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La recherche sur les solidarités familiales

Quelques repères
Isabelle Van Pevenage
Dans Idées économiques et sociales 2010/4 (N° 162), pages 6 à 15
Éditions Réseau Canopé
ISSN 2257-5111
DOI 10.3917/idee.162.0006
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DOSSIER I L’entraide familiale

La recherche
sur les solidarités
familiales :
quelques repères
Le thème des solidarités est revenu en force ces dernières années, tant dans l’actualité
que dans le domaine des sciences sociales, alors même que certains auteurs prédisaient
leur disparition suite à la révolution industrielle, à l’avènement de la société salariale et
à la nucléarisation des familles. Nous vous proposons, dans cet article, un petit tour
d’horizon de la recherche autour des solidarités familiales1.

Dans le contexte actuel de remise en question du Après avoir identifié les enjeux sociaux majeurs
Isabelle Van Pevenage,
partage entre les responsabilités publiques et privées, et présenté quelques définitions, nous décrirons les
doctorante en
sociologie à l’université il est important de revoir les enjeux principaux qui pratiques d’entraide à la lumière des parcours de vie,
de Montréal (Canada). sous-tendent cette redistribution des « richesses » que des inégalités sociales et du genre pour terminer sur la
sont les solidarités. question de l’articulation entre solidarités familiales
La question principale concerne le rééquilibrage et publiques.
entre solidarités familiales et solidarités publiques,
du fait des évolutions dans les sphères de la famille, Les solidarités familiales
du marché de l’emploi, des services publics et du et leurs enjeux sociaux
1. Cet article synthétise le secteur social. En effet, toutes les transformations,
contenu d’une revue de
littérature plus importante qui ont eu lieu depuis un quart de siècle, impliquent Les différents enjeux
sur les solidarités familiales, une importante réflexion autour d’un nouveau partage Les pouvoirs publics pourraient avoir tendance à
Pour agir : comprendre les
solidarités familiales, rédigée des responsabilités et des ressources dans la prise en charge surévaluer les capacités réelles des familles. Il est donc
par Isabelle Van Pevenage,
sous la direction de Renée
des besoins des individus. nécessaire de bien évaluer les ressources tangibles des
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Dandurand et Marianne D’un côté, l’évolution des structures de la famille individus et la dynamique des pratiques de solidarités
Kempeneers. L’intégralité
du document peut être et du marché de l’emploi a entraîné une transforma- familiales, c’est-à-dire leurs spécificités par rapport
consultée à l’adresse : tion des rôles familiaux ainsi que des étapes de la vie aux ressources publiques, mais aussi leurs limites dans
partenariat-familles.inrs-ucs.
uquebec.ca/DocsPDF/ des jeunes et des aînés, le tout fragilisant les relations le contexte des transformations en cours. D’une part,
SolidaritesFamiliales.pdf.
et le potentiel d’entraide dans la sphère familiale. comme le laisse faussement entendre l’expression
D’un autre côté, depuis une trentaine d’années, l’État « aidant naturel », les familles ne sont pas « naturelle-
n’arrive plus à assumer toutes les responsabilités qu’il ment » protectrices. Ce ne sont pas toutes les familles
estimait auparavant pouvoir porter, durant la période qui sont solidaires et elles ne le sont pas toutes au
de prospérité économique et de « générosité sociale » même degré. D’autre part, des familles peuvent être
qui avait vu naître son volet d’État-providence. réticentes à recourir aux aides publiques disponibles,
Plusieurs enjeux spécifiques découlent de ces ce pour différentes raisons (normes de responsabi-
transformations, en particulier la crainte d’une suré- lité familiale, désir de conserver son indépendance,
valuation des capacités des familles, la possibilité de expériences négatives…)
leur « démission » en cas de surcharge, l’accrois- Un poids excessif de charges et de responsabi-
sement éventuel des inégalités sociales ou encore lités laissées aux familles pourrait avoir pour effet de
l’implication inégale des hommes et des femmes dans paralyser leur potentiel de solidarités, comme l’in-
le soutien aux proches. diquent plusieurs études. D’où la nécessité d’estimer

6 idées I n° 162 I décembre 2010


L’entraide familiale I DOSSIER

correctement l’état réel des besoins et des ressources la conscience d’une appartenance commune qui crée
disponibles. Même lorsque les familles sont prêtes à des devoirs de réciprocité.
s’occuper de leurs membres, l’accès aux solidarités Parler des solidarités implique alors une multi-
familiales est contraint par divers facteurs (moyens, tude de distinctions. On distinguera les solidarités en
distances, disponibilités…). En somme, se reposer fonction de leur provenance (privée ou publique), mais
uniquement sur les capacités des réseaux familiaux ne aussi par la fonction qu’elles remplissent (protection ou
permet pas de répondre à tous les besoins des familles, insertion des individus). Les dispositifs qui encadrent
risque de décourager l’aide aux proches, sinon de certaines d’entre elles peuvent également servir à les
mener à l’épuisement des personnes aidantes. différencier (solidarités imposées par le dispositif légal,
Les démocraties électives reposent toutes sur un solidarités encouragées par le dispositif fiscal). Il est
consensus : l’intérêt général et le bien commun des important de noter que les distinctions entre les diffé-
personnes qui y habitent. L’État veille, quant à lui, à la rentes catégories de solidarités sont complexes et qu’il
protection des citoyens contre les risques de certains n’existe pas de consensus autour de ces questions.
aléas de l’existence (maladie, chômage…) par la redis- Un premier type de classification permet de
tribution des ressources prélevées au sein de la société distinguer, d’une part, les solidarités privées et,
dans un souci de justice sociale et d’intérêt public. d’autre part, les solidarités publiques. Les premières
De nombreuses recherches ont avancé que les soli- sont constituées des aides ou des services informels
darités familiales contribuent à la reproduction des (non organisés de manière officielle) en provenance
inégalités sociales. En effet, puisque les familles ne du réseau personnel, c’est-à-dire de la famille mais
peuvent donner d’autres soutiens que ceux dont elles également des amis, des collègues de travail ou encore
disposent elles-mêmes, s’appuyer essentiellement sur du voisinage.
les échanges et les transmissions familiales favorise en Les solidarités publiques, quant à elles, renvoient
quelque sorte un immobilisme social et une absence aux aides ou aux services plus ou moins formels
de redistribution des ressources collectives. (soumis à l’administration publique). Ces aides
Au-delà des inégalités sociales, il faut aussi proviennent principalement de l’État mais aussi
mentionner les inégalités de sexe : puisque les femmes des fondations privées ou des milieux de travail (les
sont davantage impliquées dans les activités de soutien crèches en milieu de travail, les congés parentaux,
à l’intérieur du réseau familial, elles se trouvent parti- etc.). Lorsqu’elles proviennent de l’État, elles s’ins-
culièrement exposées dès qu’on en demande davan- crivent dans diverses politiques : les politiques fami-
tage aux familles. Par exemple, certains impacts de liales (les crèches, les allocations familiales…), les
la réorganisation du réseau sociosanitaire telle que politiques de santé (l’assurance-maladie…) et les
le virage ambulatoire2 impliquent une participa- autres politiques sociales (l’assurance-chômage, le 2. Le virage ambulatoire
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tion accrue des femmes dans les soins aux proches régime des retraites…). désigne une nouvelle
organisation des services de
convalescents. La réduction des services de l’État Dans la solidarité publique, les ressources sont santé où la personne pouvant
se déplacer reçoit des soins
envers certaines populations (par exemple, la dimi- mises en commun et sont ensuite redistribuées au à domicile au lieu d’être
nution de places dans les centres d’hébergement pour nom de la justice sociale, selon les besoins et suivant hospitalisée.

personnes âgées ou handicapées) inquiète les familles, des normes ; l’aide devient un droit et la décision est
prioritairement les femmes, ainsi que les organismes prise par des représentants de la collectivité ; il n’y a
du secteur social, étant donné l’accroissement de donc pas de lien personnel aidant-aidé comme dans
la charge de travail qui devra être assumée par ces les solidarités privées et donc pas de sentiment de
instances. dette envers autrui ni obligation de contre-don.
En effet, les solidarités privées présentent des
Quels sont les différents types de solidarités ? caractéristiques distinctes des solidarités publiques.
D’une façon très générale, on s’entend pour dire Elles sont, par exemple, plus souples, plus polyva-
que la notion de « solidarité » entre personnes ou lentes et gratuites, ce qui, par ailleurs, peut créer
entre groupes sociaux désigne l’ensemble des dispo- un sentiment de dette. D’autre part, au sein des
sitifs qui assurent la redistribution ou les échanges de solidarités privées, certains auteurs vont distinguer
biens et de services, que ce soit dans le cadre familial différents types d’aides ou de services pouvant être
de proximité ou plus largement sociétal. Elle suppose rendus : les biens, les services et le support qu’il soit

décembre 2010 I n° 162 I idées 7


DOSSIER I L’entraide familiale

affectif, moral ou informationnel. Les nombreuses son principe, égalitaire. En outre, comme les services
aides provenant des services sociaux et bénévoles se marchands sont plutôt de type insérant, les milieux
situent, quant à elles, à mi-chemin entre les solidarités aisés peuvent arbitrer entre différentes solutions. Au
privées et les solidarités publiques. contraire, les milieux populaires sont plus dépendants
3. Les chiffres entre crochets
Certains auteurs [1, 2]3 insistent davantage sur de la parenté du fait de la rareté des substituts. Même
renvoient à la bibliographie la fonction remplie par les soutiens apportés aux si cette dépendance rejoint leur préférence (“régler
en fin d’article.
membres de la famille. En effet, plusieurs recherches les problèmes entre soi”).[2] »
ont montré que les aides familiales pouvaient être Les solidarités privées peuvent également appar-
protectrices (l’aide protège son bénéficiaire contre des tenir au dispositif légal telle l’obligation alimentaire
risques de la vie sociale) ou insérantes (l’aide permet qui s’inscrit dans le Code civil. Dans ce cas, certains
d’insérer le bénéficiaire dans l’environnement social). auteurs [3] parlent de solidarités imposées. Enfin, il y a
Les services peuvent être à dominante protectrice les solidarités encouragées par le dispositif fiscal et finan-
(par exemple donner des soins, préparer des repas, cier telles que les déductions fiscales (par exemple,
faire des courses, conduire une personne âgée en perte au Québec, les crédits d’impôts pour l’hébergement
d’autonomie…) ou insérante (garder des enfants d’un parent) ou les mesures de soutien pour acheter
permet de libérer les parents pour le travail…) certains services domestiques.

Dans son principe, la « solidarité familiale »



n’est pas égalitaire

En d’autres termes, les services sont protecteurs Qu’est-ce que « la solidarité familiale ? »
ou insérants selon qu’il s’agit de pallier une incapacité S’il est difficile de définir la solidarité familiale,
ou de permettre au bénéficiaire de l’aide de se consa- c’est d’une part parce qu’il s’agit d’un concept très
crer à d’autres rôles sociaux. Les soutiens relation- large incluant plusieurs notions connexes telles que
nels qui permettent d’entrer en rapport avec autrui l’aide, le soutien, l’entraide, les échanges, les dons
sont, a priori, de type insérant mais à divers degrés ou encore la sociabilité. D’autre part, la solidarité
(par exemple, l’aide dans la recherche d’un logement concerne la famille élargie ou le réseau familial, mais
apporte une forme de sécurité mais a, avant tout, une on l’associe également aux univers de la parenté et de
fonction d’insertion sociale). l’entourage. Par contre, la littérature sur la solidarité
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Il faut bien voir que la distinction entre les fonc- familiale exclut de son champ de préoccupations les
tions d’insertion et de protection n’est jamais tran- liens qui unissent les membres du couple et les liens
chée. Et le paramètre clé n’est pas tant le contenu entre parents et enfants mineurs.
du service que la situation du bénéficiaire. Si l’aide Malgré ces difficultés à définir la solidarité fami-
intervient dans un contexte « assuré » (non précaire) liale, nous conviendrons dans cet article, de la défi-
et n’a pour effet que de faciliter la satisfaction de nition suivante : « au sens large, la solidarité familiale
besoins donnés, sa fonction est plus insérante que réfère à cette cohésion grâce à laquelle les membres
protectrice ; si, à l’inverse, elle intervient dans un d’un groupe social (ici, la famille élargie ou le réseau
contexte fragile et incertain, elle relève plutôt de la familial) ont à cœur les intérêts des uns et des autres.
protection. Ce serait donc la position sociale du béné- La solidarité est donc un état des relations entre
ficiaire du soutien qui influencerait le plus le rapport personnes qui, ayant conscience d’une communauté
entre la fonction « protectrice » et « insérante » de d’intérêts, la traduisent concrètement dans diffé-
la solidarité familiale. « En milieux populaires, les rentes conduites de communication (sociabilité) ou
services sont plus souvent protecteurs, car la situation d’échanges (soutiens) » [4].
du bénéficiaire est moins assurée. C’est l’inverse dans On peut se demander pourquoi la littérature ne
les milieux moyens et supérieurs. […] Cela indique retient pas le concept de solidarité pour désigner les
également que la “solidarité familiale” n’est pas, dans relations et les échanges au sein de la famille nucléaire.

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L’entraide familiale I DOSSIER

C’est que les liens qui unissent les membres de la Les caractéristiques des solidarités familiales
famille restreinte et en corésidence sont plutôt consi- Les recherches sociologiques ont tenté d’identifier
dérés comme des liens de responsabilité primaire les caractéristiques propres aux pratiques de solida-
et/ou d’obligations mutuelles sans qu’intervienne rité familiale. Six d’entre elles reviennent particuliè-
la notion de solidarité. Dans la littérature, l’aide rement souvent dans la littérature.
apportée par un parent à son enfant mineur est dési- Tout d’abord, les pratiques de solidarité au sein
gnée sous d’autres termes : maternage, paternage, du réseau familial fonctionnent sur le principe de la
etc. Dans le cadre de la vie domestique, l’entraide est gratuité. Même s’il arrive que des services soient payés
observée à l’aide de notions indirectes telles que la pour désamorcer un éventuel sentiment de dette, il
division du travail domestique ou le partage du temps est plutôt rare que les services rendus à des membres
des conjoints entre les activités parentales, ména- de sa famille soient monnayés.
gères, personnelles et professionnelles. Ces pratiques s’inscrivent par ailleurs dans une
Une autre question soulevée dans la littérature logique de réciprocité. La solidarité familiale fonctionne
est celle des populations visées par l’adjectif « fami- selon la logique du « don/contre-don » dans laquelle
lial ». En général, les politiques familiales – qui le contre-don peut se réaliser à l’échelle de l’existence
sont une forme de solidarité publique en direction ou encore d’une génération à l’autre. C’est à l’eth-
des familles – s’adressent en priorité aux familles nologue Marcel Mauss5 que l’on doit d’avoir concep-
nucléaires tandis que lorsqu’on parle des solidarités tualisé les formes archaïques de l’échange et du don
familiales, c’est la famille élargie ou le réseau familial qui subsisteraient aujourd’hui dans la sphère familiale.
qui est concerné. Pour Mauss, la solidarité repose sur un principe de
On utilise parfois la notion de sociabilité familiale réciprocité étranger à l’échange marchand, fondé sur
pour désigner la nature et la fréquence des contacts la triple obligation de donner-recevoir-rendre. Et ce
établis au travers des rencontres et des communica- vaste système du don/contre-don remplirait une fonc-
tions (téléphones, courriers…) entre parents. Cette tion morale de perpétuation des relations sociales.
notion de sociabilité concerne donc les relations entre Les solidarités familiales sont polyvalentes. En effet,
les membres. On pense ici aux partages d’activités ces pratiques recouvrent une multitude de soutiens non
communes ou de loisirs, aux fêtes et aux anniver- spécialisés qui vont de la garde des enfants jusqu’aux
saires, aux vacances passées ensemble. On établit soins à des personnes âgées en passant par les presta-
une distinction entre la solidarité, qui concerne les tions affectives, le partage d’informations telles que les
échanges, et la sociabilité qui s’applique aux relations. recettes de cuisine ou encore les bonnes affaires.
Dans la réalité, on se rencontre aussi souvent pour Parallèlement à cette polyvalence, les soutiens
s’entraider. consistent également en des tâches qui sont propor-
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Il convient d’inscrire les pratiques de solidarité tionnées et personnalisées selon les besoins et les
familiale dans une perspective temporelle4. En effet, ressources (aptitudes, disponibilités, moyens finan- 4. Voir par exemple [5].
les sentiments d’engagement et d’obligation se déve- ciers…) des membres du réseau familial. Cette plasticité
5. Mauss M., « Essai sur
loppent au fil du temps. La dynamique de réciprocité des pratiques de solidarité au sein du réseau familial les le don. Forme et raison
ne prend son sens qu’à l’échelle de l’existence. Ce que différencie également des autres formes de solidarités. de l’échange dans les
sociétés archaïques »,
nos parents nous ont « donné » lorsque nous étions L’absence d’un contexte bureaucratique et d’un L’Année sociologique,
p. 30 à 186, 1923-1924.
jeunes, nous pouvons par exemple le « rendre » d’une engagement formel rend également les pratiques de
façon ou d’une autre à l’âge adulte. solidarité familiale plus souples que celles provenant
Certaines recherches [4] insistent sur le caractère du secteur public. Pour certains auteurs, ce serait en
paradoxal que peuvent avoir les pratiques de solidarité raison de cette flexibilité que les solidarités familiales
familiale. En effet, si elles procurent de l’assistance et sont aussi largement sollicitées et qu’elles couvrent
une forme de sécurité aux membres du réseau fami- un large spectre de soutiens.
lial, il n’en demeure pas moins que le « don » constitue Enfin, l’accessibilité est également une caractéris-
une forme de « dette » pour l’aidé qui peut impliquer tique importante des solidarités familiales.Au-delà de
une certaine forme de contrôle et de surveillance la proximité physique, le réseau familial constitue un
pour le bénéficiaire, et par conséquent une perte groupe assigné et permanent dont la disponibilité est
d’autonomie. définie, a priori, comme inconditionnelle.

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DOSSIER I L’entraide familiale

Composante Définition Indicateurs empiriques

ASSOCIATIVE Les activités réalisées en commun selon leur Fréquence d’interactions intergénérationnelles (en
fréquence et les modes d’interaction entre les personne, au téléphone, etc.) ; types d’activités partagées
membres de la famille. (loisirs, fêtes, etc.).

AFFECTIVE Sentiments positifs partagés par les membres Estimation de l’affection, de l’intimité, de la confiance, du
de la famille (type et degré) et réciprocité de ces respect, etc. ; taux de réciprocité des sentiments positifs
sentiments. perçus par les membres de la famille.

CONSENSUELLE Degré d’entente à propos des valeurs, des Estimation du degré d’accord entre les membres de la
attitudes et des croyances entre les membres famille ; perception des similitudes avec les autres membres
de la famille. de la famille.

FONCTIONNELLE Fréquence des échanges d’aide intergénérationnels (aide


Niveau d’assistance et d’échange de services. financière, physique ou émotionnelle) ; taux de réciprocité
dans l’échange intergénérationnel.

NORMATIVE Estimation de l’importance des rôles familiaux et


Force de l’engagement à remplir les rôles et les
(FAMILIALISME) intergénérationnels ; estimation de la force des obligations
obligations dans la famille.
filiales.

STRUCTURELLE Possibilité de relations intergénérationnelles en


Proximité résidentielle, nombre de membres, santé des
fonction du nombre de membres dans la famille
membres de la famille.
et de la proximité géographique.

Pour comprendre et analyser les solidarités inter- indicateurs empiriques de solidarité, les auteurs ont
générationnelles, Vern L. Bengtson et son équipe [6, élaboré une typologie de relations intergénération-
7] ont mis au point un cadre conceptuel s’inspirant de nelles. Les résultats dénotent la très grande diversité
diverses traditions théoriques à partir d’une synthèse des types de solidarités aux États-Unis.
de la littérature sociologique. Ils ont dégagé six
6. Cette enquête a suivi,
de 1971 à 2001, une cohorte
dimensions qui reflètent, selon eux, les composantes Les pratiques d’entraide familiale
de familles californiennes essentielles des solidarités intergénérationnelles. Le
composées de trois
générations : les grands- tableau suivant décrit ces composantes ainsi que les Solidarités familiales et parcours de vie
parents (qui ont la soixantaine indicateurs quantitatifs les plus utilisés pour en rendre La naissance d’un enfant, les difficultés d’insertion
au début de l’enquête),
les enfants (qui ont alors la compte. professionnelle, le handicap physique ou mental, la
quarantaine) et les petits-
enfants (alors âgés de 16
À partir de données issues d’une étude longitu- recherche d’un logement, la perte d’autonomie des
à 26 ans). Une quatrième dinale de grandes envergures menée aux États-Unis personnes âgées, la maladie, le deuil, les accidents,
génération s’est ajoutée au fur
et à mesure de la collecte. (Longitudinal Study of Generations6) et en se servant des les déménagements ou encore la garde d’enfants sont
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LA TYPOLOGIE DE BENGTSON DES RELATIONS
INTERGÉNÉRATIONNELLES AUX ÉTATS-UNIS
1. Les « relations étroites » (25 % des familles) manifestent un haut niveau de solidarité quel que soit l’indi-
cateur. L’investissement émotionnel est élevé et les pratiques de solidarité nombreuses.
2. Les « relations détachées » (17 % des familles) ont un niveau de solidarité faible quel que soit l’indicateur.
3. Les « relations conviviales » (25 % des familles) se caractérisent par un fort investissement émotionnel mais
peu de pratiques d’entraide.
4. Les « relations intimes, mais distantes » (17 % des familles) se caractérisent par un fort investissement
émotionnel mais aucune pratique d’entraide. Il n’y a pas d’entraide parce que celle-ci n’est pas nécessaire, mais
elle pourra se mobiliser en cas de besoin.
5. Les « relations contraintes » (16 % des familles) développent des pratiques d’entraide mais connaissent un
faible investissement émotionnel. Les membres du réseau familial sont souvent proches géographiquement, se
fréquentent beaucoup, s’entraident un peu mais ne se sentent pas beaucoup d’affinité.
Aucun des types de fonctionnement familial n’est dominant. Entre les familles qui sont solidaires dans les six
dimensions retenues et celles qui ne le sont dans aucune, il existe plusieurs types de fonctionnement familial. Les
trois derniers types de familles ne sont pas plus ou moins solidaires, ils le sont différemment.

10 idées I n° 162 I décembre 2010


L’entraide familiale I DOSSIER

autant d’exemples de situations susceptibles de mobi- années de travail précaire ou lors de l’installation dans
liser les solidarités familiales. Celles-ci seront donc un nouveau foyer, que ce soit par une sollicitation accrue
fonction des différents moments du parcours de vie : pour assurer la garde des jeunes enfants, la mobilisation
enfance, adolescence et jeunesse, vie adulte, troisième des solidarités familiales est particulièrement impor-
et quatrième âges. Chacune de ces étapes implique tante lors de cette phase de la vie.
des besoins particuliers. Si, globalement, les aînés sont un groupe diversifié
La plupart des recherches ont montré que si les aides qui vieillit plutôt bien, leur accroissement numé-
familiales sont essentielles, elles ne sont habituellement rique dans la population pose la question de leur
pas systématiques. De nos jours, elles se présentent prise en charge à moyen et long terme, du fait – entre
plutôt sous la forme d’aides occasionnelles offertes à autres – du déséquilibre croissant entre le nombre
des moments spécifiques. C’est plus particulièrement de personnes âgées et celui des aidants (et surtout
en situation de crises (perte d’un emploi, maladie, d’aidantes) potentiels. Il s’ensuit que le soutien aux
rupture conjugale, accident) que se mobilise le réseau personnes âgées est largement plus documenté que
familial. Ce caractère occasionnel de l’aide tient, entre l’aide aux jeunes adultes.
autres, à la disponibilité des personnes aidantes ainsi Du point de vue des valeurs et des normes fami-
qu’à l’importance actuelle des valeurs d’autonomie et liales, une majorité de la population juge que ce sont
d’indépendance. Et si les individus craignent que l’aide les familles qui sont responsables du bien-être de
requise ne devienne trop lourde, il y a moins de chance leurs parents âgés.Toutefois, pense-t-on, ces respon-
qu’ils s’y engagent. Si toutes les étapes de la vie sont sabilités ne doivent pas mettre en péril la vie profes-
susceptibles de voir se mobiliser des solidarités, les sionnelle ou familiale, ni la santé des membres de

Si les aides familiales sont essentielles, elles



ne sont habituellement pas systématiques

recherchent attestent que, dans les faits, les aides sont l’entourage. Interrogées sur leurs responsabilités, les
davantage mobilisées à certains moments, en particu- personnes considèrent que leur rôle est plus affectif
lier lors de l’entrée des jeunes dans la vie adulte7 et au qu’instrumental. Elles estiment que leur tâche prin- 7. Voir, par exemple, Hamel
cours de la vieillesse [8, 9, 10]. cipale est de maintenir le lien familial, de fournir de J. et Ellefsen B., « Quelques
éléments pour une vue
Les jeunes adultes sont aux prises avec des diffi- l’affection et de l’attention, d’assurer une présence, longitudinale sur les jeunes,
le travail et la famille » in
cultés spécifiques liées à l’augmentation de la durée de soutenir moralement la personne en perte d’auto- Lacharité C. et Provonost G.
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des études, l’insertion sur un marché de l’emploi nomie. Ces normes et ces valeurs à l’égard du soutien (dir.). Comprendre la
famille (2001) : Actes
peu favorable ou encore l’instabilité des premières aux personnes âgées correspondent aux attentes des du 6e symposium québécois
relations de couples. Le corollaire de ces difficultés personnes âgées elles-mêmes. Au-delà des besoins de recherche sur la famille,
Québec, PUQ, 2002,
est une dépendance accrue à l’égard des parents. d’aide en termes de services et de soins, les besoins p. 235 à 244.
Depuis plus d’une trentaine d’années, on remet en affectifs des personnes âgées sont également très
cause le modèle d’entrée dans la vie adulte caractérisé importants.
par la succession de la fin des études, le début de la Les coûts sociaux et économiques du soutien aux
vie professionnelle, le départ de chez les parents et personnes âgées sont partagés entre les gouverne-
la formation d’un couple. L’ordre de chacune de ces ments, les familles, les services sociaux et le marché.
étapes, ainsi que l’âge auquel on les franchit, s’est sensi- Toutefois, toutes les recherches sur le soutien aux
blement transformé.Ainsi, l’augmentation de la durée personnes âgées constatent que, lorsqu’ils sont
des études a repoussé l’entrée dans la vie active et ces présents et disponibles, les membres de la famille
changements ont eu un impact sur l’âge du départ du constituent la première source d’aide pour les
domicile parental, ainsi que sur celui de la formation personnes en perte d’autonomie. Ces aides provien-
d’un couple et du projet d’enfant. Que ce soit par un nent en premier lieu des conjoints de ces personnes,
séjour prolongé au domicile parental, par des aides s’ils sont vivants, et ensuite de leurs enfants. Que ce
financières pour combler les besoins des premières soit en conduisant la personne à des rendez-vous, en

décembre 2010 I n° 162 I idées 11


DOSSIER I L’entraide familiale

l’aidant à entretenir sa maison, en l’aidant à adminis- la proximité résidentielle ou l’accès aux services
trer son budget, en lui prodiguant des soins physiques publics, les besoins et les moyens propres à chaque
ou de l’attention, ces aides mobilisent beaucoup le milieu influenceront l’organisation et les pratiques de
soutien familial, prioritairement celui des femmes. solidarité familiale. Les soutiens susceptibles d’être
Les pratiques de solidarité familiale se déploient assurés par le réseau familial sont forcément limités
également lors des périodes de transition et de crise. aux ressources dont dispose ce réseau. Et, que ce soit
Par exemple, lors de la perte d’un emploi, le réseau en termes d’argent, de temps disponible, de réseau
familial peut aider temporairement la personne dans social ou de capacité physique, les ressources ne sont
le besoin non seulement en lui offrant une aide finan- pas les mêmes pour toutes les familles.

Le niveau des ressources va influencer le



potentiel des pratiques de solidarité familiale

cière (prêt ou don), mais également en lui fournissant Les inégalités de revenus impliquent que dans les
un logement ou encore des supports informationnels milieux sociaux plus aisés, on est plus indépendant par
pour effectuer des démarches administratives ou rapport aux membres du réseau familial que dans les
trouver un nouvel emploi. La maladie, les ruptures milieux défavorisés. Dans ces familles, les personnes
conjugales, les incendies ou accidents divers, les ont les moyens financiers de payer pour des services
deuils sont autant de situations de crise lors desquelles tels que la garde des enfants, les tâches domestiques,
le réseau familial se mobilise de diverses manières. les aides aux personnes en perte d’autonomie. On est
Ces aides sont précieuses étant donné le caractère donc moins dépendant d’amis, de voisins ou du réseau
soudain de certaines situations. La souplesse et l’ac- familial pour ces services.
cessibilité des solidarités familiales permettent en Aux inégalités de revenus, il faut en ajouter d’autres
effet une prise en charge rapide sinon immédiate et comme celles liées à la santé ou encore à l’espérance
correspondante aux besoins spécifiques du moment, de vie, moins élevée dans les milieux socioéconomi-
ce que ne peuvent assurer les services publics de l’État ques défavorisés. Par exemple, en France, l’espérance
ou le secteur social. de vie à 35 ans accuse des différences significatives en
Les générations dites « pivot » [8] sont particu- fonction de la catégorie sociale. Les hommes cadres
lièrement sollicitées et le sont d’autant plus dans la ont en moyenne sept années d’espérance de vie en
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conjoncture actuelle. En effet, l’allongement de la plus à 35 ans que les ouvriers et les femmes cadres ont
8. Monteil C. et Robert-
durée de la vie d’un côté, les difficultés d’insertion trois années supplémentaires que les ouvrières8. Les
Bobée I., « Les différences des jeunes sur le marché de l’emploi et le report du inégalités de santé, quant à elles, se traduisent par une
sociales de mortalité : en
augmentation chez les projet familial des enfants de l’autre font que la géné- moindre disponibilité de certains, par exemple, pour
hommes, stables chez les ration intermédiaire se trouve sollicitée d’une part les gardes d’enfants par les grands-parents.
femmes », Insee première,
n° 1025, juin 2005. par les parents âgés en perte d’autonomie et, d’autre Les relations personnelles sont aussi source d’iné-
part, par les enfants qui sont encore à la maison ou qui galité, puisque les réseaux familiaux et personnels
sont en période de transition vers un établissement s’avèrent parfois porteurs de ressources profession-
professionnel ou familial. nelles importantes. Dans les milieux plus aisés, par
exemple, le voisin peut être pédiatre, le beau-frère
Solidarités familiales et inégalités sociales peut travailler dans l’immobilier, l’amie est psycho-
Qu’il s’agisse d’argent, de moyens matériels, de logue… La composition du réseau personnel facilite
relations personnelles ou de temps, le niveau des donc l’accès à certaines informations ou ressources.
ressources va influencer le potentiel des pratiques de La plupart des recherches [1, 4] montrent que les
solidarité familiale. De plus, les modes de fonction- pratiques de solidarité familiale et les réseaux familiaux
nement peuvent différer selon l’appartenance socio- présentent des différences en fonction de l’appartenance
économique : la composition des réseaux personnels, sociale. Par exemple, la composition des réseaux personnels

12 idées I n° 162 I décembre 2010


L’entraide familiale I DOSSIER

peut différer selon les milieux sociaux d’appartenance. aux difficultés imprévues et aux incidents de parcours
En milieu populaire, on trouve deux modèles de alors que dans les milieux plus favorisés, on parle
réseaux : les familles biparentales fréquentent surtout davantage d’aides « insérantes » puisqu’elles visent
la parenté alors que les familles monoparentales se à l’amélioration ou au maintien du statut social ou
tournent davantage vers les services sociaux qui leur encore à permettre aux enfants d’atteindre le même
procurent des relations de soutien, assimilées parfois à statut que leurs parents.
des liens familiaux. Dans les couches moyennes et diplô- La précarisation liée au marché du travail (chômage,
mées, on observe un réseau plus diversifié et tourné retrait de l’emploi en raison de maladie ou d’acci-
vers les collègues de travail, les relations amicales et/ dent…) peut entraîner un appauvrissement relationnel
ou le voisinage, même si le réseau familial n’en assume et des ruptures familiales. En plus d’occasionner des
pas moins son rôle de soutien. séparations conjugales, une telle situation ne favorise
La proximité géographique peut également être diffé- pas les échanges d’entraide et de soutien qui seraient
rente selon les couches sociales. En général, il y a une pourtant nécessaires dans ces moments difficiles.
plus grande distance géographique entre les lieux de
résidence des membres de la famille dans les milieux Solidarités familiales et genre
aisés, mais les liens peuvent demeurer actifs malgré Toutes les études sur les solidarités familiales s’ac-
la distance, l’aisance permettant de mieux se servir cordent pour affirmer que les femmes contribuent
des moyens de communication et de transport. Dans particulièrement aux divers échanges au sein des
les milieux modestes, il y a souvent plus de proximité familles. Du fait de leur traditionnelle prédominance
géographique ; quand il y a éloignement des proches, dans l’univers domestique, elles sont le « centre de
les possibilités de rencontre sont plus rares. gravité » du réseau familial et c’est à travers elles que
Il existe également des différences de fonction- transitent les demandes et les offres de soutiens ainsi
nement dans les manières et les tendances à faire appel que la communication entre les membres. Ce sont
aux services extrafamiliaux pour toutes formes de elles, par exemple, qui pensent aux anniversaires, télé-
soutien formel. Pour le soutien aux personnes âgées, phonent pour prendre et donner des nouvelles, anti-
les dispositions des familles envers certains services cipent les achats… Ce sont donc surtout les femmes
se modulent selon la situation économique et le lieu qui tissent les relations sociales du réseau familial.
de résidence. On note que les personnes à faible statut Cette mobilisation massive des femmes dans
économique, ainsi que celles vivant en milieu rural, la dynamique des solidarités familiales pose deux
sont plus réticentes à faire appel à ces services. problèmes : le premier aux femmes elles-mêmes,
Cette différence dans l’utilisation des services le second, à leurs familles. En effet, l’engagement
publics provient, entre autres, de la crainte, dans les des femmes auprès de leurs proches peut limiter
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milieux défavorisés, d’une ingérence ou d’un certain leur insertion professionnelle. Pour offrir le soutien
contrôle des instances publiques dans leur foyer, qui adéquat, certaines en viennent à diminuer leur temps
pourraient nuire à leur autonomie [1].Alors que, dans de travail, à devancer l’âge de la retraite ou encore
les milieux plus aisés, on est davantage confiant dans à arrêter de travailler. Par ailleurs, cette sollicitation
ses droits et sa manière de vivre, dans les milieux plus massive des femmes est de plus en plus limitée par les
défavorisés, il y a parfois un sentiment de méfiance autres activités de la sphère publique qui font désor-
envers la présence des services sociaux et sanitaires. Il mais partie de leur vie. Ainsi, elles ne peuvent plus
est donc important, et plusieurs auteurs le soulignent, consacrer autant de temps qu’avant à s’occuper des
de ne pas réduire la réalité de l’exercice des solida- autres et à gérer les échanges au sein de la famille.
rités familiales aux pratiques de certaines catégories S’il y avait une réduction des services du secteur
sociales qui ne sont pas forcément représentatives de public à l’endroit de la famille, cette implication
l’ensemble des réseaux sociaux. majeure des femmes et la surcharge de travail que cela
Les fonctions de la solidarité familiale peuvent entraîne pour elles ne manqueraient pas de poser un
différer selon les milieux socioéconomiques. En problème aigu.
milieu défavorisé, les aides sont surtout de type Les hommes, quant à eux, interviennent de
« protectrices » ou de subsistance. Elles permettent façon beaucoup plus ciblée, dans des domaines
le maintien du cours d’une vie « normale », de parer précis ( transports, comptabilité, bricolage…),

décembre 2010 I n° 162 I idées 13


DOSSIER I L’entraide familiale

particulièrement à l’égard des personnes âgées9. rions nous appuyer pour standardiser les besoins et
Cependant, hommes et femmes partagent les mêmes ressources. Les familles présentent donc des spéci-
valeurs dans le domaine des solidarités familiales. En ficités évidentes. Ce qui nous amène à conclure que
effet, lorsqu’on les interroge sur les normes et les l’articulation entre les aides publiques et familiales
valeurs de la solidarité familiale, on n’observe que doit se concrétiser d’une manière souple qui puisse
peu de différences. Les deux expriment un même rencontrer ces spécificités.
sentiment de responsabilité envers les besoins des Les besoins et ressources des individus et des
membres de la famille et semblent également adhérer familles évoluent dans le temps. Les besoins d’aide
aux valeurs de liberté, d’autonomie et de responsabi- sont particulièrement importants en début et fin de
lité entre lesquelles oscillent désormais les individus vie puisque ces étapes sont synonymes d’une moindre
lorsqu’il s’agit des dynamiques d’échange et d’en- autonomie. À l’intérieur même de ces périodes, les
traide. Ce qui diffère entre les femmes et les hommes, besoins évoluent également plus ou moins rapide-
ce ne sont donc pas les valeurs, mais bien la réalité de ment. Il faut donc impérativement que l’articulation
9. Voir, par exemple,
l’implication concrète des uns et des autres dans les entre les aides publiques et familiales se fasse d’une
Guberman N., Lavoie J.-P., pratiques de solidarité. manière flexible qui tienne compte des circonstances
Gagnon E. et al., Valeurs
et normes de la solidarité et de l’évolution des situations.
familiale : statu quo, évolution, Solidarités familiales et solidarités
mutation ?, rapport présenté
au Fonds québécois de publiques : quelle articulation ? Des solidarités familiales en synergie
recherche sur la culture et
la société dans le cadre de
avec les solidarités publiques
l’Action concertée sur les Les familles ne peuvent répondre La question de l’articulation des aides publiques
impacts démographiques
et socioéconomiques à tous les besoins et privées est particulièrement développée dans les
du vieillissement de la
population, 2005. Disponible
Que ce soit pour des raisons de disponibilités, de études sur les soins aux personnes âgées10. Plusieurs
en ligne : www.fqrsc.gouv. conflits, d’éloignement géographique mais également auteurs ont tenté de proposer des modèles. Globa-
qc.ca/recherche/pdf/
RF-nguberman.pdf. de compétences ou de fonctionnement de la famille, lement, quatre types d’articulation sont proposés,
tous les besoins ne peuvent être comblés par le réseau qui peuvent s’appliquer différemment, selon les
10. Ward-Griffin C. et Marshall
V. W., « Reconceptualizing familial. Les familles ne peuvent pas assumer la tota- sociétés et selon l’évolution de leur histoire récente.
the Relationship between
“Public” and “Private”
lité des besoins d’aide de leurs membres. Elles ont Le modèle compensatoire est caractéristique de la
Eldercare », Journal of Aging besoin de soutien et de relais et elles doivent s’arti- première moitié du siècle dernier (et encore présent
Studies, vol. 17, n° 2, 2003,
p. 189 à 208. culer avec les aides en provenance d’autres instances dans d’autres sociétés), dans lequel les aides publiques
plus ou moins formelles : celles du réseau personnel sont utilisées en dernier ressort, lorsque l’assistance
(amis, voisins, collègues), celles du secteur associatif et le support du réseau familial sont épuisés. Il s’agit
et celles du réseau public. donc, en quelque sorte, d’un modèle hiérarchique
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Les solidarités familiales assurent des formes de où la famille serait le premier choix de la personne
soutien spécifiques. Les échanges au sein du réseau âgée. Le modèle de la substitution apparaît à la suite
familial sont personnalisés et gratuits, polyvalents et de l’entrée en vigueur des aides massives de l’État-
souples et ils procèdent selon une logique d’affecti- providence. Dans ce modèle, on suppose que lorsque
vité et de réciprocité. Quant aux solidarités publi- les services publics sont offerts, ils permettent une
ques, elles fonctionnent en général de manière plus baisse des soins prodigués par le réseau familial.
impersonnelle, et selon des règles administratives et Après l’avènement de l’État-providence et la
une logique qui visent des objectifs d’universalité et tendance à une institutionnalisation accrue des
d’équité. personnes âgées dans les années 1960 et 1970, le
Les familles ont des modes de fonctionnement modèle des tâches spécifiques voit le jour. Dans ce
divers.Toutes les familles, pour différentes raisons, ne modèle, les aides publiques et privées reçues par les
fonctionnent pas de la même manière. De nombreux personnes âgées sont vues comme différentes et ce
facteurs expliquent les particularités des familles : serait la nature de la tâche qui déterminerait la source
l’appartenance à un milieu socioéconomique, l’ori- des aides et non la préférence des personnes âgées
gine ethnoculturelle, les formes familiales diverses ou ou la disponibilité des aidants. Enfin, on trouve le
encore les différentes cultures familiales. Il n’existe modèle de la complémentarité, découlant du modèle
donc pas de « famille-type » sur laquelle nous pour- précédent, dans lequel les aides publiques complètent

14 idées I n° 162 I décembre 2010


L’entraide familiale I DOSSIER

les aides du réseau familial en fonction de leurs spéci- à l’opinion publique les besoins de leurs membres,
ficités respectives ou encore lorsque les besoins de la qu’il s’agisse des organismes de défense des familles,
personne âgée sont plus importants que les ressources des personnes âgées, des malades, des handicapés ainsi
du réseau familial. que de ceux qui les soignent, les « proches aidants ».
De plus, pour soumettre leurs revendications aux
Une articulation supplémentaire pouvoirs publics, tous ces organismes ont intérêt à
Certaines recherches [11] franchissent un pas de former des alliances avec les instances qui promeu-
plus et montrent que, loin de s’opposer ou de s’an- vent et défendent le maintien de solidarités. La
nuler et plus que de se compléter, aides publiques « conscience d’une communauté d’intérêts », qui
et aides familiales entretiennent un rapport direct est au cœur de la définition de la solidarité, doit être
au sens où les premières alimentent les secondes de constamment rappelée dans le débat public.
diverses manières. Par exemple, les pensions de
retraite constituent une sécurité pour les personnes
âgées et permettent d’alimenter les dons vers les
générations cadettes. Ou encore, les parents peuvent Bibliographie
compléter le budget d’un jeune qui s’est vu par
ailleurs octroyer une bourse d’études ou une aide au [1] PITROU A., Les Solidarités familiales. Vivre sans famille ?, Toulouse, Privat, (1978) 1992.
[2] DÉCHAUX J.-H., « Les services dans la parenté : fonctions, régulation, effets » in Kaufmann
logement. Claudine Attias-Donfut a donc pu montrer J.-C. (dir.), Faire ou Faire-faire ? Familles et services, Rennes, coll. « Le Sens social », Presses
que « le bénéfice d’une aide publique accroît, pour Universitaires de Rennes, 1995, p. 39 à 54.
[3] LAVOIE J.-P., Familles et Soutien aux parents âgés dépendants, Paris, coll. « Technologie de
celui ou celle qui la reçoit, les chances de recevoir l’action sociale », L’Harmattan, 2000.
une aide complémentaire de la part des membres de [4] DANDURAND R. B. ET OUELLETTE F.-R., Entre autonomie et solidarité. Parenté et soutien dans la
vie de jeunes familles montréalaises, rapport présenté au Conseil québécois de la recherche
la famille » [11]. sociale, Montréal, IQRC, 1992.
À l’inverse, ce qui se passe dans la sphère fami- [5] GODBOUT J. T., CHARBONNEAU J. ET LEMIEUX V., La Circulation du don dans la parenté : une roue
qui tourne, rapport de recherche, Montréal, INRS-UCS., 1996. Disponible en ligne : .www.ucs.
liale a également une influence directe sur la sphère inrs.ca/pdf/rap1996_01.pdf.
publique. En effet, la plupart des études s’accordent [6] BENGTSON V. L., ROBERTS R. E. L., « Intergenerational Solidarity in Aging Families: An
Example of Formal Theory Construction », Journal of Marriage and Family, vol. 53, n° 4, 1991,
pour reconnaître que l’absence totale de solidarité p. 856 à 870.
familiale en cas de carence de réseau, d’un manque [7] BENGTSON V. L., « Beyond the Nuclear Family: The Increasing Importance of Multigenerational
Bonds », Journal of Marriage and Family, vol. 63, n° 1, 2001, p. 1 à 24.
de disponibilité des membres ou de « démission » de [8] ATTIAS-DONFUT C. (DIR.), Les Solidarités entre générations. Vieillesse, Familles, État, Paris,
leur part, a un impact important pour l’État. En effet, coll. « Essais et recherches. Sciences sociales », Nathan, 1995.
[9] CLÉMENT S. ET LAVOIE J.-P. (DIR.), Prendre soin d’un proche âgé : les enseignements de la
la charge qui lui incombe est alors très lourde et risque France et du Québec, Ramonville Saint-Agne (France), Éditions Érès, 2005.
d’impliquer plusieurs instances des services publics. [10] GUBERMAN N., MAHEU P. ET MAILLÉ C., Et si l’amour ne suffisait pas Femmes, familles et
adultes dépendants, Montréal, Les Éditions du Remue-Ménage, 1991.
Ainsi, il importe d’envisager la relation entre les [11] ATTIAS-DONFUT C., « Rapports de générations. Transferts intrafamiliaux et dynamique
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solidarités privées et les solidarités publiques sous macro-sociale », Revue française de Sociologie, vol. 41, n° 4, 2000, p. 643 à 684.

l’angle d’une synergie, d’une collaboration entre les


Bibliographie complémentaire
différents acteurs (les familles, l’État, les services
sociaux, les milieux de travail, etc.). Ni les solidarités ATTIAS-DONFUT C., LAPIERRE N., SEGALEN M., Le Nouvel Esprit de famille, Paris, Odile Jacob, 2002.
publiques ni les solidarités privées ne peuvent, chacune BONVALET C. ET OGG J., Enquêtes sur l’entraide familiale en Europe. Bilan de 9 collectes, Paris,
Ined, 2006.
de leur côté, répondre à l’entièreté des besoins. Elles BONVALET C., GOTMAN A., GRAFMEYER Y. (DIR.), La Famille et ses proches. L’aménagement des
s’inscrivent dans une relation de « besoin mutuel » territoires. Paris, PUF, INED, coll. « Travaux et documents », n° 143, 1999.
CHARBONNEAU J., « La recherche sur les solidarités familiales au Québec », Revue française des
pour donner leur pleine mesure. C’est, dans l’en- Affaires sociales, n° 3, 2004, p. 173 à 204.
semble, ce que les diverses recherches dégagent : un COENEN-HUTER J., KELLERHALS J., VON ALLMEN M., Les Réseaux de solidarité dans la famille,
Lausanne, Éditions Réalités sociales, 1994.
portrait des solidarités familiales qui suppose une FINCH J., MASON J., Negociating Family Responsabilities, London and New-York,
dynamique de synergie plutôt qu’une relation de Routledge, 1993.
FORTIN A., Histoires de familles et de réseaux. La sociabilité au Québec d’hier à demain,
substitution possible entre les aides publiques et les Montréal, Éditions Saint-Martin, 1987.
LESEMANN F., CHAUME C., Familles-Providence. La part de l’État, Montréal, Éditions Saint-
aides privées. Martin, 1989.
MARTIN C., « Solidarités familiales : débat scientifique, enjeu politique » in Kaufmann J.-C.
(dir.), Faire ou Faire-faire ? Famille et services, Rennes, coll. « Le Sens social », Presses
S’il doit y avoir synergie entre solidarités privées universitaires de Rennes., 1996, p. 55 à 73.
et publiques, les porte-parole des solidarités privées WEBER F., GOJARD S., GRAMAIN A. (DIR.), Charges de famille, dépendance et parenté dans la
France contemporaine, Paris, La Découverte, 2003.
ont alors la responsabilité de faire mieux connaître

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