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Budget et approches de la pratique religieuse

Nicolas de Brémond d’Ars


Dans Les Études Sociales 2012/1 (n° 155), pages 153 à 162
Éditions Société d'économie et de science sociales
ISSN 0014-2204
DOI 10.3917/etsoc.155.0153
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Budget et approches de la pratique religieuse

Nicolas de BREMOND D'ARS*

La comptabilité analytique offre des possibilités intéressantes pour entrer


dans la connaissance des fonctionnements sociaux. Nous en avons fait l'expé-
rience lors d'une recherche sur les croyances et leur structuration autour de
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l'institution paroissiale catholique. Le problème s'expose ainsi. Les croyances,
au fort pouvoir de prescription sociale, déterminent des modes d'appartenance
institutionnelle. Elles se combinent avec les conditionnements socioculturels,
et conduisent à des modes de socialisation croyante – des pratiques d'utilisation
des institutions existantes, comme les paroisses catholiques. Celles-ci s'articulant
aux modes de vie des croyants, il suffirait de rassembler des dizaines de budgets
de ménages, selon les méthodes les plus aptes à assurer une représentativité digne
de ce nom, et de les confronter à des entretiens approfondis. On obtiendrait
alors une représentation du lien entre croyances et manière de les inscrire dans
les cadres sociaux existants.
Mais il est possible également de tenir le raisonnement inverse. À savoir
que les comportements étant déterminés, les connaître permet de remonter vers
les croyances réelles. Si l'on peut supposer que les deux approches convergent
vers une connaissance fine du rapport entre les mondes intérieurs personnels
et les pratiques sociales repérables, nous obtenons cependant un résultat plus
exploitable par la sociologie des faits religieux en faisant usage de cette seconde
approche. Elle permet en effet de lever le biais de la discordance cognitive entre
les croyances affichées par les individus et les croyances réelles. Le présupposé
évident de l'approche est celui de la non-contradiction : les acteurs ont parfois
intérêt à masquer leurs croyances, soit parce que les critères d'appartenance reli-
gieuse imposent une norme, soit parce qu'ils ne sont pas clairs à eux-mêmes dans
l'expression. Mais leurs comportements les révèlent.
Après une rapide présentation de la méthode suivie en ce qui concerne les
paroisses catholiques, nous en évaluerons la portée heuristique pour la sociologie
des laits religieux.

* Centre d'études interdisciplinaires des faits religieux, École des hautes études en sciences sociales.

Les Études sociales – n° 155, 1er semestre 2012 153


Nicolas de Bremond d'Ars

Les catholiques et la paroisse

Depuis la réforme grégorienne (mise en œuvre effective après le Concordat


de Worms, 1142), le monde catholique distingue les clercs et les laïcs, pouvoir
spirituel et pouvoir temporel, avec une primauté d'honneur et d'efficacité reli-
gieux pour le premier. Cela s'est traduit par une partition de la distribution des
biens symboliques religieux. Les clercs ont construit à leur profit un monopole
des sacrements devenus le septénaire : baptême, confirmation, eucharistie, ré-
conciliation, mariage, ordre, extrême-onction, que l'on regroupera sous le nom
biens symboliques sacramentels (BSC) ; les laïcs ont mis en œuvre deux biens
non sacramentels : socialité (toutes formes d'association pieuse) et piété (toute
forme de prière non sacramentelle). On nomme ces derniers biens symboliques
baptismaux (BSB), car liés au statut de baptisé1.
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Une paroisse est une circonscription administrative, avec ses biens immo-
biliers et son personnel salarié (et bénévole). Le curé détient le monopole de
l'administration des sacrements dévolus aux prêtres : les clercs sont au cœur du
système, puisque leur présence garantit la distribution des BSC. Ce sont eux qui
célèbrent les messes, les baptêmes, les mariages, les obsèques. Leur disparition
progressive (4 500 prêtres de moins de 65 ans en France et 1 500 prêtres issus de
l'étranger) amenuise de facto les services qu'ils rendent. En particulier, les obsè-
ques (le rapport à la mort) sont de plus en plus assurées par des équipes de laïcs.
En effet, les obsèques ne sont pas une cérémonie sacramentelle.
La vie des paroisses en France obéit peu ou prou à un modèle qui a donné,
pour les sociologues, les bases d'une catégorisation des faits religieux. L'église
paroissiale est au centre, le clergé la dessert, les fidèles recourent à ses services
avec un plus ou moins grand degré de proximité : les fidèles qui vont à la messe
tous les dimanches, ceux qui viennent épisodiquement (grandes fêtes), ceux
qui ne requièrent que des services liés aux passages de la vie (naissance, amour,
mort, soit baptême, mariage, obsèques), et ceux qui se réclament d'une religion
catholique sans jamais recourir à ses services (les non-pratiquants absolus). Les
croyances sont manifestées par les degrés variables de pratique religieuse : plus
on est croyant, plus on participe aux activités paroissiales, et moins on croit,
moins on s'investit. Le modèle est, aux nuances près, concentrique. En tout état
de cause, les types de fidèles croyants sont construits autour de cette pratique,
les moins croyants étant plus « poreux » ou perméables aux influences externes
(autres religions, fonctionnements sociaux).
La norme de la pratique religieuse (aller à la messe le dimanche) corres-
pond à l'expression de la suprématie du clergé sur la vie catholique. Mais la vie

1. Nicolas de Bremond d'Ars, Catholicisme, zones de fracture, Paris, Bayard, 2010, 202 p., spécia-
lement le chapitre 2.

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Budget et approches de la pratique religieuse

des paroisses est bien plus diverse, et les croyants résistent dans des proportions
variables à cette définition exclusiviste. Les budgets le révéleront.

Le budget comme assemblage des flux monétaires

La piste que nous avons choisie de mettre en œuvre est donc celle d'un
examen des budgets paroissiaux2. Une paroisse, dans le système catholique, est
le dispositif territorial de socialisation des croyances catholiques. D'autres dispo-
sitifs existent en dehors d'elle, qu'il s'agisse des « mouvements », des aumôneries
(hôpital, prison, jeunes, étudiants...), voire, des modalités plus distantes d'ap-
partenance (abonnements à des journaux, messe télévisée). Elle se distingue en
ce qu'elle assume la territorialité de l'expression (donc sa visibilité). Les autres
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modes mentionnés fonctionnent sur l'autre registre traditionnel de la mise à dis-
position des BSB. Cependant, la paroisse associe également à la distribution des
BSC une distribution de BSB qui est mise en œuvre par les fidèles.
L'idée qui a prévalu dans notre recherche était que les flux financiers sont
porteurs d'une signification, tant du point de vue des dépenses que des recet-
tes, et que l'ensemble « fait système ». La paroisse a une existence budgétaire en
relation avec sa raison d'être pour les croyants. Il fallait vérifier comment l'en-
semble paroissial devient cohérent, malgré une diversité de modes de pratique
catholique. Ces considérations dépassent le simple cadre comptable : à l'unité de
l'établissement paroissial va correspondre l'éclatement des pratiques et croyances
individuelles. L'enjeu est alors de considérer le rapport unité-diversité dans le
catholicisme, loin des clichés sur l'Église romaine qui formerait un ensemble
unifié.
La méthode privilégie la recherche de données comptables et financières.
Les budgets paroissiaux étant publiés, pour la majeure partie, le retraitement
des données s'avère possible. À partir des comptes d'exploitation et des bilans (à
l'époque de l'enquête, ces derniers étaient inaccessibles), on reconstitue les flux
pluriannuels, qui révèlent les tendances. Telle recette à la baisse, telle autre à la
hausse. Les comptes publics s'avérant insuffisants, il faut disposer des comptes
détaillés, ainsi que d'explications sur les rubriques comptables. L'examen des
comptes se double alors d'entretiens techniques avec les responsables. Au détour
d'une conversation, on apprend que telle variation provient d'une modification
de l'affectation pour des raisons fiscales, ou qu'un événement imprévu a modifié

2. Nicolas de Bremond d'Ars, Dieu aime-t-il l'argent ? Don, piété et utopie sociale chez les catho-
liques en France, Paris, L'Harmattan, 2006, 319 p. et « Les catholiques et l'argent ; une approche
de la paroisse par ses finances », Archives de sciences sociales des religions, n° 133, janvier-mars 2006,
pp 67-92.

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l'équilibre général du budget. Tel poste budgétaire a subi une variation consi-
dérable parce que l'on a modifié les modalités de perception (changement de la
place du tronc pour les offrandes de cierges, par exemple).
Le financement des paroisses est assuré par les fidèles3. Un impôt volon-
taire, le « denier de l'Église » (DDE), assure l'essentiel des ressources. Les flux
entrants comprennent également les quêtes manuelles au cours des offices reli-
gieux, les troncs pour les cierges de dévotion, les intentions de messes célébrées
au bénéfice de telle ou telle personne (des défunts pour deux tiers4), les cotisa-
tions pour la catéchèse des enfants, parfois les kermesses paroissiales (quines et
lotos dans le sud de la France). Certaines paroisses disposent de ressources plus
« commerciales » : locations de salles, activités culturelles, immobilier de rapport
et placements financiers. Elles sont marginales dans le budget ordinaire. Les dé-
penses sont effectuées par les instances de gestion de la paroisse : le curé, au pre-
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mier chef, assisté d'un conseil de gestion composé de laïcs. Chacune des recettes
représente un acte liturgique (baptême, mariage, obsèques, messe...) ou de piété
(cierges), seuls le DDE et les kermesses ne se rattachent pas de près ou de loin à
un acte liturgique. C'est dire combien la prestation du curé et des autres prêtres
est associée, au moins dans l'imaginaire des fidèles, aux versements effectués, qui
prennent, dans ces conditions, un caractère symbolique fort.
L'analyse du « rendement » des quêtes pour mariages, baptêmes et obsèques
(amour, naissance, mort) a montré une certaine sensibilité à l'émotionnel vécu.
Par le calcul des capacités contributives de chacune de ces cérémonies, nous
avons montré la proximité de la mort et du divin : les obsèques rapportent plus
que les mariages, ces derniers plus que les baptêmes. Le divin des fidèles qui ne
réclament que ces célébrations intervient lorsque le risque est proche, il est donc
associé au degré de contrôle que les hommes exercent ou non sur la mort.

L'apport des données nominatives

Il est possible et souhaitable de prolonger l'enquête. Les données budgé-


taires détaillées indiquent les flux, mais n'offrent encore aucune explication à
leur existence et à leurs variations. Nous avons exploré les données nominatives,
dans la mesure où elles étaient accessibles : qui paye, et comment ? Les résultats
montrent que les fidèles qui usent des services religieux de la paroisse forment des
groupes de populations plutôt hermétiques les uns aux autres. Des explications a

3. La méthode suivie ici pose que tout don déclare une adhésion, il est effectué par un fidèle ; l'in-
certitude porte sur le type de croyance représenté. On ne peut donc pas parler de paroisses financées
par des non-fidèles – même si certains, parmi les fidèles, pourraient théoriquement être non croyants !
4. Guillaume Cuchet, Le crépuscule du purgatoire, Paris, Armand Colin, 2005, 254 p.

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Budget et approches de la pratique religieuse

posteriori résolvent cette énigme. Par exemple, les études sur les donateurs aux or-
ganismes de solidarité (organisations non gouvernementales-ONG) les décrivent
comme ayant plus de 50 ans ; ils correspondent aux donateurs au DDE. Et ceux
qui cotisent pour la catéchèse de leurs enfants ont majoritairement moins de
50 ans : les deux groupes sont disjoints. Cette explication rationnelle paraît in-
suffisante au chercheur, parce que l'on se demande comment l'adhésion croyante
pourrait se limiter à une cotisation qui, de plus, est versée pour une durée limitée
(les années de catéchèse : 2 à 3 ans) et au bénéfice des enfants – non des adultes.
L'exploitation des données nominatives segmente les populations, elle sert
également à construire la distribution des flux. Les donateurs au DDE versent
des montants qui sont censés obéir aux instructions ecclésiales. Très loin de la
« dîme » biblique, les documents de sollicitation suggèrent un chiffre relatif
aux revenus (1 à 3 journées de salaire par exemple). Mais les dons obéissent à
une autre logique : ils se répartissent en fonction des montants symboliques.
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Les chiffres ronds (500, 1000, 1200) servent de repère, indépendamment des
revenus (estimés en fonction du train de vie par les connaisseurs de la paroisse).
La courbe traduit la capacité contributive globale de la paroisse, elle est plus ou
moins proche de l'ordonnée mais revêt un même profil quelle que soit la pa-
roisse : expression de la distance plus ou moins ressentie avec les instances d'ani-
mation de la paroisse (et, vraisemblablement, de Rome).
Lorsque les données nominatives font défaut, comme pour les dons anony-
mes aux quêtes ou dans les troncs pour les cierges, on voit que les variations de
prix sont absorbées sans difficulté, ce qui oriente l'interprétation loin des consi-
dérations budgétaires personnelles. Si les cierges sont à 1,50 € au lieu de 1 €,
on paye malgré tout parce que la transaction avec le divin doit avoir lieu. Le
montant est (relativement) indifférent, pourvu que l'échange soit matérialisé.

Considérations nouvelles sur la pratique religieuse

L'examen des budgets et des pratiques sociales qui leur sont associées per-
met de dessiner un nouveau paysage de pratique religieuse. Loin d'un système
concentrique, nous avons perçu deux grands types d'adhésion religieuse. Un
« noyau dur », constitué de ceux qu'on a coutume d'appeler « pratiquants régu-
liers », et que nous préférerions nommer « croyants à fidélité illimitée ». Ils sont
caractérisés par une propension à donner, selon des proportions variables certes,
mais à chaque sollicitation de l'Église (ou des ONG). Ils ne mesurent pas leur
don, qui s'inscrit sur le long terme.
À côté de ces derniers, plusieurs groupes de croyants témoignent ou bien de
trajectoires historiques ou bien de trajectoires culturelles. Ce sont les croyants à
fidélité mesurée, limitée. Ils ne donnent qu'en certaines occasions qui les concer-

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Nicolas de Bremond d'Ars

nent directement dans le rapport au divin : pour eux-mêmes (cierges), pour leurs
défunts (intentions de messe), pour les événements familiaux (naissance, amour,
mort), pour la transmission aux enfants (catéchèse). Ils constituent des groupes
clairement identifiables. Nous évoquons des trajectoires dans la mesure où des
monographies portant sur les pratiques familiales permettraient sans doute de
repérer des comportements intergénérationnels, ou des comportements identi-
taires d'appartenance à une culture (régionale, sociale...). « Dans la famille, on
a l'habitude de faire dire des messes pour les défunts ; ma mère le faisait et m'a
demandé de le faire pour elle. » Ou encore : « Par chez nous, on est croyant, on
a des valeurs ; il faut les enseigner aux enfants. »
Ces modes de pratique hétérogènes les uns aux autres mettent en question
les perspectives sur la socialisation religieuse. Traditionnellement, on a choisi
l'indicateur de la pratique – c'est-à-dire de la fréquentation de la messe du di-
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manche. Sa valeur interprétative nous semble de faible portée, tant à cause de
ces trajectoires sociales qu'en raison de problèmes propres à l'Église catholique.
En effet, la pratique religieuse est un indicateur fragile, dépendant des
normes disciplinaires propres à chaque Église. Du côté de l'Église catholique en
France, la catéchèse a changé en profondeur depuis cinquante ans. L'ancien com-
mandement à observer – aller à la messe le dimanche – ne fait plus l'objet d'un
apprentissage disciplinaire, il est intégré dans un ensemble plus vaste qui privilé-
gie la lecture et la méditation biblique. Mesurer la ferveur religieuse à cette aune
perd progressivement de la pertinence. L'approche par les flux financiers y pallie
pour une large part, nous semble-t-il, car elle fonctionne sur « l'assemblage » des
croyances des fidèles. Les changements dans les normes catholiques affecteront
les flux financiers dans les modalités de leur mise en oeuvre (moins de messes =
moins de quêtes manuelles), mais n'affecteront pas la nécessité de transactions.
Nous voudrions à présent nous livrer plus avant à une réflexion sur les
principes méthodologiques qui nous ont guidés.

Socialiser la croyance

L'ensemble des données obtenues par l'approche budgétaire ne permet


certes pas de construire des monographies, ni des trajectoires familiales. Dans
la mesure où l'on chercherait à déployer les trajectoires personnelles et à mettre
en évidence les degrés de liberté par rapport aux conditionnements sociaux,
l'apport serait faible. Les budgets, selon la méthode mise en œuvre, permettent
simplement de définir les formes de socialisation au sein desquelles les individus
exercent leur autonomie. En suivant Georg Simmel, nous pourrions dire que
l'approche par la contrainte budgétaire détermine plus efficacement les moda-
lités de socialisation préexistantes au sentiment de piété. Pour G. Simmel, en

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effet, tout individu est « porteur » d'un sentiment religieux, qu'il nomme piété.
Ce sentiment sera socialisé grâce aux formes de socialisation existantes (qui pré-
cèdent l'individu), mais pas nécessairement explicitement religieuses : « la piété,
qui est en quelque sorte de la religiosité à l'état fluide, n'a pas besoin d'aller jus-
qu'à la forme solide du comportement à l'égard des dieux, jusqu'à la religion »5.
Les croyants se couleraient par l'une des portes d'entrée de la mise en forme
collective de leur piété personnelle, et la paroisse est alors une forme pratique de
socialisation à entrées multiples.
L'approche budgétaire fait évoluer la conception sociologique de la pratique
et des croyances religieuses. Elle propose une nouvelle représentation du système
de socialisation religieuse, en réévaluant l'écart entre comportements personnels
et modes de socialisation. En matière de croyances, il n'est sans doute pas perti-
nent d'évoquer l'autonomie de l'individu. La construction théorique proposée
par G. Simmel autour des « formes pures de socialisation » établit que les senti-
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ments propres à chaque individu s'inscrivent dans une « forme pure » qui lui est
proposée (la religion en est une), mais qui, en cas de défaut, peuvent aussi bien
s'inscrire dans une autre forme qui lui paraîtrait plus adéquate (art, argent).
On en conclura que les croyances, pour être validées en tant que telles aux
yeux de l'individu, doivent faire l'objet d'une socialisation reconnue. Schéma-
tiquement, si l'individu veut se dire catholique, il lui faut s'inscrire dans une
relation publicisée. Il doit recevoir de l'extérieur l'image de lui-même en tant
que croyant. Nous en trouvons un exemple dans les considérations sur la mo-
ralité ou sur la vie cultuelle dans certaines monographies de l'école de Le Play6 :
la pratique religieuse y est clairement associée aux vertus sociales, familiales et
économiques. Ainsi : « Et Le Play, dans le cadre des monographies de familles
ou des monographies de sociétés, [...] a toujours assigné la première place à ce
qui touche les sentiments religieux et les habitudes morales. [...] Ce qui en effet
influe sur la prospérité d'un peuple, bien plus que la condition des lieux ou du
mode de travail, c'est l'idée dominante chez les classes dirigeantes touchant la
distinction du bien et du mal7. »

5. Georg Simmel, La religion, Paris, Circé, 1998, p. 18.


6. Voir Les ouvriers des deux mondes, par ex. : « Débardeur et piocheur de craie de la banlieue
de Paris (Seine – France). Journalier dans le système des engagements momentanés, d'après les
renseignements recueillis sur les lieux en novembre et décembre 1858, par M. T. Chale, carrier et
fabricant de blanc d'Espagne », 1858, 1re série, t. 2, p. 475 et « Manœuvre-vigneron de la Basse-
Bourgogne (Yonne – France), Journalier-tâcheron-propriétaire dans le système des engagements
momentanés, d'après les renseignements recueillis sur les lieux en septembre 1860, M. E. Avalle,
1862, 1er série, t. 4, p. 233. [Note de l'éditeur : sur le lien entre les données du budget des mono-
graphies et les pratiques religieuses contemporaines, lire Michel Dion, « Science sociale et religion
chez F. Le Play », Archives de sociologie des religions, 1967, n° 24, pp. 83-104.]
7. Avertissement, Les ouvriers des deux mondes, 1895, 2 série, t. 4, p. V.
e

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Cette position, contemporaine des premières ébauches de sociologie re-


ligieuse, ne saurait suffire à circonscrire le fait religieux. Moralité (éthique) et
croyances appréhendées sur le plan des comportements cultuels, qui manifes-
tent l'obéissance à l'autorité transcendante (État ou religion), ne font pas droit
à l'autonomie du religieux. Dans la société française pluraliste où la croyance
a perdu son statut de repère civique, les pratiques religieuses servent autant au
groupe qui identifie sa « clientèle » qu'à l'individu lui-même. Dans ce jeu, l'acte
de paiement objective la croyance.
Ainsi s'explique l'insensibilité au prix des cierges. Il est établi par les ges-
tionnaires de la paroisse sans tenir compte ni du prix de revient (en général dé-
risoire), ni de l'élasticité-prix, classique dans l'approche marketing. Du moment
que le prix reste « raisonnable », celui qui allume un cierge paiera – et ce en l'ab-
sence de toute contrainte, puisqu'il s'agit d'une simple indication.
Selon les schémas herméneutiques habituels, le croyant est dépositaire de sa
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croyance. Elle se rattache ou non à un univers institutionnel de sens – les Égli-
ses, ou les dogmes, ou les pratiques éthiques du groupe. Ou bien, à l'inverse, les
individus sont inscrits dans un ensemble social ou un habitus qui les conditionne
dans une certaine mesure (histoire, culture), et les dynamiques individuelles ten-
dent soit à renforcer le groupe par un investissement militant, soit à s'en écarter
(sécularisation). Le premier schéma, de l'individu vers le groupe, peut déboucher
sur un fonctionnalisme issu de Max Weber : les individus sélectionnent leurs ins-
titutions (Églises, congrégations) selon les bénéfices qu'ils en retirent (les biens
symboliques). Le second schéma, du groupe vers l'individu, produit les visions
de la désinstitutionalisation (les Églises sont en perte de crédibilité) ou de la
permanence du sentiment religieux expliquée par une politique institutionnelle
forte dans l'espace sociopolitique.

Le primat de la transaction

En prenant appui sur la transaction monétaire qui sanctionne l'acte d'ad-


hésion croyante, on ouvre un nouvel espace d'interprétation. On déclare que
la qualité de la transaction décrit la modalité publique de la croyance, et que
celle-ci n'existe pour les deux parties que dans la transaction elle-même. Le
« bien symbolique » obtenu par le croyant est la reconnaissance plus ou moins
importante de sa propre croyance, et celui obtenu par l'institution est sa valida-
tion comme forme de socialisation. Pour le dire autrement, c'est la transaction
qui est devenue la réalité à partir de laquelle croyance personnelle et organisation
collective sont pensables.
L'hypothèse de G. Simmel renvoie à une substance (ici, un affect), une sorte
de besoin psychologique préalable à son existence sociale (qui pourrait aisément

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Budget et approches de la pratique religieuse

verser dans un psychologisme). L'économie va nettement dans le même sens


pour ce qui est des besoins physiques des individus, auxquels l'organisation de
l'économie doit sa justification la plus imparable : satisfaire les besoins est la rai-
son d'être officielle de l'ordre économique. Le comportement ascétique contredit
le monde économique, tout comme l'athée le religieux : ni l'un ni l'autre ne lais-
sent leur « besoin » s'exprimer. De là à penser que ces besoins n'existent pas... les
fonctions marketing ne cherchent-elles pas à « créer le besoin » ?
Les approches qui partent du social, constatant l'existence d'organisations
religieuses, extraient bien souvent la définition du fait religieux de l'autodéfini-
tion qu'en donnent ces organisations. La méthode sociologique traditionnelle
éprouve alors de grandes difficultés à trouver les limites du religieux. La ferveur
des fans d'une équipe de football est-elle un « fait religieux » ? Une organisation
religieuse est-elle toujours une « Église » ? La pratique religieuse est, de ce fait,
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définie à l'aide des critères propres à l'institution dominante ; en clair, les églises
chrétiennes ont donné les « bonnes » pratiques à la sociologie. On connaît bien
les difficultés de ce type d'approche : les individus qui sortent du cadre défini ne
sont plus religieux... même si on peut inventorier leurs croyances – cette fois dé-
couplées des institutions : du « religieux sauvage », « bricolé ». On retombe dans
les présupposés simmeliens d'une sorte de besoin de religiosité.
Or si nous posons la transaction comme « validante », et pour l'individu, et
pour l'organisation, nous lui conférons un statut de tiers. C'est ce qu'avait pres-
senti M. Weber dans sa mise en évidence des « biens symboliques » distribués
par les organisations et consommés par les individus. Puisqu'il y a une relation,
il y a une transaction. Au chercheur d'en découvrir les caractéristiques. Notre
travail établit que l'argent est un vecteur pratique heuristiquement fort pour
comprendre ce qui s'échange. En effet, les analyses de G. Simmel8 soulignent la
pluri-potence de l'argent, sa polysémie sociale, la valeur d'accès à l'universel que
lui confère son statut abstrait. Le même argent circule d'un fidèle croyant vers
l'institution ecclésiale, pour définir des réalités croyantes différentes. La paroisse
qui rassemble ces flux monétaires (les dons des fidèles), authentifie et unifie les
croyances diverses véhiculées par les individus. Cette transaction permet à cha-
cun de se déclarer « catholique », et à la paroisse de mesurer son audience.

L'argent, par son abstraction, par sa capacité à se matérialiser sous forme


de pièces de métal aussi bien que par une information électronique, remplit les
conditions d'un instrument d'échange universel. Un budget est une mise en
forme comptable des flux d'argent. Il réunit toutes les informations parvenues
par divers canaux jusqu'à l'organisation avec laquelle une transaction a eu lieu.
La forme de la transaction, qui comprend les conditions pratiques ainsi que la

8. Georg Simmel, Philosophie de l'argent, Paris, PUF, 1987, 662 p.

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Nicolas de Bremond d'Ars

contrepartie signe le type de relation entre les parties prenantes. Autrement dit,
on suppose que l'institution ne sait pas elle-même ce qu'elle offre, et que cela lui
est révélé par la demande qui lui est adressée.
Certes, il peut y avoir discussion sur la transaction elle-même, car l'abs-
traction représentée par l'argent ne se laisse pas décrypter aisément. Les inter-
rogations portent sur la contrepartie véritable (définition des biens symboliques
immatériels), elles sont toutefois encadrées par l'acceptation d'entrer dans une
relation monétarisée avec une institution porteuse de doctrines et de valeurs.

Nicolas de BREMOND D'ARS


© Société d'économie et de science sociales | Téléchargé le 13/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 129.0.205.41)

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