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Les arrangements de famille

Céline Bessière
Dans Archives de Philosophie 2022/4 (Tome 85), pages 29 à 49
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.854.0029
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DOSSIER

Les arrangements de famille


Céline Bessière
Université Paris-Dauphine — PSL University — IRISSO

P artant du constat de l’usage flou du terme « arrangements » en sociologie


de la famille, ce texte vise à clarifier son emploi afin d’en mesurer l’intérêt,
la portée et les contours pour penser des pratiques familiales 1. Rien ne vaut
pour cela de s’adresser à un lectorat en dehors de sa discipline, ce qui oblige
à expliciter certains points qui, parfois, demeureraient implicites. J’écris de-
puis la sociologie, une discipline dont les savoirs sont fondés sur le recueil de
matériaux empiriques (entretiens, observations, archives, production et ana-
lyse de données statistiques). Cela fait une vingtaine d’années que je travaille
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– souvent avec Sibylle Gollac, mais aussi au sein d’équipes de recherches
plus larges 2 – sur les dimensions économiques et juridiques de la famille :
les transmissions patrimoniales, les séparations conjugales, l’organisation
des économies domestiques, la division du travail entre conjoint·es. Mes re-
cherches s’inscrivent dans le sillage d’une sociologie féministe matérialiste,
centrée sur les dimensions économiques de la domination masculine. Il
contribue aussi au renouvellement de la sociologie bourdieusienne, attentive
aux rapports de domination, par une approche intersectionnelle qui articule
rapports sociaux de genre, de classe, de race, d’âge et de génération (Bessière,
2017 ; Bessière et Gollac, 2020).
Dans cet article, je reviens d’abord sur la genèse du terme « arrangements
de famille » dans mes travaux sur les transmissions d’entreprises familiales
viticoles à Cognac. Je cherche à identifier ici les déplacements de sens qui
ont eu lieu lorsque ce terme issu du terrain, est devenu, au fil de ce travail,
une catégorie d’analyse sociologique. Ensuite, j’explore ses autres usages

1. Je remercie Thomas Angeletti, Alice Feyeux, Julie Pagis et Gabrielle Radica pour leurs com­
mentaires généreux et relectures précises.
2. Pour une présentation de l’équipe de recherche actuelle, voir : https://justines.cnrs.fr 29
Céline Bessière

scientifiques en sociologie de la famille en langue française et anglaise


d’abord ; puis, en dehors, en histoire de la gestion (Le Texier, 2013), dans la
sociologie pragmatique (Boltanski et Thévenot, 1991 ; Boltanski, 2004) et
les études sur le genre (Goffman, 1977 ; Macé 2015), qui sont des champs de
recherche où cette notion est abondamment utilisée et qui l’ont davantage
définie. Je propose enfin une définition opérationnelle des arrangements de
famille, pour penser la production plus ou moins formalisée d’un consen-
sus entre des personnes apparentées qui ont éventuellement des intérêts
contradictoires, sont prises localement dans des rapports de pouvoir, et plus
généralement dans des rapports de domination qui les dépassent. Ce que je
cherche à faire, c’est non pas figer une définition des arrangements en socio-
logie de la famille, mais montrer ce que ce concept permet de mieux saisir par
rapport à d’autres notions (notamment celle de « négociation » longtemps
dominante en économie et en sociologie de la famille), pour penser la prise
collective de décisions par des personnes apparentées. J’insiste sur la dimen-
sion temporelle de ces arrangements qui sont tout à la fois un processus et un
résultat ; j’examine la question de leur caractère intentionnel ; et j’interroge
la frontière entre accord et conflit dans les relations familiales.

De l’émique au concept : les arrangements


de famille dans une enquête de terrain
De 1997 à 2006, j’ai conduit une enquête ethnographique sur les trans-
missions d’entreprises familiales viticoles dans la région de Cognac (Bessière,
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2010). Le dispositif d’enquête consistait à réaliser des monographies de
famille (selon la méthode proposée par Weber et al., 2003) c’est-à-dire à
recueillir sur une même situation familiale plusieurs points de vue croisés.
Je rencontrais donc surtout des jeunes viticulteurs en cours de reprise d’une
entreprise familiale viticole, mais également, le plus systématiquement pos-
sible et de façon répétée, leurs parents, éventuellement leurs grands-parents,
leurs frères et sœurs et leur conjointe. Pour rendre compte des conditions
sociales de possibilité de ces transmissions, j’essayais de diversifier au maxi-
mum les profils, et notamment de ne pas étudier seulement des familles où la
transmission de l’entreprise se passait bien.
C’est dans ce cadre que je rencontre un après-midi de juillet, en 2003,
à leur domicile, Edmond et Monique Roullin 3, un couple âgé d’une soixan-
taine d’années. Tous les deux à l’aube de la retraite, ils exploitent dans le
cadre d’une société civile agricole, avec leur fille aînée, une ferme de taille
moyenne en polyculture (vignes, céréales, vaches allaitantes). Face à la socio-
logue, Edmond et Monique reviennent sur l’avenir de leur exploitation, une

3. Tous les prénoms et noms mentionnés ont été modifiés pour respecter la confidentialité promise
30 aux personnes enquêtées.
Les arrangements de famille

question existentielle qui remue toute leur histoire familiale, avec leurs trois
enfants. Leur seul fils, le benjamin, a été atteint par une septicémie à la nais-
sance qui l’a laissé handicapé : même s’il travaille avec eux quotidiennement
dans les vignes, il ne peut pas devenir chef d’exploitation. Leur fille cadette
vit loin, car elle suit son mari militaire au gré de ses missions et, de toute
façon, n’a jamais « été intéressée ». Leur fille aînée, Marie-Hélène, qui avait
épousé un fils de viticulteurs du coin susceptible de reprendre leur exploita-
tion, est en train de divorcer, ce qu’Edmond et Monique vivent comme une
trahison (« ce qu’elle nous a fait »). C’est par l’intermédiaire de Marie-Hélène,
à qui ils n’adressent pourtant plus la parole depuis quelques mois, que je les
ai rencontrés. L’entretien est l’occasion pour eux de faire un bilan de leur
vie professionnelle et familiale à un moment particulièrement douloureux,
puisque leur fille leur a annoncé qu’elle souhaitait quitter la société et qu’ils
n’ont donc plus aucune perspective de reprise familiale de leur exploitation,
ce qui leur laisse le sentiment « d’avoir travaillé toute leur vie pour rien »
(Bessière, 2010, p. 33-49).
Dans l’extrait d’entretien ci-dessous, Edmond et Monique reviennent
sur les « arrangements » qui ont permis à Edmond de devenir propriétaire de
cette exploitation et qui, vingt-cinq ans plus tard, semblent avoir perdu tout
leur sens. Pour résumer : Edmond Roullin a reçu un avantage patrimonial en
1979 par rapport à ses deux sœurs cadettes, avec pour contrepartie la prise en
charge de leur mère, veuve depuis les années 1950. Au moment de l’entretien,
la vieille dame est âgée de 90 ans, immobilisée dans un fauteuil roulant, et vit
à domicile grâce aux soins quotidiens de Monique. Elle est dans la pièce juste
à côté de la salle à manger où se déroule l’entretien enregistré :
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- Edmond R. : Quand ma mère a fait ses arrangements [en 1979], on s’est enga-
gés un peu à la légère, enfin à subvenir à tous ses besoins, tout ça…
- Céline B. : C’était dans les arrangements?
- Edmond : Et ça, c’est relativement lourd! (Monique acquiesce avec la tête).
Disons que la rétribution financière qui nous a été attribuée pour faire ça
n’a pas été en adéquation avec la durée réelle. Et pour s’adapter avec la durée
réelle, faut le savoir, quand est-ce que se situera la mort de la personne. Or
ma mère devait vivre jusqu’en 1985, statistiquement. Les statistiques, à cette
époque-là, on devait vivre jusqu’à 72 ou 73 ans. Or elle en a 90!
- Monique R. : Oh là, je peux vous dire, elle m’a fait passer six mois… durs! Elle
a eu un ennui de santé et ils lui avaient donné un médicament qui la shootait,
faut dire ce qui est, d’ailleurs, elle délirait complètement! […]
- Céline : Et vos sœurs (en s’adressant à Edmond), elles s’en occupent un peu?
- Monique : Pas du tout!
- Edmond : Non, non, non. Et ma femme étant à cheval là-dessus, c’est elle qui
s’en occupe et elle ne veut pas que les autres viennent monter sur ses plates-
bandes!
- Monique : Non, ce n’est pas pour ça, mais je ne veux pas avoir à entendre,
c’était vous qui deviez vous en occuper. Mais on ne peut pas dire qu’elles
disent, « tiens, on passe chercher Maman, elle passera le dimanche avec moi » 31
Céline Bessière

[…] Alors que moi elles me diraient ça, au contraire, moi, je serais contente,
mais elles ne le font pas. Et je n’irais jamais leur dire, vous auriez dû, si elles ne
le font pas, c’est qu’elles ne le veulent pas. Voilà, c’est comme ça, vous savez
dans les familles…
- Edmond : Quand les choses sont réglées, il faut se tenir au règlement, si tu
débordes, tu débordes, mais tu sais à quoi tu t’exposes. Ce n’est pas la peine!

Dans les exploitations viticoles de la région de Cognac, au tournant des


années 2000, l’expression « les arrangements de famille », ou parfois comme
dans l’extrait d’entretien ci-dessus, simplement « les arrangements », était
employée pour désigner les opérations successorales nécessaires à la trans-
mission de l’entreprise familiale, d’une génération à l’autre. Dans un tel
contexte, « avoir fait ses arrangements » signifie être passé chez le notaire
et avoir formellement organisé sa succession, le plus souvent sous la forme
de donations-partages. J’ai rapidement remarqué l’usage de ce terme qui
permettait d’euphémiser très efficacement les questions d’argent dans les
entretiens réalisés durant l’enquête de terrain (Herlin-Giret, 2018). Au lieu
de parler précisément, et notamment de façon sonnante et trébuchante de
succession, de patrimoine, de donations, d’actes notariés, le terme « arran-
gements » met l’accent sur tout autre chose : l’entente familiale, que les
membres des familles viticoles cherchaient très souvent à mettre en avant
dans les entretiens avec moi. J’en concluais alors que les arrangements de
famille, ce n’étaient pas seulement des arrangements patrimoniaux, mais
qu’au cours de ces opérations successorales, c’était la famille qui était « arran-
gée », en vue d’être montrée sous son meilleur jour à l’enquêtrice (Bessière,
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2004).
Durant les années de ma thèse, je n’employais ce terme « arrangements
de famille » qu’entre guillemets – comme me l’ont appris mes professeur·es,
sociologues et anthropologues, pour désigner les termes émiques, c’est-à-dire
les discours et représentations des personnes enquêtées, et bien les distinguer
des concepts des sciences sociales. C’est aussi ce que j’enseigne à mes étu-
diant·es en sciences sociales : c’est à travers la lente identification des mots
qui font sens pour les personnes enquêtées, qui charrient leur vision du
monde, que l’on peut capter et expliciter cette dernière. C’est au cours de la
rédaction du livre tiré de cette thèse De génération en génération. Arrangements
de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, publié aux éditions Raisons
d’agir en 2010, que les guillemets tombent. Cette opération, en apparence
anodine, conduit pourtant à faire passer le terme émique, au sens précis et
localisé, au rang de concept des sciences sociales qui pourrait être employé
ailleurs, pour décrire un autre faisceau de pratiques. À la suite de Jean-Pierre
Olivier de Sardan, il est utile de rappeler que les interprétations émiques et
savantes ont des statuts cognitifs différents, mais un même statut « moral » :
ni inférieur, ce qui caractériserait une approche ethnocentriste ou scientiste,
32 ni supérieur, ce qui serait populiste (Olivier de Sardan, 1998, p. 162). Ensuite,
Les arrangements de famille

« toute stratégie de recherche sur le terrain est à interprétation intégrée »


(ibid., p. 163), c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’émique pur. Il est inévitable que
les interprétations de l’ethnographe se glissent au sein même des représen-
tations émiques, ne serait-ce que par l’intérêt qu’il ou elle accorde à certains
sujets plutôt qu’à d’autres. Ces précautions prises, Olivier de Sardan invite
à distinguer l’interprétation anthropologique dans l’émique et sur l’émique.
Dans un premier temps, l’expression « arrangements de famille » peut
servir de support à une interprétation anthropologique dans l’émique ayant
« une épaisseur autonome, une vie propre distincte de celles des interpréta-
tions de recherche » (ibid., p. 163). Selon Sardan, le principal critère de telles
interprétations est leur productivité empirique (capacité à produire des don-
nées nouvelles) et leur malléabilité (capacité à tenir compte du feed-back de
l’émique). Au plus près du sens donné par les personnes enquêtées, dans les
familles viticoles, « arrangements de famille » signifie la formalisation juri-
dique d’un consensus entre des personnes apparentées pour résoudre une
tension entre deux principes contradictoires : un impératif de transmission
de l’entreprise familiale à un seul repreneur, en vue de son maintien d’une
génération à l’autre, d’une part et, un principe d’équité entre cohéritiers
et héritières, d’autre part (Bessière, 2004 ; Bessière, 2010). « Avoir fait ses
arrangements de famille », c’est avoir surmonté une épreuve : être parvenu
à un point d’équilibre pour transmettre l’entreprise familiale à un seul de
ses enfants (un fils, la plupart du temps), tout en ayant formalisé une forme
de compensation pour les autres chez le notaire, ce qui permet de mettre
en avant, en public (y compris face à la sociologue), l’équité et l’harmonie
familiale. Je remarquais alors que, parfois, le fils repreneur de l’exploitation
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s’inquiétait du dédommagement pécuniaire de ses frères et sœurs et, qu’à
l’inverse les cohéritières et cohéritiers qui ne reprennent pas l’exploitation
étaient prêt·es à renoncer à une partie de leur héritage au profit de leur frère
repreneur, au nom du maintien économique de l’exploitation dans la lignée.
Autrement dit, les différents protagonistes des « arrangements de famille »
ne raisonnent pas seulement en maximisant leur utilité économique indi-
viduelle, mais peuvent, dans certaines conditions économiques et sociales,
adopter des postures contradictoires avec leur seul intérêt personnel.
Examinons de plus près l’extrait d’entretien réalisé en 2003 avec Edmond
et Monique Roullin, dans cette perspective. L’arrangement a bien été forma-
lisé : sous la forme d’un acte notarié qui avantage Edmond Roullin par rapport
à ses deux sœurs dans la succession (par les moyens de la quotité disponible,
la fixation d’un salaire différé et probablement la sous-évaluation de l’actif
professionnel que constitue la propriété agricole) avec pour contrepartie
l’engagement de « subvenir aux besoins » de la mère d’Edmond jusqu’à la fin
de ses jours, notamment, en résidant avec elle. Remarquons que Monique, la
belle-fille, est davantage que le fils en première ligne pour prendre soin de la
vieille dame en fauteuil roulant qui a perdu toute autonomie pour se nourrir
ou se laver, ce qui correspond à une division genrée du travail de soin aux 33
Céline Bessière

personnes âgées. Cet engagement relève en partie de l’obligation alimentaire


– qui existe entre parents et enfants, mais aussi entre beaux-parents, gendres
et belles-filles (art. 205 à 207 du Code civil) – mais il l’outrepasse largement.
C’est pour cette raison que, plus de vingt ans plus tard, le couple ne s’auto-
rise pas à demander de l’aide aux deux sœurs d’Edmond, pourtant elles aussi
redevables de l’obligation alimentaire. Edmond et Monique Roullin sont
donc dans l’obligation juridique de mener à bien cette tâche et y mettent
aussi un point d’honneur, même si elle s’avère bien plus longue et pénible
que prévu dans l’arrangement initial. La production d’un consensus entre
frère et sœurs par un « règlement » ne peut être transgressée, y compris si les
conditions de l’équité ont changé vingt ans plus tard, sous peine de produire
du débordement, c’est-à-dire un conflit familial majeur. À l’heure où l’avenir
de l’exploitation est en péril, et où la prise en charge de la vieille dame devient
très lourde, affleure le sentiment d’être piégé·es par cet « arrangement » scellé
vingt-quatre ans plus tôt.
Dans un deuxième temps de la recherche, l’expression « arrangements
de famille » peut servir de support à une interprétation anthropologique sur
l’émique, c’est-à-dire une interprétation propre aux sciences sociales, dont
les qualités attendues sont la « virtuosité » et la « cohérence » (Sardan, 1998,
p. 164). C’est l’opération réalisée lorsque les guillemets tombent.
De façon manifeste, le contexte institutionnel successoral des « arran-
gements de famille » est perdu dans le déplacement entre l’univers émique
d’énonciation et le langage des sciences sociales. Cette perte de sens me
paraît néanmoins acceptable car les « arrangements de famille » ne se jouent
pas uniquement à l’instant t d’un acte notarié. La production du consen-
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sus familial sur la reprise de l’exploitation par l’un des enfants d’une part,
les dédommagements éventuels des cohéritier·es d’autre part, s’inscrivent
dans un temps long, celui notamment de la socialisation familiale de l’un
des enfants à la reprise de l’exploitation, et dont les partages successoraux
ne constituent qu’une étape. De plus, comme le rappelle de façon éclatante
la situation des Roullin, les « arrangements patrimoniaux » produisent des
effets bien au-delà de ce moment.
Toutefois, que reste-t-il de la définition émique des « arrangements de
famille » une fois que l’on a relâché la contrainte sur le contexte institution­
nel, formalisé des partages successoraux? Il reste, d’abord, la mise en avant
de la pluralité des points de vue sur une situation familiale partagée (rendue
possible par les monographies de famille), et la mise en œuvre de processus
pour résoudre les tensions entre personnes apparentées qui en découlent. Le
moment de la reprise d’une entreprise familiale engendre des incertitudes
pour le repreneur pressenti de l’exploitation, mais aussi pour ses parents, sa
compagne éventuelle et ses frères et sœurs, et ce, dans plusieurs domaines :
l’orientation scolaire, le travail quotidien et les choix résidentiels du repre-
neur, ses rapports conjugaux et les « arrangements patrimoniaux ». La
34 notion d’arrangements de famille dépasse alors le seul domaine patrimo-
Les arrangements de famille

nial. Par exemple, du point de vue des parents exploitants : comment faire
en sorte que l’un de ses enfants reprenne l’entreprise familiale « avec cœur »,
sous la forme d’une vocation et non d’une contrainte familiale? Et quels sont
les coûts collectifs de la formation de cette vocation individuelle? (Schotté,
2014) Comment faire en sorte que le fils repreneur pressenti fasse tout à la
fois des études de plus en plus poussées qui lui apporteront des compétences
agronomiques, juridiques ou linguistiques très utiles à la bonne conduite de
l’entreprise, mais que ces études ne le détournent pas de la reprise de l’ex-
ploitation familiale? Comment éviter que les autres enfants ne se sentent
lésé·es au cours de leur trajectoire scolaire, professionnelle, résidentielle (et
pas stricte­ment d’un seul point de vue patrimonial)? (Bessière, 2010).
Le concept d’arrangements suggère la résolution de ces tensions par la
production d’un consensus, ce qui s’oppose à la fois à l’imposition uni­latérale
d’un point de vue (la loi du plus fort), mais aussi à une vision des rapports
familiaux pacifiée où tout le monde serait d’emblée d’accord (un seul point
de vue). Pour qu’il y ait des arrangements, il faut plusieurs personnes (on ne
peut s’arranger tout seul) et plusieurs points de vue à concilier. D’un point
de vue temporel, les arrangements ne sont jamais totalement achevés : c’est
un processus continu qui se poursuit au-delà de sa formalisation juridique
et morale et dont le résultat n’est que provisoire. Reste toutefois entière la
question de savoir comment le consensus est trouvé ; comment prendre en
compte les rapports de pouvoir entre les personnes apparentées, qui sont
elles-mêmes inscrites dans des rapports de domination plus larges (notam-
ment fondés sur le genre, la classe, l’âge, la génération, la sexualité, la race,
la religion…) ; reste aussi entière la question de la formalisation (juridique,
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morale) de l’accord, et de sa permanence dans le temps.

Les usages de la notion d’arrangement·s


en sociologie de la famille
Je ne suis pas la seule à employer la notion d’arrangement·s pour décrire
des pratiques familiales. Le terme l’est d’abord pour décrire les enjeux rési-
dentiels propres aux rapports familiaux – en anglais, living arrangements,
accomodation arrangements – et notamment après une séparation conjugale
en ce qui concerne les enfants (custody arrangements, child-care arrangements).
Dans le prolongement de cette dernière acception, le terme est employé
aussi pour décrire les inter­dépendances complexes ainsi que les échanges
économiques entre aidant·es (profanes et professionnel·les) et personnes
dépendantes, âgées, malades ou handicapées. On parle alors d’arrangements
d’aide ou de caring arrangement pour qualifier la manière dont ces ressources
familiales, publiques et privées, mais aussi associatives, sont agencées
concrètement (Weber et al. 2003 ; Eideliman, Gojard, 2008 ; Martin, 2008 ;
Giraud, Houtin, Rist, 2019). 35
Céline Bessière

Le mot est aussi employé pour décrire les décisions prises par des hommes
et des femmes en couple en matière d’articulation entre vie familiale et
profes­sionnelle. Dans la sociologie de la famille internationale, qui échange
en langue anglaise, tout un champ de recherche se déploie sous l’étiquette
work-family arrangement (WFA) pour aborder les questions suivantes : quel
mode de garde pour les enfants, quelle adaptation des horaires de travail,
des carrières professionnelles, de la pénibilité du métier, quel partage sexué
du travail domestique? (Charvet, Laurioux, Lazuech, 2016). L’expression
« arrangement travail-famille » est même devenue une catégorie de la statis-
tique européenne (Pailhé, Solaz, 2009 ; Sanchez-Mira, 2019).
Le terme est employé encore pour désigner les arrangements financiers
dans les couples (financial/fiscal/banking arrangements) (Addo, Sassler, 2010) :
concrètement, dans quelle mesure les hommes et femmes en couple mettent-
ils en commun (ou non) leurs revenus et payent-ils ensemble (ou non) leurs
impôts.
Ce rapide tour permet d’établir plusieurs constats : la notion d’arran-
gement·s (plus souvent au pluriel en français, au singulier en anglais) est
omniprésente dans la sociologie de la famille, pour désigner des phéno-
mènes sociaux variés. La plupart du temps, le terme n’est pas rigoureusement
défini, et pourrait souvent être remplacé par un autre : organisation familiale,
négociation conjugale, management des relations familiales, allocations de
ressources, configuration familiale… Ce qui est commun à l’ensemble de ces
usages, c’est d’abord de s’intéresser à des pratiques familiales et à des décisions
effectivement prises, et pas seulement à des représentations ou des normes.
Ensuite, la notion d’arrangement·s nous place à l’un des points de tension
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des savoirs sur la famille : qu’est-ce qui relève de l’individuel et du collectif,
dans des rapports familiaux, qui sont aussi des relations de pouvoir inscrites
dans des rapports de domination? Faisons le pari qu’un détour en dehors de
la sociologie de la famille peut être utile.

Sortir de la sociologie de la famille


pour préciser la notion d’arrangement·s
Le terme d’arrangement, au singulier, est utilisé dans le champ de la
gestion. Domaine de connaissance aujourd’hui pensé principalement en
référence à l’entreprise, la gestion était au xviiie et xixe siècle essentiel­
lement domestique et concernait avant tout les fermes, les foyers ou encore
les enfants en bas en âge (Le Texier, 2013). Aux xviiie et xixe siècles, la notion
anglaise d’arrangement (souvent domestique donc) désigne l’action de mettre
en ordre une combinaison de choses, mais aussi d’espace et de temps, dans un
but déterminé, à grand renfort de plans, de schémas, de fiches et d’emplois du
temps. Texier montre que ce management domestique est transposé à l’indus-
36 trie au cours du xixe siècle et subit une transformation importante menant
Les arrangements de famille

de l’arrangement de l’environnement extérieur à l’organisation sociale des


collectifs et de la subjectivité des travailleurs. Dans le management moderne,
le champ d’application de l’idée d’arrangement ne cesse ainsi de s’étendre.
Il me semble utile de retenir de cette définition d’un ordon­nancement de
l’espace, du temps, des choses, mais aussi des collectifs humains et des sub-
jectivités individuelles, autant de dimensions qui peuvent être aisément
transférées au domaine de la famille. Cependant, qui sont, dans la famille, les
managers qui tiennent les manettes et manipulent de manière consciente et
délibérée les collectifs? Cela pose la double question des rapports de pouvoir
entre personnes apparentées et du caractère conscient des arrangements de
famille.
Mais poursuivons notre détour par la sociologie pragmatique française
qui a souvent pris pour objet d’études la littérature managériale. Elle met l’ac-
cent sur les manières d’être et d’agir des personnes lorsqu’elles sont plongées
dans une situation sociale et fait un usage récurrent du concept d’arrange-
ment. Dans ce cadre théorique, un arrangement est « un accord contingent
entre deux parties (“tu fais ça, ça m’arrange ; je fais ça, ça t’arrange”), rapporté
à leur convenance réciproque et non en vue d’un bien général » (Boltanski
et Thevenot, 1991, p. 408). Dans De la justification, Luc Boltanski et Laurent
Thevenot insistent sur la dimension précaire et locale de tels arrangements
particuliers qui fonctionnent précisément du fait de leur souplesse, de leur
solidité variable et parce qu’ils ne prétendent pas à la défense d’un bien com-
mun.
Le terme d’arrangement a été retravaillé ultérieurement par Luc Boltanski
dans La Condition fœtale pour décrire différentes situations historiques aux-
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quelles sont associées des manières spécifiques de taire et de dissimuler, ou de
révéler et de mettre en pleine lumière, les contradictions anthropo­logiques
de l’avortement et de l’engendrement (Boltanski, 2004) : « nous nous
attachons particulièrement à distinguer les solutions consistant à distribuer,
entre des situations et des séquences temporelles différentes, différents types
d’exigences normatives, également dotées par les personnes d’une validité
universelle, bien qu’elles soient incompatibles entre elles » (ibid. p. 15). On
retrouve ici la question de la formalisation des arrangements, leur caractère
délibéré ou non, mais complexifiée par l’opposition entre ce qui est exhibé et
ce qui reste caché. Comme nous l’avons vu dans le cas des arrangements patri-
moniaux, cette dimension est essentielle : entre ce qui est dis­simulé dans le
huis clos de l’étude notariale (le règlement précis des partages successoraux)
et ce qui est montré publiquement. La famille harmonieuse « arrangée » est
celle qui a surmonté cette épreuve. Mais, dans La Condition fœtale, Boltanski
raisonne non pas à l’échelle locale et interindividuelle, mais à celle d’une
société donnée à un moment donné.
C’est à cette échelle macrosociale que se situe également Éric Macé lors-
qu’il définit la notion d’arrangement de genre, à la suite du texte classique
d’Erving Goffman, « the arrangement between the sexes » (Goffman, 1977 ; 37
Céline Bessière

Macé, 2015). Goffman analyse comment le maintien de l’ordre de l’inter­


action entre les hommes et les femmes produit un ordre social, stable et
solide, fondé sur la domination masculine. À sa suite, Macé décrit le patriar-
cat comme un « arrangement de genre » contingent, inscrit et circonscrit
dans l’histoire et caractérisé tout à la fois par sa nécessité (la dimension gen-
rée de l’organisation sociale) et sa légitimité (ce qui justifie qu’il en soit ainsi).
Cette définition conduit l’auteur à définir les arrangements de genre dans les
sociétés occidentales contemporaines comme « post-patriarcaux » au sens où
« la mise en asymétrie du masculin et du féminin, bien que persistante dans
des pratiques et des représentations, n’est plus ni légitime ni nécessaire »
(Macé, 2015, p. 25). Je ne suivrai pas du tout Macé dans ses conclusions sur le
post-patriarcat qui manquent de fondement empirique, et apparaissent tout
à la fois comme évolutionnistes, androcentriques et ethnocentriques. Je ne
le suivrai pas non plus dans son appréhension des arrangements de genre
comme une théorisation concurrente de la sociologie de la domination
matérialiste dans laquelle s’inscrit mon travail. Au contraire, l’historicisa-
tion, nécessaire, du patriarcat « n’appelle pas forcément de rupture avec une
pensée de la domination » et « parler de domination en sciences sociales
ne conduit pas à nier l’existence et l’autonomie des rapports de pouvoir
inter-individuels » (Arambourou, 2017). En revanche, on peut saluer l’initia-
tive d’Éric Macé de définir un peu plus clairement la notion d’arrangement à
partir de deux critères : 1) le critère durkheimien de la nécessité de la division
du travail social ; 2) le critère de la légitimité pour les actrices et les acteurs
engagés dans les arrangements.
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Récapitulons : les arrangements sont des dispositifs qui permettent
d’affaiblir la tension entre deux contraintes, à défaut de la surmonter. Ils
ordonnent de l’espace, du temps, des choses, mais aussi des collectifs humains
et des subjectivités individuelles. Pensés à l’échelle microsociologique, ces
ordonnancements sont locaux et précaires ; pensés à l’échelle macrosocio-
logique, ils peuvent caractériser une société donnée à un moment donné.
Aux deux échelles micro/macro, les arrangements sont contingents, inscrits
dans l’espace et dans le temps et susceptibles d’évoluer. Toutefois, pour que
les arrangements fonctionnent, ne serait-ce que pour un temps limité, il faut
qu’ils soient nécessaires et légitimes pour les personnes impliquées.
On se souvient que le plus petit dénominateur commun des études qui
emploient le terme d’arrangement·s en sociologie de la famille est de décrire
des pratiques et des décisions prises, plutôt que seulement des normes. Cela
distingue cet ensemble de travaux d’une grande partie de la littérature en
sociologie de la famille qui est davantage consacrée aux normes et repré-
sentations – ce que les relations familiales devraient être – plutôt qu’à la
description des pratiques familiales dans différents milieux sociaux, qui sont
38 difficilement observables, car se déployant dans la vie privée des individus.
Les arrangements de famille

Vers une définition opérationnelle


des arrangements de famille
La notion d’arrangements au pluriel peut être très utile pour décrire des
pratiques familiales, notamment, pour répondre à la question suivante :
comment sont prises des décisions collectives en famille? Cette question
recouvre plusieurs points de tension : les rapports entre individuel et collectif
(et quel collectif?) ; la prise en compte de rapports de pouvoir intrafamiliaux
inscrits dans des rapports de domination ; mais aussi la temporalité et le
caractère intentionnel des décisions prises. Historiquement, c’est à l’échelle
du ménage – soit l’ensemble des personnes qui vivent sous un même toit, qui
est aussi l’échelle d’analyse de la statistique publique – que se sont posé ces
questions. Et le concept de négociation s’est imposé pour les décrire tant en
économie qu’en sociologie de la famille. Or la notion d’arrangements permet
de dépasser le cadre de pensée contraignant du ménage et de résoudre cer-
taines difficultés posées par le concept de négociation.

Les limites du ménage et de la négociation

Au fondement de l’économie de la famille, on trouve la question suivante :


comment se prennent les décisions du ménage? L’économie de la famille
repose sur une analogie : la famille est considérée comme une petite entre-
prise étudiée avec les outils classiques de l’économie de la firme (Bergstrom,
1997). Gary Becker théorise la famille comme une instance de production de
biens et services (outputs) à partir des ressources qui peuvent être des biens
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de marché et du travail des membres de la maisonnée (inputs). Il propose un
modèle « unitaire », c’est-à-dire une fonction d’utilité commune au ménage
sous une contrainte budgétaire regroupant l’ensemble des ressources de la
famille (Becker, 1991 [1981]). La « fonction d’utilité sociale » ainsi définie
pose hélas d’importants problèmes de cohérence, comme l’a bien montré la
théorie des jeux : la rationalité collective n’est pas néces­sairement compatible
avec la rationalité individuelle de chaque agent (Chiappori et Orfali, 1997).
Une première solution, assez rudimentaire et sexiste, consiste à assimi-
ler cette fonction à celle d’un « chef de ménage » : les décisions familiales
seront prises en fonction des préférences individuelles de ce dernier, le plus
souvent un homme, le père de famille. Un autre ensemble de modèles, dits
« pluri-décisionnels », affecte à chaque personne une fonction d’utilité qui lui
est propre et reconnaît la pluralité des sources de décision au sein du ménage.
On peut alors distinguer plusieurs mécanismes possibles d’arbitrage, plus
ou moins coopératifs, et qui font la part belle au pouvoir de négociation
des individus, qui dépend de l’importance des menaces que ces dernier·es
peuvent faire peser sur les autres (Lemennicier, 1988 ; Manser et Brown, 1980).
Les modèles microéconomiques de prise de décision au sein de la famille
fonctionnent avec plusieurs décideurs et décideuses qui marchandent leurs 39
Céline Bessière

parts de ressources (Lundberg et Pollak, 1996) : leurs caractéristiques person-


nelles que l’autre a plus ou moins de chances de retrouver chez un·e autre
partenaire, leurs capacités de coopération avec l’autre (qui a été acquise dans
la durée de la relation) mais aussi leurs apports financiers dans le budget du
ménage et leurs possibilités d’indépendance, notamment financière, qui rend
plus ou moins crédible la menace de partir. Ces modèles permettent de pen-
ser les conséquences au sein des couples des inégalités de genre : les femmes
et les hommes n’ont pas les mêmes armes dans la négociation conjugale du
fait, notamment, de fortes inégalités de revenus 4. Toutefois, ces inégalités
sont pensées comme des capacités individuelles à négocier et non la résul-
tante de processus sociaux de domination inhérents aux rapports familiaux.
Si l’économie de la famille ne veut pas fonctionner comme un « cache-
sexe », il est impératif qu’elle prenne à son compte aussi la formation des
« avantages comparatifs » des hommes et des femmes, c’est-à-dire qu’elle
cesse de les considérer comme des données exogènes (Bessière et Gollac,
2016). Autrement dit, il faut qu’elle intègre dans son analyse les apports des
études sur le genre qui montrent que filles et garçons, dès l’enfance, sont
familiarisés inégalement aux tâches domestiques, par les jeux qu’on leur
propose, ou encore par une identification différenciée aux femmes qu’ils et
elles voient majoritairement effectuer ce type de tâches – mères, assistantes
maternelles, auxiliaires de puériculture, femmes de ménage, etc. Ensuite,
l’éducation des filles les pousse vers des filières d’études moins rentables sur
le marché du travail, en dépit de leurs meilleurs résultats scolaires (Baudelot
et Establet, 2006 [1992]). Elles sont plus tard discriminées sur le marché
du travail et tout au long de leur carrière, notamment en termes de salaire
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(Silvera, 2014 ; Maruani, 2011). La sociologie du genre a définitivement remis
en cause la terminologie du « choix » en matière d’activité féminine, notam-
ment à partir de l’exemple du temps partiel, à 78 % féminin : l’opposition
entre temps partiel « subi » et « choisi » ne rend compte ni de la réalité du
marché du travail féminin, ni de l’intériorisation des contraintes familiales
par les femmes (Angeloff, 2000). La spécialisation des femmes dans les tâches
domestiques et des hommes dans les activités professionnelles ne relève pas
d’un choix, mais est un produit sociohistorique qui se joue, en grande partie,
dans la sphère familiale.
Ces trente dernières années, la sociologie de la famille a été profondément
renouvelée par les études sur le genre (Déchaux, Le Pape, 2021). Omniprésent
dans les recherches sur la famille, le couple et les relations intimes entre les
années 1970 et le début des années 2000, le terme de « négociation » permet-
tait de penser la manière dont les couples organisent leur vie commune et
prennent des décisions : de la prise en charge du travail domestique et des
enfants, à l’allocation du temps de loisir, en passant par la gestion financière

4. Selon l’enquête Revenus fiscaux et sociaux de l’INSEE, en 2011, les femmes en couple ont des reve-
nus en moyenne 42 % inférieurs à ceux des hommes en couple et cet écart se creuse à proportion du
40 nombre d’enfants. L’écart n’est que de 9 % entre les hommes et les femmes sans conjoint (Morin, 2014).
Les arrangements de famille

des couples. Le succès de cette notion en sociologie de la famille reposait sur


la possibilité d’analyser des pratiques différenciées – par exemple, l’inégale
prise en charge du travail domestique entre conjoint·es – sans faire référence
à l’adhésion à des rôles de genre traditionnels prédéterminés (Glaude et
Singly, 1986) ; voire de comprendre pourquoi les hommes et les femmes en
couple adhérent à un modèle normatif égalitariste, tout en perpétuant des
pratiques inégalitaires dans les micro-interactions du quotidien (Kaufmann,
2011 [1997]). Dans le paradigme de la négociation, le genre est pensé comme
un rapport de pouvoir local.
Avec le recul, on mesure combien le concept de négociation était consti-
tutif du « grand récit de la famille moderne » mis en œuvre par les sociologues
de la famille mainstream en Europe dans les années 1990. Ce grand récit, qui
mettait l’accent sur la famille relationnelle (Singly, 2014), présupposait une
égalité entre partenaires conjugaux de sexe différents. Il insistait sur la démo-
cratisation des relations intimes, le développement de la réflexivité et de la
communication conjugale (Bauman 2004 [2003], Beck et Beck-Gersheim,
1995 [1990]), l’ensemble permettant l’épanouissant d’une « relation pure »
débarrassée du carcan des rôles de genre (Giddens 2004 [1992]). Cette des-
cription irénique des rapports familiaux sous-tendant le paradigme de la
négociation ne résiste pas à l’examen d’une sociologie des rapports de domi-
nation qui met davantage l’accent sur les contraintes matérielles pesant de
façon inégalitaire sur les femmes et les hommes, qui plus est de façon dif­
férenciée selon les classes sociales (Jamieson, 1999 ; Nyman et Evertsson,
2005). Les travaux de Sibylle Gollac et moi-même s’inscrivent directement
dans cette perspective. Nous montrons que la célébration de normes éga-
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litaires, y compris lorsqu’elles sont inscrites dans le droit, contribue au
maintien et au renforcement de pratiques inégalitaires en matière de prise en
charge du travail domestique et parental ou encore d’inégalités de revenus et
de patrimoine entre femmes et hommes (Bessière et Gollac, 2020). Le concept
d’arrangements de famille ne porte pas en lui-même cette attention aux
rapports de domination dans les pratiques familiales, mais il est davantage
compatible avec cette perspective d’analyse que le concept de négociation.

Les arrangements de famille en deçà et au-delà du ménage

La notion d’arrangements de famille peut contribuer à dépasser une


partie des difficultés inhérentes au concept de la négociation. D’abord, elle
permet d’élargir le paradigme de la négociation, souvent pensée à l’échelle
de deux individus (au sein d’un couple), à plusieurs personnes apparen-
tées au sein de groupes familiaux à géométrie variable, dont les contours
sont à définir selon les pratiques familiales étudiées. Il n’y a pas de capaci-
tés individuelles à s’arranger (comme de capacités individuelles à négocier),
les arrangements sont nécessairement une coproduction collective. Mais
de quels collectifs s’agit-il? Je m’inscris ici dans le sillage de la sociologue 41
Céline Bessière

et anthropologue Florence Weber qui a développé des outils conceptuels


pour penser la parenté pratique (2002 ; 2013 [2005]). Cette dernière propose
de renoncer au terme de famille pour penser les appartenances d’un individu
à différents groupes de parenté pratique, dont les contours sont définis au
cours de l’analyse, en fonction, justement, des pratiques étudiées. Florence
Weber identifie ainsi des « lignées » dont l’objectif est de maintenir dans
le temps la continuité d’un capital collectif (un nom, un patrimoine) ; des
« maisonnées » mobilisées autour de la production quotidienne d’une cause
commune et des « parentèles » organisées en réseaux d’échanges réciproques
de forme don/contre-don.
Dans la famille Roullin, on peut identifier une lignée, qui inclut parmi
les vivants, la mère d’Edmond, le couple formé par Edmond et Monique, les
sœurs d’Edmond qui ont « accepté » d’être désavantagées dans les partages
patrimoniaux de 1979, et, potentiellement (c’est précisément l’objet de fortes
tensions) Marie-Hélène qui a « accepté » d’entrer dans la société agricole en
1997. J’emploie ici deux fois le terme « accepté » entre guillemets, parce que
précisément l’objet de l’analyse doit porter sur les conditions sociales de cette
acceptation, qui sous-tendent les arrangements familiaux successifs. On
peut également identifier une maisonnée constituée d’Edmond, de Monique
et de leur fils handicapé qui travaillent tous les trois au quotidien à maintenir
l’exploitation, Marie-Hélène s’y refusant explicitement.
Edmond et Monique Roullin ont interprété l’entrée de leur fille dans
la société agricole comme un arrangement de lignée : une participation de
cette dernière au maintien de l’exploitation dans le temps, avec pour eux en
ligne de mire une reprise par leur fille et leur gendre. Contrairement à ses
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parents, Marie-Hélène raisonne dans une perspective d’arrangement de paren-
tèle, ponctuel, et non d’arrangement de lignée qui l’engagerait à reprendre
l’exploitation dans la durée. Elle considère qu’elle a dépanné ses parents à
un moment donné pour leur projet d’achats de terre qu’ils n’auraient pu
concrétiser sans elle, mais que ce don réalisé ne l’engage pas davantage. La
maisonnée exploitante a ici un statut intermédiaire : Marie-Hélène refuse de
travailler au quotidien avec ses parents et son frère (ce qui est très inhabituel
pour une associée), arguant de ses devoirs vis-à-vis d’une autre maisonnée,
conjugale et parentale cette fois-ci ; mais l’on note que Marie-Hélène se
dévoue quand même pour la maisonnée exploitante de façon exceptionnelle
en participant aux travaux des vignes en hiver, ce qui atteste d’un position­
nement ambigu en son sein. Il peut donc y avoir des conflits de définition sur
les groupes de parenté pratique en présence et le sens des arrangements pris
selon leurs contours, leur temporalité et leurs modalités de fonction­nement.
En couplant la notion d’arrangements à une réflexion sur les groupes
de parenté pratique en présence – arrangements de lignée, de maisonnée
ou de parentèle, en se posant à chaque fois des questions sur l’existence et
la composition de ces différents groupes –, la sociologie de la famille peut
42 s’émanciper de l’unité d’analyse du ménage qui a jusqu’alors trop circons-
Les arrangements de famille

crit sa réflexion. Le ménage est l’unité de base de la statistique publique,


mais c’est aussi une matrice cognitive (Lenoir, 2003) qui a des effets sur ce
qu’on peut saisir des pratiques familiales. Nous avons montré, avec d’autres,
comment le ménage peut être un cache-sexe des inégalités de genre qui
se déploient en son sein (Bessière, Gollac, 2020 ; Meulders et O’Dorchai,
2009). En attribuant à chaque individu une seule résidence principale,
une approche par ménage ne permet pas non plus de comprendre tout un
ensemble de pratiques familiales : multirésidence (des adultes pour des rai-
sons professionnelles ou familiales, des étudiant·es ou encore des enfants
dont les parents sont séparés), liens entre des personnes vivant en collec-
tivité 5, ou sans logement avec leurs proches apparentés (Toulemon, 2011).
De nombreuses pratiques et décisions familiales ne peuvent être comprises
à la seule échelle du ménage, par exemple, les choix de résidence de parents
séparés dont les enfants alternent entre plusieurs foyers recomposés ou
encore la prise en charge d’une personne âgée dépendante par certain·es
de ses enfants adultes. Le concept d’arrangements peut aider les politiques
publiques à penser en deçà et au-delà du ménage.

La temporalité longue des arrangements de famille

Le concept d’arrangements, par rapport à celui de négociation, permet


aussi de réfléchir à la temporalité des prises de décision familiale. La socio­
logie de la famille traite rarement de la négociation en termes de négociation
explicite « ouverte, faisant l’objet de discussions autour d’une table, décou-
lant de besoins ou d’évènements particuliers » (Finch et Mason, 1993). C’est
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la négociation implicite qui est étudiée : les subtilités dont les partenaires usent
pour communiquer entre eux, sans entrer dans des discussions ouvertes (into-
nations de voix, communication non verbale, etc.). Il est difficile de savoir
où commence et s’arrête la négociation. Le terme d’arrangements, et ici le
pluriel est utile, permet d’affronter directement cette particularité des prises
de décisions familiales : il y a une pluralité d’arrangements inscrits dans un
temps long de l’histoire des relations personnelles entre apparenté·es et qui
peuvent mettre en équivalence des registres différents d’activité inscrits dans
des temporalités différentes.
Par exemple, les arrangements patrimoniaux ne sont pas seulement une
question d’argent et de biens. Le cas de la famille Roullin l’illustre bien. Ils
impliquent aussi des sentiments, des émotions, des obligations morales,
des valeurs, des principes de justice, des normes sociales, ils comportent aussi
des enjeux de réputation. Ainsi, en même temps qu’est estimée une part de
patrimoine dans une succession, se joue pour un père ou une mère la défini-
tion de ce qu’est un bon fils ou une bonne fille aux différentes étapes de la vie.

5. Selon le recensement mené en 2016, 1,3 million d’adultes, soit 2 % de la population française,
vivent « hors ménage » dans ce que l’INSEE appelle des « communautés » : résidences universitaires,
foyers, prisons, communautés religieuses, casernes, maisons de retraite, etc. 43
Céline Bessière

En même temps que se négocie le montant d’une prestation compensatoire


dans un divorce, c’est la légitimité de la division du travail professionnel,
domestique et parental dans un couple, au moment de la rencontre, de
l’arrivée des enfants, de la vieillesse, qui est mise en discussion. Ce qui est
arrangé et compté entre les personnes apparentées, ce sont tout à la fois des
biens matériels (qui ont une incidence bien concrète sur leurs conditions
d’existence), mais aussi des principes moraux, des conceptions de ce qui est
juste ou injuste, réinscrits dans une histoire longue de relations personnelles
empreinte de multiples affects : loyauté, connivence, confiance, respect, tra-
hison, rivalité, jalousie, culpabilité, etc. (Zelizer, 2005 ; 2001).
La prise en compte de la temporalité longue des arrangements de famille
a deux conséquences bien concrètes en termes de recherche. Premièrement,
la sociologue ne peut pas se contenter d’observer une décision prise au
moment où elle est prise, deuxièmement, cette prise en compte du temps
long des arrangements de famille conduit à rediscuter de leur caractère déli-
béré. Dans le temps long, les conséquences des arrangements sont en partie
imprédictibles pour leurs protagonistes. Des arrangements qui considérés au
moment de leur formalisation (juridique ou autre), avaient l’air d’être « choi-
sis » ou plus ou moins « acceptés », leurs effets non anticipés sur le long terme
apparaissent comme nettement moins intentionnels.
C’est ce que Marie-Hélène Roullin apprend à ses dépens en 2003. Cinq
années plus tôt, elle a cédé à la pression de ses parents pour entrer dans leur
société civile agricole. Pourtant, elle refuse de travailler avec eux au quoti-
dien, affirmant qu’elle préfère se consacrer à l’éducation de ses trois jeunes
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enfants (tandis que son mari, très absent, fait carrière dans une grande mai-
son de négoce en cognac). Mais, au moment où son couple rencontre des
difficultés, alors qu’elle souhaite divorcer et trouver un emploi salarié pour
être autonome financièrement, Marie-Hélène se trouve piégée dans la lignée
dans laquelle l’ont inscrite, à ses dépens, ses parents qui espéraient qu’elle
reprendrait l’exploitation familiale avec son mari. D’où la rupture, très bru-
tale avec eux. On a là un exemple éclatant d’un arrangement de famille qui
tourne mal, parce que ses différents protagonistes ne se sont pas engagés à la
même chose. D’ailleurs, ils ne se sont jamais engagés formellement à quoi
que ce soit, si ce n’est à ce que Marie-Hélène devienne associée. Marie-Hélène
déplore que ses parents refusent de se mettre autour d’une table avec elle et
sa sœur cadette pour aborder la question de l’avenir de l’entreprise familiale.

Céline : Et là, vous en avez parlé un peu de la suite, une fois que ton père sera
à la retraite?
Marie-Hélène : Alors ça, c’est une chose que j’aimerais bien qu’on aborde.
Mais mon père, c’est « on verra » tout le temps, c’est « on verra au moment
venu ». Et ça, ce n’est pas faute de lui avoir lancé la pierre. Papa, il faut quand
44 même en parler!
Les arrangements de famille

Contrairement aux hypothèses du « grand récit de la famille moderne »,


les personnes apparentées ont plus ou moins d’appétence pour la réflexi-
vité et la conversation familiale, qui ne sont pas indépendantes de leurs
propriétés sociales, ni du lien ni de la situation familiale. Classiquement,
ce sont les femmes qui prennent en charge le « travail émotionnel » fami-
lial (Hochschild, 2017 [1983]) : ici Marie-Hélène qui cherche à susciter la
discussion familiale et sa mère qui joue l’ambassadrice de son époux à de
multiples reprises lors du conflit qui les oppose. Une sociologie misérabiliste
pourrait rapidement qualifier Edmond Roullin d’agriculteur « taiseux », mais
cela entrerait en contradiction avec la participation active de ce dernier à
l’enquête de terrain. Ce n’est donc pas qu’il ne sait pas parler, mais qu’il ne
souhaite pas parler explicitement de l’avenir de l’entreprise familiale avec ses
filles, et son épouse, autour d’une table. La socialisation de Marie-Hélène est
contradictoire du fait de son genre et sa position dans l’adelphie. Parce qu’elle
est la fille aînée, elle a surtout été socialisée au dévouement à la maisonnée
et à la lignée, notamment au travail gratuit, mais elle n’a pas été « intéres-
sée » comme un fils au métier et à la reprise de l’exploitation. Des années plus
tard, cette socialisation la place dans cette position impossible entre éman-
cipation personnelle (par le divorce, le travail salarié) et culpabilité à laisser
tomber l’entreprise familiale et ses parents.

Où s’arrête l’accord, où commence le conflit


dans les arrangements de famille ?
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Pour conclure, j’avancerai que le terme d’arrangements permet de dépas-
ser l’opposition juridique entre accord et contentieux pour décrire plus
finement la production sociale d’un consensus, même fragile et provisoire,
entre des personnes apparentées.
Nous avons vu que, lorsque les familles viticoles de la région de Cognac
emploient le terme d’« arrangement de famille » pour désigner les partages
successoraux, elles euphémisent leur dimension potentiellement conflic-
tuelle pour mettre l’accent, au contraire, sur la production d’un consensus.
D’ailleurs, un certain nombre de partages successoraux explicitement inéga-
litaires et objets de tensions familiales, parfois vives, peuvent, sous certaines
conditions, ne pas donner lieu à des conflits ouverts et encore moins judi-
ciarisés. En France, en 2010, 95 % des successions se règlent à l’amiable dans
les études notariales, seulement 5 % donnent lieu à la saisine du tribunal
(Bessière et Gollac, 2020, p. 104).
De la même façon, ce n’est pas parce qu’une séparation conjugale se règle
judiciairement à l’amiable qu’il n’y a pas la persistance des conflits conjugaux,
parfois très profonds et non résolus (Collectif Onze, 2013). La banalisation
des ruptures conjugales s’est accompagnée du développement d’un modèle
de séparation pacifiée qui s’est imposé tout à la fois dans les normes sociales, 45
Céline Bessière

dans le droit et dans les pratiques judiciaires (Théry, 1993 ; Bastard, 2002).
Le divorce par consentement mutuel – où les couples mariés s’entendent sur
toutes les conséquences de leur rupture – est devenu la forme de divorce majo-
ritaire, représentant aujourd’hui 55 % des procédures. Depuis janvier 2017,
ils sont prononcés sans juge, pour peu que chaque partie soit représentée par
un·e avocat·e et que le dossier ait été déposé dans une étude notariale. Ces
réformes visant à désengorger les tribunaux s’accompagnent de la percée des
modes alternatifs de règlement des conflits, promouvant l’accord entre les
parties (médiation, procédures participatives, droit collaboratif) en amont
ou en dehors du tribunal. Le divorce pour faute qui constituait encore 46 %
des divorces en 2004 est devenu marginal, représentant moins de 10 % des
procédures aujourd’hui. Bien sûr, les violences et les conflits familiaux qui
accompagnent les séparations conjugales n’ont pas baissé dans la même pro-
portion.
Pour la recherche en sciences sociales, le terme d’arrangements permet de
dépasser l’opposition, structurante pour les juristes, entre règlement conten-
tieux et amiable des litiges. Dans la mesure où la justice civile familiale prend
de moins en moins en charge les conflits, il est nécessaire d’étudier de près
la production sociale de ces « accords à l’amiable » qui se jouent en dehors
du tribunal. Nos recherches attestent que cette production d’un consensus
varie selon les classes sociales, du fait de la possibilité de se payer (ou non)
les services de professions libérales du droit qui proposent un accompagne-
ment plus ou moins sophistiqué, selon leur type de clientèle. Finalement, au
travers de l’étude du degré de formalisation des arrangements de famille, la
question qui se pose est : qu’est-ce qu’il en est donné à voir, mais aussi ce qui
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est dissimulé et à qui?

celine.bessiere@dauphine.psl.eu

46
Les arrangements de famille

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Les arrangements de famille

Résumé
Ancré en sociologie, ce texte vise à clari-
fier l’emploi du concept d’arrangements
de famille dans les sciences sociales de
langue française et anglaise et précise
son intérêt par rapport au terme concur- Abstract
rent de négociation pour décrire la prise Rooted in sociology, this text aims to
collective de décisions par des personnes clarify the use of the concept of “family
apparentées. Cette conceptualisation arrangements” in the French-speaking
permet de penser la production plus and English-speaking social sciences. It
ou moins formalisée d’un consensus clarifies its relevance to the competing
entre des personnes apparentées qui term “negotiation” to describe collective
ont éventuel­lement des intérêts contra- decision-making by family members.
dictoires et sont prises localement dans Family arrangements designate the of-
des rapports de pouvoir, et plus générale­ tentimes laborious and/or conflictual
ment dans des rapports de domination consensus-building process among rela-
qui les dépassent. L’article insiste sur la tives who may have contradictory inter-
dimension temporelle de ces arrange- ests, as well as the outcome of this pro-
ments qui sont tout à la fois un processus cess. The concept tackles situations with
et un résultat. tensions that are not resolved by a unilat-
Mots-clés : sociologie de la famille, négocia- eral imposition of one point of view (the
tion, consensus, conflit, décision collective. law of the strongest) nor by a harmoni-
ous accord arising from family relations
where everyone seems to agree (one
common point of view). Arrangements
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require multiple people (they cannot be
made by one person) and several points
of view that need to be reconciled. From
a temporal perspective, arrangements
are never completely finished: making
arrangements is a perpetual process that
outlasts their legal and moral formaliza-
tion, whose results are only temporary.
This concept goes beyond the legal op-
position between agreement and con-
tention, by providing a more nuanced
description of the social production of
consensus, including when the latter is
fragile and temporary.
Keywords: sociology of the family, negoti-
ation, consensus, conflict, collective deci-
sion-making.

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