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Quels principes de justice pour la famille ?

L’égalitarisme libéral face aux injustices de genre


Marie Bastin
Dans Archives de Philosophie 2021/4 (Tome 84), pages 49 à 64
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.844.0049
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DOSSIER

Quels principes de justice pour la famille ?


L’égalitarisme libéral face aux injustices de genre
Marie Bastin
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

I. Le problème des injustices de genre


dans la famille
L’inégale répartition du travail non rémunéré au sein de la famille, princi-
palement effectué par les femmes, a des conséquences profondes et négatives
sur les perspectives de vie de ces dernières : elle participe au maintien des
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injustices qu’elles subissent. La famille étant le lieu principal de formation,
notamment moral, des futur·es citoyen·nes 1, elle joue également un rôle
déterminant dans la reproduction de ces injustices. Ainsi, si les parents ne
prennent pas part de manière égale aux tâches domestiques et au soin des
enfants, la famille devient une école de despotisme masculin 2, habituant les
enfants à considérer que les interactions humaines n’ont pas à être nécessai-
rement fondées sur l’égalité et la réciprocité, mais plutôt sur la dépendance et
la domination. Il peut dès lors sembler légitime de soumettre l’organisation
de la vie familiale à des principes de justice qui garantissent l’égale liberté de
ses membres ainsi que des possibilités équitables pour chacun·e.
Cependant, la famille est aussi l’un des lieux essentiels où les indivi-
dus poursuivent leur propre conception du bien et le transmettent aux
générations suivantes : en ce sens il est essentiel de protéger la famille des
interventions étatiques et de défendre les libertés individuelles. Cela ne

1. Nous avons fait le choix de privilégier l’écriture inclusive, sauf dans les cas où il est évident (ou
cohérent avec l’auteur·e discuté·e) que l’ensemble des individus ne concerne que des hommes (c’est le
cas, par exemple, lorsque Rawls parle de « chefs de famille »).
2. Voir John Stuart Mill, De l’assujettissement des femmes, traduit par Émile Cazelles, Paris, Éditions
Avatar, 1992. 49

Archives de philosophie 84-4, 2021, 49-64


Marie Bastin

signifie pas pour autant que les relations familiales ne sont pas régies par
des principes de justice, mais que les principes de justice appropriés seraient
propres à la nature et au rôle spécifique de l’institution familiale. Admettre
cela revient-il à sacrifier l’égale liberté des femmes et à les priver de possi-
bilités équitables? Y a-t-il réellement de bonnes raisons de soustraire la vie
interne de la famille aux principes de la justice sociale et peut-on le faire sans
entériner les injustices subies par les femmes?
Le problème philosophique de la question des injustices de genre rela-
tives à la famille trouve l’une de ses formulations contemporaines les plus
influentes dans le dialogue qui a eu lieu de 1971 à 2004 entre John Rawls et
Susan Moller Okin. La théorie rawlsienne de la justice comme équité vise à
déterminer quelles caractéristiques, innées ou acquises, légitiment une dis-
tribution différentielle des charges et des avantages de la coopération sociale.
C’est, d’après Okin, un outil fécond pour les théories féministes qui s’at-
tachent à dénoncer les inégalités injustes que subissent les femmes en raison
de leur différence sexuelle. Ces inégalités peuvent être appelées inégalités de
genre, le genre étant défini par Okin comme « l’institutionnalisation pro-
fondément enracinée de la différence sexuelle » 3. Pour Okin, la famille est le
« pivot de la structure genrée » 4 et constitue donc un site d’application cru-
cial des principes de la justice sociale. Or Rawls, d’une part, affirme dès 1971
que la famille fait partie de la structure de base de la société 5, qui est l’objet
premier de la justice comme équité, auquel s’appliquent les principes de la
justice sociale. Mais, d’autre part, il ne s’accorde pas avec Okin sur l’idée selon
laquelle les principes de la justice sociale 6 s’appliquent directement à la vie
interne des familles.
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L’objectif de cet article est de considérer quels principes de justice
doivent s’appliquer à la famille, en repartant du débat entre Rawls et Okin
afin de restituer les fondements théoriques de leur désaccord. Nous commen-
çons par étudier la manière dont Okin démontre que la théorie rawlsienne
de 1971 ne permet pas de prendre suffisamment en compte les questions de
justice intrafamiliale, pour ensuite expliquer pourquoi Rawls refuse que les
principes de la justice sociale s’appliquent directement à la vie interne de la
famille et juge que celle-ci doit pouvoir être organisée selon des principes de
justice locale. Nous esquissons enfin une voie pour dépasser ce désaccord, en
montrant que Rawls et Okin partagent une démarche commune, qui consiste

3. Susan Moller Okin, Justice, genre et famille, traduit par Ludivine Thiaw-Po-Une, Paris, Éditions
Flammarion, 2008 (Champs), p. 29. Cette définition est critiquable, notamment en ce qu’elle n’envi-
sage pas la possibilité d’un non-alignement du sexe et du genre.
4. Susan Moller Okin, « Raison et sentiment dans la réflexion sur la justice », in Patricia Paperman et
Sandra Laugier (dirs.), Le souci des autres, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011 (Raisons pratiques), p. 137.
5. John Rawls, Théorie de la justice, traduit par Catherine Audard, Paris, France, Éditions du Seuil,
1997, p. 33.
6. Nous avons fait le choix d’employer, dans tout l’article, le concept de « principes de la justice
sociale » pour désigner les principes de justice qui s’appliquent à la structure de base de la société (afin
de les distinguer des principes de justice locale). Rawls parle également, à partir de Libéralisme politique,
50 des « principes de la justice politique ».
Quels principes de justice pour la famille ?

à traiter la famille de manière monolithique et à proposer une réponse géné-


rale à la question de la justice intrafamiliale. Or les questions de justice dans
la famille, et notamment celles relatives au genre, peuvent à notre sens être
mieux saisies si l’on distingue différentes dimensions de la vie interne des
familles, car seules certaines d’entre elles satisfont les critères pouvant jus-
tifier l’application directe, ou au contraire la non-application directe, des
principes de la justice sociale.
Notre raisonnement accepte les principales prémisses du cadre théorique
rawlsien pour en proposer, à la suite d’Okin, un réaménagement interne,
sans préjuger de la pertinence des critiques externes qui pourraient lui être
faites. Nous admettons également le féminisme d’Okin, sans en effectuer une
lecture critique 7.

II. La critique d’Okin : la famille opaque


aux revendications de justice
Selon Okin, le raisonnement de Rawls ne permet pas, dans sa formula-
tion de 1971, de garantir que les questions qui concernent la justice interne
aux familles soient tranchées. Dans le § 22 de Théorie de la justice, Rawls décrit
les partenaires de la position originelle comme des chefs de famille. Cette
caractérisation des partenaires permet de faire en sorte qu’ils et elles se sou-
cient du bien-être de leurs descendants immédiats et ne soient pas aveugles
aux problèmes de justice intergénérationnelle, tout en maintenant l’hy-
pothèse méthodologique de la rationalité et du désintéressement mutuel.
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L’enjeu est de formuler des stipulations concernant les partenaires de la posi-
tion originelle qui rendent ensuite raisonnable l’adoption d’un principe de
juste épargne (§ 44). En effet, une des caractéristiques du voile d’ignorance
décrite par Rawls dans le § 24 est que les partenaires, s’ils et elles ne savent
pas à quelle génération ils et elles appartiennent, savent qu’ils et elles sont
contemporain·es : le présent est le moment d’entrée dans le contrat. Dès lors,
l’hypothèse des chefs de famille permet d’empêcher que les partenaires favo-
risent leur propre génération et de les amener à choisir un principe de juste
épargne.
Cependant, en ne faisant plus des partenaires des individus mais des
« personnes durables (chefs de famille, ou lignées génétiques) » 8, Rawls rend
la famille opaque aux questions de justice, alors que les ressources internes
à la famille, « le loisir, les repas, l’argent, le temps et l’attention, pour n’en
citer que quelques-unes »9, sont limitées et peuvent donc être objet de conflits

7. Une critique importante faite à Okin est notamment que sa méthode ne permet pas réellement de
prendre en compte les différences entre les femmes (voir par exemple Soumaya Mestiri, « Au-delà du
débat Rawls-Okin. Pour un féminisme décentré. », Diogène, vol. 3, n° 267‑268, 2019, p. 47‑65).
8. Rawls, Théorie de la justice, op. cit. (note 5), p. 177.
9. Okin, Justice, genre et famille, op. cit. (note 3), p. 83. 51
Marie Bastin

d’intérêts. Okin montre que l’aveuglement aux revendications de justice


qui concernent la famille s’observe dans les analyses consacrées aux institu-
tions dans la deuxième partie de Théorie de la justice. Par exemple, dans le
cinquième chapitre, consacré à la répartition des richesses, alors que Rawls
fait référence aux individus tout au long du chapitre, la clé de répartition des
richesses reste le foyer. Rawls fait comme s’il n’y avait pas de différence entre
la situation économique d’un foyer et d’un individu, ne prenant en compte
ni la grande part de travail non rémunéré effectué par les femmes, ni le fait
que les inégalités de salaire entre hommes et femmes et la dépendance éco-
nomique de ces dernières, « ont de fortes chances d’affecter les relations de
pouvoir à l’intérieur du foyer » 10. L’hypothèse des chefs de famille est révéla-
trice d’un aveuglement aux questions de justice de genre à l’intérieur de la
famille, et entretient en même temps cet aveuglement car elle ne fournit pas
de point d’appui théorique pour les régler.
Pourtant, tout le développement moral que Rawls décrit dans la troi-
sième partie de Théorie de la justice repose sur l’hypothèse fondamentale
que l’institution familiale est juste. Rawls cherche à décrire une société bien
ordonnée, c’est-à-dire déjà organisée par des principes de justice, et il réflé-
chit à l’acquisition par les citoyen·nes d’un sens de la justice, qui garantit la
stabilité de la société juste. Le sens de la justice s’acquiert au long des trois
stades de développement moral. Le premier stade, la morale de l’autorité,
sur lequel reposent tous les autres, est lui-même conditionné par l’existence
d’institutions familiales justes. En effet, à cette étape du développement
moral, l’enfant doit apprendre à suivre des préceptes moraux, même s’ils
lui semblent arbitraires ou contre-intuitifs. Pour que la morale de l’autorité
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soit valable, il faut que le contenu des préceptes soit juste, étant donné que
l’enfant ne pourra pas juger leur teneur morale. Or la théorie rawlsienne se
contente de formuler l’hypothèse de familles justes sans en interroger les
conditions de possibilités.
Okin considère toutefois que les incohérences et fragilités de la théorie
rawlsienne à propos de la famille relèvent de négligences, c’est-à-dire d’oublis
qui peuvent être corrigés, et qui ne disqualifient pas la théorie dans sa glo-
balité. Elle propose ainsi de supprimer l’hypothèse des chefs de famille, en
s’appuyant sur un article écrit par Jane English en 1977 11, dans lequel l’au-
teure établit qu’il est possible de garantir le choix par les partenaires d’un juste
principe d’épargne sans recourir à cette hypothèse motivationnelle. English
démontre que l’hypothèse selon laquelle le présent est le moment d’entrée
dans la position originelle peut être modifiée. Les raisons pour lesquelles
Rawls formule cette hypothèse ne sont pas très claires : il s’agit probablement,
comme elle le souligne, de rendre plus facilement imaginable la position ori-
ginelle. Mais la position originelle exige déjà que les partenaires n’aient pas

10. Ibid., p. 210.


11. Jane English, « Justice between Generations », Philosophical Studies: An International Journal for
52 Philosophy in the Analytic Tradition, vol. 31, no 2, 1977, p. 91‑104.
Quels principes de justice pour la famille ?

accès à certaines informations fondamentales, comme leur propre concep-


tion du bien ou le contexte particulier de leur société, et il ne semble pas plus
difficile d’ignorer le fait qu’ils et elles sont contemporain·es. Si l’on supprime
l’hypothèse selon laquelle les partenaires sont contemporain·es, alors on
peut résoudre le problème de l’épargne intergénérationnelle sans faire appel
à l’hypothèse des chefs de famille : si les partenaires peuvent être membres
de générations différentes et ne connaissent pas la génération à laquelle ils et
elles appartiennent, alors ils et elles n’ont pas de raison de favoriser une géné-
ration plutôt qu’une autre. Il est raisonnable qu’ils et elles adoptent le principe
de juste épargne sans avoir à être pour cela des chefs de famille. Rawls renonce
d’ailleurs à l’hypothèse des chefs de famille dans Libéralisme politique 12.
Rawls et Okin s’accordent ainsi sur le fait que les institutions familiales
doivent être justes pour que la société soit juste, et donc sur l’importance de
construire une position originelle qui permette aux partenaires de se donner
pour objet de réflexion les problèmes de justice dans la famille. Cependant,
pour Okin, corriger la théorie rawlsienne pour qu’elle puisse prendre en
compte les injustices intrafamiliales, c’est en définitive un moyen pour rendre
la théorie de la justice plus humaniste, au sens où elle arrêterait d’exclure la
moitié de l’humanité, les femmes. Or c’est précisément sur l’articulation
entre justice intrafamiliale et justice de genre que le désaccord entre Rawls
et Okin se cristallise : pour le premier, garantir la justice pour les femmes ne
nécessite pas nécessairement d’appliquer directement les deux principes de
justice à la vie interne de la famille ; pour la seconde, ne pas le faire revient à
sacrifier l’égale liberté des femmes et à fragiliser le développement moral des
futur·es citoyen·nes.
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III. Justice locale ou justice sociale
pour la famille ?
Selon Okin, Rawls n’a pas « d’autre option que d’exiger que la famille,
en tant qu’institution sociale majeure affectant les chances de vie des indi-
vidus, soit construite conformément aux deux principes de justice » 13. Plus
précisément, les avantages et les charges liées à la vie familiale doivent être
distribués équitablement entre chacun·e des membres adultes de la famille
et donc a fortiori entre les hommes et les femmes, dans le cas des couples
hétérosexuels 14, pour assurer une justice égale pour les femmes et pour que
le développement moral des futur·es citoyen·nes se réalise correctement, et
donc que la société juste puisse être stable.

12. John Rawls, Libéralisme politique, traduit par C. Audard, Paris, Presses Universitaires de France,
1995, p. 327.
13. Okin, Justice, genre et famille, op. cit. (note 3), p. 213.
14. Okin explique qu’elle étudie principalement les couples hétérosexuels car c’est la forme de
famille où les femmes subissent le plus d’injustices. 53
Marie Bastin

En ce qui concerne les femmes, Okin considère que l’inégale réparti-


tion du travail non rémunéré au sein de la famille, principalement effectué
par les femmes, est une injustice « sous-jacente et entrelacée » 15 à toutes les
injustices que subissent les femmes dans les autres sphères de leur existence,
notamment celle du travail non domestique et en politique. Briser la logique
circulaire par laquelle les injustices de genre se renforcent mutuellement
dans les différentes sphères de l’existence nécessite donc, pour Okin, d’assu-
rer un partage équitable des charges afférentes à la vie familiale en la régulant
directement selon les deux principes de justice.
Quant aux enfants, Okin analyse les étapes suivantes du développement
moral, celles de la morale de groupe et de la morale des principes, afin de
révéler, de l’intérieur de la théorie rawlsienne, la nécessité de soumettre l’or-
ganisation interne des familles aux principes de la justice sociale. Ainsi, le
deuxième stade du développement moral vise à ce que l’enfant ne soit pas seu-
lement capable de suivre des préceptes, mais puisse faire siennes des normes
morales, provenant des différents rôles qui existent dans les groupes, dont
la famille, auxquels il ou elle appartient. Or, si les rôles familiaux sont fixes
et hiérarchisés, le développement moral est entravé, l’enfant ne pourra pas
acquérir la capacité à considérer toute autre personne comme son égale. La
troisième et dernière étape du développement moral vise à développer l’atta-
chement aux principes de la justice sociale eux-mêmes. Pour Okin, Rawls doit
accorder un rôle important à l’empathie dans cette étape du dévelop­pement,
car pour appliquer et interpréter les critères de justice, les citoyen·nes doivent
être capables d’« adopter le point de vue des autres » 16 tout en parvenant à se
détacher du contexte accidentel propre à ce point de vue. Or une éducation
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genrée entrave le développement de la capacité d’empathie nécessaire à sou-
tenir une société juste 17. Il est donc nécessaire, pour que la société juste soit
stable, que la famille soit régie, dans sa vie interne, par les deux principes de
justice 18.
Okin déploie les conséquences pratiques de cette thèse en s’attachant
à préciser quel type de réformes politiques les partenaires décideraient de
mettre en place pour construire des institutions familiales conformes aux
deux principes de justice. Ces politiques se déclinent sur deux plans. Il s’agit
d’une part, de mesures politiques qui encouragent un partage équitable des
rôles et des responsabilités, par exemple des services subventionnés de garde
d’enfants, des horaires de travail flexibles pour les parents, ou des congés
parentaux. Mais même si, selon Okin, une justice pleinement humaniste

15. Okin, Justice, genre et famille, op. cit. (note 3), p. 24.
16. Rawls, Théorie de la justice, op. cit. (note 5), p. 513.
17. Pour montrer la relation entre éducation genrée et développement de l’empathie, Okin s’appuie
sur les études de Judith Kegan Gardiner et de Sara Ruddick.
18. Une analyse ultérieure d’Okin sur l’importance, pour le développement moral des enfants, d’une
famille régulée par les principes de justice dans sa vie interne peut être trouvée dans son article critique
54 de Libéralisme politique (« Political Liberalism, Justice, and Gender », Ethics, vol. 105, no 1, 1994, p. 38).
Quels principes de justice pour la famille ?

exige une division du travail équitable au sein de la famille, il faut, dans la


mesure où les convictions de certaines personnes les conduisent à être atta-
chées à une division du travail traditionnellement structurée selon le genre,
penser à des dispositifs pour protéger de la vulnérabilité les femmes concer-
nées. Le deuxième type de réformes envisagées par Okin va, d’autre part,
dans ce sens : il s’agit, par exemple, d’une répartition égale du salaire entre le
ou la membre de la famille qui travaille à l’extérieur du foyer et celui ou celle
qui se consacre aux tâches domestiques (ce qui peut concrètement prendre la
forme d’une fiche de paie aux noms des deux partenaires), ou d’un droit de la
famille garantissant qu’en cas de divorce les deux individus auront le même
niveau de vie.
Rawls affirme au contraire que les deux principes de justice ne s’ap-
pliquent pas directement à la vie interne de la famille. Il précise sa position
sur la justice intrafamiliale dans un texte 19 qui a d’abord circulé comme
manuscrit d’un cours, sous l’intitulé « Women and the Family », et qui
a ensuite été repris en 1997 dans le paragraphe 5 de « The Idea of Public
Reason Revisited » 20 puis en 2001 dans le chapitre 50 de Justice as Fairness :
A Restatement 21. D’une part, Rawls y affirme que le rôle de la famille, à savoir
le « travail reproductif » 22 consistant à organiser les tâches pour élever les
enfants et s’en occuper afin d’assurer leur bon développement moral, est
socialement nécessaire : cela justifie que l’on maintienne l’existence de la
famille même si elle conduit à l’inégalité des chances entre les individus 23. Les
tâches reproductives de la famille limitent les arrangements de la structure de
base. Rawls rappelle égale­ment que la famille appartient bien à la structure de
base de la société et que les principes de la justice sociale s’appliquent à elle.
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Mais, d’autre part, Rawls écrit que les principes de la justice sociale doivent
s’appliquer directement à la structure de base, mais non à la vie interne des
institutions qui la composent, ni à celle « des nombreuses associations qui
prospèrent en son sein, la famille étant l’une d’entre elles » 24. Rawls justifie

19. La position de Rawls dans ce texte est formulée dans le sillage de Libéralisme politique, ouvrage
qui constitue un tournant dans son œuvre, en reconstruisant sa théorie à partir du fait du pluralisme
raisonnable selon lequel il y a une pluralité de convictions morales compréhensives, que l’on ne peut
supposer en accord. Il y a peu d’analyses sur la famille dans Libéralisme politique, qu’Okin considère en
recul sur les problématiques féministes.
20. John Rawls, « The Idea of Public Reason Revisited », The University of Chicago Law Review, vol. 64,
no 3, 1997, p. 765‑807 (« L’idée de raison publique reconsidérée », in Paix et démocratie, traduit par
Bertrand Guillarme, Paris, La Découverte, 2006).
21. John Rawls, Justice as Fairness: a Restatement, Cambridge (Mass.), London, Belknap Press of
Harvard University Press, 2001 (La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, tra-
duit par Bertrand Guillarme, Paris, La Découverte, 2001).
22. Rawls, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, op. cit. (note 21), p. 222.
23. On retrouve l’interrogation esquissée dans Théorie de la justice : si la famille conduit à l’inégalité
des chances entre individus, doit-on alors l’abolir? (Théorie de la justice, op. cit. (note 5), p. 550).
24. Rawls, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, op. cit. (note 21), p. 223.
Cette idée est, en un sens, une reformulation plus précise de la thèse de Libéralisme politique selon
laquelle « l’associatif, le personnel et le familial sont simplement trois exemples du non-politique »,
au sens où les règles qui les organisent ne sont pas soumises à une exigence de justification publique 55
Marie Bastin

cette idée en assimilant le cas de la famille à celui d’autres associations pri-


vées, comme les Églises, les universités, les associations professionnelles ou
scientifiques, les entreprises commerciales ou les syndicats : « la famille ne
constitue pas un cas particulier » 25. Ainsi, si l’on prend le cas des Églises, il ne
nous semble pas injuste que les évêques et les cardinaux ne soient pas élus
selon une procédure équitable et que le principe de différence ne s’applique
pas dans la distribution des bénéfices attachés aux positions d’autorité : cela
est justifié par la nécessité de protéger la liberté de conscience ou la liberté
d’association. C’est la protection de ces libertés fondamentales qui justifie
qu’on n’applique pas directement les principes de la justice sociale à la vie
interne des familles. Rawls reformule cet argument en proposant de dis-
tinguer deux points de vue 26. C’est en adoptant le point de vue du ou de la
membre d’une famille, et pas seulement celui du ou de la citoyen·ne, que
l’on peut percevoir l’importance de limiter les contraintes imposées par les
principes de la justice sociale « pour qu’elles laissent un espace disponible à
une vie interne libre et florissante appropriée à l’association en question » 27.
C’est donc la nécessaire existence d’autres principes de justice, appropriés à
la nature particulière de la famille et à ses buts et objectifs, qui justifie qu’on
n’applique pas directement les principes de la justice sociale à la vie interne
des familles. Rawls prend un exemple : il ne serait « guère sensé d’affirmer que
nous devions, en tant que parents, traiter nos enfants conformément aux
principes politiques » 28. Rawls nomme ces principes de justice, appropriés à
une institution spécifique, principes de justice locale 29, par distinction avec
les principes de la justice sociale qui s’appliquent à la structure de base de la
société.
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Si les principes de la justice sociale ne s’appliquent pas directement à la vie
interne des familles, ils lui imposent des contraintes externes. L’organisation
de cette vie interne ne doit pas être régie par les deux principes de justice,
mais elle doit permettre que la structure de base de la société, prise dans son
ensemble, le soit. Les formes d’organisation familiales qui empêcheraient
cette structure d’être juste ne sont pas permises dans une société juste 30.
Rawls considère qu’« une question presque semblable » 31 concerne toutes
les associations et il développe le cas particulier des Églises pour l’expliquer.

fondée sur une conception de la justice qui respecte le fait du pluralisme raisonnable (J. Rawls,
Libéralisme politique, op. cit. (note 12), p. 175).
25. Rawls, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, op. cit. (note 21), p. 224.
26. Rawls emprunte cette distinction à Joshua Cohen (« Okin on Justice, Gender, and Family »,
Canadian Journal of Philosophy, vol. 22, no 2, janvier 1992, p. 263‑286).
27. Rawls, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, op. cit. (note 21), p. 225.
28. Ibid.
29. Ibid., p. 30.
30. Rawls formule cela en termes de limites « qui proviennent indirectement du contexte institu-
tionnel juste au sein duquel les associations et les groupes existent, et au moyen duquel la conduite de
leurs membres est restreinte » (ibid., p. 29).
56 31. Ibid., p. 223
Quels principes de justice pour la famille ?

Le fait, par exemple, que le droit d’une société juste ne reconnaisse pas des
crimes d’hérésie et d’apostasie, et que les membres d’une communauté reli-
gieuse conservent la liberté de quitter leur communauté, vient contraindre
l’organisation interne des Églises. De manière analogue, dans les familles, les
mauvais traitements contre les enfants sont interdits car ils violent « la liberté
de la personne, qui comporte la protection à l’égard de l’oppression psycho-
logique et de l’agression physique » 32.
Dès lors, tout l’enjeu est de montrer que la non-application directe des
principes de la justice sociale à la vie interne des familles ne menace pas
la réalisation des principes de justice au niveau de la société, et plus préci-
sément ne conduit à sacrifier ni les droits et libertés des femmes ainsi que
leurs possibilités équitables, ni le bon développement moral des enfants,
comme le prétend Okin. En ce qui concerne les femmes, Rawls affirme très
explicitement que si l’inégale répartition du travail domestique est liée
(comme cause ou comme conséquence) à un ensemble systématique de
désavantages que subissent les femmes, alors il est légitime d’invoquer les
principes de la justice sociale pour réformer la famille. Or Okin a montré
que l’institutionnalisation de la différence sexuelle, le genre, désavantage
systématiquement les femmes dans la société qu’elle étudie, c’est-à-dire la
société états-unienne de son époque. C’est en supposant fondé ce diagnos-
tic que Rawls exprime son accord avec les mesures politiques suggérées par
Okin, et notamment le partage de la paie d’un travailleur avec sa femme
restée au foyer. Il en est de même pour le développement moral des enfants :
si certaines organisations familiales empêchent les enfants d’acquérir les
vertus politiques nécessaires à l’exercice de la citoyenneté, Rawls considère
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également que les principes la justice sociale justifient une réforme de la
famille.
Dans un article publié en 2004 33, Okin considère que la thèse rawlsienne
selon laquelle l’application seulement indirecte des principes de la justice
sociale à la vie interne de la famille n’empêche ni une justice égale pour les
femmes ni le bon développement moral des enfants résulte d’une concep-
tion erronée de la famille. Elle récuse l’assimilation de cette dernière aux
associations privées. D’une part, la famille est une association en grande par-
tie non volontaire, comme cela est évident dans le cas des enfants. D’autre
part, la famille appartient à la structure de base de la société, ce qui n’est pas
le cas de toutes les autres associations auxquelles Rawls l’assimile. Dès lors, il
est plus pertinent, selon Okin, de comparer la famille non à des associations
privées, mais aux autres institutions de la structure de base, comme les « tri-
bunaux et constitutions, les lois et législations, et même les marchés dûment
réglementés et les systèmes de propriété » 34. Or Okin considère que les raisons

32. Rawls, Théorie de la justice, op. cit. (note 5), p. 92.


33. Susan Moller Okin, « Gender, Justice and Gender: An Unfinished Debate », Fordhaw Law Review,
vol. 72, 2004, p. 1537‑1657.
34. Ibid., p. 1563. 57
Marie Bastin

de soumettre la vie interne d’un certain nombre de ces institutions aux


principes de la justice sociale sont moins importantes que celles qui exigent
que la vie familiale soit régie par eux. Ainsi, par exemple, il semblerait étrange
d’appliquer le principe de différence aux biens possédés par les membres d’un
corps législatif. À l’inverse, il semble logique que les décisions à l’intérieur de
la famille soient prises de manière égale par les membres de la famille, en
prenant en compte le degré de maturité des enfants, comme on le fait en ce
qui concerne le droit de vote. Okin note que la famille est peut-être même « le
lieu de justice par excellence » 35.
Le débat entre Rawls et Okin se concentre donc sur la caractéristique
distinctive de la famille permettant de justifier la manière dont il faut lui
appliquer les principes de la justice sociale. Pour Rawls, cette caractéristique
est la nature associative de la famille, qui la rend semblable aux autres asso-
ciations privées. Même si la famille appartient à la structure de base, les
implications normatives de cette caractéristique associative sont suffisam-
ment importantes pour qu’on protège la vie interne de la famille et qu’on lui
laisse la possibilité d’être régulée par une conception appropriée à sa nature
et à son rôle spécifique. Pour Okin, cette caractérisation de la famille comme
association est incorrecte, notamment en raison de son caractère partiel-
lement non volontaire, et c’est bien plutôt son appartenance à la structure
de base qui doit être déterminante dans la manière dont il faut appliquer
les principes de la justice sociale : la profondeur et la durée de ses effets sur
les perspectives de vie des individus justifient que les principes de la justice
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sociale en contraignent directement l’organisation interne.
Le désaccord sur la nature des principes de justice à appliquer à la vie
interne des familles repose donc notamment sur une ontologie différente
de la famille. Mais Rawls et Okin partagent une même manière d’aborder le
problème de la justice intrafamiliale : il et elle défendent une position qui
vaut pour la famille en général. Cette approche commune repose, comme
nous allons le montrer, sur une conception monolithique de la famille. Or les
caractéristiques de la famille disputées, son caractère volontaire et le carac-
tère déterminant de son organisation pour rendre juste la structure de base
de la société, sont plus ou moins convaincantes selon les dimensions de la
vie familiale considérées. Nous voudrions à présent explorer la fécondité de
l’approche qui consisterait, au contraire, à « désagréger » 36 la famille, ce qui
revient à la décomposer en différentes institutions, c’est-à-dire en différents
systèmes de règles organisant des pratiques sociales, auxquelles les principes
de la justice sociale doivent, ou non, s’appliquer directement.

35. Ibid., p. 1564.


36. Nous empruntons l’expression à Cécile Laborde (Liberalism’s religion, London, Harvard
58 University Press, 2017, p. 5).
Quels principes de justice pour la famille ?

IV. Désagréger la famille pour appliquer


les principes de justice
Les thèses défendues par Rawls et Okin à propos de la justice intrafami-
liale ne sont pas satisfaisantes, précisément car elles l’abordent de manière
globale. En ce qui concerne la position de Rawls, l’argument de la protec-
tion de la liberté d’association et de conscience, lié à la nécessité de laisser
une place à des conceptions de la justice adaptées à la nature particulière
de la famille, ne résiste pas entièrement à l’examen. En effet, cet argument
est insuffisant dès lors que la famille, comme le montre Okin, n’est pas une
association entièrement volontaire 37. Examinons de plus près ce qu’il y a de
volontaire et de non volontaire dans la famille. Il est possible de distinguer
ce qu’Okin appelle « la famille d’origine » 38, dans laquelle on naît, et dans
laquelle il est évident qu’on n’entre pas volontairement, et la « famille qu’on
forme » 39, dans laquelle on entre habituellement de manière volontaire.
Cependant, même si on exclut le cas des alliances forcées, il y a de bonnes
raisons de considérer que, dans une société genrée, le rapport des individus
à la famille qu’ils forment n’est pas pleinement volontaire. Ainsi, Okin dédie
une partie du chapitre vii de Justice, genre et famille à l’analyse de ce qu’elle
nomme « la vulnérabilité par anticipation du mariage » 40. Elle montre que
« le mariage a une incidence bien plus grande et plus précoce sur la vie des
femmes et sur leurs choix de vie qu’il n’a tendance à en avoir sur les choix
de vie des hommes » 41 . D’une part, la socialisation genrée met davantage
l’accent sur le mariage pour les femmes que pour les hommes et en ce sens les
femmes ne sont pas aussi libres que les hommes dans leur choix de former ou
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pas une famille. D’autre part, les normes sociales influencent également les
femmes dans le type d’organisation familiale qu’elles choisissent : leur choix
est orienté selon ce qu’elles présument être les effets d’une profession sur leur
vie familiale, et réciproquement. Le rapport à la famille qu’on forme est aussi
celui de la décision de sortir d’un mariage. Okin montre que cette décision
est bien souvent non volontaire pour les individus, quel que soit leur genre.
Mais il y a une asymétrie entre les femmes et les hommes dans le rapport au
divorce, étant donné que cet événement, dans une société genrée, a des effets

37. On peut penser que le caractère partiellement non volontaire de la famille remet en cause aussi
bien la liberté d’association que la liberté de conscience. Il faut noter qu’Okin déploie des analyses
spécifiques en ce qui concerne la liberté de conscience, notamment dans son article critique de
Libéralisme politique (« Political Liberalism, Justice, and Gender », op. cit. (note 18), p. 28‑32) où elle
montre que la position de Rawls pose un problème de congruence dans la société bien ordonnée et
qu’il faudrait exclure davantage de doctrines compréhensives. Le fait que ce débat ne concerne pas
que la famille et que Rawls ne réponde pas aux remarques d’Okin dans ses textes sur la famille nous a
conduite à ne pas centrer notre propos sur ce point.
38. Okin, « Gender, Justice and Gender: An Unfinished Debate », op. cit. (note 33), p. 1566 [nous
traduisons].
39. Ibid. [nous traduisons].
40. Okin, Justice, genre et famille, op. cit. (note 3), p. 306.
41. Ibid. 59
Marie Bastin

négatifs plus profonds sur la situation économique des femmes. Cet écart
entre les hommes et les femmes concernant les conséquences financières du
choix de rompre l’association familiale fait que cet événement ne peut être
comparé, pour les femmes, avec celui qui consiste à sortir d’autres associa-
tions, tel que le fait de sortir diplômée d’une université. Tous ces éléments
montrent que le refus de Rawls d’appliquer directement les principes de la
justice sociale à la vie interne des familles n’est pas pleinement justifié, car
tout n’est pas volontaire dans la famille.
La position d’Okin soulève toutefois également des difficultés notables.
Il faut distinguer le fait que l’organisation interne de la famille, dans une
société genrée, ait des effets profonds sur les perspectives de vie des individus,
et le fait que pour que la structure de base soit juste et stable, c’est-à-dire que
ne soient sacrifiés ni l’égale liberté des femmes ni le développement moral
des enfants, il est nécessaire que l’institution familiale soit directement régu-
lée par les principes de la justice sociale. Le premier point n’est pas contesté
par Rawls, qui reconnaît l’appartenance de la famille à la structure de base.
Le deuxième point nécessite de montrer que les principes de la justice sociale
doivent s’appliquer directement à la vie interne des familles pour pouvoir
s’appliquer à l’ensemble de la structure de base. Or la thèse d’Okin selon
laquelle cela est vrai pour l’institution familiale dans sa globalité occulte
peut-être certaines difficultés.
En ce qui concerne les femmes, il n’y a pas plus de raisons de penser que
la totalité des dimensions de la vie interne des familles doit être directement
régulée par les principes de la justice sociale pour assurer l’égale liberté des
femmes et leur garantir des possibilités équitables, qu’il n’y a de raisons de
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penser qu’aucune ne doit l’être. L’idée qu’il y aurait un lien nécessaire entre
l’organisation de la famille, dans toutes ses dimensions, selon les deux prin-
cipes de justice, et l’égale liberté pour les femmes, repose en partie sur la
thèse selon laquelle la famille est le « pivot » du genre. Or cette thèse a été
contestée par certains commentateurs, à l’instar de David Miller 42 qui estime
que, le genre fonctionnant en un système de désavantages qui se renforcent
mutuellement, il n’y a pas besoin d’un pivot au centre de ce système. Faire de
la famille le pivot du genre pourrait conduire à surestimer le rôle de la famille
dans les injustices de genre, au détriment de celui joué par la sphère profes-
sionnelle. Le sens même de pivot est ambigu et peut être interprété comme
la cause du genre ou bien comme un mécanisme de soutien qui maintient la
fonctionnalité du genre 43. Face à ces difficultés, il semble que l’on gagnerait à
distinguer différentes dimensions de la vie interne des familles selon la néces-
sité du lien que leur organisation entretient avec l’égale liberté des femmes.

42. Voir notamment David Miller, « Equality of Opportunity and the Family », in D. Satz et
R. Reich (dirs.), Toward a Humanist Justice: The Political Philosophy of Susan Moller Okin, Oxford, Oxford
University Press, 2009, p. 93‑112, et Joshua Cohen, « A Matter of Demolition? », in D. Satz et R. Reich
(dirs.), op. cit. p. 41‑54.
43. C’est l’interprétation d’Elizabeth Wingrove (« Of Linchpins and Other Interpretive Tools », in
60 D. Satz et R. Reich (dirs.), op. cit., p. 60).
Quels principes de justice pour la famille ?

De même, la nécessité d’organiser la vie familiale selon les deux principes


de justice pour assurer le bon développement moral des enfants n’est peut-être
pas tenable pour la totalité des dimensions de la vie familiale. Ainsi, Sharon
Lloyd montre que la division des tâches à l’intérieur d’une famille peut être
inéquitable (au sens où elle n’est pas organisée selon les deux principes de la
justice sociale) sans contrevenir au bon développement moral des enfants, à
condition qu’elle réponde à deux conditions. La première est que l’organisa-
tion de la vie interne soit vécue comme juste par les membres de la famille et
qu’elle puisse être rationnellement justifiée aux enfants par une théorie de la
justice locale (par exemple par une éthique de la responsabilité personnelle,
selon laquelle une personne ayant fait le choix de vivre dans un manoir, et
l’ayant imposé aux autres membres de la famille, doit assumer l’ensemble du
surplus de charges domestiques engendré par ce choix). La seconde condi-
tion est que l’organisation de la vie interne de la famille soit perçue par les
membres de la famille comme cohérente ou congruente avec les principes
de la justice sociale (à l’instar des membres d’une famille organisée selon un
principe de justice locale qui vise à égaliser le bien-être en fonction de l’effi-
cacité avec laquelle chaque personne transforme ses ressources en bien-être,
qui peuvent accepter sans incohérence les principes de la justice sociale en
considérant que la meilleure approximation du bien-être dans une société
plus large que la famille est réalisée quand elle est ordonnée par les principes
de la justice sociale). Ces deux conditions sont restrictives et pourraient jus-
tifier des contraintes assez importantes sur l’organisation des vies familiales,
en ne permettant pas, par exemple, qu’elles soient soumises à l’arbitraire du
père sans pouvoir être rationalisables et justifiables par une théorie de la jus-
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tice locale. Mais, une fois ces deux conditions garanties, le développement
moral des enfants serait suffisant, selon Lloyd, pour garantir la stabilité de
la société juste. Sans prétendre trancher cette question, qui dépasse la por-
tée de notre analyse et nécessiterait une étude approfondie des données
ap­portées par les sciences psychologiques et sociales, nous suggérons seule-
ment la nécessité d’identifier précisément ce qui, dans l’organisation de la
vie interne des familles, joue un rôle plus ou moins déterminant sur le bon
dévelop­pement moral des enfants.
Nous proposons donc de séparer les dimensions de la vie interne des
familles auxquelles les principes de la justice sociale doivent ou non s’appli-
quer directement. Nous défendons la thèse selon laquelle il est plus fécond,
en ce qui concerne les questions de justice intrafamiliale, de ne plus aborder
la famille comme une institution monolithique, mais de la décomposer en
différentes institutions, permettant de penser une application différenciée
des principes de la justice sociale : indirectement pour certaines, directement
pour d’autres. Derrière ce que nous appelons « famille », il y a donc plusieurs
systèmes de règles qu’il faut distinguer.
L’analyse de la discussion entre Rawls et Okin a permis de dégager deux
critères pour réaliser cette décomposition de la famille. Le premier critère, 61
Marie Bastin

issu de la position de Rawls, est celui du caractère volontaire de certaines


dimensions de l’organisation familiale. Rawls précise le sens à donner au
concept de volontaire dans « L’idée de raison publique reconsidérée », dans
un passage du texte consacré à la famille : « affirmer sa religion est un acte
volontaire lorsque toutes les conditions environnantes sont raisonnables ou
équitables » 44. Ainsi, le fait que les membres d’une famille décident volontai-
rement de distribuer de manière inéquitable les tâches relatives au soin des
nourrissons ne peut être évalué de la même manière selon qu’il existe ou non
des solutions publiques de garde d’enfants ou que domine une représenta-
tion des femmes comme quasi exclusivement dévouées à la maternité.
Le deuxième critère, mis en évidence par la critique d’Okin, est celui du
lien nécessaire entre l’organisation d’une certaine dimension de la vie fami-
liale et la justice globale de la structure de base. Sur ce point, il faut distinguer
le fait d’appliquer directement les principes de la justice sociale à une dimen-
sion de la vie interne des familles et la manière dont les principes devraient
être appliqués. L’application de ces principes à certaines dimensions de la
vie interne des familles ne signifie pas nécessairement qu’elles doivent être
directement contraintes par la sanction légale, comme Okin elle-même le
souligne 45. Ainsi, le partage des richesses au sein des familles fait l’objet de
lois directement contraignantes, pour Okin comme pour Rawls, afin d’em-
pêcher notamment qu’un mari puisse « quitter sa famille, en emportant avec
lui son pouvoir d’achat » 46 . Mais l’application directe des principes de la jus-
tice sociale à d’autres dimensions de la vie interne des familles peut consister
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en des politiques publiques indirectes. Une mesure représentative à cet égard
est l’instauration dans le droit du travail de congés parentaux payés et avec
protection de l’emploi. Or, pour ce même objectif, assurer une répartition
équitable des charges liées au soin des nourrissons, des mesures plus direc-
tement contraignantes pourraient être prises, et Okin les refuse avec raison,
comme le note Joshua Cohen : « il pourrait y avoir un système réglementaire
prévoyant un organisme chargé de formuler des normes pour la division du
travail dans les ménages, et une inspection chargée de veiller au respect de
ces normes et habilitée à imposer des amendes et des pénalités en cas de vio-
lation ; […] Okin ne discute d’aucun de ces moyens » 47. Le choix de politiques
publiques indirectes se justifie par un souci, partagé par Rawls et Okin, de
protection des libertés individuelles fondamentales que sont les libertés de
conscience et d’association, et est, selon Okin, indépendant de la question

44. Rawls, « L’idée de raison publique reconsidérée », op. cit. (note 20), p. 192 (note 68).
45. Okin, « Gender, Justice and Gender: An Unfinished Debate », op. cit. (note 33), p. 1566 [nous
traduisons].
46. Rawls, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, op. cit. (note 21), p. 228.
62 47. Joshua Cohen, op. cit. (note 26), p. 267 [nous traduisons].
Quels principes de justice pour la famille ?

de l’application directe ou non des principes de la justice sociale à certaines


dimensions de la vie interne des familles 48.
Une fois ces deux critères identifiés, se pose la question de leur articu-
lation pour résoudre le problème de la justice intrafamiliale. L’organisation
d’une certaine dimension de la vie interne des familles peut être volontaire
ou involontaire, nécessaire ou non à la justice et la stabilité de la structure
de base. Si elle est volontaire et non nécessaire à la justice de la structure de
base, il est évident que les principes de la justice sociale ne s’y appliquent
pas directement. Inversement, si elle est involontaire et nécessaire à la justice
de la structure de base, les principes de la justice sociale doivent s’y appli-
quer directement. Si elle est involontaire et non nécessaire à la justice de la
structure de base, alors la question de la justice sociale ne se pose simplement
pas, par définition 49. Enfin, si une dimension de la vie interne des familles
est identifiée comme volontaire et en même temps nécessaire à la justice de
la structure de base de la société, les principes de la justice sociale doivent s’y
appliquer directement malgré tout, sans quoi la stabilité de la société bien
ordonnée ne peut être assurée. Une théorie de la justice qui ne l’exigerait pas
serait, comme l’a montré Okin, incohérente.

V. Conclusion
Quels principes de justice doivent s’appliquer à la famille? Il n’est pos-
sible de répondre de façon cohérente à cette question que si l’on désagrège
la famille en une pluralité d’institutions, qui ne sont pas toutes régies de la
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même manière par les mêmes principes.
Rawls défend la thèse selon laquelle les principes de la justice sociale ne
s’appliquent qu’indirectement à la vie interne des familles, comme à celle des
autres institutions et associations de la société. La défense de cette thèse repose
sur la reconnaissance de l’importance, pour les individus, d’une vie familiale

48. C’est en ce sens que l’on peut interpréter les dispositifs de protection des femmes contre la vul-
nérabilité engendrée par une vie familiale traditionnellement structurée selon le genre comme une
manière d’appliquer directement les principes de justice à la vie interne des familles, mais sans passer
par la sanction légale. Cela permet de comprendre comment Okin peut à la fois défendre une applica-
tion directe des principes de justice à la vie interne des familles et accepter des organisations familiales
traditionnelles.
La manière dont les deux principes de justice doivent s’appliquer directement à certaines dimensions
de la vie interne des familles ne fait pas consensus. Un exemple intéressant est celui du mariage. Okin
déduit de l’application directe des principes de justice à la famille toute une série de réformes de l’ins-
titution du mariage (visant notamment à empêcher la vulnérabilité des femmes). Or, sur cette ques-
tion, la philosophe Clare Chambers considère qu’Okin est trop optimiste et qu’un souci réel de l’égale
liberté des femmes et de leurs possibilités équitables exige d’abolir le mariage civil reconnu par l’État
pour le remplacer par des systèmes de règles différentes selon les aspects du mariage concernés, tels que
la propriété, l’indépendance financière, l’interdépendance émotionnelle, la parentalité, la cohabita-
tion, la vie sexuelle, etc. (Clare Chambers, Against Marriage: An Egalitarian Defence of the Marriage-Free
State, Oxford [England], Oxford University Press, 2017).
49. Cela n’exclut pas qu’il puisse y avoir d’autres types de questions de justice qui se posent, et donc
que s’appliquent des principes de justice locale. 63
Marie Bastin

libre et florissante pour qu’ils puissent mener une vie qui correspond à leur
propre conception du bien. Mais la critique d’Okin montre que Rawls a tort
de prétendre que la famille devrait être traitée de manière analogue aux asso-
ciations volontaires privées en ce qui concerne l’application des principes de
la justice sociale : la famille n’est pas une association entièrement volontaire.
Pour elle, la structure de base de la société ne peut être ni juste ni stable si les
principes de la justice sociale ne s’appliquent pas directement à la vie interne
des familles. Cependant, Okin reconduit une conception monolithique de
la famille en défendant une réponse générale sur la justice intrafamiliale,
alors qu’il n’y a pas plus de raison de penser que toutes les dimensions de la
vie familiale doivent être directement régulées par les principes de la justice
sociale, qu’il n’y a de raison de penser qu’aucune ne le doit.
L’effort pour distinguer, derrière la famille, différents systèmes de règles
entretenant des rapports différents avec les principes de la justice sociale doit
s’appuyer sur les deux critères – caractère volontaire de la dimension de l’as-
sociation en question, nécessité de son lien avec la justice de la structure de
base – qui sont au cœur du débat entre Rawls et Okin, afin de concilier au
mieux la libre poursuite de la vie bonne et l’égalité entre hommes et femmes
sans laquelle il n’est pas de société juste.

marie.bastin@univ-paris1.fr

Résumé
Quels principes de justice pour la fa-
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mille? Rawls défend la thèse selon la-
quelle si la famille appartient bien à la
structure de base de la société, sa vie in-
terne doit être régulée par des principes Abstract
de justice locale. À l’inverse, Okin sou- Which principles of justice for the fam-
tient l’idée selon laquelle l’application ily? Rawls argues that while the family
directe des principes de la justice sociale belongs to the basic structure of society,
à la vie interne des familles est nécessaire its internal life must be regulated by prin-
pour lutter contre les injustices de genre ciples of local justice. Conversely, Okin
dont les femmes sont les principales vic- argues that the direct application of the
times et assurer un bon développement principles of social justice to the internal
moral des enfants. Nous défendons la life of families is necessary to overcome
thèse selon laquelle les questions de gender injustices, of which women are
justice dans la famille, et notamment the main victims, and to ensure the
celles relatives au genre, peuvent être proper moral development of children.
mieux saisies si l’on désagrège la famille We argue that issues of justice within
en différentes institutions, auxquelles les the family, including gender justice, can
principes de la justice sociale doivent, ou be better addressed by disaggregating
non, s’appliquer directement. the family into different institutions, to
Mots-clés : Rawls, Okin, justice, famille, which social justice principles may or
féminisme. may not be directly applied.
Keywords: Rawls, Okin, justice, family,
64 feminism.

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