Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
vient
Un entretien avec Régine Sirota
Dans Éducation et sociétés 2017/2 (n° 40), pages 105 à 121
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1373-847X
ISBN 9782807391079
DOI 10.3917/es.040.0105
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.255.29.213)
DOI: 10.3917/es.040.0105
Pages 105 à 121 n° 40/2017/2 Éducation et Sociétés 105
Vingt ans après : la sociologie de l’éducation et de la formation francophone dans un univers globalisé
Éducation et Sociétés
l’estrade”. Il fallait donc rentrer à l’intérieur des familles, de la sphère privée ainsi
que le faisaient les historiens comme Michelle Perrot. Philippe Ariès ayant lar-
gement ouvert la voie avec L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960).
Une sociologie de la culture aussi prenait son essor, en particulier à partir des
Cultural Studies qui s’affirmaient dans le monde anglo-saxon, en rediscutant les
théories de la reproduction, abordant la culture par le bas (Glevarec, Macé &
Maigret 2008). De “petits objets” émergeaient qui n’étaient jusque-là parus ni
pertinents ni dignes de l’intérêt des sociologues. Par ailleurs les Gender Studies
élaboraient de nouvelles approches de ces aspects considérés jusque-là mineurs ou
secondaires comme la sphère domestique ou les rapports de genre. Dans l’univers
anglo-saxon, une partie des chercheurs qui travaillent sur l’enfance viennent pré-
cisément des Gender Studies et leurs questionnements sont marqués par les éla-
borations théoriques de ce champ. Il y a là une série de convergences qui explique
l’apparition des Childhood Studies, aussi, d’abord dans le monde anglo-saxon,
avec une vision davantage pluridisciplinaire (Prout 2005) que la nôtre, mais où la
sociologie reste la discipline vertébrante. C’est à l’intersection de tous ces mouve-
ments de la sociologie et des sciences sociales que s’est construite la sociologie de
l’enfance dans le monde francophone.
L’idée était aussi de renverser le questionnement. Il ne s’agissait plus simple-
ment de s’intéresser aux institutions qui prennent en charge l’enfant et donc aux
enfants “à problème”, mais à l’enfance normale, l’enfance quotidienne, l’enfance
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.255.29.213)
Mais les deux questions sont posées d’emblée, avec une dimension méthodolo-
gique (Danic, Delalande & Rayou 2009) : comment travailler avec des enfants,
comment écouter, entendre, faire passer cette voix de l’enfant ? Les sociologues se
trouvent confrontés à une question classique, comment travailler avec une popu-
lation se trouvant dans une situation de minorité, pour ne pas dire d’infériorité
dans le rapport d’enquête. Celui qui généralement n’a pas droit à la parole, ce que
signifie bien l’étymologie du terme “infans”, celui qui n’a pas encore la parole,
c’est-à-dire face à un acteur social qui a ce statut que la philosophie politique
nomme un ego paradoxal, à la fois susceptible de droits de créance comme de
droits de protection, donc bénéficiaire d’un statut particulier. Est-ce que, pour
autant, il faut des méthodes spécifiques ou est-ce que les méthodes habituelles de
la sociologie travaillant sur les minorités –que ce soit les femmes, les classes popu-
laires par exemple– sont opérantes pour travailler sur cette catégorie ? Rencontre-
t-on des problèmes d’éthique particuliers ? L’ensemble de ces questions se pose en
même temps.
É. et S. Merci de ce panorama qui montre bien comment le renouvellement des
études sur les processus de socialisation a été élaboré pour développer des aspects que les
sociologies des inégalités avaient laissés dans l’ombre. Un mot cependant sur le terme
“sociologie de l’enfance”. Un certain nombre de sociologues objectent : “je ne connais
pas l’enfance, je ne connais que des enfants”. Peux-tu préciser ta position dans ce débat ?
R. S. Cette question est apparue assez récemment. Reprenant, me semble-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.255.29.213)
mais de quelle sociologie ? Si on prend l’enfant au sérieux, quel statut lui attri-
bue-t-on ? (Sirota 1998, 2000, 2006). Comment sa capacité à agir (agency) se
construit-elle ? Comment l’articulation avec la sociologie générale est-elle envi-
sagée ? Cette question vaut pour tous les acteurs sociaux, comme pour l’enfance.
Si des néomarxistes reviennent aujourd’hui sur les inégalités sociales, principale-
ment en termes de rapports de classes, un autre questionnement semble conquérir
une certaine place actuellement, si j’en crois les articles et thèses que je lis, celui
de l’intersectionnalité. C’est-à-dire la question des discriminations, de classe, de
genre, de race, d’ethnie, de vulnérabilité (disability) et même d’âge. Cette problé-
matique de l’intersectionnalité reformule celle des inégalités en termes de discri-
mination et d’exclusion en tentant de les articuler les unes par rapport aux autres.
En prônant à nouveau une orthodoxie, un politiquement correct du questionne-
ment sociologique, le risque devient de s’arrêter à la classe sociale et/ou au genre.
Comme si les questions de “race”, d’ethnie ou de religion n’étaient pas légitimes !
On en revient à un débat qui a toujours existé en sociologie de la jeunesse, comme
si la question que posait Bourdieu “La jeunesse n’est qu’un mot” était reposée à
nouveau. On pourrait dire de même “l’enfance n’est qu’un mot” et on retrouve le
débat déjà ancien entre Bourdieu et Galland sur la nécessité de prendre en compte
les dimensions culturelles d’une classe d’âge et ses effets générationnels dans le
questionnement.
J’ai été très intéressée par la reprise par le journal Le Monde, à la suite de
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.255.29.213)
autre regard sur l’enfant dans l’analyse des politiques des grandes organisations
internationales, des ONG et de leur influence sur les politiques de certains pays
en voie de développement. L’ensemble des travaux présentés manifeste l’effort
de sortir d’une enfance globalisée pour regarder la spécificité de la situation des
enfants en prenant en compte réalités locales et politiques nationales. Le numéro
se construit dans cette double tension entre le regard porté vers un enfant existant
au présent et considéré dans son agency et les situations locales. Avec une atten-
tion particulière aux effets de la globalisation qui diffusent des normes dites uni-
verselles, répandent cette vision compassionnelle de l’enfant et parfois pilotent
un certain nombre de politiques. Et donc la nécessité de les réanalyser différem-
ment, en voyant l’enfant comme un partenaire des interventions de l’aide inter-
nationale et non simplement un objet de la protection de l’enfance.
Les questionnements d’ensemble de la sociologie et de l’anthropologie
sont réactualisés par ces apports. Le mouvement de globalisation se reporte sur
la sociologie de l’enfance. On peut prendre des exemples dans le domaine de
la culture de l’enfance : que ce soit McDo, Barbie ou les couches Pampers. Les
sociologues sont face à des objets qui sont des supports de cette globalisation. Le
très beau travail sur McDonald’s d’un anthropologue américain, James Watson
(1997), montre qu’il n’est pas possible de penser la McDonaldisation du monde
sans penser aussi la place de l’enfant puisque McDo s’en est servi pour s’implanter
partout, entre autres au travers de la célébration des anniversaires. Comme l’ana-
lyse considère l’expérience de l’acteur qu’est l’enfant, on voit les sens totalement
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.255.29.213)
journal et une encyclopédie sur la culture des petites filles sont même parus aux
États-Unis, actant l’entrecroisement de ces trois objets –culture, genre, enfance
(Pasquier & Octobre 2011). Je pense que les mêmes échanges sont en train de
se développer avec la sociologie et l’anthropologie de la médecine. Je viens de
faire la préface (Sirota à paraître) d’un ouvrage coordonné par l’anthropologue
Yannick Jaffré à l’issue d’un large programme de recherche ENSPEDIA (Enfances
et Soins en Pédiatrie en Afrique de l’Ouest) qui s’intéresse à l’enfance et aux soins
à l’hôpital (Jaffré à paraître). Ces travaux renouvellent le regard : si l’enfant est
une personne, comment le considérer comme tel dans des sociétés où il est assigné
à une position où il n’est guère autorisé à parler ? Comment interpréter alors ses
pudeurs, ses silences (Kane 2015) ? Comment changer le regard porté sur lui à
l’hôpital, sur la manière dont les soins lui sont prodigués et sur la prise en charge
de sa douleur ? Ces réflexions interrogent la façon dont le médecin, l’infirmière
ou l’aide-soignant s’adressent à l’enfant, sur la place qu’ils lui accordent. Elles
appellent à repenser la formation des personnels sanitaires. Comment prendre
en compte non seulement l’enfant, mais le bébé pour lutter contre la mortalité
infantile dès la maternité ? Ou plus banalement, comment lui donner les premiers
soins ou même son bain par exemple ? Françoise Dolto disait “l’enfant est une per-
sonne”, cela a beaucoup de conséquences sur la manière de le prendre en charge.
Cela a des conséquences aussi sur les programmes de formation des personnels, du
sanitaire au scolaire.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.255.29.213)
les réseaux sociaux et Internet (Octobre 2014, Détrez 2017). Ce qu’on appelle la
culture de la chambre est devenu la culture de la chambre digitale, c’est l’ensemble
de la culture enfantine, de la culture matérielle qui est requestionnée. Cela resitue
l’école comme un partenaire parmi d’autres et peut-être pas le principal (Sirota
2012c). Tout cela déscolarise encore plus la sociologie de l’éducation. Du coup, il
y a aussi une “culturalisation” de la sociologie de l’éducation. Tu ne peux plus pen-
ser les inégalités scolaires sans analyser la construction des inégalités culturelles
et sans passer par un questionnement plus large. Stéphane Bonnéry (2015), dont
le questionnement se situe dans une perspective néomarxiste, travaille ainsi sur la
littérature enfantine et ses usages familiaux pour reposer cette question de la fabri-
cation des dispositions culturelles (Depoilly & Kapko à paraître) en prenant en
compte cette culture de l’enfance. Il se situe bien à l’articulation de ces question-
nements. La littérature enfantine peut être considérée par le sociologue comme
une véritable fenêtre sur le processus de socialisation (Montmasson 2016), en
poursuivant le chemin il faut bien le reconnaître initié il y a déjà presque 40 ans
par Chamborédon & Fabiani (1977). J’ai fait soutenir une thèse sur le rituel du
jour de la rentrée dans la littérature enfantine. Comment aurait-on pu penser à
un sujet pareil il y a vingt ans ? Comment passe-t-on du métier d’enfant au métier
d’élève ? Quelles sont les exigences de l’école, comment la famille prépare-t-elle
à cela (Sirota 2015), comment l’enfant réagit-il et qu’est-ce qu’on lui autorise
comme registre émotionnel ? Ce que Nathalie Mangeard (2017) montre très bien,
c’est que selon le type de littérature on n’autorise pas les mêmes registres émo-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.255.29.213)
Références bibliographiques
ARIÈS P. 1960 L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon
BONNERY S. 2015 Des livres pour enfants, de la table de chevet au coin lecture, in
Rayou P. Aux frontières de l’école, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 193-214
BOURDIEU P. 1981 “La jeunesse n’est qu’un mot”, Questions de sociologie, Paris, Éditions
de Minuit, 143-154
BÜLHER-NIEDERBERGER D. & SIROTA R. 2010 eds. “Marginality and Voice, Children
in Sociology and Society”, Current Sociology-58(2)
CERQUEIRA VERBOSA V. 2017 L’image de l’enfant noir dans la littérature de jeunesse bré-
silienne. Des politiques scolaires aux usages dans les écoles publiques à Salvador de Bahia,
Thèse de doctorat, Université Paris Descartes
CHAMBORÉDON J.-C. & PRÉVOT J. 1973 “Le métier d’enfant”, Revue française de
sociologie-14(3), 295-335 (Republié in Pasquali P. & Chamboredon J.-C. 2015 Jeunesse
et classes sociales, Éditions Rue d’Ulm)
CHAMBORÉDON J.-C. & FABIANI J.-L. 1977 “Les albums pour enfants”, Actes de la
recherche en sciences sociales-13, 60-79, et 14, 55-74
COMORETTO G. 2017 “Le repas à la cantine, une expérience forcément négative ?”, in
Dubet F. dir. Que manger ? Normes et pratiques alimentaires, Paris, Fondation pour les
sciences sociales-La Découverte, 151-163
CORSARO W.A. 1997 The Sociology of Childhood, Thousand Oaks, California, Pine Forge
Press
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.255.29.213)
MORIN E. 1965 [2017] “L’apparition d’une nouvelle classe d’âge”, Le Monde, republié le
9 décembre 2017
NEILL A. 1970 Libres enfants de Summerhill, Paris, Maspéro (rééd. Poche 2004)
OCTOBRE S. 2004 Les loisirs culturels des 6-14 ans, Paris, Ministère de la Culture et de la
Communication
OCTOBRE S. 2010 L’enfant en culture, sortir de l’invisibilité statistique, in Arléo A. &
Delalande J. dir. Cultures enfantines, Rennes, PUR
OCTOBRE S. 2014 Deux pouces et des neurones, les cultures juvéniles de l’ère médiatique à
l’ère numérique, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication
OCTOBRE S., DETREZ C., MERCKLE P. & BERTHOMIER N. 2010 L’enfance des loisirs,
Paris, Ministère de la Culture et de la Communication
OCTOBRE S. & SIROTA R. 2011a “Enfance & Cultures, la rencontre de deux petits
objets ”, Introduction, Actes du colloque international, Enfance & Cultures sous
le regard des sciences sociales, Ministère de la Culture et de la Communication –
Association internationale des sociologues de langue française – Université Paris
Descartes, 9es journées de sociologie de l’enfance, Paris, 2011 <www.enfanceetcultures.
culture.gouv.fr/>
OCTOBRE S. & SIROTA R. dir. 2011b Actes du colloque international, Enfance
& Cultures sous le regard des sciences sociales, Ministère de la Culture et de la
Communication – Association internationale des sociologues de langue française –
Université Paris Descartes, 9es journées de sociologie de l’enfance, Paris, 2011, <www.
enfanceetcultures.culture.gouv.fr/>
OCTOBRE S. & SIROTA R. 2013 dir. L’enfant et ses cultures, Paris, Ministère de la Culture
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.255.29.213)
SIROTA R. 2005a L’enfant acteur ou sujet dans la sociologie de l’enfance. Évolutions des
positions théoriques au travers du prisme de la socialisation, in Bergonnier-Dupuy G.
dir. L’enfant acteur ou sujet dans la sociologie de l’enfance, Paris, ERES, 33-41
SIROTA R. 2005b “Sociologie de l’enfance”, Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de
la formation, Nathan, 3e éd. remaniée, 2005, 994-997
SIROTA R. dir. 2006 Éléments pour une sociologie de l’enfance, Rennes, PUR
SIROTA R. 2006 Petit objet insolite ou champ constitué, la sociologie de l’enfance est-
elle encore dans les choux ?, in Sirota R. dir. Éléments pour une sociologie de l’enfance,
Rennes, PUR, 13-34
SIROTA R. 2009 La socialisation au quotidien, les enjeux d’une ethnographie du minus-
cule, in Brougère G. & Ulmann A. dir. Apprendre de la vie quotidienne, Paris, PUF,
245-254
SIROTA R. 2010a De l’indifférence sociologique à la difficile reconnaissance de l’effer-
vescence culturelle d’une classe d’âge, Introduction, in Octobre S. dir. Enfance et
culture, transmission, appropriation et représentation, Paris, Ministère de la Culture et de
la Communication-La Documentation française, 17-36
SIROTA R. 2010b French Childhood Sociology: an unusual, minor topic or a well-defined
field?, in Bülher-Niderberger D. & Sirota R. eds. Marginality and Voice, Children in
Sociology and Society, Current Sociology-58(2), 250-271
SIROTA R. 2012a “L’enfance au regard des sciences sociales”, Anthropochildren, January-1
http://popups.ulg.ac.be/AnthropoChildren/document.php?id=921
SIROTA R. 2012b Les figures de l’enfance, de la sphère médiatique à la sphère scientifique,
in Hamelin-Brabant L & Turmel A. dir. Les figures de l’enfance, un regard sociologique,
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.255.29.213)