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La chair et le verbe : la figure de Moise chez Schönberg et

Freud
Marcela Montes de Oca
Dans Revue française de psychanalyse 2017/2 (Vol. 81), pages 606 à 620
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 9782130788430
DOI 10.3917/rfp.812.0606
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 24/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 186.155.71.194)

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Revue des scènes

La chair et le verbe : la figure de Moise chez Schönberg et Freud

Marcela Montes de Oca*

Oh noche que juntaste


Amado con amada,
amada en el amado transformada).
Noche Oscura
Juan de la Cruz
(ô nuit qui a uni
l’ami avec l’aimée
l’aimée en l’ami transformée).
Nuit Obscure
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Jean de la Croix)

À l’automne 2015, Stéphane Lissner, nouveau directeur de l’Opéra national


de Paris, inaugure sa première saison avec la représentation de Moses und Aron1
d’Arnold Schönberg, dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par Romeo
Castellucci. Les chœurs, sous la direction de José Luis Basso, ont travaillé durant
un an pour maîtriser une partition dodécaphonique qui va à l’encontre de ce qui
est « naturel » pour l’ouïe humain, sans les harmonies naturelles attendues.
À la même époque avait lieu au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme une
exposition intitulée « Moïse. Figures d’un prophète2 », consacrée aux représenta-
tions de Moïse, de l’Égypte antique en passant par les luttes des noirs pour leurs
droits – Moïse incarnait le libérateur du joug esclavagiste et la lutte pour les droits
civiques – jusqu’à l’art contemporain. Les commissaires soulignaient que malgré

* Psychiatre, psychanalyste, membre de la SPP.


1. Superstitieux au regard du chiffre13, Schönberg a intitulé son opéra Moses und Aron en suppri-
mant une lettre au prénom Aaron pour éviter un titre de 13 lettres. Comme le souligne le programme du
spectacle, il est né un dimanche 13 et il est décédé un vendredi 13 à 76 ans (7+6=13)….
2. Moïse. Figures d’un prophète. Catalogue de l’Exposition 14 octobre 2015-21 février 2016,
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Paris, Flammarion, 2015.

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la profusion des images de Moïse dans le patrimoine artistique depuis l’Anti-


quité, peu de place lui avait été consacré dans l’histoire de l’art. Aussi s’inter-
rogeaient-ils implicitement sur la contradiction entre l’abondance des images de
Moïse et le Deuxième commandement (« tu ne feras aucune image sculptée, rien
qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas ou dans
les eaux, au-dessous de la terre »). En visitant l’exposition, je me suis dit que,
peut-être, l’histoire de l’art ne s’était pas autorisée à évoquer une image qui ne
devait pas être… En tout cas, l’exposition venait combler cette carence.
Nourrie par tous ces événements concomitants, j’ai voulu revenir sur la
figure de Moïse chez Arnold Schönberg et Sigmund Freud, deux figures de
l’exil/exode qui se sont tournés vers la figure du prophète à la veille de leur
départ de Berlin et de Vienne pour échapper au joug nazi.
En effet, Freud écrit longuement sur la figure de Moïse entre 1937-1939 dans
L’Homme Moïse et la religion monothéiste, mais aussi dans Le Moïse de Michel
Ange (1914 et 1927). Dans les deux textes, il applique la méthode d’investi-
gation psychanalytique. Face à la statue de Michel Ange, il veut comprendre
l’effet puissant qu’elle a sur lui. Dans les trois essais de L’Homme Moïse, il
cherche à déceler les origines de la religion monothéiste et de l’antisémitisme.
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Il propose un « roman historique » qui veut intégrer la dimension psychique
(l’inconscient, la culpabilité, l’effacement et le retour des traces mnésiques)
dans l’histoire. Et juif laïque affirmé, il s’interroge implicitement sur son iden-
tité juive. Schönberg, homme croyant, met en scène dans ses ouvrages sa quête
intense pour atteindre un dieu hautement spirituel et immatériel.

L’EXIL

En 1898, à vingt-quatre ans, Schönberg, juif viennois non pratiquant


mais lecteur de la Bible et croyant, se convertit au protestantisme. S’agit-il
d’un désir d’assimilation à la culture de Goethe, de Bach et de Beethoven
ou du choix d’un destin qui lui est propre entre une mère pratiquante et un
père libre-penseur (Harry Halbreich, 1995, p. 81) ? On ne sait pas. Puis, le
24 juillet 1933, confronté à un antisémitisme croissant, Arnold Schönberg fait
une déclaration de retour au judaïsme devant le rabbin de la synagogue du
24 rue Copernic à Paris avec Marc Chagall comme témoin. Un événement
avait profondément bouleversé Schönberg : en vacances à Mattsee, il avait
eu à produire en 1921 son certificat de baptême parce que les juifs étaient des
vacanciers indésirables. Ce serait d’après Enrico Fubini (2015, p. 65) le point

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de départ du retour au judaïsme. Puis en 1933, il est démis de ses fonctions


de professeur de composition de l’Akademie der Künste de Berlin. Peu après,
il quitte l’Allemagne pour Paris le temps d’un retour solennel au judaïsme
avant de gagner les États-Unis avec sa deuxième femme et leur fille. Il meurt
à Los Angeles en 1951.
Freud et Schönberg ont été, l’un comme l’autre, contraints à l’exil pour
échapper à l’avancée des nazis. Leurs « Moises » sont-ils deux façons de faire
face à la défaillance de la Mitteleuropa à laquelle ils avaient cru3 ? Deux juifs
assimilés à une culture allemande incarnée par Goethe et Heine chez Freud,
par Bach, Beethoven et Brahms pour Schönberg. Assimilés mais lucides, dont
la créativité n’est pas prise en défaut au milieu de l’hécatombe. À la veille de
leur exil/exode, tous deux choisissent Moïse, protagoniste d’une oratorio-opéra
Moses und Aron pour le deuxième et au centre d’un « roman historique » sur
L’Homme Moïse et les origines du monothéisme pour le premier. Sublimation
bénie pour supporter une trop grande lucidité sur l’avenir de l’Allemagne et de
l’Autriche. Peut-être aussi pour comprendre pourquoi le père-Nation avait-il
fait défaut ? Pourquoi ne protégeait-il pas ses enfants ? Pourquoi un peuple
« civilisé » succombe-t-il à l’idolâtrie d’un régime totalitaire ? Le processus
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d’écriture pour l’un et l’autre fut long est douloureux. Un début de travail de
deuil qui touchait profondément à leur identité, à leur identité en tant que juifs.

MOSES UND ARON, OPÉRA D’ARNOLD SCHÖNBERG

La musique

Moses und Aron est le point culminant de la recherche par Schönberg


d’un langage musical personnel. Figure majeure de la musique contemporaine,
de l’expressionisme musical, il a développé le nouveau langage musical du
xxe siècle. Profondément innovateur, comme Freud dans son domaine.
Après, entre autres, les modulations tonales de Wagner et Liszt et la
superposition des tonalités de Debussy, aller au-delà de la barrière tonale était
pour Schönberg une conséquence inévitable. Mais, a contrario d’un musicien
d’avant-garde, il le vivait davantage comme une perte que dans l’excitation de

3. D’ailleurs d’autres écrivains se sont intéressés à Moïse à cette époque troublée et en particulier
Thomas Mann dans son ouvrage Joseph et ses frères (quatre volumes, parus entre 1933 et 1943).

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la découverte. Il perdait le cadre structurant de l’harmonie diatonique, celle de la


tradition allemande de Bach à Brahms qu’il vénérait. Mais, le besoin d’un langage
musical expressionniste personnel capable de révéler la profondeur/l’intensité de
ses émotions, le poussait au-delà de la tradition. Visionnaire malgré lui, comme
son Moses d’ailleurs, il s’est senti forcé d’aller de l’avant contre lui-même (Paul
Griffiths, 1978, p. 104). Après les premières œuvres atonales vers 1908-1912
(entre autres : Erwartung, 1909 ; Pierrot Lunaire, 1912), il a eu sa traversée du
désert et n’a presque pas composé durant huit-dix ans. Il s’est consacré durant
ces années à la peinture4. Schönberg ressent le besoin d’une contrainte formelle
plus explicite pour relancer sa créativité musicale et ce nouvel ordre sera le
sérialisme dodécaphonique. Il est possible que Schönberg ait eu peut-être besoin
d’échapper à la mise à nu trop intense des émotions qu’il avait expérimentée
avec l’expressionisme atonal (Griffiths, 1978, p. 92).
Le principe du sérialisme peut se dire simplement : les douze notes de la
gamme chromatique sont arrangées dans un ordre donné et fixe pour l’œuvre
– la série – et celle-ci sert à générer des mélodies et des harmonies. La série est
en quelque sort un thème caché. Elle peut être manipulée de diverses façons :
les notes peuvent être individuellement changées de registre par un ou deux
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octaves, la série entière peut être transposée, invertie. Le sérialisme n’est
ni un style, ni un système. Schönberg disait qu’on « se sert des séries puis
on compose comme avant » – sous-entendu comme les compositeurs de la
tradition austro-allemande. « My works are twelve-note compositions and not
twelve-note compositions » (ibid., p. 89-91). Pour Schönberg, la dodécaphonie
est un langage, un système, un moyen, pas une fin en soi. D’ailleurs, il n’a pas
abandonné la musique tonale : le choix du style était dicté uniquement par la
nature de l’idée musicale.
La composition de l’opéra est un processus long et, en fin de compte,
inachevé. Lorsqu’il a commencé à composer la musique de Moses und Aron,
entre 1922 et 1936, Schönberg envisageait une cantate, puis vers 1928, lorsqu’il
s’attèle au livret, il imagine encore un oratorio. Ce n’est qu’un 1930 qu’il envi-
sage d’écrire un opéra. Le livret, qu’il écrit lui-même, s’inspire librement du
Pentateuque et tout particulièrement de l’Exode. Schönberg centre la dimen-
sion dramatique sur le conflit entre Moses, à la « langue malhabile » inca-
pable de transmettre la pureté abstraite de la vision divine au peuple et Aron,
l’homme d’action, orateur brillant, créateur de symboles et d’images, qui ne
réussit pas à donner corps à l’idée sans la dénaturer : métaphore de la distance

4. Une exposition Arnold Schönberg : Peindre l’âme s’est tenue au musée d’Art et d’Histoire du
Judaïsme à Paris, du 28 septembre 2016 au 29 janvier 2017.

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qui sépare la Vorstellung (l’idée) et la Darstellung (la représentation), l’idée et


l’image, l’esprit et la matière. Du point de vue musical, cette opposition fonda-
mentale se manifeste particulièrement dans la différence des styles vocaux
adoptés par Moses et par Aron. Pour marquer la différence entre les frères,
Schönberg emploie le Sprechgesang (le chante parlé) pour Moses (baryton) et
le chant pour Aron (ténor). Schönberg a aussi réservé une place importante au
chœur, le peuple d’Israël, un protagoniste à part entière. Il inclut des solistes
secondaires pour la voix de Dieu et pour incarner des figures du peuple.
Dans l’utilisation du Sprechgesang pour Moses et du chant pour Aron,
la fluidité du lien charnel créé par la texture musicale partagée dans des duos
chantés de la tradition lyrique – et ceci même si les personnages se dédoublent
ou sont en opposition – est entravée. Lors de leur premier rencontre, Moses
et Aron s’adressent l’un à l’autre simultanément sans s’écouter et le décalage
dans leurs styles vocaux accentue leur écart. Mais à d’autres moments, par
exemple au commencement de l’opéra, les six solistes et le chœur, l’écart des
voix chantées et parlées, subtilement tissées, « crée un objet sonore complexe
et protéiforme, évoquant des flammes vacillantes et jusqu’à la fugacité de
l’idée divine elle-même » (Elliott Gyger, 2015, p. 82).
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Moses und Aron est conçu entièrement selon le principe dodécaphonique
unique, un système qui permet la dissonance absolue voulue certainement par
Schönberg. Un « accord impossible », surnaturel ou non-naturel, qui heurte
le cerveau humain habitué aux harmoniques toniques. Selon Lewin, cité par
Halbreich (1995, p. 80-81), la série est une abstraction qui se manifeste partout
dans l’œuvre sans apparaître jamais sous une forme matérielle saisissable. Les
attributs de Dieu, « unique, éternel, omniprésent, invisible, irreprésentable »
dit par Moses dès la première phrase de l’ouvrage, sont aussi ceux de la série
dodécaphonique. Elle est unique pour tout l’ouvrage, ne disparaît pas, est
omniprésente, structurant l’ensemble du discours musical, mais invisible car
elle n’est pas organisée en thèmes musicaux. Mot pour mot, les attributs de
Dieu, expriment aussi le trauma éternel, omniprésent, indicible, irreprésen-
table, de l’exil et la quête d’une toute-puissance défensive. Désir mégaloma-
niaque de changer le cours de l’histoire ?

Le libretto

L’opéra a lieu dans l’Egypte et le désert du Sinaï en temps bibliques. Pour


les sept mesures introductoires de musique, à la fois douce et surnaturelle,

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certains instruments de l’orchestre doublent subtilement le chant sans mots


d’un sextuor des voix solistes et le chœur. C’est la voix de Dieu. Même si les
premières mesures sont destinées à la voix de Dieu dans l’opéra de Schönberg,
à la différence de la version biblique, c’est Moses qui initie le dialogue avec
sa prière : « Dieu unique, éternel, omniprésent, invisible et irreprésentable »,
véritable leitmotiv récurrent de l’idée que Moses se fait de Dieu. Le Buisson
ardent répond par des récitatifs du sextuor des voix solistes et du chœur, à la
fois chantés et parlés.
La manifestation divine appelle Moses à être le prophète du peuple juif
et son libérateur du joug du Pharaon. Moses proteste : il est vieux et il n’a
pas l’éloquence requise pour convaincre le peuple. La voix divine, le Buisson
ardent lui répond que son frère Aron sera la bouche de sa pensée. Dans le désert
(acte I, scène 2), Moses rencontre Aron, mais ils ne s’écoutent pas vraiment.
La disparité entre l’idée et sa réalisation est symbolisée par les deux protago-
nistes. L’exigence d’une pensée pure chez Moses, d’un lien à un Dieu « unique,
éternel, omniprésent, invisible et irreprésentable » se heurte à l’approche plus
pratique et concrète, plus émotionnelle d’Aron. Mais Aron s’interroge : « …invi-
sible ! irreprésentable ! Peuple élu pour l’Unique, peux-tu aimer ce que tu n’as
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pas le droit de te représenter ? » Moses à court d’arguments et ne pouvant pas
se faire entendre, a recours au chant, le langage de son frère, pour la seule
et l’unique fois de l’opéra pour lui dire : « Purifie ta pensée, / détache-la de
la futilité, / consacre-là au vrai. »
Plus loin (à la scène 5 de l’acte II), c’est Aron qui va laisser le chant
pour le Sprechgesang. Moses l’accuse de falsifier l’idée et Aron chante
« Laisse-moi t’exposer ! » avant de « chanter en parlant » : « Par un détour,
sans préciser : / des interdictions/ qui inspirent la crainte, mais que l’on
peut respecter, / assurant la pérennité de l’idée. / En transfigurant la néces-
sité : / des commandements, / rudes, mais suscitant l’espoir, / enracineront
l’idée. » Comme le souligne Halbreich (1995, p. 60) dans le numéro de
L’Avant-Scène Opéra consacré à Moses und Aron, ces deux interventions où
les deux protagonistes échangent leur procédé habituel résument l’essence
de leur conflit.
Mais revenons à l’acte I. À la scène 3, le peuple intervient pour la première
fois et quatre personnages se détachent : une jeune fille, un jeune homme, un
homme et un prêtre. À la différence des jeunes, le prêtre reste attaché aux
anciens Dieux. Le peuple aperçoit au loin Aron se rapprocher de Moses et, à
la scène 4, les deux frères, en dépit de leurs désaccords, vont communiquer
au peuple le message de Dieu les intimant d’abandonner les idoles et de se

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consacrer au Dieu Unique. Le peuple est divisé, sceptique face à un Dieu qu’il
ne peut pas voir. Aron réalise alors trois prodiges : il transforme le bâton de
Moses en serpent, sa main saine en main lépreuse et transforme l’eau du Nil en
sang. Séduit par les manifestations concrètes de la puissance divine, le peuple
adhère au nouveau Dieu et accepte d’être le peuple élu destiné à l’Exode
d’Égypte. Puis, seul dans le désert, le peuple se sent abandonné par Moses et
par le nouveau Dieu. Dans l’interlude entre les deux premiers actes, les voix
d’un chœur réduit, placé devant le rideau baissé et dans une semi-obscurité se
questionnent dans un mezza voce, dans des souffles des voix qui se répondent
en superposant chant et Sprechgesang avec une musique « féerique » (ibid.,
p. 36) : « Où est Moïse ? Où est le guide ? Où est-il ? … Nous sommes aban-
donnés ! Où est son dieu ? Où est l’éternel ? Où est Moïse ? » C’est boulever-
sant d’humanité, du vécu de Schönberg lui-même.
À la scène 1 de l’acte II, Aaron et les 70 anciens sont devant le mont de la
Révélation. Ils attendent Moses depuis 40 jours, il a été appelé par Dieu pour
recevoir les tables de la Loi sur le Sinaï, mais le peuple s’impatiente. Le peuple
fait irruption à la scène 2, prêt à restaurer les anciens dieux ; il convainc Aron
de lui rendre ses idoles et érige dans la jubilation le Veau d’or. La musique
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jubilatoire, les rythmes d’une valse viennoise sont un préambule à la fête du
Veau d’or de la scène suivante. À la scène 3, une symphonie avec une intro-
duction et quatre mouvements, dont le dernier correspond aux deux premières
des trois scènes orgiaques (d’ivresse et danse, de la destruction et du suicide
et érotique). Les mouvements symphoniques et les scènes vont se suivre avec
un découpage musical et scénique soigneusement orchestré et mis en scène par
Schönberg.
La musique du troisième mouvement de cette symphonie est un hommage
au Veau de l’Ephraïmite et des douze Chefs de tribus qui caricature, comme
le signale Halbreich (1995, p. 48) à juste titre, une marche militaire dénoncia-
trice du totalitarisme fasciste. Cette signification est soutenue par les paroles
glaçantes de l’Ephraïmite reprises par le peuple/chœur (toujours aux sons de
la marche militaire) : « Libre sous ses propres maîtres », allusion à la montée
des totalitarismes dont Schönberg avait perçu tôt le danger dès 1932 au point
de préparer un projet d’évacuation des juifs des pays d’Europe où ils étaient
menacés par les nazis. Un jeune homme, porte-parole de la foi monothéiste de
Schönberg, intervient ; il est le seul à défendre les valeurs spirituelles face au
peuple qui bascule dans une servitude volontaire. Toujours au son de la marche
militaire, l’Ephraïmite fait couler le sang du jeune homme et, « de même
qu’après un orgasme, la tension retombe immédiatement en une seule mesure

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des violoncelles » (Halbreich, 1995, p. 50). Au quatrième mouvement, l’orgie


de l’ivresse et la danse versent progressivement dans une sensualité auto-
destructrice, une orgie sacrificielle où triomphe la pulsion de mort. Encore
une fois, le sang ayant coulé, la tension musicale baisse. La musique de cette
symphonie incorpore de façon géniale et subtile des références aux musiques
tonales, « païennes » : la valse, le jazz des années 1930, des percussions pour
accompagner les débordements orgiaques du peuple.
De retour de la montagne à la scène 4, Moses détruit d’une parole le
Veau d’or. Le peuple fuit alors, honteux et terrifié devant cette manifestation
de la puissance du Dieu unique. Désir chez Schönberg/Moses de changer le
cours de l’histoire, d’une parole. À la scène 5, Moses, au comble de sa colère,
accuse Aron d’avoir trahi l’idée. Aron se défend en disant qu’il voulait la
rendre accessible au peuple et que, de toute façon, les tables « ne sont, elles
aussi, qu’une image ». Désespéré, Moses brise les tables de la Loi. Le discours
réaliste d’Aron fait douter Moses et le deuxième acte s’achève avec le cri de
désespoir de Moses : « Ô Wort, du Wort, das mir fehlt » (Ô verbe, verbe, toi
qui me manques). Les mots et les notes manquent aussi à Schönberg et l’opéra
est inachevé. De l’acte III, il n’y a qu’une scène sans musique. Aron a été fait
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prisonnier mais Moses renonce au monde, au compromis et à la terre promise
pour ne pas souiller l’idée. Libéré de ses chaînes par Moses, Aron s’écroule et
meurt. Le compromis est impossible, le trauma fait irruption.

MOSES UND ARON À L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS – BASTILLE EN 2015

Dans la mise en scène de Romeo Castellucci, le rideau se lève et un


projecteur de cinéma suspendu laisse filer la pellicule qui s’enroule autour
du bras de Moses puis, dans une pelote impossible à démêler, glisse au sol.
La voix du Buisson ardent est un son qui vient d’ailleurs. On entend, mais on
ne voit pas, les six solistes et le chœur répartis respectivement entre la fosse
et les coulisses. La rencontre entre Aron et le peuple, dont les silhouettes se
dessinent à peine dans une scénographie d’un blanc éblouissant, est suivie
au deuxième acte de la souillure progressive du peuple et du veau d’or, un
magnifique taureau charolais à la peau dorée. Le peuple tout en blanc plonge
dans un couloir rempli d’eau noire. À la dernière scène, des figures encordées
s’élèvent lentement sur une paroi au fond de la scène avant de s’effondrer
laissant un amas de toile sous une nuit étoilée. Dans cette mise en scène,

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des images esthétiquement fortes et très belles (surtout la première et la


dernière), d’un blanc éclatant et d’un noir profond, relèguent un peu le jeu
théâtral des protagonistes5. Sans lien fort avec la musique (écart entre l’idée
et l’image ?), la mise en scène de Castellucci n’entrave pas le déploiement
du tissu musical complexe et subtil de Schönberg. La performance des chan-
teurs, de la direction de l’orchestre et des chœurs, a été à juste titre saluée par
la critique.
Le projet de Castellucci se situe au-delà de l’exode du peuple juif et s’inter-
roge sur le rapport entre le langage et l’image. Dans un court texte inclus dans le
programme, il insiste sur la solitude de l’homme Moses incapable d’accomplir
la mission ordonnée par la voix qui sort du Buisson ardent. « L’inaccompli ici
est ce qui correspond le plus précisément à l’idée de l’irreprésentabilité, sujet
central de toute représentation, de chaque tragédie. Pas d’issue » (Castellucci,
2015, p. 44). L’opéra s’interrompt sur la dernière phrase de Moses : « O Wort,
du Wort, das mir fehlt » [Ô parole, parole, tu me manques »] qui est pour
Castellucci le point de départ de toute représentation et qui fait fonctionner
toute le reste. Le peuple est dans le désert et il ressent le besoin d’une autre
épiphanie ou d’un autre Veau d’or qui ouvre un nouveau chemin et Schönberg,
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poursuit Castellucci, nous propose d’envisager « notre rapport trouble avec
les images de cette époque, où regarder signifie s’agenouiller devant quelque
chose, devant un fond saturé. Le manque d’images est anxiogène. Le Moses
de Schönberg semble dire : le cœur du problème est maintenant celui qui voit,
comment il voit et, surtout, ce qu’il voit…. Pour cette raison, il faut retourner
dans le désert, il faut retourner à ce rien à ce nada cher à la théologie négative
de la nuit obscure (noche oscura) de Jean de la Croix : une nuit négative et
éblouissante de blancheur. C’est dans ce champ vide qu’il est possible de voir
ce qui doit être vu » (ibid., 2015, p. 44-45). Ce dont Freud et Schönberg furent
capables.

FREUD ET SCHÖNBERG : RETOUR AU JUDAÏSME ?

Arnold Schönberg refusait, avec un parfum de dénégation, toute interpré-


tation esthétisante de son œuvre. Pour lui, il s’agissait d’un non-sens : « C’est

5. C’est fort probablement voulu par le metteur en scène, mais on songe à ce qu’aurait fait Patrice
Chereau, réputé pour sa direction d’acteurs, si sa disparition n’avait pas empêché le projet initial de
l’Opéra de Paris de lui confier la mise en scène.

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un non-sens de vouloir impliquer ici l’artiste. Cela sent le dix-neuvième siècle


finissant, mais ce n’est pas moi. Le sujet et son traitement sont purement
religieux et philosophique » (Lettre à Josef Rufer du 13 juin 1951, citée par
Halbreich, 1995, p. 78-79). Il va de soi que personne ne s’est interdit de le
faire… Mais peut-être faut-il aussi le prendre au mot.
L’Opéra Moses und Aron (composé entre 1923 et 1935 et créé en 1954
après la mort du compositeur) fut précédé par deux autres œuvres bibliques
restées inachevées : l’oratorio atonal Die Jacobsleiter (1917-1922) et Der
biblische Weg (Le Chemin biblique, un drame en prose écrit entre 1926-1927),
deux œuvres où il aborde des questions philosophiques et religieuses. Der
Biblische Weg met en scène des personnages qui préfigurent Moses et Aron
et expose la pensée messianique de Schönberg. Ces œuvres témoignent du
retour à ses racines hébraïques et de ses questionnements sur la création d’un
État juif dans un pays africain. Schönberg veut trouver le chemin qui le mène
à l’unité avec Dieu, fait de prière et de recherche sans faille de la vérité sans
idolâtrie.
Halbreich (1995, p. 70) considère à juste titre que les 35 années de protes-
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tantisme ont certainement laissé des traces. Fubini (2015, p. 72) souligne que
l’hébraïsme des intellectuels juifs contemporains de Schönberg – et il cite
Freud, Kraus, Kafka, Benjamin –, était un hébraïsme éthique qui s’inspirait
davantage d’une relecture de la Bible (et particulièrement du Pentateuque
et des Prophètes) que du judaïsme talmudique aux mille commentaires sur
l’application de la loi divine à la vie quotidienne. D’ailleurs, pour Schönberg,
Jésus demeurera « sans aucun doute l’être le plus pur, le plus innocent, le plus
désintéressé, le plus idéaliste qui ait jamais vécu sur cette terre : sa volonté,
toute sa pensée, toutes ses aspirations étaient uniquement fixées sur le seul but
de sauver les hommes en les construisant à la vraie foi en l’Unique, Éternel et
Tout-Puissant … » (cité par Halbreich, 1995, p. 70). Moïse pourrait en effet
être l’homme providentiel mais comment échapper aux idoles ? L’absence du
troisième acte, les mots qui clôturent le deuxième acte signent toute la diffi-
culté. En effet, il n’y pas d’issue : la quête de l’homme à l’idée pure devient
totalitaire.
Schönberg avait très concrètement rédigé un programme en 1938, A four
point program for Jewry, (non traduit), mais sur lequel il travaillait depuis au
moins cinq ans, précisant dans le détail les moyens pour sortir sept millions de
juifs des États où ils étaient menacés par les nazis. Il avait tout prévu : la docu-
mentation, la logistique du transport, le financement. Projet à la fois fou et très
lucide au regard de l’Holocauste (Jameux, 1995, p. 84). Dominique Jameux

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cite Alexander L. Ringer6 qui considère qu’une telle maîtrise des ressorts de la
propagande moderne contamine la pensée de Schönberg au point de lui faire
dire que « le bon racisme » propre au peuple élu, mû par l’Idée, s’oppose au
mauvais racisme allemand, « dénué de toute but transcendantal » et montre
à quel point l’Idée Pure, si elle élude l’intrication de la pulsion de vie et la
destructivité, est dangereuse.
Dans son « roman historique » Freud postule, dans un prolongement de
Totem et Tabou, que les désirs meurtriers envers Moïse et Jésus renvoient au
meurtre du père primitif par les fils. Le premier est tué par son peuple parce
qu’il leur rappelle la faute que le peuple ne veut pas avouer et Freud trouve
séduisante l’idée que le repentir qu’a suscité sa mort « donna une impulsion au
fantasme de désir du Messie » (Freud, 1939a, p. 182). Jésus devenu le subs-
titut du premier Messie qui fut Moïse, meurt, lui, pour expier le meurtre d’un
père et la culpabilité, et donne lieu à une nouvelle religion, le christianisme,
poursuit-il. Le triomphe du christianisme fut pour Freud à la fois une régres-
sion et un progrès. Une régression car elle signifia la restauration de la déesse
mère, d’un polythéisme avec des déités subalternes, des éléments mystiques
et magiques et des rites des peuples d’alentour, en-deçà du « degré de spiri-
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tualisation auquel le judaïsme s’était élevé » (ibid., p. 180). Mais l’avènement
du christianisme fut un progrès en ce qui concerne le retour du refoulé, c’est-
à-dire l’aveu du meurtre (ibid., p. 181). Dans la construction de son « roman
historique » à partir des retours du refoulé « symptomatique » d’une histoire
enfouie, refoulée.

LE MOÏSE DE MICHEL ANGE

Dans une lettre à l’écrivain Walter Eidlitz du 15 mars 1933, cité par
Halbreich (1995, p. 78), Schönberg résume ce qu’il a voulu mettre au premier
plan : « l’idée du Dieu inconcevable, du peuple élu et du guide de ce peuple ».
Puis il poursuit : « Mon Moïse ressemble, au moins quant à l’apparence,
à celui de Michel-Ange. Il n’est pas du tout humain. » Et en effet comme

6. Alexandre L. Ringer, Schoenberg and the Politics of Jewish Survival. Journal of the Arnold
Schoenberg Institute (JASI). Los Angeles, March 1979, p. 34. Dans un recueil : Arnold Schoenberg,
The Composer as a Jew (1990), New York, Oxford University Press, 1993. Cité par D. Jameux, dans
Résonnances de Moïse et Aaron : Moïse et Aaron, L’Avant-Scène Opéra, n° 167, sept.-oct. 1995, p. 87,
note 13.

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l’affirme Halbreich « c’est dans la terrible colère de Moïse, redescendant de la


montagne (acte 2, scène 5) que le parallèle avec le Moïse de Michel-Ange se
révèle le plus frappant » (ibid., p. 78). Freud, au contraire, voit dans la statue
de Michel Ange un Moïse qui a pu dompter sa fureur en voyant le peuple
s’extasier devant le Veau d’or et qui ne brisera pas les tables (Freud, 2014b,
p. 113-114). Il n’est pas le Moïse de la Bible, briseur des tables.
Pour Freud, Michel Ange « introduit dans la figure de Moïse quelque
chose de neuf, de surhumain, et la puissante masse corporelle, la muscula-
ture débordante de vigueur du personnage ne sont utilisées que comme moyen
d’expression de la plus haute prouesse psychique qui soit à la portée d’un
humain : l’étouffement de sa propre passion au profit et au nom d’une mission
à laquelle on s’est consacré » (ibid., p. 118-119). Sur le chemin de l’action, mû
par sa colère, Moïse refoule son affect irascible et Freud souligne la tension
entre mouvement intérieur et calme extérieur, expression des processus cultu-
rels. Pour Schönberg et Freud, le Moïse de Michel Ange est un surhomme.
Toutefois pour Freud, la figure de Moïse est une figure éventuellement histo-
rique mais pas divine ou sacrée comme elle est dans l’opéra de Schönberg. Le
sens de « surhumain » n’est pas le même pour l’un et pour l’autre. En dépit de
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ce qu’affirme Schönberg, Moses est aussi une figure de l’artiste qui ne trouve
pas les mots (ou les notes) pour finir son œuvre.
Georgio Vasari, cité par Carolin Berhmann dans le catalogue de l’expo-
sition Moïse : Figures d’un prophète (Berhmann, 2015, p. 105) écrivit que le
Moïse puissant de Michel Ange, figure centrale réalisée pour le tombeau du
pape Jules II à la basilique Sainte-Pierre-aux-Liens de Rome, était à la fois
une représentation de Jules II et de Michel Ange lui-même : autant l’un que
l’autre réputés pour leurs accès de colère et la grandeur et la puissance de
leurs actions. Et Vasari écrivit aussi que la puissance de la statue du Moïse
de Michel Ange était devenue un pôle d’attraction pour la population juive de
la ville au point que « l’interdiction juive de représentation serait surmontée »
(ibid., p. 105).

MOÏSE CHEZ SCHÖNBERG ET FREUD

Examinons de plus près la figure du prophète chez Schönberg et Freud.


Ils y ont consacré un temps long et douloureux alors que leur monde s’écrou-
lait autour d’eux et qu’ils étaient contraints à l’exil. Lorsque Schönberg écrit

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le livret et compose la musique de son opéra, dans les années 1927-1933, il


était suffisamment lucide pour constater à quel point les images et le langage
pouvaient être traîtres et l’idolâtrie omniprésente en Allemagne. Lucide au
point de vouloir organiser en 1938 le sauvetage des communautés juives mena-
cées en Europe. Le Moïse des juifs, sauveur d’une communauté en danger.
Défense mégalomaniaque contre le trauma de l’exil ? Les parallèles avec son
livret sont évidents.
Dans la figure de Moïse, autant Sigmund Freud qu’Arnold Schönberg
cherchaient un « grand homme » (der grosse Mann : un homme grand en
taille, Freud, 1939a, p. 202-208) pour guider un peuple civilisé, c’est-à-dire
qui aurait renoncé à la satisfaction directe de ses pulsions, sans idolâtrie. Chez
Schönberg, la parole « pure, spirituelle, abstraite » du prophète Moses ne trouve
pas en Aron l’homme capable de la transmettre au peuple sans ­transformer
l’idée en idéologie. Chez Freud, la figure de « l’homme Moïse » est désacrali-
sée mais surhumaine.
Freud voit dans l’interdiction des images du deuxième commandement
« une mise en retrait de la perception sensorielle au profit d’une représenta-
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tion qu’il convient de nommer abstraite, un triomphe de la vie de l’esprit sur
la vie sensorielle, à strictement parler un renoncement aux pulsions […]. »
Une mise à l’écart de la sensorialité, des stimulations sensorielles dont la
relation mère-enfant serait le prototype à dépasser ? Avec le risque d’une
abstraction sans assise corporelle. Ce clivage entre sensorialité et spiritualité
est certainement une défense contre le trauma, un moyen de faire face aux
forces destructrices, au trauma de l’exclusion et l’exil (Asséo et Dreyfus-
Asséo, 2014, p. 1329) mais ce clivage est-il nouveau dans les écrits de
Freud ? N’a-t-il déjà pas eu recours à cette mise à distance du maternel dans
ses écrits ? Dans son texte sur Le Moïse de Michel Ange, Freud (1914b, p. 87)
précise son rapport aux œuvres d’art. Lorsqu’il ne peut pas accéder au sens,
« par exemple avec la musique », il est « inapte à la jouissance ». Cet aveu
témoigne d’une difficulté à inclure la sensorialité inhérente à l’écoute de
la musique, d’une écoute qui s’ancre dans le corps par l’éprouvé des sens.
La sensorialité à dépasser ? Dans son « roman historique », une construc-
tion dans le sens psychanalytique du terme, Freud introduit la dimension
psychique dans l’histoire, mais aussi son propre psychisme dans le récit
historique. Faire de Moïse un Égyptien bouscule l’identité juive et Freud
développe ainsi une version personnelle à distance d’une vision biologique
et héréditaire du judaïsme. Il revendique une identité qu’il veut plus proche
d’une identité scientifique (Le Rider).

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Freud et Schönberg cherchent une représentation de la pensée et sont


tiraillés entre deux pôles : l’idée et l’image, l’esprit et la matière, la rationalité
et la spiritualité. Schönberg/Moses désespère de ne pas pouvoir transmettre
l’Idée pure du Dieu Unique au peuple. Schönberg/Moses refuse que la pulsion
de mort « salisse » c’est-à-dire, s’intrique à l’Idée, brise les tables et laisse
l’opéra inachevé. Mais le troisième acte manquant s’avère d’une plus grande
justesse qu’un triomphe de l’Idée absolue. Freud croit dans la rationalité de la
science et dans l’intrication des pulsions de vie et de mort. Il veut toutefois
dégager la sensorialité, le support perceptif immédiat, trop irrationnel, trop
superficiel pour lui, – trop maternel ?
Schönberg, cité par Fubini (2015, p. 68), dit dans un des essais de son
livre Style and Idea, que « la musique porte en elle un message prophétique
qui révèle une forme de vie plus élevée vers laquelle évolue l’humanité et
que c’est en vertu de ce message qu’elle s’adresse aux hommes de toutes les
races et de toutes les cultures ». La musique comme avant-garde des peuples
pour Schönberg, comme la science pour Freud. Peut-être faut-il surtout renon-
cer à la certitude, à l’illusion de la pureté et accepter le doute, la dimension
sensorielle sans laquelle l’idée perd son ancrage corporel qui ouvre et œuvre
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à la créativité dans tous les domaines y compris dans la lecture des textes
« sacrés » quels qu’ils soient.
Marcela Montes de Oca
18 bis bd de la Bastille
75012 Paris
mmdeoca@orange.fr

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Asséo R. et Dreyfus Asséo S., Deuil dans la culture. L’actuel détail par détail, Revue fran-
çaise de psychanalyse, t. LXXVIII, no 5, 2014, p. 1265-1335.
Behrmann C., L’artiste législateur. De la survivance du Moïse de Michel-Ange, Moïse.
Figures d’un prophète, Catalogue de l’Exposition 14 octobre 2015-21 février 2016,
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Pairs, Flammarion, 2015.
Castellucci R., Dans le désert, Moses und Aron, Programme de l’Opéra National de Paris,
Saison 2015-2016, 2016, p. 44-45.
Freud S. (1914b), Le Moïse de Michel-Ange, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais,
trad. franç. P. Cotet, R. Lainé, Paris, Gallimard, 1985 ; OCF-P, XII, 2005 ; GW, X.
Freud S. (1939a), L’homme Moïse et la religion monothéiste, trad. franç. C. Heim, Paris,
Gallimard, 1986 ; GW, XVI.
Fubini E., Herméneutique et Judaïsme chez Schönberg, Moses und Aron, Programme de
l’Opéra National de Paris, Saison 2015-2016, 2015, p. 65-73. (Extraits de Le Siècle
de Schönberg. Textes réunis par Danielle Cohen Levinas, Paris, Hermann, 2010.)

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620 Marcela Montes de Oca

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Gyger E., Parole, chant et silence, Moses und Aron, Programme de l’Opéra National de
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Hoog A. H., Somon M., Léglise M. (sous la direction de), Moïse. Figures d’un prophète.
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Jameux D., Résonnances de Moïse et Aaron, Moïse et Aaron, L’Avant-Scène Opéra,
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Le Rider J., Moïse égyptien, Revue germanique internationale [En ligne], 14 | 2000,
mis en ligne le 21 septembre 2011, consulté le 01 septembre 2016. URL : http://rgi.
revues.org/811
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Arnold Schoenberg Institute (JASI), Los Angeles, March 1979, p. 34 ; Arnold
Schoenberg. The Composer as a Jew (1990), New York, Oxford University Press,
1993.
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