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1793, la réhabilitation de la mémoire du chevalier de La

Barre
Michel Biard
Dans Histoire de la justice 2020/1 (N° 30), pages 75 à 96
Éditions Association Française pour l'Histoire de la Justice
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ISSN 1639-4399
ISBN 9782111570511
DOI 10.3917/rhj.030.0075

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-histoire-de-la-justice-2020-1-page-75.htm

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RÉHABILITATIONS
Partie II
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Du chevalier de La Barre
à Violette Nozière
Chapitre 1
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1793, la réhabilitation
de la mémoire du chevalier
de La Barre
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Michel Biard
Professeur des universités
(Histoire de la Révolution française et des mondes modernes),
Université de Rouen-Normandie,
Groupe de recherche d’histoire (GRHis)

À l’automne 1793, un rédacteur du journal La Feuille villageoise note :


« Quelques-uns de nos lecteurs peuvent avoir oublié et d’autres n’avoir jamais
bien su l’ histoire du malheureux La Barre, assassiné juridiquement à Abbeville
en 1766 par la superstition. Au moment où l’on a juré la mort du fanatisme,
il était juste de venger et d’ honorer la mémoire de l’une de ses plus infortunées
victimes. Il l’est aussi de retracer de pareils traits de barbarie ; ils doivent révolter
toutes les âmes et dessiller tous les yeux. »
Suit à ce moment le récit des faits, survenus sous le règne alors déjà lointain
de Louis XV, avant que le journaliste n’apporte son commentaire personnel :
« Ô barbarie ! Ô superstition ! Ô crime ! Ce sont là de ces horreurs qui déshonore-
raient à jamais une nation devenue libre, si elle ne s’empressait de les effacer. C’est
donc pour s’ honorer elle-même, autant que pour redoubler contre le fanatisme
une exécration trop légitime, que la Convention a rendu le décret suivant 1. »
Le texte ici mentionné est un décret voté par la Convention nationale environ
deux semaines plus tôt, le 25 brumaire an II (15 novembre 1793), qui réhabilite la
mémoire du chevalier de La Barre et de son coaccusé Gaillard d’Étallonde. Près de
trois décennies se sont donc écoulées depuis l’exécution de La Barre à Abbeville,
sans que l’opprobre jeté sur sa mémoire et sur sa famille ait été levé, en dépit des
efforts de Voltaire qui avait trouvé là un nouveau combat à mener après l’affaire
Calas 2. La campagne de Voltaire trouve ainsi son épilogue dans une loi votée par les
représentants du peuple alors que la Ire République entre dans sa deuxième année
d’existence 3. La mémoire de Voltaire et celle de La Barre apparaissent intimement
liées en cet automne qui connaît les débuts de la flambée déchristianisatrice. Pour
autant, la voie d’une réhabilitation du chevalier avait été tracée dès les premiers

1. Numéro du 8 frimaire an II (28 novembre 1793).


2. Parmi les très nombreux travaux sur la question, on se reportera notamment à une contribution qui illustre
bien l’écho de l’affaire La Barre dans l’« opinion publique » : É. Walter, « L’affaire La Barre et le concept d’opi-
nion publique », in H. Duranton et P. Rétat (dir.), Le Journalisme d’Ancien Régime. Questions et propositions,
Actes d’une table ronde (1981), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982, p. 361-392.
3. Le décret du 25 brumaire an II a été étudié dans une communication présentée à l’occasion d’un colloque
rouennais au moment du bicentenaire de la Révolution française, mais avec une approche plus littéraire
que politique : C. Mervaud, « La réhabilitation du chevalier de La Barre : de Voltaire à la Convention », in
C. Mazauric (dir.), La Révolution française et l’ homme moderne, Actes du colloque de Rouen (1988), Paris,
Messidor, 1989, p. 497-506.

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temps de la Révolution, dans la lignée des efforts de ceux qui avaient pourfendu
ce crime judiciaire à la fin des années 1760 et au-delà. Évidemment, sans avoir
atteint ne serait-ce qu’une infime parcelle de la notoriété de Voltaire, un habi-
tant d’Abbeville, Louis-Alexandre Devérité, avait lui aussi contribué à défendre
la mémoire de La Barre. Porté à la Convention nationale par les électeurs du
département de la Somme, en septembre 1792, Devérité ne fut pourtant pas l’un
des artisans du décret du 25 brumaire. Proche de la mouvance girondine, il était
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décrété d’arrestation, puis d’accusation, et avait alors choisi de se réfugier dans la
clandestinité plutôt que de comparaître devant le Tribunal révolutionnaire. Nul
doute pourtant que, depuis sa cache, il n’ait fini par avoir connaissance du décret
qui venait récompenser ses efforts des années 1770.
Mais, avant de s’arrêter sur Devérité, rappelons brièvement les faits de 1765-
1766 et surtout leur contexte. Les actes reprochés au chevalier de La Barre se
produisent en août 1765, c’est-à-dire quelques années après la pseudo-tentative de
régicide de Damiens (1757). Ce dernier, qui avait porté un coup contre Louis XV
à l’aide d’un petit couteau, ne faisant que l’égratigner, avait été condamné à être
écartelé vif, comme Ravaillac avant lui, pour crime de lèse-majesté et de régicide 4.
Moins de dix ans plus tard, le cas de La Barre est de fait assimilé à un crime de
lèse-majesté divine, avec en arrière-plan un contexte qui est celui de la réhabilitation
de Calas, mais aussi de la lutte entre les philosophes et leurs adversaires. Or, ce
contexte est d’autant plus fondamental que Voltaire sert justement de lien entre
l’affaire Calas et le cas du chevalier de La Barre. En effet, en juin 1764, paraît
un livre de petit format, intitulé Dictionnaire philosophique portatif, publié sans
nom d’auteur mais qui est rapidement identifié comme étant l’œuvre de Voltaire.
L’ouvrage fait aussitôt scandale par ses nombreuses audaces, notamment vis-à-vis de
la Bible, et se voit condamné à être lacéré et brûlé à Genève en septembre, ensuite
dans d’autres lieux, tandis que Rome le met à l’index. De son côté, le 19 mars
1765, le parlement de Paris condamne « deux libelles ayant pour titres, le premier
Dictionnaire philosophique portatif ; le second, Lettres écrites de la Montagne,
par Jean-Jacques Rousseau, première et seconde parties, à être lacérés et brûlés par
l’Exécuteur de la Haute-Justice ». Voltaire vient alors tout juste de triompher dans
son combat en faveur de la réhabilitation de Jean Calas. Accusé d’avoir tué son
fils qui aurait voulu abandonner la foi protestante, Jean Calas avait été roué vif à
Toulouse en mars 1762, son corps brûlé et les cendres dispersées par le vent, enfin
les biens de la famille confisqués 5. Voltaire avait entamé une campagne pour faire
réviser le jugement et publié en 1763 son Traité sur la tolérance à l’occasion de la
mort de Jean Calas qui s’ouvrait par un récit de la mort de celui-ci. Le Conseil
du roi avait cassé l’arrêt du parlement de Toulouse en 1764 et renvoyé l’affaire
devant le Tribunal des requêtes qui, en dernier ressort, rendit le 9 mars 1765 un
arrêt réhabilitant la mémoire de Calas et sa famille par la même occasion. Résu-
mons : ce 9 mars, réhabilitation de Calas ; dix jours plus tard, condamnation du
Dictionnaire philosophique portatif par le parlement de Paris… et en août éclate

4. P. Rétat (dir.), L’attentat de Damiens. Discours sur l’ événement au XVIIIe siècle, Paris-Lyon, Éditions du
CNRS – Presses universitaires de Lyon, 1979.
5. J. Garrisson, L’Affaire Calas. Miroir des passions françaises, Paris, Fayard, 2004.

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Michel Biard

l’affaire d’Abbeville. Difficile dans ces conditions de croire au hasard quant à la


sévérité déployée contre les suspects d’Abbeville.
Dans cette cité, en août 1765, un crucifix, placé sur un pont, est entaillé à
l’arme blanche. Plusieurs suspects sont identifiés sur la base de simples témoignages.
Parmi eux se trouve Jean-François Lefebvre, chevalier de La Barre, qui est arrêté
à l’automne suivant. En février 1766, donc après quelque six mois d’enquêtes
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et interrogatoires, deux des suspects sont condamnés à mort par le présidial
d’Abbeville : La Barre et Gaillard d’Étallonde, dit Morival. Étallonde, qui a fui,
est condamné à la même peine que La Barre, mais par contumace. Le chevalier de
La Barre fait appel. Il est transféré à la Conciergerie à Paris et comparaît devant la
grand-chambre du parlement. Le 4 juin 1766, par quinze voix sur vingt-cinq, le
parlement confirme le jugement d’Abbeville. Ce jeune homme d’à peine 20 ans est
ramené à Abbeville et exécuté le 1er juillet 1766, tandis qu’Étallonde est exécuté en
effigie. La Barre est condamné à être décapité, son corps brûlé sur un bûcher où
est également jeté le Dictionnaire philosophique portatif… Cette sévérité extrême
est due à diverses influences, mais aussi à la volonté des juges d’Abbeville et du
parlement de Paris de faire un exemple pour contrer l’influence, jugée nuisible,
des philosophes. Mais brûler un ouvrage de Voltaire en même temps que le corps
du malheureux La Barre, c’est aussi jeter un gant que le « patriarche de Ferney »
ne tarde pas à relever.
Ainsi mis en cause à travers son Dictionnaire […], Voltaire rédige un pre-
mier récit de l’affaire, d’une vingtaine de pages, avec pour titre Relation de la
mort du chevalier de La Barre à Monsieur le marquis de Beccaria, publié en 1768
sous le pseudonyme de M. Cassen. Cesare Bonesana, marquis de Beccaria, est
l’auteur d’un ouvrage intitulé Dei delitti e delle penne, paru en 1764 à Livourne
et qui a eu un retentissement considérable en Europe. Il y dénonce la torture, il
condamne la peine de mort jugée loin d’être la plus dissuasive, il réclame une
plus grande séparation entre le droit et les principes théologiques afin de ne plus
mélanger le crime et le péché, enfin il demande une proportion entre les délits
et les peines (d’où le titre de l’ouvrage). Traduit en français par l’abbé Morellet
en décembre 1765, l’ouvrage est publié dans le royaume de Louis XV sous le
titre Traité des délits et des peines, quelque six mois avant l’exécution d’Abbeville.
Dans sa Relation […], Voltaire démontre justement la disproportion qu’il y avait
entre la nature du délit reproché à La Barre – une provocation de jeunes gens qui
n’entraînait plus une condamnation à mort (depuis 1666 Louis XIV a interdit
la peine de mort pour blasphème) – et les conditions horribles de l’exécution du
chevalier. Dans ses dernières pages, il écrit : « Dites-moi quel est le plus coupable,
ou un enfant qui chante deux chansons réputées impies dans sa seule secte, et inno-
centes dans tout le reste de la terre, ou un juge qui ameute ses confrères pour faire
périr cet enfant indiscret par une mort affreuse ? » Dans une lettre de janvier 1768,
au moment de cette parution, il annonce clairement sa volonté d’en découdre
avec les bourreaux de La Barre : « Je veux crier la vérité à plein gosier ; je veux faire
retentir le nom du chevalier de La Barre à Paris et à Moscou ; je veux ramener les
hommes à l’amour de l’ humanité par l’ horreur de la barbarie. » Enfin, dans une
autre édition de son Dictionnaire […] en 1769, il mentionne encore l’affaire dans
un nouvel article intitulé « Torture » :

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Punir er réparer en justice du xve au xxie siècle

« Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant général des armées,


jeune homme de beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute
l’ étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons
impies, et même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté
son chapeau, les juges d’Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains,
ordonnèrent, non seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la
main, et qu’on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l’appliquèrent encore à la
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torture pour savoir combien de chansons il avait chantées, et combien de pro-
cessions il avait vues passer, le chapeau sur la tête. Ce n’est pas dans le XIIIe ou
dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée, c’est dans le XVIIIe. Les nations
étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers,
par les filles d’Opéra, qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs d’Opéra,
qui ont de la grâce, par Melle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne
savent pas qu’ il n’y a point au fond de nation plus cruelle que la française. »
Quelques années plus tard, en 1775, paraît aussi Le Cri du sang innocent,
ouvrage signé par Gaillard d’Étallonde, réfugié à Ferney, mais vraisemblablement
rédigé par Voltaire, qui espère ainsi la clémence du nouveau roi, Louis XVI, monté
sur le trône en 1774 et dont les philosophes attendent beaucoup. En vain, tout
comme les espoirs nés de la nomination de Turgot aux fonctions de contrôleur
général des Finances s’évanouissent eux aussi avec sa disgrâce au printemps 1776.
Ces combats de Voltaire sont bien connus, mais celui de Louis-Alexandre
Devérité l’est beaucoup moins, alors qu’il agit pourtant à Abbeville même. Là
encore, aux premiers temps du règne de Louis XVI, en 1776, il publie à son tour,
sous couvert de l’anonymat, une brochure dénonçant la condamnation de La Barre :
Recueil intéressant, sur l’affaire de la mutilation du crucifix d’Abbeville, arrivée le
9 août 1765, et sur la mort du chevalier de La Barre. Pour servir de supplément aux
causes célèbres. La brochure indique Londres pour lieu d’édition, mais il s’agit là
d’une adresse fictive puisqu’elle sort des presses à Abbeville. Une seconde édition
est publiée en 1782 sous un titre différent, mais avec le même contenu et le même
nombre de pages (197) : Procès du chevalier de la Barre, décapité à Abbeville, à
l’occasion de la mutilation d’un crucifix. Cette fois, Abbeville se dissimule derrière
la cité de Hambourg et, comme en 1776, aucun nom d’imprimeur n’apparaît afin
bien sûr de contourner la censure. Un avant-propos du prétendu et anonyme édi-
teur anglais de 1776 annonce que le recueil a été composé, car il a pu se « procurer
sur les lieux des correspondances sûres et respectables […] des matériaux inconnus,
très précieux, et des anecdotes neuves très intéressantes et très propres à jeter le plus
grand jour sur toutes les parties de ce fameux procès 6 ». Et il ajoute : « Nous croyons
pouvoir assurer que l’ horreur et l’ indignation, juste ou non juste, que la majeure
partie de l’Europe montre encore aujourd’ hui contre le jugement qui a condamné
au feu les deux jeunes coupables, se retrouve à Abbeville même, dans toute la partie
saine, éclairée et nombreuse des honnêtes gens de cette Ville considérable 7. » Le recueil

6. Anonyme, Recueil intéressant, sur l’affaire de la mutilation du crucifix d’Abbeville, arrivée le 9 août 1765,
et sur la mort du Chevalier de La Barre. Pour servir de supplément aux causes célèbres, Londres [Abbeville], sn,
1776, p. III.
7. Ibid.

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Michel Biard

rapporte les détails du jugement rendu contre La Barre et Étallonde. La Barre a


été accusé de ne pas avoir ôté son chapeau et de ne pas s’être agenouillé devant
une procession, d’avoir « proféré les blasphèmes énormes et exécrables contre Dieu, la
sainte Eucharistie, la sainte Vierge, la Religion et les commandements de Dieu et de
l’Église, mentionnés au procès », d’avoir chanté des chansons jugées impies, enfin
« d’avoir rendu des marques de respect et d’adoration aux Livres infâmes et impurs
qui étaient placés sur une planche dans sa chambre, en faisant des génuflexions 8 ».
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Comme le rappelle Devérité, une décennie après l’exécution capitale, La Barre fut
condamné à la question ordinaire et extraordinaire, à la confiscation de ses biens,
et surtout à faire amende honorable devant une église d’Abbeville, tête et pieds
nus, avec des écriteaux devant et derrière portant ces mots « Impie, blasphéma-
teur et sacrilège exécrable et abominable 9 ». Le bourreau devait à ce moment lui
couper la langue, puis le conduire sur la principale place de la ville pour « avoir
la tête tranchée, et son corps mort et sa tête jetés au feu dans un bûcher ardent, pour
y être réduits en cendres, et les cendres jetées au vent 10 ». Le Recueil […] contient
également le texte de Voltaire sous le titre Lettre de Monsieur Cassen, Avocat au
Conseil du roi, à Monsieur le Marquis de Beccaria, lettre datée du 15 juillet 1766.
Cette présence de la Relation […] de Voltaire permet naturellement à Devérité de
se recommander de l’autorité du philosophe, au sommet de sa popularité moins
de deux ans avant son décès.
Qui est ce Louis-Alexandre Devérité, dissimulé derrière un prudent anony-
mat ? Né à Abbeville le 26 novembre 1743, il a à peine 23 ans lors de l’exécution de
La Barre. Il meurt dans cette même commune le 31 mai 1818. Son père, Alexandre,
et sa mère sont imprimeurs à Abbeville. Il devient tout d’abord avocat, mais, après
le décès de son père, il travaille dans l’imprimerie aux côtés de sa mère. Lorsqu’elle
se retire en 1774, il reprend lui-même l’entreprise familiale. Libraire-imprimeur,
il est aussi un auteur reconnu à l’échelle locale pour deux ouvrages : son Histoire
du comté de Ponthieu, de Montreuil et de la ville d’Abbeville, sa capitale… (1765) et
un Essai sur l’ histoire générale de la Picardie… (1770), qui lui valent d’être admis
à l’académie d’Amiens. Avec la Révolution, il devient officier de la première garde
nationale d’Abbeville et presque tout naturellement imprimeur au service des auto-
rités constituées du département de la Somme en 1790. Il est aussi le fondateur,
rédacteur et imprimeur des Annales picardes et belgiques en 1790. En novembre
de cette même année, il est élu officier municipal d’Abbeville, fonction publique
qu’il remplit jusqu’en septembre 1792, date à laquelle il est porté à la Convention
nationale par les électeurs de la Somme (élu au 13e rang sur les 16 représentants
du peuple accordés à ce département). Enfin, il est également membre fondateur
de la Société des amis de la Constitution (Jacobins) d’Abbeville le 25 août 1792.
En 1776, Devérité entreprend somme toute de justifier son beau patronyme en
reprenant le combat mené par Voltaire et réactivé l’année précédente par la parution
du Cri du sang innocent. Il met donc sa plume, mais aussi les presses familiales,

8. Ibid., p. 29-30.
9. Ibid., p. 31.
10. Ibid., p. 32. En fait, La Barre refuse de se repentir et le bourreau ne fait finalement que simuler la muti-
lation de la langue au fer rouge.

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Punir er réparer en justice du xve au xxie siècle

au service de cette cause. Las, si l’entreprise familiale n’en subit nullement les
conséquences et va se révéler plus que durable (ses deux fils, Charles Alexandre
et Gilbert Marie, deviennent eux aussi imprimeurs à Abbeville, successivement
en 1811 et 1816), l’affaire La Barre ne suffit pas à émouvoir Louis XVI et il faut
donc attendre le bouleversement de 1789 pour la voir resurgir.
En 1789, La Barre comme Damiens et Calas sont restés dans les mémoires
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des contemporains de leurs supplices. Pourtant, les cahiers de doléances des trois
ordres de la sénéchaussée de Ponthieu, réunis à Abbeville, gardent le silence sur
la mémoire du chevalier. Sans surprise pour le clergé, voire pour la noblesse,
mais le tiers état de cette sénéchaussée fait ici preuve soit d’un oubli volontaire
de cette affaire qui a mis en cause des nobles, soit plus simplement d’une volonté
de faire passer au premier plan des questions autrement plus urgentes, y compris
en matière de justice. En revanche, la mémoire du chevalier de La Barre fait
une apparition remarquable dans le cahier de la noblesse de Paris. En effet, les
doléances « des citoyens nobles de la ville de Paris », sont d’inspiration très libérale,
sous l’impulsion de plusieurs des députés élus pour se rendre à Versailles : entre
autres, Lally-Tollendal, dont le père a été exécuté en place de Grève en mai 1766 (au
terme d’un jugement cassé en 1778 après une intervention de Voltaire, sans pour
autant qu’une réhabilitation s’ensuive) ; mais aussi Le Peletier de Saint-Fargeau,
adversaire de la peine de mort et qui allait être un personnage clé dans la rédaction
du Code pénal en 1791. Parmi les doléances de leur cahier consacrées à la justice,
immédiatement après la demande de suppression de la confiscation des biens de
toute une famille au moment de la condamnation d’un de ses membres, se trouve
la suggestion d’un usage plus modéré de la peine capitale. Et c’est justement ici
que le chevalier de La Barre réapparaît :
« Que la peine de mort soit rendue plus rare ; qu’elle se borne uniquement à la
privation de la vie, et que tous ces supplices, stérilement barbares, qui répugnent
aux mœurs d’une nation si douce, et qui ont la funeste conséquence de détourner
l’ horreur du crime par la pitié qu’ inspire le coupable, soient à jamais proscrits.
Que l’effet des lettres d’abolition accordées au chevalier d’Étallonde soit étendu
jusqu’ à la mémoire du chevalier de La Barre. 11 »
Des lettres d’abolition ont, en effet, été accordées à Étallonde en 1788, après
qu’il fut venu à Canossa, plaidant l’erreur et rejetant la responsabilité des faits
survenus en 1765-1766 sur les « prétendus beaux esprits du siècle ». Ces lettres
d’abolition sont celles par lesquelles le roi de France accorde son pardon pour un
crime capital dont l’auteur se reconnaît coupable, d’où la mention de la mémoire
du chevalier qui ne risquait plus, lui, de reconnaître sa culpabilité pour gagner le
pardon du prince ! En effet, l’article 21 du titre XVI de l’ordonnance criminelle
de 1670 précisait : « Les demandeurs en lettres d’abolition, et rémission et pardon,
seront tenus de les présenter à l’audience tête nue et à genoux, et affirmeront, après
qu’elles auront été lues en leur présence, qu’elles contiennent vérité […] » À défaut de
pouvoir comparaître et plus encore de pouvoir bénéficier de ce pardon, de pareilles

11. Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres fran-
çaises […] (par la suite AP), fondé sous la direction de M.-J. Mavidal et M.-E. Laurent, Paris, Dupont (puis
CNRS), 102 vol., 1879-2012, t. X, p. 274.

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Michel Biard

lettres accordées à la mémoire de La Barre visaient, d’une part, à laver sa famille de


l’opprobre lié à son exécution, d’autre part, à de facto remettre en cause la manière
dont la justice avait alors été rendue. En effet, même si l’abolition passait par une
reconnaissance de culpabilité, celle-ci ne pouvait concerner que les délits mineurs
imputés à La Barre et non un crime passible de l’une des peines de mort dites
« cruelles » appliquées par la justice d’Ancien Régime.
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Les États généraux réunis puis transformés en Assemblée nationale consti-
tuante, par la grâce non du roi de France, mais de la Révolution, le cas La Barre
semble retomber dans un relatif oubli, mais c’est une nouvelle fois son lien avec
Voltaire qui va le ramener au premier plan. On le sait, lié à Voltaire bien avant
la Révolution, le marquis de Villette contribue, avec d’autres, à une campagne
destinée à ramener à Paris les restes de Voltaire. Le 10 novembre 1790, il propose
à la Société des Jacobins de réclamer à l’Assemblée constituante cette translation :
« D’après les décrets de l’Assemblée nationale, l’abbaye de Sellières 12 est vendue. Le
corps de Voltaire y repose ; il appartient à la nation. Souffrirez-vous que cette précieuse
relique devienne la propriété d’un particulier ? […] Le nom de Voltaire est si imposant
que son éloge devient superflu. Notre glorieuse Révolution est le fruit de ses ouvrages
[…] 13 » Villette suggère alors de « placer le cercueil de Voltaire dans le plus beau
de nos temples, dans la nouvelle Sainte-Geneviève 14 », église de Soufflot qui n’est
à ce moment pas encore consacrée et devient quelques mois plus tard le Panthéon.
Nulle trace de La Barre dans son discours, mais, à l’instar de Calas et d’autres
personnages défendus par Voltaire, il apparaît évidemment en arrière-plan. D’ail-
leurs, Marie-Joseph Chénier, qui lui aussi participe à la campagne animée par
Charles Villette, remet même La Barre sur le devant de la scène. Dans une « épître
dédicatoire à la Nation française » qui accompagne la publication en février 1790
de sa pièce Charles IX, ou l’École des rois, Chénier écrit :
« Ces hommes si éclairés osent dire qu’ il n’y a plus de fanatisme religieux au dix-
huitième siècle ; mais les horribles procès, les assassinats juridiques de Jean Calas et
du chevalier de La Barre, sont du dix-huitième siècle ; mais, bien plus récemment,
on a refusé d’ensevelir dans Paris un vieillard couvert de gloire, le génie le plus
brillant qu’ait eu la France, l’auteur d’Alzire et de Mahomet, le défenseur des
Calas et du chevalier de La Barre. Quel était le crime de Voltaire ? D’avoir lutté
soixante ans contre le fanatisme. Qu’est-ce qui s’est vengé ? Le fanatisme. Qu’est-ce
qu’ il faut écraser ? Le fanatisme. Il rampe, mais il existe encore ; il écrit de plats
libelles anonymes, des mandements d’ évêques contre l’Assemblée nationale, et
d’ infâmes journaux où tous les bons citoyens sont outragés à tant la feuille 15. »
Représentée pour la première fois à Paris le 4 novembre 1789, la pièce de
Chénier, véritable charge contre l’Église catholique en sus de sa dénonciation

12. L’abbaye de Sellières (ou Scellières), située près de Romilly-sur-Seine, dans l’Aube, a été vendue comme
bien national, en application du décret mettant les biens du clergé à disposition de la Nation et prévoyant la
vente aux enchères de ces biens dès lors appelés « nationaux ». Voltaire était mort à Paris le 30 mai 1778, chez le
marquis de Villette, et sa dépouille avait été transférée dans cette abbaye dont l’abbé était un neveu de Voltaire.
13. A. Aulard, La Société des Jacobins. Recueil de documents pour l’ histoire du Club des Jacobins de Paris, Paris,
Cerf, Noblet et Quantin, 1889, t. I, p. 367-368.
14. Ibid., p. 368.
15. Marie-Joseph Chénier, Charles IX, ou l’École des rois, Paris, Bossange, 1790, p. 4-5.

85
Punir er réparer en justice du xve au xxie siècle

contre les rois mal conseillés, avait reçu un accueil triomphal du parti « patriote ».
La Chronique de Paris, journal dans lequel écrivait Villette, insista immédiatement
sur la question de la tolérance, au cœur du cas La Barre aussi bien que des combats
de Voltaire, ce dernier présent implicitement par une référence aux vertus civiques
du genre tragique au théâtre :
« Loin de penser que cette pièce soit dangereuse, elle fait haïr la guerre civile et
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aimer la tolérance et nous la regardons comme le dernier coup porté à l’aristo-
cratie. De même que la comédie, exposant les vices et les ridicules, est le moyen
le plus efficace pour répandre les vérités morales, la tragédie est le moyen le plus
propre pour rendre commune les grandes vérités politiques 16 . »
La campagne pour ramener à Paris les restes de Voltaire finit par être couronnée
de succès au printemps 1791 avec la transformation de l’église Sainte-Geneviève en
Panthéon, dans lequel Mirabeau, mort le 2 avril, entre le 4. Le 11 juillet suivant,
Voltaire prend place à son tour dans cet édifice consacré aux « grands hommes »
par « la Patrie reconnaissante ». C’est là une nouvelle occasion de voir revenir le
nom du chevalier de La Barre. Dans les jours qui précèdent la cérémonie, plusieurs
pièces de circonstance sont, comme souvent en pareil cas, représentées sur les
scènes parisiennes. Si la vedette incontestable revient à Calas, sujet de plusieurs
d’entre elles, un auteur, Marsollier des Vivetières, choisit, lui, de créer une pièce
intitulée Le Chevalier de la Barre, « fait historique » en un acte et en prose, donné
au Théâtre Italien, boulevard Richelieu, le 6 juillet 1791. La pièce n’a eu que six
représentations et ne semble pas avoir été imprimée, ce qui n’est guère surprenant
au vu de l’accueil qui lui est réservé. En effet, dans le meilleur des cas, les critiques,
surtout ceux des journaux « patriotes », rappellent l’horreur de la condamnation et
du supplice de La Barre, mais tout en jugeant la pièce peu réussie. Ainsi, le Journal
de Paris note : « Le genre des faits historiques est commode : on est dispensé de toute
espèce d’invention et d’intrigue. L’auteur du Chevalier de La Barre a cependant ajouté
à l’ histoire de cet infortuné l’ épisode d’un maçon qui vient travailler au comble de la
prison, et s’entretenir avec lui. Il lui raconte, sans le savoir, son aventure, et lui apprend
qu’ il est condamné à mort. » L’auteur fait également visiter le chevalier par sa mère
(alors qu’elle était déjà morte en 1766). Et la critique de tomber comme il se doit
à la fin : « Dans le cours de la pièce, les sentiments sont mêlés de bel esprit ; à la fin c’est
l’ horreur toute pure, et chacun s’en va la mort dans l’ âme : cela a beaucoup réussi 17. »
Beaucoup réussi ? En réalité, d’autres feuilles révolutionnaires se montrent encore
plus réservées, telle la Chronique de Paris, pourtant on ne peut plus favorable à
La Barre en raison de la présence de Villette : « L’auteur nous a montrés, pendant
toute la pièce, cet intéressant jeune homme sachant son sort, et voyant les apprêts de
son supplice. Cette situation cruelle, ainsi prolongée, a révolté les âmes sensibles sans
les intéresser. On a pourtant demandé l’auteur 18. » Comme on s’en doute, si même
les journalistes partisans de la Révolution affichent leurs réserves, les journaux
de tendance opposée ne se privent pas de pourfendre la pièce. Pour ne citer qu’un

16. Chronique de Paris, numéro du 5 novembre 1789.


17. Numéro du 7 juillet 1791.
18. Numéro du 8 juillet 1791.

86
Michel Biard

exemple, le Journal général de la Cour et de la Ville publie une vraie charge contre
le sujet même de l’œuvre :
« Il manquait de voir sur notre scène l’ horrible apparition de l’exécuteur de la
haute-justice, venant froidement chercher la victime qu’ il va égorger au nom de
la loi. M. Marsollier nous a régalés de cette nouveauté. Sa pièce du chevalier de
la Barre, donnée mercredi aux Italiens, n’est pas sans mérite ; mais elle est sans
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fruit et sans but moral ; le tableau est encore plus repoussant que déchirant ; le
parterre a applaudi quelques passages ; un morne silence a régné dans tout le
reste de la salle, et l’on entendait ces seuls mots : je n’y reviendrai certainement
pas […] Ah ! M. Marsollier, jeune encore, pouvez-vous trouver quelque plaisir
à verser l’ indignation sur deux classes d’ hommes qui ne sont plus à craindre ?
Laissez les prêtres, ils ne sont pas les seuls fanatiques. Pardonnez aux erreurs
des anciens tribunaux ; vous n’avez pas eu l’ intrépidité de les attaquer de leur
vivant ; vous n’aurez pas aujourd’ hui celle de nous peindre leurs belles actions 19. »
Quelques jours plus tard, la cérémonie du 11 juillet vient terminer ces
querelles de plume. D’une part, les noms de La Barre et Calas figurent, aux côtés
d’autres victimes défendues par Voltaire (tel Sirven), sur le char qui transporte
les restes de Voltaire 20. D’autre part, le cortège s’accompagne de l’exécution d’un
Hymne sur la translation du corps de Voltaire, œuvre de Chénier (sur une musique
de Gossec) qui ne manque pas l’occasion de mentionner le chevalier de La Barre
associé dans le onzième couplet à Calas et devançant même celui-ci :
« La Barre, Jean Calas, venez plaintives ombres
Innocents condamnés dont il fut le vengeur ;
Accourez à ma voix du fond des rives sombres ;
Joignez-vous au Triomphateur. »
Entre 1789 et 1791, c’est donc bien, avant tout, la campagne autour des
restes de Voltaire qui fait revenir La Barre au premier plan. Pour autant, son cas
ne fait l’objet d’aucune décision en matière de justice. Encore convient-il de rap-
peler que la cérémonie du 11 juillet se déroule dans un contexte politique pour le
moins troublé depuis la fuite avortée du roi à Varennes le 21 juin, où l’agitation
républicaine finit par être réprimée dans le sang lors de la fusillade du Champ-
de-Mars le 17 juillet. Il faut donc aux défenseurs de sa mémoire attendre encore
deux années pour voir une autre assemblée, la Convention nationale, décréter la
réhabilitation du condamné d’Abbeville.
En bonne logique, on s’attendrait à ce que Devérité poursuive en 1792 le
combat auquel il a prêté sa plume et ses presses en 1776. Mais il intervient fort
peu à la Convention nationale et y apparaît comme un modéré. Lors des votes
au moment du procès du roi en janvier 1793, il fait partie de ceux qui refusent la

19. Numéro du 9 juillet 1791.


20. « Ce char d’une superbe forme et d’un style parfaitement antique était traîné par douze superbes coursiers blancs,
attelés quatre de front, et menés par des hommes habillés à l’antique […] Le char était orné de ces inscriptions : Il
vengea Calas, Labarre, Sirven et Montbailly. Poète, philosophe, historien, il a fait prendre un grand effort à l’esprit
humain et nous a préparés à devenir libres. » (Chronique de Paris, numéro du 12 juillet 1791).

87
Punir er réparer en justice du xve au xxie siècle

peine de mort pour Louis Capet : « Je vote, comme mesure de sûreté générale pour la
détention pendant la guerre et le bannissement du Tarquin moderne, quand la patrie
sera en sûreté. » Sans surprise, il se prononce aussi en faveur du sursis à exécution.
Ses prises de position finissent par le faire ranger du côté de la Gironde, donc
de la partie droite de la Convention nationale. Le 5 juin 1793, avec sept autres
députés de la Somme, il prend position sur le coup de force des 31 mai et 2 juin
contre les girondins, parlant de violation de l’assemblée par des « factieux ». Il
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publie à Abbeville, dans sa propre imprimerie, une protestation datée du 10 juin
et intitulée L.-A. Devérité, représentant du peuple, Député par le département de la
Somme, à ses commettants, sur les événements des 10 mars, 31 mai et 2 juin. Cela
lui vaut d’être décrété d’arrestation le 8 juillet 1793, puis son nom figure dans le
décret d’accusation rendu contre Brissot et d’autres girondins le 3 octobre. Il se
cache et se retrouve, pour cette raison, placé hors de la loi, ce qui implique une
exécution sous vingt-quatre heures et sans procès s’il est arrêté. Échappant aux
recherches, il est réintégré dans l’assemblée en 1795 comme d’autres girondins
qui avaient choisi la clandestinité. Dès lors, il ne peut évidemment pas jouer un
rôle à chaud dans la réhabilitation de La Barre en 1793.
C’est le montagnard Le Bon (ancien membre du clergé, suppléant élu dans
le Pas-de-Calais et siégeant à partir de juillet 1793) qui, le premier, demande cette
réhabilitation, le 23 brumaire an II (13 novembre 1793) :
« Au moment où le fanatisme est anéanti, où la majorité des citoyens est éclairée
par le flambeau de la philosophie, vous devez vous empresser de venger les vic-
times de la superstition. En 1768 [sic], un évêque fanatique (celui d’Amiens)
fit périr sur l’ échafaud l’ infortuné La Barre, pour avoir voulu devancer cette
brillante époque de la raison. L’ indignation que vous manifestez aujourd’ hui
contre la superstition doit vous porter à réhabiliter la mémoire d’un philosophe
dont tout le crime est d’avoir osé attaquer l’erreur. Voilà le premier objet de ma
motion ; je demande aussi que les biens de ce philosophe, confisqués au profit d’un
gouvernement corrompu, soient rendus par la République, amie de la vérité, à
ceux de ses parents qui les réclameraient avec des titres certains 21. »
Sans trop se soucier de vérifier ses informations, puisque l’évêque d’Amiens
avait en réalité demandé la clémence pour le chevalier de La Barre, Le Bon choisit
en fait un moment qui lui semble favorable et un terrain qu’il a fréquenté. En effet,
dans l’été 1793, un décret de la Convention nationale l’a choisi comme représentant
du peuple en mission envoyé dans la Somme, ainsi qu’à Boulogne et Montreuil
(Pas-de-Calais), pour y remplacer Chabot aux côtés d’André Dumont, représentant
montagnard élu de la Somme, sur place dans ce département depuis juillet 22. Or,
les trois hommes ont en commun une vive hostilité vis-à-vis de l’Église catholique
(Chabot est comme Le Bon un ancien membre du clergé) et, à l’automne 1793,
la déchristianisation est en train de se répandre sur une bonne partie du territoire
national. Trois jours avant l’intervention de Le Bon, le 20 brumaire (10 novembre),

21. AP, t. LXXIX, p. 162-163.


22. Décret du 9 août 1793 (A. Aulard, Recueil des actes du Comité de salut public, avec la correspondance officielle
des représentants en mission et le registre du Conseil exécutif provisoire, Paris, Imprimerie nationale, 1889-1999,
28 (+8) vol., t. V, p. 514-515).

88
Michel Biard

deuxième décadi du deuxième mois du calendrier républicain entré en application


au début d’octobre, une fête de la Raison a été célébrée à Notre-Dame de Paris,
reconvertie en temple de la Raison. Au même moment se développe le culte des
martyrs républicains, notamment des trois hommes associés en une trinité répu-
blicaine : Le Peletier, Marat et Chalier. Le Peletier de Saint-Fargeau, frappé d’un
coup de sabre le 20 janvier 1793 par un ancien garde du corps du roi en raison de
son vote régicide, mort le 21, a été panthéonisé le 24. De son côté, Marat, assassiné
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par Charlotte Corday, le 13 juillet suivant, a été enterré dans le jardin du Club
des cordeliers après des débats autour de son éventuelle entrée au Panthéon. Or,
c’est précisément le 24 brumaire an II (14 novembre 1793) que David relance cette
question en offrant à la Convention sa toile représentant Marat dans sa baignoire,
avec un discours ainsi conclu : « Je vote pour Marat les honneurs du Panthéon 23. »
Replacé dans ce contexte de déchristianisation et de panthéonisation réclamée pour
Marat puis pour quelques autres membres de la Convention nationale décédés,
le discours de Le Bon sur La Barre ne tient évidemment pas du moindre hasard.
Il s’agit là encore d’« écraser l’infâme », pour reprendre la phrase de Voltaire. Le
Journal de la Montagne, rapportant le discours de Le Bon, remarque d’ailleurs que
« la salle était remplie des dépouilles de la superstition », autrement dit d’objets de
culte confisqués puis envoyés ou déposés à la Convention nationale 24.
Cependant, preuve de ce qu’une partie de la Convention nationale commence
à s’inquiéter de la vague déchristianisatrice et plus encore de ses répercussions poli-
tiques, Barère, membre du Comité de salut public, s’oppose d’abord à la demande
de Le Bon, en arguant de ce que La Barre n’a pas été condamné uniquement pour
avoir professé des principes philosophiques 25. Il réclame donc que le Comité
d’instruction publique examine d’abord les faits avant que la Convention natio-
nale ne décide quoi que ce soit. Ce renvoi au Comité d’instruction publique est
alors souvent employé en pareil cas pour reporter un débat, a fortiori pour différer
voire empêcher une décision, et il sert ainsi à plusieurs reprises dans les semaines
suivantes lors de propositions de panthéonisation de représentants du peuple
décédés. Toutefois, Barère n’obtient pas gain de cause, car un autre représentant
montagnard, Thuriot, appuie la proposition de Le Bon qui est alors décrétée. Elle
l’est apparemment sous réserve d’une rédaction ultérieure, puisqu’on y revient deux
jours plus tard. En effet, le 25 brumaire (15 novembre), c’est ce même Thuriot qui
présente le projet de décret, rédigé en quatre articles très courts 26 :
« Article premier. Le jugement prononcé par le ci-devant parlement de Paris, le
5 juin 1766, contre La Barre et d’Etalon, dit de Morival, absent, confirmatif de
la sentence du tribunal d’Abbeville, rendue la 28 février précédent, est anéanti.

23. M. Biard, La Liberté ou la mort. Mourir en député, 1792-1795, Paris, Tallandier, 2015, chap. 8.
24. Numéro du 24 brumaire an II (14 novembre 1793).
25. « Chacun sait que La Barre ne fut pas seulement condamné pour avoir professé des principes philosophiques ; la
vertu seule a des droits à la reconnaissance nationale, et la vertu ne fut point le premier motif de La Barre » (compte
rendu de l’Auditeur national, numéro du 24 brumaire an II [14 novembre 1793]).
26. AP, t. LXXIX, p. 282-283. Les Archives parlementaires (et même le journal Le Moniteur) n’indiquent pas
au nom de quel comité ce projet est présenté, mais Thuriot fait à ce moment partie du comité de législation.

89
Punir er réparer en justice du xve au xxie siècle

II. La mémoire de La Barre et d’Etalon, dit de Morival, victimes de la supers-


tition et de l’ ignorance, est réhabilitée.
III. Les héritiers de La Barre et d’Etalon, dit de Morival, sont autorisés à se
mettre en possession des biens qui appartenaient à ces infortunés.
IV. En cas de vente, une somme égale à celle du produit sera comptée, sans délai,
auxdits héritiers, par la trésorerie nationale. »
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Comme l’avant-veille, Barère prend une nouvelle fois la parole et réclame que
la mémoire de Calas soit associée à celle de La Barre, en étendant le décret à Calas
et en ordonnant qu’une colonne en son honneur soit érigée à Toulouse, la ville où
il a été roué vif. Thuriot, appuyé par Merlin de Douai, rappelle aussitôt que « la
réhabilitation de Calas a déjà été faite par un arrêté du parlement, sur les mémoires
de Voltaire ». De ce fait, seule la seconde proposition de Barère est adoptée, tandis
que le Comité d’instruction publique se voit chargé d’un rapport « sur les victimes
du fanatisme en général 27 ». Quatre jours plus tard, le 29 brumaire (19 novembre),
un second décret ordonne l’érection de la colonne réclamée par Barère :
« La Convention nationale décrète qu’il sera élevé, aux frais de la République, sur
la place où le fanatisme a fait périr Calas, une colonne en marbre, sur laquelle
sera gravée l’ inscription suivante :
La Convention nationale
À la Nature,
À l’Amour paternel,
À Calas, victime du fanatisme.
II. Le conseil exécutif, chargé de l’exécution du présent décret, fera construire
cette colonne du marbre arraché au fanatisme par la raison, dans les églises
supprimées du département.
La Convention nationale renvoie au comité de législation la proposition d’ in-
demniser la famille de Calas de la ruine que leur procès lui a occasionnée, aux
dépens de qui il appartiendra 28. »
Cette colonne dédiée à Calas ne semble pas avoir été érigée à Toulouse, pas
davantage d’ailleurs que des monuments révolutionnaires n’ont alors été consacrés
à La Barre, y compris à Abbeville, tandis que nul artiste ne vient s’emparer du
chevalier pour en faire le sujet central d’un dessin, d’une toile ou d’une sculpture.
Les coups d’arrêt portés à la déchristianisation par la Convention nationale,
notamment avec le discours de Robespierre pour défendre la liberté des cultes
(1er frimaire [21 novembre]), ont d’évidence refroidi les initiatives en faveur des

27. Ibid. Le Journal de la Montagne rapporte qu’un autre représentant du peuple a ajouté le nom de Sirven
dans le débat, d’où sans doute cette idée d’un rapport plus général confié au comité : « Je [Barère] demande que
votre décret pour Labarre lui [Calas] soit commun, et que dans le lieu de l’exécution il soit élevé une colonne avec
cette inscription : La Convention nationale, à la nature, à l’amour paternel. » La proposition adoptée, « Garran-
Coulon fait étendre le décret à Sirven, autre objet des persécutions sacerdotales » (numéro du 26 brumaire
an II [16 novembre 1793]).
28. AP, t. LXXIX, p. 509.

90
Michel Biard

victimes du « fanatisme ». Tout au plus, certains journaux prennent-ils encore le


cas La Barre comme prétexte pour vanter les mérites de la Raison et pourfendre
le fanatisme. Finalement, l’écho le plus direct du décret réhabilitant la mémoire
de La Barre réside dans la fête organisée à Abbeville par le représentant du peuple
en mission André Dumont, le 20 frimaire an II (10 décembre 1793) soit près d’un
mois plus tard. Hostile pour d’évidentes raisons à son collègue Devérité, membre
comme lui de la députation de la Somme, Dumont y fait célébrer une fête de la
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Raison avec inauguration d’un temple dédié, moyennant une église reconvertie.
Une lettre de lui, envoyée à la Convention nationale, est résumée en ces termes
devant l’Assemblée :
« Jamais fête ne fut plus belle et ne se termina mieux ; le peuple jura haine éter-
nelle aux tyrans : une infinité de sans-culottes, égarés par la vermine religieuse,
avaient été incarcérés ; ils ont demandé à assister à la fête, ont admiré le nouvel
évangile, ont prêté le serment de n’en jamais reconnaître d’autre, et ont été mis
en liberté. Comme Abbeville avait eu le malheur de voir exécuter dans les murs
le malheureux La Barre, le représentant du peuple fit mettre un vase enflammé
à la place du calvaire infernal qu’ il avait dès longtemps fait briser, et a, dans
la cérémonie et au milieu des plus vifs applaudissements, proclamé à cette place
la loi qui réhabilite La Barre. »
Quant au contenu même de sa missive, il se passe de commentaire, mais
mérite d’être cité in extenso :
« Abbeville, 10e jour de la 2e décade du mois de frimaire, an II.
Citoyens collègues,
J’ai quitté Amiens cette nuit, après y avoir balayé les étrangers et incarcéré les
agents des rebelles. Arrivé ici pour y célébrer la fête de la Raison et de la Vérité
et lui consacrer un temple, je reviens de cette cérémonie qui se fit dans le plus
bel ordre possible. Sur la Montagne, je fis le mariage d’un ci-devant prêtre,
qui, après des méditations que je lui fis faire en des maisons d’arrêt, sentit tout
l’odieux du rôle de charlatan qu’ il avait joué. Il en fit la déclaration à plus de
6 000 personnes, et ce fut alors qu’ il épousa une veuve, mère d’un défenseur de
la patrie, qu’ il adopta sur-le-champ.
Après ce mariage, je fis un baptême. Le père de l’enfant se nommait Le Roy, il
déclara que les rois ne vivant que pour la guerre et dans le sang, il abhorrait
son nom. Je l’appelai « La Paix ».
Comme Abbeville avait eu le malheur de voir exécuter dans ses murs le malheu-
reux Labarre, j’ai fait mettre un vase enflammé à la place du calvaire infernal
que j’avais dès longtemps fait briser, et j’ai, dans la cérémonie et au milieu des
plus vifs applaudissements, proclamé à cette place la loi qui réhabilite Labarre.
Sur le vase on lisait l’article 2 de cette loi.
Rentré au temple de la Raison, duquel on avait fait disparaître tous les soi-disant
saints et saintes, dont les figures ignobles semblaient annoncer le peu de cas qu’on
devait en faire, on lisait autour les inscriptions les plus républicaines. Le temple
était parfaitement illuminé ; on avait représenté tous les attributs de la liberté

91
Punir er réparer en justice du xve au xxie siècle

en caractères de feu, par le moyen de lampes placées avec le plus grand goût.
Au fond et au lieu où avait existé une cage appelée tabernacle, on lisait : « La
vérité et la raison ont terrassé le fanatisme ». Au milieu de quatre pyramides, et
à environ dix pieds de hauteur, était placé un fauteuil sur lequel alla se poser la
déesse de la fête. Après un prône républicain et des hymnes patriotiques, tous les
membres des autorités constituées et le peuple prêtèrent le serment de poursuivre
les tyrans et les prêtres ; une troisième salve d’artillerie annonça cette heureuse
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régénération de l’esprit public, répétée par les acclamations les plus générales.
Une chose remarquable, c’est qu’en brûlant les saints et saintes avec tous les harnais
ecclésiastiques, la flamme en était tricolore de manière que l’ équipement même
de ces animaux noirs a montré au peuple les couleurs nationales, comme pour
dire : la conversion des prêtres ne peut s’opérer qu’ à leur dernière heure. Une
infinité de sans-culottes, égarés par la vermine religieuse, avaient été incarcérés ;
ils m’avaient fait demander à assister à la fête : ils ont admiré le nouvel évan-
gile ; ils ont prêté le serment de n’en jamais reconnaître d’autre, et je les ai mis
en liberté, en les embrassant, au milieu des cris de Vive la République ! Vive la
Montagne ! Jamais fête ne fut plus gaie et ne se termina mieux.
24 frimaire. Je finis cette lettre à Amiens, où je suis déjà de retour. Tout y est calme.
Mon coup de filet et l’arrêté que j’ai pris consternent assurément les malveillants.
Salut et fraternité.
Dumont 29 ».
Au cours de cette cérémonie, six membres de la Société populaire d’Abbeville
entourent un char qui porte une jeune femme, vivante incarnation de la Raison,
mais aussi une urne à la mémoire du chevalier de La Barre. Près de l’emplacement
de la croix qui avait occasionné la mort de La Barre, on brûle l’encens contenu
dans l’urne, laquelle porte l’inscription « La mémoire de La Barre et d’Étallonde,
réhabilitée » (soit l’article 2 du décret, ainsi que l’écrit Dumont) 30. En dépit de cette
dernière flambée déchristianisatrice à Abbeville, au propre et au figuré, le silence
retombe sur le cas du chevalier de La Barre. La réhabilitation de sa mémoire ne
semble pas même donner lieu à l’envoi des habituelles adresses félicitant la Conven-
tion nationale pour tel ou tel décret. Et, comme nous l’avons souligné, aucune
iconographie spécifique n’a pu être retrouvée. Pour ce qui concerne la justice,
l’essentiel était clos. En revanche, s’agissant de la transformation du chevalier en
un personnage de premier plan des combats pour la tolérance et contre le poids de
l’Église catholique, il faut attendre la iiie République pour voir La Barre devenir
une sorte d’icône laïque célébrée notamment par les libres-penseurs et les francs-
maçons. En 1897, le Grand Orient de France obtient l’autorisation d’ériger une
statue de La Barre au pied de la basilique du Sacré-Cœur, inaugurée en 1905 (au
moment où le congrès international de la libre-pensée se tient à Paris) et aujourd’hui
disparue. D’abord déplacée en 1926, elle a été fondue sur ordre du gouvernement de

29. AP, t. LXXXI, p. 433-434.


30. R. Legrand, « Les fêtes civiques à Abbeville », tiré à part extrait du Bulletin de la Société d’ émulation
historique et littéraire d’Abbeville, 24, 1978, p. 373-426. Une erreur dans ce texte date la fête du 10 frimaire
an II (au lieu du 20).

92
Michel Biard

Vichy en 1941 31. Toutefois, une autre statue est installée sur la colline Montmartre
en 2001, dans le square Nadar et sur le socle d’origine qui avait été conservé. Elle
a le mérite d’être moins fantaisiste que la statue originelle, puisque cette dernière
représentait le chevalier sur son bûcher et avec la tête sur les épaules. Enfin, rappe-
lons qu’en 1885, une rue située derrière le Sacré-Cœur a reçu le nom de La Barre,
transformé en 1907 en rue du chevalier de La Barre. Or, l’adresse de la basilique
du Sacré-Cœur, celle que découvrent aujourd’hui les touristes sur les sites internet
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ou dans les guides, se trouve au numéro 35 de cette rue du chevalier de La Barre !
À Abbeville même, un monument, plus sobre, est érigé en 1907 avec l’inscrip-
tion « Monument élevé par le prolétariat à l’émancipation intégrale de la pensée
humaine ». Quant aux rues et autres artères de circulation, il en existe aujourd’hui
une grosse soixantaine recensée par l’Association le chevalier de La Barre 32, avec
de temps à autre de vifs débats lorsque certaines sont débaptisées. Ainsi, au Havre,
en 2005, la municipalité a débaptisé le « cours Chevalier de La Barre », situé près
de la gare SNCF et symboliquement dans le prolongement du « cours de la Répu-
blique », pour le renommer « cours Commandant Fratacci ». Ce dernier pouvait en
effet mériter un hommage dans l’espace public. Combattant des Forces françaises
libres, compagnon de la Libération, cet officier était devenu après sa retraite chef
du service de la sécurité du port autonome du Havre et est décédé dans cette ville
en 2002. De là à débaptiser le « cours Chevalier de la Barre » justement l’année
du centenaire de la loi de séparation de l’Église et de l’État, on peut comprendre
sans peine l’émotion suscitée. Une petite rue a depuis pris le nom du Chevalier
de La Barre, un peu plus éloignée de la gare et surtout beaucoup moins visible,
ce qui rend difficile d’imaginer une opération de pure circonstance liée au décès
de Philippe Fratacci. De plus, cette rue possède une particularité assez rare et qui
ne saurait être anodine. En effet, elle n’est bordée par aucune habitation, ce qui
implique l’absence de toute adresse postale pour cette nouvelle rue havraise dédiée
au chevalier de La Barre ! Comment dans ces conditions, et aussi consternant que
cela puisse paraître, ne pas penser que la mémoire du chevalier peut encore bel et
bien continuer à être un objet de discordes ?

31. Voir la synthèse pratique de J. Lanfranchi, Les statues des grands hommes à Paris. Cœurs de bronze, Têtes
de pierre, Paris, L’Harmattan, 2004.
32. https://www.laicite1905.com/voies.htm.

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Punir er réparer en justice du xve au xxie siècle

Quelques éléments du contexte dans lequel est voté le décret de réhabilitation


Événements politiques Événements religieux
et culturels
9. Reprise de Lyon, ville 2. La Convention décrète
« fédéraliste », après deux que le corps de Descartes sera
mois de siège. transféré au Panthéon.
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10. Le gouvernement est 5. Adoption du calendrier
déclaré « révolutionnaire révolutionnaire.
jusqu’à la paix ». 9. Décret ordonnant la
12. Décret portant suppression des emblèmes
l’anéantissement féodaux et royaux.
de Lyon qui devient 16. David expose son Marat.
« Ville-Affranchie ». 17. Représentation du Jugement
16. Exécution à Paris de dernier des rois, de S. Maréchal,
Marie-Antoinette. au Théâtre de la République à
Octobre 15-17. Victoire républicaine Paris.
1793 contre les Vendéens à 24. Décret de la Convention
Cholet ; ceux-ci franchissent qui ordonne de déposer et
la Loire, début de la « virée conserver dans les musées
de Galerne ». les « monuments publics
31. Exécution à Paris de 20 transportables » qui portent
représentants du peuple des signes proscrits et sont en
girondins (Brissot, Vergniaud, principe voués à la destruction.
Carra, Fauchet, etc.). Débuts de la déchristianisation.
Fouché, représentant en
mission dans la Nièvre, ordonne
la destruction des symboles
religieux dans les cimetières.

6. Exécution à Paris du duc 5. Décret instituant plusieurs


d’Orléans. fêtes civiques.
8. Exécution à Paris de 8. Création de l’Institut national
Mme Roland. de musique (qui prend le nom
12. Exécution à Paris de de Conservatoire en 1795).
Bailly. 10. Fête de la Raison à Paris ;
12-15. Au terme de la « virée Hymne à la Liberté de Gossec.
de Galerne », les Vendéens 15. Décret réhabilitant la
Novembre sont repoussés devant mémoire du chevalier de La
Granville. Barre.
1793
29. Exécution à Paris de Flambée déchristianisatrice
Barnave. sur une partie du territoire
français.
21. Discours de Robespierre pour
défendre la liberté des cultes.
30. Hymne à la Raison de Méhul.

94
Michel Biard

3. Les Vendéens repoussés 5. Parution du Vieux Cordelier,


devant Angers. journal de C. Desmoulins qui
4. Décret du 14 frimaire an II devient le porte-parole des
organisant le « gouvernement indulgents.
révolutionnaire ». 6. Décret reconnaissant la
4-5. Environ 260 condamnés liberté des cultes.
Décembre collectivement fusillés et 7. Mort d’un jeune volontaire,
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1793 mitraillés à Lyon. Joseph Bara, tué par les
12-13. Les Vendéens écrasés Vendéens. Il va devenir un martyr
au Mans. de la liberté et être célébré
19. Reprise de Toulon. comme tel (avec Viala).
23. Les restes de l’armée 19. Décret instituant la gratuité de
vendéenne anéantis à l’école primaire.
Savenay.

Les rues « Chevalier de La Barre »

95
Punir er réparer en justice du xve au xxie siècle

Départements
Ain Finistère Nord Seine-Saint-Denis
Aisne Gironde Oise Somme
Bouches-du-
Hauts-de-Seine Paris Tarn
Rhône
Côte-d’or Hérault Pas-de-Calais Var
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Deux-Sèvres Indre-et-Loire Seine-et-Marne Vosges
Drome Loir-et-Cher Seine-Maritime Yonne
Essonne

Communes
Abbeville Issy-les-Moulineaux Rantigny
Albert La Courneuve Ravenel
Audierne La Ferté-sous-Jouarre Romans-sur-Isère
Bègles Langeais Rosny-Sous-Bois
Bellegarde-sur- La Seyne-sur-Mer Sainghin-en-Weppes
Valserine
Bray-sur-Somme Le Bourget Saint-Aignan
Bruay-sur-L’escaut Le Havre Saint-Denis
Candas Les Arcs Saint-Quentin
Cayeux-sur-Mer Les Saint-Rémy-des-Landes
Pavillons-sous-Bois
Chablis Liévin Saint-Saulve
Courcelles-lès-Lens Lille Somain
Dijon Livry-Gargan Suresnes
Drancy Longueau Templemars
Feuquières-en-Vimeu Loos Thouars
Fouquières-lès-Lens Lunel Vanves
Fressenneville Marseille Villepinte
Graulhet Migennes Wattignies
Hergnies Paris Woincourt
Houplines Pompierre Yerres

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