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SOCIALISME ET TRAVAIL

Alain Chatriot

Société d'études jaurésiennes | « Cahiers Jaurès »

2009/1 N° 191 | pages 31 à 47


ISSN 1268-5399
DOI 10.3917/cj.191.0031
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HISTOIRES DU SOCIALISME

Socialisme et travail

« Socialisme et travail », le thème peut paraître aujourd’hui quelque


peu étrange au regard des tendances internationales de l’historiographie.
Il semble cependant que par de multiples aspects il puisse être considéré
comme central, car il s’agit sans doute d’un bon moyen pour réinterroger
de nombreuses questions classiques sur le monde ouvrier, la grève, les
syndicats, les réformes sociales, les professions ou encore la santé au tra-
vail. Ces différents thèmes ont connu des destins historiographiques par-
fois très distincts, mais il peut sembler intéressant de les réunir en repre-
nant pour point de départ différentes contributions de Madeleine Rebé-
rioux. Par une telle démarche, on ne cherche ni à dresser un tableau ex-
haustif des recherches en sciences sociales sur la thématique de socialisme
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et travail, ni à démontrer que Madeleine Rebérioux serait à l’origine de
toute recherche sur ces questions. Il est cependant certain que par son
ouverture et son goût pour les articles et les préfaces, cette historienne a
pu aborder beaucoup de questions qui permettent de réfléchir à ce vaste
continent historiographique et à son évolution au cours des quarante
dernières années.
Plusieurs réflexions collectives récentes se sont interrogées en histoire
sociale et en histoire politique sur le devenir du travail que ce soit à
l’échelle individuelle, collective ou institutionnelle. Plusieurs manifesta-
tions scientifiques ont ainsi accompagné la commémoration en 2006 du
centenaire du ministère du Travail, dont le premier titulaire, René Vi-
1
viani, était un socialiste indépendant . Dans le numéro 200 du Mouve-
ment social, revue à laquelle Madeleine Rebérioux était attachée, deux
spécialistes du monde ouvrier ont proposé un essai suggestif et on peut
noter avec eux les paradoxes d’un secteur historiographique pour lequel

1. Alain CHATRIOT, Odile JOIN-LAMBERT, Vincent VIET (dir.), Les politiques du


Travail (1906-2006). Acteurs, institutions, réseaux, Rennes, Presses universitaires de Ren-
nes, 2006.

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« tout, ou presque, reste à faire lorsque l’entrée en crise de l’histoire so-


ciale et le déclin du mouvement ouvrier conjuguent leurs effets pour
détourner les jeunes chercheurs d’une thématique déclarée obsolète avant
2
d’avoir pleinement fructifié » . Si l’entreprise collective gigantesque du
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, dit le « Maitron », du
nom de Jean Maitron, son initiateur, se continue, il est certain que des
questions nouvelles sont aujourd’hui posées à ces problématiques classi-
ques.
Plusieurs questions auraient dû logiquement s’intégrer dans ce rap-
port tant elles comptent dans la problématique du travail et des mondes
sociaux et tant Madeleine Rebérioux les a régulièrement traitées. Pour
des raisons d’organisation, d’autres sessions leurs sont consacrées, je ne
peux donc rappeler que pour mémoire les enjeux internationaux, démo-
cratiques et genrés de ce sujet. Sur ce dernier point en particulier bon
nombre de travaux dont il sera question demain ont poursuivi certaines
3
des pistes inaugurées par M. Rebérioux .
Trois axes organisent les brefs propos qui suivent : une réflexion sur
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le socialisme face à la société industrielle à l’époque de Jaurès, la vaste
question des formes de mobilisation collective du mouvement ouvrier
autour des partis, syndicats, mutuelles et coopératives, et enfin la ques-
tion des réformes sociales et du rôle de l’État.

Face à la société industrielle


e e
L’organisation de la société industrielle tout au long des XIX et XX
siècles a beaucoup intéressé Madeleine Rebérioux qui s’en est saisi par
différents aspects : la réflexion de Jaurès, évidemment, sur celle-ci ;
l’évolution des différentes professions dans le monde ouvrier ; la place

2. Christian CHEVANDIER, Michel PIGENET, « L’histoire du travail à l’époque


contemporaine, clichés tenaces et nouveaux regards », Le Mouvement social, n° 200,
2002, pp. 163-169, p. 164.
3. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Une « vieille histoire » ? », Clio, n° 3, 1996,
Métiers. Corporations. Syndicalisme, en ligne : <http://clio.revues.org/index458.html> ;
Laura Lee DOWNS, L’inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industriel
métallurgique en France et en Angleterre, Paris, Albin Michel, 2002 ; Delphine GARDEY,
La dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau, 1890-1930, Paris,
Belin, 2002 et Sylvie SCHWEITZER, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire du
e e
travail des femmes aux XIX et XX siècles, Paris, Odile Jacob, 2002.

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HISTOIRES DU SOCIALISME

des représentations artistiques du travail ou encore des grandes questions


économiques posées par la transformation du monde social.
Partant de Jaurès, dirigeant socialiste, Madeleine Rebérioux com-
mence par rappeler que « ni sa famille, ni ses études, ni ses activités uni-
versitaires ne prédisposent Jaurès à connaître, à comprendre la classe
4
ouvrière – moins encore à lutter avec elle » . Si les expressions de « classe
ouvrière » ou de prolétariat sont régulièrement employées, l’historienne
est attentive aux différentes traditions professionnelles ; elle souligne
d’abord l’enracinement de Jaurès à Carmaux et le lien qu’il se construit
avec les mineurs, même si celui-ci n’est pas exclusif : « Entre Carmaux et
lui s’établit peu à peu une étonnante symbiose : fidélité et réciproque
tendresse. Certes, Jaurès, à la différence de Basly et d’autres députés mi-
neurs, ne se laissera pas enfermer dans la défense de la mine. De meetings
en congrès, dans les commissions ad hoc de la Chambre et jusque sur les
champs de grève, il va rencontrer aussi les cheminots et les verriers, les
ouvriers du tulle et du lin, les chaussonniers de Fougères. Deux industries
semblent l’avoir moins sollicité : le bâtiment, fier héritier d’un grand
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5
passé, et la métallurgie dont le règne commence » .
Ces distinctions se retrouvent dans sa belle analyse du secteur du li-
vre dans la longue durée, elle écrit ainsi : « Dans le livre, plus encore
peut-être que dans d’autres branches, la notion même de qualification
6
doit être envisagée, sinon analysée dans sa complexité » . Cette attention
aux qualifications se retrouve dans de très nombreux travaux d’historiens
et de sociologues. À propos des ouvriers du verre, dans la préface qu’elle a
donné au récit de vie d’Eugène Saulnier, elle explique également :
« L’organisation de la journée continue qui modifie le rythme de vie des
ouvriers, le travail du verre, et surtout du verre soufflé, reste un métier
pas comme les autres. Et d’abord un métier où la qualification relève des
pouvoirs du corps et associe à l’expérience des joies de la triomphale jeu-

4. Madeleine REBÉRIOUX, « Vision du prolétariat », in Madeleine REBÉRIOUX, Par-


cours engagés dans la France contemporaine, Paris, Belin, 1999, pp. 345-353 [La Classe
ouvrière, 1976], p. 346.
5. Madeleine REBÉRIOUX, « Vision du prolétariat », art. cit., p. 347.
6. Madeleine REBÉRIOUX, « Les travailleurs du livre : la FFTL devant la crise de
l’emploi et des qualifications », in Madeleine REBÉRIOUX, Parcours engagés…, op. cit.,
pp. 205-227 [Technologies, Idéologies, Pratiques, 5, 2, 1985], p. 210.

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7
nesse » . Dans la même préface, en faisant référence aux travaux de son
collègue l’historien lyonnais Yves Lequin, elle réfléchit aussi aux ques-
tions de migrations et d’identité ouvrière : « Yves Lequin a décrit les ou-
vriers professionnels itinérants comme des médiateurs entre l’idéologie de
leur localité ou de leur entreprise d’origine et les revendications du lieu
8
où ils s’installent » .
C’est dans ce même ouvrage qu’elle réfléchit au rapport du monde
ouvrier à la terre et à l’agriculture : « Compagne de chaque jour, la terre
reste ainsi l’ultime recours dès que l’homme de l’usine rurale, chargé
9
d’enfants ou de parents, ne peut ou ne veut pas partir en ville » . On doit
cependant noter que les mobilisations agricoles, le rôle du syndicalisme et
les liens entre socialistes et monde rural ne l’avaient que peu intéressé
alors qu’ils constituent une dimension importante du rapport des socia-
e 10
listes au travail au XX siècle .
Un autre aspect pour lequel malgré tout Madeleine Rebérioux a
consacré quelques analyses au travail agricole est la vaste question de la
représentation du travail dans les arts. Lié à son engagement pour le mu-
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sée d’Orsay, l’historienne a porté une grande attention à ces sujets, elle
écrit ainsi : « Nos peintres ont-ils vu changer le travail rural au fil du
siècle ? Bien peu, à première vue : laboureurs, moissonneurs – les hom-
mes –, glaneuses – les femmes qui s’avancent dans le soir chargées de
11
bottes » .

7. Madeleine REBÉRIOUX, « Postface », in Michel CHABOT, L’escarbille. Histoire


d’Eugène Saulnier ouvrier verrier, Paris, Presses de la Renaissance, 1978, pp. 267-281, p.
272.
8. Madeleine REBÉRIOUX, « Postface », art. cit., p. 275. Pour une présentation des
travaux d’Yves Lequin : Ouvriers, villes et société. Autour d’Yves Lequin et de l’histoire
sociale, Paris, Nouveau monde éditions, 2005.
9. Madeleine REBÉRIOUX, « Postface », art. cit., p. 271.
10. On peut se reporter sur ce point à Rémy PECH, Entreprise viticole et capitalisme
en Languedoc-Roussillon : du phylloxéra aux crises de mévente, Toulouse, Association des
publications de l’Université de Toulouse Le Mirail, 1975 et Rémy PECH, 1907 : les
mutins de la République. La révolte du midi viticole, Toulouse, Privat, 2007 ; ainsi qu’à
Édouard LYNCH, Moissons rouges. Les socialistes français et la société paysanne durant
l’entre-deux-guerres (1918-1940), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septen-
trion, 2002.
11. Madeleine REBÉRIOUX, « Préface », in Images du travail. Peintures et dessins des
collections françaises, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1985, pp. 11-
31, p. 17.

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HISTOIRES DU SOCIALISME

Dans l’histoire de la France ouvrière, elle consacre aussi des pages aux
représentations de l’ouvrier dans l’art et la littérature et distingue ainsi
« 1880-1890 : une décennie tournante, contemporaine d’une double
jeunesse, celle de la liberté, et même si elle avait déjà quelques ancêtres,
celle de la grève. Trois images de l’ouvrier la dominent : celle du héros du
12
travail, celle du martyr, celle de l’acteur social » . Refusant de réduire
l’histoire sociale à la seule histoire culturelle des représentations, Made-
leine Rebérioux n’oubliait cependant pas de réfléchir à l’imaginaire social
et aux questions spécifiques posées par les images représentant le monde
ouvrier.
L’interrogation historique sur la société industrielle ne se réduit pas
seulement à un suivi du monde ouvrier dans sa diversité. Dans ses analy-
ses du socialisme français, Madeleine Rebérioux a voulu comprendre
e e
comment au tournant des XIX et XX siècles, les militants et leurs lea-
ders appréhendent les transformations de la société et de l’économie. Les
remarques sont ici plus limitées, mais elles méritent d’être relevées.
Très attentive au travail effectué dans le journal de Jaurès, elle écrit :
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« L’Humanité s’associe d’ailleurs, mais assez modestement à ces tentati-
ves. Le quotidien que dirige Jaurès s’efforce de tenir les fils de quelques
grandes campagnes : dénonciation des pratiques caractéristiques de la
société industrielle en gestation, explication de mécanismes économiques
nouveaux à travers, par exemple, les articles de Lysis – alias l’économiste
Letourneur – dirigés contre les monopoles bancaires et les conditions de
13
placement de certains emprunts étrangers en France » . Ce débat porté
par Lysis a d’ailleurs été récemment reconsidéré par la politiste améri-
caine Suzanne Berger dans son ouvrage sur la « première mondialisa-
14
tion » . En analysant les prises de position jaurésiennes, M. Rebérioux a

12. Madeleine REBÉRIOUX, « L’ouvrier à travers l’art et la littérature », in Claude


WILLARD (dir.), La France ouvrière. Tome 1 : Des origines à 1920, Paris, Éditions socia-
les, 1993, pp. 457-463, p. 460.
13. Madeleine REBÉRIOUX, « Jaurès devant le problème de la croissance industrielle
e
au début du XX siècle », in Madeleine REBÉRIOUX, Parcours engagés…, op. cit., pp. 417-
434 [Frankreich Deutschland und die Zweite Internationale, am Vorabend des Ersten Welt-
kriege, 1989], p. 421.
14. Suzanne BERGER, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, Paris,
La République des idées, Le Seuil, 2003.

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CAHIERS JAURÈS, N° 191, JANVIER-MARS 2009

aussi montré l’intérêt de Jaurès pour les mutations que les sociétés de
15
commerce imposent à la propriété individuelle .
Cette première série d’aperçus sur le monde ouvrier et son appréhen-
sion par le socialisme français pose une série de jalons pour les travaux
des historiens. Actrice des historiographies labroussienne et marxiste,
Madeleine Rebérioux a cependant dans son appréhension du travail su
être très attentive à de nombreux phénomènes touchant aussi bien à des
questions de représentations qu’à des débats juridiques ou à des différen-
ciations sociales. Ses différentes pistes ont pu produire des travaux
16
contradictoires mais assez riches .

Les mobilisations collectives : partis, syndicats, mutuelles,


coopératives et grèves
Sans revenir trop longuement sur le débat classique des formes partis
et syndicats dans le développement du mouvement ouvrier français, il est
nécessaire en s’interrogeant sur les liens entre socialisme et travail
d’accorder une place importante aux différentes formes de mobilisation
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collective. Celles-ci ont bien sûr fait l’objet d’un investissement historio-
graphique considérable mais celui-ci a connu récemment des renouvel-
lements.
Attentive comme Jaurès à l’histoire longue et à l’héritage de la Révo-
lution française, Madeleine Rebérioux avait réfléchi aux freins déployés
e
tout au long du XIX siècle au développement du syndicalisme : « La
Révolution avait interdit aux salariés de se coaliser, de s’associer pour « la
défense de leurs prétendus intérêts communs ». La loi Le Chapelier (juin
1791), la « loi terrible » comme l’appelait Jaurès qui se refusait pourtant à
déceler la haine de classe chez ceux qui s’étaient penchés sur son berceau
(…) n’avait pas été abolie par la Convention. Tôt intégrée au Code pé-

15. La Petite République, septembre-octobre 1901, publié sous le titre Études socia-
listes en décembre 1901 par les Cahiers de la Quinzaine, avec une réédition présentée par
Madeleine Rebérioux chez Slatkine en 1979 ; Madeleine REBÉRIOUX, « Jaurès devant le
e
problème de la croissance industrielle au début du XX siècle », art. cit., p. 423.
16. Ce court texte n’est pas le lieu d’un débat sur les conséquences de l’histoire
culturelle sur l’histoire sociale classique, on aimerait juste indiquer que le débat ne se
réduit pas à une opposition entre histoire ouvriériste d’inspiration marxiste contre lin-
guistic turn…

36
HISTOIRES DU SOCIALISME

e
nal, et aggravée par ses soins, elle avait été maintes fois utilisée au XIX
siècle contre les associations ouvrières comme contre les sociétés républi-
caines, au reste souvent confondues, et les militants « avancés » avaient
appris à la maudire. Il fallut attendre 1884 pour que les syndicats enfin
légalisés cessent de tomber sous le coup des menaces de dissolution et
17
puissent coordonner librement leur action en se fédérant » . De nom-
18 19 20
breux travaux de sociologues , politistes et historiens ont complété ce
tableau en soulignant quelques aspects plus subtils touchant le poids du
jacobinisme dans la culture politique française.
Sur les rapports entre les parlementaires socialistes et la tradition du
syndicalisme d’action directe, Madeleine Rebérioux a bien montré la
force d’une tradition anti-étatiste dans une partie du socialisme français :
« On comprend mieux, dans ces conditions, à la fois les limites et la force
de l’hostilité à l’État dans le socialisme français au moment de son unifi-
cation. Elle est évidemment bien plus vigoureuse dans le mouvement
syndical dont les structures ne s’insèrent d’aucune manière dans les rets
du système parlementaire et gouvernemental et qui se recrute dans un
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milieu encore uniformément ouvrier : en 1905, le syndicalisme n’a pas
21
encore commencé à s’implanter chez les fonctionnaires » . Le point inté-
22
ressant est ici de souligner qu’à la suite des travaux de Jacques Julliard ,
d’autres mises au point collectives récentes ont renouvelé quelque peu ces
questions comme lors des travaux historiques proposés pour le centenaire
23
de la charte d’Amiens .

17. Madeleine REBÉRIOUX, « Socialisme et Révolution française », in Madeleine


REBÉRIOUX, Parcours engagés…, op. cit., pp. 119-137 [Article publié dans L’Héritage
politique de la Révolution française, 1993], pp. 125-126.
18. Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat, 1791-1884 : itinéraire
d’une catégorie juridique, Paris, LGDJ, 1999.
19. Pierre ROSANVALLON, Le modèle politique français. La société civile contre le ja-
cobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004.
20. Stephen L. KAPLAN, Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corpora-
e e
tisme ? XVIII -XX siècles, Paris, Belin, 2004.
21. Madeleine REBÉRIOUX, « Les tendances hostiles à l’État dans la SFIO (1905-
1914) », in Madeleine REBÉRIOUX, Parcours engagés…, op. cit., pp. 39-59 [Le Mouvement
social, octobre-décembre 1968], p. 44.
22. Jacques JULLIARD, Autonomie ouvrière. Études sur le syndicalisme d’action directe,
Paris, Hautes études, Gallimard, Le Seuil, 1988.
23. « Le syndicalisme révolutionnaire. La charte d’Amiens a cent ans », Mil neuf
cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 24, 2006.

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CAHIERS JAURÈS, N° 191, JANVIER-MARS 2009

Concernant la question cruciale de la grève, Madeleine Rebérioux a


paradoxalement peu écrit, mais cela s’explique par l’ampleur des travaux
24
de sa collègue Michelle Perrot . Suivant les combats jaurésiens, elle a
montré celui-ci appelé comme arbitre dans certains conflits collectifs.
25
D’autres travaux ont complété cette approche de la France en lutte . Sur
ce point, il faut signaler les progrès de l’historiographie réévaluant
l’importance de la justice prud’hommales dans le domaine des conflits
26
individuels du travail . Madeleine Rebérioux rappelle aussi que « [Jaurès]
est hostile à tout sabotage, à tout freinage : non seulement les ouvriers y
perdraient leur âme, mais la langueur de l’industrie, loin de les réveiller,
27
affaiblirait les énergies ouvrières » . Le point est intéressant alors que la
question du luddisme est réinterrogée aujourd’hui par les historiens dans
28
une perspective internationale .
À l’intersection de l’histoire sociale, de l’histoire culturelle et de
l’histoire politique, Madeleine Rebérioux a dirigé un livre collectif sur le
29
drame de Fourmies et sur la question des Premier Mai . En 2006, une
autre commémoration a permis que des travaux scientifiques assez neufs
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soient consacrés à un autre moment de mobilisation collective majeur du
début de siècle : la catastrophe minière de Courrières suivi d’une grève
très importante et d’une mobilisation des socialistes. Deux colloques

24. Michelle PERROT, Les ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris, La Haye,
Mouton, 1974. On peut également signaler la synthèse récente : Stéphane SIROT, La
e e
Grève en France. Une histoire sociale (XIX -XX siècle), Paris, Odile Jacob, 2002.
25. Maria Grazia MERIGGI, L’invenzione della classe operaia : conflitti di lavoro, or-
ganizzazione del lavoro e della società in Francia intorno al 1848, Milan, F. Angeli, 2002.
26. Alain COTTEREAU, « Cent quatre-vingts années d’activité prud’hommale », Le
Mouvement social, n° 141, octobre-décembre 1987, pp. 3-8. On attend la publication des
différents colloques tenus en 2007 pour le bicentenaire de cette forme institutionnelle
très originale et majeure pour comprendre l’histoire du travail à l’époque industrielle en
France.
27. Madeleine REBÉRIOUX, « Jaurès devant le problème de la croissance industrielle
e
au début du XX siècle », in Madeleine REBÉRIOUX, Parcours engagés…, op. cit., pp. 417-
434 [Frankreich Deutschland und die Zweite Internationale, am Vorabend des Ersten Welt-
kriege, 1989], p. 428.
28. Vincent BOURDEAU, François JARRIGE, Julien VINCENT, Les luddites. Bris de
machines, économie politique et histoire, Maisons-Alfort, Éditions Ère, 2006.
29. Madeleine REBÉRIOUX (dir.), Fourmies et les Premier Mai, Paris, les Éd. de
l’Atelier, 1994.

38
HISTOIRES DU SOCIALISME

30
dont les actes ont été publiés apportent beaucoup sur ces points, même
si l’histoire sociale et l’histoire politique en sont peut-être un peu les pa-
rents pauvres par rapport à l’histoire économique et à l’histoire des tech-
niques.
D’autres dimensions de l’action collective du mouvement ouvrier
ont retenu l’attention de Madeleine Rebérioux comme les coopératives et
les mutuelles. Sur le monde coopératif, on dispose enfin depuis peu de
31
temps de quelques travaux qui renouvellent les approches classiques .
Pour le mutualisme, l’historienne avait donné une précise présentation de
l’important congrès de 1883 en soulignant le jeu subtil des acteurs :
« Ces quelques pages n’ont eu qu’un triple objectif : souligner d’une part
la rupture politique que le congrès instaure clairement dans le mutua-
lisme en ralliant explicitement aux principes de liberté, à la République,
les sociétés qui y sont représentées ; mettre en évidence, en même temps,
le caractère durable de l’évolution engagée sous l’Empire : si l’on veut
que fonctionne la protection mutualiste, il y faut l’aide financière et donc
d’une certaine manière un certain contrôle de l’État ; faire apparaître
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enfin le recul de l’audience mutualiste dans la classe ouvrière, à travers
l’intérêt au total modeste que le parlement et le gouvernement portèrent
au congrès alors que le débat sur la législation des syndicats allait enfin
32
aboutir » . L’ample travail de Michel Dreyfus sur l’évolution du mutua-
lisme a montré son importance pour l’histoire du mouvement ouvrier
33 34
français . D’autres travaux soulignent également le rôle de ces questions
dans le cadre plus large des réformes sociales.

30. Denis VARASCHIN et Ludovic LALOUX (dir.), 10 mars 1906. Courrières, aux ris-
ques de l’histoire, Vincennes, GRHEN, 2006 et 10 mars 1906. La catastrophe des mines de
Courrières et après ?, Lewarde, Centre historique minier, 2007.
31. Patricia TOUCAS, Les coopérateurs. Deux siècles de pratiques coopératives, sous la
dir. de Michel DREYFUS, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005.
32. Madeleine REBÉRIOUX, « Premières lectures du Congrès de 1883. À propos des
sociétés de secours mutuels », in Madeleine REBÉRIOUX, Parcours engagés…, op. cit.,
pp. 245-260 [Prévenir, mai 1984], p. 260.
33. Michel DREYFUS, Liberté, égalité, mutualité : mutualisme et syndicalisme, 1852-
1967, Paris, Éditions de l’Atelier, 2001.
34. Maria Grazia MERIGGI, Cooperazione e mutualismo : esperienze di integrazione e
conflitto sociale in Europa fra Ottocento e Novecento, Milan, F. Angeli, 2005.

39
CAHIERS JAURÈS, N° 191, JANVIER-MARS 2009

Les réformes sociales


La question du réformisme est bien sûr centrale dans l’histoire du
socialisme français. Plutôt que de la saisir sur le plan de l’histoire politi-
que, il paraît important dans une réflexion sur le travail et le monde ou-
vrier de voir la manière dont cet aspect a constitué une préoccupation
constante des travaux de Madeleine Rebérioux et a pu connaître au cours
des dix dernières années de nombreux renouvellements historiographi-
ques.
« L’État commence à jouer un rôle nouveau dans la vie sociale : il
faudrait, pour en bien juger, étudier de près le fonctionnement du minis-
tère du Travail créé en 1906, le recrutement et le comportement des
inspecteurs du travail que des indications éparses semblent montrer assez
indépendants du patronat. Si médiocres d’ailleurs qu’apparaissent les lois
sociales votées pendant ces années, elles existent cependant et il n’est pas
certain que l’opposition manifestée par la CGT en 1910 à la loi sur les
35
retraites ait traduit l’opinion ouvrière » . Ce texte écrit par Madeleine
Rebérioux il y a plus de quarante ans a pour une part trouvé des réponses
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dans certains travaux de recherche comme ceux de Vincent Viet sur les
36
inspecteurs du travail .
Si toutes les grandes lois sociales n’ont pas fait l’objet de recherches,
37
plusieurs sont maintenant mieux connues comme celles sur les retraites .
Rééditant un texte de Jaurès prononcé au congrès national de la SFIO à
Nîmes les 7, 8 et 9 février 1910 quasi-totalement consacré aux « retraites
ouvrières et paysannes », Madeleine Rebérioux écrivait : « Voici le parti
socialiste là où l’on reconnaît le maçon : au pied du mur. Or, sur ce
thème essentiel, il s’est pendant longtemps peu exprimé, laissant ses élus
faire leur travail… Jaurès s’emploie à ramasser les arguments susceptibles
de convaincre les socialistes et, au-delà, la CGT, devenue une puissance,
du bien-fondé de sa position : la loi n’est pas bonne, mais il faut la voter.

35. Madeleine REBÉRIOUX, « Les tendances hostiles à l’État dans la SFIO… », art.
cit., p. 58.
36. Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France
jusqu’en 1914, Paris, CNRS éditions, 2 vol., 1994.
37. Bruno DUMONS, Gilles POLLET, L’État et les retraites, genèse d’une politique, Pa-
ris, Belin, 1994.

40
HISTOIRES DU SOCIALISME

Les socialistes ne peuvent se retirer, tel Achille, sous leur tente. À eux de
mettre les mains dans le cambouis, d’accepter des compromis, de les
améliorer aussi. À eux aussi de dégager ce qui, dans ce texte revenu tron-
qué de la Haute Assemblée est essentiel pour l’avenir non seulement des
38
travailleurs, mais de la société française » . Plusieurs points mériteraient
ici d’être soulignés, on voudrait juste insister sur le rôle néfaste du Sénat
e
qui sous la III République constitue un blocage quasi-systématique pour
39
la législation industrielle et les réformes sociales . Cet élément avait clai-
rement préoccupé Madeleine Rebérioux, méfiante de ce point de vue
face à l’éloge naïf du modèle républicain idéalisé d’un parlementarisme
efficace d’avant 1914. Sur la question des lois touchant la protection de
la santé des travailleurs, elle écrivait ainsi : « Je n’insisterai pas sur les
parlementaires, même si, pour ne citer qu’un exemple, il y a matière à
clabauder lorsque la loi interdisant l’usage du blanc de céruse, demandée
par les associations de peintres en bâtiment depuis les années 1840, n’est
votée par le Sénat qu’en 1909… pour n’être appliquée qu’en 1915 ! Le
40
faible rendement législatif de la Troisième République est bien connu. »
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L’ensemble de ces questions est d’ailleurs reposé pour le développement
des assurances sociales dans les années 1920 et 1930, puis pour la fonda-
41
tion de la Sécurité sociale à la Libération .
Le problème de la santé au travail a en effet intéressé Madeleine Re-
bérioux, qui, très réaliste sur ce dossier, a bien montré l’ambiguïté du
mouvement ouvrier par rapport à cette question : « L’ouvriérisme de
classe s’accompagne – comment en serait-il autrement ? – d’une sérieuse

38. Madeleine REBÉRIOUX, « Jaurès et la loi sur les retraites ouvrières et paysannes,
1910 », in Madeleine REBÉRIOUX, Parcours engagés, op. cit., pp. 435-444 [Revue française
des affaires sociales, juillet-septembre 1996], p. 441.
39. Alain CHATRIOT, « Jaurès face au Sénat. La Chambre haute : problème ou solu-
tion pour les socialistes et les républicains », Cahiers Jaurès, n° 174, octobre-décembre
e
2004, pp. 39-52. Sur le lobbying patronal sur le Sénat de la III République, cf. Danièle
FRABOULET, Quand les patrons s’organisent : stratégies et pratiques de l'Union des industries
métallurgiques et minières, 1901-1950, Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du Sep-
tentrion, 2007.
40. Madeleine REBÉRIOUX, « Mouvement syndical et santé en France, 1880-
1914 », art. cit., p. 268.
41. Bruno VALAT, Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967). L’État, l’institution et
la santé, Paris, Economica, 2001 et Michel DREYFUS, Michèle RUFFAT, Vincent VIET,
Danièle VOLDMAN, avec la collaboration de Bruno VALAT, Se protéger, être protégé. Une
histoire des Assurances sociales en France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

41
CAHIERS JAURÈS, N° 191, JANVIER-MARS 2009

suspicion à l’égard des « professionnels » de la santé ouvrière dont le


nombre va croissant au tournant du siècle (…) Les réticences pourtant ne
sont pas massivement levées : rapports, commissions, conclusions soumi-
ses au vote, tout cela est bel et bon. Il reste que ces problèmes sont pres-
que toujours rejetés en fin de congrès. Il reste que les ténors ne s’y inves-
tissent guère. Domaine d’experts. Il en sera encore de même après la
guerre. Il faudra longtemps pour que tout syndicaliste puisse dire à ses
42
camarades : à votre bonne santé. Une histoire quasi inconnue. » Là
encore, on peut se féliciter que, très récemment, ces questions soient
enfin arrivées sur l’agenda des historiens grâce à une analyse de
43
l’inaptitude des travailleurs ou surtout par les premiers éléments d’une
44
histoire de la médecine du travail .
Mais la question des réformes sociales ne concerne pas que des sec-
teurs et des institutions, elle implique bien sûr des acteurs. Sur ce point,
Madeleine Rebérioux, à rebours de sa légende noire dans l’histoire du
socialisme français, a été une des premières à s’intéresser de près à Albert
Thomas et à cette frange du réformisme socialiste du premier tiers du
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e
XX siècle. « Pivot du réformisme, il l’est en ce sens que son intense acti-
45
vité militante et organisatrice rayonne en de nombreuses directions » , le
portrait de Thomas ainsi dressé, avec Patrick Fridenson, trouve son écho
dans les très nombreux travaux des dix dernières années sur la nébuleuse
46
réformatrice repérée entre autres par le sociologue Christian Topalov et

42. Madeleine REBÉRIOUX, « Mouvement syndical et santé en France, 1880-


1914 », art. cit., p. 268 et p. 283.
43. Catherine OMNÈS et Anne-Sophie BRUNO (dir.), Les mains inutiles : inaptitude
au travail et emploi en Europe, Paris, Belin, 2004.
44. Stéphane BUZZI, Jean-Claude DEVINCK, Paul-André ROSENTAL, La santé au
travail (1880-2006), Paris, La Découverte, 2006 et Paul-André ROSENTAL et Catherine
OMNES (dir.), « Les maladies professionnelles : genèse d’une question sociale », numéro
spécial, Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 56, n° 1, janvier-mars 2009.
45. Madeleine REBÉRIOUX, « Albert Thomas, pivot du réformisme français », in
Madeleine REBÉRIOUX, Parcours engagés… ; op. cit., pp. 61-76 [Article écrit en collabora-
tion avec Patrick FRIDENSON, Le Mouvement social, avril-juin 1974], p. 63.
46. Christian TOPALOV (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réforma-
trice et ses réseaux en France (1880-1914), Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.

42
HISTOIRES DU SOCIALISME

qui ont donné lieu à l’analyse de nombreuses institutions longtemps un


47
peu trop oubliées par l’histoire sociale traditionnelle .
À travers la figure si originale de Thomas, Madeleine Rebérioux re-
trouve tous les thèmes politiques et sociaux qui marquent la France des
années 1900 : « Le syndicat, la coopérative, le parti : triptyque classique
dans le socialisme français du début du siècle. La personnalité de Thomas
lui confère une saveur originale. À l’intérieur de la SFIO, comme dans la
CGT, il ne se borne pas en effet à répéter le vieux réformisme broussiste,
il ne redouble pas Keufer. Les années passant, son chemin s’éloigne tou-
jours plus de celui de Jaurès sans que leur amitié en souffre. Largement
créatrice, sa pensée tire argument des analyses de Lysis et du développe-
ment des services publics, mais non de la montée des impérialismes. Elle
se moule sur les problèmes que pose à l’État le développement
d’industries qui grandissent de façon « anarchique ». Thomas est pour
beaucoup dans l’orientation à droite de l’imagination théorique du socia-
lisme français à la veille de la guerre. Il nourrit d’ailleurs pour Millerand
une vive admiration : elle ne le conduira pourtant jamais aux ruptures et
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aux condamnations violentes qui seront le lot du premier ministre socia-
48
liste français » . On ne commente pas ici la notation qui peut sembler
discutable et vieillie d’« orientation à droite de l’imagination théorique
du socialisme français », on préfère souligner l’importance de Thomas
dans l’évolution du droit ouvrier et du droit social dont l’histoire com-
49
mence à être mieux connue grâce aux travaux de certains juristes . Si le
droit du travail n’était pas un domaine très mobilisé par Madeleine Rebé-

47. Alain CHATRIOT, La démocratie sociale à la française. L’expérience du Conseil na-


tional économique 1924-1940, Paris, La Découverte, 2002 ; Janet HORNE, Le Musée
social. Aux origines de l’État providence, [2002], Paris, Belin, 2004 et Isabelle LESPINET-
MORET, L’Office du Travail 1891-1914. La République et la réforme sociale, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2007.
48. Madeleine REBÉRIOUX, « Albert Thomas, pivot du réformisme français », art.
cit., p. 62.
49. Patrick BARRAU, Francis HORDERN, Histoire du droit du travail par les textes,
Aix-en-Provence, Institut Régional du Travail, t. 1, De la Révolution à la Première Guerre
mondiale, 1999, t. 2, D’une guerre à l’autre (1919-1944), 1999, t. 3, De 1945 à nos jours,
2000 ; Jacques LE GOFF, Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail des années
ère
1830 à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004 (1 éd. 1985) et plus
récemment Jean-Pierre LE CROM (dir.), Les acteurs de l’histoire du droit du travail, Ren-
nes, Presses universitaires de Rennes, 2004.

43
CAHIERS JAURÈS, N° 191, JANVIER-MARS 2009

rioux, elle rappelait justement l’intervention de l’État dans la vaste ques-


tion de l’extension des conventions collectives : « L’intervention des pou-
voirs publics, de l’État, dans les négociations. Explicite lors de la signa-
ture des Accords Matignon en 1936, elle se précise lors des conventions
collectives qui leur font suite : la possibilité existe désormais d’étendre à
l’ensemble des entreprises du labeur et de la Presse les normes parisiennes
de qualification, les plus avantageuses en raison d’un rapport de forces
anciennement favorable. On retrouvera le poids de l’État, renforcé, à la
50
Libération » .
Il y a plus de vingt cinq ans, Madeleine Rebérioux notait de manière
suggestive : « Les thèmes de la gestion démocratique de l’entreprise, des
conventions collectives, de la politique contractuelle, du paritarisme, des
réformes de structures, aujourd’hui si familiers, sortent en droite ligne de
51
la pensée d’Albert Thomas » .
52
Une autre figure, davantage liée aux questions de santé publique , a
intéressé Madeleine Rebérioux, c’est celle d’Henri Sellier, le maire réfor-
mateur de Suresnes : « Je fais l’hypothèse que l’émergence d’Henri Sellier
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comme porte-parole notable – sinon déjà comme notable – de la rénova-
tion du municipalisme dans la région parisienne se situe – et le situe – au
croisement d’un ensemble de phénomènes sociaux et de courants politi-
ques qui apparaissent dans la mouvance du socialisme français entre
1905 et 1914. Les pratiques, les réflexions, voire les modes de théorisa-
tion qui leur sont associés relèvent, quoi qu’en pensent certains, de ce
qu’on désigne alors sous le nom de réformisme, en tout cas de ce que
Albert Thomas, porte-parole de ce qui n’est pas une « tendance » mais un
état d’esprit et un faisceau de volontés, désigne de ce nom sans hésitation
ni complexe. Des rayons et des cercles concentriques qui constituent ce
réseau à Albert Thomas, leur vivace araignée, et à Sellier qui se meut

50. Madeleine REBÉRIOUX, « Les travailleurs du livre : la FFTL devant la crise de


l’emploi et des qualifications », art. cit., p. 211.
51. Madeleine REBÉRIOUX, « Albert Thomas, pivot du réformisme français », art.
cit., p. 75.
52. Lion MURARD, Patrick ZYLBERMAN, L’hygiène dans la République. La santé pu-
blique en France, ou l’utopie contrariée 1870-1918, Paris, Fayard, 1996.

44
HISTOIRES DU SOCIALISME

53
alors dans son ombre, il y a une piste à suivre » . Plusieurs travaux s’y
54
sont intéressés dont une biographie de Sellier . D’autres figures réforma-
trices de cette époque comme Arthur Fontaine ou Justin Godart sont
55
aujourd’hui mieux connues .
L’approche par les réformateurs sociaux ne doit pas faire oublier la
question des formes de l’action publique, celles-ci étant marquées par le
développement progressif de l’État-providence. Au début du siècle, Jau-
rès peut écrire : « “On ne sait rien” (…)“ni documents précis, ni statisti-
ques certaines sur la marche de la production en France, sur les condi-
tions dans lesquelles les entreprises nouvelles sont créées, sur les direc-
tions que prend l’épargne nationale” [Jaurès, « Finances nationales », 3
56
janvier 1913] » . Les développements ultérieurs de la statistique tiennent
57
une place majeure dans le pilotage progressif des politiques publiques .

Proposer une conclusion à cette vaste fresque historiographique n’est


guère plus simple que l’ensemble de l’exercice. On veut ici simplement
continuer de tirer quelques fils pour montrer l’intérêt et la vivacité des
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recherches sur le travail pris comme un observatoire des transformations
sociales et des questions politiques.
Repartant de Jaurès, Madeleine Rebérioux rappelait la fécondité de
sa lecture : « Bien des questions soulevées aujourd’hui dans la classe ou-
vrière ou à son propos s’enracinent dans l’époque lointaine des grèves de
Carmaux, du millerandisme et du syndicalisme d’action directe. Nature
de la grève, masses et minorités agissantes, syndicats et partis, modalités

53. Madeleine REBÉRIOUX, « Un milieu socialiste à la veille de la Grande guerre :


Henri Sellier et le réformisme d’Albert Thomas », in Katherine BURLEN (dir.), La ban-
lieue Oasis, Henri Sellier et les cités-jardins 1900-1940, Saint-Denis, Presses universitaires
de Vincennes, 1987, pp. 27-35, p. 28.
54. Roger-Henri GUERRAND, Christine MOISSINAC, Henri Sellier, urbaniste et ré-
formateur social, Paris, La Découverte, 2005.
55. Michel COINTEPAS, Arthur Fontaine 1860-1931. Un réformateur, pacifiste et
mécène au sommet de la Troisième République, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2008 ; Annette WIEVIORKA (dir.), Justin Godart. Un homme dans son siècle (1871-1956),
Paris, CNRS éditions, 2004.
56. Madeleine REBÉRIOUX, « Jaurès devant le problème de la croissance industrielle
e
au début du XX siècle », art. cit., p. 429.
57. Béatrice TOUCHELAY, « L’émergence des statistiques du travail entre 1891 et
1967 ou la construction d’une réalité économique, politique et sociale », Les Cahiers du
CHATEFP, n° 10, novembre 2008, pp. 9-118.

45
CAHIERS JAURÈS, N° 191, JANVIER-MARS 2009

et finalités des alliances de classes, sur tous ces points, une lecture de Jau-
rès plus ample que celle qui est offerte ici permettrait de dépasser les
schémas explicatifs traditionnels, de déjouer les pièges nés pour une part
d’un vocabulaire figé, de percevoir les rapports réels derrière le lan-
58
gage » . Dans ces propos, on l’aura compris, on est bien loin de la carica-
ture d’histoire ouvriériste et plus proche de l’approche du grand historien
59
anglais E.P. Thompson ou de la synthèse tout à fait remarquable
60
qu’avait offerte il y a vingt ans Alain Dewerpe .
Enfin, quatre dimensions, peu abordées dans cette présentation, ne
doivent pas être oubliées quand on s’intéresse aux questions posées au
socialisme par le monde du travail. La première concerne une approche
conceptuelle ou d’histoire des idées et si sa version française antique a
61
parfois mal vieilli, des renouvellements sont possibles . Parler du travail,
c’est aussi parler du temps de travail et donc également du chômage,
autant de domaines dont les sociologues, les économistes et les historiens
62
tentent de retracer l’histoire . Très novateur, plusieurs recherches ont
récemment proposées de réinterroger le travail et le monde industriel
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63
avec une démarche quasi-ethnographique . L’enjeu pour l’historien
64
consiste alors à élargir le type de sources qu’il mobilise – Nicolas Hatz-
feld dans sa contribution à ce numéro mène une réflexion en ce sens.

58. Madeleine REBÉRIOUX, « Vision du prolétariat », in Madeleine REBÉRIOUX,


Parcours engagés…, op. cit., pp. 345-353 [La Classe ouvrière, 1976], p. 352.
59. Edward-P. THOMPSON, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Hautes
études, Gallimard, Le Seuil, 1988 (édition originale The Making of the English Working
Class, 1963).
60. Alain DEWERPE, Le monde du travail en France : 1800-1950, Paris, Armand
Colin, 1989.
61. Jeremy JENNINGS, Syndicalism in France. A study of ideas, Londres, Oxford, St-
Anthony’s Macmillan series, 1990 et Socialism : critical concepts in political science, Lon-
dres, New York, Routledge, 2003.
62. Christian TOPALOV, Naissance du chômeur, 1880-1910, Paris, Albin Michel,
1994 ; Patrick FRIDENSON, Bénédicte REYNAUD (dir.), La France et le temps de travail
(1814-2004), Paris, Odile Jacob, 2004.
63. Anne-Marie ARBORIO, Yves COHEN, Pierre FOURNIER, Nicolas HATZFELD,
Cédric LOMBA, Séverin MULLER (dir.), Observer le travail. Histoire, ethnographie, appro-
ches combinées, Paris, La Découverte, 2008.
64. Nicolas HATZFELD, Les gens d’usine. 50 ans d’histoire à Peugeot-Sochaux, Paris,
Éd. de l’Atelier, 2002 et Alain P. MICHEL, Travail à la chaîne, Renault 1898-1947, Bou-
logne-Billancourt, ETAI, 2007

46
HISTOIRES DU SOCIALISME

Enfin, la société industrielle française depuis plus de cent ans est une
société qui s’est construite avec une main-d’œuvre pour une bonne part
65
immigrée : de nombreux travaux y sont aujourd’hui consacrés et on
peut rappeler pour finir avec Madeleine Rebérioux : « C’est aux travail-
66
leurs immigrés que Jaurès a consacré son dernier article ouvrier » et citer
Jaurès à la veille de son assassinat : « Il n’y a pas de plus grave problème
que celui de la main-d’œuvre étrangère. Il faut d’abord assurer la liberté
et respecter la solidarité du prolétariat de tous les pays, pourvoir aux né-
cessités de la production nationale qui a souvent besoin, en France sur-
tout, d’un supplément de travailleurs étrangers, et il faut empêcher aussi
que cette main-d’œuvre étrangère soit employée par le patronat comme
un moyen d’évincer du travail les ouvriers français et d’avilir leur sa-
67
laire »

Alain CHATRIOT
Chargé de recherche au CNRS
CRH-AHMOC
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65. Parmi d’innombrables, et hélas inégaux, travaux, on peut citer la très intéres-
sante thèse de Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault-Billancourt, de la guerre d'Algérie
aux grèves d'OS des années 1970. Contribution à l’histoire sociale et politique des ouvriers
étrangers en France, thèse de doctorat d’histoire sous la direction de René Gallissot, Uni-
versité de Paris VIII, 2002.
66. Madeleine REBÉRIOUX, « Vision du prolétariat », art. cit., p. 352.
67. Jean JAURÈS, « L’effort nécessaire », L’Humanité, 28 juin 1914.

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