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Max Andréoli
Dans L'Année balzacienne 2015/1 (n° 16),
16) pages 327 à 360
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0084-6473
ISBN 9782130650829
DOI 10.3917/balz.016.0327
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parmi lesquels ceux qu’on a réunis vaille que vaille sous cette
dénomination qui n’a pas été préméditée, ont en effet Balzac
pour repère ou pour cible. Tous, quoiqu’il ne soit pas simple
de leur attribuer des positions communes, se sont tournés vers
lui, pour lui rendre hommage, avant parfois de le dénigrer :
« Hardiment novateur à son époque [concède Claude Simon],
[…] soutenu par un certain “emportement de l’écriture” et
une certaine démesure qui le haussaient au-delà de ses inten-
tions, le roman balzacien a ensuite dégénéré pour donner nais-
sance à des œuvres qui n’en ont retenu que l’esprit purement
démonstratif1 ». Ce qui pourrait laisser penser à la fois que le
« roman balzacien » a pour essence la démonstration, de préfé-
rence sociologique, et que seul le miracle de l’écriture lui a
permis de devenir autre chose que ce que l’auteur initial sou-
haitait qu’il fût. S’il est bon de prendre au sérieux ces asser-
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11. Claude Simon, « La Fiction mot à mot », Pl., t. I, p. 1192. Voir plus
loin.
12. « Idées », NRF, 1963, p. 7.
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14. « Je serai tenté de dire : il faut que le chaos rayonne à travers le voile
régulier de l’ordre » (Novalis, Heinrich von Ofterdingen, dans Romantiques alle-
mands, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 469. C’est Klingsohr, le
père de Heinrich, qui parle). Les Éditions de Minuit, 1961, pp. 16-17.
15. « Discours de Stockholm », Pl., t. I, p. 895.
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il fallait le savoir pour en reconnaître les sujets, tant les couleurs passées
et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement16.
Cette description renvoie-t-elle à un référent non verbal ? À
première vue, on peut répondre que oui, puisque le narrateur
omniscient en a garanti (fallacieusement) le lieu, la date, les
circonstances et l’agencement ; mais rien n’interdit d’en faire
un fragment parmi d’autres, une sorte de tableau qui se suffirait
à lui-même ou n’aurait pour référent que le reste du roman.
La composition, l’énumération des noms d’objets et des qua-
lificatifs relevant de champs sémantiques voisins concourent à
instaurer la sensation, presque l’odeur de renfermé, l’impres-
sion de décrépitude et de vétusté de la pièce, qui marquent
les décors et les personnages de ce récit dit « réaliste », placé
dès le début sous l’emblème de la mélancolie (pour Claude
Simon, encore un mot ambigu17). Il n’est donc pas disso-
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19. Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Coll. 10-18, 1953, pp. 160-161.
20. La Nausée, op. cit., p. 187. Voir, mêmes pages, le célèbre épisode de « la
racine de marronnier ».
21. Pour un nouveau roman, op. cit., p. 21, puis p. 55 et suiv.
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chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par
son langage l’homme entretient avec le monde, contribue dans
sa modeste mesure à changer celui-ci » : réponse aux prises de
position de Sartre, qui avait déclaré que son roman La Nausée
« ne fait pas le poids » devant la mort d’un enfant (voir aussi
Problèmes du nouveau roman de Ricardou32), et critique explicite
de la « littérature engagée » de rigueur à l’époque : critique
courante chez des auteurs aussi divers que Julien Gracq ou
Ionesco, et donc, implicitement, critique de Balzac, si « on ne
cherche pas à l’approfondir », comme il est dit dans La Bataille
de Pharsale, si on ne voit en lui qu’un sociologue, ou un prédi-
cateur de la religion et de la monarchie.
Et de son côté, Balzac n’a jamais hésité devant l’utilisation
romanesque d’éléments, de fragments, puisés dans la « réalité »,
mais solidement reliés par la logique de son récit ; il incorpore
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talent ou du génie qui s’y déploie) que dans les accords et les
résonances qui naissent des mots du langage ? C’est pourquoi il
me paraît excessif d’opposer sous cet angle l’écriture de Balzac
à celle de Claude Simon ; évidemment, elles sont distinctes
par les techniques narratives et la place de la chronologie,
négligeable chez l’un, éminente chez l’autre, mais nullement
d’une distinction radicale : il faudrait n’avoir que feuilleté La
Comédie humaine pour demeurer insensible à l’extraordinaire
harmonie qu’elle dégage : harmonie qui se fonde sur l’Unité,
cette notion que des néo-romanciers se sont évertués à mettre
à mal au profit du fragment. Pourtant, en 1972, dans l’un des
textes théoriques à mon avis les plus notables qu’il ait publiés,
La Fiction mot à mot, conférence prononcée au tumultueux col-
loque de Cerisy-la-Salle, et qu’il faudrait lire et commenter
intégralement36, Claude Simon, après avoir évoqué sa brève
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46. Op. cit., pp. 569-70 (pp. 589, 641, 682, 702, 740 pour la solution de
la première « devinette »…).
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47. Plutarque, Vie de Jules César, dans Les Vies des hommes illustres, cité dans
La Bataille de Pharsale, Pl., t. I, p. 717 (voir la note 60, p. 1418).
48. L’Acacia, op. cit., p. 1226.
49. La Bataille de Pharsale, op. cit. p. 586 (pour « salade »), puis p. 617. Claude
Simon semble peu apprécier les amours romantiques : voir sa parodie sarcastique
de La Puissance et la Gloire de Graham Greene, et de Proust (La Bataille de Phar-
sale, op. cit., pp. 675-678), ou La Route des Flandres, op. cit., p. 211.
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56. Repris en 1835 dans l’Introduction aux Études de mœurs, op. cit., 1154. Je
souligne.
57. Les articles s’intitulent « Du fragment au cosmos », et « Le Tout en
morceaux » (Poétique, n° 40, nov. 1979, pp. 420-431, et n° 42, avril 1980,
pp. 156-169). L’auteur en a confirmé et étendu la teneur dans ses ouvrages
ultérieurs, en particulier Mosaïques, coll « Poétique », Le Seuil, 2001.
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61. S. Vachon, Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac, PU. de Vincennes,
CNRS, Presses de Montréal, 1992, p. 16. Voir Proust, Le Temps retrouvé, Gal-
limard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, t. III, p. 1033.
62. Sur « l’incohérence cohérente » (des caractères), voir Aristote,
Poétique, XV, 1454 a, 25-30. Voir aussi Cl. Duchet, « Prologue » au « Moment »
de « La Comédie humaine », textes réunis et publiés par Claude Duchet et Isabelle
Tournier, Groupe International de Recherches Balzaciennes (G.I.R.B.), PU
de Vincennes, 1993, p. 18 ; et A. Vanoncini, Figures de la modernité, José Corti,
1984, p. 20.
63. Selon l’Atheneum des frères Schlegel. Voir L’Absolu littéraire. Théorie de la
littérature du romantisme allemand. Textes choisis, présentés et traduits par Philippe
Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Paris, Seuil, 1978, p. 67.
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65. « Études sur M. Beyle », Revue parisienne, art. cit., septembre 1840,
p. 274. Une « vue totale des choses » n’en est pas la « totalisation ».
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