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Les livres

Dans Revue française de sociologie 2012/2 (Vol. 53), pages 335 à 371
Éditions Éditions Ophrys
ISSN 0035-2969
ISBN 9782708013254
DOI 10.3917/rfs.532.0335
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 147.161.152.82)

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LES LIVRES

Rosanvallon (Pierre). – La société citoyens – pas des citoyennes – devant la


des égaux. loi et le vote à l’égalité sociale des indi-
vidus « similaires » parce que membres
Paris, Le Seuil (Les livres du nouveau
du même corps social, comme le solida-
monde), 2011, 428 p., 22,50 €.
risme le dira fortement un siècle plus
tard. Puisant ses sources sur les deux
Après un siècle de réduction progres- rives de l ’Atlantique, Rosanvallon
sive des inégalités sociales, comment montre que l’égalité sociale est pensée
expliquer le retournement de tendance d’emblée comme la condition et la consé-
que nous observons dans la plupart quence de l’égalité politique.
des sociétés riches et développées ?
Comment expliquer que des sociétés L’acte deux de ce récit est celui de la
démocratiquement imparfaites, mais séparation profonde de l’égalité démocra-
démocratiques malgré tout, acceptent ou tique et de l’égalité sociale. À la société
ne soient pas capables de refuser des vertueuse et modeste des petits proprié-
inégalités si excessives qu’elles en taires se substitue la société industrielle
paraissent « obscènes » aux yeux de la manchestérienne, dans laquelle la condi-
majorité des citoyens ? L’indignation tion prolétarienne paraît encore pire que
provoquée par ce retour des grandes celle de l’esclavage puisque le maître n’y
inégalités sociales tient souvent lieu a aucun devoir à l’égard des ouvriers.
d’analyse sociologique pendant que le Face à ces inégalités et aux peurs qu’elles
néolibéralisme, la mondialisation et la provoquent, le modèle égalitaire se
financiarisation des économies sont recompose dans une idéologie libérale
présentés comme un deus ex machina. conservatrice qui s’efforcera de justifier
Afin de comprendre ce qui s’est passé et les inégalités autour de thèmes qui ne
ce qui s’est renversé, le travail de Pierre nous sont pas totalement étrangers
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Rosanvallon se déploie dans une perspec- aujourd’hui : l’égalité menace la liberté,
tive beaucoup plus large où se conjuguent les inégalités sont nécessaires au bon
l’histoire de l’idée d’égalité dans les fonctionnement de l’économie et la
sociétés démocratiques, notamment aux richesse de quelques-uns est utile à tous ;
États-Unis et en France, et tout un l’inégalité des talents ne peut être
ensemble de propositions visant à contrainte par l’égalité sociale, et la
redonner vie au projet d’une « société des science du XIX e siècle devient une
égaux ». Le livre est, à la fois, un essai science des inégalités « naturelles »
politique et une histoire politique et allant de la phrénologie à la mesure des
philosophique des tensions entre l’égalité quotients intellectuels. Enfin et surtout,
démocratique et l’égalité sociale. les classes exploitées sont des classes
Bien que l’invention de l’égalité soit dangereuses, des barbares car « le
antérieure au siècle des Lumières et aux malheureux souffre en effet, mais il
révolutions démocratiques, c’est à ce souffre par sa faute » (De Gérando, Le
moment-là que l’égalité prend corps avec visiteur du pauvre, 1826, cité p. 129).
l’abolition des privilèges, le dessein d’un L’idéologie libérale conservatrice est
marché libérant les individus des liens de associée à l’angoisse, commune aux
dépendance personnelle et l’appel à une communistes utopiques et aux conserva-
communauté de citoyens frugaux, auto- teurs, de la dissolution sociale sous la
nomes et fraternels parce qu’égaux. L’al- montée des égoïsmes. En France et aux
chimie démocratique associe l’égalité des États-Unis surtout, la défense de la

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Revue française de sociologie

communauté et de la nation passe par un entre dans le capitalisme d’organisation


protectionnisme idéalisant les petits et dans une conception de l’organisation
paysans indépendants, érigés en porteurs du travail expliquant que le succès des
des vertus de la communauté et d’une entreprises résulte de la coordination
économie sage. Ce protectionnisme d’un travail collectif dont les managers
s’appuie sur les vagues xénophobes et sont des rouages interchangeables bien
antisémites de la fin du XIXe siècle fran- plus que les héros. Il est donc juste et
çais. Aux États-Unis, cette réaction efficace de réduire les inégalités entre les
engendre « l’invention » du racisme et de salariés et les maîtres du travail, et
la ségrégation réservant l’égalité aux l’image des pauvres et des chômeurs se
seuls Blancs et désarmant, avec bien transforme : ce sont les victimes d’un
d’autres facteurs politiques et sociaux, la système auxquelles la société doit une
formation d’une pensée et d’un mouve- égalité relative plus que les simples
ment socialistes américains puisque le conditions de leur survie.
travailleur blanc a toujours la consolation
Le dernier acte est celui du grand
de ne pas être noir.
renversement et du « retour » au
Pourtant, à la veille de la guerre de XIXe siècle. Partout on détricote maille
1914 s’amorce « le siècle de la redistribu- après maille l’État-providence. La révo-
tion », dominé par la conquête de l’éga- lution conservatrice américaine a choisi
lité sociale. Timide et violemment de blâmer les victimes en accusant les
combattu au début, l’impôt progressif pauvres et les Noirs de vivre aux crochets
s ’ i m p o s e r a pa r t o u t , y c o m p r i s a u x de la générosité publique ; en France,
États-Unis. Les assurances sociales c’est plutôt la xénophobie qui porte l’es-
déboucheront sur des régimes de protec- prit de la contre-révolution. John Rawls
tion plus ou moins universels et le syndi- construit une théorie de la justice et de
calisme réformiste finira par imposer les l’État-providence au moment où celui-ci
éléments d’une démocratie industrielle recule partout, pas seulement aux
institutionnalisant les conflits du travail. États-Unis, où Ronald Reagan organise
Selon Rosanvallon, ce renversement vers un transfert des richesses des pauvres
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l’égalité repose sur quelques piliers. L’un vers les très riches : le taux marginal
d’entre eux est la puissance du mouve- supérieur d’imposition passe de 89 % à
ment ouvrier et la peur de la révolution 51 % en Suède entre 1979 et 1985, et de
puis, après 1945, la peur de l’URSS. Les 83 % à 40 % entre 1977 et 1999 aux
deux guerres mondiales ont renforcé un États-Unis. La production fordienne cède
esprit de fraternité nationale né dans les le pas à une économie des singularités qui
tranchées puis dans les mouvements de affaiblit les collectifs de travail et parti-
résistance ; les sacrifices imposés et cipe d’une mutation profonde de l’indivi-
consentis créent des dettes collectives dualisme ; l’individualisme « durkhei-
après que chacun a fait son devoir : Plan mien » de la similitude et de l’intégration
Beveridge en Grande-Bretagne en 1942, s’étiole devant un individualisme de la
programme du Conseil national de la distinction, de l’assurance individuelle et
résistance en France en 1944. La pensée de la reconnaissance des singularités.
sociale souvent imprégnée de socialisme Dans un monde de concurrence généra-
construit l’image d’une société organique lisée, l’égalité méritocratique des chances
dans laquelle le collectif est plus que la s’impose comme la figure universelle de
somme des individus qui le composent. la justice. Chacun doit être récompensé
La pensée durkheimienne en France, le en fonction de son talent et de son mérite,
socialisme de la Chaire en Allemagne, les quitte à ce que les plus grandes inégalités
Webb et le mouvement fabien en dérivent de cette conception de la justice
Grande-Bretagne jouent un rôle décisif devenue hégémonique. Rosanvallon se
dans ce changement de paradigme. On livre à une critique radicale de ce modèle

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Les livres

de justice supposant de distinguer les discriminations doit être conduite au nom


inégalités acceptables tenant à la liberté des individus eux-mêmes et de leurs
des individus et les inégalités inaccepta- projets de vie contre la double menace de
bles tenant aux circonstances, modèle qui l’indistinction et de l’assignation identi-
conduirait à abolir l’héritage puis la taire. De ce point de vue le thème de la
socialisation familiale comme premier reconnaissance n’échappe pas à la ques-
terreau des inégalités. Non seulement ce tion suivante : la reconnaissance de
principe de justice est si exigeant qu’il en quoi ? Le deuxième principe est celui de
devient irréaliste, mais les élites diri- la réciprocité comme engagement dans
geantes s’en exonèrent en accumulant les des relations qui ne détruisent pas l’éga-
passe-droits, les complicités, les niches et lité. Rosanvallon rappelle d’ailleurs que
les réseaux qui leur permettent de capter l’égalité est bonne pour les individus et
des revenus indécents que leur seul pour la société : elle accroît le niveau de
mérite aurait bien du mal à justifier. santé, de civilité, de sécurité et de vie
démocratique… Enfin, face à la « déna-
À terme, c’est l’idée même de société tionalisation » des démocraties et des
comme ensemble « fonctionnel » et sociétés, l’égalité exige que se forme une
« organique » qui se décompose. Alors « communalité », une égalité dans les
que la société était perçue comme une relations, un refus de la sécession, la
communauté nationale et démocratique création de biens publics disponibles à
tenue par ses institutions et par sa capa- tous, elle suppose aussi ce que Michael
cité de réguler ses conflits au nom d’une Walzer désigne comme la séparation des
intégration croissante vécue comme le sphères de justice.
mouvement même du progrès, la concur-
rence généralisée, la perte des solidarités, Le récit proposé par Rosanvallon
le séparatisme social et l’obsession des s’appuie sur une érudition considérable
distinctions individuelles fonctionnent qui n’écrase jamais la force des démons-
comme une véritable inversion idéolo- trations ni les convictions tranquilles de
gique et politique justifiant le développe- l’auteur. On y trouve les bonheurs de la
ment des inégalités sociales et le règne de fresque historique, ceux de la discussion
l’entre-soi. Devant ce constat, beaucoup serrée des quelques thèses – celles de
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d’intellectuels et de penseurs sociaux en Ronald Dworkin, par exemple – et la
appellent à un retour à l’âge d’or du profonde satisfaction de voir des ques-
fordisme des Trente Glorieuses et de la tions battues et rebattues traitées sous un
République triomphante, un peu de la même angle profond nous permettant tout
manière que la défense de la communauté simplement de mieux comprendre ce qui
traditionnelle était la nostalgie de la pensée nous arrive. Des bases aussi robustes
sociale au XIXe siècle. donnent aussi beaucoup de poids aux
propositions pour une « société des
Ce n’est pas la solution choisie par égaux », dont Rosanvallon précise qu’il
Rosanvallon, qui prend acte des muta- ne s’agit là que d’une première version.
tions sociales les plus profondes, notam-
ment celles de l’individualisme, tout en On aurait mauvaise grâce à chercher
s’efforçant de reconstruire une philo- des lacunes dans un livre aussi savant que
sophie sociale de l’égalité. Ici le livre de La société des égaux. Mauvaise grâce
l’historien cède le pas à l’essai du philo- associée à une certaine mauvaise foi
sophe politique. Dans un texte final rela- quand on ne peut taire sa sympathie
tivement court et fort dense, Rosanvallon envers le projet même de ce livre et de
propose de reconstruire l’égalité sociale ses propositions. Il me semble pourtant y
autour de trois grands principes. Le avoir trois points aveugles dans ce texte,
premier est celui de la singularité indivi- trois thèmes plus ou moins évités et qui
duelle, qui exige de lier égalité de traite- ne sont pas les plus faciles à traiter. Le
ment et empowerment : la lutte contre les premier, ce n’est pas rare dans les

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Revue française de sociologie

sciences sociales, est celui de la nation, Houdart (Sophie), Thiery (Olivier)


de la communauté qui n’est pas nécessai- (coords.). – Humains, non
rement démocratique tout en étant la humains. Comment repeupler les
condition élémentaire de la démocratie et sciences sociales.
de la solidarité. S’il allait de soi que pour
Paris, La Découverte, 2011, 368 p., 27 €.
Durkheim et la majorité des sociologues
la société était nationale, la « dénationali- Depuis les années 1960, il y eut
sation » à laquelle nous assistons et qui diverses manières de « repeupler les
alimente les risques populistes exige de sciences sociales », pour reprendre le
savoir ce qui peut aujourd’hui s’y substi- sous-titre de l’ouvrage collectif ici
tuer. Or, de ce point de vue le thème de la recensé. Une extension cruciale fut en
communalité peut sembler trop faible. À effet d’y faire entrer les femmes, les mino-
côté de la démocratie et des luttes de rités visibles (les Noirs en particulier), les
classes, la nation est parfois le tiers Indiens, les gays et les lesbiennes, pour ne
absent de La société des égaux. Qu’est-ce nommer que quelques humains qui
qu’une société qui ne maîtrise ni sa avaient été les parents pauvres de la
monnaie, ni son économie, ni une grande sociologie des années 1950. Selon les
part de sa souveraineté politique ? auteurs de cet ouvrage, c’est maintenant
Ensuite, bien que Rosanvallon n’ignore aux objets, animaux inclus, tous
évidemment rien de l’histoire du mouve- regroupés sous le vocable subtilement
ment ouvrier et des luttes sociales – il uniformisant de « non-humains » de
leur consacre de nombreuses pages dans prendre leur place dans la sociologie.
ce livre –, les acteurs collectifs et les Bien sûr, contrairement aux précédents,
mouvements sociaux finissent par dispa- ils ne peuvent pas (encore ?) vraiment
raître quand se pose la question de savoir s’imposer d’eux-mêmes en devenant
quels acteurs et quelles « forces sociologues, et c’est donc encore à des
sociales » pourraient aujourd’hui porter humains – les différents contributeurs à
le projet d’une nouvelle égalité. Rien ce volume – que revient la tâche de parler
n’est dit des luttes et des protestations d’eux et de promouvoir leur existence.
actuelles et de leur capacité à tenir le Cet ouvrage collectif regroupe
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flambeau d’une nouvelle égalité. Enfin, vingt-neuf contributions divisées en six
par simple curiosité professionnelle, on parties, chacune faisant l’objet d’un
pourrait se demander si les sciences prologue signé d’un chercheur senior
sociales et la sociologie – ou une partie commentant les études de cas générale-
d’entre elles – n’ont pas joué sans le ment brèves de chercheurs juniors (pour
vouloir un rôle intellectuel dans le grand la plupart) et faisant la promotion du
renversement inégalitaire des trente « nouveau » programme de recherche
dernières années ; n’ont-elles pas jeté centré sur les non-humains. Comme il
l’idée même de société avec l’eau du bain faut stimuler les troupes, Bruno Latour
du holisme et de ses avatars mécanistes ? n’hésite d’ailleurs pas à rappeler que tous
Gageons que Pierre Rosanvallon ne lais- les auteurs « partagent l’esprit de cette
sera pas longtemps ces questions sans révolution copernicienne » (p. 77). Et en
réponses. effet, bien que les objets étudiés soient
très diversifiés, allant de l’eau minérale
aux Djinns en passant par Dieu, Jésus,
François Dubet des mollusques, deux scarabées en lutte,
un mammouth congelé, un tableau
Centre Émile Durkheim restauré, la bourse, un virus, des
Université Bordeaux Segalen-Ehess lingettes, un supermarché, une levure,

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Les livres

etc., tous tiennent à peu près le même tion se pose : toute traduction métapho-
langage : il faut redonner aux « objets » rique ou reformulation d’une banalité
leur rôle central dans la sociologie, rôle dans le langage de « l’action » d’un
que les sociologues ont négligé, évité ou non-humain est-elle par soi source d’in-
oublié pour se centrer trop exclusivement telligibilité ou de compréhension origi-
sur les humains. nale ? Sinon est-ce simplement une fleur
Les lecteurs auront vite reconnu là le de rhétorique qui tend à transformer la
programme promu depuis vingt-cinq ans sociologie en chapitre de la littérature ?
par Latour. Le prologue de Philippe Au lieu de réflexions approfondies sur ce
Descola à la première partie sur « La qu’une approche purement descriptive du
nature et ses débordements » s’en fait rôle de divers objets dans des situations
d’ailleurs le porte-parole en répétant ce particulières apporte à la sociologie telle
que ce dernier dit depuis déjà longtemps : qu’elle se fait vraiment, et non pas la
« en présumant l’existence d’une “dimen- caricature sans auteur d’une sociologie
sion sociale” des phénomènes, la socio- dite « classique », on trouve un style
logie “classique” » confond « le moyen performatif qui affirme (et assène) plutôt
d’explication » avec « ce qu’il convient qu’il n’argumente, et multiplie les adjec-
d’expliquer » et le découpage « en secteurs tifs pour présenter comme « étonnant »,
ontologiquement distincts dépendant de « inquiétant », « bizarre », « paradoxal »,
forces propres rend à peu près impossible « étrange », ce que d’aucuns auraient
l’articulation ultérieure de ces secteurs en plutôt tendance, s’ils ne se laissaient pas
un ensemble continu » (p. 18). Outre que ainsi hypnotisés (ou plutôt « enrôlés »)
l’auteur ne montre jamais pourquoi on par les mots, à trouver banal et évident.
aurait besoin d’un « ensemble continu », L’accent mis sur les non-humains
ni ce que « continu » signifie vraiment, mène d’ailleurs à une « ontologisation »
l’opposition construite est en fait artifi- débridée : si l’on peut admettre qu’un
cielle et ne sert que de faire-valoir à une virus est un non-humain au statut ontolo-
entreprise autoproclamée comme étant gique pas trop problématique, on est plus
« extraordinairement malaisée » consistant surpris d’apprendre qu’une « nation » en
à « introduire les non-humains comme des
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est un aussi (p. 92), sans parler de
acteurs de plein droit sur la scène des « Dieu » car cela revient à leur attribuer,
analyses sociologiques » (p. 19). Outre le sans discussion, un caractère ontologique
fait que l’on puisse penser que l’entre- et, par extension, substantiel. Des choses
prise est au contraire d’une grande faci- aussi différentes qu’un mollusque, Jésus,
lité stylistique, il est surtout assez les Djinns sont ainsi sans crier gare
ironique que, trop occupé à dénoncer rangées côte-à-côte sur l’étagère homo-
« plusieurs siècles d’exceptionnalisme gène des non-humains hyperactifs enrô-
anthropocentrique », l’auteur ne semble lant ces pauvres « humains » qui croyaient
pas voir qu’il remplace en fait cet tout contrôler. On nous apprend ainsi
anthropocentrisme par un anthropo- qu’Oscar, un personnage numérique 3-D,
morphisme encore plus problématique. « perçoit des droits d’auteur » (p. 260).
Descola explique en effet que « micros- On veut même nous faire croire qu’il
copique, mort depuis longtemps ou s’agit là d’une innovation « contractuelle
parfaitement vierge, le non-humain tout à fait inédite et radicale », car
recrute ainsi à son profit ceux dont on a chaque soir où il « joue » Oscar doit
longtemps dit qu’ils le faisaient se toucher son cachet comme les autres
mouvoir » (p. 20, nous soulignons). Tout acteurs. Mais l’auteur exprime soudaine-
cela est bien dit, mais que nous ment une petite gêne et ajoute « ou plus
apprend-on vraiment au-delà de la méta- exactement ses créateurs » (p. 297). En
phore facile qui consiste à simplement somme, malgré la métonymie, le cachet
inverser les sujets de l’action ? La ques- sera bel et bien reçu, dépensé ou investi

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Revue française de sociologie

par… un humain, en l’occurrence celui (Dieu, par exemple) et ensuite rappeler si


qui a créé Oscar. Ce qui était « radical » nécessaire que ce sont en fait les acteurs
devient soudainement banal et tout à fait eux-mêmes qui parlent de « présence ».
prévisible par un sociologue « clas- Car parler d’emblée de « co-présence des
sique ». Mais on pourra ici encore s’en hommes et des dieux » (p. 334), c’est
sortir en disant que cela était vrai « d’une résoudre le problème avant de l’avoir
certaine manière », expression qui revient posé. C’est donner d’emblée, et sans
souvent dans les textes. explication, une existence en quelque
sorte analytique à une entité, pour ensuite
La logique qui consiste à faire des dire que l’on décrit ses propriétés alors
objets les sujets de l’action en abusant de qu’en fait l’on y a accès seulement par
métonymie conduit aussi à retomber sans inférence à partir de l’observation et de
le savoir sur la métaphore usée du l’interrogation d’autres humains.
langage et du questionnement de la
nature : ainsi, toujours « d’une certaine La personnification des objets peut
manière », les nanotechnologues « n’ont aussi glisser vers la mystique animale au
pas posé la bonne question aux nanoparti- ton prophétique : ainsi, les mollusques
cules et les particules ont fait légèrement utilisés comme détecteurs de métaux
bifurquer les réponses de manière toxiques dans les rivières finissent tous
qu’elles révèlent le meilleur de leur capa- par mourir mais « à l’issue des expé-
cité » (p. 197, souligné dans le texte). En riences, leur sacrifice compte comme
fait, l’auteur retrouve ici simplement le travail » (non rémunéré devrait-on
langage spontané des scientifiques qui, ajouter ?). Et ce sacrifice « n’entame en
depuis Francis Bacon, « posent des ques- rien leur capacité d’action qui se
tions à la nature », qui « répond » bien prolonge par-delà la mort » (p. 232).
sûr à sa manière et ne donne pas toujours Mieux encore, ces mollusques assez
les « réponses » attendues, même sous la simples et aveugles « pourraient certaine-
« torture ». On peut même penser que le ment aussi nous suggérer d’autres façons
scientifique moyen qui lira les multiples de faire avec ce que nous avons en partie
métaphores pour ce qu’elles sont trouvera rendu étranger à nous-mêmes, l’environ-
nement » (p. 233). Et un ange passe,
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dans la plupart des textes la reprise des
analyses spontanées des savants souvent pendant que les pauvres humains atten-
friands de personnification de leurs objets dent la mise au point d’un instrument
et appareils. Ils y trouveront aussi une sophistiqué permettant de traduire le
histoire technique tout à fait classique. Et message du mollusque qui aura la généro-
les croyants se retrouveront sans sité de leur montrer comment cesser de
problème dans la description de la façon détruire la nature.
dont Dieu, Jésus ou les Djinns sont La fétichisation de la description
présents autour d’eux lors de cérémonies micro ne craint pas de sombrer dans le
religieuses (pp. 323-358), alors qu’un ridicule. Car si l’on comprend sans peine
athée se sentira peut-être un peu mal à que la découverte d’une tribu ou d’un
l’aise de voir ainsi Dieu et les Djinns monde inconnu demande une attention
devenir des agents aussi réels, actifs, aux détails, feindre de ne pas savoir
« visibles », que les humains sous la comment on peut interagir avec un réfri-
plume de « sociologues ». Le sociologue gérateur peut avoir un effet comique inat-
« classique » se demandera souvent pour tendu, à moins d’écrire seulement pour
sa part si le texte présente le point de vue les Esquimaux. Ceux qui sont convaincus
de l’agent ou celui de l’analyste, le que les sciences sociales ne génèrent que
passage constant de l’un à l’autre sans des banalités se réjouiront en lisant que
avertissement n’étant pas sans être utile « l’observation attentive des allées et
pour à la fois affirmer que l’on venues de l’équipe dans la minuscule
« observe » la présence d’êtres invisibles pièce abritant le congélateur nous

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Les livres

apprend qu’il existe deux types d’action humains qui sont au cœur de tous ces
le concernant : on peut sortir des tubes récits et qui manipulent ou non, détectent
afin de prélever une partie de leur ou non, les objets pourtant supposés être
contenu […] mais on peut également le centre d’attention de cette « nouvelle »
faire entrer de nouvelles souches » sociologie.
(p. 200, nous soulignons). Pour que le
Une autre caractéristique de l’ap-
lecteur comprenne bien « ce qu’accom-
proche « acteur-réseau » est ce que j’ose-
plit couramment le congélateur », on lui
rais appeler l’« acteur-à-tirets ». Comme
explique son fonctionnement comme on
les frontières disparaissent et que tout est
pourrait le lire dans le manuel technique
plus ou moins lié à tout, il faut rappeler
du fabricant, et ce sans oublier de
au lecteur naïf que, par exemple, le
rappeler que, lorsqu’elle se transforme en
pistolet électrique taser utilisé par la
glace, l’eau augmente de volume
police donne lieu à l’émergence d’une
(p. 201). Le même genre d’observation
« personne-armée-d’un-taser-tirant-sur-
« attentive » nous apprend qu’une
une-autre-personne » (p. 87) et qu’il
personne handicapée, « en manipulant
existe aussi une « force publique-taser-
son fauteuil, a appris à le manipuler »
individu-tasérisé » (p. 89). De même, une
(p. 61).
personne handicapée dans un fauteuil est
On retrouve bien sûr dans plusieurs en fait « une-personne-dans-un-fauteuil »
textes les sophismes habituels sur l’indis- (p. 61). Insister sur le fait que le taser seul
tinction des entités, typique des analyses n’est pas vraiment dangereux n’est pas
fondées sur le langage des « acteurs- loin de confirmer la devise de la National
réseaux ». Ainsi, les auteurs du texte sur rifle association, lobby des armes aux
le virus H5N1 affirment qu’au cœur du États-Unis : « Guns don’t kill people,
foyer d’infection « les humains et les people kill people. » En fait, si l’on suit la
non-humains ne se distinguent plus : le « logique » de Latour, ils se trompent eux
virus les réunit dans une grande danse aussi car c’est bien « l’association »
macabre » (p. 72, nous soulignons). De personne-avec-une-arme qui tue, et non
même, le chapitre consacré au mammouth la personne ou l’arme. Reste à modifier le
congelé de Sibérie affirme comme une code criminel pour corriger l’« injustice »
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évidence que l’« on ne peut complète- qu’il y a à condamner seulement la
ment définir où le mammouth commence personne alors que sans l’arme elle aurait
et où il finit, on ne peut le délimiter » été une tout autre personne… Mais un
(p. 45). Et le combat de scarabées montre- sociologue « classique » tentera plutôt de
rait lui aussi que « le jeu de kwaang briser l’« association » humain-pistolet
suppose une humanisation de l’insecte en interdisant les armes. N’en déplaise à
autant qu’une animalisation du joueur » nos auteurs, qui, pour des raisons inexpli-
(p. 39). On met même l’« humain » entre quées, n’aiment pas les asymétries, ce
guillemets, « pour désigner le caractère serait encore les seuls humains qui
sensément provisoire des catégories d’hu- seraient visés : vendeurs et acheteurs
main et de non-humain » (p. 155, nous d’armes…
soulignons), mais sans jamais montrer
Cette facilité à tout radicaliser se
quand ou comment un humain sans guil-
retrouve dans de nombreux textes et
lemets a été considéré comme
constitue en fait la marque de fabrique
« non-humain », ce qui serait pourtant du
singulière de la méthode proposée. On
plus haut intérêt sur le plan sociologique
retrouve bien sûr l’inévitable « inven-
et surtout éthique.
tion », ici du « fœtus », dans « la façon
En fait, ce langage n’ajoute rien à l’in- dont la rencontre, dans une salle de
telligibilité, et malgré la rhétorique de consultation, d’une femme et d’un écho-
« l’action » des non-humains, une lecture graphe, peut arriver à produire cet être si
attentive indique que ce sont encore les particulier qu’est le fœtus » (p. 51, nous

341
Revue française de sociologie

soulignons). On nous apprend aussi que ans plus tôt : son premier livre (Les
« les nouvelles technologies ont permis, sociologues américains et le siècle,
d’une certaine manière, l’émergence de 1973), « écrit quand le plus jeune [des
ce virus [le SRAS] car, après identifica- deux auteurs] n’était pas encore né »
tion, il s’est mis à exister » (p. 109, nous (p. 14), était issu de son doctorat soutenu
soulignons). On pourra toujours récuser à l’université Paris V en 1971, qui portait
toute lecture « constructiviste radicale » (déjà) sur Les problématiques dans la
et reculer un peu en rappelant (si l’occa- sociologie américaine. Quatre d’entre
sion l’exige) que tout ceci n’est vrai que elles (l’École de Chicago, le cultura-
d’« une certaine manière » et que le lisme, le fonctionnalisme et l’interaction-
« virus » et le « fœtus » existaient bel et nisme) sont reprises de façon rigoureuse
bien avant son « identification » pour le et convaincante par le premier chapitre
premier et l’invention de l’échographie du nouvel ouvrage, qui prend le parti de
pour le second – car il finissait bien par se demander « comment […] vont-elles se
sortir du ventre de la femme –, mais que survivre jusqu’à la fin du XXe siècle ? »
le SRAS-identifié-par-les-humains et le (p. 70). Son objet n’est pas de constituer
fœtus-rendu-visible-par-l’échographie une histoire ni un bilan de la sociologie
changent tout de même de « nature ». américaine, mais de savoir « si ces
En somme, si l’idée de « symétrie problématiques classiques qui dominaient
généralisée » a pu être une hypothèse alors en sociologie ont […] été transfor-
heuristique stimulante il y a un quart de mées ou remplacées par d’autres »
siècle, le volume recensé ici a le mérite (p. 14). Illustré par de nouveaux exem-
de montrer clairement que son applica- ples choisis entre 1928 et 1974, ce
tion systématique à tous les objets possi- volume « fait un exposé différent de l’ou-
bles tourne à la routine et parfois, on l’a vrage de 1973 car, parmi les textes anté-
vu, à la caricature et au ridicule. rieurs à 1970, il donne la préférence à
ceux qui annoncent les changements
observés ultérieurement. Rétrospective-
Yves Gingras ment, il prend mieux en compte, aussi,
CIRST certains clivages, notamment au sein du
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Université du Québec à Montréal culturalisme » (p. 20) et confirme ainsi
les qualités de synthèse déjà affirmées
avec un précédent « Grands Repères »
Herpin (Nicolas), Jonas (Nicolas). (N. Herpin et D. Verger, Consommations
– La sociologie américaine. et modes de vie en France. Une approche
Controverses et innovations. économique et sociologique sur un
demi-siècle, 2008).
Paris, La Découverte (Grands Repères
guides), 2011, 286 p., 19 €.
Après cette section plus analytique, la
Rendre compte en français – et de seconde partie du livre, d’accès facile,
façon critique – des principaux articles et teste empiriquement la validité et les
livres de sociologie états-unienne parus hybridations de ces clés de lecture sur
durant les trois dernières décennies quatre champs d’étude distincts, prenant
(1970-2002) du siècle dernier : voilà le acte des progrès de la microsociologie et
défi relevé par Nicolas Herpin et Nicolas de la sociologie historique. Le chapitre 2
Jonas. Ce dernier aurait certainement sur la ville conteste la thèse, inspirée par
rêvé de disposer de ce véritable outil de l’École de Chicago, selon laquelle le
travail dans la bibliothèque d’agrégation mode de vie urbain réduirait la vitalité
de sciences économiques et sociales pour des relations interpersonnelles. Certes,
préparer en six heures l’éprouvante leçon elles ne sont plus communautaires mais
de sociologie. De son côté, Herpin prennent la forme de réseaux comme le
achève là une œuvre entamée quarante cercle des « Amis de la psychanalyse » à

342
Les livres

New York, les intimes d’un quartier ces deux vénérables institutions que sont
populaire de Toronto, « la confiance dans l’American journal of sociology,
le voisinage et la méfiance à l’égard de première revue de sociologie fondée aux
ceux qui résident dans les autres quartiers États-Unis en 1895 à l’université de
de grandes villes en Californie du Nord » Chicago (82 articles), et pour 61 d’entre
(p. 72). La sociologie urbaine embrasse eux de l’American sociological review,
la criminalité (au travers de l’étude de la créée en 1936 par l’American sociolo-
délinquance juvénile, de la récidive ou gical association. 41 textes proviennent
des incivilités dans la rue mettant à d’autres publications sociologiques pres-
l’épreuve la théorie de la vitre brisée), tigieuses comme Social forces, Sociolo-
l’immigration, le racisme et la formation gical theory, Social problems, Journal of
d’un sous-prolétariat urbain par la fuite marriage and the family, Sociological
des Blancs, ainsi que la désindustrialisa- forum et de plus rares périodiques d’au-
tion des centres-ville. tres disciplines ou pluridisciplinaires
comme Daedalus.
L’objet du chapitre suivant « n’est pas
seulement le travail, mais plus générale- Un tableau de la page 17 « présente le
ment la structure sociale fondée sur la “palmarès” des sociologues américains
profession » (p. 115) : l’accès au statut dont le nombre des travaux cités dans le
professionnel, les marchés de production corpus est particulièrement élevé ».
et la mobilité professionnelle en cours de Courte est la liste de ceux ayant publié au
carrière. Dans ce domaine, à l’exception moins cinq textes : Craig Calhoun (direc-
peut-être de l’interactionnisme, « aucune teur de publication de l’ouvrage collectif
des trois problématiques ne prend le Sociology in America. A history, 2007),
relais du fonctionnalisme » (p. 157). le vulgarisateur de l’individualisme
Le chapitre 4 dépasse le fonctionna- méthodologique, Coleman, le sociodémo-
lisme de la famille parsonienne pour graphe Robert M. Hauser, Douglas S.
aborder l’identité féminine et la construc- Massey (la traduction française
tion sociale de la masculinité, l’accès d’American apartheid, Descartes et Cie,
égal des femmes au statut professionnel 1995 est omise), l’apologue des théories
malgré des salaires inférieurs à ceux des
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à moyenne portée, Robert K. Merton, le
hommes et la pénalisation de l’emploi fondateur de l’École de Chicago, Robert
des mères, le couple et les travaux de E. Park (la bibliographie ignore la traduc-
sociologie de l’éducation (de James tion en français, dans Y. Grafmeyer et I.
Coleman sur le capital social, l’échec Joseph, L’école de Chicago, 1979, de La
scolaire et l’entrée dans la sexualité), qui ville. Propositions de recherche sur le
supplantent ceux de sciences de l’éduca- comportement humain en milieu urbain),
tion des enfants. Enfin, après l’anthropo- le fonctionnaliste d’Harvard, Parsons, ou
logie culturaliste, la tradition interaction- Richard A. Peterson, théoricien de l’om-
niste s’impose à toute la sociologie de la nivorité culturelle associant – à la suite
culture (chap. 5) en confrontant les prati- des travaux de l’historien américain
ques cultivées aux goûts individuels (à Lawrence Levine – haute culture (high
partir de l’exemple de la création du brow) et sa vulgarisation (low brow).
Boston symphony orchestra étudiée par Parmi les auteurs de trois ou quatre
Paul DiMaggio), la vitalité persistante textes, on peut citer le sociologue du
des cultes religieux aux États-Unis à la travail Michael Burawoy, Claude S.
tendance lourde à la sécularisation Fischer (Berkeley), les fameux interac-
(reprise de Max Weber par Talcott tionnistes Howard S. Becker (pourtant
Parsons), les idéologies politiques aux traduits en français, Le travail sociolo-
convictions des citoyens. gique, [1970] 2008 ; Écrire les sciences
Le corpus regroupe au total 157 livres sociales, [1986] 2004 ; Les ficelles du
et 185 articles, extraits sans surprise de métier, [1988] 2002 et Comment parler

343
Revue française de sociologie

de la société, [2007] 2010 sont totale- initialement aux États-Unis. Les


ment inexploités) et Erving Goffman, nombreuses coquilles relevées seraient
Canadien d’origine, Mark Granovetter, vénielles si elles ne s’accompagnaient
analyste de « la force des liens faibles » pas d’erreurs chronologiques (comme
et de l’encastrement (embeddedness mal p. 126 : l’élection de Reagan eut lieu en
orthographié dans l’index, p. 274), le 1980 et non en 1981).
sociologue de Columbia Paul F. Lazars-
feld, Anselm L. Strauss (spécialiste de la Si l’interactionnisme aurait gagné à
sociologie médicale et cofondateur de la être enrichi par les apports de l’ethnomé-
théorie ancrée), la sociologue de la thodologie, trop chichement indexée, les
culture Ann Swidler ou curieusement trois autres grilles théoriques de lecture
l’économiste nobélisé en 2009, Oliver E. choisies n’ont rien perdu de leur perti-
Williamson. nence et de leur robustesse pour appré-
hender les États-Unis contemporains.
Une fois refermé, cet instrument C’est plutôt au niveau thématique que le
ambitieux prête le flanc à une double découpage du livre trouve parfois ses
critique. Les références sont-elles limites. D’autres choix tirés des mêmes
exhaustives pour un lecteur français ? revues référencées auraient, par exemple,
Les quatre thématiques choisies (la ville, croisé l’immigration avec la famille
le travail, la famille et la culture) suffi- (M. J. Rosenfeld, « Measures of assimila-
sent-elles à expliquer et comprendre la tion in the marriage market :
société états-unienne de ces quarante Mexican-Americans 1970-1990 »,
dernières années ? Il est dommage que Journal of marriage and the family,
parmi les repères bibliographiques d’un 2002, 64, 1) ou avec la ville, mais par
ouvrage présentant à un public franco- l’intermédiaire de la criminalité (R.
phone les résultats de recherches améri- Nagasawa, Z. Qian et P. Wong, « Theory
caines soient oubliées les traductions of segmented assimilation and the adop-
françaises pourtant anciennes des tion of marijuana use and delinquent
ouvrages de Benedict Anderson (L’ima- behavior by Asian Pacific youth », The
ginaire national, La Découverte, 1983), sociological quarterly, 2001, 42, 3).
de Theda Skocpol (États et révolutions
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L’immigration concerne d’ailleurs aussi
sociales, Fayard, 1985) et d’Edwin H. la culture et le travail. L’assimilation et
Sutherland (Le voleur professionnel : le multiculturalisme sont des thèmes
d’après le récit d’un voleur de profes- portés par le culturalisme qui ont été
sion, SPES, 1963). Où sont les travaux, critiqués par des interactionnistes
pourtant accessibles en français, de l’ana- inspirés des travaux de Fredrik Barth sur
lyste des réseaux sociaux Harrison G. la construction des frontières ethniques :
White (Identité et contrôle. Une théorie les sociétés multiculturelles produisent
de l’émergence des formations sociales, des groupes ethniques autant qu’elles les
EHESS, 2011) ou de la sociologue écono- importent. Ainsi, deux arguments sont
mique Viviana A. Zelizer (La significa- utilisés par les culturalistes pour remettre
tion sociale de l’argent, Le Seuil, 2005) ? en cause l’assimilation classique prônée
Sont aussi ignorés le théoricien du frei- par l’École de Chicago : le caractère
nage au travail, Donald Roy (Un socio- choisi du maintien de spécificités ethni-
logue à l’usine, La Découverte, 2006), ques (par exemple, dans le choix des
Mike Davis, spécialiste de Los Angeles, prénoms donnés aux enfants) et la résis-
ou Joseph Gusfield (La culture des tance culturelle dont témoigne le main-
problèmes publics. L’alcool au volant : tien d’habitudes alimentaires ou de
la production d’un ordre symbolique, certains noms de quartiers (Little Italy ou
Économica, 2009), Richard Sennett, Chinatown à New York, Bronzeville à
Saskia Sassen ou l e Français L oïc Chicago). À la suite du théoricien de « la
Wacquant, qui a pourtant bien publié mondialisation par le bas » et des

344
Les livres

enclaves ethniques, Alejandro Portes, des faible natalité, loin de poser seulement
auteurs d’inspiration structuraliste, les problèmes de financement des
comme Min Zhou, soulignent la persis- retraites régulièrement mis sur l’agenda
tance de dominations subies, de ségréga- politique ces deux dernières décennies,
tions professionnelles et résidentielles. remet en question le partage de l’effort
Au total, malgré une conclusion déce- productif entre générations, et au-delà
vante sur les débats épistémologiques en leur solidarité. La question de l’emploi
sociologie américaine, plus que son titre des salariés en seconde partie de carrière
trompeur qui décevra un lecteur intéressé est ainsi constituée en un enjeu majeur,
par la sociologie canadienne ou latino- non seulement de politique publique,
américaine, cet ouvrage justifie bien mais également de connaissance, en ce
davantage son sous-titre, grâce à l’index qu’elle permet d’éclairer le passage d’un
des notions et à des encadrés très didacti- cycle de vie ternaire à une organisation
ques, ou à sa présentation très claire des plus flexible des temps sociaux et des
controverses et innovations de la socio- parcours biographiques. Les deux
logie états-unienne depuis le début des premiers chapitres, introductifs, posent le
années 1970, comme de ses protocoles de problème, en déclinant la perspective
recherche, à condition toutefois de ne pas comparatiste qui permet de penser les
passer sous silence les efforts éditoriaux transformations de la transition entre vie
de notre côté de l’Atlantique pour les active et retraite, et en décrivant la
faire connaître. variété de ces transitions selon les pays.
La comparaison internationale dénaturalise
l’âge, en montrant la variété des réponses
Olivier Desouches apportées par les sociétés aux contraintes
Université La Sapienza, Rome démographiques similaires dont elles font
l’expérience. Cette comparaison est
fondée sur les apports de l’analyse socié-
Guillemard (Anne-Marie). – Les défis tale, inscrite par l’auteure dans une pers-
du vieillissement. Âge, emploi, pective dynamique, et sur ceux de l’ap-
retraite, perspectives internatio- proche néo-institutionnaliste des politiques
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nales. publiques, à laquelle Guillemard articule
Paris, Armand Colin (Collection U. Socio- une analyse cognitiviste. Les agence-
logie), 2010, 359 p., 33,40 €. ments typiques de politiques publiques
identifiés par l’auteure construisent ainsi
Anne-Marie Guillemard livre une à la fois les normes de l’action et les
nouvelle édition de L’âge de l’emploi représentations du parcours des âges : les
(2003), sous le titre Les défis du vieillis- trajectoires de fin de carrière s’inscrivent
sement. Âge, emploi, retraite, perspec- dans des dispositifs de protection sociale
tives internationales. Elle y actualise et et de régulation du marché du travail, et
conforte ses conclusions sur les trajec- dans des « modèles biographiques d’exis-
toires de fin de carrière et sur l’organisa- tence » (p. 30), dont les scansions sont le
tion plus flexible des temps sociaux dans fruit des politiques sociales. Le deuxième
les sociétés occidentales, par l’analyse chapitre décrit très finement, à l’aide de
dynamique des relations entre dispositifs statistiques récentes sur les taux d’emploi
de protection sociale, régulations du (masculin et féminin, des 55-64 ans, mais
marché du travail et organisation du également des 50-54 ans) d’une dizaine
cours de vie. de pays, l’affaiblissement d’abord géné-
L’auteure rappelle que le vieillisse- ralisé, puis plus contrasté selon les pays,
ment démographique, procédant du de la participation des seniors au marché
double mouvement d’allongement de la du travail, du début des années 1970 à la
vie aux âges élevés et de réduction de la fin des années 2000. Ce chapitre établit la
taille des jeunes générations par une position singulière de la France du point

345
Revue française de sociologie

de vue de la répartition du travail entre d’instruments de réintégration sur le


les générations, puisque l’effort productif marché du travail. Cette configuration de
repose sur les seuls 30-50 ans, jeunes et politiques publiques construit une culture
vieux étant exclus du marché du travail. « de la sortie anticipée de la vie active »,
Cette situation entraîne une fragilisation qui fait jouer la protection sociale contre
des fins de carrière, les salariés devenant l’emploi. Le débat public, focalisé sur les
âgés dans l’emploi de plus en plus préco- paramètres comptables du financement
cement (à partir de 45 ans). L’incertitude des retraites, a paradoxalement ignoré les
des fins de carrière repose cependant sur enjeux de l’amélioration de l’insertion
un consensus de tous les acteurs impli- des plus âgés sur le marché du travail, et
qués, des pouvoirs publics aux seniors l’intervention publique a délaissé les
eux-mêmes, en passant par les directions instruments qui auraient permis une meil-
d’entreprise et les syndicats, pour « inac- leure formation des plus âgés ou une
tiver » les seniors (p. 81). amélioration de leurs conditions de travail.
En revanche, l’indemnisation généreuse du
La deuxième partie revient sur les risque de non-travail couplée à un maintien
choix conceptuels retenus dans la compa- dans l’emploi au moyen d’une gamme
raison internationale : plaçant au cœur de étendue d’instruments d’intégration sur le
son analyse des politiques publiques la marché du travail est typique de la Suède,
dialectique entre protection sociale et qui promeut une « culture du droit au
marché du travail, l’auteure construit des travail à tout âge », inscrite dans le
configurations typiques de politiques modèle scandinave de l’État-providence
publiques, associant régimes de protec- cherchant à favoriser la capacité d’em-
tion sociale (tels qu’ils ont été typifiés ploi de tous. Si l’indemnisation faible du
par Esping-Andersen) et modèles de poli- risque de non-travail caractérise aussi
tiques de l’emploi et du marché du bien le Japon que le Royaume-Uni ou les
travail, saisis à la fois par les dispositifs États-Unis, le premier pays se distingue
et par les systèmes d’acteurs (États, des deux autres par l’existence de
entreprises, partenaires sociaux) les ayant nombreux instruments de politiques
mis en œuvre. Le chapitre 3 décrit ainsi publiques destinés à maintenir les plus
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les quatre configurations typiques de âgés en emploi. Le Japon développe ainsi
politiques publiques organisant les fins une culture caractéristique du « droit au
de carrière dans les pays occidentaux, maintien dans l’emploi avec l’avance en
favorisant des trajectoires types de sortie âge » qui repose sur deux devoirs symétri-
du marché du travail, et le chapitre 4 ques, celui de l’activité pour les salariés,
détaille les cultures de l’âge valorisées celui de l’emploi pour les entreprises,
dans ces configurations et en montre les dans le cadre d’une convention salariale
effets rétroactifs sur la problématisation de « l’emploi à vie ». Guillemard n’iden-
de l’âge et sur les secondes parties de tifie pas de « culture de l’âge » typique du
carrière. Ces configurations sont définies Royaume-Uni : la situation des travail-
par le croisement de l’indemnisation du leurs âgés britanniques évolue au gré des
risque de non-travail en fin de carrière fluctuations du marché, puisqu’ils consti-
(plus ou moins généreuse) et de la tuent une variable d’ajustement du marché
présence d’instruments politiques d’inté- du travail, dans un contexte marqué par
gration ou de réintégration sur le marché une faible indemnisation du risque de
du travail (plus ou moins nombreux et non-travail et la quasi-absence d’instru-
diversifiés). La France apparaît ainsi ments de régulation publique du marché
comme exemplaire d’une gestion des du travail.
travailleurs âgés de l’ordre de la reléga-
tion ou de la marginalisation, par l’in- Par la comparaison des manières dont
demnisation généreuse du risque de les entreprises font face au double défi du
non-travail, combinée avec l’absence vieillissement et de la contraction de la

346
Les livres

population active, lié au passage à la ternaire des âges de la vie, marque d’une
retraite des baby-boomers, l’ouvrage désinstitutionnalisation du parcours de
pointe leur responsabilité dans l’entretien vie. L’émergence d’une retraite solidaire,
de l’employabilité des travailleurs âgés orientée par le travail bénévole, par oppo-
(par la formation, l’aménagement des sition à une retraite loisir qui faisait du
conditions de travail, l’entretien de la troisième âge une nouvelle étape de la
motivation). Les attitudes des entreprises vie, est un indice parmi d’autres, selon
sont resituées dans le cadre normatif et l’auteure, de la déspécialisation des âges
cognitif des politiques publiques, en en cours, de l’arasement des seuils d’âge,
soulignant l’importance des formes natio- de l’introduction de certaines réversibi-
nales d’organisation des relations indus- lités dans les parcours de vie. Ces trans-
trielles. Si les entreprises suédoises et formations appellent alors à une reconfi-
japonaises se conforment assez largement guration de la protection sociale, dont les
aux recommandations des politiques principes devraient moins reposer sur
publiques, développant « des stratégies l’indemnisation réparatrice des risques
de réintégration de leurs salariés », les que sur la sécurisation de trajectoires
attitudes des entreprises américaines ou différenciées, et plus imprévisibles. Le
britanniques sont plus diverses, reflétant chapitre conclusif examine les raisons du
les politiques de laisser-faire sur le marché retard français dans le relèvement du taux
du travail. En France, les entreprises ont d ’ e m p l o i d e s se n i o r s . L ’ é c h e c d e s
instrumentalisé les dispositifs publics réformes entreprises provient de l’incapa-
d’indemnisation du risque de non-travail cité à coordonner politiques de l’emploi
en fonction d’objectifs internes, comme et réforme des retraites. Alors que le
le montre bien l’analyse détaillée de débat public sur les retraites s’est focalisé
grandes entreprises dans les secteurs de sur leur financement, l’action pour l’em-
l’automobile et de l’assurance. ploi des seniors a levé les freins à l’offre
Enfin, le chapitre 6 montre que les de travail (en réduisant les possibilités de
pays ayant réussi à remonter de manière sortie anticipée de l’activité) sans lever
significative le taux d’emploi des salariés les barrières à la demande de travail. Un
âgés ont procédé à une refonte des prin- bilan critique du Plan national concerté
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cipes mêmes de la protection sociale et pour l’action des seniors, comparé au
de son articulation aux politiques de plan finlandais, montre en effet que les
l’emploi. Les Pays-Bas et la Finlande ont efforts entrepris par la France ont été
en effet réformé en profondeur leurs insuffisants au plan des moyens mobi-
systèmes de protection sociale, en rédui- lisés et des actions engagées, focalisées
sant les possibilités de sortie précoce sur le changement d’image des travail-
d’activité et en promouvant le maintien leurs âgés, quand il aurait fallu améliorer
dans l’emploi, par des incitations finan- leur employabilité, par des actions de
cières, tant pour les entreprises que pour formation en particulier.
les salariés, qui assurent une marge de jeu
nouvelle aux individus. On retrouve avec plaisir dans cette
nouvelle édition la richesse et la préci-
La dernière partie revient sur les sion de données empiriques actualisées,
mutations de la retraite, et sur ses effets la pertinence de la comparaison interna-
dans l’organisation du parcours de vie. tionale comme stratégie de recherche et
La transition entre activité et inactivité la robustesse des c onclusions déjà
n’apparaît plus réglée par le passage à la présentes dans L’âge de l’emploi. La
retraite, mais s’opère à travers différents perspective macrosociologique tend
dispositifs de sortie du marché du travail, cependant à écraser quelque peu la diver-
qui introduisent de la flexibilité dans les sité des travailleurs âgés, et ne permet
parcours individuels. Ces changements guère de prendre en compte leurs posi-
contribuent à brouiller l’ordonnancement tions différenciées dans l’activité. Ainsi,

347
Revue française de sociologie

alors que l’auteure distingue bien taux discipline, les conditions institutionnelles
d’emploi féminin et masculin, cette de sa naissance, les modalités intellec-
distinction ne donne guère lieu à analyse tuelles de sa constitution.
et ouvre autant de questions qu’elle
Le plan de l’ouvrage est chronolo-
apporte de connaissances. Certes, les
gique. La première partie traite du rôle de
variations des taux d’emploi féminins
l’ISST dans la naissance de la discipline
sont d’interprétation complexe, puisque
(années d’après-guerre). La deuxième
qu’ils sont soumis à des effets d’âge et de
partie analyse la « sociologie empirique »
génération difficiles à discriminer. Mais
des années 1960-1970. La troisième
on aurait aimé par exemple que l’accrois-
partie, « La sociologie en action », porte
sement continu de l’activité des Fran-
sur la décennie 1980-1990. L’introduc-
çaises entre 50 et 54 ans depuis 1971,
tion précise la méthode adoptée :
alors que le taux d’emploi des hommes
retracer, à partir de l’analyse des archives
de la même catégorie d’âge s’effrite sur
et des documents, le rôle des institutions
cette période, soit commenté, au-delà
et celui des chercheurs dans l’élaboration
d’être établi. En outre, alors que la
de la sociologie du travail. Les sources
démonstration de la désinstitutionnalisa-
sont d’une part les archives du ministère
tion des parcours de vie à partir de l’ana-
du Travail et celles de l’Université,
lyse des transformations de la retraite est
d’autre part les rapports d’activité des
très convaincante, peu de données d’en-
chercheurs et les appréciations du Comité
quête viennent soutenir l’idée d’un affai-
national du Cnrs.
blissement de la standardisation des
parcours de vie, dont on aimerait savoir L’ouvrage restitue « le style » de la
comment elle touche, de manière diffé- recherche, les lieux, les acteurs et les
renciée selon les catégories sociales, les moyens qui la soutiennent. Sont rappelés
trajectoires des individus. Ces quelques les cadres sociaux et politiques de la créa-
réserves soulignent paradoxalement la tion de l’ISST : période d’après-guerre de
fécondité du champ de recherches ouvert coopération avec les États-Unis, qui four-
par Anne-Marie Guillemard, et invitent à nissent le modèle et l’inspiration. Le
explorer au plus près des salariés âgés les ministère du Travail et ses hauts fonc-
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transformations des fins de carrière. tionnaires, issus de la Résistance, jouent
un rôle prédominant dans l’impulsion de
Isabelle Mallon recherches appliquées au travail. Les
sciences sociales du travail vont pouvoir
Centre Max Weber – Cnrs apporter des solutions aux problèmes du
travail et contribuer à la modernisation
des entreprises. L’intention est d’associer
les syndicats à cette action réformatrice.
Tanguy (Lucie). – La sociologie du Les institutions créées, centre de recher-
travail en France. Enquête sur le ches et centre d’enseignement, conju-
travail des sociologues, 1950-1990. guent paritairement l’action de l’Univer-
Paris, La Découverte (Recherches), 2011,
sité et celle du ministère. Georges
267 p., 20 €. Friedmann et les chercheurs issus du
Centre d’études sociologiques vont jouer
La sociologie du travail est reconnue un rôle important dans l’encadrement des
comme la matrice de la sociologie de la recherches. Les missions de productivité
décennie d’après-guerre. Le rôle « oublié », aux États-Unis (mais surtout les stages
par les historiens des sciences sociales, des jeunes chercheurs dans les universités
de l’Institut des sciences sociales du américaines) vont contribuer à modéliser
travail (ISST) dans la naissance de la les recherches dans leur apport méthodo-
sociologie du travail est analysé sous logique, largement inspiré des recherches
trois aspects : la spécialisation de la américaines. Mais la problématique

348
Les livres

restait plus favorable à des orientations Le second aspect des préoccupations


de critique sociale qui n’étaient pas sans de la sociologie du travail de cette
contredire les orientations réformistes des époque est méthodologique. La démarche
financeurs. Cet aspect conflictuel de la « scientifique » présuppose une explica-
situation des chercheurs paraît sous-estimé tion contrôlée et donnant lieu à vérifica-
dans cette reconstitution des enjeux de la tion. On se méfie du raisonnement philo-
recherche. Si l’administration qui les sophique et des idéologies. L’importation
finance définit les sujets de recherche, des méthodes statistiques américaines
l’orientation des recherches, souvent d’enquête va jouer ce rôle. Elles édictent
critique sinon contestataire, relève des les méthodes et techniques de recueil et
chercheurs. de traitement des données. Cette caracté-
ristique explique la place réservée à
L’ISST a donc joué un rôle fonda-
Raymond Boudon, disciple de Robert
mental dans l’essor de la sociologie
Merton et Paul Lazarsfeld, dans cette
empirique, l’accès au terrain industriel, la
partie. Il y a conjonction de la sociologie
mise en œuvre des méthodes. Les orienta-
empirique et de la méthodologie statis-
tions des chercheurs qui revendiquent
tique d’inspiration américaine. Celle-ci
leur indépendance gardent cependant leur
va, à la fin de la période, être remise en
autonomie. La diversification de la socio-
cause par le mouvement de Mai contes-
logie en différents laboratoires au sein du
tant cette individualisation et mathémati-
Cnrs qui va rapidement s’enchaîner en est
sation des faits sociaux qui les réifient, et
une confirmation. L’ISST va largement
rappelant la centralité du conflit et des
contribuer à la création de la revue Socio-
mouvements sociaux dans l’évolution de
logie du travail, dont ses recherches vont
la société.
alimenter le contenu. Le liminaire de ses
objectifs rappelle, ainsi que le Traité de Ces conditions d’émergence de la
sociologie, l’intention « d’étudier la sociologie du travail n’excluent pas, dans
société comme œuvre des hommes, les recherches, une diversité d’orienta-
produit du travail collectif » (Sociologie tions opposant notamment les labora-
du travail, 1966, 4). On reconnaît ici la toires de Michel Crozier et Jean-Daniel
référence à une sociologie de l’action qui Reynaud à celui d’Alain Touraine. Crozier
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se différencie du fonctionnalisme de la et ses analyses des dysfonctions des orga-
sociologie américaine. Elle s’en inspire nisations et des institutions se situait plus
cependant par son empirisme et sa métho- aisément dans l’optique réformiste des
dologie. ministères et des planificateurs. L’orien-
Cette sociologie empirique, qu’il tation « relations professionnelles » de
s’agit de bâtir, est le sujet de la deuxième Reynaud correspondait également au
partie de l’ouvrage (années 1960-1970). courant participatif qui inspira le minis-
Tanguy saisit les conditions dans tère du Travail. Les travaux du Labora-
lesquelles s’effectue la recherche ainsi toire de sociologie industrielle recher-
que les modalités de son exercice, les chaient au contraire dans la sociologie de
procédures d’élaboration des connais- l’action l’explication de l’évolution des
sances. Pour les commanditaires des sociétés. Ces controverses se sont large-
recherches, les questions sociales doivent ment exprimées dans les revues notam-
être traduites en objectifs d’enquêtes. La ment, dans le ton et l’esprit critique des
sociologie doit être utile à la modernisa- comptes rendus et notes critiques de
tion de la France. Il s’agit de rechercher Sociologie du travail, sur lesquels l’ou-
un modèle efficace et compétitif pour vrage appuie ses analyses. La création de
résoudre les problèmes de croissance et la Société française de sociologie va être
de productivité. La mobilisation des une autre occasion pour les chercheurs de
connaissances vise à agir plus rationnel- manifester leur indépendance : la société
lement sur le monde social. savante, en professionnalisant la disci-

349
Revue française de sociologie

pline, définit les normes scientifiques de tion a privilégié les entreprises nationali-
son exercice. Dans cette optique, un sées (Renault, EDF, RATP, SNCF), ainsi
chapitre entier est consacré à la gestion que les syndicats : recherche sur la liberté
des carrières. Y transparaît le dirigisme d’expression des salariés qui aura une
des patrons sur les jeunes chercheurs. S’y application législative. Il s’agit de favo-
exprime curieusement l’insistance de riser l’approfondissement de la démo-
Friedmann sur la méthodologie statis- cratie dans l’entreprise.
tique, qui fut pourtant étrangère à ses
La puissance critique des sciences
travaux. La conclusion de cette exégèse
sociales « auxiliaires de la démocratie et
des années 1960 rappelle leur préoccupa-
de l’instauration du socialisme » (p. 159)
tion des problèmes sociaux et l’inspira-
est reconnue. L’objectif est de produire
tion d’une foi dans le progrès aujourd’hui
des connaissances utiles à un nouveau
disparue.
type de développement économique et
La partie III, concernant les années social. Une place privilégiée est accordée
1980-1990, est titrée « La sociologie en à la sociologie du travail (création du GIP
action ». Ce titre marque un renouveau Mutations industrielles), avec encourage-
d’intérêt et de soutien gouvernemental à ment de l’interdisciplinarité (programme
la recherche. Le programme mobilisateur cognisciences). Le chercheur devient
de Jean-Pierre Chevènement vise à acteur du changement, acquiert un statut
impulser une politique industrielle d’expert. Cette perspective n’est finale-
stimulée par la recherche. Le Programme ment pas tellement éloignée des inten-
interdisciplinaire de technologie travail tions des promoteurs de la sociologie du
emploi et mode de vie (PIRTTEM) est travail de la première période. Elle
chargé de définir appels d’offre, conven- semble plus efficace dans ses effets. Les
tions, contrats. Le colloque Recherche et années 1950 pâtissaient d’un cadre poli-
technologie et la loi d’orientation de tico-social très conflictuel, entravant
1982 définissent les principes : garantir l’action réformiste. Ce contexte partici-
l’autonomie de la recherche et répondre à patif a finalement stimulé l’essor d’une
la demande sociale. Les Assises régio- sociologie de l’entreprise, mise en valeur
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nales de la recherche mobilisent les cher- et en pratique par Renaud Sainsaulieu. La
cheurs sur trois objectifs : la démocratisa- sociologie du travail dont elle vise à se
tion de la recherche, la réconciliation de distinguer ne manquait pas d’enquêtes
la recherche fondamentale et de la sur l’entreprise. Mais la rupture s’appuie
recherche appliquée, la reconnaissance sur l’affirmation d’une perspective
des sciences humaines et sociales. La nouvelle. L’entreprise, dans cette optique,
nouvelle centralisation administrative ne est appréhendée comme lieu de régula-
se fait plus autour du ministère du tion des rapports sociaux, de construction
Travail, mais sous l’égide du ministère de d’identités et d’une culture spécifique.
l’Industrie. La politique de la recherche Référence est faite aux théories de la
met l’accent sur les mutations technologi- communauté (Ferdinand Tönnies, Max
ques et la revalorisation de l’entreprise. Weber). Les chapitres 10 et 11 dévelop-
La période est marquée par un accroisse- pent longuement ce renversement d’ap-
ment des crédits (doublement du finance- proche. Il s’appuie sur une nouvelle
ment des thèses). Sous la forme de conception du « métier de sociologue »,
« contrats de connaissance », le rapport déjà exposée par Crozier et Erhard
Godelier va proposer une déontologie de Friedberg dans leur théorie des
la recherche dans les entreprises, suscep- « systèmes d’action concrets » (L’acteur
tible de transformer les rapports sociaux. et le système). Tout en proclamant l’en-
Les « contrats de connaissance » définis- treprise comme « affaire de société »
sent des modalités de coopération entre Sainsaulieu insiste sur le rôle d’expertise
chercheurs et entreprises : leur applica- et de conseil du sociologue donnant

350
Les livres

l’exemple, dans ses recherches, de sa davantage donnée aux promoteurs qu’aux


mise en pratique. Cette optique nouvelle chercheurs. Or, la remarque en est faite
appelle à la création d’un milieu profes- au passage, les chercheurs souvent se
sionnel et d’une nouvelle conception du dissocient des projets des institutions qui
métier de sociologue plus performatif, les financent, ou même les ignorent. L’in-
moins distancié des pratiques managé- fluence des missions de productivité aux
riales. La pénétration des sciences États-Unis dans les orientations de
humaines dans les écoles d’ingénieurs recherche de l’ISST en est un exemple.
(École des Mines, Polytechnique) paraît On aimerait s’interroger sur ce hiatus
valider ce point de vue. Cependant, il a entre les perspectives des praticiens de
été contesté par une bonne part des cher- la recherche et celles de leurs comman-
cheurs défendant le primat de l’interpré- ditaires institutionnels.
tation du travail comme rapport social L’ouvrage apparaît donc comme une
(Journées de sociologie du travail, orga- analyse de l’évolution des politiques de
nisées à Lille en 1987 « à l’initiative indi- recherche plutôt que comme un bilan de
recte des responsables du PIRTTEM » leurs résultats. Aucun des ouvrages de tel
[p. 94]). L’orientation des chercheurs ou tel chercheur n’est cité, au contraire
reste souvent contestataire : le discours de leurs interventions dans les débats et
managérial de l’époque sur la nouvelle controverses sur les orientations de la
vision de l’entreprise apparaissait comme discipline. Les choix faits dans l’im-
un défi aux orientations traditionnelles de mense documentation utilisée appuient
la sociologie du travail. cette interprétation. Ceci ne trahit pas
Tanguy souligne, à juste titre, que la l’objectivité d’une synthèse magistrale de
sociologie de l’entreprise n’est advenue la production scientifique de l’époque,
que « parce que nombre de chercheurs mais introduit cette réserve que celle-ci
étaient déjà engagés dans cette voie » est pondérée par le privilège donné à son
(p. 195). L’exemple de la conversion de encadrement institutionnel plutôt qu’à la
Touraine à l’intervention sociologique le créativité propre à la discipline.
démontre. On aurait aimé qu’une place
soit accordée aux productions des labora- Claude Durand
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toires moins portés à ces pratiques réfor-
Centre Pierre Naville
matrices et maintenant une perspective de
sociologie critique : recherches sur les
conflits sociaux, sur les conséquences du Louvel (Séverine). – Des patrons
Mouvement de Mai… y compris sur les aux managers. Les laboratoires
politiques des entreprises. de la recherche publique depuis les
Le résumé de son contenu montre années 1970. Préface de Christine
l’importance de cet ouvrage. La docu- Musselin.
mentation utilisée est considérable. Les Rennes, Presses Universitaires de Rennes
interprétations dénotent un esprit de (Res Publica), 2011, 164 p., 15 €.
synthèse remarquable. L’objectif était de
« décrire, comprendre et analyser la Le système français de recherche se
sociologie en acte ». Pour le faire, Lucie réorganise perceptiblement durant les
Tanguy s’est moins appuyée sur le années 1980 et 1990. Partant de ce
contenu des recherches que sur leurs constat, Séverine Louvel, maître de
intentions, sur leurs perspectives. Les conférences à Grenoble (PACTE),
documents utilisés, archives du Cnrs, des restitue dans ce premier ouvrage son
ministères, de l’Université conduisent à travail de thèse sur l’organisation des
privilégier l’analyse des politiques de laboratoires académiques. Le tableau
recherche, leur utilisation, plutôt que leur présenté est celui d’une transition d’une
contenu ou leurs résultats. La parole est organisation dirigée par des « patrons »,

351
Revue française de sociologie

qui érigent et contrôlent un domaine La focale passe, dans le deuxième


scientifique, à une organisation gérée par chapitre, sur les ressources humaines,
des « managers ». Cela se traduit par le subissant une dynamique similaire. La
dessaisissement des laboratoires de leur montée des contraintes institutionnelles
propre pilotage au profit d’une « régula- conduit à une « managérialisation » des
tion conjointe » où prennent part les stratégies de recrutement des chercheurs,
tutelles. L’étude propose au lecteur de en contraignant les marges de manœuvre.
suivre cette évolution entre ces deux Les années 1970 voient coexister deux
idéaux-type, la direction légitimée par ses types de stratégies distinctes, le « jardi-
compétences scientifiques reconnues des nage », qui « repose sur la formation, le
années 1970 et l’organisation managé- recrutement, et la promotion sur place
riale actuelle au croisement de multiples des chercheurs » (p. 51) et la « collec-
régulations institutionnelles, par l’ana- tion », qui « suppose d’attirer des cher-
lyse détaillée de laboratoires en sciences cheurs qui n’ont pas été formés dans le
du vivant. Si les études de laboratoire laboratoire » (p. 53). Toutefois, ces deux
marquèrent la sociologie des sciences par stratégies « pures » vont se trouver entra-
une attention accrue aux pratiques scien- vées par l’importance croissante du rôle
tifiques (Karin Knorr-Cetina, Steve des tutelles dans la définition des logi-
Woolgar et Bruno Latour, Michael ques de recrutement, limitant le « jardi-
Lynch), Louvel s’en éloigne un peu et nage » par une dissuasion au « loca-
s’inscrit dans une approche de sociologie lisme » et fragilisant la « collection » par
des organisations afin « de mieux faire les modifications de procédures. Cette
connaître les laboratoires comme organi- transformation des pratiques de recrute-
sations » (p. 145). Chaque chapitre se
ment conduit alors à des pratiques oppor-
penche sur un aspect délimité pour
tunistes où les laboratoires « sont souvent
enquêter sur ses transformations.
contraints de saisir des opportunités de
Par l’étude des archives de trois labo- recrutement » (p. 67), restreignant en
ratoires de sciences du vivant, nommés conséquence la possibilité de stratégies à
pour l’occasion Athéna, Minerve et Icare, moyen terme.
le premier chapitre retrace le rôle de la
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direction. Avec ce matériau d’enquête La part des financements contractuels
riche et détaillé, Louvel renseigne la tran- augmente dans les années 1990. Le troi-
sition de l’ère des patrons à celle des sième chapitre en considère les consé-
managers, thèse principale de l’analyse à quences sur le laboratoire et souligne la
laquelle fait référence le titre de l’ou- substitution progressive des logiques
vrage. La « régulation communautaire », d’organisation scientifiques par des
pensée comme l’orientation du labora- raisons économiques ou gestionnaires.
toire par des chercheurs souverains, se Trois stratégies d’adaptation sont obser-
transforme sous l’influence de tutelles vées : une caisse commune informelle,
multipliant les injonctions institution- une formelle et la cotisation. La première
nelles extérieures aux impératifs scienti- repose sur la base d’échange de bons
fiques. Cela s’accompagne de la redéfini- procédés et d’obligation morale de parti-
tion du rôle de directeur, du statut de cipation, produisant et renforçant l’iden-
décideur légitimé par ses compétences tité collective mais pouvant susciter un
scientifiques reconnues à celui d’anima- sentiment d’injustice lors d’abus.
teur et de passeur : « On observe en parti- Précaire, celle-ci évolue alors vers une
culier un affaiblissement de [sa] légiti- forme plus explicitée respectant le prin-
mité scientifique, et un renforcement cipe de la répartition proportionnée à la
d’une légitimité qualifiée ici d’entrepre- contribution. Plus apparentée à une
neuriale […] La direction se positionne « forme d’échange économique » sur des
ainsi en médiateur, ou en passeur entre le bases comptables, elle conserve « un atta-
laboratoire et des réseaux. » (p. 38). chement persistant à une forte solidarité

352
Les livres

entre équipes » (p. 88). À l’autre extré- performance. Seule peut alors être
mité du spectre, la cotisation est une retenue une acception « faible » de l’in-
participation au fonctionnement réduite à dustrialisation correspondant à une ratio-
sa dimension financière sans plus impli- nalisation des pratiques de recherche
quer l’équipe dans l’élaboration d’une avec un positionnement plus explicite du
politique commune. La cotisation et la statut de doctorant. De cette manière,
caisse formalisée relèvent ainsi d’un l’aspect « managérial » ne serait donc pas
déplacement du centre d’équilibre de accompagné d’un renforcement de l’as-
considérations scientifiques à des consi- pect industriel.
dérations gestionnaires. L’ouvrage propose au lecteur une
Le quatrième chapitre prend pour illustration claire de l’organisation sur
objet l’évaluation et la manière dont le trente ans des laboratoires étudiés, bien
laboratoire s’en saisit. Sans avoir de ancrée dans la littérature de la sociologie
conséquence mécanique sur l’organisa- des sciences. Cependant, l’exhaustivité a
tion, elle conduit à des prises de position pour contrepartie un traitement inégal des
variées : obéissance réelle, symbolique chapitres. Si le premier, consacré à la
ou manipulation des normes. En interne, direction, est au cœur du sujet, celui
l’évaluation joue un rôle de concept fron- consacré au financement par projets ne
tière entre la direction et les chercheurs : fait qu’aborder un aspect de la question
subie par le laboratoire, elle intervient tandis que le dernier s’aventure dans une
dans les outils managériaux à la disposi- analyse de l’ethos professionnel des
tion du directeur. Celui-ci peut s’appuyer doctorants. Aussi, il semble pertinent de
dessus comme « le jugement contraignant s’interroger sur le titre de l’ouvrage : si
d’un tiers » pour exercer son influence. les directeurs-patrons « sont les vérita-
Louvel prévoit que la création de bles maîtres d’œuvre de la création des
l’AERES, qui généralise un mode d’éva- deux laboratoires » (p. 24), le statut
luation comparatif favorisant le paran- actuel du directeur est-il vraiment celui
gonnage, va conduire au renforcement d’un manager ? Un manager se doit
des outils managériaux à disposition de la d’avoir un certain pouvoir sur l’organisa-
direction. tion qu’il dirige, mais le directeur de
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laboratoire de nos jours se trouve-t-il
Enfin, le dernier chapitre aborde par
vraiment en position de pouvoir face aux
une réflexion sur l’ethos professionnel
équipes s’autofinançant par des contrats ?
des doctorants la question de la formation
Cette question n’est pas abordée, tandis
en s’interrogeant sur la possible « indus-
que la thèse majeure, fil rouge de l’ou-
trialisation » du monde académique en
vrage, semble plutôt celle du développe-
lien avec l’évolution documentée. L’indi-
ment de la « coordination conjointe »
cateur empirique retenu par l’auteure est
marquée par l’influence croissante des
« ce que signifie, depuis les années 1970,
tutelles. De plus, les productions scienti-
faire et encadrer une bonne thèse dans un
fiques du laboratoire et son positionne-
laboratoire académique » (p. 120). Pour
ment dans le champ disciplinaire, dont on
composer avec la diversité des critères
peut naturellement penser qu’ils partici-
recueillis d’une « bonne thèse », Louvel
pent à l’orientation stratégique, restent
choisit de faire un détour par la théorie
écartés de l’analyse.
des économies de la grandeur développée
par Luc Boltanski et Laurent Thévenot Plus que le titre, le sous-titre attire
(De la justification), retenant en particu- notre attention : Les laboratoires de la
lier deux systèmes de représentation : un recherche publique depuis les années
« inspiré » correspondant à une vision de 1970. Car si la démarche transversale et
la science ouverte d’inspiration merto- qualitative permet une exploration riche
nienne et un « industriel » valorisant le des matériaux d’enquête, il est difficile
professionnalisme et la mesure de la de comprendre une telle montée en géné-

353
Revue française de sociologie

ralité avec un échantillon aussi restreint. truction des catégories utilisées. En


Ceci d’autant plus qu’en se restreignant à dernière analyse, cette étude invite
des laboratoires des sciences de la vie surtout à être rapprochée d’autres études
Séverine Louvel pose le postulat de l’in- similaires pour corroborer ou nuancer la
différence à la discipline des organisa- portée des thèses proposées, et à éclairer
tions scientifiques. Même au sein de la d’autres aspects laissés dans l’ombre. Car
discipline, la représentativité des trois si le rôle scientifique de l’équipe est
échantillons retenus n’est pas discutée. souvent évoqué, quelle est l’évolution
Le lecteur est en droit de s’étonner de son rôle dans l’organisation du labora-
d’avoir un laboratoire de biologie végé- toire ?
tale comme représentatif d’un domaine
aussi vaste que les sciences de la vie, dès Émilien Schultz
lors que l’on connaît la singularité de la
sous-discipline. De manière similaire, les Gemass – Cnrs-Université Paris Sorbonne
données introduites dans la réflexion sont
généralement agrégées sur l’ensemble de Dutercq (Yves) (dir.). – Où va
la profession, avec le risque de dissimuler
les nuances propres aux différentes
l’éducation entre public et privé ?
thématiques : qui penserait à comparer un Bruxelles, De Boeck (Perspectives en
laboratoire d’ornithologie à un labora- éducation et formation), 2011, 202 p., 32 €.
toire de génomique ? Un échantillon plus
Alors que, dans la plupart des pays
important, un contexte plus précis ou une
occidentaux, l’enseignement est depuis
élucidation de la représentativité des
longtemps inscrit dans une logique de
laboratoires choisis seraient à même de
service public, régulé et le plus souvent
consolider l’analyse.
organisé par des autorités publiques, cette
Enfin, un bref commentaire doit être quasi-hégémonie est aujourd’hui sérieu-
fait sur le dernier chapitre, dont la sement bousculée et questionnée. Ce
démarche contraste. La tentative de faire questionnement s’inscrit dans un débat
correspondre une analyse en termes de dont la dimension idéologique est mani-
systèmes de représentation « industriel » feste et l’extension du privé dans le
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et « inspiré » met en évidence leur champ scolaire rime le plus souvent avec
coexistence, ce qui pose la question de la des discours néolibéraux vantant les
pertinence du cadre d’analyse adopté. En mérites de la concurrence, de l’émulation
outre, les catégories utilisées peuvent et du libre choix.
sembler par trop naïves et donnent Les auteurs de cet ouvrage collectif
surtout à voir la parole des acteurs, dont s’écartent volontairement d’un tel débat
l’échantillonnage n’est d’ailleurs ni idéologique. Ils ne l’escamotent pas
précisé ni discuté, et le sentiment de l’au- complètement, mais leur objectif majeur
teure : « Les doctorants se plient à une est à la fois de mieux documenter cette
discipline rigoureuse, à un travail mono- problématique en proposant une série
tone et confiné qui ferait passer l’enquête d’études empiriques portant sur des mani-
sociologique pour une promenade de festations contrastées du secteur privé
santé. » (p. 129). dans le champ scolaire et d’en élargir
Bien entendu, ces remarques ne l’interprétation en présentant diverses
doivent pas éclipser la pertinence et l’in- analyses de cette évolution des systèmes
térêt d’une analyse qui se donne pour but éducatifs.
de dresser un panorama aussi vaste. Mais, D’un point de vue empirique, cet
face à l’ampleur d’un tel sujet, les consi- ouvrage est très riche. Plusieurs contribu-
dérations méthodologiques doivent tions rendent compte des évolutions du
trouver une place, avec une justification secteur privé en France, en Belgique, au
de la montée en généralité et de la cons- Québec et en Suisse principalement,

354
Les livres

tandis que d’autres attirent l’attention sur par exemple, mais elle correspond aussi à
l’entrée par la marge du secteur privé : à la montée en puissance du principe de
travers l’aide aux devoirs, les cours de libre choix de l’école, lequel est en effet
perfectionnement, le soutien à la rédaction de plus en plus revendiqué au sein même
de mémoires, la publication d’indicateurs de l’enseignement public.
de performances des écoles ou encore
Dans sa contribution, Nathalie Mons
l’extension du baccalauréat international
poursuit ces clarifications conceptuelles
dans le monde. Un constat massif doit en
en précisant les formes de privatisation
tout cas être fait à la lecture de ces contri-
exogène. Elle propose de prendre en
butions : la signification attribuée au
considération trois paramètres permettant
secteur privé, le rejet ou l’intérêt porté à
de caractériser l’ouverture des systèmes
des formes de régulation alternatives sont
éducatifs au secteur privé : le statut des
fonction des contextes nationaux et
opérateurs (privé ou public), les sources
doivent être décodés au regard des
de financement (privées ou publiques) et
histoires nationales et de la manière dont
la place des pouvoirs publics en tant que
se sont constitués les systèmes éducatifs
régulateurs. À partir de ces trois paramè-
dans chacun de ces pays. En somme, s’il y
tres, elle affirme ensuite que, si le secteur
a des références paradigmatiques et idéo-
privé est en croissance dans un certain
logiques communes qui alimentent la
nombre de pays, cette évolution corres-
croissance du secteur privé, la lecture de
pond le plus souvent à la croissance d’un
son implantation et des débats qu’elle
enseignement privé subventionné, régulé
suscite doit nécessairement être une
par les pouvoirs publics. Il s’agit donc,
lecture contingente, adossée à des envi-
déclare-t-elle, d’une « privatisation
ronnements spécifiques.
régulée » caractérisée par un contrôle de
Au-delà de cet ensemble de travaux l’État (définition des programmes, de
empiriques, le second apport de cet critères pour les inscriptions, etc.) en
ouvrage est de proposer, au risque parfois échange d’un financement accru apporté
d’un certain éclectisme, une diversité de à ce secteur, ce qui ne peut être confondu
lectures relatives au développement du avec le développement d’un enseigne-
secteur privé et des logiques marchandes ment privé non régulé et alimenté par les
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dans le champ scolaire. En prenant un contributions financières des familles.
peu de liberté avec la table des matières, Mais à nouveau, si les catégories d’ana-
nous revenons ci-dessous sur quelques lyse peuvent être communes, il importe
contributions-clés qui aident à caracté- de se pencher aussi sur les spécificités de
riser les processus en cours et à saisir la chacun des systèmes éducatifs.
nature des transformations à l’œuvre.
Deux des chapitres rapportent des
Dès l’introduction, Yves Dutercq investigations menées auprès d’opéra-
s’emploie à baliser la question. Avec teurs privés ou de leurs bénéficiaires, en
Stephen Ball, il distingue la privatisation Suisse et en France. Elles permettent de
exogène de la privatisation endogène. La documenter et comprendre les processus
première correspond à un transfert de à l’œuvre là où se déploie la privatisation
responsabilités éducatives vers des opéra- exogène. En Suisse tout d’abord, où la
teurs privés qui assument dans certains très grande majorité des élèves fréquente
pays des pans importants de l’offre l’enseignement public, le canton de
éducative. La seconde correspond à l’in- Genève apparaît comme atypique avec
troduction dans l’enseignement public de 15 % des élèves de l’enseignement obli-
principes et de pratiques inspirés du gatoire scolarisés dans l’enseignement
secteur privé et fondés sur une logique privé. La recherche menée par Carl
marchande. Cette privatisation endogène Denecker et Monica Gather Turler s’est
peut correspondre à des importations aventurée sur ce terrain dans le but de
spécifiques, des formes de management saisir ce qui différencie ces écoles et les

355
Revue française de sociologie

rend attractives auprès de certaines sont pas en mesure de répondre. À


familles. Un premier constat relaté par les nouveau, l’observation fine du travail des
auteurs, c’est qu’à l’exception de quel- opérateurs privés devient une source
ques établissements renommés les d ’ i n t e r r o g a t i o n su r l ’ e n s e i g n e m e n t
établissements privés n’accueillent pas public. Mais dans quelle perspective ?
uniquement l’élite des élèves du canton, Faut-il soutenir cette offre privée complé-
mais ont aussi leur part d’élèves en diffi- mentaire à l’école publique ou plutôt
culté. Mais, plus fondamentalement, l’hy- aménager le service public afin qu’il
pothèse majeure des auteurs est que puisse mieux répondre, sous forme de
l’école privée et l’école publique se services complémentaires, à des demandes
distinguent moins par leurs finalités que spécifiques de ce type ? L’auteur ne
par les stratégies mises en œuvre dans le tranche pas, mais il refuse d’exclure a
but de les atteindre. Dans cette perspec- priori la première option.
tive, ils relèvent la capacité des établisse-
ments privés à adopter des modes de Les analyses proposées par Christian
fonctionnement nettement plus « organi- Maroy d’une part, par Bernard Convert et
ques » que les écoles publiques. La Lise Demailly d’autre part se situent à un
coopération entre enseignants y est, autre niveau et tentent de montrer
semble-t-il, plus grande, les grilles comment la place prise par des opérateurs
horaires y sont plus souples, les ensei- privés et les débats qui y sont associés
gnants semblent davantage s’identifier à révèlent une évolution plus large des
leur établissement et à son projet, la savoirs et de l’école en tant qu’institu-
présence de la direction y est plus tion. Ce que Maroy met en évidence
affirmée. En somme, relèvent les auteurs, avant tout, c’est l’évolution de la nature
cette analyse du secteur privé peut être du débat relatif à la place du secteur privé
une source d’interrogations pour repenser dans le champ scolaire. En référence à la
certaines modalités organisationnelles au Belgique, il souligne combien le débat
sein de l’enseignement public. relatif au rôle de l’État dans le domaine
de l’éducation porte historiquement sur
En France, Dutercq s’est intéressé à l’école en tant qu’institution, vis-à-vis de
l’offre privée de cours de perfectionne-
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laquelle s’opposent deux communautés
ment pour les « lycéens ambitieux ». À sociologiques (le monde catholique d’une
l’articulation de la fin de l’enseignement part, le monde laïque d’autre part). Et
secondaire et des classes préparatoires, l’objet majeur de ce conflit, c’est la
une telle offre vise à préparer les lycéens conception de l’éducation, les valeurs qui
aux épreuves d’admission et aux la traversent, le sens qui l’anime. Si le
exigences des filières les plus sélectives débat est toujours présent en Belgique,
de l’enseignement supérieur. Pour comme ailleurs, sur les places respectives
Dutercq, une partie du succès de ces de l’enseignement catholique et de l’en-
cours privés repose sur le type de travail seignement public, Maroy souligne à quel
et d’accompagnement pédagogique qu’ils point les termes du débat ne sont toute-
proposent. Les élèves interrogés souli- fois plus les mêmes et ont évolué d’une
gnent par exemple les capacités d’adapta- lecture institutionnelle à une lecture orga-
tion et de réponse à leurs besoins spécifi- nisationnelle. Aujourd’hui, ce débat ne
ques de ces professeurs de cours repose en effet plus sur la valeur et l’ad-
particuliers. Plus globalement, une rela- hésion à un programme institutionnel,
tion de confiance et de proximité semble mais sur les qualités respectives de deux
s’établir entre ces élèves et leurs profes- schémas organisationnels en termes
seurs particuliers, qui viennent combler d’efficacité éducative. Le basculement
une demande non seulement cognitive, majeur renvoie dès lors à la mobilisation
mais aussi relationnelle, à laquelle les de nouveaux critères d’évaluation de
établissements d’enseignement public ne l’enseignement privé : ce sont moins ses

356
Les livres

orientations normatives qui sont mises en dans le secteur public ou, plus globale-
avant que l’efficacité (potentielle) de ses ment, à dépasser des insatisfactions
stratégies organisationnelles. présentes dans l’enseignement public. À
cet égard, l’ouvrage évite le piège d’une
Convert et Demailly prolongent, dans dénonciation a priori de l’enseignement
une certaine mesure, une telle analyse en privé. On regrettera cependant qu’il n’ac-
s’intéressant au statut du savoir scolaire corde pas davantage de place à une
et universitaire tel qu’il apparaît sur discussion critique du modèle marchand,
Internet. Bien loin d’un rapport au savoir et de son principe central, le libre choix
désintéressé, fondé sur la valeur intrin- des familles. L’extension du secteur privé
sèque de la connaissance, de multiples dans le champ scolaire s’accompagne en
sites font apparaître, sous des formes effet, de facto, de revendications accrues
bénévoles ou commerciales, des rapports d’un droit des familles à choisir le lieu
fondamentalement instrumentaux et inté- d’éducation de leurs enfants. Et les
ressés aux savoirs. Les sites d’aide aux recherches empiriques sur cette question
devoirs, de rédaction de dissertations, de (voir notamment le chapitre de Pierre-
mémoires et de thèses, de vente de cours David Desjardins, Claude Lessard et
particuliers entretiennent une telle Jean-Guy Blais) sont nombreuses à
conception du savoir. La connaissance à montrer combien la combinaison d’une
acquérir y est souvent présentée comme telle possibilité de choix et d’une relative
un objet banalisé qui a un prix, qui se autonomie des établissements scolaires,
vend ou qui peut s’échanger. Les évolu- invités à proposer une offre spécifique,
tions internes du monde académique s’accompagne d’une segmentation de
peuvent aussi être parfois lues dans ce l’offre, d’une ségrégation accrue des
sens. Un crédit ECTS (European credit publics et le plus souvent d’un accroisse-
transfert system), par exemple, vaut un ment des inégalités entre élèves. Cette
point et représente une monnaie question est malheureusement peu traitée.
d’échange dans l’espace européen de
l’enseignement supérieur. Mais, observé Mais, au-delà de cette limite, l’ou-
par la lorgnette du web en tout cas, l’uni- vrage contribue incontestablement à
vers scolaire et académique apparaît l’instruction de ce dossier. Il le fait sans
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comme un espace d’échange et de négo- tabou en quelque sorte, relevant les atouts
ciation de services cognitifs. Ceux-ci, des opérateurs privés, dont certains
partiellement délestés de leur charge succès sont d’ailleurs des interrogations
culturelle, peuvent être comptabilisés, sur les faiblesses de l’enseignement
additionnés, échangés et achetés. Ces public. Il le fait aussi à travers des clarifi-
deux textes font ainsi apparaître que le cations conceptuelles et une analyse
développement du secteur privé s’inscrit renouvelée des termes du débat.
dans une évolution plus large : celle du
statut du savoir et d’une banalisation des Vincent Dupriez
instances chargées de le transmettre.
GIRSEF – Université catholique de Louvain
En somme, où va l’éducation entre (UCL)
public et privé ? L’ouvrage ne répond
certes pas à la question, mais il a le
mérite de la poser, tout en attirant l’atten- Saint Pol (Thibaud de). – Le corps
tion des lecteurs sur la diversité des désirable. Hommes et femmes
manifestations du privé dans ce secteur. face à leur poids.
Il invite aussi le lecteur à dépasser un Paris, Presses Universitaires de France
débat idéologique, et à prendre en compte (Le lien social), 2010, 224 p., 25 €.
la capacité d’un secteur privé subven-
tionné et régulé à répondre à certaines L’ouvrage de Thibault de Saint Pol est
attentes des familles non rencontrées le bienvenu pour au moins trois raisons.

357
Revue française de sociologie

D’abord parce qu’il était temps que s’af- grandes enquêtes quantitatives, au
firme un autre regard sur ce qui s’est premier rang desquelles l’on trouve le
imposé en problème de santé public « Panel européen des ménages » que
majeur – l’obésité –, tant les cadrages réalise chaque année l’Union européenne.
biomédicaux ou sanitaires dominent, Pour ce qui est du cas spécifique de la
pour les saturer, l’espace public et le France, Saint Pol se fonde sur les résul-
marché des savoirs scientifiques sur le tats de nombreuses études récentes, et en
sujet. On en aurait presque oublié ce que particulier des enquêtes « Santé » réali-
Mauss répétait à l’envie : le corps n’est sées par l’Insee. Finalement, afin de
pas qu’un système complexe de tissus, « pouvoir se pencher plus précisément
d’organes ou de chair, mais bien le sur les rapports des individus à leur
« miroir d’une époque et de son fonction- corps » (p. 10), il utilise l’enquête
nement » (p. 2). Ensuite, parce que ce « Histoire de vie » réalisée par l’Insee en
problème social est l’objet idéal permet- 2003. L’auteur se donne, en somme, les
tant d’illustrer la fécondité d’une pers- moyens empiriques de ses ambitions :
pective qui accorde au genre l’impor- une recherche conçue comme pluridisci-
tance essentielle qu’il mérite : le genre plinaire, en ce qu’elle entend dialoguer
s’affirme en effet, dans l’ouvrage, avec des disciplines aussi diverses que la
comme un aspect-clé de compréhension biologie, la médecine ou la nutrition,
du rapport que l’on entretient au corps et couvrant une vaste période historique
à la corpulence. C’est également par le (vingt-cinq ans), et comparative, puis-
prisme du genre qu’un thème qui croît qu’elle confronte la situation française à
chaque jour davantage en audience poli- celles des autres pays européens.
tique, celui des inégalités sociales de
santé, est minutieusement exploré : saisir L’ouvrage s’épanouit dans la succes-
les dynamiques au principe des inégalités sion de quatre chapitres principaux,
de corpulence aide à mieux « comprendre lesquels scandent les étapes d’un raison-
les inégalités dans leur globalité » (p. 5). nement élégant et logique. Dans une
Enfin, parce qu’il importe, selon l’auteur, première partie, Saint Pol revient sur les
que la sociologie se (re)donne le corps processus de construction sociale des
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comme objet principal, et qu’elle cesse corps. Il s’attache en particulier, dans une
d’ignorer qu’il est un essentiel « compo- veine sociologique désormais classique, à
sant de l’action humaine » (p. 2) : si l’on montrer comment les différences sociales
accepte que les relations que nous nouons qui génèrent des habitudes et des modes
avec les autres et notre environnement de vie différents s’impriment dans les
sont médiatisées par notre corps, il corps, au point que le corps ainsi marqué
devient impossible « de construire une soit aussi un « marqueur d’apparte-
théorie de l’action sans prendre en nance ». L’auteur insiste sur le fait que
compte le corps » (p. 3). l’expérience que les différentes classes
sociales ont de leur corps est variable et
Pour mener à bien son analyse, Saint que celle-ci induit un rapport à l’alimen-
Pol exploite, de manière souvent inédite tation également fort différent, les classes
et parfois originale, un vaste corpus de populaires, par exemple, valorisant les
données quantitatives, lesquelles permet- aliments nourrissants et fortifiants,
tent d’atteindre un niveau satisfaisant et comme l’avait déjà remarqué Boltanski
nécessaire de représentativité et de recul. dans un article pionnier. Mais ce qu’il y a
Il n’existe guère, selon l’auteur, d’en- aujourd’hui de nouveau, c’est la montée
quêtes exhaustives, ce qui le conduit à des exigences sanitaires et du souci de
utiliser et combiner, selon les exigences santé : le corps est devenu un capital à
de l’analyse, différentes sources complé- faire fructifier, une ressource à choyer,
mentaires. L’ouvrage s’appuie ainsi sur un patrimoine (presque) comme les
les résultats issus de l’exploitation de huit autres (Le Breton), désormais objet

358
Les livres

autant que cible de nombreuses interven- standards esthétiques. Il compare, à cette


tions individuelles et publiques. occasion, les normes qui ont exercé leur
Dans une deuxième partie, Saint Pol, « tyrannie » sur les hommes et celles qui
dans la lignée des travaux néo-foucal- se sont imposées aux femmes, remar-
diens (voir Peter Miller et Nikolas Rose), quant que la « contrainte pondérale »
montre comment, avant que l’obésité pèse plus intensément sur les secondes
devienne une catégorie d’action publique, que sur les premiers. Il conclut que,
ont été élaborés des instruments de contrairement à certaines analyses
mesure, et se sont épanouies des statisti- rapides, on ne serait pas récemment
ques et leurs moyennes, dessinant les passé, en Occident, d’une société valori-
formes de la normalité et de l’anormalité sant l’obésité à une autre qui célébrerait
des corps. Analysant les différentes solu- la minceur, mais que c’est plutôt « le
tions historiques de mesure de la taille seuil de ce qui apparaît comme
puis du poids, brossant ainsi un vaste obésité qui a diminué » (p. 96). Sur ces
panorama allant des travaux originels de bases historiques, il brosse un panorama
Buffon et de Quételet jusqu’aux unités de détaillé de la situation de la corpulence
mesures contemporaines, il indique dans le monde, en Europe, et en France.
comment le poids s’affirme progressive- Il montre que « l’éventail des valeurs
ment comme une variable sur laquelle, prises par la corpulence est assez simi-
contrairement à la taille, on peut agir et laire pour les hommes d’un pays à
sur laquelle il faut agir. Après avoir ainsi l’autre, mais nettement plus varié pour
passé en revue de nombreuses formules les femmes » (p. 105). Il souligne égale-
de calcul du poids idéal, Saint Pol ment que si la France possède une corpu-
accorde une place de choix à la genèse et lence parmi les plus faibles des pays
à l’étude de l’Indice de masse corporelle développés, il existe cependant dans ce
(IMC) et aux raisons qui ont conduit les pays un écart relativement important
scientifiques et les organisations interna- entre les hommes et les femmes. Il pointe
tionales à l’imposer comme catégorie de ainsi un constat d’importance : « L’obé-
mesure universelle. S’il existe peu d’at- sité est une pathologie plutôt féminine
tributs physiques disposant « d’un instru- que masculine, du moins dans ses cas les
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ment qui permet leur mesure et leur plus sévères. » (p. 109), tandis que l’em-
analyse sur une large population » bonpoint serait, lui, un fait social plutôt
(p. 48), Saint Pol avertit cependant qu’il masculin. Il ne se contente pas, toutefois,
ne compose pas une mesure neutre, bien d’objectiver et de comparer des états
qu’il passe souvent pour « scientifique », corporels physiques ; il double cette
et que cet indice, certes mondialement analyse d’une étude des représentations
accepté, n’en « conserve pas moins une que se font les individus de leur poids
marge d’erreur » (p. 75). (poids perçu et désiré). Fidèle à ces ambi-
C’est dans la troisième partie que tions initiales, il insiste volontiers sur les
Saint Pol exploite de manière plus systé- différences existant entre les hommes et
matique les données quantitatives qu’il a les femmes à ce sujet, ces dernières
réunies. Partant de l’hypothèse que les témoignant d’une plus grande insatisfac-
perceptions du corps qu’a un individu tion à l’égard de leur poids. Il ajoute que
particulier sont « influencées par les les normes de poids idéal sont très diffé-
représentations et les normes de la rentes d’un pays à l’autre : les Français
société à laquelle il appartient » (p. 89), auraient ainsi une corpulence idéale plus
l’auteur commence par revenir sur les faible que dans les autres pays européens,
représentations successives qu’a connues, « signe d’une pression plus forte exercée
au cours des âges, le « corps idéal » et sur sur la corpulence dans ce pays » (p. 117).
quelques-unes des dynamiques histori- Mais que l’on ne s’y trompe pas : en
ques qui ont présidé à l’évolution des dépit des variations locales, contrôler son

359
Revue française de sociologie

poids est devenu, partout en Europe, un de l’obésité en France tiendrait au chan-


nouvel « usage obligé du corps ». Et d’en gement de la structure des apports
conclure que « la libération des corps se personnels, et en particulier au dévelop-
manifeste paradoxalement par une forte pement de la consommation des plats
contrainte, des efforts et une perpétuelle cuisinés et à la multiplication des prati-
surveillance de soi et de son alimenta- ques de grignotage. Après avoir révélé la
tion » (p. 121). puissance des déterminants socioécono-
miques et de genre dans la genèse des
La quatrième partie s’attaque à ce qui
inégalités sociales face au poids, Saint
constitue certainement le cœur des inté-
Pol entreprend une critique, salutaire
rêts scientifiques de l’auteur : étudier les
mais convenue, des discours médicaux, et
inégalités sociales de corpulence, et
de leur monopole comme fondements des
évaluer, en particulier, le poids du genre
discours médiatiques. Il insiste, en outre,
dans la genèse de pareilles inégalités. À
sur les discriminations et stigmatisations
ces fins, l’auteur analyse quelles caracté-
dont font l’objet les personnes en
ristiques individuelles (diplôme, revenu,
surpoids et obèses, l’obésité fonctionnant
statut marital, etc.) jouent un rôle décisif,
comme un stigmate surtout, mais pas
quoique variable, dans la formation des
seulement, sur le marché du travail : ce
inégalités sociales face aux poids et
qu’il nomme les « inégalités corporelles »
insiste sur le fait que ces caractéristiques
redouble ainsi les inégalités économiques
ne jouent pas de manière comparable
et culturelles. L’auteur attire l’attention
selon que l’on est un homme ou une
sur le fait que les discriminations « sont
femme. S’il n’est guère possible d’énu-
moins graves pour les hommes » qu’elles
mérer l’ensemble des constats fort inté-
ne le sont pour les femmes, la « situation
ressants dressés ici, on peut toutefois
des hommes en surpoids n’étant pas
relever que plus on est diplômé, plus la
significativement différente des hommes
corpulence est faible, et que l’écart
de poids “normaux” » (p. 173). Et Saint
« entre les moins diplômés et plus
Pol de conclure : « Loin de ne présenter
diplômés est beaucoup plus élevé pour
qu’un enjeu de santé publique, les dispa-
les femmes que pour les hommes »
rités de corpulence traduisent ainsi des
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(p. 132). D’une manière générale, Saint
inégalités, entre groupes sociaux, mais
Pol identifie un « lien entre une corpu-
aussi entre sexes. » (p. 191). Ces argu-
lence des femmes élevée et un faible
ments lui permettent de terminer sur la
statut socioéconomique » (p. 144) : s’il
nécessité, quand on dessine des instru-
est vrai que l’on trouve une surreprésen-
ments d’action publique, de prendre acte
tation des obèses chez les ménages les
des déterminants socioéconomiques,
plus pauvres et que l’écart avec les plus
culturels et de genre, une politique
aisés a eu tendance à (légèrement)
publique « efficace » devant prendre en
augmenter entre 1990 et le milieu des
considération la façon dont chacun des
années 2000, le lien entre obésité et
deux genres se représente, différemment,
appartenance aux milieux modestes est
le corps désirable.
surtout valable, en France, pour les
femmes. Comment expliquer cette distri- Le livre est clair, bien écrit, sans
bution sélective de la corpulence dans les verbiage et atteint, parfois avec brio, la
différents milieux sociaux ? Saint Pol plupart de ses objectifs principaux.
estime que le faible coût des aliments les Toutefois, bien que Saint Pol prenne soin
plus caloriques « est sans doute pour de discuter l’opportunité de l’usage du
beaucoup dans la plus forte prévalence de terme d’épidémie et qu’il critique l’omni-
l’obésité chez les populations défavori- présence du discours médical dans l’es-
sées » (p. 152). Plus généralement, la pace public, on ne peut manquer de
brusque augmentation de la prévalence regretter que l’obésité comme problème

360
Les livres

social soit, dans l’ensemble, tenu pour Garcia (Sandrine). – Mères sous
acquis, et qu’il ne soit pas fait mention influence. De la cause des
des nombreux débats et controverses qui femmes à la cause des enfants.
portent, notamment aux États-Unis (voir
Paris, La Découverte (Textes à l’appui/
Abigail Saguy), sur l’importance Genre et sexualité), 2011, 383 p., 25 €.
« réelle » du phénomène et de ses consé-
quences. Dans la même veine, si on ne Au cours de la seconde moitié du
peut qu’admirer la maîtrise des savoirs XXe siècle se déploie un mouvement de
techniques qu’affiche l’auteur dans les fond en faveur de la maîtrise de la fécon-
pages traitant des différentes mesures de dité. Ce progrès de la « cause des
la corpulence, on regrette qu’il se fonde femmes » s’accompagne, paradoxalement,
principalement sur des arguments techni- d’une assignation croissante des mères à
cistes (de statistiques et de praticité) pour leurs tâches de soins et d’éducation,
justifier de la préférence finalement conçues comme centrales dans le dévelop-
accordée à l’IMC sur les mesures alterna- pement physique et psychologique de
tives : on aurait aimé une approche un l’enfant. C’est à la mise en évidence et à
peu plus critique et constructiviste du l’examen de ce paradoxe qu’est consacré
choix de la mesure et que les rôles de l’ouvrage de Sandrine Garcia, Mères sous
l’OMS et de l’IOTF, par exemple, ne influence, dont la structure est annoncée
fussent pas présentés « à plat », c’est-à- dans le sous-titre, De la cause des femmes
dire comme des prescripteurs neutres, là à la cause des enfants.
où d’autres travaux ont une approche plus
La construction de ces « causes » est
politique de la nature de leur activité.
analysée en étudiant les figures des
Finalement, si l’ouvrage réussit à dénatu- « entrepreneurs de morale » qui les ont
raliser l’objet « obésité », en montrant portées. L’auteure s’est livrée à un
ce que son développement doit « à la impressionnant travail de documentation,
société », il est moins convaincant dans fondé sur l’analyse des écrits laissés par
son analyse politique et nombreuses sont ces différents personnages, qu’il s’agisse
les conclusions auxquelles il parvient qui d’ouvrages plus ou moins grand public ou
déjà ont été énoncées, souvent avec plus
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de publications internes (bulletins des
de force, dans d’autres travaux spécia- associations ou revues professionnelles),
listes du sujet (voir les écrits de Poulain). mais également sur des entretiens effec-
On aurait aimé, enfin, que l’ouvrage tués avec certains des survivants de ces
honorât plus parfaitement l’une de ses mouvements et sur des correspondances
ambitions affichées dans l’introduction : qu’ils lui ont communiquées. Elle a ainsi
Thibaud de Saint Pol affirme certes que pu reconstruire minutieusement les
le corps est un composant essentiel de trajectoires biographiques de nombreux
l’action humaine, mais on peine, en acteurs (actrices) des luttes féministes et
réalité, à saisir précisément, c’est-à-dire de la construction de la psychopédagogie
de manière explicitement élaborée, en France, aussi bien des personnages de
quelles sont les conséquences de cette premier plan (Marie-Andrée Lagroua
affirmation pour la théorie sociologique, Weill-Hallé, Françoise Dolto) que d’au-
et en particulier pour la théorie de l’ac- tres moins connus. Ces portraits croisés
tion. permettent de comprendre la structura-
tion des différents mouvements qui se
sont succédé en faveur des deux
« causes » analysées.
Henri Bergeron
Les deux premières parties décrivent
Centre de sociologie des organisations la « croisade » (au sens d’Howard S.
Cnrs-Sciences Po Becker) qui mènera à la libéralisation du

361
Revue française de sociologie

contrôle des naissances puis à la légalisa- elle montre comment la construction d’un
tion de l’avortement. Garcia y montre le discours humaniste et transcendant les
rôle-clé de Lagroua Weill-Hallé, fonda- clivages politiques et religieux accom-
trice en 1956 de l’association Maternité pagne le développement du MFPF en
Heureuse, qui se transformera en 1960 en termes de légitimité, de respectabilité et
Mouvement français pour le planning de taille.
familial (MFPF). Bénéficiant du réseau Dans les années 1960 se multiplient
de son mari, Benjamin Weill-Hallé, qui les « centres d’orthogénie » dans lesquels
lui assure une légitimité scientifique (il on propose aux adhérentes des consulta-
est membre de l’Académie de médecine) tions aussi bien sur les problèmes d’infer-
et politique (ancrée dans les réseaux issus tilité que sur le contrôle des naissances
de la Résistance), elle reçoit également (avec prescription de contraceptifs
pour la fondation de l’association Mater- achetés à l’étranger), mais qui ont égale-
nité Heureuse l’appui de deux généra- ment une fonction de formation continue
tions de femmes : les plus âgées, elles à destination des médecins et une dimen-
aussi issues de la Résistance, femmes de sion d’étude – renforçant la vocation
notables pour la plupart, et les plus scientifique du mouvement – puisqu’y
jeunes, fortement diplômées, occupant sont effectuées des enquêtes sur les prati-
des positions professionnelles supé- ques mises en place par les couples pour
rieures. Cette analyse met en évidence espacer les naissances, leur efficacité ou
l’appui sur un capital social multidimen- leurs échecs. Ces centres sont adossés à
sionnel, caractéristique constante (et un « Collège des médecins », instance
croissante) de l’association, qui sera l’un garante de la déontologie professionnelle,
des moteurs de son succès. dont l’opposition ouverte au Conseil de
L’examen des publications, internes l’ordre des médecins est compensée par
au Mouvement et publiques, montre les l’inscription dans des réseaux profession-
deux volets d’argumentation en faveur du nels internationaux. Le fonctionnement
contrôle des naissances : la cruauté avec de ces centres, qui accorde une large
laquelle sont traitées les femmes qui se place aux discours des femmes et à la
sont livrées à des avortements clandestins mise en récit de leurs difficultés, les
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(avec la pratique du curetage à vif) ; la prédispose à accueillir de manière préfé-
misère (sociale, psychologique, morale) rentielle des membres des classes
des couples soumis à des naissances à moyennes, les classes populaires
répétition, qui peut entraîner le décès des semblant y être peu présentes. Elles sont
enfants par manque de soins. À partir des pourtant l’une des cibles privilégiées du
années 1960, ces derniers arguments MFPF, dont les publications mettent
tendent à prendre une place croissante, régulièrement en scène des femmes des
notamment par un recours à la psychana- classes populaires plongées dans des
lyse, qui démontre les conséquences conditions misérables du fait de nais-
négatives des grossesses non désirées sur sances trop rapprochées. Cette focalisa-
la santé mentale de la mère et de l’en- tion sur les classes populaires s’accom-
fant : le « non-désir de la mère » est pagne d’une dénonciation de la
source de « névroses infantiles » (p. 96). bourgeoisie catholique, dans laquelle un
L’auteure procède à une analyse précise trop grand nombre d’enfants fait égale-
des notions utilisées par les acteurs de ment courir aux femmes des risques de
l’époque : par exemple, la notion détresse psychologique.
d’« hygiène mentale », mobilisée au Situés en très grande majorité dans les
profit de la promotion du contrôle des classes moyennes, les membres du MFPF
naissances, présenté comme un instru- ne remettent guère en question cette
ment de lutte contre la « délinquance « double lutte des classes », qui les
juvénile » (p. 100). Plus généralement, oppose aussi bien aux classes populaires

362
Les livres

qu’aux classes supérieures. En revanche, nelle. Elle examine longuement le rôle


des dissensions internes se font jour, central joué par Dolto dans cette cons-
notamment sur le « paternalisme de truction de la « cause des enfants » (qui
genre » (p. 116) dont font preuve les est le titre d’un de ses ouvrages, paru en
médecins – hommes – du mouvement, 1985). S’appuyant sur les travaux de
auxquels s’opposent les femmes non Pierre Bourdieu, elle montre comment
médecins, qui revendiquent le droit de Dolto concentre sur sa personne diffé-
pouvoir parler pour elles-mêmes. Une rentes propriétés sociales lui permettant
autre ligne de clivage au sein de l’asso- d’apparaître comme une figure charisma-
ciation repose sur la question de l’avorte- tique qui capitalise des découvertes
ment. Si pour Lagroua Weill-Hallé la collectives, et de construire un « magis-
régulation des naissances est un moyen tère moral » sur les parents. Une analyse
pour éviter l’avortement, considéré serrée de ses publications montre
comme « une misère e t un échec » comment la présentation des parents
(p. 154), pour d’autres la contraception comme dépourvus de compétences
n’est qu’un premier pas vers l’obtention éducatives légitime l’intervention des
de la libéralisation de l’avortement. La spécialistes, au premier rang desquels les
légalisation de la contraception en 1967 psychanalystes. Elle met au jour des
exacerbe ces tensions, et donne lieu à la contradictions internes au sein des prises
construction de deux associations concur- de position de Dolto : une attitude paren-
rentes, pourtant toutes deux issues du tale qui semble valorisée dans une publi-
MFPF, qui proposent des solutions diffé- cation peut se trouver dénoncée par
rentes au problème de l’avortement. ailleurs. Ce « double discours » (p. 233)
L’évolution rapide des prises de position permet de disqualifier toute critique,
sur la question et leur radicalisation dans présentée comme fruit de « mauvaises
les années 1970, sous l’influence des lectures » (p. 341) ou d’interprétations
mouvements féministes et gauchistes, erronées. Les parents ne sont donc pas
conduiront à la relégation à l’arrière- seulement incompétents face à leurs
garde des positions de la fondatrice du enfants, mais aussi face à la parole de
MFPF. l’expert. Cette incompétence s’étend aux
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Avec l’accès à la maîtrise de la fécon- experts concurrents et construit une posi-
dité qui suit la loi sur l’avortement de tion dominante dans le champ. Cette
1974, la cause des femmes n’est cepen- posture, reprise par les héritiers de Dolto,
dant pas assurée, puisque de ce mouve- produit un monopole de l’interprétation
ment même qui a mené à une meilleure légitime.
régulation des naissances émerge une Garcia met également en évidence
centration sur l’enfant (désormais voulu l’inspiration profondément catholique de
et désiré) qui se traduira par un encadre- ces discours, ce qui l’amène à parler de
ment accru des mères. C’est à l’examen « l’universalisation d’une vision catho-
de ce second mouvement que sont consa- lique du monde » (p. 240) qui est l’exact
crées les deux parties suivantes de l’ou- opposé de la démarche de Lagroua
vrage. En retraçant l’institutionnalisation Weill-Hallé, consistant en une « séculari-
progressive de la psychanalyse de l’en- sation de la morale médicale » (p. 89). Si
fant, Garcia montre comment on passe de ces deux femmes ont pour point commun
questions centrées sur les enfants l’appartenance à la bourgeoisie, c’est
accueillis en institution (avec les travaux dans des fractions de classe différentes,
sur l’hospitalisme) à la construction de la s’exprimant notamment par des opposi-
séparation d’avec la mère comme un tions politiques. Tandis que le MFPF
« risque psychologique » qu’encourraient s’appuie sur un réseau de résistants plutôt
tous les enfants, notamment ceux dont les ancré à gauche (malgré une divergence
mères exercent une activité profession- avec le PC, qui reprend au moins en

363
Revue française de sociologie

début de période le discours nataliste de raine est analysée comme le ressort d’une
l’URSS), le soutien de Dolto à la poli- nouvelle « approche de la reproduction
tique de l’État français s’accompagne de sociale » (p. 367). De même, la reléga-
la promotion d’une vision profondément tion hors du cadre scolaire du traitement
réactionnaire de la femme. de troubles de l’apprentissage comme la
dyslexie (considérée comme un handicap
En effet, la lecture psychanalytique
depuis la loi de 2005) risque d’affranchir
tend à attribuer à l’environnement de
l’école de la réflexion sur l’efficacité de
l’enfant, et surtout à sa mère, les causes
son enseignement, notamment sur le
de toutes ses difficultés ultérieures. L’au-
devenir des enfants issus des milieux
teure démontre l’ancrage social de ces
populaires.
théories : une éducation est d’autant plus
« pathogène » qu’elle s’éloigne du Si la question de l’école nous éloigne
modèle éducatif des classes moyennes et du thème central du livre, autour de l’en-
supérieures. Les prolongements de ces cadrement des mères, elle en rejoint la
théories sont analysés sur la période deuxième ligne de force, qui traite de la
contemporaine par l’observation de promotion d’une morale ancrée dans les
« conférences sur la parentalité » et d’in- classes moyennes. Un des points forts de
teractions dans des « lieux d’accueil l’ouvrage est en effet d’insister sur la
enfants-parents », héritiers de la Maison double domination, de genre et de classe,
Verte créée par Dolto en 1979. Les effets s’exerçant sur les femmes des milieux
de domination sociale et de promotion populaires, qui s’explique en grande
d’un modèle de classes moyennes perdu- partie par l’analyse des propriétés
rent et se traduisent par une autosélection sociales des entrepreneurs de morale atta-
du public. L’analyse de rapports et de chés à défendre successivement ces deux
recommandations au niveau des instances « causes ». Il s’agit ainsi d’un travail
européennes démontre l’extension, dans précieux pour comprendre les conditions
les dernières décennies du XXe siècle, de d’application ou d’échec de ces entre-
la notion de maltraitance et la promotion prises de normalisation.
de la « parentalité positive » qui, une fois
Le livre offre une analyse foisonnante,
encore, stigmatise les pratiques éduca-
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ce qui nuit par moments à la poursuite de
tives des classes populaires, plus suscep-
son fil directeur. La mise en évidence de
tibles que d’autres d’apparaître comme
clivages internes aux différents mouve-
des « déviances parentales ».
ments étudiés enrichit l’analyse mais
Se présentant comme un « discours présente le risque de durcir artificielle-
révolutionnaire », la critique radicale ment l’homogénéité de ceux auxquels ils
faite par Dolto des pratiques pédagogi- s’opposent, qui ne sont sans doute pas
ques concerne aussi bien l’éducation exempts de divisions. Le lecteur pourra
familiale que l’école. On repère ici la par ailleurs regretter, surtout dans la
proximité avec le courant de l’École dernière partie, de longues citations de
nouvelle, qui vise à étendre au champ matériaux bruts qui auraient pu être
scolaire le rejet de pratiques dénoncées condensées pour laisser une place plus
comme « autoritaires ». Là encore, l’ou- grande à leur analyse (même s’il est vrai
vrage met au jour les conditions sociales que certains textes « parlent d’eux-
de production de ces discours anti-autori- mêmes »). Enfin, l’insistance sur les
taristes et les conséquences profondé- normes d’encadrement pourrait amener à
ment conservatrices de ces pédagogies majorer l’importance qu’elles revêtent
qui, en laissant s’exprimer des aspirations pour les femmes, surtout dans les milieux
de l’enfant considérées comme sponta- populaires, plus souvent captifs face aux
nées, risquent de favoriser l’expression dispositifs d’intervention. Sandrine
de l’héritage culturel. La diffusion de ces Garcia mobilise à profit les travaux que
théories dans la pédagogie contempo- d’autres ont consacrés à la réception de

364
Les livres

ces normes, en contrepoint de ses propres nôtre, symbolisée par les « jeunes de
analyses. Une lecture transversale de ces cité » : « Contrairement aux “blousons
questions pourrait amener à s’interroger noirs”, l’offre de délinquance ne se limite
sur la plus ou moins grande capacité de pas aux vols de consommation, d’apparat,
résistance des femmes des milieux popu- ou aux affrontements collectifs contre
laires, peut-être moins démunies dans la d’autres bandes. L’“homobandus”
sphère familiale que face aux questions découvre le trafic de stupéfiants, les solli-
qui se déroulent sur la scène scolaire. Cet citations du bizness et est dorénavant
ouvrage ouvre ainsi des pistes de moins vu comme un fils d’ouvrier qu’un
réflexion stimulantes sur les enjeux descendant d’immigré. » (p. 18). L’enra-
socialement différenciés des diverses cinement du trafic de drogue et la ques-
déclinaisons de la « cause des enfants ». tion de l’ethnicisation des rapports
sociaux constituent en effet deux évolu-
Séverine Gojard tions majeures des bandes actuelles.
Enfin, Mohammed formule son hypo-
Inra-ALISS thèse centrale, celle de la « compensation
sociale » (p. 21), en y déclinant quatre
variables : 1) frustrations matérielles ;
2) tiraillements identitaires ; 3) désirs
Mohammed (Marwan). – La forma-
d’accomplissement et, enfin, 4) antago-
tion des bandes. Entre la famille, nisme social. Pour l’auteur, la « thèse de
l’école et la rue. la compensation sociale implique de
Paris, Presses Universitaires de France comprendre les forces centrifuges de
(Le lien social), 2011, x-453 p., 29 €. l’école et de la famille et la puissance
centripète de la rue et de son pôle
L’ouvrage, issu d’une thèse de socio- déviant » (p. 24).
logie que Marwan Mohammed a
consacrée à l’étude des bandes évoluant Le premier chapitre est consacré aux
dans une cité du Val-de-Marne, présente thématiques des bandes et de la ségréga-
l’intérêt d’aborder un phénomène social tion. Mohammed se réfère explicitement
stigmatisé par le monde politico-média- à l’École de Chicago en reprenant son
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tique. Le projet de ce livre est de renou- fondement hypothético-déductif en
veler l’approche sociologique des bandes matière d’écologie urbaine : « l’inscrip-
en questionnant, d’une part, leur rôle tion spatiale est à la fois structurée et
fonctionnel parmi les jeunes des milieux structurante » (p. 31). En puisant dans les
populaires et, d’autre part, en proposant statistiques démographiques locales, il
l’analyse de la dynamique des bandes en montre le déclin social et économique du
lien avec l’institution scolaire, le cadre quartier avec l’augmentation importante
familial et la socialisation des jeunes du chômage, qui passe de 6,2 % en 1982
dans la rue. à 21,3 % en 1999 (p. 35). Bien que réti-
Dans l’introduction, Mohammed cent à utiliser le concept de « désorgani-
définit le terme de bande « comme des sation sociale » proposé par l’École de
regroupements juvéniles, informels et Chicago, l’auteur montre que l’« accumu-
durables, qui se distinguent par une dyna- lation d’expériences négatives confirme
mique transgressive et un rapport conflic- les discours défiants et pessimistes
tuel avec leur environnement immédiat » hérités des générations précédentes et
(p. 6). L’auteur montre l’importance des agit comme une révélation subjective,
inconduites juvéniles dans l’espace une prise de conscience d’un clivage
public comme enjeu de valorisation eux/nous qui dépasse les identifiants
collective parmi le groupe de pairs. Il fait locaux et communautaires » (p. 79). La
ensuite une comparaison historique entre reproduction des effets ségrégatifs locaux
la période des « blousons noirs » et la sur plus de trois décennies mériterait une

365
Revue française de sociologie

exploration supplémentaire dans la ques- sence de résultats « réduit au fil du temps


tion des pratiques juvéniles déviantes. le nombre de parents mobilisés et l’inten-
sité des actions » (p. 229). Ce constat
Mohammed s’interroge ensuite sur le questionne l’isolement institutionnel des
rôle des familles. En déconstruisant le parents pour affronter de telles probléma-
discours politico-médiatique de la tiques.
« démission des familles », et notamment
son versant culturaliste, il dévoile l’im- Mohammed aborde ensuite la question
portance des tensions familiales dans centrale de la dynamique des bandes et se
l’entrée en bande des jeunes. En effet, les réfère au concept de « cadre primaire »
stratégies autoritaristes des parents se développé par Erving Goffman. Tout
révèlent peu efficaces devant « l’in- d’abord, il interroge la question de l’hété-
fluence des relations fraternelles qui est rogénéité des parcours des « jeunes des
tout à fait déterminante s’agissant des cités » en se rapportant aux trois typolo-
bandes » (p. 161). Ce chapitre est sans gies proposées successivement par Azouz
aucun doute l’un des éléments forts du Begag, Michel Kokoreff et Emmanuelle
livre. Il montre que la problématique de Santelli dans leurs travaux respectifs.
la régulation juvénile « relève avant tout Celles-ci se révèlent pertinentes, selon
d’un face-à-face avec les parents » lui, dans l’analyse des situations indivi-
(p. 189). Les parents sont mis en diffi- duelles, mais pas forcément dans la
culté car « la dissonance entre normes compréhension des processus inhérents
horizontales et verticales affaiblit aux dynamiques collectives juvéniles. Il
d’abord ces dernières, tant les parents aurait été nécessaire que l’auteur appro-
semblent déconnectés des logiques d’in- fondît davantage ce constat en traitant
citation qui s’établissent dans l’intimité d’autres groupes juvéniles du quartier
même du foyer » (p. 161). Le parcours – ceux en voie de réussite scolaire par
dans la délinquance des frères aînés exemple –, afin de comparer réellement
(normes horizontales) est l’une des varia- les effets de ces dynamiques collectives
bles explicatives – avec celle de l’échec au sein d’autres pôles normatifs. Pour
scolaire –, de l’entrée en bande des frères Mohammed, le pôle déviant répond à une
cadets.
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sorte de communauté d’attitude, une
Dans la continuité du chapitre précé- « représentation dynamique de l’expres-
dent, la troisième partie s’intéresse à la sion de groupe qui s’y rattache » (p. 239).
question de l’autorité parentale. Celle-ci Il emploie le terme « délire » pour traiter
est abordée sous l’angle des « boulever- les différents pôles de pratiques cultu-
sements que continuent de provoquer le relles. L’utilisation de cette terminologie
déracinement géographique et le change- entre guillemets dénote en quelque sorte
ment social » (pp. 186-187). Si les exem- les incertitudes conceptuelles de l’auteur
ples nous permettent d’appréhender fine- quant à l’appréhension de la pluralité des
ment les enjeux éducatifs entre parents et différentes occupations juvéniles. Selon
enfants, en revanche, le concept plus lui, la dynamique des bandes « est le
large de « désorientation » paraît moins produit conjoint des parcours personnels,
convaincant. Réfutant le concept de des contextes judiciaires, de la “géopoli-
« désorganisation sociale » pour expli- tique des cités” et de la pression institu-
quer le déracinement et les mutations tionnelle » (p. 272). Il conclut sur l’im-
sociales, celui de « désorientation » portance du rôle des transgressions au
gagnerait à être approfondi. Le chercheur sein des bandes. Le chercheur démontre
termine ce chapitre sur la fatigue et la que la délinquance n’est pas l’objectif
lassitude des parents dont les enfants sont premier des bandes, bien que la progres-
étiquetés comme délinquants par l’insti- sion de la « culture bizness » soit indé-
tution scolaire. L’investissement parental niable dans les pôles déviants. En effet,
étant indexé à la réussite scolaire, l’ab- s’il souligne l’importance de la dimen-

366
Les livres

sion capitalistique propre aux phéno- loppées dans ce chapitre (pp. 327-333)
mènes des bandes, celle-ci se voit confortent l’analyse de l’auteur. À la
reléguée par le rôle essentiel de la recon- suite de Jean Monod et de Philippe
naissance collective à travers « la dimen- Robert, qui ont proposé respectivement
sion solidaire et altruiste du phénomène » les termes de « barjot » ou de « dingue »,
(p. 286). Le développement de l’éco- Mohammed propose la notion de
nomie informelle étant avéré par un « oufisme » (p. 359) pour appréhender les
ensemble de travaux récents, le prisme jeux de surenchère en matière de trans-
des bandes semble trop étroit pour appré- gressions : « la réputation est un objectif
hender plus globalement les mutations en social et symbolique qui vise à multiplier
cours au sein des modes de vie juvéniles les opinions favorables et à produire de la
en cité urbaine. notoriété » (p. 357). Il montre également
La cinquième partie aborde la dimen- que les bandes ont un ennemi commun :
sion sociohistorique des bandes. Elle l’institution policière. Si les exemples
consiste à montrer les transformations du d’injustices rencontrées par les jeunes
phénomène des bandes jusqu’à nos jours, sont particulièrement illustratifs à l’égard
thématique déjà abordée par Gérard de la police, il aurait été intéressant de
Mauger. L’auteur y mentionne les faire un parallèle historique des tensions
travaux récents au sujet des jeunes des entre classe ouvrière et police afin de
quartiers – de manière partiale –, en poin- mieux comprendre les particularités des
tant la disparition de la culture ouvrière rapports jeunes/police actuels. Le rôle
au profit de la notion d’ethnicité. Peu à des bandes dans les émeutes apporte un
l’aise avec l’ensemble de ces concepts éclairage supplémentaire. En revanche,
– certes pour le moins controversés –, on est plus circonspect s’agissant de la
l’auteur fait référence à celui de commu- question d’une « théorie du complot »
nalisation proposé par Max Weber, qui qualifiée trop hâtivement de « vision du
consiste à « exprimer son appartenance à monde dichotomique, paranoïaque et
une communauté de semblables profondément pessimiste » (p. 403).
(ethnique, régionale, nationale, etc.) » D’ailleurs, qu’entend l’auteur par l’ex-
(p. 308). Pour étayer son argumentation, pression sibylline de « socialisme des
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Mohammed aurait pu se référer aux imbéciles » évoquée à plusieurs reprises
travaux de Jean-Louis Amselme sur au sujet de la « théorie du complot » ? On
l’ethnie ou de Didier Fassin sur la race le suit davantage quand il désigne la
pour déconstruire les enjeux politiques en fonction communicationnelle des bandes
cours. De même, la notion de classes en démontrant leur nature autoségréga-
populaires est peu présente dans le tionniste et dichotomique « eux/nous ».
constat des transformations des modes de En définitive, Marwan Mohammed
vie juvéniles, altérant la pertinence de privilégie une analyse pragmatique de la
son analyse critique au sujet du dernier construction des bandes comme une série
ouvrage d’Hugues Lagrange. d’interactions entre de nombreux acteurs.
Le sixième et dernier chapitre est le Il reconstitue la multiplicité des
plus original. L’auteur y souligne la influences et en déconstruit le faisceau
dimension essentielle de l’agressivité des causalités. Observant plusieurs
dans la communication des bandes au scènes sociales sur le terrain, ce travail
sein de l’espace public. En effet, pour manque malheureusement d’une observa-
Mohammed, « l’agressivité est un instru- tion empirique plus approfondie s’agis-
ment efficace d’expression de la conflic- sant de l’étude de l’espace de la rue pour
tualité des bandes, un moyen de revanche consolider son analyse, et déconstruire
sociale qui permet de renverser ponctuel- davantage les trajectoires qui mènent aux
lement la domination » (p. 338). Les trois bandes pour les opposer aux autres
scènes d’observations empiriques déve- parcours juvéniles. On s’interroge égale-

367
Revue française de sociologie

ment quant au passage sans éclaircisse- Ferrand commence par préciser de


ment d’une référence à l’École de quel phénomène il entend rendre compte
Chicago à la théorie fonctionnaliste de lorsqu’il évoque des acteurs qui « chan-
Merton pour expliquer la dynamique des gent d’avis ». Il restreint son analyse au
bandes. L’auteur a cependant le mérite de cas où la personne tient sur un même
réactualiser la question des bandes, thème des propos contradictoires en
thématique trop souvent polluée par les présence de différentes personnes. Cela
débats politiques et médiatiques actuels. supposerait donc que la personne croit a
priori en des propositions ne concordant
pas. Ce cas particulier lui permet de
Éric Marlière révéler les postulats sous-jacents aux
CeRIES-Université de Lille III critiques habituelles adressées au concept
d’opinion : l’individu n’aurait qu’une
seule opinion sur chaque sujet et, par
conséquent, il est heuristique de consi-
Ferrand (Alexis). – Appartenances dérer que l’individu est le siège de l’opi-
multiples. Opinion plurielle. nion. En s’éloignant de ces postulats, on
Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires sortirait aussi de l’opposition entre expli-
du Septentrion, 2011, 162 p., 18 €. cations du comportement par la rationa-
lité et explications par l’inconscient.
Avec Appartenances multiples.
Opinion plurielle, Alexis Ferrand offre Le premier chapitre vise à situer les
un ouvrage dont le contenu, particulière- fondements de son modèle de « l’opinion
ment ambitieux, est indissociable de son plurielle » en référence à la tradition
mode d’exposition. Il y propose un sociologique et aux apports récents sur
modèle permettant de rendre compte de l’enjeu de l’individu pluriel. Il se place
l’incohérence des opinions chez certains dans la continuité de trois « idées
individus et du changement d’opinion en anciennes ». La première est une défini-
général, et ce à partir de l’idée que le tion de l’acteur social comme situé à
siège de l’opinion n’est pas l’individu l’entrecroisement d’une multiplicité de
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mais le réseau de sociabilité de celui-ci. cercles d’appartenances du fait des carac-
Sa démarche formelle s’avère alors téristiques structurales de la vie urbaine.
remarquable sur deux plans. On est Partant de Louis Wirth et insistant surtout
d’abord frappé par la grande clarté de son sur les travaux d’Alain Degenne, il en
propos théorique. Ferrand donne à voir la retient que l’acteur est soumis à des
construction étape par étape de son normes hétérogènes donc potentiellement
modèle. On suit donc au fil des pages un et probablement contradictoires. En
mouvement incrémental qui, d’hypothèse revanche, il reproche à cette tradition de
en hypothèse, conduit l’auteur à proposer ne pas avoir expliqué comment cette
un apport innovant à la théorisation du appartenance multiple est « structurelle-
comportement social à partir de l’hypo- ment possible et culturellement vivable ».
thèse d’un individu pluriel. Ensuite, l’am- La deuxième influence qu’il évoque est
bition paradigmatique de l’ouvrage se celle de George Herbert Mead et de l’in-
voit soutenue par l’effort constant de teractionnisme symbolique, qui ont intro-
l’auteur d’articuler et de mêler dans une duit la réflexivité de l’acteur au cœur du
même réflexion la discussion de ses social tout en soulignant l’existence
hypothèses et les enjeux de la recherche d’une dialectique paradoxale entre cette
empirique concrète à travers l’analyse capacité de création et le caractère cogni-
d’exemples de protocoles de recherche tivement contraignant des interactions.
précis. La pratique de l’enquête se voit De cette tradition, il retient que l’individu
donc pleinement intégrée dans la en situation de multi-appartenance peut
construction théorique elle-même. privilégier l’une ou l’autre et qu’il a la

368
Les livres

capacité créatrice de définir de nouveaux logie cognitive et plus largement de la


cadres de signification donnant sens à connaissance, il place au cœur de son
cette multi-appartenance. Surtout, il modèle la notion d’incertitude. Lorsque
insiste sur l’importance de l’interaction, l’acteur se trouve en situation d’incerti-
qui serait le siège des processus cognitifs. tude et qu’il se voit poussé à chercher
Selon Ferrand, il faudrait en conclure que conseil auprès des autres, les jugements
c’est l’interaction et non l’individu qui « sont élaborés dans et par le dialogue et
devrait constituer le niveau d’analyse et […] les interactions ont une capacité de
d’observation. Le troisième paradigme production cognitive et normative (elles
dont découle son modèle est la psycho- ne sont pas le simple medium d’exercice
logie sociale héritée des travaux psycho- d’une influence ou de transport d’une
métriques de Jacob Levy Moreno. Ce information) » (p. 67). Contre les modèles
courant de pensée met en évidence l’in- de l’influence asymétrique, l’auteur mobi-
fluence sur le comportement de l’indi- lise la vision dynamique et créative des
vidu de l’affect et de l’ensemble de ses interactions développée par Everett
relations sociales et conduit l’auteur à Rogers et Lawrence Kincaid et fondée
renforcer le constat précédent. Le réseau sur l’idée que l’unité qui traite l’informa-
de l’individu et non l’individu lui-même tion n’est pas l’individu mais le réseau
devrait être considéré comme l’atome d’échange. À l’aide de trois autres études
social. Quant à ses contemporains, il portant sur des thèmes relatifs à la santé,
reproche à Bernard Lahire et Jean-Claude il propose plusieurs types de facteur
Kaufmann, les deux autres auteurs ayant déterminant l’effet de la structure du
tenté de combiner ces trois idées, de se réseau de sociabilité de l’individu sur ses
focaliser sur l’action, ce qui les conduit à propres prises de position (normes
négliger l’importance du dialogue et de la concernant la légitimité de l’objet de
relation dans la vie sociale. discussion, taille du réseau, tabous, etc.).
Après ce cadrage théorique, Ferrand Insistant dans chaque cas sur la grande
met en exergue les enjeux méthodologi- proportion de personnes dont le réseau
ques du traitement empirique de ce présente un positionnement pluriel/
phénomène. À partir de plusieurs exem- contradictoire (toujours supérieure à
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ples récents d’études conduites sur les 20 %), il propose donc de substituer une
opinions politiques ou les représentations démarche relevant de l’individualisme
du sida, il montre que la prise en compte structural à la notion de milieu social. En
de la versatilité cognitive de l’individu a effet, cette dernière induit, selon l’auteur,
conduit à une certaine évolution des une construction particulière des ques-
méthodes d’enquête (davantage de ques- tionnaires qui ne permettrait pas de
tions à réponses multiples, simulations de laisser émerger l’opinion plurielle. Si
discussions, réunions successives d’un l’hétérogénéité du réseau social est
même panel). Elle s’est aussi retrouvée admise (chap. 2), les sociologues
dans les explications à travers l’idée que contournent donc cette hétérogénéité soit
la personne peut se mettre successive- en supposant que l’individu adhère à
ment d’accord avec des membres de son l’opinion la plus partagée par son entou-
entourage ayant des opinions divergentes. rage, ce qui ne concorde pas avec les
Néanmoins, ces deux démarches ne résultats des études qu’il cite, soit en
permettent pas de rendre compte précisé- supposant que l’influence dépend de la
ment de l’émergence d’opinions conjonction entre le réseau et le contexte
contradictoires au cours des interactions. d’action, ce qui laisse les processus
cognitifs à l’état de boîte noire.
Le troisième chapitre s’emploie donc
à combler cette lacune et à définir l’es- C’est à partir du chapitre 4 que débute
pace de pertinence de son modèle. Dans une formulation complètement positive
une démarche classique pour la socio- du modèle à partir de ses deux principales

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Revue française de sociologie

hypothèses : 1) l’individu en situation thèse que la relation et non l’acteur cons-


d’incertitude ne réfléchit pas davantage, titue l’unité d’analyse se traduit en une
il cherche conseil ; 2) par conséquent, théorie du comportement cognitif centrée
l’hétérogénéité de son réseau joue à plein sur l’idée de signature émotionnelle des
dans ces situations. Ferrand pousse cette croyances. L’acteur ne retient pas que le
conclusion plus loin en affirmant qu’il contenu du jugement, il est aussi marqué
faut admettre aussi que la personne en par la relation dans laquelle il a été formé
vient, au cours de ce processus délibé- et qui « signe » ce jugement. L’esprit de
ratif, à se mettre d’accord (successive- l’individu enregistre l’influence de
ment) avec des personnes en désaccord. l’autre dans la conversation en même
La conséquence est donc que « l’origine temps que la conclusion de la conversa-
de l’opinion n’est pas l’esprit de l’acteur, tion (l’opinion stricto sensu). Chaque
mais le processus dialogique constitutif opinion est donc mentalement associée à
de la relation » (p. 103). L’acteur en vient la relation que l’acteur entretient avec la
ainsi à avoir des opinions divergentes sur personne avec laquelle il en est venu à
un même objet. Ferrand commence par former cette opinion. Ferrand se posi-
limiter la portée de son « nouveau tionne donc contre les conceptions intel-
modèle d’analyse ». Il ne s’agirait pas lectualistes des contenus mentaux, en
d’une théorie générale de l’opinion, mais introduisant l’influence personnelle dans
plutôt d’une sorte de middle range theory l’explication de la conviction. Les
traitant d’un objet nouveau et permettant opinions se voient alors hiérarchisées en
des déductions testables. Il donne ensuite fonction de l’importance des relations
un exemple de recherche conduite grâce à dans lesquelles elles ont été produites. Si
l’utilisation de ce modèle et à l’invention le réseau social de l’acteur est herméti-
méthodologique qu’il permet (construc- quement segmenté, alors l’individu peut
tion de questionnaires « auto-hétéro- vivre la pluralité de son opinion sans
administrés »). Néanmoins, il revient problème. Les cas de contradiction appa-
ensuite sur ces limites en affirmant que rente sont donc ceux qui révèlent à l’ana-
ces cas d’opinion plurielle, certes minori- lyste la tension latente chez tout acteur.
taires, sont en fait révélateurs des Par ailleurs, l’évolution de sa sociabilité
© Éditions Ophrys | Téléchargé le 16/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 147.161.152.82)

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tensions traversant tout individu lorsqu’il se traduira par une évolution de la force
forme son jugement en société. Son de la signature de l’opinion associée à
modèle vise la compréhension des carac- telle ou telle personne, ceci pouvant
téristiques qui favorisent la stabilité ou la produire des rééquilibrages, autrement dit
versatilité des opinions. Il devient donc des changements d’opinion. Chaque juge-
une théorie plus générale de l’opinion ment implique donc deux niveaux du
puisque les cas de versatilité ne seraient mental, le niveau cognitif des jugements
que les cas révélateurs de la tension à et celui de la représentation du réseau
laquelle sont soumis tous les acteurs personnel. La signature, l’emprise de la
sociaux. Les outils conceptuels néces- relation sur le croire individuel, est donc
saires à l’utilisation concrète du modèle ce qui fait de la structure du réseau social
présenté dans le dernier chapitre visent l’entité qui déterminera la cohérence du
aussi à parachever cette transition d’une positionnement de l’individu. On notera
théorie de l’opinion plurielle vers une que le statut de ce second niveau du
théorie générale de l’opinion. Ce renver- mental est très peu discuté par Ferrand.
sement de l’enjeu de la représentativité S’agit-il de processus c onscients ?
est fondé sur l’idée que « les acteurs Inconscients ? Stratégiques ? Quelle prise
changeants ne sont pas de nature diffé- a l’acteur sur la hiérarchisation de ses
rente que les acteurs non changeants, de opinions et vis-à-vis de ces signatures ? Il
sorte que l’absence de changement est un ne discute d’ailleurs pas la différence
fait qui relève de la même interprétation entre cette idée de signature et la notion
que le changement » (p. 130). Son hypo- de sens de la pertinence chez Lahire, qui

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Les livres

semblent pourtant toucher au même enjeu distanciation notamment vis-à-vis de la


nodal de la sélection par l’acteur des conversation elle-même. Il aurait ainsi
influences à mobiliser. été intéressant d’intégrer à cette réflexion
les apports de Pascal Engel (« Niveaux
Si la clarté avec laquelle Alexis du mental : subdoxa, doxa, metadoxa et
Ferrand articule hypothèses et protocoles surdoxa » dans E. Pacherie, J. Proust, La
de recherche rend convaincant son appel philosophie cognitive, Ophrys, 2004) ou
à un déplacement du regard vers les rela- de Dan Sperber (Metarepresentations,
tions pour comprendre l’opinion des indi- Oxford University Press, 2000). Intro-
vidus, certains points gagneraient à être duire une gradation de l’incertitude et/ou
approfondis afin de lever les ambiguïtés une variété de nature de celle-ci, pour
quant à la portée de son modèle. La comprendre leur impact différencié sur
notion d’incertitude occupe une position les processus cognitifs mobilisés par l’in-
cruciale et pourtant elle ne se voit que dividu, permettrait aussi de comprendre
très rapidement définie dans cet ouvrage plus précisément dans quelle mesure et
très court. L’incertitude pousserait à c om m e nt l ’ i n t e r a c t i o n se c o n s t r u i t
chercher conseil. Seulement, l’auteur va comme une entité cognitivement créa-
plus loin puisqu’il dissout complètement trice (voir notamment K. Sawyer,
l’individu dans la conversation, dans la « Conversations as mechanisms » dans P.
mesure où celle-ci est présentée comme Demeulenaere, Analytical sociology and
principalement consensuelle. Cette social mechanisms, Cambridge University
évaporation de l’individu rend pourtant Press, 2011).
inutile un des objectifs majeurs de cet
ouvrage, la critique du dogme de la disso-
nance cognitive. Il manque donc une Jeremy Ward
théorie du comportement qui intégrerait Cultures et Sociétés Urbaines
la réflexivité de l’acteur, sa capacité de Université de Strasbourg
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