Lacroix, 1866, p. 26-27.
33. AFB, 187 AQ 522, Cantines aux mines d’Allevard et de Saint-Georges. La concession de Decize
est acquise en 1869, celle d’Allevard en 1874 et celle de Saint-Georges en 1875.
36 n Stéphane Gacon et François Jarrige
ou allemande34. Un réfectoire a été mis en place très tôt chez Cockerill à Seraing35
et l’organisation de l’économat Krupp à Essen impressionne suffisamment les
Schneider pour qu’ils y diligentent une grande enquête en 190136. Comme pour les
aspects techniques et industriels, leur force vient de leur connaissance des pratiques
des autres et de leur capacité à les adapter à la situation creusotine en les améliorant.
35. Anonyme, Résultats de l’enquête ouverte par les officiers du corps des mines sur la situation des
ouvriers dans les mines et les usines métallurgiques de la Belgique, Bruxelles, Bruylant-Christophe, 1869.
36. AFB, SS 0804-02, Descriptif de l’économat de la maison Krupp, 1901 ; E. Monthaye (Lieut.-
col.), Krupp à l’exposition de Chicago de 1893, Bruxelles, C. Mucquardt, 1894, p. 137.
37. M. Baum, Le restaurant ouvrier Schneider du Creusot en 1917 : de la mesure de guerre à l’œuvre
paternaliste, mémoire de Master 1 sous la dir. de S. Gacon, Université de Bourgogne, 2011.
38. Voir l’article de Xavier Vigna dans ce numéro.
39. Nous disposons de nombreux comptes rendus de ces visites et en particulier de deux albums
photographiques de la collection privée d’Albert Thomas déposés à la Bibliothèque nationale de
France (département Estampes et photographie, 4 VE 1524 et 1525) et consultables en ligne sur
Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84328468/ et http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/
btv1b84324479/.
Les trois âges du paternalisme n 37
40. Bulletin des usines de guerre, 6 août 1917. Une commission pour l’organisation des cantines des
usines de guerre présidée par André Citroën est en place en 1917.
41. Sur les travaux préparatoires et les enquêtes, la source principale est AFB, SS 0575-04. Une loi
adoptée le 26 juin 1915 renvoie en effet à l’arrière, comme « affectés spéciaux » dans les usines d’arme-
ment considérées comme stratégiques, environ 500 000 ouvriers qualifiés mobilisés en 1914.
42. Sur Le Creusot pendant la guerre : D. Schneider et al. (dir.), Les Schneider, Le Creusot…,
op. cit., p. 188 ; sur la mobilisation des femmes pendant la guerre : L. Lee Downs, L’inégalité à la
chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre (1914-1939),
Paris, Albin Michel, 2002, p. 81-86.
43. AFB, SS 0575-04, Schneider et Cie, restaurants ouvriers : convention relative à l’exploitation
d’un restaurant ouvrier ; états mensuels ; rapport de mission ; bâtiment, tarifs, recettes. 1916-1938.
44. Voir AFB, SS 0575-04, et M. Baum, Le restaurant ouvrier Schneider du Creusot, op. cit., p. 55-63.
38 n Stéphane Gacon et François Jarrige
les ateliers. C’est un vaste bâtiment de plus de mille places dans lequel hommes et
femmes, employés, contremaîtres et ouvriers fréquentent des salles différentes selon
l’usage de l’époque.
Le « restaurant ouvrier » fournit entre 1 024 et 1 322 repas par jour d’octobre
1917 à février 191845. Lieu d’alimentation, il est aussi, dans une logique voulue par
tous les réformateurs sociaux de la fin du siècle, le lieu d’une sociabilité et de loisirs
très contrôlés. Des salles de lecture, placées à chaque extrémité, permettent la lecture
des journaux sélectionnés par la direction ; des salles pour les jeux de boule et de
quilles sont aménagées pour la détente. Le restaurant ne nourrit cependant qu’une
partie limitée de la population ouvrière creusotine et chaque communauté « exté-
rieure » dispose de ses propres cantines dans une logique qui signale les multiples
lignes de ségrégation existant dans l’usine en guerre. Le restaurant de la rue de la
Gare n’accueille en janvier 1918 que 17 % des ouvriers « nourris par la société »,
les plus nombreux à être pris en charge étant les « Chinois » (35 %), suivis des
prisonniers de guerre (34 %), des « Kabyles » et des Portugais46.
54. C. Capuano, « Travailler chez Schneider sous l’Occupation. Le cas des usines Schneider du
Creusot », in C. Chevandier et J.-C. Daumas (dir.), Travailler dans les entreprises sous l’Occupation,
Le Mouvement Social, avril-juin 2014 © La Découverte
actes du colloque de Dijon et Besançon, juin et octobre 2006, Besançon, Presses universitaires de
Franche-Comté, Les Cahiers de la MSH Ledoux, 2007, p. 187-207 ; F. Berger, « La société Schneider
face au travail obligatoire en Allemagne », ibid., p. 67-86.
55. F. Grenard, « La question du ravitaillement dans les entreprises françaises : insuffisances et
parades », ibid., p. 395-410.
56. AFB, SS 0642.
57. Le concessionnaire s’appelle Jean Bouillon. AFB, SS 0642.
58. AFB, SS 0642, Note de service du 24 septembre 1941. On sait qu’il touche un salaire mensuel
de 1 800 francs en novembre 1941. La cantine de l’usine Henri-Paul semble exploitée directement, bien
que les archives ne permettent pas de trancher sur ce point.
59. AFB, SS 0642. En juillet 1942, on dispose d’une note qui indique 1 123 repas par jour soit
26 726 par mois.
Les trois âges du paternalisme n 41
60. AFB, SS 0576-03, Schneider et Cie, usine du Creusot, œuvres sociales, gestion du personnel ;
restaurant ouvrier rue de la Gare au Creusot, l’une des deux grandes salles à manger, le 27 avril 1918.
42 n Stéphane Gacon et François Jarrige
travailleurs de force. L’entreprise tente donc d’atténuer les difficultés des populations
ouvrières en multipliant au plus près des ateliers les réfectoires et les « réchauffoirs »
ainsi qu’en créant de nombreux jardins familiaux. Mais ces initiatives n’empêchent
pas les récriminations, comme cette protestation de 108 ouvriers du Breuil le 11 mars
1942 ou celle de 354 ouvriers qui se plaignent, le 19 septembre 1942, du prix et du
contenu des assiettes. Pourtant, nombreuses sont les familles qui, tout en n’apparte-
nant pas à l’usine, réclament d’avoir accès aux cantines. En effet, la situation devient
critique pour toute la population creusotine après le bombardement de juin 1943.
Une cantine du Secours national est alors mise en place pour l’ensemble des sinistrés et
reste ouverte jusqu’au 1er janvier 1944. Ces mesures demeurent très largement insuffi-
santes et la tension croissante au fil des mois dans la ville explique en grande partie les
grèves qui éclatent en 1944 ; c’est pourquoi plusieurs des dispositifs organisés durant
le conflit sont maintenus pendant de longs mois après la fin de la guerre61.
des années 1950, elle absorbe ou participe à diverses autres sociétés pour résister à
la concurrence internationale et diversifier ses activités. Même si la mainmise de
la famille sur le groupe se maintient et si l’ancien paternalisme subsiste, ce dernier
61. AFB, SS 0642. Une note du 11 septembre 1945 précise le fonctionnement des cantines, qui reste
sensiblement celui qui a existé pendant toute la guerre.
62. T. de la Broise et F. Torrès, Schneider, l’histoire en force, Paris, De Monza, 1996.
63. Les archives de la SFAC sont en partie conservées au Centre des archives du monde du travail à
Roubaix, sous la cote 167 AQ, et à l’AFB, au Creusot, sous la cote 187 AQ.
Les trois âges du paternalisme n 43
nouvel urbanisme69. Son maintien sur son emplacement originel, central, souligne
la pertinence du choix initial et la permanence de son utilité pratique. Des plans
sont établis en 1954 pour la construction d’une salle à manger de taille plus modeste
que la précédente, comportant 480 places et obéissant à des normes de construc-
tion radicalement nouvelles70. Contrairement aux bâtiments qui l’avaient précédé,
érigés dans l’urgence des guerres, le restaurant inauguré le 20 février 1956 est une
construction soignée dont l’aménagement intérieur et extérieur a longuement été
débattu, et pas seulement pour des raisons financières. La séparation entre hommes
et femmes, ouvriers et employés n’est plus de circonstance et les salles de lecture ou
de détente disparaissent. Le bâtiment fonctionnel doit se réduire efficacement à son
usage alimentaire.
Dans les années 1950 et jusqu’au début des années 1960, cet établissement suffit
à satisfaire les besoins locaux, ouvriers et employés continuant à privilégier l’ali-
mentation domestique ou à apporter leur gamelle dans les réfectoires aménagés au
plus près des ateliers71. Une évolution sensible se dessine au cours des années 1960.
En 1962 l’entreprise lève les limitations qui pesaient depuis l’origine sur le travail
des femmes. « Jusqu’à cette date, rappelle Camille Dufour, l’entreprise licenciait les
femmes mariées après six mois de mariage »72, dans une logique qui était celle de
leur maintien au foyer et de leur mise à l’écart des ateliers « mal fréquentés ». À par-
tir de ce moment, le restaurant d’entreprise, jusqu’alors essentiellement fréquenté
par des hommes célibataires, accueille de plus en plus de couples mariés73.
Cette situation nouvelle, qui accompagne une sensible évolution des modes de
vie et témoigne de l’évolution de la place des femmes dans la société et des nou-
veaux rapports au travail, explique que l’on envisage une augmentation de l’offre de
restauration collective. L’une des premières initiatives du Comité interentreprises de
gestion des œuvres sociales du site du Creusot (CIEGOS), apparu en 1970, quelques
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