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Alain Chatriot
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Socialisme et travail
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nesse » . Dans la même préface, en faisant référence aux travaux de son
collègue l’historien lyonnais Yves Lequin, elle réfléchit aussi aux ques-
tions de migrations et d’identité ouvrière : « Yves Lequin a décrit les ou-
vriers professionnels itinérants comme des médiateurs entre l’idéologie de
leur localité ou de leur entreprise d’origine et les revendications du lieu
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où ils s’installent » .
C’est dans ce même ouvrage qu’elle réfléchit au rapport du monde
ouvrier à la terre et à l’agriculture : « Compagne de chaque jour, la terre
reste ainsi l’ultime recours dès que l’homme de l’usine rurale, chargé
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d’enfants ou de parents, ne peut ou ne veut pas partir en ville » . On doit
cependant noter que les mobilisations agricoles, le rôle du syndicalisme et
les liens entre socialistes et monde rural ne l’avaient que peu intéressé
alors qu’ils constituent une dimension importante du rapport des socia-
e 10
listes au travail au XX siècle .
Un autre aspect pour lequel malgré tout Madeleine Rebérioux a
consacré quelques analyses au travail agricole est la vaste question de la
représentation du travail dans les arts. Lié à son engagement pour le mu-
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Dans l’histoire de la France ouvrière, elle consacre aussi des pages aux
représentations de l’ouvrier dans l’art et la littérature et distingue ainsi
« 1880-1890 : une décennie tournante, contemporaine d’une double
jeunesse, celle de la liberté, et même si elle avait déjà quelques ancêtres,
celle de la grève. Trois images de l’ouvrier la dominent : celle du héros du
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travail, celle du martyr, celle de l’acteur social » . Refusant de réduire
l’histoire sociale à la seule histoire culturelle des représentations, Made-
leine Rebérioux n’oubliait cependant pas de réfléchir à l’imaginaire social
et aux questions spécifiques posées par les images représentant le monde
ouvrier.
L’interrogation historique sur la société industrielle ne se réduit pas
seulement à un suivi du monde ouvrier dans sa diversité. Dans ses analy-
ses du socialisme français, Madeleine Rebérioux a voulu comprendre
e e
comment au tournant des XIX et XX siècles, les militants et leurs lea-
ders appréhendent les transformations de la société et de l’économie. Les
remarques sont ici plus limitées, mais elles méritent d’être relevées.
Très attentive au travail effectué dans le journal de Jaurès, elle écrit :
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aussi montré l’intérêt de Jaurès pour les mutations que les sociétés de
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commerce imposent à la propriété individuelle .
Cette première série d’aperçus sur le monde ouvrier et son appréhen-
sion par le socialisme français pose une série de jalons pour les travaux
des historiens. Actrice des historiographies labroussienne et marxiste,
Madeleine Rebérioux a cependant dans son appréhension du travail su
être très attentive à de nombreux phénomènes touchant aussi bien à des
questions de représentations qu’à des débats juridiques ou à des différen-
ciations sociales. Ses différentes pistes ont pu produire des travaux
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contradictoires mais assez riches .
15. La Petite République, septembre-octobre 1901, publié sous le titre Études socia-
listes en décembre 1901 par les Cahiers de la Quinzaine, avec une réédition présentée par
Madeleine Rebérioux chez Slatkine en 1979 ; Madeleine REBÉRIOUX, « Jaurès devant le
e
problème de la croissance industrielle au début du XX siècle », art. cit., p. 423.
16. Ce court texte n’est pas le lieu d’un débat sur les conséquences de l’histoire
culturelle sur l’histoire sociale classique, on aimerait juste indiquer que le débat ne se
réduit pas à une opposition entre histoire ouvriériste d’inspiration marxiste contre lin-
guistic turn…
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e
nal, et aggravée par ses soins, elle avait été maintes fois utilisée au XIX
siècle contre les associations ouvrières comme contre les sociétés républi-
caines, au reste souvent confondues, et les militants « avancés » avaient
appris à la maudire. Il fallut attendre 1884 pour que les syndicats enfin
légalisés cessent de tomber sous le coup des menaces de dissolution et
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puissent coordonner librement leur action en se fédérant » . De nom-
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breux travaux de sociologues , politistes et historiens ont complété ce
tableau en soulignant quelques aspects plus subtils touchant le poids du
jacobinisme dans la culture politique française.
Sur les rapports entre les parlementaires socialistes et la tradition du
syndicalisme d’action directe, Madeleine Rebérioux a bien montré la
force d’une tradition anti-étatiste dans une partie du socialisme français :
« On comprend mieux, dans ces conditions, à la fois les limites et la force
de l’hostilité à l’État dans le socialisme français au moment de son unifi-
cation. Elle est évidemment bien plus vigoureuse dans le mouvement
syndical dont les structures ne s’insèrent d’aucune manière dans les rets
du système parlementaire et gouvernemental et qui se recrute dans un
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24. Michelle PERROT, Les ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris, La Haye,
Mouton, 1974. On peut également signaler la synthèse récente : Stéphane SIROT, La
e e
Grève en France. Une histoire sociale (XIX -XX siècle), Paris, Odile Jacob, 2002.
25. Maria Grazia MERIGGI, L’invenzione della classe operaia : conflitti di lavoro, or-
ganizzazione del lavoro e della società in Francia intorno al 1848, Milan, F. Angeli, 2002.
26. Alain COTTEREAU, « Cent quatre-vingts années d’activité prud’hommale », Le
Mouvement social, n° 141, octobre-décembre 1987, pp. 3-8. On attend la publication des
différents colloques tenus en 2007 pour le bicentenaire de cette forme institutionnelle
très originale et majeure pour comprendre l’histoire du travail à l’époque industrielle en
France.
27. Madeleine REBÉRIOUX, « Jaurès devant le problème de la croissance industrielle
e
au début du XX siècle », in Madeleine REBÉRIOUX, Parcours engagés…, op. cit., pp. 417-
434 [Frankreich Deutschland und die Zweite Internationale, am Vorabend des Ersten Welt-
kriege, 1989], p. 428.
28. Vincent BOURDEAU, François JARRIGE, Julien VINCENT, Les luddites. Bris de
machines, économie politique et histoire, Maisons-Alfort, Éditions Ère, 2006.
29. Madeleine REBÉRIOUX (dir.), Fourmies et les Premier Mai, Paris, les Éd. de
l’Atelier, 1994.
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dont les actes ont été publiés apportent beaucoup sur ces points, même
si l’histoire sociale et l’histoire politique en sont peut-être un peu les pa-
rents pauvres par rapport à l’histoire économique et à l’histoire des tech-
niques.
D’autres dimensions de l’action collective du mouvement ouvrier
ont retenu l’attention de Madeleine Rebérioux comme les coopératives et
les mutuelles. Sur le monde coopératif, on dispose enfin depuis peu de
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temps de quelques travaux qui renouvellent les approches classiques .
Pour le mutualisme, l’historienne avait donné une précise présentation de
l’important congrès de 1883 en soulignant le jeu subtil des acteurs :
« Ces quelques pages n’ont eu qu’un triple objectif : souligner d’une part
la rupture politique que le congrès instaure clairement dans le mutua-
lisme en ralliant explicitement aux principes de liberté, à la République,
les sociétés qui y sont représentées ; mettre en évidence, en même temps,
le caractère durable de l’évolution engagée sous l’Empire : si l’on veut
que fonctionne la protection mutualiste, il y faut l’aide financière et donc
d’une certaine manière un certain contrôle de l’État ; faire apparaître
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30. Denis VARASCHIN et Ludovic LALOUX (dir.), 10 mars 1906. Courrières, aux ris-
ques de l’histoire, Vincennes, GRHEN, 2006 et 10 mars 1906. La catastrophe des mines de
Courrières et après ?, Lewarde, Centre historique minier, 2007.
31. Patricia TOUCAS, Les coopérateurs. Deux siècles de pratiques coopératives, sous la
dir. de Michel DREYFUS, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005.
32. Madeleine REBÉRIOUX, « Premières lectures du Congrès de 1883. À propos des
sociétés de secours mutuels », in Madeleine REBÉRIOUX, Parcours engagés…, op. cit.,
pp. 245-260 [Prévenir, mai 1984], p. 260.
33. Michel DREYFUS, Liberté, égalité, mutualité : mutualisme et syndicalisme, 1852-
1967, Paris, Éditions de l’Atelier, 2001.
34. Maria Grazia MERIGGI, Cooperazione e mutualismo : esperienze di integrazione e
conflitto sociale in Europa fra Ottocento e Novecento, Milan, F. Angeli, 2005.
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35. Madeleine REBÉRIOUX, « Les tendances hostiles à l’État dans la SFIO… », art.
cit., p. 58.
36. Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France
jusqu’en 1914, Paris, CNRS éditions, 2 vol., 1994.
37. Bruno DUMONS, Gilles POLLET, L’État et les retraites, genèse d’une politique, Pa-
ris, Belin, 1994.
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Les socialistes ne peuvent se retirer, tel Achille, sous leur tente. À eux de
mettre les mains dans le cambouis, d’accepter des compromis, de les
améliorer aussi. À eux aussi de dégager ce qui, dans ce texte revenu tron-
qué de la Haute Assemblée est essentiel pour l’avenir non seulement des
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travailleurs, mais de la société française » . Plusieurs points mériteraient
ici d’être soulignés, on voudrait juste insister sur le rôle néfaste du Sénat
e
qui sous la III République constitue un blocage quasi-systématique pour
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la législation industrielle et les réformes sociales . Cet élément avait clai-
rement préoccupé Madeleine Rebérioux, méfiante de ce point de vue
face à l’éloge naïf du modèle républicain idéalisé d’un parlementarisme
efficace d’avant 1914. Sur la question des lois touchant la protection de
la santé des travailleurs, elle écrivait ainsi : « Je n’insisterai pas sur les
parlementaires, même si, pour ne citer qu’un exemple, il y a matière à
clabauder lorsque la loi interdisant l’usage du blanc de céruse, demandée
par les associations de peintres en bâtiment depuis les années 1840, n’est
votée par le Sénat qu’en 1909… pour n’être appliquée qu’en 1915 ! Le
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faible rendement législatif de la Troisième République est bien connu. »
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38. Madeleine REBÉRIOUX, « Jaurès et la loi sur les retraites ouvrières et paysannes,
1910 », in Madeleine REBÉRIOUX, Parcours engagés, op. cit., pp. 435-444 [Revue française
des affaires sociales, juillet-septembre 1996], p. 441.
39. Alain CHATRIOT, « Jaurès face au Sénat. La Chambre haute : problème ou solu-
tion pour les socialistes et les républicains », Cahiers Jaurès, n° 174, octobre-décembre
e
2004, pp. 39-52. Sur le lobbying patronal sur le Sénat de la III République, cf. Danièle
FRABOULET, Quand les patrons s’organisent : stratégies et pratiques de l'Union des industries
métallurgiques et minières, 1901-1950, Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du Sep-
tentrion, 2007.
40. Madeleine REBÉRIOUX, « Mouvement syndical et santé en France, 1880-
1914 », art. cit., p. 268.
41. Bruno VALAT, Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967). L’État, l’institution et
la santé, Paris, Economica, 2001 et Michel DREYFUS, Michèle RUFFAT, Vincent VIET,
Danièle VOLDMAN, avec la collaboration de Bruno VALAT, Se protéger, être protégé. Une
histoire des Assurances sociales en France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
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alors dans son ombre, il y a une piste à suivre » . Plusieurs travaux s’y
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sont intéressés dont une biographie de Sellier . D’autres figures réforma-
trices de cette époque comme Arthur Fontaine ou Justin Godart sont
55
aujourd’hui mieux connues .
L’approche par les réformateurs sociaux ne doit pas faire oublier la
question des formes de l’action publique, celles-ci étant marquées par le
développement progressif de l’État-providence. Au début du siècle, Jau-
rès peut écrire : « “On ne sait rien” (…)“ni documents précis, ni statisti-
ques certaines sur la marche de la production en France, sur les condi-
tions dans lesquelles les entreprises nouvelles sont créées, sur les direc-
tions que prend l’épargne nationale” [Jaurès, « Finances nationales », 3
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janvier 1913] » . Les développements ultérieurs de la statistique tiennent
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une place majeure dans le pilotage progressif des politiques publiques .
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et finalités des alliances de classes, sur tous ces points, une lecture de Jau-
rès plus ample que celle qui est offerte ici permettrait de dépasser les
schémas explicatifs traditionnels, de déjouer les pièges nés pour une part
d’un vocabulaire figé, de percevoir les rapports réels derrière le lan-
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gage » . Dans ces propos, on l’aura compris, on est bien loin de la carica-
ture d’histoire ouvriériste et plus proche de l’approche du grand historien
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anglais E.P. Thompson ou de la synthèse tout à fait remarquable
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qu’avait offerte il y a vingt ans Alain Dewerpe .
Enfin, quatre dimensions, peu abordées dans cette présentation, ne
doivent pas être oubliées quand on s’intéresse aux questions posées au
socialisme par le monde du travail. La première concerne une approche
conceptuelle ou d’histoire des idées et si sa version française antique a
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parfois mal vieilli, des renouvellements sont possibles . Parler du travail,
c’est aussi parler du temps de travail et donc également du chômage,
autant de domaines dont les sociologues, les économistes et les historiens
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tentent de retracer l’histoire . Très novateur, plusieurs recherches ont
récemment proposées de réinterroger le travail et le monde industriel
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Enfin, la société industrielle française depuis plus de cent ans est une
société qui s’est construite avec une main-d’œuvre pour une bonne part
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immigrée : de nombreux travaux y sont aujourd’hui consacrés et on
peut rappeler pour finir avec Madeleine Rebérioux : « C’est aux travail-
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leurs immigrés que Jaurès a consacré son dernier article ouvrier » et citer
Jaurès à la veille de son assassinat : « Il n’y a pas de plus grave problème
que celui de la main-d’œuvre étrangère. Il faut d’abord assurer la liberté
et respecter la solidarité du prolétariat de tous les pays, pourvoir aux né-
cessités de la production nationale qui a souvent besoin, en France sur-
tout, d’un supplément de travailleurs étrangers, et il faut empêcher aussi
que cette main-d’œuvre étrangère soit employée par le patronat comme
un moyen d’évincer du travail les ouvriers français et d’avilir leur sa-
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laire »
Alain CHATRIOT
Chargé de recherche au CNRS
CRH-AHMOC
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65. Parmi d’innombrables, et hélas inégaux, travaux, on peut citer la très intéres-
sante thèse de Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault-Billancourt, de la guerre d'Algérie
aux grèves d'OS des années 1970. Contribution à l’histoire sociale et politique des ouvriers
étrangers en France, thèse de doctorat d’histoire sous la direction de René Gallissot, Uni-
versité de Paris VIII, 2002.
66. Madeleine REBÉRIOUX, « Vision du prolétariat », art. cit., p. 352.
67. Jean JAURÈS, « L’effort nécessaire », L’Humanité, 28 juin 1914.
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