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Système et fragments chez Claude Simon et Balzac

Max Andréoli
Dans L'Année balzacienne 2015/1 (n° 16),
16) pages 327 à 360
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0084-6473
ISBN 9782130650829
DOI 10.3917/balz.016.0327
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 09/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.233.118.95)

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SYSTÈME ET FRAGMENTS
CHEZ CLAUDE SIMON ET BALZAC

« Vous ne descendez pas assez dans l’inti-


mité de la forme »
Balzac

« la forme, qui est l’essence même de


l’art »
Claude Simon
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En bref préambule, j’ai cru bon de ne pas me borner à l’œuvre
de Claude Simon isolée de l’environnement des années 50-70
dans lequel elle s’est élaborée, et j’ai pris la liberté d’étendre
quelque peu le sujet de l’exposé, en parlant de trois écrivains
au lieu d’un : Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet et sur-
tout, bien entendu, Claude Simon. De plus, n’étant pas un
spécialiste du « Nouveau Roman », je n’ai pas la présomption
d’ajouter grand-chose aux études fort nombreuses et des mieux
informées sur les relations entre Claude Simon et Balzac. Il me
serait malaisé d’en rendre compte, sinon d’en tenir compte,
dans le cadre étroit de cette présentation, et je me vois contraint
de renvoyer aux pertinents travaux français (car Claude Simon
est commenté dans toutes les langues sauf peut-être l’inuktitut
ou le sesotho), de Lucien Dällenbach, Ludovic Janvier, Patrick
Longuet, Bernard Andrès, Joëlle Gleize, Marie-Ève Thérenty,
et de ceux que je regrette d’englober, faute de mieux, dans un
anonyme « etc. ».
Je me permettrai pour débuter, cela au moins sera original,
de paraphraser la première ligne du Manifeste du parti commu-
niste de Marx : un spectre hante la littérature européenne en
général et en particulier le « Nouveau Roman », le spectre de
La Comédie humaine. Une nébuleuse d’écrits et d’écrivains,
L’Année balzacienne 2015
328 Max Andréoli

parmi lesquels ceux qu’on a réunis vaille que vaille sous cette
dénomination qui n’a pas été préméditée, ont en effet Balzac
pour repère ou pour cible. Tous, quoiqu’il ne soit pas simple
de leur attribuer des positions communes, se sont tournés vers
lui, pour lui rendre hommage, avant parfois de le dénigrer :
« Hardiment novateur à son époque [concède Claude Simon],
[…] soutenu par un certain “emportement de l’écriture” et
une certaine démesure qui le haussaient au-delà de ses inten-
tions, le roman balzacien a ensuite dégénéré pour donner nais-
sance à des œuvres qui n’en ont retenu que l’esprit purement
démonstratif1 ». Ce qui pourrait laisser penser à la fois que le
« roman balzacien » a pour essence la démonstration, de préfé-
rence sociologique, et que seul le miracle de l’écriture lui a
permis de devenir autre chose que ce que l’auteur initial sou-
haitait qu’il fût. S’il est bon de prendre au sérieux ces asser-
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tions, on verra plus loin que Claude Simon, grand admirateur
et rival ou disciple, c’est tout un, de Balzac, ne s’est pas arrêté
à cette attitude ni à cette phrase ambiguës. Les débats et les
polémiques autour d’un « Nouveau Roman » plus très nou-
veau aujourd’hui se sont apaisées, mais l’expression, lancée par
les critiques Bernard Dort puis Émile Henriot en 1955 et 1957
– année de parution de La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, de
La Modification de Michel Butor, du Vent de Claude Simon – a
fait florès, et a fini par désigner dans l’histoire littéraire les
ouvrages et le cercle de ceux qui, sans former une véritable
école, tel le « groupe des six » des Zola, Maupassant, Huysmans,
etc., fidèles des soirées de Médan et du « dîner Trapp », éprou-
vaient néanmoins, individuellement ou conjointement, le désir
de rompre avec une tradition selon eux figée dans la routine et
l’académisme. Il s’agirait, plus que d’une « école », d’un « mou-
vement », terme qu’emploie Robbe-Grillet, qui se développa
au long des années 1950-60, au lendemain de l’Occupation.
Sur tous les terrains soufflait alors un vent de rénovation, et
d’abord sur le terrain politique : l’enthousiaste et apparente

1. « Discours de Stockholm », dans Claude Simon, Œuvres, Gallimard,


« Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 893. C’est à cette édition en deux vol-
umes des ouvrages de Claude Simon (t. I, 2006 ; t. II, 2013) que renvoie dans
le présent article l’abréviation Pl.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 329

unanimité de la Libération avait très vite cédé la place aux pre-


mières luttes sociales, à l’affrontement des camps capitaliste et
socialiste, aux guerres coloniales, suscitant d’intenses mobili-
sations populaires. Il n’est pas inutile de rappeler qu’un large
secteur des couches intellectuelles, en France et en Italie,
étaient adhérentes ou proches du Parti communiste : le divorce
né des excès et des différends qu’entraînait ou exacerbait la
« guerre froide » mit fin à ce transitoire unisson. Une évolution
parallèle se produisait dans le domaine de la philosophie et
dans le domaine qui nous occupe, celui de l’art ; mais les
connexions des infrastructures et des superstructures n’étant
rien moins que mécaniques, on n’établira pas de lien causal
direct entre les changements si radicaux soient-ils, qui affectent
les sociétés, et les avatars d’activités philosophiques ou esthé-
tiques fort diverses. Cependant, les positions politiques d’un
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Berthold Brecht, indépendamment de son talent, n’étaient
certes pas étrangères à une vogue depuis retombée, et la déca-
dence des classes dirigeantes (la « bourgeoisie ») aide sans doute
à comprendre la transmutation de l’état des esprits en Europe,
marquée par un indéniable désarroi devant les échecs des
modes de pensée organisée, et donc par l’importance crois-
sante accordée à la déconstruction questionnant la structure,
au fragment questionnant le système2, voire aux théories
libérales, toujours de saison, qui en sont le visage idéologique.
Le profond besoin de renouveau, à supposer qu’il ne soit pas
une composante de l’esprit humain (Balzac s’en prenait en
1830, dans l’article « Des artistes », à ceux qui « exigent que
tous les poètes soient des Racine, parce que Jean Racine a
existé, tandis qu’il faut conclure de son existence contre l’imi-
tation de sa manière ; etc., etc.3 »), peut-être ce besoin profond
s’est-il accru au début et au long d’un xxe siècle convulsif, où

2. À l’opposé de Platon, par exemple : « Ces deux poètes [Sophocle et


Euripide] riraient, je crois, aux dépens de cet homme, s’il s’imaginait que
la tragédie puisse être autre chose qu’une composition où tous les éléments
s’accordent et se coordonnent pour former un ensemble. » (Platon, Phèdre,
268) ; ou de Balzac : « La loi dominatrice [de l’art] est l’Unité dans la composi-
tion ; que vous placiez cette unité soit dans l’idée mère, soit dans le plan, sans
elle, il n’y a plus que confusion » (Revue parisienne, 25 septembre 1840, p. 335).
3. OD, t. II, p. 720.
330 Max Andréoli

le cours des événements accentuait l’ampleur des fluctuations.


Déjà en 1824, Hugo répondait à une « objection spécieuse »
développée par des « hommes de talent et d’autorité » : « C’est
précisément, disent-ils, parce que cette révolution littéraire est le
résultat de notre révolution politique que nous en déplorons
le triomphe, que nous en condamnons les œuvres. – Cette
conséquence ne paraît pas juste. La littérature actuelle peut
être en partie le résultat de la révolution sans en être l’expres-
sion4 ». De même, le bouillonnement intellectuel qui a marqué
les années 1920-1930 en Union soviétique n’est pas l’expression
de la révolution d’Octobre : il est issu d’un bouleversement
qui s’était propagé dans toute l’Europe. Essenine, Maïakovski,
Blok… ont rénové la poésie russe antérieurement à 1914 ;
Malevitch, né en 1873, a peint le révolutionnaire « Carré blanc
sur fond blanc » en 1918, mais le « Carré noir sur fond blanc »
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est de 1913, comme, en principe, le tableau « Composition VII »
de Kandinsky. Si j’y fais allusion, c’est que Claude Simon,
obsédé par la peinture, l’oppose à l’écriture infirme de sa linéa-
rité, et convoque parmi une foule d’artistes le peintre améri-
cain néo-figuratif Rauschenberg, réagissant à l’expressionnisme
abstrait des Jackson Pollock, De Kooning et autres. Pour la
France, n’insistons pas sur la multitude d’écoles philoso-
phiques, artistiques, littéraires, qui ont coexisté ou se sont
succédé, bousculées et réfutées l’une l’autre, avant, après ou
pendant la guerre et l’Occupation. Antérieurs à la Libération,
le personnalisme, la phénoménologie, les existentialismes,
autant que le structuralisme, assise philosophique d’une lin-
guistique rajeunie, se sont substitués à des théories jugées à tort
ou à raison périmées, y compris à l’intérieur du marxisme,
revu dans les années 1960 par Althusser sur le modèle structu-
raliste : de ce vaste fleuve, le « Nouveau Roman » est l’un des
courants, qui a notamment pour source l’œuvre de Sartre, vrai
précurseur dont on ne saurait exagérer l’ascendant à cette
époque, depuis La Nausée en 1939. D’autres philosophes
ou artistes allaient cependant leur chemin ; les vétérans du

4. Victor Hugo, OC, Hetzel, Quantin, 1882, Poésie, t. I, Préface de 1824


aux Odes, p. 15. C’est lui qui souligne.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 331

surréalisme, Breton, ou Antonin Artaud en piteux état,


Bernanos, Cocteau, Bresson, Claudel, Camus, Aragon etc.,
dont beaucoup, bien qu’appartenant à une génération précé-
dente, étaient contemporains des auteurs du « Nouveau
Roman ». Et malgré des itinéraires on ne peut plus étrangers,
ils ne s’ignoraient pas : Aragon s’est épisodiquement inspiré
des néo-romanciers, et les anti-humanistes théoriques n’avaient
pas oublié les leçons de l’humaniste Sartre, en dépit des ironies
anarchisantes de La Nausée5. Les écoles et tendances nouvelles
ont par la suite occupé un large territoire dans les champs
scientifique et idéologique, parce qu’elles semblaient posséder,
en dehors des motivations politiques sous-jacentes, le rare
mérite de l’originalité. Elles ont joué un grand rôle dans le
succès presque immédiat remporté par le « Nouveau Roman »
auprès du public intellectuel en le préparant à la réception de
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procédés de composition inaccoutumés. Roland Barthes dans
la critique, Samuel Beckett ou Ionesco au théâtre dit « de
l’absurde », au cinéma la « Nouvelle Vague », en musique le
dodécaphonisme et la musique sérielle6, théorisés puis déve-
loppés à partir de 1923 par Arnold Schönberg, Alban Berg…,
répondaient aux visées et aux attentes d’une fraction des artistes
et du public « d’avant-garde », suivant l’expression consacrée,
d’ailleurs bannie par Robbe-Grillet. Ce qui n’empêchait pas
divergences ou oppositions de se manifester au sein de ce
groupe virtuel : on ne mettra pas sur le même plan la doyenne
Nathalie Sarraute et le cadet Robbe-Grillet, et moins encore
Claude Simon… Je reviens un instant sur le cinéma de la
« Nouvelle Vague » : Les Cahiers du cinéma, créés en 1951 par
André Bazin, avaient donné la parole à de jeunes critiques des-
tinés à devenir des réalisateurs de renom, Truffaut, fanatique
de Balzac, comme Chabrol ou Rivette, Godard, Rohmer,
Resnais… Début 1954, dans un article mémorable, Truffaut y
condamnait sans trop de nuances, mais avec clairvoyance, « la
Tradition de la Qualité » (Carné, Autant-Lara, Duvivier, et
surtout Jean Aurenche et Pierre Bost…) réhabilitée depuis.

5. Voir La Nausée, Folio, pp. 167-168.


6. Rappelons qu’en Union Soviétique, ces théories ont fait l’objet de
débats clos par le « rapport » Jdanov (1947).
332 Max Andréoli

Alain Resnais, jamais à court d’innovations, ce que confirme


le déroulement ultérieur de sa carrière, fut le principal inter-
médiaire entre le cinéma de la « Nouvelle Vague » et le
« Nouveau Roman » ; il venait de signer en 1959 Hiroshima
mon amour, dont Marguerite Duras avait assuré scénario et dia-
logues, quand il entreprit le très explosif L’Année dernière à
Marienbad, en symbiose avec Robbe-Grillet, qui avant de se
promouvoir cinéaste à part entière, s’était découvert un allié
d’envergure.

Après ces parcimonieuses prémisses, quelques précisions


sont nécessaires pour cerner de façon moins sommaire les
tendances du « Nouveau Roman » et la place qu’occupaient
ses acteurs, en tentant de déterminer ce qui, outre la volonté
de changement, les unissait, et ce qui les séparait. Nathalie
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Sarraute, Robbe-Grillet ou Jean Ricardou, ont évidemment
lu Balzac, en tout cas ils en parlent beaucoup ; le reconnais-
sant pour novateur à son époque, ils l’estiment esthétique-
ment et techniquement dépassé. À tout seigneur tout hon-
neur : l’un des premiers théoriciens et romanciers qui se
rattache au « Nouveau Roman », et l’un des plus éminents,
est une femme, sauf erreur la seule du groupe (avec peut-être
Marguerite Duras), Nathalie Sarraute. Dans la préface qu’elle
a rédigée en 1956 pour un recueil d’articles, rassemblés sous le
titre de L’Ère du soupçon, elle explique qu’il est erroné d’ima-
giner les affiliés au mouvement comme « de froids expérimen-
tateurs qui ont commencé par élaborer des théories » afin de
les mettre en pratique dans leurs livres. Et elle évoque son
propre apprentissage : « J’ai commencé à écrire Tropismes en
1932. Les textes qui composaient ce premier ouvrage étaient
l’expression spontanée d’impressions très vives, et leur forme
était aussi spontanée et naturelle que les impressions auxquelles
elles donnaient vie7 ». Tropismes, paru en 1939, la veille de la
guerre, comme La Nausée, n’a sur le moment que peu retenu
l’attention de la critique ; s’il est vrai, ce qu’elle affirme, que
la plupart des idées, les plus hardies surtout, contenues dans les

7. L’Ère du soupçon, Idées NRF, mars 1956, p. II (Préface).


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essais de L’Ère du soupçon (de 1947 à 1956) soient à la racine du


« Nouveau Roman », elles n’interdisent pas de la situer dans
la lignée des littérateurs psychologues et moralistes à la pre-
mière personne, celle d’une Vie de Marianne ou d’un Adolphe
bien plus sophistiqués, et mâtinés de Proust… Nathalie
Sarraute prolonge l’essentiel de leur apport par la mise en écri-
ture de ce qu’elle appelle les tropismes, phénomènes psycho-
physiologiques intimes, glissements à l’état naissant, impalpables
et quasi imperceptibles, « des effleurements partout qui fondent
et s’évanouissent », résumait Sartre découvrant « l’existence »
dans La Nausée8. Ils fournissent la substance de ses romans,
en lieu et place des réactions motivées de personnages balza-
ciens que le narrateur éventuellement omniscient campe, par
leur nom, leur statut social, et leur rôle, dans l’espace d’une
intrigue. Ce narrateur, Nathalie Sarraute le met en cause, lui
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substituant avantageusement un « je » anonyme ; elle incri-
mine ainsi le portrait et le personnage balzaciens : Grandet, qui
en fournit le parangon, serait borné à un « caractère » dont
« le lecteur » sait « qu’il n’est pas autre chose que l’étiquette
grossière dont lui-même se sert, sans trop y croire […]9 ». Dans
ses romans, Martereau par exemple, si ces éléments n’ont pas
disparu, ils se sont estompés, et sont relégués au second plan ;
l’ouvrage est constitué, à l’image des précédents, d’une suc-
cession de monologues intérieurs, veine inaugurée en 1887
par Émile Desjardins dans Les Lauriers sont coupés, qui inspira
entre autres Joyce, un des oracles du « Nouveau Roman »
(on se souvient du monologue final de Marion ou Molly, la
femme de Léopold, long d’une quarantaine de pages faites de
huit phrases). Le lecteur parvient, sans guide didactique, sans
noms, remplacés par des pronoms personnels (sauf celui de
Martereau), ni portrait « à la Balzac » – mais sans non plus
la densité titanesque de son univers – à concevoir ou plutôt
à détecter une sorte de « caractère » des personnages en pré-
sence. Et moyennant un peu de patience, il dévidera, débus-
quant au passage les réflexions d’une moraliste désabusée10,

8. La Nausée, op. cit., p. 143.


9. L’Ère du soupçon, op. cit., pp. 7-8, puis p. 79.
10. Voir Martereau, Livre de Poche, p. 64.
334 Max Andréoli

le fil d’une intrigue que l’on pourrait condenser, mais en


oblitérant alors l’extrême raffinement qui en assure la richesse
et que l’on applaudit toujours au théâtre avec Pour un oui ou pour
un non. L’auteur repère les tropismes à l’état encore embryon-
naire dans les œuvres de Dostoïevski et de Kafka (après une
réjouissante exécution de L’Étranger de Camus) ; et ses essais
explicitent et généralisent ses thèses. Dans sa perspective, il ne
s’élève évidemment pas de conflit entre système et fragments,
parce qu’il n’y a pas d’autre système qu’une succession « spon-
tanée et naturelle » de « tropismes » fragmentaires s’enchaînant
selon des règles peut-être décelables, mais qui ne visent pas à
construire un ensemble, tout au plus le canevas d’un récit. Les
techniques narratives habituelles sont perturbées au profit de la
plus flagrante, celle du courant de conscience, où les pensées
coulent dans l’esprit du personnage sans transition logique ;
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mais à l’intérieur de ce courant, des récits intégrés obéissent
dans une certaine mesure aux règles reçues de la narration,
ne serait-ce que par les digressions attribuées au narrateur à la
première personne.
J’ai choisi pour aperçus de cette transaction du premier
« Nouveau Roman » avec la tradition parmi les ouvrages
de Nathalie Sarraute ; un peu plus tard vont s’imposer, à
côté de Michel Butor, Claude Ollier, Georges Pérec, Robert
Pinget etc. (comment faire la part de chacun ?), Alain Robbe-
Grillet et Jean Ricardou, dont on retiendra le célèbre apho-
risme commenté par Claude Simon11, équivoque de chiasme
et d’antanaclase, « le roman n’est plus l’écriture d’une aventure,
mais, au contraire : l’aventure d’une écriture ». Beau renver-
sement, qui montre que le temps est maintenant venu des doc-
trinaires intransigeants, voire dogmatiques ; Robbe-Grillet, en
dépit de la première phrase de son recueil Pour un nouveau
roman, « Je ne suis pas un théoricien du roman12 », s’y comporte
implicitement sinon en chef d’école ou « pape » d’un groupe,
du moins en porte-parole, et ses différents articles, de 1955 à
1963, sont bien des textes théoriques ; l’auteur n’a d’ailleurs

11. Claude Simon, « La Fiction mot à mot », Pl., t. I, p. 1192. Voir plus
loin.
12. « Idées », NRF, 1963, p. 7.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 335

guère varié par la suite (voir en 1984 Le Miroir qui revient).


Tenu, à mon grand regret, de rester dans les sphères des argu-
ties, car il s’agit de spéculations parfois byzantines, j’afficherai,
afin de donner tout de même une idée tangible des principes
généraux qui gouvernent la démarche de Robbe-Grillet, ce
passage un peu long, indirectement anti-balzacien, pris dans
l’introduction de 1961 à L’Année dernière à Marienbad :
[…] nous avons décidé de lui [au spectateur] faire confiance, de le
laisser de bout en bout aux prises avec des subjectivités pures. Deux
attitudes sont alors possibles : ou bien le spectateur cherchera à reconsti-
tuer quelque schéma « cartésien », le plus linéaire qu’il pourra, le plus
rationnel, et ce spectateur jugera sans doute le film difficile, si ce n’est
incompréhensible ; ou bien au contraire il se laissera porter par les
extraordinaires images qu’il aura devant lui, par la voix des acteurs, par
les bruits, par la musique, par le rythme du montage, par la passion
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des héros…, à ce spectateur-là le film semblera le plus facile qu’il ait
jamais vu : un film qui ne s’adresse qu’à sa sensibilité, qu’à sa faculté
de regarder, d’écouter, de sentir et de se laisser émouvoir. L’histoire
racontée lui apparaîtra comme la plus réaliste, la plus vraie, celle qui
correspond le mieux à sa vie affective quotidienne, aussitôt qu’il accepte
de se débarrasser des idées toutes faites, de l’analyse psychologique, des
schémas plus ou moins grossiers d’interprétation que les romans ou le
cinéma ronronnants lui rabâchent jusqu’à la nausée, et qui sont les pires
des abstractions13.
Ainsi, le spectateur ou lecteur (non particularisé) est prié,
voire sommé, d’opter entre les « deux attitudes possibles » ; il
n’y a pas de troisième voie : ou bien, ou bien, la formulation est
catégorique et le ou exclusif. L’antagonisme de la rationalité à la
sensibilité est mené à son terme, la rationalité « cartésienne » se
définissant comme la recherche, étrangère à la sensibilité, d’un
schéma « linéaire », de l’établissement d’une chronologie, d’un
lien temporel systématique qui contrecarrerait la fragmentation
des séquences. Je ne vais pas discuter ici les « réflexions » (c’est
le mot de Robbe-Grillet en place de « théories »), ni les nom-
breux ouvrages, romans ou films dans lesquels elles trouvent
leur origine, si ce n’est leurs applications. La question majeure
est en effet celle du référent, vocable ambigu désignant une

13. Les Éditions de minuit, 1961, pp. 16-17.


336 Max Andréoli

réalité soit non verbale, mais susceptible d’être verbalisée – ce


qui suppose un extérieur du texte, y compris les écrits de
tous genres objectivés –, soit littérale, interne au texte. Le sens
du mot référent implique par soi une corrélation, donc une
logique, et le texte, si on le nettoie du référent et du narrateur
classique, est menacé par le chaos, que, suivant le précepte de
Novalis, on ne doit que pressentir derrière le voile de l’ordre14 –
ou l’inverse, les modernes et controversées « théories du
chaos » révélant derrière le chaos un ordre d’un autre type. Un
moyen à notre portée de commencer à promouvoir un ordre
serait de ranger sous deux rubriques les descriptions d’objets
(décors, tableaux etc.) et les portraits des personnages, aux-
quels tous, après Balzac, accordent tant d’importance : pour
Claude Simon, « c’est là peut-être que réside son génie15 » ;
je me limiterai par nécessité à la description d’un objet isolé.
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Pour cela, préalablement à une approche de Claude Simon, je
mettrai en regard deux courts extraits descriptifs de romans de
Balzac et de Robbe-Grillet, en soulignant leur proximité avec
les positions théoriques respectives des auteurs. Chez Balzac,
il n’y a, contrairement à ce que l’on attendrait, qu’assez peu
de descriptions d’objets singuliers, tant ils sont, le plus souvent,
amalgamés à un portrait ou à un commentaire ; voici un pas-
sage d’Eugénie Grandet qui dépeint des éléments du mobilier
dans le salon Grandet :
Un vieux cartel de cuivre incrusté d’arabesques en écaille ornait le
manteau de la cheminée en pierre blanche, mal sculptée, sur lequel était
une glace verdâtre dont les côtés, coupés en biseau pour en montrer
l’épaisseur, reflétaient un filet de lumière le long d’un trumeau gothique
en acier damasquiné. Les deux girandoles de cuivre doré qui décoraient
chacun des coins de la cheminée étaient à deux fins ; en enlevant les
roses qui leur servaient de bobèches, et dont la maîtresse branche s’adap-
tait au piédestal de marbre bleuâtre agencé de vieux cuivre, ce piédestal
formait un chandelier pour les petits jours. Les sièges de forme antique
étaient garnis en tapisseries représentant les fables de La Fontaine ; mais

14. « Je serai tenté de dire : il faut que le chaos rayonne à travers le voile
régulier de l’ordre » (Novalis, Heinrich von Ofterdingen, dans Romantiques alle-
mands, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 469. C’est Klingsohr, le
père de Heinrich, qui parle). Les Éditions de Minuit, 1961, pp. 16-17.
15. « Discours de Stockholm », Pl., t. I, p. 895.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 337

il fallait le savoir pour en reconnaître les sujets, tant les couleurs passées
et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement16.
Cette description renvoie-t-elle à un référent non verbal ? À
première vue, on peut répondre que oui, puisque le narrateur
omniscient en a garanti (fallacieusement) le lieu, la date, les
circonstances et l’agencement ; mais rien n’interdit d’en faire
un fragment parmi d’autres, une sorte de tableau qui se suffirait
à lui-même ou n’aurait pour référent que le reste du roman.
La composition, l’énumération des noms d’objets et des qua-
lificatifs relevant de champs sémantiques voisins concourent à
instaurer la sensation, presque l’odeur de renfermé, l’impres-
sion de décrépitude et de vétusté de la pièce, qui marquent
les décors et les personnages de ce récit dit « réaliste », placé
dès le début sous l’emblème de la mélancolie (pour Claude
Simon, encore un mot ambigu17). Il n’est donc pas disso-
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ciable de la logique stricte du récit unitaire d’Eugénie Grandet,
logique chronologique, logique psychologique et dans ma
lecture, en arrière-plan, architecture métaphysique. Peut-être
Jean Ricardou aurait-il eu beau jeu de soutenir que l’ensemble
étant d’entrée étiqueté caduc et décrépit, la description subsé-
quente devient inutile : à cet argument, l’abondance des struc-
turations virtuelles apporte déjà une réponse.
Certains des néo-romanciers cherchent, eux, à atteindre
l’objet dans sa pureté, à le garder, selon Robbe-Grillet, qui
récuse néanmoins le reproche de déshumanisation, à l’abri des
« franges de culture (psychologie, morale, métaphysique) » qui
« viennent s’ajouter aux choses, leur donnant un aspect moins
étrange, plus compréhensible, plus rassurant ». Il admet que
les descriptions balzaciennes « ont pour but de faire voir, et
qu’elles y réussissent », mais en constituant « un univers stable
et sûr »18, et c’est cela qu’il conteste. J’ai hésité à resservir le
sempiternel morceau de tomate dépiécé dans Les Gommes,
ouvrage que son exégète Bruce Morissette a démystifié en

16. Eugénie Grandet, CH, t. III, p. 1040.


17. Voir Le Jardin des Plantes, Pl., t. I, p. 1121.
18. Op. cit., pp. 20-21, puis p. 55 et suiv. Voir aussi p. 154 et p. 158.
338 Max Andréoli

forgeant des Clefs pour « Les Gommes » placées à la suite, mais


je m’y suis résolu, tant il est symptomatique :
Wallas introduit son jeton dans la fente et appuie sur un bouton.
Avec un ronronnement agréable de moteur électrique, toute la colonne
d’assiettes se met à descendre ; dans la case vide située à la partie infé-
rieure apparaît, puis s’immobilise, celle dont il s’est rendu acquéreur. Il
la saisit, ainsi que le couvert qui l’accompagne, et pose le tout sur une
table libre. Après avoir opéré de la même façon pour une tranche du
même pain, garni cette fois de fromage, et enfin pour un verre de bière,
il commence à couper son repas en petits cubes.
Un quartier de tomate en vérité sans défaut, découpé à la machine
dans un fruit d’une symétrie parfaite.
La chair périphérique, compacte et homogène, d’un beau rouge
de chimie, est régulièrement épaisse entre une bande de peau luisante
et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en
place par une mince couche de gelée verdâtre le long d’un renflement
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du cœur. Celui-ci, d’un rose atténué légèrement granuleux, débute, du
côté de la dépression inférieure, par un faisceau de veines blanches, dont
l’une se prolonge jusque vers les pépins – d’une façon peut-être un peu
incertaine.
Tout en haut, un accident à peine visible s’est produit : un coin
de pelure, décollé de la chair sur un millimètre ou deux, se soulève
imperceptiblement19.
Ce fragment appellerait des exégèses subtiles ; pour l’essen-
tiel, mentionnons la parenté de la présentation de l’objet avec
la « suspension d’évidence » des phénoménologues ; Sartre
l’écrivait : « Exister, c’est être là simplement... » ; « Tout est
gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive
qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se
met à flotter »20. Et Robbe-Grillet lui-même : « […] le monde
n’est ni signifiant ni absurde. Il est, tout simplement. C’est là,
en tout cas, ce qu’il a de plus remarquable21 » etc. : des phrases
semblables figurent chez Roland Barthes, Nathalie Sarraute,
Jean Ricardou, Claude Simon ; l’ambition ou l’illusion est
d’accéder immédiatement, sans médiation, à l’objet – l’objet,

19. Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Coll. 10-18, 1953, pp. 160-161.
20. La Nausée, op. cit., p. 187. Voir, mêmes pages, le célèbre épisode de « la
racine de marronnier ».
21. Pour un nouveau roman, op. cit., p. 21, puis p. 55 et suiv.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 339

dit Hegel, bien connu, trop connu –, que l’écriture l’entraîne


dans l’insolite tourbillon des tropismes chez Nathalie Sarraute,
ou qu’elle veuille le montrer nu, lavé des strates dont le grève
un encombrant humanisme chez Robbe-Grillet. C’est ce qui
distingue, à en croire ce dernier, les auteurs du « Nouveau
Roman » de Camus (voir Nathalie Sarraute), Sartre, ou d’un
poète comme Ponge dont Le Parti pris des choses tend à leur
conférer le maximum d’humanité. Mais est-il possible d’ima-
giner, et surtout de nommer, un objet, au sens le plus général,
dans une complète absence du sujet ? Et qu’est-ce qu’une
« subjectivité pure » ? Un épistémologue répond que « l’expé-
rience sensorielle n’est jamais immédiate : les sensations se
structurent en des perceptions qui sont toujours investies de
préalables culturels et idéologiques invérifiables, d’anticipations
et de significations implicites, véhiculées par le langage22 ». Les
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descriptions « fragmentaires » d’objets qui se veulent neutres,
et ont fait la nouveauté des ouvrages de Robbe-Grillet, les ont
rendues presque populaires, mais même ses romans postérieurs
plus problématiques, Dans le labyrinthe, La Maison de rendez-
vous conservent un narrateur ; et entre les objets, ou plutôt
la description de ces objets, des personnages et un semblant
d’intrigue assurent une approximative soudure.

Ce qui précède me paraît de nature à baliser quelques


grandes orientations très schématiques ; Claude Simon, écri-
vain de toute autre envergure, qu’il serait superflu de présenter
depuis son prix Nobel décerné en 1985, combine dans ses
romans, d’après le jury, « la créativité du poète et du peintre
avec une conscience profonde du temps dans la représentation
de la condition humaine ». Ce peu de mots esquisse un pro-
gramme qui a nourri maintes discussions ; mais Claude Simon,
quoiqu’elles lui soient familières, est plus réservé, et son évo-
lution se dérobe aux classifications rigides : en font foi ses
désaccords avec son ami et scoliaste Ricardou. C’est dire qu’à
étudier sa création (mot dont j’use provisoirement), et pour

22. Jean-Paul Charrier, Scientisme et Occident : essais d’épistémologie critique,


éd. Connaissances et Savoirs, 2005, p. 117.
340 Max Andréoli

reprendre l’inoubliable phrase d’un oubliable politique, « la


route est droite, mais la pente raide », bref, la tâche est rude ; et
la surabondance des gloses qui entourent l’œuvre la complique
encore. Les vues de Claude Simon diffèrent de celles de ses
amis ; s’il n’a pas rédigé de traités théoriques à la façon de
Nathalie Sarraute ou de Ricardou, des articles, des préfaces, et,
pour la réception du prix Nobel, le « Discours de Stockholm »
exposent ses conceptions du monde, du temps et de la littéra-
ture. Lui aussi refuse la manière balzacienne qui peindrait ou
copierait suivant une logique causale extérieure à l’œuvre, et
qui rêverait d’atteindre à la complétude ; mais est-ce vraiment
le cas chez Balzac ? Dans son sens philosophique, le terme de
totalité, très rare sous sa plume, est un synonyme hyperbolique
d’unité : « Toutes les fois que la pensée demeure dans sa totalité,
reste bloc, ne se débite pas [...]23 », commence-t-il d’expliquer
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dans Le Cousin Pons. Certes, Claude Simon défend des thèses
proches de celles des néo-romanciers sur la primauté concédée
au fragment dans le foisonnement nécessaire de la description :
un de ses premiers romans, longuement travaillé, s’intitule Le
Vent / Tentative de restitution d’un retable baroque ; une épigraphe
tirée de La Crise de l’esprit de Valéry : « Deux dangers ne
cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre », laisse
pressentir le parcours de l’auteur de La Route des Flandres, qui
« aurait pu s’appeler [dit-il], “Description fragmentaire d’un
désastre”24 ».Car ce qui le frappe, c’est l’instabilité, l’inconsis-
tance, les lacunes des choses humaines, ou plus exactement
de la vision humaine des choses, conception confirmée par
l’exergue du Jardin des Plantes : « Aucun ne fait certain dessain
de sa vie, et n’en délibérons qu’à parcelles. [...] Nous sommes
tous de lopins, et d’une contexture si informe et diverse, que
chaque pièce, chaque momant, faict son jeu25. » Claude Simon
n’invoque pas en vain le Montaigne du Livre second, le plus
sceptique des Essais, avec son chapitre premier, « De l’incons-

23. Le Cousin Pons, CH, t. VII, p. 588.


24. La Fiction mot à mot, Pl., t. I, p. 1194.
25. Cité dans Claude Simon, Pl., t. I, p. 903. Voir la note, p. 1492, et
Montaigne, Essais, Livre II, I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950,
pp. 373-374 (p. 369 pour la citation suivante).
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 341

tance de nos actions » : « nous ne voulons rien librement, rien


absolument, rien constamment ». Le problème central est
posé : tout se fane, les fleurs et les femmes, cela, nous le savons,
mais surtout, les conduites des êtres humains, les écheveaux de
leur mémoire, ces enchevêtrements n’obéissent à aucune règle
fixe. On peut donc parler de « fragments » dans l’écriture de
Claude Simon, mais aussi dans celle de Balzac ; ce qui diffère,
c’est l’usage qu’en font l’un et l’autre.
Claude Simon, résumant dans le « Discours […] » les
principes qui le guident, cite Novalis, tenu pour précurseur
lucide du mathématicien collectif Nicolas Bourbaki, et dont la
conception des mathématiques suscite une image de l’absolu :
« […] il en va du langage [énonce Novalis] comme des formu-
les mathématiques : elles constituent un monde en soi, pour
elles seules ; elles jouent entre elles exclusivement, n’expri-
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ment rien sinon leur propre nature merveilleuse, ce qui jus-
tement fait qu’elles sont si expressives que justement en elles se
reflète le jeu étrange des rapports entre les choses26 ». Il est rare
de rencontrer du nouveau sous le soleil : le philosophe éclec-
tique Théodore Jouffroy déroulait sur l’histoire des développe-
ments semblables27, et les ultimes « Pensées » de Louis Lambert
revêtent l’apparence de banales spéculations arithmologique28 ;
à l’époque romantique, ces propositions n’avaient donc rien
de choquant. Et elles présentent l’avantage de nous débarrasser
de cet amoncellement d’objets et de sensations dont on ne
sait comment venir à bout. Mais à la différence des théorèmes
mathématiques ou des figures géométriques dont les proprié-
tés sont les mêmes pour tous, Claude Simon, déclarant que
son dernier livre (Les Corps conducteurs à ce moment-là) « est
né de la considération […] des propriétés du grand tableau
de Robert Rauschenberg intitulé Charlène », convient que ces
propriétés qu’il y a découvertes n’empêchent pas chacun d’en

26. Pl., t. I, pp. 901-902, et p. 1466, n. 49. Voir Novalis, « Fragments


préparés pour de nouveaux recueils », dans Œuvres complètes, Gallimard, t. II,
p. 86.
27. Voir Théodore Jouffroy, Sur la philosophie de l’histoire, dans Mélanges
philosophiques, Ladrange, 1838, pp. 53-54.
28. Voir Louis Lambert, Pensée XV de la deuxième série, CH., t. XI, p. 691.
342 Max Andréoli

découvrir d’autres, « tout aussi valables »29: principe de base de


l’esthétique du « collage » ou « assemblage ». Aussi ne craint-
t-il pas d’introduire, à la manière de Rauschenberg, des frag-
ments clairement référentiels, comme l’avaient fait avant lui les
cubistes, Breton, Max Ernst, les surréalistes, ou Dos Passos, ou
Calaferte etc., sans parler des ancêtres, Sterne ou Nodier. C’est
l’un des moyens par lesquels il entreprend, au scandale de cer-
tains de ses amis, de réintégrer le référentiel dans le littéral ; il
rompt, quand il le juge utile, et non sans esprit de provocation,
le consensus établi par les néo-romanciers sur l’autonomie
totale de la littérature, piétinant le dogme au risque de voir
fulminer à son encontre l’excommunication majeure. Dans
la Deuxième partie du Jardin des Plantes, il narre avec humour
la mésaventure survenue au colloque de Cerisy-la-Salle en
1971, après qu’il eut exhibé la lettre d’un officier supérieur
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qui affirmait avoir reconnu, en lisant La Route des Flandres,
un épisode « fidèle dans le plus petit détail » à celui qu’il avait
vécu30... Des documents bruts parsèment le texte, témoignant
d’une volonté obliquement documentaire éloignée du forma-
lisme néo-romanesque : dans La Route des Flandres une tra-
duction de l’italien par le Conventionnel, ancêtre de Reixach,
dans Le Jardin des Plantes des archives militaires, dans La Bataille
de Pharsale des descriptions de fragments de mosaïques31, des
extraits d’articles de journaux, de bandes dessinées, des pas-
sages de César, de Lucain, de Plutarque, d’Apulée (bien sûr
le plus cru), du « Guide bleu », de Proust beaucoup etc. etc., le
tout plus ou moins tronqué, entrelacé de souvenirs complexes
de la « réalité » vécue. Les « collages » sont alors l’instrument
d’une conjonction entre cette réalité tragique objectivée,
concrétisée par le référent externe, et la tragédie intérieure,
subjective, vécue dans le référent littéral par les personnages.
Claude Simon suggère en outre, bien qu’il refuse de soumettre
la littérature à toute contrainte extrinsèque, que de ce jeu des
combinaisons ressortirait « un engagement de l’écriture qui,

29. La Fiction mot à mot, op. cit., p. 1195.


30. Le Jardin des Plantes, op. cit., p. 1161-1163.
31. Au sens propre : La Bataille de Pharsale, Pl., t. I, p .612. Suite, plus bas,
p. 622, etc.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 343

chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par
son langage l’homme entretient avec le monde, contribue dans
sa modeste mesure à changer celui-ci » : réponse aux prises de
position de Sartre, qui avait déclaré que son roman La Nausée
« ne fait pas le poids » devant la mort d’un enfant (voir aussi
Problèmes du nouveau roman de Ricardou32), et critique explicite
de la « littérature engagée » de rigueur à l’époque : critique
courante chez des auteurs aussi divers que Julien Gracq ou
Ionesco, et donc, implicitement, critique de Balzac, si « on ne
cherche pas à l’approfondir », comme il est dit dans La Bataille
de Pharsale, si on ne voit en lui qu’un sociologue, ou un prédi-
cateur de la religion et de la monarchie.
Et de son côté, Balzac n’a jamais hésité devant l’utilisation
romanesque d’éléments, de fragments, puisés dans la « réalité »,
mais solidement reliés par la logique de son récit ; il incorpore
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dans L’Envers de l’histoire contemporaine les pièces authentiques
d’un procès en justice, articles de journaux, lettres, dépositions
de témoins etc., et il en neutralise ainsi le caractère prosaï-
quement didactique. Le long exposé du pasteur Becker sur
Swedenborg, dans Séraphîta, est recopié à peu près littérale-
ment de l’Abrégé de Daillant de la Touche ; des scènes entières,
des paragraphes de guides touristiques, de traités juridiques
jalonnent le texte balzacien, et l’on sait que dans Sur Catherine
de Médicis, il a pillé entre autres (avec vergogne, car il s’en est
quelques années plus tard excusé auprès de l’auteur) bon nom-
bre de fragments d’une scène historique d’Albert Germeau,
La Réforme en 1560 ou le Tumulte d’Amboise33. Les références
picturales sont aussi abondantes que chez Claude Simon, mais
peu développées : quantité de noms, Raphaël en tête, sans per-
manents exercices ekphrastiques, et sans jamais laisser l’impres-
sion de gratuité ; elles tendent en effet vers un même but,
la construction d’un univers d’une cohérente complexité, qui
n’obéisse pas pour autant à un plan préalablement établi. Dans
La Cousine Bette, le sculpteur Steinbock exécute le Samson
« déchirant un lion », et, confie Valérie Marneffe à Hortense,

32. Jean Ricardou, op. cit., Seuil, 1967, pp. 16-18.


33. Voir Nicole Cazauran, Catherine de Médicis et son temps dans « La Comédie
humaine », Droz, 1976, p. 265 et suiv.
344 Max Andréoli

« il l’a enterré, rouillé, de manière à faire croire maintenant qu’il


est aussi vieux que Samson », que c’est une antique de grand
prix. Hortense remarque que « c’est imité de Michel-Ange » :
pas un mot du chef-d’œuvre lui-même, sinon qu’il est admi-
rable. L’histoire de Samson revient par la suite : Samson cesse
d’être le héros qui tue les bêtes fauves ou disperse l’ennemi en
lâchant les trois cents renards (lion et renard, dit Machiavel) : le
sculpteur est sous l’emprise de sa passion pour Valérie, qui lui
demande d’achever l’histoire de Samson :
Faites Dalila coupant les cheveux à l’Hercule juif !... Mais vous
qui serez, si vous voulez m’écouter, un grand artiste, j’espère que
vous comprendrez le sujet. Il s’agit d’exprimer la puissance de la femme.
Samson n’est rien, là. C’est le cadavre de la force. Dalila, c’est la passion
qui ruine tout. […]
Eh bien! reprit-elle, voilà comment je comprends la composition.
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Samson s’est réveillé sans cheveux, comme beaucoup de dandies
à faux toupets. Le héros est là sur le bord du lit, vous n’avez donc
qu’à en figurer la base, cachée par des linges, par des draperies. Il est
là comme Marius sur les ruines de Carthage, les bras croisés, la tête
rasée, Napoléon à Sainte-Hélène, quoi ! Dalila est à genoux, à peu près
comme la Madeleine de Canova. Quand une fille a ruiné son homme,
elle l’adore. Selon moi, la Juive a eu peur de Samson, terrible, puissant,
mais elle a dû aimer Samson devenu petit garçon. Donc, Dalila déplore
sa faute, elle voudrait rendre à son amant ses cheveux, elle n’ose pas
le regarder, et elle le regarde en souriant, car elle aperçoit son pardon
dans la faiblesse de Samson. Ce groupe, et celui de la farouche Judith,
seraient la femme expliquée. La Vertu coupe la tête, le Vice ne vous
coupe que les cheveux […]34.
Le groupe sculpté est donc prétexte à considérations psy-
chologiques, et devient l’ostensible allégorie de la destinée de
Wenceslas et du baron Hulot. Les « nouvelles artistiques », en
revanche, envisagent les œuvres en tant que telles ; dans Le
Chef-d’œuvre inconnu, il s’agit de comprendre la technique et les
toiles réelles ou fictives de Porbus, de Frenhofer, de Mabuse –
Poussin n’étant à cette date (1612) qu’un débutant de génie.
Mais là encore, elles répondent à la fois, et suivant le cas, à
une triple exigence esthétique, politique, métaphysique ; elles

34. La Cousine Bette, CH., t. VII, pp. 260-261.


Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 345

s’adaptent au dessein général de l’œuvre, et Balzac les a intégrées


à La Comédie humaine, section des « Études philosophiques ».
Faut-il en inférer qu’à l‘inverse, chez Claude Simon,
l’« assemblage » ou « collage » se fait au hasard ? Non certes,
mais qu’il emprunte des voies différentes, oui ; une phrase
programmatique du « Discours de Stockholm », appuyée sur
l’exemple de la peinture, en désigne une, conforme aux prin-
cipes auparavant énoncés : « Non plus démontrer, donc, mais
montrer, non plus reproduire mais produire, non plus expri-
mer mais découvrir. De même que la peinture, le roman ne
se propose plus de tirer sa pertinence de quelque association
avec un sujet important, mais du fait qu’il s’efforce de reflé-
ter, comme la musique, une certaine harmonie35 ». Le mot
clé est celui d’harmonie, à laquelle coopèrent les objets « mon-
trés », associés dans l’assemblage, harmonie non pas « spon-
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tanée et naturelle », mais voulue, recherchée par l’écrivain. Or
qu’est-ce que l’harmonie, sinon le fruit de la proportion, de
l’arrangement, en rhétorique de la disposition, et au fond, dans
une acception large, et sans tirer la couverture vers Balzac, de
ce que celui-ci nomme la coordonnation de fragments, sur quoi
repose le passage ci-dessus d’Eugénie Grandet ? L’étymologie le
confirme : le verbe grec armozein : arranger, accorder, contient la
racine ar, la même que dans arithmos, le nombre de notre arith-
métique. En fait, le romancier du vingtième siècle recherche lui
aussi une logique, mais, comme Robbe-Grillet, une logique
de la sensation qu’il estime plus efficace que la logique analytique
de son prédécesseur romantique ; dans cette optique, le motif,
objet ou personnage, incline à s’estomper, mais sans s’effacer,
dans la « musique » des mots, et tout ce qui touche au temps
extérieur, à la chronologie, perd son importance. L’harmonie,
dont la célébrissime « fonction poétique » de Jakobson est
la traduction scientifique, joue sur plusieurs registres qui se
recoupent, et la mission, dirait Balzac, d’un artiste véritable est
de la faire éclore, en usant des moyens que son art lui procure.
Mais n’y a-t-il pas autant d’harmonie dans les rapports entre
images ou idées du roman, fût-il « réaliste » (sous réserve du

35. « Discours de Stockholm », op. cit., Pl., t. I, pp. 900-901.


346 Max Andréoli

talent ou du génie qui s’y déploie) que dans les accords et les
résonances qui naissent des mots du langage ? C’est pourquoi il
me paraît excessif d’opposer sous cet angle l’écriture de Balzac
à celle de Claude Simon ; évidemment, elles sont distinctes
par les techniques narratives et la place de la chronologie,
négligeable chez l’un, éminente chez l’autre, mais nullement
d’une distinction radicale : il faudrait n’avoir que feuilleté La
Comédie humaine pour demeurer insensible à l’extraordinaire
harmonie qu’elle dégage : harmonie qui se fonde sur l’Unité,
cette notion que des néo-romanciers se sont évertués à mettre
à mal au profit du fragment. Pourtant, en 1972, dans l’un des
textes théoriques à mon avis les plus notables qu’il ait publiés,
La Fiction mot à mot, conférence prononcée au tumultueux col-
loque de Cerisy-la-Salle, et qu’il faudrait lire et commenter
intégralement36, Claude Simon, après avoir évoqué sa brève
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préface de 1970 à Orion aveugle37 (titre emprunté, non sans rai-
son, à l’admirable tableau du Poussin, un de ses peintres favoris,
dont Balzac fait un personnage du Chef-d’œuvre inconnu, citant
de surcroît, du « Raphaël de la France », Les Bergers d’Arcadie
dans Les Paysans), Claude Simon, donc, rappelait « ce prodi-
gieux pouvoir qu’ont les mots de rapprocher et de confron-
ter ce qui, sans eux, resterait épars » qu’il leur avait reconnu ;
il les comparait à « autant de carrefours qui s’ouvrent au fur
et à mesure que l’on écrit », ajoutant qu’il ne connaissait pas
d’autres « sentiers de la création ». Dans la version de 1972,
il a cru utile de corriger cette dernière expression : « J’aurai
préféré dire production que création qui postule un processus ex
nihilo, alors que l’écrivain travaille un matériau – le langage –
chargé d’histoire… Mais enfin, “Les Sentiers de la créa-
tion” était le titre de la collection choisi par l’éditeur38. » Je
n’ai pas le loisir de m’attarder sur cette opposition création-
production, quoique les néo-romanciers la jugeassent capitale :
Jean Ricardou ouvre sa dissertation sur les Problèmes du nouveau
roman par un prologue, « Naissance d’une déesse » ; relatant

36. Voir Pl., t. I, pp. 1184-1202.


37. Voir Pl., t. I, pp. 1181-1183. Le tableau est décrit dans La Bataille de
Pharsale, op. cit., p. 668.
38. Pl., t. I, p. 1185.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 347

le mythe d’Aphrodite, il se demande si ce mythe, corroboré


par « le démon de l’étymologie » (le mot grec aphros désigne
l’écume), est à l’origine du nom de la déesse, ou si, par « un
entier renversement de la perspective », « ce sont les mots qui
sont à l’origine du mythe », version qui, renforçant la thèse du
pouvoir créateur – ou producteur ? – du signifiant, a évidemment sa
faveur39. (Dans L’Acacia, Claude Simon offre une formule plus
souple sur « un de ces troublants jeux de la langue dont on ne
sait si celle-ci se moule sur ce qu’elle dit ou l’inverse40»). La
Fiction mot à mot apporte une mise au point très claire et nuan-
cée ; je n’en peux citer qu’un extrait, suffisant, je pense, pour
saisir ce que Claude Simon entend par harmonie :
Est-ce qu’il n’est donc pas permis de se demander non seulement si,
de même qu’indépendamment des choses représentées (nature morte,
paysage, nu) il existe une logique de la peinture en soi, il n’existerait pas
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aussi une certaine logique interne du texte, propre au texte, découlant
à la fois de sa musique (rythme, assonances , cadence de la phrase) et de
son matériau (vocabulaire, « figures », tropes) – car notre langage ne s’est
pas formé au hasard, mais encore si cette logique selon laquelle doivent
s’articuler ou se combiner les éléments d’une fiction n’est pas, en même
temps, fécondante et, par elle-même, engendrante de fiction. Lorsque
dans Les Corps conducteurs j’écris : « Au-dessus de l’inscription et à l’aide
de la même peinture blanche a été tracée une croix dont les bras laissent
pendre également des rigoles de sang blanc » (p. 14), et, immédiatement
après, même page : « Il a retiré son casque et le tient au creux de son
bras replié dont l’index tendu est pointé en direction d’un crucifix que
son autre main élève dans le ciel vert », bien sûr aucune « logique du
récit » [ traditionnelle] ne relie les deux descriptions dont l’une est celle
d’un sigle tracé sur le mur d’un immeuble moderne et l’autre un timbre
commémorant le débarquement des premiers navigateurs sur le rivage
américain, éléments très éloignés dans le temps et l’espace mais que
cependant dans le texte, confrontent les mots croix et crucifix…41
C’est ce que Ricardou, dans son étude de La Route des
Flandres, appelle des « métaphores structurelles », exemptant

39. Jean Ricardou, op. cit. pp. 13-15.


40. L’Acacia [2006, Pl., t. II, p. 1033].
41. La Fiction mot à mot, Pl., t. I, pp. 1188-89. Claire allusion à la célèbre
définition du tableau par Maurice Denis.
348 Max Andréoli

« le langage de sa fonction instrumentale »42 ; Claude Simon


donne plusieurs exemples du même ordre de la réalisation de
cette harmonie ; on y adjoindra la gamme des couleurs (mais
le « vocabulaire » l’implique) qu’il dit attribuer à chaque per-
sonnage ou thème du roman43. Et il déclare qu’on pourrait
continuer longtemps de le faire, car c’est ainsi, assure-t-il, que
le texte progresse ; il ne progresse en effet ni par une succes-
sion chronologique, ni par un mouvement linéaire discursif, ni
même par l’éblouissement de « l’inspiration » : sur ce dernier
chapitre, dénoncer l’hypothétique dictée qui se substituerait
au travail de l’artiste, n’est-ce pas enfoncer une porte ouverte ?
Nul n’a jamais nié, et certes pas Balzac, que les grands « créa-
teurs » ou « producteurs » fussent d’abord de grands travail-
leurs. Toutefois, l’inverse n’étant pas recevable, ce phénomène
malgré tout mystérieux, sauf à le créditer d’une qualité occulte,
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qu’on la nomme « inspiration romantique » ou qu’on la bap-
tise de quelque autre sobriquet, conserve sa part, si réduite
soit-elle, dans l’acte d’écrire. Balzac, avec sa coutumière liberté
d’esprit, évitait les dichotomies simplistes ; dans Les Proscrits, il
dessinait ainsi le personnage de Dante : « En rentrant au logis,
l’étranger s’enferma dans sa chambre, alluma sa lampe inspira-
trice, et se confia au terrible démon du travail, en demandant des
mots au silence, des idées à la nuit44 » (« essayer avec des mots
de faire exister l’indicible », dira Claude Simon45). Qui s’avi-
serait de prétendre qu’une telle phrase déroge aux règles de la
logique ou à celles de l‘harmonie ?
À titre d’illustration, et n’ayant que l’embarras du choix, je
me suis amusé, si j’ose dire, à recopier le début de La Bataille de
Pharsale, pas trop embrouillé (les chapitres II et III, « Lexique »

42. Jean Ricardou, op. cit., p. 48. Voir le « commercialement » de Mallarmé.


43. Voir la Notice, Pl., t . I, p. 1277.
44. Les Proscrits, CH., t. XI, p. 547. Je souligne. Massimilla théorise en
commentant la « Prière » du Mosè de Rossini : « Ici, dit la duchesse au Fran-
çais […], la science a disparu, l’inspiration seule a dicté ce chef-d’œuvre, il est
sorti de l’âme comme un cri d‘amour ! » (Massimilla Doni, CH., t. X, p. 606).
Ce discours est incompatible avec les thèses de Claude Simon : c’est sans doute
pour cette raison que La Route des Flandres (op. cit., p. 249) simplifie et caricature
les Œuvres complètes de Rousseau lues, semble-t-il, par l’ancêtre…
45. L’Acacia, Pl., t. II, p. 1227.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 349

et « Chronologie », sont un peu plus sages dans leurs tours de


force), mais avec double devinette pour ceux qui ne connais-
sent pas le livre : la seconde est facile, mais quel objet répond à
la première ? C’est un animal : la solution, amorcée, se dévoi-
lera complètement plus loin ; et quels sont ici les signifiants
sensibles générateurs d’harmonie ?
Jaune et puis noir temps d’un battement de paupières et puis jaune
de nouveau : ailes déployées forme d’arbalète rapide entre le soleil et
l’œil ténèbres un instant sur le visage comme un velours une main un
instant ténèbres puis lumière ou plutôt remémoration (avertissement ?)
rappel des ténèbres jaillissant de bas en haut à une foudroyante rapidité
palpables c’est-à-dire successivement le menton la bouche le nez le front
pouvant les sentir et même olfactivement leur odeur moisie de caveau de
tombeau comme une poignée de terre noire entendant en même temps
le bruit de soie déchirée l’air froissé ou peut-être pas entendu perçu rien
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qu’imaginé oiseau flèche fustigeant fouettant déjà disparue l’empennage
vibrant les traits mortels s’entrecroisant dessinant une voûte chuintante
comme dans ce tableau vu où ? combat naval entre Vénitiens et Génois
sur une mer bleu-noir crénelée épineuse et d’une galère à l’autre l’arche
empennée bourdonnante dans le ciel obscur l’un d’eux dans sa bouche
ouverte au moment où il s’élançait en avant l’épée levée entraînant ses
soldats le transperçant clouant le cri au fond de sa gorge
Obscure colombe auréolée de safran
Sur le vitrail au contraire blanche les ailes déployées suspendue au
centre d’un triangle entourée de rayons d’or divergents. Âme du Juste
s’envolant. D’autres fois un œil au milieu. Dans un triangle équilatéral
les hauteurs, les bissectrices et les médianes se coupent en un même
point. Trinité, et elle fécondée par le Saint-Esprit, Vase d’ivoire, Tour
de silence, Rose de Canaan, Machin de Salomon. Ou peint au fond
comme dans la vitrine de ce marchand de faïences, écarquillé. Qui
peut bien acheter des trucs pareils ? Vase nocturne pour recueillir.
Accroupissements. Devinette ; qu’est-ce qui est fendu, ovale, humide
et entouré de poils ? Alors œil pour œil comme on dit dent pour dent,
ou face à face. L’un regardant l’autre. Jaillissant dru dans un chuintement
liquide, comme un cheval. Ou plutôt jument46.
Les ténèbres et la lumière, le blanc et le noir, les deux évo-
cations contrastées de la colombe en plein vol ou immobi-
lisée sur le vitrail par le geste de l’artiste, les enchaînements

46. Op. cit., pp. 569-70 (pp. 589, 641, 682, 702, 740 pour la solution de
la première « devinette »…).
350 Max Andréoli

logiquement et chronologiquement arbitraires, mais reposant


sur des associations de mots, non d’idées – triangle (divin), œil,
vase nocturne etc. –, l’usage constant des participes « présents »,
en fait grammaticalement neutres, et l’obsédant trait dans la bou-
che, au fond de sa gorge venu de Plutarque47 : autant d’éléments
concrets d’une « harmonie » qui resurgissent en divers endroits
dans le roman, dont la première partie, intitulée « Achille
immobile à grands pas » souligne à travers Valéry l’impossi-
bilité éléatique d’un déroulement spatio-temporel soutenu.
La bataille de Pharsale et « une salade » d’autres guerres se
confondent ainsi, au-delà des siècles dans l’esprit du narrateur
avec des fragments vécus de massacres, d’amours ou de pas-
sions (mieux vaut dire ici de coïts, depuis le coït fondateur de
la lignée, deux cents ans auparavant48), de cavalcades, « images
figées apparues disparues conservées49 », d’où, au contraire des
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romans balzaciens, et à l’exception de L’Acacia, une absence
de datation qui requiert la collaboration du lecteur soucieux
de repères historiques.
La quête de l’absolu, selon moi véritable objet de l’écri-
ture chez les deux romanciers, n’est-elle alors que vanité et
poursuite du vent ? Là est sans doute la discordance qui sépare
l’œuvre de Claude Simon de celle de Balzac, pour lequel
l’absolu, inaccessible et d’ailleurs dangereux à notre échelle,
n’est pourtant pas hors d’atteinte, sous des modalités que je
n’envisagerai pas ici. Malgré cette dissonance manifeste, qui ne
doit pas induire en erreur, des liens plus étroits qu’il n’y paraît
se nouent pourtant entre les deux écrivains ; ils adoptent sur le
fond une même attitude à l’égard du temps, qui pour eux n’a
pas d’authentique existence objective, soit parce qu’il n’est,
comme chez Kant, qu’une forme que notre esprit impose

47. Plutarque, Vie de Jules César, dans Les Vies des hommes illustres, cité dans
La Bataille de Pharsale, Pl., t. I, p. 717 (voir la note 60, p. 1418).
48. L’Acacia, op. cit., p. 1226.
49. La Bataille de Pharsale, op. cit. p. 586 (pour « salade »), puis p. 617. Claude
Simon semble peu apprécier les amours romantiques : voir sa parodie sarcastique
de La Puissance et la Gloire de Graham Greene, et de Proust (La Bataille de Phar-
sale, op. cit., pp. 675-678), ou La Route des Flandres, op. cit., p. 211.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 351

aux choses, mais en conservant une validité relative (Balzac50),


soit parce qu’il s’exténue et s’anéantit dans le flot des réminis-
cences (Claude Simon). Dans le même registre, Balzac, Claude
Simon, sont également hantés par le thème et les images de la
décomposition, de la désagrégation, de la dissolution, insistantes
chez Claude Simon avec la description récurrente des cadavres
décomposés de chevaux, moins brutales chez Balzac, mais très
nettement discernables dans son texte, A.-M. Baron l’a noté51,
devant lesquelles, afin de contenir ou de canaliser l’angoisse
qu’elles engendrent, ils élèvent des barrières disparates, mais
également tutélaires. Pour Balzac, le moyen de se dégager
de l’impasse, c’est le mouvement d’ascension vers le Monde
Divin ; pour Claude Simon, réunis dans le dénouement de
L’Acacia, la plongée dans l’oubli par la chair, en l’occurrence
féminine, et l’exercice inverse de l’art, voire de l’art pour l’art,
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que revendique le « Discours de Stockholm52 », quoique la suite
de l’œuvre atténue les résonances négatives de l’expression.
Il en résulte des conséquences littéraires majeures : si chez
le premier, la représentation de l’objet sert au narrateur, coïn-
cidant à l’occasion avec un référent externe ou interne, pour
l’édification de sa « cathédrale », il répond chez le second à des
impératifs autres : tout se passe dans les abîmes de la mémoire
singulière, une mémoire infiniment labile où se confondent,
entraînant une prépondérance marquée du « présent », indi-
catif ou participe, tous les moments du temps ; en témoigne
l’épigraphe de L’Acacia (les épigraphes donnent toujours chez
Claude Simon de précieuses orientations) :
Time present and time past
And both perhaps present in time future
And time future present in time past53.
C’est à peu près mot pour mot une traduction des Confes-
sions de saint Augustin ; et puisqu’il est vain en définitive

50. Voir mon article, Structure du temps dans « La Comédie humaine »,


AB 2008, pp. 141-163.
51. Voir Le Fils prodige. L’inconscient de « La Comédie humaine », Nathan,
1993, pp. 215-216.
52. Op. cit., p.890.
53. T. S. Eliot, Four Quartets. Il me semble inutile de traduire.
352 Max Andréoli

d’espérer ordonner les fragments, ne vaut-il pas mieux les


énumérer à mesure qu’ils se succèdent dans le courant de la
conscience, ou à la surface d’un tableau dont l’œil parcourt,
fragmentairement, les sections ? Aussi, dans La Route des
Flandres ou La Bataille de Pharsale, Claude Simon, changeant
sans cesse de regard, jette-t-il ses personnages au milieu d’une
perpétuelle agitation quasi moléculaire, relevant des lois de la
physique quantique ou de la théorie du chaos : déroute des
hommes et des bêtes à laquelle conspirent les combats, l’exode,
les marches et contre-marches, les retournements, les volte-
face, les déplacements imprévus de cavaliers et de fantassins
dans le piétinement omniprésent des chevaux, tout cela entre-
mêlé de façon semi-calculée, semi-aléatoire. D’où ces images,
souvenirs, fragments, décrochages, parenthèses, icônes typo-
graphiques, paroles rapportées, phrases interrompues, jeux sur
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les pronoms, presque sans ponctuation, qui font naître une
sorte de vertige que les descriptions les plus échevelées de
Balzac ne communiquent pas ou plus autant. Le texte pro-
gresse, affirmait Claude Simon, et là, il progresse vers la chair
et vers la mort (La Route des Flandres), vers la chair et l’œuvre
d’art (La Bataille de Pharsale), l’harmonie étant, on l’a vu, un des
moteurs du mouvement. Toutefois, si grand cas qu’il en fasse,
il admet qu’elle n’est pas le seul recours ; s’il rejoint le groupe
des néo-romanciers dans la condamnation des types rebattus
de la logique chronologique ou psychologique à prétention
réaliste, exagérément déterministes ou finalistes, et disqualifiés
en tant que modèles, s’il maltraite et parodie sans scrupules
un passage de La Chartreuse de Parme, parce qu’arbitrairement
linéaire, il concède en revanche qu’ils n’ont pas empêché la
création ‒ pardon, la production ‒ de chefs-d’œuvre, Madame
Bovary par exemple. Et vingt ans plus tard, L’Acacia, rendant
dans les dernières lignes un hommage dénué d’enthousiasme
(sauf si l’on admet avec Bernard Andrès qu’il s’agit du souvenir
d’un « apprentissage de l’écriture54 ») à La Comédie humaine, lue

54. « Claude Simon et Balzac : “patiemment, sans plaisir” », pp. 435-445,


dans Balzac. Une poétique du roman. Textes réunis par Stéphane Vachon. Saint-
Denis : Presses Universitaires de Vincennes ; Montréal : XYZ, 1996, 460 p. Ici,
pp. 437 et 439.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 353

« patiemment, sans plaisir », entérinera la technique du retour


en arrière daté, et l’intercession d’un narrateur presque omni-
scient, de sorte que, sauf les chapitres finals, c’est le livre et la
vie des personnages qui se fragmentent plutôt que la narration.
Déjà La Fiction mot à mot en vient à développer, sans doute
pour prévenir des disciples trop zélés, quelques idées familières
aux balzaciens ; à propos de « l’aventure » que met en relief
l’apophtegme de Ricardou, Claude Simon précise que
[…] si l’on sait à l’avance où l’on va il ne peut, bien évidemment,
plus y avoir d’aventure, cette aventure dont je crois qu’il faut tout de
suite indiquer que si elle se déroule sur deux niveaux (celui du pas à
pas et celui du dessin général du trajet), ces deux niveaux, en réalité,
fusionnent, comme on sait bien que dans un tableau le dessin d’un
membre, d’une draperie, de la courbe d’une assiette est fonction de la
composition d’ensemble [suit la deuxième strophe des « Correspondances »
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de Baudelaire], faute de quoi, en effet, (faute de cette unité), si le chemi-
nement dont j’ai parlé s’engageait, chaque fois qu’un mot carrefour se
présente, dans n’importe laquelle des perspectives qu’il ouvre, ce serait
alors simplement l’aventure décevante et avortée de la fameuse tentative
d’écriture automatique des surréalistes […]55…
Ce qui revient à convenir, tout en maintenant le refus caté-
gorique de l’autorité d’un narrateur hétérodiégétique omni-
scient, que s’esquissent néanmoins les linéaments de ce qu’on
appellera une direction, et surtout une tension vers l’unification
– non la totalisation – systématique des fragments et des thè-
mes… Balzac, réserve faite des surréalistes (bien qu’il y eût de
son temps des précurseurs aujourd’hui trop oubliés), emprunte,
en allant beaucoup plus loin, ce même « cheminement ». Pour
illustrer la nécessité de l’unité de composition, expression emprun-
tée à Geoffroy Saint-Hilaire, contre les hasards de la fragmen-
tation, il utilise la métaphore classique de la mosaïque ; un
équivalent chez Claude Simon en serait, au début du Vent, le
miroir brisé, mais dont les tentatives de reconstitution s’avèrent
irrémédiablement illusoires. Félix Davin, lui, déclare dès 1834
dans l’Introduction aux Études philosophiques : « [...] jamais
romancier n’était entré avant lui aussi intimement dans cet
examen de détails et de petits faits qui, interprétés et choisis avec

55. La Fiction mot à mot, Pl., t. I, p. 1192-1193.


354 Max Andréoli

sagacité, groupés avec cet art et cette patience admirable des


vieux faiseurs de mosaïques, composent un ensemble plein d’unité,
d’originalité et de fraîcheur56 ». L’essentiel n’est-il pas dit sur le
sujet, et sur le sens à conférer au « réalisme » balzacien ? La
Comédie humaine est en effet une mosaïque d’idées et d’images,
mais reliées par un système éclectique, éclectique à la manière
de Leibniz, non de Cousin : il ne se borne pas à juxtaposer, il
fusionne ou tente de le faire, non sans les efforts dont ses épreuves
apportent l’éloquent témoignage. Lucien Dällenbach, à qui
Claude Simon aurait confié être « un lointain cousin » de
Balzac, et qui veut concilier ou réconcilier le « Nouveau
Roman » avec le vénérable ancêtre, mais par l’alignement du
second sur le premier (pourquoi les dépouiller de ce qui fait
leur originalité et leur grandeur ?), a publié il y a une trentaine
d’années deux articles notables57, dont je retiens le sous-titre
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commun : « La Comédie humaine et l’opération de lecture ». Il
serait certes absurde d’ériger La Comédie humaine en texte
« lisible » et « compact », s’il en existe : on l’a dit, rien n’empêche
le lecteur, pareil au spectateur de Charlène, d’en relier, d’en
assembler, d’en coller les fragments comme il l’entend, voire,
s’il le juge bon, d’écarter la présomption d’unité, et de les tenir
disjoints. Balzac a assuré à ses lecteurs le loisir de reconstruire
le monument conformément à son dessein ; mais le roman
actuel se caractérisant par l’absence de structure intégrale, de
conception téléologique, de narrateur omniscient, une lecture
« moderne » ou « post-moderne » qui refuserait l’invite n’en
perdrait pas pour autant sa légitimité. Ce refus accorde-t-il
licence de réduire l’œuvre à un colmatage, un « replâtrage » de
fragments chaotiques ? Qu’un lecteur ressente le besoin
d’appréhender à l’état de fragments un texte explicitement composé
par l’auteur et le narrateur en vue d’instaurer à partir de fragments
non pas une complétude, non pas une totalité, mais un édifice

56. Repris en 1835 dans l’Introduction aux Études de mœurs, op. cit., 1154. Je
souligne.
57. Les articles s’intitulent « Du fragment au cosmos », et « Le Tout en
morceaux » (Poétique, n° 40, nov. 1979, pp. 420-431, et n° 42, avril 1980,
pp. 156-169). L’auteur en a confirmé et étendu la teneur dans ses ouvrages
ultérieurs, en particulier Mosaïques, coll « Poétique », Le Seuil, 2001.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 355

harmonieusement unitaire (ou une totalité « intensive », dans le


vocabulaire de Lukács), nul ne saurait y trouver à redire ‒
quoique s’il les appréhende en leur état de fragments isolés,
comment le roman, fût-il « nouveau », resterait-il « roman » ?
Sur ce point, Claude Simon se montre très mesuré : « Ce que
j’entends par considération [opposée à « méditation », vocable
suspect d’idéalisme], c’est, en cours de travail (c’est-à-dire en
cours d’écriture), chaque fois qu’à chacun des mots carrefours
plusieurs perspectives, plusieurs “figures” se présentent, avoir
toujours à l’esprit, pour le choix que l’on va faire, la figure
initiale avec cinq ou six propriétés dérivées et ne jamais perdre
celles-ci de vue, faute de quoi […] il n’y aurait pas livre, c’est-à-
dire unité, tout s’éparpillerait en une simple suite58… » Aussi,
lorsque tel lecteur avance que le texte balzacien, en soi, est
« fondamentalement disparate », ou tel autre « qu’il est constam-
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ment en contradiction avec lui-même », ils outrepassent leur
privilège ; à mon sens, les efforts d’organisation textuelle tra-
duisent ou construisent (traduisent et construisent) une infras-
tructure logique, idéologique, philosophique gouvernée par
un système, et qui se prête à une étude spécifique. Lucien
Dällenbach pose en note deux questions qu’il estime « intéres-
santes », et qui le sont en effet : « Jusqu’à quand un texte peut-il
soutenir sa prétention à totaliser ? À partir de quand celle-ci
cesse-t-elle d’être crédible59 ? » Je me contenterai de dire que
la réponse n’est pas affaire de texte, lequel ne pré-tend à rien du
tout, mais affaire d’écrivain, affaire de lecteur, affaire de rela-
tions de l’un à l’autre. « Fragments » ou « totalité » ? José-Luis
Diaz met en relief ce qu’est l’unité pour Balzac : un « drame »,
un combat pour atteindre l’inaccessible, pour fondre la variété
(des fragments) dans l’unité (de l’œuvre)60 : rêve romantique
d’enfermer l’infini dans le fini ; et l’éclair du fragment est

58. La Fiction mot à mot, op. cit., p. 1195-1196.


59. L. Dällenbach, op. cit., n° 42, p. 167, et p. 165, note 32.
60. J.-L. Diaz, « Esthétique balzacienne : l’économie, la dépense et
l’oxymore », dans Balzac et « La Peau de chagrin », SEDES, 1979, p. 161 et suiv.
(La machine-oxymore). Voir aussi Aline Mura, qui étudie les systèmes d’oppositions
dans le texte balzacien (« Béatrix » ou la logique des contraires, Honoré Champion,
1997, p. 52 et suiv.).
356 Max Andréoli

peut-être moins inefficace que la fastidieuse clarté d’un sys-


tème achevé. Pour Stéphane Vachon, dans l’introduction à son
ouvrage de référence sur la chronologie de la création balza-
cienne, les tentatives d’organisation en système antérieures au
« moment de La Comédie humaine » doivent être considérées
« moins comme une série d’approches renouvelées, ou d’étapes
successives dans l’édification de l’œuvre enfin accomplie, que
comme la volonté de maîtriser le mouvant de l’écriture et de
la création en assimilant le désordre61 ». C’est précisément cette
« volonté de maîtriser », grouper, ordonner, coordonner l’incohé-
rent dans une progression de plus en plus cohérente (Aristote),
c’est ce « mouvement de totalisation sans totalité62 », belle
expression de Claude Duchet, qui constitue le système balza-
cien, lequel ne doit pas s’identifier avec un plan : volonté cons-
tante, persévérante, non pas velléité creuse, mais vouloir orga-
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nisant et systématique, qui préside à l’entreprise dès son début,
et qui explique, entre autres, l’élaboration complexe du
Centenaire, ou de La Femme de trente ans, que l’on pourrait
croire bâtis de pièces et de fragments ajustés un peu « par
hasard ». Une brève nouvelle comme Facino Cane est bien
composée de deux parties dont l’unité ne saute pas aux yeux,
et pourtant, si « on cherche à approfondir », on en décèlera la
virtualité… Car le système est non pas « ordonnance systéma-
tique d’un ensemble, mais ce par quoi et comme quoi un
ensemble tient ensemble63 », soit encore : infrastructure
consciente-inconsciente de schèmes qui permettent l’union des
fragments, ou, selon le résumé d’un maître des études

61. S. Vachon, Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac, PU. de Vincennes,
CNRS, Presses de Montréal, 1992, p. 16. Voir Proust, Le Temps retrouvé, Gal-
limard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, t. III, p. 1033.
62. Sur « l’incohérence cohérente » (des caractères), voir Aristote,
Poétique, XV, 1454 a, 25-30. Voir aussi Cl. Duchet, « Prologue » au « Moment »
de « La Comédie humaine », textes réunis et publiés par Claude Duchet et Isabelle
Tournier, Groupe International de Recherches Balzaciennes (G.I.R.B.), PU
de Vincennes, 1993, p. 18 ; et A. Vanoncini, Figures de la modernité, José Corti,
1984, p. 20.
63. Selon l’Atheneum des frères Schlegel. Voir L’Absolu littéraire. Théorie de la
littérature du romantisme allemand. Textes choisis, présentés et traduits par Philippe
Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Paris, Seuil, 1978, p. 67.
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 357

balzaciennes, Roland Chollet, cette « unité pour ainsi dire


géométrique et harmonique, rythmique, dynamique64 », telle
que la prône Claude Simon Mais contre tout positivisme de
l’intertextualité, la volonté créatrice de les « concréter » ou non
ressortit aux partenaires de l’acte de lecture ; il n’y a pas de
texte « continu » si l’on entend par là plein et lisse, sans faille,
suivant la définition de Ph. Hamon, cité par L. Dällenbach, ni
soumis pleinement à un narrateur omniscient : car, supposant
la collaboration aléatoire d’un lecteur « probable », n’importe
quel texte devient « lacunaire ». La continuité, aussi bien que
la discontinuité, du texte sont alors à la charge de l’auteur et du
lecteur qui à son tour interprète et choisit. Quelle raison à cette
alternative ? Le monde « réel » serait-il devenu, certains le pré-
tendent, incompréhensible, sans unité concevable, et par
conséquent fragmentaire ? Mais il l’a toujours été, et on voit
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mal en quoi le monde au temps des Romantiques se serait
montré plus cohérent ou moins dépourvu de sens que le nôtre,
en quoi les guerres napoléoniennes auraient été moins « absur-
des », ou « sales » dit Claude Simon, que les guerres actuelles
(voir Guerre et paix de Tolstoï). Ce qui, à ce point de vue, a
changé depuis le Romantisme, ce n’est pas le monde, c’est
notre regard sur le monde, c’est que, malgré les tentatives faites
en ce sens par les marxistes ou les chrétiens, la volonté collec-
tive de le rendre moins incohérent s’est affaiblie dans notre
actuelle civilisation occidentale. Aucun domaine d’activité
n’échappe au principe d’indétermination ; en physique, les
« expérimentalistes » l’emportent (pour l’instant) sur les « réa-
listes », et l’ère du soupçon n’a donc pas épargné la littérature et
l’art. J’y vois pour ma part, entre plusieurs hypothèses, l’affais-
sement ou l’abolition des règles et normes qui marque l’état
présent de notre culture, une protestation adressée aux types de
pensée universaliste issue des Lumières et de Hegel, une sorte
de néo-romantisme individualiste.

Que dire, en définitive, des critiques, censures ou condam-


nations dont les adeptes du « Nouveau Roman » et, à moindre

64. Dans Balzac, une poétique du roman, Colloque du G.I.R.B., PU


Vincennes, Montréal, XYZ, 1993, p. 74.
358 Max Andréoli

degré Claude Simon, ont chargé Balzac et ce qu’ils appellent


son « réalisme » ? Robbe-Grillet oppose abruptement, on l’a
vu, la rationalité à la sensibilité ; pour toute réponse, on met-
tra ses allégations en parallèle avec un passage des « Études sur
M. Beyle », en 1840, qui confirme la souveraine impartialité
avec laquelle le romancier traite un thème sinon identique,
du moins similaire. Après avoir réparti les auteurs en deux
grandes catégories, deux « écoles », dit-il, « l’école des Idées »
et « l’école des Images », la première regroupant les penseurs et
les artistes qui s’adressent plutôt à l’intelligence, à la rationalité,
la seconde ceux qui sollicitent plutôt la sensibilité, il admet de
l’une à l’autre des rapports constants, et il institue une troi-
sième « école » qui accomplirait la synthèse des deux autres :
« […] certaines gens complets, certaines intelligences bifrons,
embrassent tout, veulent et le lyrisme et l’action, le drame et
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l’ode en croyant que la perfection exige une vue totale des
choses. Cette école qui serait l’Éclectisme littéraire, demande
une représentation du monde comme il est : les images et les
idées, l’idée dans l’image ou l’image dans l’idée, le mouve-
ment et la rêverie65 ». Quant aux accusations et détractions
concernant la description ou le personnage balzaciens, sou-
levées par Nathalie Sarraute et plus encore par Jean Ricardou,
qui donnèrent l’occasion de débats passionnés à Cerisy-la-
Salle (voir les actes du colloque, mais il y faudrait un autre
exposé), j’avoue n’être pas convaincu par les démonstrations,
si brillantes soient-elles, car elles me semblent s’appliquer non
pas au héros balzacien, mais à la silhouette rudimentaire qu’on
se contente le plus souvent d’en ébaucher avant de la reléguer
dans la galerie empoussiérée des types littéraires (pour Grandet,
l’Avare, en compagnie d’Harpagon), ou de la condamner, ce
que fait Jean Ricardou pour le portrait de Minoret-Levrault
dans Ursule Mirouët, inculpé d’inutile rabâchage : on pourra
jauger la réponse de la balzacienne Françoise Van Rossum,
présente à ce colloque. On n’épuise pas la matière d’un roman
de Balzac en réduisant ses personnages à leur dimension psy-

65. « Études sur M. Beyle », Revue parisienne, art. cit., septembre 1840,
p. 274. Une « vue totale des choses » n’en est pas la « totalisation ».
Système et fragments chez Claude Simon et Balzac 359

chologique, pas plus que ses descriptions à leur cachet archéo-


logique ou pittoresque. En d’autres termes, s’il est vrai qu’on
est en droit de trouver superficiels des personnages qui nous
sont minutieusement décrits de l’extérieur, on l’est tout autant
de penser que leur complexité se révèlerait à une lecture moins
expéditive. Reste cependant que ces critiques et ces expé-
riences conduites par les écrivains du « Nouveau Roman », ou
par Roland Barthes avec son S/Z, quelque appréciation qu’on
porte par ailleurs sur elles, ont à d’autres égards élargi l’horizon
de la création ou production littéraire, et qu’elles ont participé
à la mise en œuvre d’évolutions inévitables. Si l’on ajoute à ces
aspects positifs un écho du génie de l’auteur de La Comédie
humaine, ne peut-on s’autoriser à reconnaître une authentique
parenté de Claude Simon avec Balzac ?
Max Andréoli.
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