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La position originelle

La théorie de la justice comme équité est une reformulation de la doctrine du contrat social.
C’est pourquoi Rawls écrit dans Théorie de la justice : « Mon but est de présenter une
conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d’abstraction la théorie
bien connue du contrat social telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau, et
Kant. »1 Cette reformulation de la doctrine du contrat social passe par deux concepts majeurs,
la position originelle et le voile d’ignorance, qui encadrent les conditions d’une procédure
équitable pouvant aboutir à des principes acceptés par les différents membres d’une société.
Jacques Bidet écrit dans un numéro spécial de la revue Actuel Marx consacré à Rawls :
« Dans la machinerie rawlsienne, la position originelle et le voile d’ignorance désignent en ce
sens les conditions de la procédure conduisant aux principes de la juste procédure »2.

L’idée fondamentale qui guide l’entreprise rawlsienne, est que les principes de justice
appliqués à la structure de base de la société font l’objet d’un accord originel entre des
personnes libres et égales. Une société qui accepte les principes de la justice comme équité
est un système de coopération basée sur la volonté de ses membres. Car ce sont des
partenaires libres et égaux qui donnent leur accord dans des circonstances elles-mêmes
équitables : « Dans le prolongement de la doctrine du contrat social (…) Rawls fait
l’hypothèse que les individus se placent dans la « position originelle », situation initiale
correspondant à l’état de nature de la doctrine du contrat afin de choisir les principes de
justice qui doivent régir la société. Les individus sont autonomes et consentent librement à
adopter ces principes ; il n’y a donc ni injonction divine…, ni soumission à une quelconque
autorité…, ni délégation de cette décision à un tiers… ; le pacte social est l’œuvre des
individus eux-mêmes qui sanctionnent la création de leur association par l’adoption de
principes de justice. »3 Ces accords auxquels arrivent les partenaires doivent se faire sous
certaines conditions. Celles-ci doivent définir des partenaires libres et égaux et ne doivent pas
accorder à certains partenaires des avantages supérieurs dans la négociation. En plus de cela,
des comportements comme l’intimidation par la force, la tromperie ou la fraude doivent être
exclus dans la négociation. Ce sont des personnes libres et égales qui sur la base d’une
négociation équitable, valident les règles et les procédures des principes de la théorie de la
justice comme équité. Ce qui nous permet de soutenir que la théorie de la justice comme
équité est une entreprise démocratique, car elle est fondée sur des règles et des procédures
démocratiques et équitables.

La théorie de la justice comme équité reformule la doctrine du contrat social. Elle prend son
point de départ dans une idée intuitive fondamentale : la société est un système équitable de
coopération entre des partenaires ou des participants libres et égaux. Nous pouvons sous-
entendre que c’est la volonté libre de tous les participants dans des circonstances équitables
qui établit une société juste et stable. Pour arriver à un accord ou à un consensus entre les

1
Rawls, J., Théorie de la justice, p.37.
2
Bidet, J., « John Rawls et la théorie de la justice », in : Actuel Marx Confrontation, Éditions Presses
Universitaires de France, Paris, 1995, p.56.
3
Adair, Ph., « La théorie de la justice de John Rawls. Contrat social versus utilitarisme », In : Revue française de
science politique, 41e année, n°1, 1991, p.82.
citoyens, Rawls crée un artifice méthodologique qui est simplement une représentation pour
mieux asseoir les principes de sa théorie. Car les principes de la justice comme équité, pour
être valables et valides, doivent bénéficier d’un consensus, c’est-à-dire, du soutien du plus
grand nombre. Les partenaires ne soutiennent ces principes que s’ils les jugent acceptables,
c’est-à-dire justes.

La position originelle est un passage par lequel Rawls valide ses principes de justice. Les
partenaires, dans cette position, sont décrits comme étant des représentants rationnellement
autonomes des citoyens dans la société. Les partenaires sont situés symétriquement les uns
par rapport aux autres. Ils sont donc libres et égaux. Ils se retrouvent autour d’un accord initial
à même de garantir les intérêts de tous les membres à travers plusieurs générations. Il faut
imposer des restrictions à respecter dans la position originelle pour que nul ne soit avantagé
ou désavantagé par rapport aux autres. Il faut simplement garantir que ni les inclinations, ni
les aspirations particulières, ni les conceptions que chacun se fait de ce qui est le bien pour lui
ne puissent affecter les principes adoptés par les partenaires. C’est la seule manière de
protéger et de perpétuer l’accord, sinon chacun pourrait tenter de remettre en cause tout le
temps l’accord en vue d’un nouveau contrat qui favorise ses intérêts particuliers. Les
partenaires dans la position originelle n’ont pas d’informations sur leurs propres situations
sociales, ni sur leur conception du bien ni sur leur futur. Ce qui les place dans une position de
neutralité qui les poussent à valider les principes de justice. Cette neutralité qui fait taire les
ambitions personnelles et égoïstes est une condition nécessaire pour arriver à un accord
équitable et raisonnable.

La position originelle n’est pas un « stade historique », c’est simplement un passage, les
partenaires doivent après retourner chacun à sa place dans la société. Elle est une simple
construction pour rendre compte des circonstances de la justice, « une procédure de
discussion d’où procèderaient des principes raisonnables de justice »4, comme dirait Rawls
lui-même. Elle est un mécanisme imaginé pour nous permettre de déterminer l’idée d’une
justice comme impartialité, qui se préoccupe aussi de manière permanente de la « place
d’autrui ». Catherine Audard écrit : « La situation contractuelle est hypothétique, une
« expérience de pensée », pourrait-on dire, et non un contrat réel, historique. »5 C’est
pourquoi John Rawls dit que la position originelle doit être considérée comme un « procédé
de représentation ».6 John Rawls poursuit : « La position originelle est un instrument
analytique utilisé pour formuler une conjoncture. La conjoncture consiste à dire que, quand
nous demandons : « Quels sont les principes les plus raisonnables de la justice politique pour
une démocratie constitutionnelle dont les citoyens sont supposés être libres et égaux,
raisonnables et rationnels ? », la réponse est que ces principes nous sont offerts par un
instrument de représentation dans lequel les partenaires rationnels (en tant que mandataires
des citoyens, un pour chaque citoyen) sont situés dans des conditions raisonnables et
absolument soumis à ces conditions. Ainsi, les citoyens libres et égaux sont-ils considérés
comme des sujets qui, dans des conditions qui représentent ces citoyens comme étant à la fois

4
Rawls, J., Justice et critique, Éditions EHESS, Collection « autobiographie », Paris, 2014, p.61.
5
Audard, C., « Principes de justice et principes du libéralisme : la « neutralité » de la théorie de Rawls, in :
Individu et justice sociale : autour de John Rawls, p.169.
6
Rawls, J., Libéralisme politique, p.49.
raisonnables et rationnels, parviennent eux-mêmes à un accord sur ces principes politiques »7.
C’est ce qui permet à chaque partenaire de la coopération sociale de s’abstraire des intérêts
purement égoïstes, des inclinations particulières par l’adoption de principes raisonnables
capables de recevoir le soutien de la majorité des partenaires.

La position originelle est une procédure équitable pour obtenir un accord raisonnable sur les
principes de justice qui doivent gouverner les partenaires d’une société démocratique. Les
contingences particulières des circonstances sociales et naturelles ne doivent pas être utilisées
dans la négociation pour les avantages personnels ou particuliers de quelqu’un ou d’un
groupe. C’est pourquoi nous devons préparer un environnement qui favorise les « conditions
préalables raisonnables à la détermination des principes de justice. Il faut une méthode très
rigoureuse, parce que tout se joue déjà dans ces conditions à partir desquelles les principes de
justice sont élaborés. Si les conditions préalables et raisonnables ne sont pas rigoureusement
préservées, notre contrat sera compromis, car les négociations n’auront pas été faites sur des
bases équitables. Chaque partenaire cherchant à défendre ses intérêts personnels ou les
intérêts de son groupe, on ne pourrait jamais arriver, dans ces conditions, à un accord sur des
principes justes et stables. Il faut donc, pour Rawls, une restriction assez large de
l’information pour contraindre les partenaires à taire leurs intérêts personnels et leurs
inclinations particulières. Pour Rawls, cette restriction de l’information dans la position
originelle est fondamentale, car c’est elle qui nous permet d’élaborer une théorie de la justice
dont nous pensons qu’elle fera l’objet d’un consensus entre les partenaires de la coopération
sociale. Dans la position originelle on tente de sortir de soi pour aller vers les autres en
partageant avec eux des principes raisonnables qui pourraient être acceptés par tous.

C’est pourquoi, John Rawls postule que les partenaires sont situés derrière un voile
d’ignorance qui les empêche de voir comment ils seront affectés individuellement par les
différentes possibilités présentes et futures. Ce qui les poussera à déterminer et à choisir
volontairement des principes de justice avec lesquels ils sont prêts à vivre et dont ils acceptent
les conséquences. Les partenaires situés derrière le voile d’ignorance, qui ignorent tout de
leurs situations sociales, de leur famille, de leurs conceptions du bien et même de la société et
de la génération à laquelle ils appartiennent, s’ils étaient appelés à délibérer sur les principes
qui doivent gouverner leur future coopération dans la société, ne choisiraient que des règles et
des procédures raisonnables et acceptables. Rawls écrit : « Tout d’abord, personne ne connaît
sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social ; personne ne connaît non
plus ce qui lui échoit dans la répartition des atouts naturels et des capacités, c’est-à-dire son
intelligence et sa force, et ainsi de suite. Chacun ignore sa propre conception du bien, les
particularités de son projet rationnel de vie, ou même les traits particuliers de sa psychologie
comme son aversion pour le risque ou sa propension à l’optimisme ou au pessimisme. En
outre, je pose que les partenaires ne connaissent pas ce qui constitue le contexte particulier de
leur propre société. C’est-à-dire qu’ils ignorent sa situation économique ou politique, ainsi
que le niveau de civilisation et de culture qu’elle a pu atteindre. Les personnes dans la

7
Habermas, J. et Rawls, J., Débat autour de la justice politique, p.62.
position originelle8 n’ont pas d’information qui leur permette de savoir à quelle génération
elles appartiennent. »9

Le voile d’ignorance est un moyen pour taire les passions humaines dans la négociation du
contrat social qui lie les membres de la coopération sociale. C’est un artifice génial pour
établir une constitution démocratique, juste et stable dans le silence des passions et des
égoïsmes individuels. Car il garantit ce que Rousseau appelait « la volonté générale »10. John
Rawls écrit dans Justice et démocratie : « Le voile d’ignorance implique que les gens soient
représentés uniquement comme des personnes morales et non comme des personnes
avantagées ou désavantagées par les contingences de leur position sociale, par la répartition
des aptitudes naturelles ou par la chance et les accidents de l’histoire durant le déroulement de
leur vie. Il en résulte qu’ils sont situés de manière égale, tous étant des personnes morales, et
donc de manière équitable. Ici, je me réfère à l’idée selon laquelle la seule caractéristique
pertinente pour l’établissement des termes de base de la coopération sociale est la possession
des facultés morales minimales appropriées qui constituent la personnalité morale (les facultés
dont nous sommes équipés afin de pouvoir être normalement des membres coopératifs de la
société durant toute sa vie). Cette hypothèse, ajoutée au précepte selon lequel des êtres égaux
à tous points de vue doivent être représentés de manière égale, assure l’équité de la position
originelle »11. Les principes de justice ne peuvent naître que de la raison, considérée par
Rawls comme « la cour d’appel ultime » capable de fonder un accord raisonnable entre
partenaires divisés par des doctrines diverses et irréconciliables. Ainsi, nous pouvons avoir de
réelles chances d’arriver à un accord fondateur à partir des principes de justice acceptables et
soutenus par la grande majorité des partenaires. Seule une négociation équitable est en mesure
de produire une constitution démocratique et stable. La force, l’intimidation et la fraude sont
toujours porteuses d’une future contestation, d’une potentielle rébellion, et ne peuvent
produire qu’un contrat précaire. Les membres de la société qui se sentent lésés seront
toujours amenés à remettre en cause les termes du contrat. Le voile d’ignorance donne une
solution à un problème difficile et délicat sur lequel ont buté plusieurs législateurs : la

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Il faut bien préciser que la position originelle n’est pas un stade initial à partir duquel les hommes contractent
entre eux pour entrer en société. C’est simplement, comme dit Rawls, un « procédé de représentation » qui nous
permet à tout moment de pouvoir, dans la recherche des meilleurs principes de justice pouvant gouverner les
relations entre les partenaires de la coopération sociale d’adopter le point de vue de la position originelle. Donc,
elle n’est ni un stade historique ni une assemblée générale des hommes réels : « On ne doit pas se représenter la
position originelle comme une sorte d’assemblée générale où seraient présents tous les êtres humains qui vivront
à un moment ou à un autre, ni encore moins comme une assemblée de tous ceux qui pourraient vivre à un
moment donné. Ce n’est pas un rassemblement de toutes les personnes réelles ou possibles. Si nous nous
représentons la position originelle de l’une de ces deux façons, cette conception cesserait d’être un guide naturel
pour l’intuition et perdrait sa clarté », in : J. Rawls, Théorie de la justice, p. 170.
9
Rawls, J., op.cit., pp.168-169.
10
Nous reprenons ici les importants développements de Jena-Paul-Jouary. Dans « Le contrat social et la
volonté général », publié dans un numéro du Point Références consacré à Rousseau et Voltaire (n° 39, mai-juin
2012, p.70), il écrit ceci : « Plus proches de l’esprit de Rousseau, beaucoup verront également dans cette
« volonté générale » la première formulation de ce qu’au XXe siècle, dans sa Théorie de la justice, le philosophe
américain John Rawls (1921-2002) appellera le « voile d’ignorance » : quelle société concevrions-nous si nous
devions le faire avant de naître, dans l’ignorance totale de ce qu’y sera notre place, sachant que nous pourrions y
surgir dans un beau quartier ou dans un lieu où règnent famine et maladies ? Derrière ce « voile d’ignorance »,
libéré de nos intérêts et passions propres, nous chercherions sans doute plus sérieusement quelles règles doivent
régir les relations entre les humains ».
11
Rawls, J., Justice et démocratie, p.92.
propension des hommes à se situer du côté de leurs intérêts personnels et égoïstes. Voici
comment l’auteur de Théorie de la justice imagine la position originelle qui doit être
complétée par le voile d’ignorance qui est un moment de restriction des informations pouvant
influencer la neutralité des délibérations portant sur les principes de justice : « Par exemple, si
un homme savait qu’il était riche, il pourrait trouver rationnel de proposer le principe selon
lequel les différents impôts nécessités par les mesures sociales doivent être tenus pour
injustes ; s’il savait qu’il était pauvre, il proposerait très probablement le principe contraire. Il
faut donc, pour se représenter les restrictions nécessaires, imaginer une situation où tous
seraient privés de ce type d’informations. Il faut exclure la connaissance de ces contingences
qui sème la discorde entre les hommes et les conduit à être soumis à leurs préjugés ».12 Il
permet ainsi d’exclure tout marchandage possible dans la négociation : « Il s’ensuit donc une
conséquence très importante, à savoir l’absence de base pour un marchandage… Personne ne
connaît sa propre situation dans la société ni ses atouts naturels, c’est pourquoi personne n’a
la possibilité d’élaborer des principes pour son propre avantage »13. C’est ainsi que John
Rawls reformule la doctrine du contrat social à travers les concepts de la position originelle et
le voile d’ignorance. Dans la prochaine séquence, nous étudierons spécifiquement les
principes de la théorie de la justice comme équité.

12
Rawls, J., Théorie de la justice, p.45.
13
Rawls, J., Théorie de la justice, p.171.

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