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Les trois âges du paternalisme.

Cantines et alimentation
ouvrière au Creusot (1860-1960)
Stéphane Gacon, François Jarrige
Dans Le Mouvement Social 2014/2 (n° 247), pages 27 à 45
Éditions La Découverte
ISSN 0027-2671
ISBN 9782707181954
DOI 10.3917/lms.247.0027
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Les trois âges du paternalisme.
Cantines et alimentation ouvrière au Creusot
(1860-1960)
par Stéphane Gacon et François Jarrige*

D ans le contexte de l’industrialisation, la prise en charge de la question alimen-


taire par un patronat à la recherche de la paix sociale et d’une plus grande
efficacité au travail est un fait bien documenté1. C’est donc avec une pointe
d’étonnement que l’on constate que les témoignages des pèlerins du Creusot, ceux
qui ont fait le voyage vers « la plus grande usine d’Europe »2, passent rapidement
sur la question, préférant mettre l’accent sur le logement et le jardin, l’éducation et
la santé, le secours mutuel et l’épargne, présentés comme les piliers de la politique
sociale de l’entreprise. Tout juste relève-t-on ici ou là quelques indications sur le
fait que l’approvisionnement de la ville était bon et qu’on y mangeait bien, tandis
que la plupart des études dénoncent le néfaste cabaret, louent le prospère jardinet
et exaltent la figure de la ménagère attendant son mari l’assiette fumante sur la
table3. Les nombreux travaux sur le paternalisme au Creusot ne soulèvent pas
davantage le problème, comme si l’acte de manger était de l’ordre de « l’intime »4
et comme si les Schneider n’y avaient accordé qu’une attention discrète.
L’évolution des formes prises par l’organisation de l’alimentation constitue
pourtant un observatoire privilégié pour penser les « trois âges » du paternalisme
et ses reconfigurations entre le milieu du XIXe siècle et la période dite des « Trente
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Glorieuses ». Comme tous les patrons soucieux d’enraciner leur main-d’œuvre et
d’éviter les conflagrations sociales, les Schneider ne se désintéressent pas, loin de

*
Maîtres de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne, Centre Georges
Chevrier (UMR 7366).
1. A. Lhuissier, Alimentation populaire et réforme sociale. Les consommations ouvrières dans le second
XIXe siècle, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme/Éd. Quae, 2007.
2. Le Tour de la France par deux enfants intitule de cette façon le paragraphe consacré au « Creuzot »
(selon une orthographe en usage) tout en nuançant immédiatement dans le texte : « l’une des plus
grandes ». Mais l’exaltation patriotique des années 1880 vaut bien une petite simplification pédagogique.
3. Sur le paternalisme schneidérien on lira par exemple : C. Beaud, « Les Schneider au Creusot : un
modèle paternaliste en réponse aux impératifs du libéralisme et à la montée du mouvement socialiste »,
Le Mouvement Social, avril-juin 2014 © La Découverte

in E. Aerts, C. Beaud et J. Stengers (eds.), Liberalism and paternalism in the 19th century, Louvain,
Leuven University Press, 1990 ; R.-P. Parize, Le paternalisme et son influence politique au Creusot de
1899 à 1939, thèse de doctorat d’histoire sous la dir. de R. Trempé, Université Toulouse-II, 1980 ;
D. Reid, “Schools and the Paternalist Project at Le Creusot, 1850-1914”, Journal of Social History,
Vol. 27, No. 1, Autumn 1993, p. 129-143 ; C. Georgel, « L’économie sociale au Creusot : patronage
ou paternalisme ? », in D. Schneider, C. Mathieu, P. Noteghem et B. Clément (dir), Les Schneider,
Le Creusot, une famille, une entreprise, une ville (1836-1960), Paris, Fayard/Réunion des musées natio-
naux, 1995, p. 318-331 ; K. Bretin-Maffiuletti « Les loisirs sportifs en milieu de grande industrie :
sport, patronat et organisations ouvrières au Creusot et à Montceau-les-Mines (1879-1939) », Le
Mouvement Social, n°226, janvier-mars 2009, p. 49-66.
4. Selon la formule de Jean Frégnac, spécialiste de la rationalisation du travail et conseiller de la
direction de Schneider à la Libération. Témoignage recueilli au Creusot le 15 mars 2013.

Stéphane Gacon et François Jarrige, Les trois âges du paternalisme, Le Mouvement Social, avril-juin 2014.
28 n Stéphane Gacon et François Jarrige

là, de la question alimentaire, mais les réponses qu’ils y apportent ne privilégient


pas la restauration collective. Ce n’est qu’à de rares occasions, et pour des catégo-
ries déterminées, que les cantines et les réfectoires trouvent une place dans leur
dispositif industriel et social. L’usage n’en devient plus ordinaire, et encore, qu’au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme s’il existait une longue réma-
nence du paternalisme dans la société creusotine. Écrire cette histoire permet donc
de réinterroger l’évolution de l’autorité du maître dans l’entreprise en relation avec
les transformations des rapports entre les ouvriers et les patrons en même temps
que celle des stratégies et des formes d’encadrement de la main-d’œuvre. Entre
ouvriers et patrons, la période voit intervenir un troisième partenaire, l’État, dont
les préoccupations alimentaires sont révélatrices des transformations économiques
et sociales en cours.

Penser le paternalisme : entre soumission et résistance


Les étapes de l’industrialisation du Creusot sont bien connues. Née en 1837, la
société Schneider frères et Cie fabrique d’abord des fers et des tôles indispensables
au développement des chemins de fer. Les années 1860 marquent un premier tour-
nant dans son histoire avec l’ouverture des échanges commerciaux qui pousse à
d’importants investissements et à l’internationalisation du groupe. Une deuxième
inflexion a lieu à la fin du XIXe siècle avec l’extension de la mécanisation, l’arrivée
de l’électricité, la réorganisation des espaces productifs. La dernière est liée, dans les
années 1950, au redémarrage industriel de l’après-guerre.
Les auteurs qui ont travaillé sur le paternalisme ont montré la coïncidence entre
les politiques sociales et les transformations générales du processus de production.
Gérard Noiriel a proposé, à la fin des années 1980, une analyse qui distinguait trois
stades du paternalisme : le temps du patronage, celui du paternalisme proprement
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dit et enfin celui du management5. S’intéressant surtout au passage du patronage au
paternalisme, à la veille de la Grande Guerre, il a montré comment l’éloignement du
patron dans son château, les mutations des méthodes de production, les transforma-
tions de la main-d’œuvre et la naissance du syndicalisme conduisent à une rupture
du consensus « paternel » de la première période dont la multiplication des mouve-
ments sociaux est le symptôme. Le patron est conduit à adopter une politique plus
ferme qui repose sur un encadrement « total » des ouvriers, du berceau à la tombe,
un système « intégral », pour reprendre la formule d’André Gueslin, qui implique
que l’entreprise paternaliste est un système clos, le plus possible imperméable aux
« mauvaises » influences extérieures, celles du socialisme, du syndicalisme ou de
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5. Dans l’ordre chronologique du débat : M. Perrot, “The Three Ages of Industrial Discipline in
Nineteenth-Century France” in J. Merriman (ed.), Consciousness and Class Experience in Nineteenth-
Century Europe, New York, Holmes & Meier, 1979, p. 149-168 ; Y. Schwartz, « Pratiques paternalistes
et travail industriel à Mulhouse au XIXe siècle », Technologies, idéologies et pratiques, vol. 1, n°4, octobre-
décembre 1979, p. 9-77 ; D. Reid, “Industrial Paternalism: Discourse and Practice in Nineteenth-
Century French Mining and Metallurgy”, Comparative Studies in Society and History, Vol. 27, No. 4,
October 1985, p. 579-607 ; G. Noiriel, « Du “patronage” au “paternalisme” : la restructuration
des formes de domination de la main-d’œuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française », Le
Mouvement Social, n°144, juillet-septembre 1988, p. 17-35 ; A. Gueslin, « Le paternalisme revisité en
Europe occidentale (seconde moitié du XIXe, début XXe siècle) », Genèses, n°7, mars 1992, p. 201-211.
Les trois âges du paternalisme n 29

l’État. Le patron s’efforce de les tenir à distance en installant toutes sortes de fron-
tières plus ou moins virtuelles6.
Dans les années qui ont suivi la publication de l’article de Gérard Noiriel, les
débats ont moins porté sur la chronologie et la nature des pratiques que sur les
motivations du patron et surtout le degré d’adhésion des salariés. André Gueslin
écrit au début des années 1990 que « l’historien ne peut plus admettre en bloc les
thèses qui soutiennent qu’un groupe humain accepte sans réagir des années, voire
des décennies durant, des démarches coercitives qui iraient à l’opposé complet
de sa volonté »7. L’acceptation du paternalisme tient à de multiples causes. Elle
s’explique notamment par la persistance d’une culture rurale traditionnelle, phé-
nomène encore renforcé au Creusot par le fait qu’on se trouve dans une île indus-
trielle rendant difficile l’évasion de la main-d’œuvre. De nombreuses recherches
récentes ont cependant insisté sur l’autonomie du monde du travail, qui résisterait
plus qu’on ne l’a pensé aux politiques patronales et obtiendrait par différents
moyens de pression des concessions négociées. Avec d’autres, Patrick Fridenson
a ainsi mis en cause ce qu’il appelle « la lecture foucaldienne » de Gérard Noiriel
qui tendrait à faire de l’ouvrier la victime « aliénée » des systèmes d’éducation et
de surveillance patronaux8. Le consentement n’est jamais total et la subordination
toujours incomplète ; les stratégies patronales ne fonctionnent que de manière
imparfaite, le paternalisme n’empêchant pas le turn-over des ouvriers, quoi qu’en
aient dit les patrons9. À partir de l’exemple du Creusot, Yves Cohen a également
montré comment s’inventait la figure du chef dans le monde industriel de la
première moitié du XXe siècle, comment les Schneider imposent leur comman-
dement à travers d’incessantes « batailles d’autorité » et de multiples négociations
entre la hiérarchie de l’entreprise, l’État et les pouvoirs publics et l’affirmation de
l’autorité de la main-d’œuvre et des syndicats10.
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Le débat porte donc sur le degré de liberté des ouvriers et sur la manière dont
ils (se) jouent des pratiques patronales. Chez Schneider, le discours patronal et ses
relais ne laissent pas de doute sur la réussite du projet et bien des études récentes
sont allées dans le sens de l’acceptation. « On n’avait pas le choix », disent encore
les ouvriers11. Se pencher sur les pratiques alimentaires au Creusot permet de
soumettre la question à l’épreuve d’une réalité peu explorée. Si le premier regard
semble confirmer l’idée d’une adhésion, ou du moins d’une rencontre entre néces-
sité patronale et besoins ouvriers, dans la logique suggérée par Michelle Perrot et
en partie reprise par Gérard Noiriel, il est possible de s’interroger à la fois sur les

6. A. Gueslin, « Le paternalisme revisité… », art. cité, p. 202.


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7. Ibid., p. 205.
8. P. Fridenson, « Les transformations des pratiques de subordination dans les entreprises et l’évolu-
tion du tissu productif en France », in H. Petit et N. Thévenot (dir.), Les nouvelles frontières du travail
subordonné. Approche pluridisciplinaire, Paris, La Découverte, 2006, p. 21-46.
9. Deux exemples parmi d’autres de ces relectures : A. Cottereau, « Droit et bon droit. Un droit des
ouvriers instauré puis évincé par le droit du travail (France, XIXe siècle) », Annales HSS, n°6, novembre-
décembre 2002, p. 1521-1557 ; P. Lefebvre, L’invention de la grande entreprise. Travail, hiérarchie, mar-
ché, France, fin XVIIIe-début XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2003.
10. Y. Cohen, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-
1940), Paris, Éd. Amsterdam, 2013, p. 244-245.
11. Témoignage de Camille Dufour, ouvrier et militant syndical (CFTC-CFDT) chez Schneider,
puis maire socialiste du Creusot (1977-1995). Témoignage recueilli au Creusot le 15 mars 2013.
30 n Stéphane Gacon et François Jarrige

libertés que prennent les ouvriers par rapport aux pratiques paternalistes et sur les
rythmes de l’évolution, la banalisation de la cantine pouvant signaler la mort d’un
paternalisme longtemps réticent à toutes les pratiques collectives.
Au Creusot, à toutes les époques de l’histoire de l’entreprise, la subsistance est
assurée avec soin, le patron s’efforçant de garantir les approvisionnements et de tenir
sous contrôle le commerce local, suscitant des coopératives et incitant les ouvriers
à vivre sur leur jardin, les invitant à regagner leur domicile à chaque repas. La res-
tauration collective est longtemps réservée à des catégories limitées, les mineurs de
Saint-Georges-d’Hurtières, les célibataires, les étrangers ; encore sont-ils incités à
se loger et donc à se nourrir chez l’habitant. Les cantines n’apparaissent réellement
à grande échelle qu’au cours des deux guerres mondiales, le patron comprenant la
nécessité, dans ces situations d’urgence, pour des raisons économiques autant que
sociales, d’encadrer davantage l’approvisionnement et la distribution de nourriture.
Les efforts pour maintenir les dispositifs ne se poursuivent guère une fois la crise
passée ; l’on en revient alors à l’exaltation du modèle familial. De leur côté, les
ouvriers fréquentent les cantines parce qu’ils y ont intérêt et, dès que possible, en
reviennent à des pratiques individuelles faisant peu de place aux établissements
privés, cafés, crémeries et autres restaurants ouvriers. Ni le patron ni les ouvriers
n’ayant intérêt à la cantine, la greffe ne prend pas avant les lendemains de la Seconde
Guerre mondiale, quand la pression syndicale, celle de l’État et les mutations de la
société conduisent à une substitution des politiques contractuelles aux politiques
patronales traditionnelles.

Au temps du patronage : la cantine à la marge


dans la seconde moitié du XIXe siècle
Les Schneider se portent acquéreurs en 1836 des établissements du Creusot
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alors en faillite et une société en commandite est créée le 1er janvier 1837 avec
l’appui des Sellières et des Boigues. Adolphe et Eugène Schneider, actionnaires
minoritaires au départ, en sont les gérants. Ils vont en faire en quelques décen-
nies l’une des toutes premières entreprises sidérurgiques et métallurgiques de
France et d’Europe. L’entreprise connaît une croissance rapide, le nombre de
hauts fourneaux passe de quatre en 1837 à dix en 1857, et la production de
fer de 30 000 tonnes en 1851 à 110 000 dès 1866. Le traité de libre-échange
de 1860 joue un rôle d’accélérateur, poussant Eugène Schneider à d’importants
investissements. Les usines changent de dimension, les extensions industrielles
sortent des limites de la commune, le groupe acquiert une dimension nationale
et internationale alors que l’entreprise se tourne vers les « produits spéciaux » et la
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production pour l’armée 12. L’ampleur des structures de production, les distances
de plus en plus importantes qui séparent les ateliers constituent d’ailleurs des
problèmes structurels pour l’organisation matérielle des repas collectifs ; même
lorsqu’ils sont mis en place pendant les guerres, l’éloignement des cuisines et des
lieux de service constitue un frein à l’organisation des cantines.

12. C. Devillers, Le Creusot : naissance et développement d’une ville industrielle, 1782-1914, Seyssel,
Champ Vallon, 1981 ; C. Beaud, « L’innovation des établissements Schneider (1837-1960) », Histoire,
économie et société, vol. 14, n°3, 3e trimestre 1995, p. 501-518 ; L. Bergeron, Le Creusot : une ville
industrielle, un patrimoine glorieux, Paris, Belin/Herscher, 2001 ; J.-P. Passaqui, La stratégie des
Schneider : du marché à la firme intégrée (1836-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
Les trois âges du paternalisme n 31

Sans revenir davantage sur « l’aventure » industrielle du Creusot, bien connue,


il importe d’observer la croissance rapide de la population, en particulier ouvrière,
de ce qui n’était à l’origine qu’un simple lieu-dit de la commune de Montcenis.
Entre 1830 et 1866 la population passe de 1 300 habitants à plus de 23 000. Elle
se stabilise autour de 30 000 habitants à la fin du siècle, niveau qu’elle conserve
jusque dans les années 1980 avec deux anomalies notables : une très forte hausse
au lendemain de la Grande Guerre, avec 40 000 habitants dans les années 1920, et
un affaissement dans la décennie suivante (29 500 habitants en 1936, 24 100 en
1946), qui ne sera compensé qu’à la fin des années 195013. Le fait que le Creusot
soit un exemple caractéristique de ces cités-usines qui naissent au milieu des champs
dans le contexte de la première industrialisation14 n’est pas négligeable pour le sujet
qui nous importe. Recrutée d’abord dans la campagne environnante et, plus large-
ment, dans les zones rurales du département de Saône-et-Loire, c’est une population

Ill. 1 et 2. Le Creusot en 1900 et en 191915.


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13. Voir les enquêtes de Patrice Bourdelais : « L’industrialisation et ses mobilités (1836-1936) »,
Annales ESC, n°5, septembre-octobre 1984, p. 1013 ; id., « Rythmes et modes de formation de la popu-
lation du Creusot, 1836-1876 », in J.-P. Bardet, F. Lebrun et R. Le Mée (dir.), Mesurer et comprendre.
Mélanges offerts à Jacques Dupâquier, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 45-64.
14. A. Dewerpe, « Travailler chez Schneider », in D. Schneider et al. (dir.), Les Schneider, Le
Creusot…, op. cit., propose un tableau de l’évolution des effectifs ouvriers des usines du Creusot : de
1 850 ouvriers en 1838 à 11 884 en 1929. Source : Académie François Bourdon [désormais AFB],
Dd 12-030, Étude démographique sur le Creusot, avril-mai 1929.
15. Source : M. Perrin, « Le Creusot », Annales de géographie, t. 43, n°243, 1934, p. 255-274. Nous
avons ajouté sur le second plan la localisation du restaurant ouvrier rue de la Gare, rebaptisée Anatole
France.
32 n Stéphane Gacon et François Jarrige

d’ouvriers-paysans qui peuple l’usine à ses débuts. Tous les auteurs ont montré que
c’était l’une des premières clés du paternalisme qui, de manière pragmatique, pour
stabiliser la main-d’œuvre, doit la loger, la nourrir, l’éduquer et la soigner. Son ori-
gine même conditionne son rapport à l’alimentation et, dans ce domaine comme
dans d’autres, le patron s’appuie sur le modèle paysan pour ancrer son système.
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Au moment où le patronage schneidérien connaît son apogée, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, le système alimentaire du Creusot repose d’abord sur un
petit commerce de détail et sur des marchés quotidiens qui se tiennent tour à
tour dans deux quartiers de la ville, le boulevard du Guide et la place de l’Église.
L’approvisionnement se fait dans les « fertiles pays environnants », grâce à « des
jardiniers venus des environs de Chalon et de Beaune [qui] apportent, en grand
nombre, des légumes frais et variés, suivant la saison, tandis que les habitants des
villages plus rapprochés accourent vendre volailles, laitage et pommes de terre »16.
Comme dans bien des cités industrielles, le petit commerce indépendant est large-
ment placé, pour des raisons économiques, sociales et morales, sous le contrôle de
l’entreprise. Les études sur le paternalisme et la philanthropie ont montré que les
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élites éclairées se sont très tôt inquiétées des pratiques usuraires et ont cherché à en
protéger les couches populaires en s’efforçant de faire baisser les prix, en imposant
le paiement comptant, en faisant la promotion de l’épargne et en multipliant les
conseils en matière d’ « économie domestique ». Dans cette logique, au Creusot
comme ailleurs, l’entreprise met en place des économats puis, quand la législation
les interdit en 1910, des coopératives, qui visent à « faire l’éducation du commerce

16. N. Vadot, Le Creusot, son histoire, son industrie, Le Creusot, Pautet, 1875, p. 159-160. Voir aussi
É. Cheysson, Le Creusot. Condition matérielle, intellectuelle et morale de la population, institutions et
relations sociales, Paris, Impr. de P. Dupont, 1869, p. 7.
Les trois âges du paternalisme n 33

local », pour reprendre la formule d’Émile Cheysson, ingénieur et directeur des


forges, dans une brochure exaltant, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867,
les réalisations des Schneider17.
Ce procédé ordinaire de contrôle du petit commerce – qui commence dans
l’usine puisque le règlement intérieur interdit à tout employé de tenir un commerce
alimentaire18 – passe donc essentiellement par ce que l’entreprise désigne comme
des « coopératives », mais sur la nature desquelles il est permis de s’interroger et dont
il a existé plusieurs types. Ainsi, la Société coopérative du Creusot, créée en janvier
1868, regroupe une cinquantaine de commerçants ayant signé avec l’entreprise un
protocole qui leur reconnaît officiellement la qualité de « fournisseurs de l’usine ».
Ils doivent afficher leurs prix, accorder à tout acheteur payant au comptant ou à
trente jours, soit le délai entre deux paies, une remise de 5 % pour la viande et le vin,
de 10 % pour la rouennerie, la mercerie et l’épicerie. Après trente jours, l’ouvrier
rentre dans les conditions ordinaires et n’a plus droit au moindre escompte19. En
parallèle, l’usine suscite et finance un réseau de boulangeries, de boucheries et d’épi-
ceries coopératives dont le nombre dépasse la quinzaine dans les années 1880 et
dont la gestion est confiée à des ouvriers-sociétaires20.
Cette logique d’approvisionnement permet de s’interroger plus directement sur
les pratiques de l’alimentation au travail. On sait peu de choses sur l’alimentation
dans l’atelier même. Selon la propagande de l’entreprise, déployée au moment
des grandes expositions universelles et après, la direction n’aurait pas attendu la
législation de 1894 et 1904 sur l’hygiène dans les ateliers pour mettre en place des
« réfectoires destinés à permettre aux ouvriers de prendre leur repas à l’usine en
dehors de l’atelier quand ils habitent trop loin pour retourner chez eux »21, comme
l’affirme un livre publié à la gloire des Schneider en 1912. Les deux photographies
qui illustrent ce propos n’ont toutefois pas été prises au Creusot mais à Chalon-sur-
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Saône et à Champagne-sur-Seine. L’habitude de manger dans l’atelier, à la pause,
semble d’ailleurs se maintenir durablement, comme le souligne le journaliste Jules
Huret, nettement moins complaisant à l’égard du patron, qui mentionne en 1897
ceux « qui mangent sans appétit, à deux pas des brasiers, assis sur des tas de métaux,
le pain que leurs mains noircissent, que la poussière poivre, que l’horrible fumée
empeste »22.
En fait, l’entreprise a durablement privilégié l’alimentation domestique. Les
règlements d’atelier ménagent d’ailleurs une longue coupure au milieu de la journée
qui explique que, « deux fois par jour, un grand mouvement [ait] lieu ; à onze heures
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17. É. Cheysson, Le Creusot…, op. cit., p. 7.


18. Voir le témoignage de J. Forest, L’Emprise, Paris, La Pensée universelle, 1971.
19. AFB, SS 0229-02, Avis aux consommateurs ; projet d’organisation d’une société coopérative au
Creusot (1867-1868).
20. AFB, SS 0282-A-12, Pain, maisons alimentaires.
21. Schneider et Cie, Les Établissements Schneider. Économie sociale, Paris, Impr. de Lahure, 1912,
p. 100 : « Les réfectoires […] sont aménagés de manière à en rendre le séjour aussi pratique et hygié-
nique que possible. Ils comportent des séries de casiers pour déposer les “paniers”, des lavabos et des
appareils, de systèmes divers, permettant de cuire ou de réchauffer certains mets. La propreté de ces
réfectoires est assurée par un agent spécial ; les tables qui doivent être lavées après chaque repas sont en
ciment armé ou bien recouvertes de zinc. »
22. J. Huret, Enquêtes sur la question sociale en Europe, Paris, Perrin, 1897, p. 21-22.
34 n Stéphane Gacon et François Jarrige

du matin et à six heures du soir, la cloche sonne, c’est l’heure de la soupe ; les ouvriers
sortent à flots pressés de l’usine, marquant leur passage par un bruit inaccoutumé
qui, bientôt, cesse et s’éteint. Chacun rentre chez soi pour prendre son repas et
retourner au travail ou se livrer au repos si la journée est terminée »23.
Comme beaucoup de patrons proches des théoriciens de la réforme sociale,
Frédéric Le Play ou Albert de Mun, les Schneider exaltent sans cesse l’harmonie qui
règne dans la sphère domestique24 et font de la famille le pilier de leur système. Les
femmes sont invitées à rester au foyer et à s’occuper de la cuisine, hormis celles qui
travaillent au triage et qui sont « surveillées » de près25. Après les grandes grèves de
1899-1900, les jeunes filles sont d’ailleurs dirigées vers un enseignement ménager
qui vise officiellement à « éloigner les femmes de l’usine, lieu de débauche », et à
leur faire « jouer un rôle de premier plan dans un souci de paix sociale »26. Le pater-
nalisme se resserre alors dans son modèle familial et, parmi tout l’arsenal domes-
tique, la gestion du repas, dans lequel doit entrer « le ragoût de la nouveauté et le
condiment de la variété »27, n’est pas complètement absente de la réflexion menée
sur le confort ouvrier qui doit tempérer les ardeurs militantes. La famille constitue
donc, autour de la production de son jardin, le lieu par excellence de l’alimentation,
ce qui rencontre sans doute la culture paysanne de nombre d’ouvriers. Dans les
années 1930 encore, le géographe Maxime Perrin remarque que
« la journée d’usine terminée, l’ouvrier est heureux de pouvoir soigner son
jardin ou son petit champ. Généralement, le jardin est attenant à la maison ;
il y cultive les légumes ; il y a construit volière et clapier, abrités par quelques
arbres fruitiers. Mais, très fréquemment, il s’occupe en outre d’un autre jar-
din plus vaste ou d’un petit champ qu’il tient en location de la Compagnie
ou d’une grosse ferme située en bordure de la ville ; c’est là qu’il plante des
pommes de terre et des choux ; qu’il sème des fourrages rapidement venus et
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vivaces. Souvent le soir on le voit ramener dans son “chariot” à deux roues
ou sa brouette les légumes pour la maison, le trèfle ou la luzerne pour les
lapins »28.
Il est difficile de déterminer le contenu de l’assiette de l’ouvrier creusotin, même
si les Schneider n’ont pas complètement négligé l’éducation alimentaire de leurs
employés. Soucieux de l’efficacité de leur main-d’œuvre et de sa stabilisation sociale,
ils ont diffusé le modèle alimentaire mixte, rural-urbain, qui comporte « le régime
habituel de toutes les villes habitées par des gens aisés ; l’usage du pain blanc, de la
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23. N. Vadot, Le Creusot…, op. cit., p. 159. Alain Dewerpe a examiné le règlement des ateliers de
construction de 1850 : « Travailler chez Schneider », in D. Schneider et al. (dir.), Les Schneider, Le
Creusot…, op. cit., p. 199.
24. Schneider et Cie, Les Établissements Schneider…, op. cit.
25. É. Cheysson, Le Creusot…, op. cit., p. 11.
26. J. Fontaine, La scolarisation et la formation professionnelle des filles au pays de Schneider (1844-
1942), Paris, L’Harmattan, 2010, p. 12 et 224. L’école ménagère du Creusot fonctionne de 1906 à
1942 : quatre écoles sont ouvertes en 1906, 1909, 1910 et 1912.
27. Schneider et Cie, Les Établissements Schneider…, op. cit., p. 75. Citation d’un article du Radical
de 1902.
28. M. Perrin, « Le Creusot », art. cité, p. 272-273.
Les trois âges du paternalisme n 35

viande et du vin ; toutefois, il se fait une grande consommation de viande de porc,


qu’il est dans les habitudes des ouvriers d’abattre eux-mêmes »29.
Les ouvriers du Creusot, comme ceux des forges de Montataire, dans l’Oise,
bien étudiés par Le Play, préfèrent donc, de manière plus ou moins spontanée,
l’alimentation en famille et seuls les groupes « marginaux » fréquentent les premiers
dispositifs de restauration collective30. Les célibataires et les nouveaux venus ont
toujours été l’objet d’une attention particulière. À partir des années 1880, des
« maisons alimentaires » sont organisées pour eux, à l’image de celle ouverte dans
le quartier de la Villedieu31. L’ouvrier, qui est un pensionnaire inscrit – on ne peut
pas fréquenter autrement ce type d’établissement –, a droit au menu affiché et peut
prendre des rations supplémentaires, sa dépense étant directement prélevée sur
son salaire. Les menus disponibles pour l’année 1880 confirment ce que nombre
d’études montrent sur l’évolution des habitudes alimentaires : le déjeuner ordinaire
est un ragoût de viande avec des pommes de terre, du riz ou des pâtes alimentaires
et le dîner une soupe ou un bouillon avec de la viande. Le pain est compris dans le
prix des repas, fixé à 0,50 fr., mais pas le vin, vendu 0,50 fr. le litre. Cette formule,
moins élaborée que dans nombre de bouillons, restaurants coopératifs et soupes
populaires de l’époque, est particulièrement répétitive, l’entreprise faisant appel à
des prestataires de service extérieurs qui sont en concurrence pour la fourniture
des repas. L’entreprise préfère cependant à ces maisons alimentaires la pension chez
l’habitant. Le pensionnaire, « l’inévitable pensionnaire », est un type creusotin
que beaucoup d’observateurs ont décrit. L’ingénieur Louis Simonin l’évoque par
exemple lorsqu’il mentionne « l’ouvrier célibataire qui trouve là les joies de la famille
sans en avoir les inconvénients », qui « partage à prix débattu le repas et le gîte »
et qui, « comme le soldat en route, [a] place au feu et à la chandelle et outrepasse
volontiers ses droits »32.
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La cantine comme lieu d’alimentation collective pendant le temps de travail n’est
donc pas une réalité du Creusot. On la rencontre au XIXe siècle chez Schneider uni-
quement sur des sites extérieurs, acquis au fil du temps, disposant de leurs propres
logiques internes comme les mines de Decize dans la Nièvre, d’Allevard dans l’Isère
ou de Saint-Georges-d’Hurtières en Savoie33. La question alimentaire est cependant
suffisamment importante pour que la direction de l’entreprise se tienne informée de
ce qui se fait chez ses concurrents européens, en particulier dans la sidérurgie belge

29. N. Vadot, Le Creusot…, op. cit., p. 160.


30. Ainsi l’enquêteur leplaysien écrit-il : « La cantine est peu fréquentée par les ouvriers stables, qui
préfèrent prendre leurs repas en famille ou apporter de chez eux les aliments qu’ils doivent consommer
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pendant la durée du travail. Elle est surtout utile aux ouvriers nouveaux et aux célibataires isolés ; encore
ces derniers sont-ils très attirés par les logeurs, qui cherchent toujours à fournir à leurs locataires la nour-
riture et les boissons, parce qu’ils y trouvent une source de gros profits ». M. Bertheault, « Charron
des forges et fonderies de Montataire (Oise) », in F. Le Play (dir.), Les Ouvriers des deux mondes. Études
sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières des diverses contrées et
sur les rapports qui les unissent aux autres classes publiées par la Société internationale des études pratiques
d’économie sociale, 2e série, t. 1, 1887, p. 147 et 170-171.
31. AFB, SS 0282-A-12, Pain, maisons alimentaires. Nous disposons d’un inventaire : AFB,
01 GO 896, Inventaire au 1er mai 1887.
32. L. Simonin, La grande industrie française. L’usine du Creusot, Paris, E. Lacroix, 1866, p. 26-27.
33. AFB, 187 AQ 522, Cantines aux mines d’Allevard et de Saint-Georges. La concession de Decize
est acquise en 1869, celle d’Allevard en 1874 et celle de Saint-Georges en 1875.
36 n Stéphane Gacon et François Jarrige

ou allemande34. Un réfectoire a été mis en place très tôt chez Cockerill à Seraing35
et l’organisation de l’économat Krupp à Essen impressionne suffisamment les
Schneider pour qu’ils y diligentent une grande enquête en 190136. Comme pour les
aspects techniques et industriels, leur force vient de leur connaissance des pratiques
des autres et de leur capacité à les adapter à la situation creusotine en les améliorant.

La naissance de la cantine au Creusot : une question de circonstances


Au XIXe siècle, les Schneider n’aiment pas les cantines ou, plutôt, n’en ressentent
pas le besoin. Dans les entreprises où elles sont introduites, elles visent d’abord
à résoudre les problèmes posés pas l’éloignement entre le domicile et le lieu de
travail et à accroître l’efficacité et la rationalisation de la production. Or, au Creusot,
beaucoup d’ouvriers habitent à quelques pas des ateliers et les méthodes de travail
changent lentement entre la fin du XIXe siècle et les années 1940. Les cantines
n’apparaissent donc que lorsque les conditions familiales ne sont plus remplies ou
quand l’approvisionnement de la ville devient difficile, comme lors des deux guerres
mondiales avec l’arrivée massive de travailleurs d’origine étrangère et d’une main-
d’œuvre temporaire moins qualifiée, souvent célibataire. Dans tous les cas, la déci-
sion du patron reste naturellement motivée par l’intérêt bien compris de ses affaires.
Aider ou protéger ses ouvriers, c’est protéger l’entreprise contre cet extérieur qui en
menace l’efficacité et la pérennité ou, plus exactement, l’efficacité et la pérennité du
contrôle du maître de forges.
L’ouverture d’un premier « restaurant ouvrier » a lieu en août 191737. Elle ne
peut se comprendre sans être replacée dans le contexte de la politique nationale
déployée autour des usines de guerre, orchestrée par le socialiste Albert Thomas,
sous-secrétaire d’État puis ministre en charge de l’armement, qui en profite pour
esquisser une politique contractuelle38. L’usine du Creusot se trouve évidemment
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dans une position stratégique et les plus hautes autorités de l’État lui rendent visite
tout au long de la guerre, Raymond Poincaré le 16 juin 1915, Albert Thomas en
septembre 1915 et surtout le 17 avril 1916, où il prononce un important discours
sur la mobilisation ouvrière à un moment où, sur le plan national, la multiplication
des grèves signale son affaiblissement 39. Il n’est pas impossible que la question ali-
mentaire ait été évoquée lors de ces visites, l’approvisionnement des usines de guerre

34. U. Thoms, “Industrial canteens in Germany, 1850-1950”, in M. Jacobs et P. Scholliers (eds.),


Eating Out in Europe: Picnics, Gourmet Dining and Snacks Since the Late Eighteenth Century, Oxford,
Berg, 2003, p. 351-372.
Le Mouvement Social, avril-juin 2014 © La Découverte

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35. Anonyme, Résultats de l’enquête ouverte par les officiers du corps des mines sur la situation des
ouvriers dans les mines et les usines métallurgiques de la Belgique, Bruxelles, Bruylant-Christophe, 1869.
36. AFB, SS 0804-02, Descriptif de l’économat de la maison Krupp, 1901 ; E. Monthaye (Lieut.-
col.), Krupp à l’exposition de Chicago de 1893, Bruxelles, C. Mucquardt, 1894, p. 137.
37. M. Baum, Le restaurant ouvrier Schneider du Creusot en 1917 : de la mesure de guerre à l’œuvre
paternaliste, mémoire de Master 1 sous la dir. de S. Gacon, Université de Bourgogne, 2011.
38. Voir l’article de Xavier Vigna dans ce numéro.
39. Nous disposons de nombreux comptes rendus de ces visites et en particulier de deux albums
photographiques de la collection privée d’Albert Thomas déposés à la Bibliothèque nationale de
France (département Estampes et photographie, 4 VE 1524 et 1525) et consultables en ligne sur
Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84328468/ et http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/
btv1b84324479/.
Les trois âges du paternalisme n 37

étant au centre des préoccupations du ministre qui réfléchit à la fois en termes


d’efficacité au travail et d’amélioration de la condition des travailleurs. Comme il
l’écrit en 1917 :
« Quand une usine occupe un nombre considérable d’ouvriers et d’ouvrières,
dont une bonne partie […] se trouve dans l’impossibilité d’aller manger chez
eux, l’usine doit leur procurer le moyen de prendre leurs repas à un prix qui
ne soit pas excessif et dans des conditions de confort acceptables. […] Sans
ces restaurants, l’usine est incomplète : ce n’est pas une sorte d’annexe qu’elle
peut posséder ou non, selon les idées ou les tendances de la direction, c’est
un organe essentiel, qui fait partie intégrante de l’usine et dont elle ne peut
absolument pas être privée »40.
La nécessité d’ouvrir un restaurant pour les ouvriers est apparue au Creusot à la
fin de l’année 1916 lorsque les affectés spéciaux ont commencé à rentrer du front41.
Les effectifs de l’usine atteignent des sommets en 1917. Pour la première fois dans
l’histoire de l’entreprise, des femmes travaillent en nombre dans les ateliers et l’on a
recours, aux côtés des prisonniers de guerre, à une main-d’œuvre originaire du Sud
de l’Europe ou des colonies : Portugais, « Chinois » et « Kabyles » pour reprendre
la nomenclature de l’époque42. Un dernier élément intervient sans doute de façon
déterminante dans la décision de la direction : la guerre est une nouvelle occasion
pour les milieux ouvriers de tenter de battre en brèche l’autorité patronale. Malgré
l’échec retentissant d’une coopérative de production ouvrière dont Jaurès avait
pourtant posé la première pierre en 1900, ils cherchent à créer une coopérative
alimentaire ouvrière. Le 20 janvier 1917, un meeting présidé par Achille Daudé-
Bancel, secrétaire général de la Fédération nationale des coopératives de consom-
mation, pourtant proche du modéré Charles Gide, réunit plus de 200 personnes au
Creusot avec pour objectif « la création prochaine d’un restaurant coopératif »43, ce
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qui est alors en parfaite harmonie avec les souhaits gouvernementaux.
Les choix de la direction sont donc révélateurs à la fois de la nécessité immédiate
et d’une forme de résistance à ce qui est vécu comme une double menace de l’État
et de la base ouvrière. La structure qui se met en place n’est pas une coopérative
ouvrière à l’image de celle qui a ouvert ses portes chez Renault, à Billancourt, et dont
Albert Thomas ne cesse de faire la promotion. Après de longues enquêtes menées en
Grande-Bretagne et à Lyon, la grande métropole toute proche, Schneider fait le choix
d’un restaurant confié à un concessionnaire lyonnais, la maison Castanet-Lebrat44.
L’établissement est situé rue de la Gare, au plein cœur de la ville, à proximité de tous
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40. Bulletin des usines de guerre, 6 août 1917. Une commission pour l’organisation des cantines des
usines de guerre présidée par André Citroën est en place en 1917.
41. Sur les travaux préparatoires et les enquêtes, la source principale est AFB, SS 0575-04. Une loi
adoptée le 26 juin 1915 renvoie en effet à l’arrière, comme « affectés spéciaux » dans les usines d’arme-
ment considérées comme stratégiques, environ 500 000 ouvriers qualifiés mobilisés en 1914.
42. Sur Le Creusot pendant la guerre : D. Schneider et al. (dir.), Les Schneider, Le Creusot…,
op. cit., p. 188 ; sur la mobilisation des femmes pendant la guerre : L. Lee Downs, L’inégalité à la
chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre (1914-1939),
Paris, Albin Michel, 2002, p. 81-86.
43. AFB, SS 0575-04, Schneider et Cie, restaurants ouvriers : convention relative à l’exploitation
d’un restaurant ouvrier ; états mensuels ; rapport de mission ; bâtiment, tarifs, recettes. 1916-1938.
44. Voir AFB, SS 0575-04, et M. Baum, Le restaurant ouvrier Schneider du Creusot, op. cit., p. 55-63.
38 n Stéphane Gacon et François Jarrige

les ateliers. C’est un vaste bâtiment de plus de mille places dans lequel hommes et
femmes, employés, contremaîtres et ouvriers fréquentent des salles différentes selon
l’usage de l’époque.
Le « restaurant ouvrier » fournit entre 1 024 et 1 322 repas par jour d’octobre
1917 à février 191845. Lieu d’alimentation, il est aussi, dans une logique voulue par
tous les réformateurs sociaux de la fin du siècle, le lieu d’une sociabilité et de loisirs
très contrôlés. Des salles de lecture, placées à chaque extrémité, permettent la lecture
des journaux sélectionnés par la direction ; des salles pour les jeux de boule et de
quilles sont aménagées pour la détente. Le restaurant ne nourrit cependant qu’une
partie limitée de la population ouvrière creusotine et chaque communauté « exté-
rieure » dispose de ses propres cantines dans une logique qui signale les multiples
lignes de ségrégation existant dans l’usine en guerre. Le restaurant de la rue de la
Gare n’accueille en janvier 1918 que 17 % des ouvriers « nourris par la société »,
les plus nombreux à être pris en charge étant les « Chinois » (35 %), suivis des
prisonniers de guerre (34 %), des « Kabyles » et des Portugais46.

Ill. 3. Le projet de cantine de la rue Anatole France47.


Collection Académie François Bourdon.
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45. AFB, SS 0575-04.


46. Chiffres cités par M. Baum, Le restaurant ouvrier Schneider du Creusot, op. cit., p. 146.
47. AFB, SS 1108.
Les trois âges du paternalisme n 39

Si le restaurant ouvrier ne prend pas la forme coopérative rêvée par le ministre, la


question de l’approvisionnement de la ville inquiète suffisamment l’entreprise pour
qu’elle crée la Société générale d’approvisionnements économiques (SAPECO),
chargée de coordonner l’ensemble des activités de l’usine dans ce domaine et qui
place de fait, et jusque dans les années 1960, les différentes coopératives sous sa
tutelle48.
Albert Thomas avait l’ambition de mettre en place un dispositif d’alimentation
ouvrière qui constituerait « les premières assises d’un vaste édifice destiné à durer
même après la guerre »49. L’avenir du restaurant ouvrier du Creusot laisse penser que
le patron ne partageait pas son analyse. En effet, si l’établissement ne disparaît pas
immédiatement après l’armistice, son activité diminue rapidement et les pratiques
familiales redeviennent la norme, même pour les populations d’origine étrangère
qui ne représentent jamais plus de 10 % de la population, soit bien moins que
dans nombre de centres industriels50. Aux « Chinois », Algériens et Portugais arrivés
pendant la guerre, mais qui repartent en grande partie, s’ajoutent au lendemain
du conflit des Italiens, des Russes et des Polonais. Cette population, arrivée dans
le cadre de conventions d’État à État, est davantage composée de familles, ce qui
permet de développer des pratiques domestiques et l’on voit, par exemple, à ce titre,
apparaître des boulangeries et des boucheries polonaises51. Si les célibataires sont
classiquement logés par l’usine ou chez l’habitant, le restaurant ouvrier pâtit de leur
progressive intégration, les mariages mixtes n’étant pas rares. Il n’accueille plus que
quinze à vingt pensionnaires à la fin des années 1920 et ferme en janvier 193152.
La Seconde Guerre mondiale est l’occasion du retour de la restauration collective
dans le paysage creusotin. Le poids des circonstances, les injonctions du gouverne-
ment de Vichy et des autorités allemandes l’expliquent largement. Depuis 1936-
1937, les activités militaires du Creusot sont nationalisées et l’usine Schneider – qui
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produit essentiellement du matériel ferroviaire – est suffisamment stratégique pour
être placée sous contrôle militaire allemand. La Mission de contrôle allemande char-
gée de surveiller l’usine pendant la guerre fait d’ailleurs pression pour que le repas
de midi soit pris en commun. La direction refuse de céder à ces exigences au nom
de « l’habitude » que les ouvriers ont de « déjeuner en famille », en arguant que cela
provoquerait un important « mécontentement » parmi la main-d’œuvre53. Pendant
la guerre, la population ouvrière diminue sensiblement du fait de la réduction de
l’activité ainsi que de l’absence de nombreux prisonniers de guerre. Mais les femmes
reprennent le chemin des ateliers et, surtout, dans un lieu menacé par les bombarde-
ments – la ville est touchée à deux reprises, le 17 octobre 1942 et le 20 juin 1943 –,
la main-d’œuvre est invitée à se mettre à l’abri auprès de parents ou à la campagne,
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48. AFB, 187 AQ 538-C-28, Direction administrative, comptabilité centrale, service trésorerie.


Sociétés diverses : Société générale d’approvisionnements économiques (SAPECO), gestion de la parti-
cipation de Schneider et Cie (1917-1961).
49. Bulletin des usines de guerre, 6 août 1917.
50. M. Perrin, « Le Creusot », art. cité, p. 270-271.
51. Ibid.
52. M. Baum, Le restaurant ouvrier Schneider du Creusot, op. cit., p. 108.
53. AFB, SS 0824-02, Procès-verbal de la réunion du 21 août 1941, 27 août 1941 ; SS 0937-04,
Schneider et Cie, affaires sociales : mission allemande, 1942-1943 ; SS 0642, Schneider et Cie, guerre :
cantine pour l’usine, 1941-1945.
40 n Stéphane Gacon et François Jarrige

ce qui rend indispensable, en un temps de pénuries croissantes, la mise en place de


dispositifs d’alimentation collective à proximité du lieu de travail54.
La situation du Creusot n’est pas originale et correspond à celle qui a été
très bien décrite pour la région parisienne ou le Nord. Entre le 1er janvier 1941
et le 15 avril 1942, 65 nouvelles cantines d’usine sont créées dans les industries
métallurgiques et mécaniques de la région parisienne. En novembre 1943, plus de
400 000 rationnaires pouvaient y fréquenter une cantine d’entreprise, 50 000 en
Seine-et-Oise. Dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais, on comptait,
fin 1942, 800 cantines d’entreprise et 18 restaurants à prix réduits financés par des
entreprises55. Ces créations sont largement le produit d’une demande gouverne-
mentale qui reprend les circulaires édictées pendant la Grande Guerre mais avec
des intentions bien différentes, la production dans les usines françaises devant être
maintenue, par fierté nationale et surtout pour satisfaire les demandes allemandes.
Ainsi, une circulaire du secrétaire d’État au Travail, René Belin, datée du 16 août
1940, recommande aux patrons d’ « encourager au sein des entreprises la création
de cantines où les travailleurs pourraient trouver, à un prix modique, une nourriture
saine », un texte à comprendre dans le contexte d’un durcissement du rationnement
et dans l’esprit de ce que sera la Charte du Travail56.
Au Creusot, le système du « ravitaillement en commun » ou de la « nourriture
en commun » commence le 6 octobre 1941. En 1942, trois cantines sont recensées
dans le bassin, le restaurant ouvrier de la rue Anatole France (ex rue de la Gare), une
cantine à l’usine du Breuil, dans les immenses ateliers de construction mécanique
construits pendant la guerre précédente (le réfectoire du service de construction
mécanique, 1re division), et une dernière à l’usine Henri-Paul à Montchanin (le
réfectoire du service fonderies). Ces établissements ne fonctionnent pas tous selon
la même logique. Comme pendant la première période de son histoire, la cantine
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de la rue Anatole France est concédée à un exploitant57 alors qu’au Breuil, le can-
tinier Thomas est un salarié de l’entreprise58. Dans l’été 1942, elles servent plus de
1 100 repas par jour à des ouvriers qui doivent être préalablement inscrits59.
La Chambre professionnelle départementale de l’industrie hôtelière est chargée du
ravitaillement et l’alimentation distribuée porte la marque du rationnement. La situa-
tion se dégrade au début de l’année 1942, même si les archives témoignent des efforts
inlassables de la direction pour améliorer les rations et obtenir davantage de cartes de

54. C. Capuano, « Travailler chez Schneider sous l’Occupation. Le cas des usines Schneider du
Creusot », in C. Chevandier et J.-C. Daumas (dir.), Travailler dans les entreprises sous l’Occupation,
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actes du colloque de Dijon et Besançon, juin et octobre 2006, Besançon, Presses universitaires de
Franche-Comté, Les Cahiers de la MSH Ledoux, 2007, p. 187-207 ; F. Berger, « La société Schneider
face au travail obligatoire en Allemagne », ibid., p. 67-86.
55. F. Grenard, « La question du ravitaillement dans les entreprises françaises : insuffisances et
parades », ibid., p. 395-410.
56. AFB, SS 0642.
57. Le concessionnaire s’appelle Jean Bouillon. AFB, SS 0642.
58. AFB, SS 0642, Note de service du 24 septembre 1941. On sait qu’il touche un salaire mensuel
de 1 800 francs en novembre 1941. La cantine de l’usine Henri-Paul semble exploitée directement, bien
que les archives ne permettent pas de trancher sur ce point.
59. AFB, SS 0642. En juillet 1942, on dispose d’une note qui indique 1 123 repas par jour soit
26 726 par mois.
Les trois âges du paternalisme n 41

Ill. 4 et 5. Le restaurant ouvrier du Creusot en 1917 : cuisine et salle à manger60.


Collection Académie François Bourdon.
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Le Mouvement Social, avril-juin 2014 © La Découverte

60. AFB, SS 0576-03, Schneider et Cie, usine du Creusot, œuvres sociales, gestion du personnel ;
restaurant ouvrier rue de la Gare au Creusot, l’une des deux grandes salles à manger, le 27 avril 1918.
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travailleurs de force. L’entreprise tente donc d’atténuer les difficultés des populations
ouvrières en multipliant au plus près des ateliers les réfectoires et les « réchauffoirs »
ainsi qu’en créant de nombreux jardins familiaux. Mais ces initiatives n’empêchent
pas les récriminations, comme cette protestation de 108 ouvriers du Breuil le 11 mars
1942 ou celle de 354 ouvriers qui se plaignent, le 19 septembre 1942, du prix et du
contenu des assiettes. Pourtant, nombreuses sont les familles qui, tout en n’apparte-
nant pas à l’usine, réclament d’avoir accès aux cantines. En effet, la situation devient
critique pour toute la population creusotine après le bombardement de juin 1943.
Une cantine du Secours national est alors mise en place pour l’ensemble des sinistrés et
reste ouverte jusqu’au 1er janvier 1944. Ces mesures demeurent très largement insuffi-
santes et la tension croissante au fil des mois dans la ville explique en grande partie les
grèves qui éclatent en 1944 ; c’est pourquoi plusieurs des dispositifs organisés durant
le conflit sont maintenus pendant de longs mois après la fin de la guerre61.

La cantine, l’économie contractuelle et la sortie du paternalisme


Après 1945, un nouvel âge industriel s’ouvre pour le Creusot. L’entreprise connaît
d’importantes transformations de son organisation en lien avec la reconstruction
de l’après-guerre et les mutations de l’industrie sidérurgique. Elle abandonne son
activité d’armement, se recentre sur le transport, se diversifie dans le domaine
du BTP et surtout de l’électricité, puis du nucléaire. Immédiatement après la
Libération, l’entreprise étend encore ses capacités de production et participe aux
grands programmes d’équipement du pays. Parallèlement, l’arrivée en 1942 à la tête
de l’entreprise de Charles Schneider, animé par un esprit très différent de celui de
son père, constitue un tournant dans la gestion de l’entreprise. Figure majeure de la
reconstruction du pays, il développe une politique commerciale active pour exporter
les produits du Creusot vers les pays en voie de développement. Il importe des États-
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Unis de nouvelles méthodes de rationalisation et de modernisation qui débouchent
sur une diminution des effectifs de l’usine et la transformation de son équipement.
Dès 1949-1950, les hauts fourneaux disparaissent et les aciéries sont électrifiées62.
Ces mutations industrielles et familiales s’accompagnent de profondes transfor-
mations du cadre juridique de la société. En 1949, face à la peur des nationalisations
et pour permettre à la famille de conserver sa mainmise sur le groupe, la société
Schneider et Cie est transformée en holding dont une filiale, la Société des forges
et ateliers du Creusot (SFAC), regroupe la plus grande partie des activités sidérur-
giques63. Outre les usines du Creusot, la nouvelle entreprise exploite les établisse-
ments d’Anzin, Chalon-sur-Saône, Lormont, en Gironde, et Saint-Étienne. À partir
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des années 1950, elle absorbe ou participe à diverses autres sociétés pour résister à
la concurrence internationale et diversifier ses activités. Même si la mainmise de
la famille sur le groupe se maintient et si l’ancien paternalisme subsiste, ce dernier

61. AFB, SS 0642. Une note du 11 septembre 1945 précise le fonctionnement des cantines, qui reste
sensiblement celui qui a existé pendant toute la guerre.
62. T. de la Broise et F. Torrès, Schneider, l’histoire en force, Paris, De Monza, 1996.
63. Les archives de la SFAC sont en partie conservées au Centre des archives du monde du travail à
Roubaix, sous la cote 167 AQ, et à l’AFB, au Creusot, sous la cote 187 AQ.
Les trois âges du paternalisme n 43

entre progressivement en crise, ce qui amène à une réorganisation des façons de


penser l’alimentation au travail64.
La période dite des « Trente Glorieuses » commence au Creusot avec la recons-
truction de la ville et des ateliers, ce qui correspond par ailleurs, comme dans le
reste de la France, avec l’affirmation de l’État social et l’évolution des relations au
sein de l’entreprise. Comme à Clermont-Ferrand chez Michelin, les innovations
ne font pas table rase des institutions antérieures et ne semblent pas bouleverser
radicalement les relations entre l’usine et sa main-d’œuvre65. L’ordonnance du
22 février 1945 et la loi du 16 mai 1946 qui instituent les comités d’entreprises
ne réalisent pas l’ambitieux projet de démocratie économique et sociale contenue
dans le programme du Conseil national de la Résistance. L’objectif est d’abord
d’accroître les rendements en associant les ouvriers à la gestion de l’entreprise.
Dans le domaine social il s’agit de remplacer « la démarche d’assistance indivi-
duelle et privée, gérée par le patron seul » par une forme de protection davantage
institutionnalisée et contrôlée par les ouvriers66. Les comités d’établissement se
voient d’ailleurs reconnaître la gestion des œuvres sociales de l’entreprise, notam-
ment celles qui ont trait à l’accroissement du bien-être des ouvriers, qu’il s’agisse
des cantines, du logement, des colonies de vacances ou des loisirs. La gestion de
l’entreprise change lentement, le paternalisme fait de la résistance alors que les
syndicats ouvriers connaissent un essor remarquable dans le sillage de la Résistance.
L’entreprise Schneider semble se « normaliser », bien que la période de l’après-
guerre au Creusot demeure mal connue et réclame de nouvelles recherches. En
matière alimentaire, le tissu de la période antérieure se maintient cependant dura-
blement autour des coopératives de quartier et de la SAPECO, qui ne disparaissent
vraiment qu’avec la révolution commerciale des années 1960-1970 et l’ouverture
des premiers supermarchés67. La cantine de la rue Anatole France, désormais gérée
par le comité d’établissement, devient un lieu important d’alimentation collective,
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en particulier au moment de la reconstruction de la ville.
La modernisation de ses locaux s’impose. Dès le début des années 1950, les
responsables du comité d’établissement soulignent un état de vétusté tel « qu’il n’est
plus possible d’envisager des réparations » et proposent « de construire un nouveau
bâtiment sur un emplacement situé à côté du bâtiment actuel »68. Alors que la ville
tout entière est un vaste chantier, en particulier le quartier du Guide et celui des
ateliers, la réflexion sur la reconstruction de la cantine s’inscrit dans la logique d’un

64. N. Mauchamp, « Paternalisme et sortie du paternalisme au Creusot », in T. et N. Lowit,


D. Martin et al., Modernisation des entreprises en France et en Pologne : les années 1980, Paris,
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L’Harmattan, 1996, p. 83-101.


65. P. Quincy-Lefebvre, « Le système social Michelin de 1945 à 1973 ou l’épuisement d’un
modèle », in A. Gueslin (dir.), Les hommes du pneu : les ouvriers Michelin à Clermont-Ferrand de 1940
à 1980, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1999, p. 93-219.
66. Au Creusot, où les usines appartiennent à un grand groupe, on parle de comité d’établissement. Sur
les CE : M. Bertou, M. Cohen, J. Magniadas, Regards sur les CE à l’étape de la cinquantaine, Montreuil,
Vie Ouvrière éd., 1997 ; J.-P. Le Crom, L’introuvable démocratie salariale. Le droit de la représentation du
personnel dans l’entreprise (1890-2002), Paris, Syllepse, 2003 ; A. Leménorel, « Les comités d’entreprise
et le social : paternalisme, néopaternalisme, démocratie (1945-1990) », in A. Gueslin et P. Guillaume
(dir.), De la charité médiévale à la sécurité sociale, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1992, p. 248.
67. Témoignage de Camille Dufour recueilli au Creusot le 15 mars 2013.
68. AFB, SS 1108, Cantine et coopérative rue Anatole France (1952-1958).
44 n Stéphane Gacon et François Jarrige

nouvel urbanisme69. Son maintien sur son emplacement originel, central, souligne
la pertinence du choix initial et la permanence de son utilité pratique. Des plans
sont établis en 1954 pour la construction d’une salle à manger de taille plus modeste
que la précédente, comportant 480 places et obéissant à des normes de construc-
tion radicalement nouvelles70. Contrairement aux bâtiments qui l’avaient précédé,
érigés dans l’urgence des guerres, le restaurant inauguré le 20 février 1956 est une
construction soignée dont l’aménagement intérieur et extérieur a longuement été
débattu, et pas seulement pour des raisons financières. La séparation entre hommes
et femmes, ouvriers et employés n’est plus de circonstance et les salles de lecture ou
de détente disparaissent. Le bâtiment fonctionnel doit se réduire efficacement à son
usage alimentaire.
Dans les années 1950 et jusqu’au début des années 1960, cet établissement suffit
à satisfaire les besoins locaux, ouvriers et employés continuant à privilégier l’ali-
mentation domestique ou à apporter leur gamelle dans les réfectoires aménagés au
plus près des ateliers71. Une évolution sensible se dessine au cours des années 1960.
En 1962 l’entreprise lève les limitations qui pesaient depuis l’origine sur le travail
des femmes. « Jusqu’à cette date, rappelle Camille Dufour, l’entreprise licenciait les
femmes mariées après six mois de mariage »72, dans une logique qui était celle de
leur maintien au foyer et de leur mise à l’écart des ateliers « mal fréquentés ». À par-
tir de ce moment, le restaurant d’entreprise, jusqu’alors essentiellement fréquenté
par des hommes célibataires, accueille de plus en plus de couples mariés73.
Cette situation nouvelle, qui accompagne une sensible évolution des modes de
vie et témoigne de l’évolution de la place des femmes dans la société et des nou-
veaux rapports au travail, explique que l’on envisage une augmentation de l’offre de
restauration collective. L’une des premières initiatives du Comité interentreprises de
gestion des œuvres sociales du site du Creusot (CIEGOS), apparu en 1970, quelques
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mois avant la naissance de Creusot-Loire, est de mettre à l’étude la construction
d’un nouveau restaurant, rue de Chanzy, qui fonctionne encore aujourd’hui74.

69. M. Bouillon, Le Creusot. Regards sur le passé, t. 4, La reconstruction (1945-1970), Le Creusot,


Nouvelles éditions du Creusot, 2008.
70. Le comité d’établissement du 5 novembre 1953 examine les plans et propose des aménagements,
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en particulier au niveau de la cuisine. AFB, SS 1108, loc. cit.


71. On dispose par exemple d’un plan de réaménagement du vestiaire et du réfectoire du « refuge
central » daté du 10 février 1948 : AFB, SS 1103, Équipement social usine du Creusot (1947-1948).
Il s’agit cependant d’un local de très faible taille ne réservant que quelques places aux ouvriers qui pou-
vaient faire réchauffer leurs plats et trouvaient une table.
72. Correspondance avec les auteurs du 25 juin 2013.
73. Sur le plan de 1954, on compte deux cabines de WC pour les femmes contre six pour les hommes…
74. AFB, 01 MDL 0079, Comité interentreprises de gestion des œuvres sociales du site du Creusot
(CIEGOS) : mise en place, statuts, procès-verbaux des réunions, frais de fonctionnement, convention
de location des bureaux rue de Chanzy et du restaurant d’entreprise de Chanliau, règlement intérieur du
comité d’établissement de l’usine du Creusot du 15 janvier 1969. AFB, 01 D 0133-03, Creusot-Loire :
permis de construire n°50610 pour le restaurant d’entreprise Chanliau (rue de Chanzy).
Les trois âges du paternalisme n 45

Pendant le long siècle de son existence, le paternalisme schneidérien s’est donc


globalement montré hostile au dispositif de la cantine qu’il n’a adopté que de mau-
vaise grâce pendant les périodes de crises exceptionnelles qu’ont été les deux guerres
mondiales. En temps de paix – et de paix sociale –, l’entreprise privilégie le repas
à domicile et un modèle familial fondé sur le rôle nourricier des ménagères ; la
cantine est surtout destinée aux travailleurs étrangers, aux jeunes célibataires et aux
travailleurs situés à la marge.
C’est donc au moment même où la restauration collective dans les entreprises
tend à se normaliser sous l’égide de l’État dans le cadre d’une économie contrac-
tuelle que l’ancien paternalisme commence à disparaître. En France, le décret du
5 octobre 1960 impose en effet aux entreprises de plus de vingt-cinq salariés de
mettre à leur disposition un local de restauration, ce qui favorise la multiplication
des restaurants d’entreprise.
L’année 1960 marque un nouveau tournant dans l’histoire du paternalisme
creusotin : la mort de Charles Schneider, le dernier dirigeant charismatique de
l’entreprise, ouvre en effet une nouvelle phase au cours de laquelle celle-ci passe
progressivement aux mains des financiers. Par ailleurs, la crise montante des indus-
tries sidérurgiques dans les années 1960-1970 amène une réorganisation du groupe,
un désengagement de l’État et une marginalisation progressive du site du Creusot,
manifeste notamment en 1970 avec la disparition de la SFAC et la naissance de la
société Creusot-Loire. Les difficultés financières se succèdent ensuite jusqu’au dépôt
de bilan en 1984.
Alors même que le souvenir du passé usinier de la ville demeure particulière-
ment présent et se trouve réinvesti sous la forme de musées et d’associations, aucune
mémoire locale de la cantine ne semble subsister. Pour la main-d’œuvre réticente
comme pour le patronat, la cantine, à la différence des écoles, voire des activités
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sportives, n’était qu’un pis-aller.
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