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Une éthique de responsabilité en pratique

Béatrice Pouligny
Dans Revue internationale des sciences sociales 2002/4 (n° 174), pages 581 à 590
Éditions Érès
ISSN 0304-3037
ISBN 9782749200453
DOI 10.3917/riss.174.0581
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Une éthique de responsabilité en pratique

Béatrice Pouligny

Cette contribution se propose de réfléchir à cer- rité internationale depuis plus d’une décennie. Ne
taines difficultés éthiques et méthodologiques pouvant plus être interprétés à travers le prisme
que pose la conduite d’enquêtes dans des situa- de la confrontation est-ouest, les conflits ont
tions d’extrêmes violences. Elle s’appuie sur tendu trop souvent à être marqués du sceau de
quinze années d’expériences au cours desquelles l’irrationalité, selon cette fâcheuse habitude qui
j’ai côtoyé la guerre et la violence sous toutes ses voudrait que ce que nos grilles d’analyse ne peu-
formes, comme praticien – au sein d’organisa- vent pas (plus) expliquer n’existerait pas ou serait
tions non gouvernementales locales et internatio- inexplicable. Dans ce contexte, la thématique de
nales ou pour le compte de l’ONU – puis comme la « barbarie » (avec des formulations variables)
chercheur. Entre 1995 et 1999, j’ai mené des est revenue en force, particulièrement pour quali-
enquêtes comparatives sur la fier des situations de vio-
façon dont des opérations de Béatrice Pouligny est docteur en lences massives et extrêmes.
paix des Nations Unies science politique. Elle est chercheur au Or, l’étiquette de « barbare »
étaient vécues par les popu- Centre d’études et de recherches inter- sert habituellement à dési-
lations des pays concernés. nationales (CERI/Sciences-Po) et gner non pas cette part si
Ce travail m’a obligée à enseigne à l’Institut d’études politiques spécifique de l’homme et
de Paris. Ses travaux portent notam-
approfondir ma réflexion ment sur la résolution des conflits et la présente en chacun, mais
critique sur l’approche de ce construction de la paix dans ses diffé- bien le fait de l’Autre. Elle
type de « terrain ». Je la rentes dimensions. Elle vient de termi- correspond, le plus souvent,
ner un ouvrage sur les opérations de
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poursuis, aujourd’hui, en même inconsciemment, à
paix et les populations locales. Pour
vue de la préparation de nou- plus d’informations, consulter : une volonté de mise à dis-
velles enquêtes dans des http ://www.ceri-sciences-po.org/cher- tance, comme pour se rassu-
pays où ont été commis des list/pouligny.htm. rer : nous ne sommes pas
crimes de masse 1. Bien des E-mail : pouligny@ceri-sciences-po.org. ainsi. Trop de nos discus-
questions que j’ai eu à me sions académiques, diploma-
poser sont le lot de tout cher- tiques ou bureaucratiques se
cheur en sciences sociales, compte-tenu de la passent comme si nous travaillions sur des
nature spécifique de son « objet » de recherche. « objets » hors de notre monde (où la vie humaine
Elles se trouvent, toutefois, exacerbées lorsqu’il à un prix), comme si ceux qui étaient en cause
s’agit de travailler dans des situations concrètes n’étaient pas des femmes et des hommes sem-
de violences, obligeant l’analyste à affronter des blables à nous. Chacune de ces situations nous
difficultés pratiques de mise en œuvre d’un code interroge, pourtant, sur la valeur que nous don-
déontologique souvent plus facile à invoquer nons à notre propre humanité et donc à celle des
qu’à appliquer. autres.
Lorsque, comme moi, on appartient à la dis- C’est en questionnant fortement ce souci de
cipline des relations internationales, une telle distanciation que j’ai réfléchi à la façon dont je
démarche suppose, en outre, de prendre ses dis- gérais ma propre relation aux situations de vio-
tances à l’égard d’un certain nombre de présup- lence et, surtout, aux personnes qui étaient
posés qui, de fait, ont marqué les études de sécu- concernées. Ce travail s’appuie sur un double

RISS 174/Décembre 2002


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effort méthodologique : mettre en œuvre une entre des œuvres monstrueuses et la figure
sociologie compréhensive et passer de « l’objet » humaine de leurs auteurs. Comme l’a souligné
au « sujet ». Il suppose que nous construisions Christopher Browning, en fin de compte, la
des « passerelles », à notre mesure, entre des uni- Shoah fut possible parce que, au niveau le plus
vers (la paix/la guerre) que nous voudrions main- élémentaire, des êtres humains individuels mirent
tenir de plus en plus éloignés. Un terme pourrait à mort d’autres êtres humains, en grand nombre
résumer ce souci permanent qui anime ma et sur une longue période (Browning, 1994, p. 9).
recherche : celui de responsabilisation. En tant L’interrogation autour de ces êtres « ordinaires »
qu’être humain, tenter de décrypter des histoires rejoint celle d’Hannah Arendt sur « la terrible,
traitant du vécu d’autres êtres humains : c’est une l’indicible, l’impensable banalité du mal » dont
aventure grave, qui engage. elle parle à propos d’Adolf Eichmann (Arendt,
1991, p. 408). « L’ennui, avec Eichmann, écrit-
La construction d’une sociologie elle, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup
qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni
compréhensive sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyable-
ment normaux. Du point de vue de nos institu-
La négation de l’humain que porte en elle la cri- tions et de notre éthique, cette normalité est beau-
minalité de masse, cette négation de ce qui relie coup plus terrifiante que toutes les atrocités
les êtres humains entre eux, cette expulsion réunies, car elle suppose (les accusés et leurs avo-
« hors du monde 2 », touche chacun dans ce qu’il cats le répétèrent, à Nuremberg, mille fois) que ce
a de plus profond. Pour l’atteindre, encore faut- nouveau type de criminel, tout hostis humani
il entrer dans la démarche de celui qui essaie generis qu’il soit, commet des crimes dans des
de « comprendre », au sens premier et fort du circonstances telles qu’il lui est impossible de
terme. savoir ou de sentir qu’il a fait le mal » (Arendt,
1991, p. 444).
Comprendre plutôt qu’expliquer ? La polémique qui a entouré l’utilisation, par
Hannah Arendt, du qualificatif de « banal » rap-
La sociologie compréhensive se place dans la pelle, à maints égards, les critiques dont le cher-
perspective du sens. Elle propose d’entrer dans la cheur peut faire l’objet lorsqu’il suggère de
subjectivité de l’autre, dans cet effort de décen- dépasser les dialectiques du « civil » et du « mili-
trement pour, comme nous y a invités le philo- taire », de la « victime » et du « bourreau », de la
sophe Paul Ricoeur, essayer de « comprendre « résistance » et de la « collaboration »… De fait,
l’autre », de l’intérieur. Un tel choix est forcé- essayer de « comprendre » plutôt que « d’expli-
ment connoté. Il suppose une certaine empathie, quer » revient à souligner les limites de tout exer-
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parfois malaisée : comment faire pour atteindre le cice de théorisation et catégorisation là où il
psychisme de l’autre quand celui-ci est un bour- n’existe souvent que des réponses partielles,
reau ? Comprendre les logiques des violences ambiguës, provisoires, pour des processus en
extrêmes et la nature des interactions qu’elles outre reconstitués a posteriori par l’analyse.
mettent en jeu ne revient ni à les banaliser ni à les L’exercice suppose, surtout, que l’on s’émancipe
excuser. Comprendre n’est pas synonyme d’ab- d’une vision globale, moralisante et binaire, sup-
soudre. De même, s’intéresser aux individus qui posant simplement le combat du « Bien » face au
participent aux massacres de leurs semblables, y « Mal ». Le témoignage de thérapeutes interve-
compris de leurs anciens voisins ou de membres nant auprès de victimes de violences extrêmes
de leurs familles, n’est pas excuser mais admettre peut aider à comprendre le défi d’une telle
que, dans ce basculement, ils ne sont pas toujours démarche : même si la victime ne peut pas accé-
« insensés ». Là où un certain positivisme socio- der à la reconnaissance de l’humanité de celui qui
logique peut conduire à réfléchir en terme de cau- lui a causé d’immenses souffrances, disent-ils, il
salité, voire de fatalité – placés dans un contexte faut bien que le thérapeute, lui, se fasse une repré-
socio-historique particulier, les hommes devien- sentation de l’humanité du bourreau. Si l’on ne
nent violents –, la sociologie compréhensive va peut humaniser la figure du bourreau, on déshu-
s’efforcer, selon les termes de Ricoeur, à penser manise aussi sa victime, on sort de l’échange
le sujet comme conscience historique (Greisch, humain le fragment traumatique de son histoire.
2001). Cela suppose parfois un face à face brutal Ce faisant, on redouble le clivage que le psy-
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v
L’ancien président yougoslave Slobodan Milosević pendant son procès à La Haye en février 2002. Robin Utrecht/AFP.

chisme organise déjà bien tout seul autour de la « mise en mots », construire un récit. Ce proces-
représentation traumatique 3. Bien sûr, cet enjeu sus mérite, en lui-même, une attention spéci-
s’exprime en des termes différents pour le cher- fique.
cheur puisqu’il ne se situe pas dans une démarche
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thérapeutique, mais il est comparable. Là où l’es- S’inscrire dans un processus
prit veut se rassurer en tentant de repérer, en per- de « mise en récit »
manence, là où est le « Bien » et le « Mal », l’ana-
lyste doit être capable de dépasser cette posture Tout processus de « mise en récit » doit être com-
pour penser les situations dans leur complexité, pris à l’intersection de l’histoire collective et de
loin des images toutes faites et sans doute récon- l’histoire psychique, des histoires singulières et
fortantes pour sa « bonne conscience » mais qui des liens de groupe, des liens de groupe et du tra-
aident peu à faire progresser la connaissance et la vail de culture (Kaës, 1989). Cette activité est
réflexion. Il va chercher à comprendre une situa- doublement compliquée par les trajectoires histo-
tion de violence dans l’articulation entre des his- riques dans lesquelles se situent le plus souvent
toires individuelles et collectives, dans ce qu’elle les crimes de masse et le travail paradoxal de la
traduit généralement d’une triple crise du lien mémoire. Aussi, souligner la part de « mise en
politique (relation à l’État), social (lien à la com- récit » dans le travail du chercheur en sciences
munauté et à l’environnement le plus immédiat sociales, est-ce poser une double question : qui
comme le quartier) et domestique (lien familial et fait l’histoire ? et pour qui ? Cela renvoie, bien
intergénérationnel). C’est dans cet entrelacs de sûr, au travail de l’historien qui peut contribuer à
relations et d’actions qu’il va tenter de com- dépassionner les mémoires mais pas seulement.
prendre ce qui s’est passé, par-delà le non-sens. Tout travail d’analyse contribue à nourrir ce pro-
Ce faisant, il va, à son niveau, procéder à une cessus dans une société donnée. Il est particuliè-
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rement connoté lorsqu’il est le fait d’un individu tation de ce qui s’est passé. Les travaux de Mark
extérieur au groupe, comme s’il représentait le Osiel montrent combien ces dispositifs judi-
regard d’une humanité dont on a été « expulsé » ciaires façonnent la mémoire collective, ainsi que
au moment du drame. les nombreuses contradictions qui apparaissent
La difficulté, pour celui qui est directement dans ce processus (Osiel, 1997). Ainsi, la
confronté à ces situations, est d’accepter que le mémoire des événements, ramenés à quelques cas
travail de reconstitution, comme le travail d’his- « symboliques » et à un récit qui n’est pas resti-
toire, renvoie à un effort d’objectivation, et non tué aux victimes et à leurs familles, peut aller à
d’objectivité, impossible. Comme si l’horreur ne l’encontre d’un véritable « travail de mémoire ».
suffisait pas, l’analyste va se trouver confronté à Au-delà, il est une difficulté que les ana-
des mémoires contradictoires, des témoignages lystes partagent avec les praticiens lorsqu’ils tra-
divergents ou impossibles à dire, ou même à vaillent sur des terrains conflictuels (et même
recomposer. Des représentations et des imagi- post-conflictuels) : la plupart des informations-
naires contradictoires se construisent autour des clés concernant le conflit sont difficiles à obtenir
violences, Différents mythes sont convoqués, ou alors sont manipulées. Les statistiques concer-
présentant différentes interprétations de l’événe- nant les flux de réfugiés, par exemple, sont l’ob-
ment, y compris les plus « délirantes » (au sens jet de tractations et de manipulations diverses
psychanalytique du terme). Ces mémoires se entre les autorités locales, les belligérants, les
construisent dans l’enchevêtrement entre organisations humanitaires, les gouvernements
mémoires individuelles et mémoires collectives occidentaux, etc. La façon même dont le conflit
qui viennent réécrire des mémoires plus loin- est défini et présenté au niveau international a
taines – y compris dans le temps long de l’his- plus à voir avec des batailles diplomatiques (par
toire, comme c’est le cas dans les Balkans et les exemple dans les débats au sein et autour du
Grands Lacs d’Afrique centrale. Célébrations et Conseil de sécurité des Nations Unies) qu’avec le
commémorations jouent, dans ce cadre, un rôle conflit lui-même. Sur le terrain, on trouve en
majeur ; les mises en récit publiques ou autori- général autant d’explications et de visions du
sées du passé prétendent donner sens aux souve- conflit que de personnes rencontrées. Laquelle est
nirs individuels (Halbwachs, 1997). Il en va de la « bonne » ? Je ne crois pas qu’il appartienne à
même des « lieux de mémoire ». Ceux-ci peuvent l’analyste d’en décider. Il doit les considérer pour
se trouver aussi bien au Rwanda que dans la ce qu’elles sont : des modes de construction du
région des Grands Lacs, en Europe ou encore en réel et non le réel lui-même. En revanche, je crois
Amérique du Nord. Les récits de l’extérieur, par qu’il lui incombe d’aider à comprendre comment
des membres originaires du groupe (en particulier et jusqu’où ces différents discours s’articulent ou
réfugiés), viennent en effet s’articuler à ceux des non, comment ils influencent les comportements
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« survivants » restés ou retournés au pays après des acteurs, les contraignent parfois, viennent
l’événement. On trouve un exemple intéressant façonner le réel, se recomposent, etc.
d’analyse de ces constructions dans les travaux Dans ces circonstances, le chercheur doit se
de l’anthropologue Liisa Malkki auprès de réfu- prémunir de différentes réactions. Parce qu’il ne
giés Hutus 4 (Malkki, 1995). Un travail compa- sait plus ce dont il est « témoin », même après
rable a été réalisé par l’anthropologue et psy- coup, il peut avoir tendance à (re)présenter une
chiatre Maurice Eisenbruch au Cambodge ronde indifférenciée de souffrances, un carnaval
(Eisenbruch, 1994). La réflexion de Janine Altou- de l’horreur qui exclura toute réflexion sur sa
nian, à propos de l’Arménie, vaut également dimension politique et sociale. Il peut être égale-
d’être signalée (Altounian, 2000). De ce travail ment tenté, comme le travailleur humanitaire ou
de ré-écriture participent également les récits le journaliste, de « repasser derrière » pour impo-
véhiculés par les médias nationaux et internatio- ser sa version « authentique » des faits ou tout
naux, ceux renvoyés par des acteurs internatio- simplement se construire son propre récit. Parce
naux présents sur place (ONG, journalistes, repré- que, comme le souligne Jean-Clément Martin à
sentants d’institutions internationales…), ou propos de son travail d’historien, le traumatisme
encore ceux reconstitués dans un cadre judiciaire, est sidérant, ce récit « risque tout simplement de
international ou national, voire de commissions prendre la place du silence insupportable et de
« Vérité et Réconciliation », dans la mesure où remplacer la parole impossible 5 ». Il risque aussi
celles-ci viennent proposer une certaine représen- de « simplifier » des situations décidément trop
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complexes. Dire que l’on sait lorsqu’on a tout à Comme analyste, les choses paraissent géné-
apprendre, ou penser que la réalité de l’autre peut ralement plus « simples » parce que la confronta-
se laisser réduire à ce que nous pouvons en saisir tion aux violences est, sauf exception, moins
sont des tentations dont nous avons tous à nous immédiate. Pourtant, cette rétraction psycholo-
prémunir. Du reste, les praticiens et ceux qui ont gique existe et il faut bien l’appréhender minima-
dû préparer la prise de décision savent combien la lement pour ensuite la dépasser et être capable
simplification est rarement bonne conseillère. d’« entendre » les personnes rencontrées dans les
Comme le soulignait un collègue psychiatre, « il enquêtes. Ceci n’est jamais acquis une fois pour
faudrait, pour les situations les plus désespérées toutes ; dans chaque enquête, sur chaque « ter-
et les plus pauvres, la plus grande richesse de rain », l’esprit passe par des phases différentes. Je
compétences. Ce devrait être là un principe dois parfois me faire violence pour accepter de
éthique de base ». La trans-disciplinarité peut « prendre des risques », souvent moins physiques
aider à progresser dans cette direction. En pas- que mentaux : risquer d’être profondément bous-
sant, en permanence, les frontières entre disci- culée dans ce qui me fonde comme être humain,
plines, en entrecroisant les regards, on peut espé- dans ce qui fait ma foi en l’homme, dans ce qui
rer construire des cadres interprétatifs et me maintient debout. Ceci me semble compliqué
développer des méthodes d’enquête qui aident à du fait des modes de fonctionnement et de vali-
intégrer les différentes dimensions, individuelles dation habituelles de la recherche. De fait, la ten-
et collectives, des violences extrêmes. tation est toujours forte d’aller chercher sur le ter-
rain les éléments qui vont corroborer mes thèses,
Prendre des risques mes belles typologies (même si elles ne sont pas
mon fort !) et autres constructions intellectuelles
La démarche de celui qui veut « comprendre » est qu’encourage mon milieu de travail, laissant
exigeante et souvent douloureuse, sur le plan psy- (même inconsciemment) de côté tout ce qui les
chologique, mais aussi moral, éthique. Elle sup- contredirait… Si le réel ne correspond pas à
pose que soit mené un travail critique à l’égard l’image que j’en ai, il y a de fortes chances qu’au
des représentations implicites que chacun a de bout du compte, ce soit lui qui ait tort… Or, ceux
ces situations : interroger en permanence les ima- qui ont l’habitude du terrain savent combien les
ginaires qui travaillent mes propres perceptions réalités sociales remettent toujours en cause, par-
de la paix et de la guerre, de la violence et, plus
fois de façon brutale, les images que l’on s’en
encore, de « l’impensable ». Autant le recon-
était forgé. Ce rappel permanent (et salutaire) à
naître : dans des situations de violences extrêmes,
l’humilité n’est pas facile à vivre, surtout dans le
l’esprit est généralement réfractaire à l’invitation
milieu de la recherche où son invocation n’est pas
qui lui est faite de les penser dans leur com-
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toujours bien vue. Cette prise de risque-là n’est
plexité, voire de les « penser » tout court. Face à
l’horreur, face à des actes de pure sauvagerie qui pas moins réelle que lorsque mon intégrité phy-
défient l’entendement, il ne peut y avoir de sique est menacée lors d’une enquête.
« sens ». Vouloir en trouver un, vouloir « com-
prendre » peut même paraître révoltant. De même Un effort de subjectivation
qu’il peut être révoltant de s’entendre dire que la
dichotomie victimes/bourreaux n’est peut-être Dans le processus de recherche, je tente de me
pas suffisante. Il m’est arrivé de me trouver dans placer au plus près du point de vue des acteurs
des situations où l’idée même de « penser » ce qui locaux. L’autre n’est plus simplement « objet »
était en train de se passer m’était, au sens propre, mais « sujet » de ma recherche. Une opération
insupportable. Je me réfugiais dans l’activisme dont j’ai appris qu’elle n’allait pas de soi.
forcené dont j’ai toujours su, au-delà de « l’aide » Nos grilles d’analyse comme d’intervention
immédiate apportée voire d’une certaine bra- restent largement dominées par la figure de la
voure, qu’il comportait des dimensions très victime, civile, passive, comprise comme un tout,
égoïstes : encombrer l’esprit de problèmes très indifférencié. Il n’est pas toujours facile de main-
concrets à régler au quotidien, occuper mon corps tenir ouverte la tension entre la dimension de
jusqu’à ce qu’il s’effondre de fatigue, laisser le masse et la dimension individuelle, entre le
minimum d’espace, de temps, même d’énergie à drame collectif et individuel, de ne pas oublier
mon esprit pour penser… que « 100 000 enfants traumatisés, c’est 100 000
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fois un enfant traumatisé ». De même, il faut faire vérifier combien ma responsabilité s’exerçait
un effort réel pour penser l’autre comme quel- également à ce niveau.
qu’un capable d’être autre chose qu’une victime, Dans tous les cas, la façon même d’engager
quelqu’un capable de s’affirmer – au moins par- le dialogue, de poser les questions, va influencer
tiellement – comme un acteur authentique, de re- très largement les récits que l’on recueillera. Cer-
penser sa situation et d’en exprimer quelque taines méthodes participatives peuvent être
chose. Dans le champ même de l’intervention importantes non pour l’information qu’elles per-
humanitaire, nos pratiques nous poussent parfois mettront de recueillir mais parce qu’elles permet-
à une pensée déshumanisante, qui réduit l’autre à tront de tisser une relation de confiance. Ceux qui
un signe – un signe et non une histoire. Au prin- travaillent auprès d’enfants en contexte de guerre
temps 1995, les réfugiés du nord Kivu n’étaient (y compris des enfants-soldats) savent qu’au-delà
que des points sur des images satellites pour les même des codes sociaux qui régissent la relation
diplomates qui, à New York, discutaient de l’op- à l’adulte – qui plus est étranger –, il peut être
portunité de mener une opération humanitaire. plus important de simplement jouer avec eux.
Pour un certain nombre d’agences humanitaires Dans des enquêtes passées, j’ai souvent rencontré
qui interviennent dans des situations post-mas- des personnes deux, trois fois, parfois plus, avant
sacres, la description même des troubles trauma- de commencer à recueillir des éléments directe-
tiques que connaissent les populations qu’elles ment intéressants pour ma recherche et je n’ai
assistent vise à extérioriser le trauma, à l’objecti- jamais compté le temps passé sur les marchés,
ver au lieu de le prendre en soi, au-delà des mots, dans les transports en commun, autour d’un feu à
des gestes, des récits impossibles. Dans mes pré- préparer le repas, au long des veillées… simple-
cédentes enquêtes de terrain, le fait de n’avoir ment à être là, à partager les gestes simples du
jamais pu raconter son histoire – cette activité quotidien, à attendre, à écouter… y compris les
dont Hannah Arendt considérait qu’elle était spé- silences. À cet égard, le degré de consentement
cifiquement humaine (Arendt, 1994, p. 110) –, des personnes interrogées est particulièrement
que personne n’ait jamais pris le temps de les délicat. Il suppose notamment que soient expli-
écouter, constituait un leitmotiv commun à tous qués, en des termes compréhensibles, qui est le
les entretiens. Écouter l’autre mettre en mots son chercheur, quels sont les objectifs de la
histoire, c’est le réintroduire dans son humanité, recherche, les usages possibles de ses résultats
dans ce qu’il a d’unique. ainsi que d’autres détails contextuels (comme
l’accord des personnes interviewées pour être
Techniques et éthique personnellement citées ou même identifiées). Le
dans la conduite des entretiens niveau de transparence que le chercheur peut
adopter dépend tout à la fois du contexte, des
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Le travail mené par Jean Hathzfeld, au Rwanda, conditions de sécurité dans lesquelles il inter-
offre une belle et émouvante illustration de ce qui vient, de la position de la personne qu’il a en face.
peut résulter d’un tel projet d’écoute et de recons- Il me semble que plus la personne interrogée est
titution de récits (Hathzfeld, 2000). Mais il ne en position de faiblesse, plus le chercheur devrait
doit pas masquer les multiples difficultés d’un avoir ce souci de transparence, pour compenser
processus au cours duquel il convient de faire minimalement l’inégalité de base dans l’interac-
preuve à la fois de patience et de prudence : tion. In fine, il importe surtout de rester cohérent
conditions dans lesquelles sont recueillis les avec ce qu’on a annoncé.
récits, statut de la parole et logiques qui l’auront Le fait que l’on doive avoir recours à un
façonnée, outils alternatifs qui pourront être utili- interprète ou tout autre intermédiaire est égale-
sés… Au stade de l’enquête et de la conduite des ment décisif. Quel que soit le sujet de sa
entretiens, sa fonction et son statut d’ « étranger » recherche, cela suppose que l’on travaille sur les
(extérieur au groupe) placent d’emblée le cher- dimensions inter-culturelles du processus d’en-
cheur en position de pouvoir. Celui-ci peut, du quête. Le chercheur part d’une culture qui est la
reste, mettre en danger ses interlocuteurs. Il les sienne, les objets politiques auxquels il va se réfé-
désigne, du simple fait qu’ils aient répondu à ses rer renvoient à des significations multiples cor-
questions, l’aient aidé dans son enquête, voire respondant d’abord au sens que lui confèrent les
qu’il soit passé dans leur quartier, se soit arrêté acteurs qu’ils impliquent. Ceci est manifesté de
dans leur maison… J’ai eu maintes occasions de façon particulière lorsque l’on se réfère à des
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concepts qui n’ont pas toujours d’équivalents présenter à ses interlocuteurs, que de la façon
directs dans les langues des pays d’accueil. Le dont ceux-ci vont le percevoir. La fonction de
fait de travailler sur des questions liées à la guerre chercheur peut être mal comprise par des per-
et la paix et au respect de l’intégrité de la per- sonnes qui sont plutôt habituées à voir passer des
sonne humaine peut compliquer les choses. On missionnaires, des travailleurs humanitaires,
tend souvent à ramener cette question à la dialec- éventuellement des journalistes. Mais un cher-
tique de l’universel et du particulier. Une telle cheur ?… Celui-ci peut même, dans certaines cir-
présentation me semble non seulement déboucher constances, altérer la relation de pouvoir de par sa
sur une impasse théorique et pratique mais intro- simple présence, voire être « utilisé » par les dif-
duire un biais eu égard au véritable défi que pose férentes parties. Même s’il est rare qu’il se re-pré-
tout échange humain : suis-je capable d’entendre sente ainsi son rôle, le chercheur est lui aussi, à sa
pleinement ce que me dit mon interlocuteur, ce manière, perçu comme un « intervenant » par les
qui importe à ses yeux et non aux miens ? À l’ins- personnes qu’il rencontre et c’est cette perception
tar de l’intervenant qui doit accepter de ranger le qui compte (Laue, 1982, p. 34).
projet qu’il avait amené dans ses bagages pour
entendre et définir, dans l’interaction, une activité Doute et rigueur dans l’analyse
à mener en commun, jusqu’où suis-je prête,
comme chercheur, à modifier mon programme Au stade de l’analyse, les difficultés ne sont pas
d’enquêtes… moindres. Elles posent notamment la question du
statut de la parole de l’Autre. Tous ceux qui ont
Chercheur ou « intervenant » ? mené des enquêtes par entretiens ont connu les
mêmes scrupules, entre le respect de l’histoire
L’effort de subjectivation, tel que je l’ai décrit, se individuelle qui est ainsi dévoilée – renforcé, en
pose en des termes qui ne sont pas si éloignés de contexte violent, par le fait que cette histoire est
celui du thérapeute ou du juge. Pourtant, les fonc- généralement tragique – et le recul indispensable
tions ne doivent pas se confondre. Le juge à l’analyste qui cherche à éclairer des faits, à les
cherche à établir des responsabilités pour qu’une comprendre jusque dans les non-dits, les demi-
sanction, voire une réparation puissent être déci- vérités, les mensonges et les relectures abusives
dées, au nom de la société. Le thérapeute, lui, que peuvent en proposer les acteurs, de bonne foi
s’intéresse d’abord et avant tout à la façon dont ou non. La position des acteurs est, bien évidem-
son patient a vécu les choses, dans un but théra- ment, différente selon qu’il s’agisse d’interpréter
peutique. Il peut arriver que le chercheur soit le présent ou réinterpréter le passé au vu de ce qui
invité à contribuer au travail d’enquête judiciaire a suivi, de « relire » leur histoire en quelque sorte.
(ou de type parlementaire) ; ceci peut, pour lui, Au refoulement et à la déformation due au temps
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être une façon d’assumer ses responsabilités qui passe peut s’ajouter le mensonge conscient.
comme citoyen, dans des circonstances précises. Le recours à différentes techniques d’enquêtes et
Il doit en mesurer les conséquences possibles, à la sources d’information aide à croiser les données,
fois pour la conduite de recherches futures et la les comparer, les vérifier, etc. Du reste, l’impor-
perception que ses interlocuteurs locaux vont tant est souvent moins de savoir si quelqu’un a
avoir de sa mission. Le chercheur peut aussi, menti que de comprendre pourquoi. Le chercheur
involontairement, être placé dans la position du lui-même ne se trouve pas dans la même position
thérapeute. Cette situation me paraît, de loin, la selon la période dans laquelle il observe. Presque
plus délicate. Les difficultés sont accrues lors- par définition, il intervient dans « l’après ».
qu’il est la première personne à laquelle l’on Comme nous le rappelle avec sagesse Clifford
raconte des fragments de son histoire. Ce simple Geertz dans ses mémoires, le changement n’est
fait peut avoir de nombreuses conséquences pour pas comme un défilé de rue que l’on pourrait
la personne interrogée. De même, le chercheur regarder passer : un peu comme la cavalerie amé-
peut bien involontairement engendrer de faux ricaine, on arrive toujours trop tard, irrémédiable-
espoirs et des attentes auxquelles il ne pourra rai- ment après les faits (Geertz, 1995). Et même si je
sonnablement pas répondre. De fait, sur le terrain, suis sur place, je ne verrai jamais qu’un tout petit
la position du chercheur se construit de manière aspect de ce qui s’est passé.
interactive : elle dépend tout autant de la façon Enfin, l’analyse, parce qu’elle vient intro-
dont lui-même va penser sa place et son rôle, les duire des catégories, des concepts, des grilles de
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588 Béatrice Pouligny

lecture extérieures à la situation donnée, va venir envisagées. Comme le suggérait Boris Cyrulnik
façonner le récit non plus de l’acteur cette fois, dans l’un de ses livres, les impasses, les interro-
mais du chercheur. Roberto Beneduce, psychiatre gations, les « butées », même si elles sont diffi-
et anthropologue habitué à travailler auprès de ciles à vivre sur le moment, sont aussi ce qui étaie
réfugiés et d’enfants dans des guerres, estime que (Cyrulnik, 1998, p. 310). Je ne cesse jamais de
les problèmes commençent quand on essaie de douter.
catégoriser, de systématiser ce qu’on observe sur toujour équivalents directs dans les langues
le terrain ou auprès de « patients ». De fait, on Conclusion :
tend à dresser des frontières et figer une situation Au-delà du « pourquoi »,
qui, dans le réel, est bien plus mouvante et mêlée.
La tendance du psychiatre – on pourrait dire du le « pour qui » de la recherche
chercheur également – est de prendre l’anomalie
et de la mettre dans une boîte, de côté, alors qu’il En enquêtant, comme chercheur, sur des situa-
devrait plutôt re-conceptualiser à partir de la sup- tions de violences extrêmes, je ne peux pas pré-
posée anomalie. Restituer ses composantes tendre retracer « objectivement » ce qui s’est
humaines, inter-subjectives, à notre travail, c’est passé car c’est impossible mais j’essaie de
aussi savoir poser nos stylos, lever le nez de nos prendre au sérieux la façon dont les personnes et
papiers et écrans d’ordinateur, nous ramener dans groupes concernés l’ont compris et expliqué sub-
le monde des vivants et nous demander : Est-ce jectivement et empiriquement. Pleinement
ainsi que les choses se passent dans la « vraie consciente du caractère hautement subjectif de
vie » ? Est-ce ainsi que mes semblables respirent, toute analyse que je peux proposer, j’essaie d’en
pensent, échangent, aiment, haïssent, s’affron- assumer la responsabilité à l’égard de ceux aux-
tent, se tuent parfois ? quels mon discours s’adresse (auditeurs d’une
Personnellement, la phase d’analyse et conférence, lecteurs, étudiants, décideurs, fonc-
d’écriture m’est toujours beaucoup plus doulou- tionnaires d’un gouvernement ou d’une organisa-
reuse que la phase de « terrain » elle-même. On tion internationale, responsables d’une ONG…),
ne peut pas côtoyer en permanence les ambiva- mais pas seulement. Invoquer ma responsabilité
lences qui traversent notre humanité et ne pas personnelle comme chercheur revient aussi à
sentir une sorte de vertige dès qu’il s’agit d’en m’interroger sur mon engagement à l’égard des
suggérer une interprétation que, parfois, un détail personnes auprès desquelles j’ai mené mes
infime peut remettre en cause. Il existe toujours enquêtes. En faire non plus seulement des
un risque de sous-estimations ou d’erreurs dans la « objets » mais aussi des « sujets » de recherche
compréhension de ce qui se passe dans les autres suppose de s’engager dans une dynamique de
registres du réel que l’on ne peut capter au même participation et de partenariat. Ceci concerne
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moment. Il faut l’assumer. Ne pas prétendre que aussi bien la façon dont les membres d’une com-
ma lecture est « meilleure » que les autres ou leur munauté donnée seront impliqués dans ce travail
retire toute validité. Au contraire, suggérer une que la collaboration qui sera initiée avec des
possible complémentarité. Assumer la possibilité chercheurs et étudiants locaux ainsi que d’autres
qu’à partir du même matériau, d’autres cher- partenaires, notamment de type associatif. En
cheurs puissent raconter l’histoire de manière dif- Le recour
aval, cela pose à mener
la question en commum,dans
du statut du travail de le
férente. Donner à ceux qui me lisent et m’écou- chercheur : à qui s’adresse-t-il ? Au moins aussi
tent le maximum de clés de lecture pour qu’ils important interroger sur mon
que de publier des engagement
articles, écrireà des
l`egard
sachent « d’où je parle », comment j’ai travaillé En faire. non plus
ouvrages, faire des communications lors de col-
sur le sujet, et puissent remettre en cause ma loques et de conférences, faire du conseil et dis-
parole sur cette base. Accepter que certaines penser des formations auprès de praticiens et de
pistes n’aboutissent pas autant que je le souhaite- décideurs, est le retour des résultats de la
rais, que des questions restent sans réponse… recherche auprès des personnes et groupes direc-
Cette voie passe par l’exercice permanent du tement concernés, ceux-là même que j’ai interro-
doute, l’acceptation des non-découvertes (plus gés. Cela peut prendre la forme d’outils de for-
fréquentes qu’on le voudrait), ou des découvertes mation et d’animation communautaire, de
inattendues, qui bousculent, de faits qui résistent séminaires de travail, d’appui à des organisations
à l’analyse et lui permettent alors d’évoluer, y pour formuler des programmes d’assistance, etc.
compris dans des directions que l’on n’avait pas Beaucoup reste à inventer, y compris pour parve-
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Une éthique de responsabilité en pratique 589

nir à ce que ce travail-là soit considéré et valorisé méthodologiques. Si l’on réclame, à juste titre, que
comme partie intégrante du travail du chercheur, décideurs politiques, fonctionnaires internatio-
au même titre que la liste de ses publications. Au- naux, militaires occidentaux, voire journalistes
delà, ma responsabilité personnelle suppose qu’au puissent être comptables de leurs actes comme de
minimum, je m’interroge sur les conséquences leur inaction, de leurs dires ou de leurs écrits,
directes ou indirectes que mes recherches pour- qu’en sera-t-il de l’analyste ? Poser la question en
raient, devraient ou encore risqueraient d’avoir ces termes, c’est signer la fin de ma « tranquillité »
pour ceux que j’ai interrogés. Ceci doit inclure une de chercheur, c’est sûr. Mais peut-on vivre en
réflexion sur les possibles conséquences politiques conscience en ce monde et être encore « tran-
(policy implications) de mon travail, de mes choix quille » ?

Notes

1. Cette réflexion s’appuie Science Research Council 4. Elle montre comment les
notamment sur un travail de (New York). circonstances de l’exil
réflexion trans-disciplinaire transformaient le sens de l’histoire
mené dans le cadre du groupe 2. À propos de la violence et de l’appartenance et comment
de recherche « Faire la paix. totalitaire, Hannah Arendt a en particulier un camp de réfugiés
Du crime de masse au évoqué cette « expérience était devenu un site de mémoire
peacebuilding » que j’ai co- d’absolue non-appartenance au dans lequel les expériences, les
animé avec Jacques Sémelin, au monde, qui est l’une des mémoires, les cauchemars, les
Centre d’Études et de expériences les plus radicales et rumeurs de violence convergeaient
Recherches Internationales en les plus désespérées de l’homme » pour fabriquer et re-fabriquer les
2001-2002, ainsi que sur des (Arendt, 1972, p. 26). catégories morales, le bon et le
échanges avec des collègues diable.
chercheurs et praticiens 3. Compte-rendu de la réunion du
s’intéressant à l’impact des groupe de recherche « Faire la 5. Compte-rendu de la réunion du
conflits sur les enfants, dans le paix » sur le thème « Éthique, groupe de recherche « Faire la
cadre d’un réseau créé par le chercheurs et acteurs face à l’objet paix » sur le thème « Histoires et
bureau du Représentant spécial “crime de masse” », Paris, mémoires des crimes de masses »,
du Secrétaire général de l’ONU 6 mars 2001, p. 8 Paris, 3 avril 2001, p. 5
sur les enfants et les conflits (http ://www.ceri-sciences-po. (http ://www.ceri-sciences-po.
armés ainsi que le Social org/themes/pouligny/index.htm). org/themes/pouligny/index.htm).
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