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L'homogamie à l'épreuve des sites de rencontres


Marie Bergström
Dans Sociétés contemporaines 2016/4 (N° 104), pages 13 à 40
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1150-1944
ISBN 9782724634747
DOI 10.3917/soco.104.0013
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 01/11/2023 sur www.cairn.info via Université de Lorraine (IP: 193.50.135.4)

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Marie BERGSTRÖM
(Se) correspondre en ligne
L’homogamie à l’épreuve des sites de rencontres

Apparus en France au tournant du XXIe siècle, les sites de rencontres sur internet
sont aujourd’hui largement fréquentés. Ils étendent la géographie des rencontres
amoureuses et sexuelles mais introduisent aussi un nouveau scénario de mise en
couple. Cette nouvelle organisation des rencontres rend difficile la mobilisation
du modèle explicatif habituel de l’homogamie, et ce de deux manières. Sociale-
ment et spatialement peu ségrégés, les sites suspendent d’abord la médiation des
cadres de sociabilité dans la formation des couples. Fréquentés par des per-
sonnes socialement hétérogènes, ils semblent ainsi désenclaver l’espace des ren-
contres amoureuses et sexuelles. Ensuite, l’absence de face-à-face et la
communication écrite modifient profondément le mode d’évaluation des parte-
naires potentiels. Si les sites changent donc les conditions de rencontre, les par-
tenaires qu’ils introduisent restent, eux, proches socialement. L’article montre la
manière dont est produite cette homogamie en ligne. L’analyse révèle une auto-
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sélection sociale produite processuellement au cours de trois étapes : l’évaluation
des profils d’utilisateurs, l’échange écrit et la rencontre en face-à-face. À chacun
de ces moments interviennent des mécanismes de sélection spécifiques qui don-
nent lieu, mais par d’autres chemins, à un appariement toujours homogame.

Online Correspondence
Homogamous Matching on Online Dating Sites
Online dating sites appeared in France at the turn of the 21st century and are
widely used today. They extend the geographical scope of meeting places but
also introduce a new dating scenario. This new organisation of dating makes it
difficult to apply the conventional explanatory model of homogamy. First, with
little social and spatial segregation, the sites seem to eliminate the mediation of
venues of sociability in couple formation. Used by socially heterogeneous indivi-
duals, they appear to de-segregate the romantic and sexual market. Second,
written communication and the absence of face-to-face interaction radically
change the mode of partner evaluation. Although the sites change the conditions
for dating, they nevertheless tend to introduce socially similar partners. The article
presents the way this homogamy is produced online. The analysis reveals a social
selection organised in three sequential steps: user profile evaluation, written
communication and physical encounter. Specific mechanisms of selection are at
work at each of these stages that, just like offline situations, result in homogamous
matching.

INTRODUCTION

« Normalement et selon les statistiques, je devrais rencontrer un garçon


de mon âge ou à peu près. Et normalement et toujours selon les statisti-
ques, il devrait faire à peu près les mêmes choses que moi dans la vie.
Normalement je devrais le rencontrer là où je travaille, ou mieux, à un
dîner organisé par une copine. Donc en gros si on fait un film de ma vie,
ben, personne n’ira le voir. Parce que franchement, qui aurait envie d’aller
voir des histoires d’amour qui se passent normalement ? Pas moi. Parce
que moi, je pense que l’amour, le vrai, il n’en a rien à faire des statistiques

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et qu’il se trouve pas forcément au bureau, dans mon immeuble ou au


coin de la rue. Moi je pense que les belles rencontres, elles se font partout,
mais surtout ailleurs. » (Spot publicitaire pour Meetic.fr, 2012)

Au printemps 2012, la société Meetic lance une large campagne


publicitaire afin de promouvoir son site de rencontres. Largement
connu des Français – au point d’être aujourd’hui un quasi-
synonyme du phénomène qu’il représente –, le site n’a plus besoin
d’être présenté en tant que tel et la promotion met en avant la
spécificité de ce mode de rencontres. Plus précisément, la cam-
pagne dépeint des rencontres affranchies des logiques sociales qui
caractérisent la formation des couples par ailleurs. Par la suspen-
sion (au moins virtuelle) des distances spatiales et sociales entre
individus, internet permettrait un choix amoureux plus libre et
ainsi un amour plus « vrai ».

Derrière le message publicitaire est implicitement évoquée la


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question de l’homogamie : la tendance des individus à former un
couple avec une personne socialement semblable 1. Sujet classique
en sciences sociales, l’homogamie fait l’objet de nombreux travaux
dont les résultats – les « statistiques » – sont aujourd’hui connus
au-delà du cercle académique : « la “foudre”, quand elle tombe, ne
tombe pas n’importe où » (Bozon et Héran, 1987, p. 946). Il en est
de même des théories explicatives, largement consensuelles, selon
lesquelles l’homogamie se produit en deux étapes. L’homogénéité
sociale des couples tient d’abord aux contextes de sociabilité. La ségré-
gation sociale des espaces de vie fait que les individus ont des oppor-
tunités de rencontres plus importantes lorsqu’ils sont proches dans
l’espace social (Bozon et Héran, 1988 ; Blau, 1994 ; Kalmijn et Flap,
2001). Ensuite, et à l’intérieur de ces cercles de relations socialement
restreints, l’homogamie advient du fait des préférences des acteurs.
Comprises comme des choix stratégiques (Becker, 1973) ou bien
comme des « goûts » socialement différenciés (Desrosières, 1978 ;
Bozon, 1991), ces préférences diffèrent entre milieux sociaux et
rapprochent des personnes socialement similaires.

Les sites de rencontres mettent au défi ce modèle de la formation


des couples. La campagne de Meetic en joue pour présenter les
rencontres en ligne comme exemptées des logiques sociales carac-
térisant les rencontres « ordinaires ». Utopiste, le message publici-
taire ne pointe pas moins la spécificité de ce mode de rencontres
qui met à mal l’explication habituelle de l’homogamie. D’une part,

1/ Mesurée par la proximité des partenaires en termes d’éducation, de profession ou d’origine sociale, cette
tendance a connu une évolution à la baisse depuis la fin des années 1960 comme le montre Milan
Bouchet-Valat (2014).

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déconnectés des lieux de vie, les sites de rencontres semblent désen-


claver l’espace des rencontres amoureuses et sexuelles. Cela d’autant
plus que, mettant en relation des individus sans interconnaissance
préalable, ils suspendent la médiation des cercles de sociabilité.
Cette apparente annulation du premier facteur homogame a conduit
un certain nombre d’auteurs à voir dans ces sites un marché matri-
monial plus « libre ». Dans une perspective proche de celle de
Meetic, l’appariement des partenaires y est considéré comme le
simple produit des choix des acteurs. Les sites constitueraient ainsi
un terrain idéal pour observer les préférences conjugales nettes des
contraintes structurelles, c’est-à-dire des pures « préférences
révélées » (Hitsch, Hortacsu et Ariely, 2010 ; Skopek, Schulz et
Blossfeld, 2011).

Cependant, ces sites se distinguent également des lieux de ren-


contre ordinaires par la manière dont les préférences amoureuses
vont pouvoir s’exprimer. Espaces numériques, ils se caractérisent
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par l’absence de face-à-face et par la communication écrite, propo-
sant ainsi des conditions d’interaction fort différentes de celles hors
ligne. Dans une étude des préférences conjugales, Michel Bozon
souligne le rôle central que joue l’apparence physique dans la sélec-
tion amoureuse. Envisagé comme un « signe global », révélateur à
la fois de propriétés psychologiques, intellectuelles et sociales, le
corps est au cœur des jugements relatifs aux partenaires potentiels
et ainsi de l’appariement homogame (Bozon, 1991). Ce deuxième
ressort de l’homogamie se trouve fortement modifié sur les sites de
rencontres. Basés sur l’interaction à distance, les sites substituent
un « profil » synthétique au corps physique pour remettre la ren-
contre de visu à un deuxième temps. Ces nouveaux services chan-
gent donc profondément les conditions de rencontres. Plus que de
simplement annuler un des facteurs de l’homogamie, ils rendent
difficile la mobilisation du modèle explicatif traditionnel de ce fait
social.

Quelle est donc la nature des couples formés via ces services ?
Comment se déroulent les rencontres et quelles en sont les logiques
sociales ? L’article met en évidence le scénario de rapprochement des
partenaires, spécifique aux sites, et les mécanismes homogames qui La diffusion des
le traversent. Ce faisant, il éclaire non seulement les usages sociaux rencontres en ligne
est l’occasion de
des sites de rencontres mais il revient aussi sur les théories de l’homo- revenir sur la
gamie. Alors que les travaux sur ce sujet se renouvellent surtout par question de
comment
la mise au point des outils de mesure (enquêtes et modèles statisti- l’homogamie
ques), la diffusion des rencontres en ligne est l’occasion de revenir advient.
sur la question de comment l’homogamie advient. À partir d’un ter-
rain qui met au défi les mécanismes habituels, et en adoptant une

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approche multi-méthodes (encadré 1), on espère ainsi contribuer à


une meilleure connaissance de l’homogamie, sur les sites de rencon-
tres comme ailleurs.

ENCADRÉ 1 : DONNÉES ET MÉTHODES

Cet article s’inscrit dans une recherche consacrée à la production et à l’usage


de sites de rencontres en France. Il articule trois types de matériaux empiriques
dont tout d’abord une enquête par entretien menée en 2008-2012 avec des
usagers. Les enquêtés, dont 30 femmes et 20 hommes, avaient entre 18 et 68
ans au moment de l’enquête, étaient issus de différents milieux sociaux mais s’iden-
tifiaient tous comme hétérosexuels. Ils ont été recrutés dans des contextes sans lien
avec les sites de rencontres dont les lieux d’études et de travail. Les entretiens
étaient de nature biographique : à partir d’une consigne commune, ne mentionnant
pas les sites, les personnes interviewées étaient invitées à raconter leurs expé-
riences amoureuses et sexuelles en commençant par le début. Les récits recueillis
portaient donc à la fois sur des relations nouées en ligne et hors ligne.
L’enquête Étude des parcours individuels et conjugaux (Épic), conduite en
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2013-2014 par l’Ined et l’Insee est également mobilisée. Âgés de 26 à 65 ans,
les répondants étaient interrogés au sujet de leurs « relations amoureuses impor-
tantes », en cours ou vécues par le passé. L’enquête nous permet de comparer
l’homogamie des unions selon les lieux de rencontres. Pour ce faire, on regarde
un sous-échantillon d’individus en couple au moment de l’enquête, soit 5 509
personnes dont 153 ayant connu leur partenaire actuel sur un site de rencontres.
Épic nous permet aussi de mesurer – pour les relations ayant débuté sur ces sites –
le temps écoulé entre le premier contact sur internet et la rencontre en face-à-face.
L’échantillon retenu est alors différent, constitué de l’ensemble des « relations amou-
reuses importantes » nouées via un site de rencontres (rompues ou en cours), soit
282 relations.
Enfin, on recourt à des données issues d’un site de rencontres. Grâce à un
partenariat avec la société Meetic, nous avons pu analyser les bases de ce site.
La première contient l’ensemble des profils d’utilisateurs enregistrés sur la plate-
forme entre 2002 (l’année de son lancement) et 2014. Elle comprend des don-
nées anonymisées quant aux informations renseignées par les utilisateurs dans ces
fiches descriptives. La deuxième base comporte, elle, des métadonnées quant à
l’ensemble des emails envoyés sur le site entre 2011 et 2014. Sans dévoiler le
contenu des messages, elle permet de savoir qui contacte qui. Nos analyses se
concentrent sur les profils créés en 2014 et ne correspondant pas à des visites
uniques : l’utilisateur s’est reconnecté au profil au moins un jour après sa date de
création (désormais appelés profils « actifs »). Pour pouvoir comparer les usages
du site en fonction du niveau d’éducation, l’analyse se restreint aux profils compor-
tant cette information, soit 57 % des profils « actifs » (N : 579 221). L’analyse des
comportements de contact se centre, elle, sur les emails envoyés sur le site en
2014 par des profils « actifs » ayant indiqué le niveau d’éducation, soit plus de
41 millions d’emails.

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DIFFUSION, SÉGRÉGATION ET HOMOGAMIE


DES RENCONTRES EN LIGNE
L’usage des sites de rencontres s’est diffusé en France au cours
des années 2000. Dans un premier temps, la pratique était fréquente
surtout chez les jeunes et dans les classes moyennes et supérieures,
c’est-à-dire dans des groupes bénéficiant d’un accès précoce à
internet. En 2006, les cadres et les professions intellectuelles supé-
rieures étaient deux fois plus nombreux que les ouvriers à s’être
connectés à ce genre de site (13 % contre 6 %) 2. Depuis, la popu-
lation des usagers s’est diversifiée sous l’influence d’une augmenta-
tion de l’accès au réseau mais aussi d’une visibilité accrue des sites.
En 2013, les cadres étaient toujours plus nombreux que les ouvriers
à s’être inscrits mais l’écart s’était réduit (16 % contre 13 %) 3. Avec
le temps, la pratique s’est donc démocratisée.

Cette diffusion des sites de rencontres traduit un double mouve-


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ment. D’abord, les sites dits « grand public » ont vu leurs utilisateurs
changer. C’est le cas de Meetic dont la structure des diplômes,
déclarés par les membres, s’est modifiée au fil des années. En 2002,
lors du lancement du site, 46 % des utilisateurs disaient avoir fait
des études supérieures en deuxième cycle (Bac+4 ou Bac+5) contre
27 % déclarant avoir suivi un cycle court (niveau Bac ou inférieur).
Douze ans plus tard, les différences se sont atténuées et la balance
s’est inversée : parmi les utilisateurs inscrits en 2014, 37 % affirment
avoir un diplôme de deuxième cycle contre 40 % déclarant avoir
suivi un cycle court 4. Cette évolution est principalement due à un
afflux de membres faiblement diplômés, mais elle tient aussi à la
popularité stagnante du site auprès des individus scolairement dotés Au fur et à mesure
qui lui préfèrent désormais d’autres espaces. La diffusion des ren- que les sites
pionniers se sont
contres en ligne s’accompagne en effet d’une segmentation des sites. popularisés,
Au fur et à mesure que les sites pionniers se sont popularisés, d’autres d’autres sont
apparus, ciblant
sont apparus, ciblant des populations spécifiques. Une partie de ces des populations
sites dits de « niche » ciblent les classes supérieures, par le moyen spécifiques.
de la cooptation ou sur le principe du partage de pratiques cultu-
relles distinctives. Il en résulte un mouvement de migration des usa-
gers, allant des sites « grand public » vers des espaces dédiés aux
personnes pourvues de capitaux économiques et/ou culturels
(Bergström, 2014). Aussi la démocratisation des sites de rencontres
traduit-elle une « démocratisation ségrégative » (Merle, 2002).

2/ Source : enquête CSF, Inserm-Ined, 2006. Champ : personnes vivant en France et âgées de 26 à 65 ans.
3/ Source : enquête Épic, Ined-Insee, 2013-2014. Champ : personnes vivant en France et âgées de 26 à
65 ans.
4/ Source : base d’utilisateurs de Meetic.fr, 2014, Meetic Group.

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Au vu de ces tendances contrastées, les rencontres en ligne contri-


buent-elles à une ouverture sociale des couples ou participent-elles, au
contraire, à reproduire l’appariement homogame de par la segmentation
et l’organisation même des sites ? La comparaison des relations nouées
via ces services avec celles nouées dans d’autres contextes ne permet pas
d’établir de véritable spécificité des sites de rencontres (tableau 1). En
termes d’homogamie professionnelle tout d’abord – c’est-à-dire la part
de couples réunissant deux partenaires avec des emplois semblables 5 –,
on n’observe de différence statistiquement fiable qu’avec les couples
formés sur le lieu de travail. Pour ces derniers, la tendance à l’homo-
gamie est plus forte que pour les couples issus des sites. En ce qui
concerne l’homogamie d’éducation ensuite, seules les rencontres faites
sur le lieu d’études ou de travail sont significativement plus homogames
que celles faites sur les sites de rencontres. Enfin, aucune différence ne
peut être établie en ce qui concerne l’homogamie d’origine sociale,
mesurée par la profession des pères des deux conjoints. Les différences
observées entre les sites et d’autres contextes de rencontres ne sont donc
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pas suffisamment fortes pour pouvoir conclure à une spécificité de ces
services. Seuls les contextes professionnels et éducatifs apparaissent –
par leur nature même – comme étant davantage propices aux rencon-
tres entre partenaires ayant un travail ou une éducation similaires.

TABLEAU 1
Homogamie selon les lieux de rencontres par rapport aux sites de rencontres –
coefficients de régression logistique

Homogamie Homogamie Homogamie d’origine


professionnelle d’éducation sociale

Site de rencontres réf. réf. réf.


Lieu de travail 0,43*** 0,24** – 0,10
Lieu d’études 0,22 0,59*** – 0,20
Lieu public – 0,08 – 0,04 – 0,03
Cadre familial – 0,04 0,20 – 0,17
Au domicile 0,13 0,01 – 0,20
Soirée entre amis – 0,02 0,00 0,04
Boîte, concert, fête publique 0,03 – 0,13 0,08
Association, lieu de culte – 0,04 – 0,55*** – 0,11
Autre site internet – 0,12 – 0,20 0,33
Autre 0,05 0,06 0,12

Lecture : toutes choses égales par ailleurs, les couples formés sur le lieu de travail sont plus souvent homogames du point
de vue des catégories socioprofessionnelles (les deux partenaires ont un emploi appartenant à la même catégorie) que
les couples formés via les sites de rencontres. Les différences constatées – en termes d’homogamie professionnelle – entre
les couples formés via ces sites et ceux formés dans d’autres contextes ne sont pas statistiquement significatives.
Variables de contrôle : âge au début de la relation, année de début de la relation, rang d’union et catégorie sociopro-
fessionnelle (PCS).
Test : * p < . 05 ** p < . 01 *** p < . 001.
Champ : personnes âgées de 26 à 65 ans, en couple au moment de l’enquête.
Source : Épic, Ined-Insee, 2013-2014.

5/ Pour cette mesure, on se base sur une version modifiée de la nomenclature des professions et catégories
socioprofessionnelles (PCS), regroupant, d’une part, les employés et ouvriers qualifiés et, d’autre part, les
employés et ouvriers non qualifiés.

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Ces résultats sont concordants avec une étude portant sur des
couples formés en Allemagne et aux États-Unis. Comparant l’homo-
gamie d’éducation des relations nouées sur internet (tous sites
confondus) et ailleurs, l’auteure montre que seuls les couples qui se
sont connus dans des lieux d’études ou de travail sont significative-
ment plus homogames que les couples issus d’internet. Peu ou pas
de différences (en termes d’homogamie d’éducation) sont observées
entre les rencontres en ligne et celles faites via les amis, la famille,
les associations ou les loisirs (Potârcă, à paraître) 6. La diffusion des
sites de rencontres ne semble donc pas affecter sensiblement l’appa-
riement de couples socialement homogènes. Comment se produit
alors l’homogamie sociale sur ces sites, c’est-à-dire en l’absence de
certains éléments essentiels des modèles habituels ? On retrace ici
les nouveaux chemins vers un autre semblable. L’enquête met en
évidence un processus de rapprochement des partenaires composé
de trois phases clairement identifiables : l’évaluation des profils d’uti-
lisateur, l’échange écrit et la rencontre en face-à-face. À chacun de
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ces moments interviennent des mécanismes de sélection spécifiques,
socialement différenciés, qui mettent fin à certaines relations poten-
tielles et conduisent d’autres à l’étape suivante.

LES USAGES SOCIAUX DU PROFIL


Alors que dans les espaces de sociabilité offline le corps marque
la présence d’un individu et renseigne sur sa « personne » – âge,
sexe, « race », appartenance sociale... –, sur internet, pour y être, il
faut souvent se dire. C’est le cas sur les sites de rencontres où les
utilisateurs sont présents à travers des profils largement textuels.
Outre la photographie (facultative), les usagers sont invités à
répondre à un certain nombre de questions à choix multiples et à
des questions ouvertes. Il s’agit de se « profiler » à travers la mise
en écrit, et donc en récit, de son identité sociale ainsi que de ses
qualités et ses attentes dans le domaine des relations amoureuses et
sexuelles 7. La fréquentation des sites de rencontres implique donc
l’appropriation d’un outil technique où l’accent est mis, dans un
premier temps, sur la présentation textuelle et visuelle de soi.
L’enquête révèle différentes manières d’investir ces profils, et notam-
ment un rapport différencié à l’écrit, qui conduisent les acteurs à
s’intéresser surtout aux personnes qui leur sont socialement proches.

6/ Les couplés allemands et surtout les couples états-uniens qui se sont connus sur internet sont, en
revanche, significativement moins endogames que d’autres couples du point de vue des caractéristiques
ethno-raciales.
7/ Voir l’annexe 1 pour un aperçu des éléments présents dans le « profil » sur Meetic.

SOCIÉTÉS
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■ Différentes manières de se donner à voir

L’« annonce » constitue un des éléments principaux du profil sur


les sites de rencontres où les usagers sont invités à se présenter par
un texte. Considéré comme un moyen de personnaliser une descrip-
tion de soi par ailleurs trop standardisée, ce champ libre est forte-
ment investi par les personnes dotées de capitaux économiques et/ou
culturels. Habitués et à l’aise avec la rédaction, ces usagers y voient
un outil privilégié pour se donner à voir à travers le contenu mais
aussi la forme des annonces. Considérant l’expression écrite comme
un reflet de soi, ils produisent des textes dont le message réside
autant dans la tournure des phrases que dans les renseignements
fournis.

Cher visiteur,
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Si comme moi vous cherchez à construire une vie nouvelle dans la joie et la
confiance*, vous trouverez en première présentation l’essentiel sur cette page où,
comme chez vous je l’espère, tout est vrai et frais de cet été. Et pour garder cette
fraîcheur, envoyez-moi un petit mot, j’y répondrai, c’est quand même plus sympa
qu’un flash. Cependant, désolée, aucun espoir pour les toyboys, les infidèles, les
traumatisés du couple, les obsédés de la concurrence, les déçus, distants, désa-
busés. Je suis assez indépendante de pensée et d’activité pour aimer la proximité,
les doux gestes du quotidien. Car je mets toute mon extravagance dans mes
occupations et mon mode de vie, plaisant, autonome et ce qu’il faut en mouve-
ments. Ainsi j’apprécie la constance amoureuse et n’ai pas besoin d’éprouver à
tout bout de champ mon pouvoir de séduction. Oui, j’espère que le vôtre va de
soi, que vous goûtez la beauté du monde et que vous aspirez comme moi à une
sécurité affective réciproque, pour aller tendrement de l’avant.

À vous,
F.

* « Il faut prendre un parti décisif, si nous voulons passer le reste de notre vie
d’une façon allègre et n’être pas vieux avant le temps. » Stendhal, La Chartreuse
de Parme (Françoise, 60 ans, consultante et enseignante-chercheuse. Mère, femme
au foyer ; père : diplomate), annonce issue du site Meetic.fr)

L’enquêtée ici citée souhaite séduire par son style d’écriture et


affirme que « les hommes ont écrit beaucoup que c’était très original
et tout ça [...] et ça les attirait plutôt. Plutôt par l’écriture. C’est la
force des mots, hein ». Dans l’objectif de se distinguer de la masse
des inscrits, les usagers issus des classes supérieures jouent de leurs
atouts et produisent des annonces soignées pour lesquelles ils sou-
haitent être appréciés. Chez les utilisateurs issus des classes popu-
laires ou de la petite classe moyenne, l’annonce est davantage en

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retrait par rapport aux questions à choix multiples et à la photogra-


phie. Rédiger un autoportrait est un exercice jugé difficile mais aussi
prétentieux, considéré comme le fait de « se la raconter ».

Comment tu t’es décrite sur le site ?


« J’ai pas mis d’annonce déjà, parce qu’on avait la possibilité de mettre
une annonce machin. Donc on avait des cases à cocher [...] (description
des questions auxquelles elle a répondu). Mais j’ai pas mis d’annonce. Il
y a des personnes qui font des textes, mais de deux pages quoi ! [...] J’y
ai pensé mais c’était difficile, je me suis dit mais comment mettre une
annonce dans ce truc-là. C’est pas possible ! [...] Je me suis dit non, après
je vais être ridicule. » (Fatima, 34 ans, assistante sociale. Mère, femme au
foyer ; père : instituteur)

Ces attitudes clivées envers l’annonce s’observent également sur


Meetic. Le nombre de caractères auxquels recourent les utilisateurs
de ce site pour se décrire augmente avec le niveau d’éducation ren-
seigné (graphique 1). Alors que les personnes déclarant avoir un
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niveau « Bac+5 » utilisent en moyenne 208 caractères pour rédiger
une annonce, les personnes qui disent avoir le « niveau lycée et
inférieur » utilisent en moyenne 142 caractères. Cet inégal investis-
Pièce maîtresse du
sement dans l’annonce traduit un rapport socialement contrasté à profil pour les
l’écrit mais aussi à l’exposition de soi que cet exercice implique. Il usagers favorisés,
l’annonce est plus
tient non seulement aux différences d’aisance et de compétences brève chez les
linguistiques mais aussi à des dispositions plus ou moins grandes à personnes de
milieux modestes
se mettre en scène ainsi. Dans les classes populaires en particulier, car jugée
« parler de soi expose au soupçon de prétention, de souci de dis- ostentatoire.
tinction » (Poliak, 2002, p. 8). Pièce maîtresse du profil pour les
usagers favorisés, l’annonce est donc plus brève chez les personnes
de milieux modestes car jugée ostentatoire.

L’usage des photographies connaît, lui, une tendance inverse. Les


sites de rencontres incitent fortement leurs usagers à publier un por-
trait mais la consigne n’est pas toujours suivie. Cette fois-ci, ce sont
les personnes faiblement diplômées qui sont les plus nombreuses à
en publier. Sur Meetic, 57 % des usagers déclarant un niveau d’études
équivalent au « lycée ou inférieur » ont ajouté une photographie à
leur profil contre 47 % des personnes déclarant un niveau « Bac+5 »
(graphique 1). On observe des différences semblables dans le choix
des questions auxquelles répondent les usagers. Composé de ques-
tions nombreuses mais facultatives, le formulaire proposé par les
sites est rarement rempli de manière exhaustive. Les usagers font un
tri parmi des informations jugées plus ou moins pertinentes vis-à-vis
de la présentation de soi et de leur recherche d’un partenaire. Ainsi
sur Meetic, moins de 1 % des profils ont été remplis intégralement.
Plus précisément, et toujours sur ce site, les taux de réponse aux

SOCIÉTÉS
21 CONTEMPORAINES
No 104
(SE) CORRESPONDRE EN LIGNE

différentes questions varient selon le niveau d’étude déclaré par les


inscrits. Alors que les questions à choix multiples sont davantage
renseignées par les membres se disant peu diplômés, les questions
ouvertes connaissent un taux de réponse plus important chez les
individus indiquant un diplôme élevé.

GRAPHIQUE 1
Usages de l’« annonce » et de la photographie sur Meetic.fr selon le niveau d’éducation déclaré
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Note : Les niveaux d’éducation correspondent aux modalités de réponses propo-
sées sur le site.
Champ : profils d’utilisateurs « actifs » enregistrés sur le site Meetic.fr en 2014
indiquant le niveau d’éducation.
Source : Base d’utilisateurs de Meetic.fr, 2014, Meetic Group.

Les usages du profil révèlent donc des pratiques de présentation


de soi socialement contrastées. Si l’objectif commun consiste à se
donner à voir et à mettre en avant ses qualités en tant que parte-
naire, la manière d’y procéder diffère. Les éléments considérés valo-
risants et constitutifs de sa personne ainsi que la manière de
manifester ceux-ci dépendent des ressources des acteurs et ne sont
pas les mêmes d’un groupe social à l’autre. Certains éléments du
profil fédèrent cependant plus que d’autres. C’est le cas des infor-
mations sur le physique : sur Meetic, plus de 93 % des utilisateurs
ont renseigné à la fois leur taille, la couleur de leurs yeux, la couleur
de leurs cheveux et la forme de leur silhouette. Le taux de remplis-
sage de ce volet du profil, qui ne varie pas selon le niveau d’édu-
cation, indique que la mise à distance du corps physique ne diminue
pas l’importance accordée à l’apparence. On note par ailleurs que
le taux de réponse diffère peu selon le sexe, à la seule exception du
poids où les utilisateurs se montrent plus discrets, notamment les

SOCIÉTÉS
CONTEMPORAINES 22
No 104
(SE) CORRESPONDRE EN LIGNE
Marie BERGSTRÖM

femmes. Ces résultats contrastent avec l’analyse des petites annonces


proposées par François de Singly dans les années 1980. L’auteur
notait alors une différence entre les autoportraits féminins, où
l’accent était mis sur les propriétés esthétiques et relationnelles, et
les autoportraits masculins où l’emphase portait davantage sur les
propriétés sociales (Singly, 1984). Sur les sites de rencontres,
l’importance accordée au physique est peu discriminante et la place
donnée aux caractéristiques relationnelles et sociales diffère davan-
tage selon le niveau d’études que selon le sexe. Cela ne signifie pas
une absence de différences de genre : les attentes qu’ont les femmes
et les hommes vis-à-vis du futur partenaire – et plus généralement
leur rapport à l’expérience amoureuse – restent fort contrastées et
sont manifestes sur les sites de rencontres (Bergström, 2015). En
matière d’appropriation des profils d’utilisateurs, les usages diffé-
rencient cependant moins les deux sexes que les milieux sociaux.
Il en va de même pour le mode de sélection des partenaires
potentiels.
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■ Modes de qualification des partenaires

Centrale dans la présentation de soi, l’annonce l’est également


pour cerner autrui chez les interviewés pourvus de capitaux. Elle
tend en revanche à passer au second plan pour les enquêtés issus
notamment de milieux populaires pour qui « la personne » est moins
cernée par le maniement de la langue que par la photographie. Au-
delà d’un support pour le jugement esthétique, cette dernière est
considérée comme porteuse d’informations concernant la personna-
lité. Bruno (44 ans, soudeur intérimaire. Mère, femme au foyer ;
père : ouvrier non qualifié) dit ainsi avoir contacté sa compagne
actuelle, dont le profil était sans annonce, grâce aux nombreuses
photographies que celle-ci avait mises en ligne et où elle lui appa-
raissait souriante et chaleureuse. Témoignant d’une certaine méfiance
envers « les mots », ces enquêtés se réfèrent à la photographie
comme un point de repère.

Quand tu regardes les profils, tu es attentive à quoi ?


« S’il y a pas de photos déjà, je regarde pas. Quand il y a pas de photos,
là je calcule pas. Même s’il m’écrit un poème, il y en a qui écrivent de
très belles jolies choses, très gentil, mais s’il y a pas de photos, non [...] »
Et tu regardes quoi ?
« Ben, c’est rassurant une photo quand même. Même quand tu es en
train de chatter, de temps en temps je vois la photo pour bien regarder
par rapport aux mots qu’il dit, pour voir un peu la photo, si la manière

SOCIÉTÉS
23 CONTEMPORAINES
No 104
(SE) CORRESPONDRE EN LIGNE

de s’exprimer, ça colle avec la photo. » (Carole, 31 ans, serveuse. Mère,


vendeuse ; père : inconnu)

Alors que la multiplication de photographies est appréciée par


les interviewés de milieux modestes, elle est souvent interprétée par
les interviewés socialement privilégiés comme un signe de vanité.
Cherchant à décoder les fiches descriptives pour se faire une image
de la personne derrière, les acteurs appliquent ainsi des grilles de
lecture différentes où photographie, annonce et questions occupent
des places différentes et inégalement importantes.

« Moi je trouve que ça fait un peu peur quand quelqu’un vous contacte
et qu’il y a plein de photos [...] Des gens qui me contactaient avec plein
de photos, plein de choses, je répondais pas. » (Estelle, 27 ans, auditeur
interne. Mère, ingénieure ; père, chef d’entreprise)
Il faut faire un descriptif (une annonce) ?
« Non, pas forcément. Je pense que la photo suffit pour que les gens
viennent te voir. Non, j’ai pas mis de description. »
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Et lui il en a mis (homme rencontré en ligne) ?
« Non. Mais si tu veux, les trucs à remplir sont assez détaillés pour
savoir beaucoup sur la vie de la personne [...] Donc tu as vraiment la
possibilité de te décrire par ça. C’est pas la peine de rajouter je pense. »
(Jennifer, 23 ans, étudiante en sociologie. Mère, agent d’entretien ; père :
agent d’entretien)
« Il n’y a rien de plus triste que de voir un profil où la personne a rempli
que les champs obligatoires et qu’il y a pas un peu un message person-
nalisé. » (Laurent, 33 ans, ingénieur. Mère, comptable ; père, inspecteur
des impôts)

Ne portant pas le même intérêt aux différents éléments de la fiche


descriptive, les usagers produisent des portraits considérés comme
plus ou moins complets et attractifs selon le récepteur. Si les qualités
valorisées chez l’autre diffèrent en fonction du sexe, la variation est
plus grande entre milieux sociaux. Les registres à partir desquels seront
jugés les partenaires potentiels trouvent en effet un fort écho dans
ceux privilégiés pour son propre profil. Cette affinité entre production
et réception des fiches descriptives conduit les usagers à détourner
l’attention des individus qui sont éloignés d’eux dans l’espace social.
Auto-sélection davantage qu’exclusion, le choix des interlocuteurs sur
les sites de rencontres n’est pourtant pas exempt de critères sociaux
discriminants, le plus saillant étant la maîtrise du français.

SOCIÉTÉS
CONTEMPORAINES 24
No 104
(SE) CORRESPONDRE EN LIGNE
Marie BERGSTRÖM

■ Le dégoût de l’orthographe

Pratique socialement marquée, l’expression verbale permet de situer


socialement un individu inconnu. Cela est aussi vrai offline qu’online
où l’interaction prend le plus souvent une forme écrite. La rédaction
est l’objet d’une importante inégalité sociale qui s’exprime dans le degré
de formalisme et de distance au langage parlé, d’une part, et dans la
maîtrise de l’orthographe, d’autre part (Bernstein, 1975). Les sites de
rencontres reposent ainsi sur un mode de communication fort inéga-
litaire. Les entretiens révèlent que la rédaction devient un critère de
choix – non prévu en tant que tel – dès lors que la sélection se fait
par profil. Loin de rester un simple medium, l’écrit constitue en effet
un moyen de filtrage central pour les interviewés scolairement dotés.
Cela est particulièrement vrai pour l’orthographe.

« Quelqu’un qui fait des fautes d’orthographe par exemple, c’est pas la
peine ! » (Yannick, 31 ans, professeur agrégé. Mère, clerc de notaire ; père,
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clerc de notaire)
« Déjà les fautes d’orthographe, si je vois des fautes d’orthographe, je
zappe tout de suite. » (Élodie, 20 ans, étudiante en sciences politiques.
Mère, professeur agrégée ; père, ingénieur)

L’orthographe est présentée comme un critère discriminant par


la très grande majorité des interviewés diplômés du supérieur, indé-
pendamment du niveau et du secteur d’études. Il est aussi l’un des
rares à être formulé en tant que tel : une mauvaise écriture disqualifie
immédiatement l’interlocuteur comme partenaire potentiel. Il
constitue en cela un critère opérant une exclusion verticale nette vers
le bas de l’échelle sociale. Lorsqu’il est motivé, le rejet s’inscrit dans
un registre social mais avant tout dans celui du caractère.

« J’ai eu des discussions intéressantes et ce qu’est marrant c’est qu’en


fait, j’ai discuté avec des gens très différents. Un pompier, qui avait l’air
en fait très jeune mais qui finalement avait à peu près le même âge que
moi. Un qui était dans l’informatique je crois. Et puis il y en avait un qui
était dans l’aéronautique et un qui était dans la cuisine, œnologue, quelque
chose comme ça. Donc alors, entre celui qui, ben le pompier qui était
adorable mais qui faisait plein de fautes d’orthographe, qui parlait d’une
manière très très jeune, très... J’ai laissé tomber (...) On a échangé pas mal
de mails, avec les quatre en fait. Et lui, ce qui a fait qu’à un moment
donné, j’ai laissé tomber, j’avoue que c’était son langage... vraiment il
écrivait comme en CP (rire). » (Delphine, 32 ans, assistante sociale. Mère,
agent d’entretien ; père, ouvrier qualifié)

Dans le récit de Delphine, la mauvaise orthographe est jugée en


termes d’immaturité. L’écriture de l’homme, qui a bien le même âge
qu’elle, conduit l’interviewée à le considérer comme « jeune ». La

SOCIÉTÉS
25 CONTEMPORAINES
No 104
(SE) CORRESPONDRE EN LIGNE

jeunesse exprime ici, non pas un écart d’âge, mais une distance
sociale : est considéré immature un homme de statut social inférieur.
Si les fautes d’orthographe de son interlocuteur n’empêchent pas
l’interviewée d’échanger avec lui, elles la conduisent néanmoins à
abréger le contact. Dans les classes supérieures, l’orthographe est
jugée plus sévèrement encore et souvent dans les registres de l’édu-
cation : la différence sociale est envisagée comme une différence
morale et les pratiques des classes inférieures – aussi linguistiques –
sont jugées comme un manque de valeurs (Le Wita, 1988). Ainsi,
chez les interviewés dotés en ressources, la mauvaise orthographe est
souvent qualifiée de « rédhibitoire ». C’est le cas de Paul (26 ans,
responsable webmarketing (chef de projet). Mère, institutrice ; père,
officier) qui ajoute que « si je vois qu’elle fait des fautes d’orthographe
ou qu’en gros, elle écrit pas bien, c’est pas possible. Même juste pour
La mauvaise du sexe, pour un plan cul entre guillemets, je ne pourrais pas ». La
orthographe ne mauvaise orthographe ne disqualifie pas seulement la personne en
disqualifie pas
seulement la tant que conjoint mais elle rebute plus largement. Intimement mais
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personne en tant implicitement liée à l’appartenance sociale, elle révèle que les préfé-
que conjoint mais
elle rebute plus rences amoureuses et sexuelles ne traduisent pas seulement des goûts
largement. mais aussi des dégoûts.

Sans la possibilité ni la volonté d’interagir avec l’ensemble des


membres du site, les usagers font donc une présélection d’interlo-
cuteurs à partir du profil qui constitue à la fois le support d’une
première impression et d’un filtre. Si la fiche descriptive est forte-
ment standardisée, les usages que les acteurs en font (production et
réception) ne révèlent pas moins une appropriation différente selon
les milieux sociaux. En découle un classement où sont valorisés les
portraits de membres qui sont socialement proches des usagers. Opé-
ration de « qualification » des partenaires potentiels (Chaulet, 2009),
l’évaluation des profils n’est cependant qu’une étape préliminaire.

SE SÉDUIRE À L’ÉCRIT

Bien que la sélection des interlocuteurs à partir du profil opère


un premier aiguillage social, les contacts initiés sur les sites de ren-
contres ne sont pas uniquement engagés entre individus proches
dans l’espace social. Les interviewés sont nombreux à raconter des
interactions avec des individus « super différents », « de tous les
milieux socioculturels » et à qui, offline, « tu n’irais pas forcément
parler ». Cependant, entre les interlocuteurs dont le contact est bref
et ceux qui s’engagent dans une interaction prolongée, la distance
sociale tend à se resserrer. C’est ce qu’indiquent les comportements

SOCIÉTÉS
CONTEMPORAINES 26
No 104
(SE) CORRESPONDRE EN LIGNE
Marie BERGSTRÖM

de contact sur Meetic (tableau 2). L’analyse des emails échangés sur
ce site montre d’abord que – conformément à des tendances obser-
vées par ailleurs (Desrosières, 1978 ; Bouchet-Valat, 2014) – l’homo-
philie est plus marquée aux pôles de l’échelle sociale que dans les
groupes sociaux intermédiaires où prévaut une certaine fluidité. Cela
est vrai lorsque l’on regarde la profession des usagers et surtout leur
niveau d’éducation : la tendance à contacter quelqu’un avec un
niveau de diplôme similaire au sien est plus forte chez les personnes
ayant suivi un cycle court (niveau Bac ou inférieur) ou au contraire
un cycle long (études supérieures de deuxième cycle) que chez les
personnes avec un niveau intermédiaire (niveau Bac+2 ou Bac+3) 8.
Surtout, l’analyse révèle que l’homogamie se renforce au fil des
échanges. Les premiers contacts concernent en effet des profils plus
hétérogènes que ceux associés à des échanges poursuivis par l’envoi
de 10 emails ou plus. Autrement dit, et comme le montre également

TABLEAU 2
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Comportements de contacts sur Meetic.fr selon le niveau d’éducation déclaré – tableau de sur- et de
sous-représentation

Prise de contact (1er email)

Destinataire Niveau lycée BAC Bac+2 Bac+3 Bac+4 Bac+5 et plus


et inférieur

Expéditeur
Niveau lycée et inférieur 1,52 1,23 1,04 0,93 0,83 0,67
Bac 1,21 1,14 1,05 0,98 0,90 0,79
Bac+2 0,98 1,02 1,04 1,02 0,98 0,94
Bac+3 0,90 0,96 1,00 1,02 1,03 1,05
Bac+4 0,87 0,92 0,97 1,00 1,10 1,12
Bac+5 et plus 0,66 0,78 0,91 1,02 1,14 1,36

Échange prolongé (10e email)

Niveau lycée et inférieur 1,93 1,36 0,97 0,82 0,67 0,52


Bac 1,35 1,24 1,04 0,93 0,82 0,68
Bac+2 0,97 1,04 1,08 1,02 0,98 0,89
Bac+3 0,78 0,93 1,03 1,07 1,06 1,06
Bac+4 0,62 0,77 0,96 1,07 1,24 1,28
Bac+5 et plus 0,46 0,61 0,87 1,07 1,26 1,62

< 0,9 Sous-représentation 0,9-1,1 Proche du taux attendu > 1,1 Surreprésentation
Lecture : Lors d’une prise de contact (1e email envoyé), la proportion d’emails envoyés par des utilisateurs indiquant
« Bac+5 et plus » à des utilisateurs ayant indiqué ce même niveau de diplôme est 1,36 fois supérieur à la proportion
attendue.
Champ : mails échangés en 2014 sur le site Meetic.fr entre comptes d’utilisateurs « actifs » indiquant le niveau d’éducation.
Source : Base d’utilisateurs de Meetic.fr, 2014, Meetic Group.

8/ Cette analyse ne présuppose pas que les usagers ont contacté (ou non) d’autres membres en raison de
leur niveau d’éducation. Le constat est simplement celui de comportements homogames.

SOCIÉTÉS
27 CONTEMPORAINES
No 104
(SE) CORRESPONDRE EN LIGNE

Andreas Schmitz au sujet d’un site allemand (Schmitz, 2012), l’appa-


riement homogame sur les sites de rencontres ne s’explique pas sim-
plement par un choix sur profil. Il est aussi dû à un processus de
sélection-élimination lors de la communication écrite. Les entretiens
révèlent le rôle que joue le partage d’un univers référentiel, d’une
part, et une définition commune des codes de la séduction, d’autre
part, dans ce deuxième filtrage social.

■ Et plus si affinités

Les échanges en ligne reposent sur un jeu de séduction qui res-


semble beaucoup à celui pratiqué lors des rencontres ordinaires.
Cependant, les sites instaurent des conditions d’interaction particu-
lières par l’absence de stimuli extérieurs et d’activités autour des-
quelles s’organise l’interaction. Alors qu’offline, les rencontres
amoureuses sont souvent rythmées et organisées par d’autres prati-
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ques (la danse, la consommation de boissons et de repas, le travail,
les études, les activités associatives, etc.), l’interaction sur les sites
de rencontres se réduit à l’échange verbal. C’est d’autant plus vrai
qu’elle se caractérise également par l’absence de face-à-face et de
langage corporel. La séduction s’inscrit ainsi sur les sites de rencon-
tres « dans un registre intellectuel, pas sensoriel » comme le dit un
enquêté à propos de la rencontre avec sa conjointe :

« En quelques minutes d’échange, on discutait ! On était tout de suite


sur une autre planète quoi, d’égal à d’égal comme je disais tout à l’heure
[...] Tu me demandais tout à l’heure quel type de sujets on avait abordé
avec Agnès. Je sais pas : tout ! Mais tous les sujets étaient des sujets sur
lesquels on se trouvait des envies de parler ensemble. » (Claude, 57 ans,
cadre supérieur de la fonction publique. Mère, secrétaire médicale ; père,
ingénieur)

[Relance] Et lorsque vous parliez sur MSN, l’affinité que tu as ressentie c’était
quoi ?
« Il était vachement ouvert. On pouvait parler de beaucoup de choses,
ça m’a plu. Il me comprenait. Il disait quelque chose et c’était le truc
auquel je pensais. Il finissait mes phrases, c’était bizarre. J’ai trouvé ça
excellent. Il me faisait rire. Tout quoi. C’était excellent. Une sensation de
bien-être. » (Jennifer, 23 ans, étudiante en sociologie. Mère, agent d’entre-
tien ; père, agent d’entretien)

S’apprécier sur les sites de rencontres renvoie à une entente pro-


duite par le verbe. Si les interviewés restent en contact avec un inter-
locuteur, c’est qu’ils ont « des choses à se dire ». D’abord un rituel
de questions-réponses, le contact se maintient si émerge un échange
sur un sujet à propos duquel les deux interlocuteurs savent et

SOCIÉTÉS
CONTEMPORAINES 28
No 104
(SE) CORRESPONDRE EN LIGNE
Marie BERGSTRÖM

souhaitent converser. Dans un contexte de présentation de soi où


les questions introductives portent souvent sur « ce qu’on aime » –
loisirs, passions et goûts –, les contacts se voient facilités par le
partage d’intérêts et plus largement d’un univers référentiel.

« On avait beaucoup de sujets en commun. Ça c’est quelque chose que


j’aimais vraiment. Même des trucs très... un peu élite quoi, si tu veux.
Des trucs pas trop connus, et elle connaissait [...] Tout ce qui est animaux
déjà. Tout ce qui est informatique. Tout ce qui est Japan animation aussi
beaucoup [...] Plein de trucs comme ça. Vraiment des sujets... Ouais,
finalement tu te sens bien quand tu parles de ça. Tu n’as pas besoin de
plus finalement. » (Gregory, 23 ans, étudiant en informatique. Mère, agent
d’entretien ; père, ouvrier en construction)

« Il est passionné de Johnny Hallyday (rire). Comme moi aussi j’aimais


bien Johnny... Bon, c’est pas mon idole favorite mais j’aime bien Johnny
et comme lui, c’est franchement son idole, il était content de rencontrer
quelqu’un qui pense un peu comme lui sur cette vedette-là parce que
Johnny n’est pas apprécié de tout le monde [...] On n’avait pas beaucoup
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de discordance hein. » (Brigitte, 50 ans, infirmière. Mère, vendeuse ; père,
mécanicien)

Sous le terme courant de feeling les interviewés décrivent le sen-


timent de proximité qui naît lors d’un échange fluide et réciproque
où les sujets de conversation vont de soi : « [le feeling] c’est quand
on parle avec quelqu’un, qu’il n’y a pas de blancs, qu’on sait quoi
se dire, on parle un peu le même langage » (Cécilia, 39 ans, secré-
taire. Mère, femme au foyer ; père, policier). Ne pouvant pas partager
un rire, un regard ou une intimité physique, cette affinité émerge,
peut-être plus qu’ailleurs, dans le partage d’un univers commun :
dans des pratiques et des pensées qui se répondent. Laissant la fiche
standardisée de côté, les acteurs saisissent l’autre à travers le contenu,
la forme et le ton des messages reçus qui permettent de ressentir ou
d’anticiper une entente et sans que les critères de sélection, pas plus
qu’ailleurs, n’aient « à se formuler autrement que dans le langage
socialement innocent de la sympathie ou de l’antipathie » (Bourdieu,
1979, p. 270).

■ Les codes de la séduction

Par la communication écrite, les interlocuteurs font donc connais-


sance. Si la volonté est de connaître l’autre, l’échange ne se limite
pas à cet objectif informatif. Envisagé comme une pratique, l’amour
est décrit par Michel Bozon comme une remise progressive et
mutuelle de soi : de ses préoccupations, son temps, son espace, son
réseau d’amis... (Bozon, 2016). Dans les phases initiales de la for-
mation des couples, ce don de soi consiste notamment en une

SOCIÉTÉS
29 CONTEMPORAINES
No 104
(SE) CORRESPONDRE EN LIGNE

transmission mutuelle d’informations : s’intéresser et se révéler à


l’autre sont des pratiques constitutives du jeu de séduction auquel
se prêtent les usagers des sites de rencontres. La présente enquête
révèle cependant des conventions différentes quant aux informations
jugées convenables ou non de partager. Les entretiens donnent
notamment à voir des attitudes contrastées face à l’évocation de la
vie intime. Les expériences affectives antérieures et les attentes dans
le domaine du couple constituent un sujet de conversation essentiel
pour les interviewés issus des classes populaires. Considérées comme
importantes pour « cerner la personne, voir son caractère », les ques-
tions relatives à la conjugalité sont présentées comme des questions
« classiques », voire « obligatoires ». Si les interviewés issus des
classes supérieures parlent aussi de la récurrence de ces questions
dans les emails, c’est en revanche pour manifester leur désapproba-
tion.
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« Toutes les personnes directement tournées vers “Alors, comment tu
t’appelles ? Qu’est-ce que tu aimes ? Tu aimes les garçons comment ?”, je
répondais pas parce que je trouvais ça un peu déplacé, même si j’étais
sur un site de rencontres. » (Estelle, 27 ans, auditeur interne. Mère, ingé-
nieure ; père, chef d’entreprise)

Bien qu’évoquées dans des espaces explicitement voués aux ren-


contres affectives et sexuelles, les questions relatives à la biographie et
aux préférences amoureuses paraissent incongrues aux enquêtés socia-
lement favorisés. Si se séduire, c’est se montrer mutuellement un
intérêt, l’intime ne constitue pas un registre convenable à cette phase
de la séduction. Alors que l’enjeu de l’échange consiste pour l’ensemble
des interviewés à donner de soi, ils ne partagent pas la même idée ni
de la nature ni de la temporalité appropriée de ces dons.

De la même manière on observe des codes différents concernant


la manière de montrer son intérêt affectif et sexuel pour l’autre. Dans
les récits des interviewés issus des classes populaires, les compli-
ments sont présentés comme centraux à l’activité de séduction. Pour
Karim (24 ans, étudiant en informatique. Mère, aide-soignante (au
chômage) ; père, sans information), séduire, c’est en effet dire des
choses qui font « que les choses avancent, comme : “je t’apprécie
beaucoup”, “tu es charmante”, “tu es belle, tu es beau” et ainsi de
suite ». Pour Audrey (22 ans, étudiante en sciences politiques. Mère,
cadre bancaire ; père, sans information) en revanche, un homme
« qui te fait comprendre précipitamment qu’il t’aime bien », c’est un
« mec lourd » et « sans tact ». Alors que pour les interviewés issus
de milieux modestes, la séduction correspond à une explicitation de
l’intérêt amoureux et sexuel, les enquêtés socialement favorisés

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témoignent, au contraire, d’un rituel de séduction valorisant l’ambi-


guïté des intentions. La manifestation expresse des appréciations se
voit disqualifiée comme de la « drague » ; un mode de séduction
considéré comme vulgaire et peu propice pour débuter une relation
amoureuse. Les personnes interviewées évoquent ainsi des conver-
sations en ligne où le jeu de séduction prend des formes très
différentes.

Et on parle de quoi ?
« “Salut, comment tu vas beauté ? Tu as un beau sourire, ton profil est
sympa, qu’est-ce que tu fais dans la vie, tu habites vers où ?”, enfin voilà. »
(Carole, 31 ans, serveuse. Mère, vendeuse ; père, inconnu)

« Alors, en fait il m’avait envoyé un message pas du tout... enfin, un peu


différent des autres dans le sens où il me demandait un conseil sur un
truc de philo. Tu te dis, ok c’est une stratégie de séduction mais c’est un
peu plus intéressant quand même [...] C’était un peu plus naturel quoi.
C’était dans un rapport plus... un peu plus normal tu vois, où finalement
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dans la vie, voilà tu peux rencontrer quelqu’un en discutant de bouquins
et des trucs comme ça tu vois. Et c’est ça que j’avais trouvé assez plaisant.
C’était un des rares qui avait... Enfin, sinon il n’y en avait pas un qui
s’intéressait... Ils disent que ton nom est beau mais ils s’intéressent pas à
ce que tu fais. Tu te dis que c’est vraiment absurde tu vois. C’est vraiment
un truc genre, sur la photo tu souris donc ils vont te dire « tu as un joli
sourire », mais ça paraît vraiment... ! Oui, c’est gentil mais bon ça n’a rien
de... voilà, ça n’a rien de particulier quoi. » (Sarah, 23 ans, étudiante en
philosophie et histoire des sciences. Mère, femme au foyer [traductrice] ;
père, graphiste)

S’inscrivant sur Meetic en « [se] disant, après tout, ça peut brasser


pas mal de gens », Sarah apprécie de voir que sur ce site « tu pouvais
rencontrer des gens qui ne sont pas du tout dans le même truc que
toi genre “Je vais à la fac machin” ». Or, dans ces échanges elle se
dit rapidement « bloquée » par le fait que « on est beaucoup plus
tout de suite dans la sphère de l’intime ». La seule personne finale-
ment avec qui elle maintient un dialogue prolongé est un étudiant
qui adopte une stratégie de séduction détournée de l’univers amou-
reux et sexuel. Alors qu’elle sait que le garçon essaye de lui montrer
son « intérêt », elle apprécie que celui-ci l’exprime de façon indi-
recte. Il s’agit là d’un rapport de séduction qu’elle juge plus
« normal » : à la fois plus habituel et plus convenable.

De même, étudiante en double diplôme et issue d’une famille à


fort capital culturel, Sarah souhaite être appréciée pour ses qualités
intellectuelles et non pas pour son sourire ou son prénom dont elle
juge les compliments banals et déplacés. La citation montre l’impor-
tance de la reconnaissance que l’autre donne aux qualités que l’acteur
valorise chez lui-même. Les préférences amoureuses ont en effet un

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caractère relationnel : elles ne concernent pas seulement les caracté-


ristiques d’autrui mais la manière dont ce dernier reflète ego par son
appréciation et sa personne. Sur Meetic, Sarah se détourne ainsi des
garçons qui ne savent pas reconnaître les caractéristiques qu’elle
considère comme constitutives de sa propre personne.

Considéré comme un « jeu » en raison de son caractère fortement


ritualisé – il s’agit de « jouer le numéro » selon les termes de Dounia
(20 ans, étudiante en sciences politiques. Mère, femme au foyer ;
père, chauffeur de taxi [au chômage]) –, la séduction connaît des
conventions contraignantes relatives à ce qui peut/doit se dire et se
faire. Différents pour les femmes et les hommes, ces codes sont aussi
sociaux et entrent, à ce titre, en contradiction les uns avec les autres
comme le révèlent surtout les récits des enquêtées issues de milieux
favorisés, racontant leur aversion face à des avances jugées vulgaires
et inappropriées. De même, les entretiens donnent à voir l’impor-
tance des références communes qui facilitent la communication
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écrite. Cette reconnaissance mutuelle des pratiques et des pensées –
dans le sens à la fois de reconnaître et de valoriser – se trouve au
cœur des récits et constituent un facteur important dans la décision
de faire passer la relation à l’étape d’après : la rencontre « en vrai ».

SE VOIR « EN VRAI » : QUAND LE SOCIAL PREND CORPS


Contrairement à une idée courante, les rencontres en ligne donnent
rarement lieu à une longue relation épistolaire. Au contraire, lorsque
les interlocuteurs s’apprécient par écrit, ils décident le plus souvent
de se rencontrer rapidement en face-à-face. L’enquête Épic montre que,
sur les couples formés via un site de rencontres, presqu’un tiers se
sont vus dans la semaine suivant le premier contact sur internet, et
plus de deux tiers se sont rencontrés dans le mois (tableau 3).

TABLEAU 3
Temps écoulé entre le premier contact sur internet et la première rencontre en face-à-face

Pourcentage Pourcentage cumulé

1 semaine ou moins 30 30
1-4 semaines 38 68
1-2 mois 17 85
Plus de 2 mois 15 100

Champ : relations amoureuses importantes nouées via un site de rencontres.


Source : Épic, Ined-Insee, 2013-2014.

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Les entretiens confirment l’importance accordée à l’appréciation


produite de visu qui, par anticipation ou expérience, est vue comme
un élément capable de bousculer celle créée par l’échange écrit.
Lorsque le « feeling » passe dans les emails, les interviewés sont par
conséquent nombreux à chercher à abréger le temps d’interaction
en ligne afin de confirmer ou infirmer les premières impressions. La
volonté de voir l’autre se nourrit, d’une part, du souhait d’apprécier
esthétiquement l’autre. Si une majorité d’interviewés a vu une pho-
tographie de leur interlocuteur avant de le rencontrer, ils sont aussi
nombreux à ne pas se fier à ces portraits plus ou moins récents et
fidèles à la réalité. Le rendez-vous en face-à-face est ainsi un moment
de calibrage du jugement esthétique. D’autre part, et plus encore, la
rencontre physique est sollicitée en ce que la coprésence est consi-
dérée comme la seule manière de savoir véritablement à qui l’« on a
affaire ». Réduire le corps à l’esthétique, c’est négliger l’apparence
physique comme source de jugements sur la personne (Bozon,
1991). Est crucial « tout ce que tu n’as pas sur internet, les mimiques
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des gens, leurs manières de réagir, etc. et qui t’en apprennent beau-
coup sur les gens » (Sandra, 23 ans, étudiante en sciences politiques.
Mère, employé de laboratoire ; père, employé de laboratoire). En
fonction d’une appréciation globale, les acteurs évaluent une attrac-
tion qui va au-delà de ce que l’on appelle habituellement « attirance
physique ».

« C’est très bête à dire mais j’ai su tout de suite que ça collerait pas,
tout simplement parce qu’en fait... ne serait-ce que... la peau en fait, le,
le... voilà, je sentais que chimiquement il y avait rien qui se passait. Voilà.
Pourtant, j’ai jamais eu de coup de foudre. Je sais pas vraiment ce que
c’est. Je sais pas si ça existe réellement. Mais voilà, il y avait quelque chose
qui physiquement, il était pourtant pas désagréable physiquement, je peux
pas dire que je le trouvais moche du tout. Il était très gentil [...] il y a
quelque chose d’indéfinissable qui compte. » (Delphine, 32 ans, assistante
sociale. Mère, agent d’entretien ; père, ouvrier qualifié)

Le corps est à l’origine de multiples jugements qui font qu’avec


l’autre, au premier abord, ça « accroche » ou non. Les interviewés
emploient des termes vagues pour décrire un jugement qui, surtout
lorsqu’il est négatif, est souvent immédiat : « c’est difficile à décrire
ou savoir ce qui s’y joue. Mais c’est facile à savoir quand ça n’y est
pas » (Anna, 24 ans, étudiante en droit. Mère, comptable ; père,
directeur des ressources humaines). Il s’agit d’une impression
d’ensemble à plusieurs fonds dont les acteurs isolent difficilement
les critères et qu’ils assimilent à de l’« alchimie » : un composé
d’appréciations qui forment un sentiment évident, mais difficilement
exprimé, et qui paraît ainsi s’imposer à eux. Le commencement sur
internet n’épargne pas les relations issues des sites de rencontres de

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cet accord corporel qui occupe un rôle important dans l’appariement


des partenaires mais qui joue un rôle différent lors des rencontres
en ligne.

Même lorsque l’interaction sur internet est brève, les individus


viennent au premier rendez-vous avec des représentations préalables
de leur interlocuteur. Plutôt que de l’ordre du fantasme comme sou-
vent suggéré, elles s’apparentent à des portraits-robots fabriqués par
des informations et d’indices reçus lors de l’échange écrit. La pre-
mière rencontre physique est le moment où les acteurs appréhendent
la façon dont l’autre habite cette identité. Dit autrement, elle permet
d’observer comment la personne incorpore les caractéristiques déjà
connues. Alors que l’apparence physique constitue le point de départ
lors des rencontres offline – support central des premières impres-
sions –, elle joue ici un rôle de vérification.

« Il était venu chez moi me chercher, je m’étais préparée, machin, et lui


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il arrive et tout. Je le regarde et je me dis “ça va, il me plaît”, mais je le
regarde sans oser le regarder, je le touche si c’est vraiment lui, il avait un
truc chelou hein, s’il me plaît vraiment, en même temps, je me pose des
questions au niveau de la taille, ça va, le visage, ça va, je regarde un peu
plus parce qu’il avait une queue-de-cheval (sur la photo en ligne), mais
là il l’avait pas, ça allait quoi. Il était tout souriant, ce que j’aime. J’aime
les hommes qui sourient. » (Carole, 31 ans, serveuse. Mère, vendeuse ;
père, inconnu)

Lors de la rencontre physique, les interviewés mesurent l’écart


entre le portrait qu’ils ont fabriqué de l’autre et son apparence réelle.
De même, ils apprennent sur son mode de vie. Le rendez-vous ne
permet pas seulement d’apprécier l’autre de visu mais aussi « en situa-
tion ». Les entretiens révèlent l’importance donnée aux lieux et aux
activités de la rencontre, perçus comme révélateurs de la personne
et annonciateur de la future relation. Des rencontres qui se passent
bien sont des rencontres où l’on apprécie l’interlocuteur mais aussi
plus largement le moment passé ensemble. À l’inverse, un cadre en
décalage avec les attentes constitue un élément dépréciateur.

« Mais en vrai de vrai, je sais pas, il y avait quelque chose d’assez... je


dirais étriqué [...] C’est l’impression que j’ai eue, il n’y est pour rien lui.
Mais quand il m’a donné rendez-vous chez lui, j’ai vu son appartement
et on est allé ensuite au restau qu’il avait choisi, qui était un peu renfermé,
moisi et tout, je me suis dit non, je ne vis plus dans le même univers. Je
ne pourrais pas vivre dans le même univers. » (Véronique, 68 ans, chef
d’entreprise (retraitée). Mère, dactylographe ; père, sans information ;
beau-père, commerçant)

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Issue d’une famille modeste, Véronique a connu une forte ascen-


sion sociale par le travail. Elle raconte ici le rendez-vous avec un
pianiste dont elle apprécie beaucoup la personne. Néanmoins, le
contact ne survivra pas aux premiers rendez-vous dont les lieux
conduisent l’interviewée à mettre un terme au contact. À l’homme
artiste et cultivé, Véronique a associé un mode de vie qui n’est pas
celui qu’elle découvre « en vrai ». Par rapport à l’ampleur de ses
attentes, celui-ci lui paraît « étriqué » et « confiné ». En effet, lors
du rendez-vous hors ligne, le social prend corps : il s’incarne dans
le physique, la voix, les gestes mais aussi les espaces et les pratiques.
De nouveau, la proximité sociale favorise la poursuite des contacts.
Les entretiens soulignent le caractère déterminant de la rencontre en
personne qui seule permet de trancher sur l’éligibilité d’un partenaire
et sur la possibilité d’une relation physique.

Éléments principaux du modèle de l’homogamie, les lieux de vie


et l’appréciation physique interviennent, lors des rencontres en ligne,
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à la fin du processus de rapprochement des partenaires. Au lieu
d’être le point de départ, la rencontre en face-à-face est le moment
où se vérifie la façon dont est réalisée « en pratique » une identité
sociale déjà connue. Lors de cette dernière étape, la sélection-élimi-
nation s’opère moins en fonction des caractéristiques sociales de la
personne que des expressions de celles-ci : manières de parler, de
bouger et de faire. Plus précisément, c’est le moment où l’on apprécie
la façon dont l’autre articule les deux et y imprime son individualité.

CONCLUSION

Dans sa « théorie critique de l’homogamie », publiée en 1987, Fran-


çois de Singly revient sur les travaux consacrés à ce concept central
en sociologie et porte à débat « “l’inconscient épistémologique” de la
construction du monde matrimonial selon l’homogamie » (Singly,
1987, p. 182). Parmi plusieurs critiques, l’auteur met en avant « le
poids statistique » des études de ce fait social et souligne les nombreux
points aveugles d’une approche privilégiant la mise en évidence des
régularités sociales. Il constate ainsi que « l’objectivation des couples
qu’opère la recherche de proximités entre conjoints laisse entière la
question de leur production sociale. Pourquoi et comment un homme
et une femme qui se ressemblent s’assemblent ? » (Singly, 1987,
p. 182). Consacré aux usages sociaux des sites de rencontres, cet article
s’est intéressé au modus operandi de l’homogamie telle qu’elle se produit
sur internet. Ce faisant, il souligne la spécificité de ce mode de ren-
contres mais éclaire aussi d’un autre jour les rencontres « ordinaires ».

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Nouveau lieu de rencontres, internet introduit d’abord un nou-


veau scénario de rapprochement des partenaires. Alors que la ren-
contre physique constitue habituellement le prélude des relations
intimes, elle intervient ici à la fin d’un processus de présélection
des partenaires potentiels. Elle s’apparente à une audition où sont
appréciés des candidats préalablement choisis par l’évaluation de
fiches descriptives et par l’échange écrit. Ce nouveau scénario se
traduit par un jugement processuel des partenaires. Il amène à consi-
dérer séparément des attributs qui, par ailleurs, font l’objet d’un
jugement d’ensemble. Chacune des trois étapes de la mise en rela-
tion amène en effet à apprécier des éléments différents du parte-
naire : les propriétés objectives (sexe, âge, profession, etc.), le mode
de vie (loisirs et goûts) et enfin l’incorporation physique de ces
caractéristiques (hexis corporelle et lieux de vie). Ce scénario
requiert des usagers une réflexivité quant à la nature de leurs goûts
amoureux et sexuels. Il amène à transformer en critères catégoriels
des éléments qui, d’ordinaire, sont communiqués directement par
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le corps physique. Cette réflexivité n’est pourtant pas synonyme
d’une rationalisation des comportements conjugaux comme on le
dit souvent. L’enquête révèle au contraire ce que les rencontres en
ligne doivent aux appréciations intuitives et aux jugements spon-
tanés : une affinité palpable mais difficilement définissable qui se
manifeste lors des échanges écrits et de la rencontre de visu. La
sélection amoureuse ne peut se réduire à un choix « sur profil »,
les sites de rencontres le révèlent d’autant mieux qu’ils distinguent
la considération d’éléments objectifs de l’appréciation des manières
d’être, de faire et de parler.

Ce nouveau mode de rencontre est aussi marqué par des logiques


homogames. Si les sites réorganisent le processus de rencontre, ils
n’altèrent pas pour autant l’homogamie sociale. Chaque étape du
rapprochement des partenaires met en jeu des mécanismes de sélec-
tion spécifiques qui éloignent un peu plus les usagers qui sont déjà
éloignés dans l’espace social. Ces procédures de sélection-élimination
sont les mieux décrites en termes de goûts, c’est-à-dire des « schèmes
classificatoires » socialement différenciés (Bourdieu, 1979). Cela
n’empêche pas pour autant que certains usagers ont des critères
sociaux très explicites, faisant preuve de beaucoup de stratégie dans
leur choix amoureux. Ce n’est pourtant pas une attitude fréquente
mais plutôt la tendance des personnes en situation de mobilité
sociale, ascendante ou descendante. Comme pour d’autres jugements
de goûts, le caractère intentionnellement distinctif et stratégique des
jugements amoureux distingue en effet ceux qui doivent faire valoir
leur place dans la hiérarchie sociale de ceux qui ont le privilège de
vivre leur position, et les goûts qui y sont associés, comme une simple

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manière d’exister et d’embrasser le monde (Bourdieu, 1979). C’est


vrai sur les sites de rencontres comme ailleurs.
L’article montre ce
Enfin, l’article montre ce que la formation des couples doit aux que la formation
savoir-faire des partenaires. Si les jugements émis par les usagers des couples doit
correspondent à des préférences, l’enquête révèle aussi l’aspect pra- aux savoir-faire
des partenaires.
tique de l’appariement conjugal. Se saisir d’un dispositif technique,
se mettre en scène dans un contexte de séduction, converser, donner
de soi, exprimer son appréciation et faire des choses ensemble sont
autant d’activités auxquelles concourent les usagers des sites de ren-
contres. Il importe de saisir les rencontres en ligne, mais aussi hors
ligne, également dans cette dimension pratique : en tant qu’un
ensemble d’activités avec leur temporalité et leurs codes propres aux-
quelles les acteurs participent ensemble et à travers lesquelles
ils s’éprouvent (Bozon, 2016). Il s’agit d’une pratique sociale qui,
comme d’autres, connaît des expressions différentes selon les milieux
sociaux et se réalise d’autant mieux que les protagonistes ont la même
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compréhension des manières de faire.

Cet aspect concret de la formation des couples est très peu pris
en compte dans les travaux sur l’homogamie qui adoptent souvent
le cadre conceptuel du marché. Caractérisé par l’aspiration à une
formalisation des logiques sociales qui structurent la rencontre
amoureuse, ce concept conduit à négliger le contexte et les pratiques
effectives. Dans le cas du marché économique, cette approche objec-
tivante n’a pas empêché les ethnographes et les sociologues d’inter-
roger « les conditions sociales [...] qui permettent la réalisation d’une
“transaction marchande” entre deux individus » (Zelizer, 1994 ;
Weber, 2000, p. 87). Peu d’attention empirique a néanmoins été
accordée aux conditions et aux modalités concrètes de la « transac-
tion conjugale ». L’article souligne que les rencontres amoureuses
font appel à des codes, des rituels et des manières de faire et que le
devenir de la relation dépend aussi de l’entente des acteurs dans ce
domaine. Alors que les écrits sur les sites de rencontres renforcent
à l’extrême la vision de la sélection amoureuse comme un choix
préférentiel, l’étude qualitative de ces espaces conduit à prendre de
la distance avec cette conceptualisation de la formation des couples.
Elle incite à étudier la rencontre comme une pratique sociale où se
jouent, non seulement une probabilité de rencontre et des préfé-
rences amoureuses, mais aussi des savoir-faire, contribuant active-
ment à la fabrique de couples homogames.

Marie Bergström
Institut national d’études démographiques (Ined)
marie.bergstrom@ined.fr

SOCIÉTÉS
37 CONTEMPORAINES
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Annexe I : Éléments de présentation de soi dans le profil


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