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Noms de personnes, noms de personnages : récit et

émancipation
Nathalie Piégay
Dans Littérature 2021/3 (N° 203), pages 8 à 25
Éditions Armand Colin
ISSN 0047-4800
ISBN 9782200933739
DOI 10.3917/litt.203.0008
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NATHALIE PIÉGAY, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Noms de personnes, noms


de personnages : récit
et émancipation
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Nos bibliothèques sont pleines de personnages réels dont la vie est
racontée par des écrivains qui la mettent en scène, la composent, l’inventent
mieux que ne l’auraient fait les personnes qu’ils se sont appropriées, le
plus souvent après leur mort, puisque, dans un mort, on entre comme
dans un moulin, selon la formule de Sartre. Ces vies s’ajoutent à celles
de personnages imaginés de toutes pièces, sans autre existence que celle
des lignes où ils apparaissent, Anna Karénine, Aurélien, Félicité, Julien
Sorel, Vautrin..., qui n’ont d’autre existence que les mots qui les inventent.
Dans les bibliothèques municipales, certains personnages figurent au rayon
« Biographies » (B), qui est différent du rayon « Romans » (ROM). Dans le
premier, les livres sont classés selon l’ordre alphabétique non pas du nom
de leur auteur mais des personnages dont on raconte la vie. L’abrégé de la
cote Dewey, jusqu’en 2004, classait ainsi les biographies à la cote B, et se
trouvaient côte à côte Picasso, Poulidor et la marquise de Pompadour.
Mais ce rayon très fréquenté ne détient pas le monopole des vies
racontées : on trouve Ravel aussi bien à « B RAV » qu’à « ROM Echenoz,
Ravel ». Par ailleurs, nos bibliothèques, privées comme publiques, regorgent
de livres où des personnages « historiques » apparaissent dans des romans
(et pas seulement dans les romans historiques) Mais faut-il appeler « his-
torique » le personnage qui donne son titre au roman de Jean Rolin, Le
Ravissement de Britney Spears ? La question ne se pose pas à propos du
Ravissement de Lol V. Stein dont les personnages sont strictement fiction-
nels. « Historique » signifie aussi bien qui est inscrit dans l’Histoire que non
fictionnel, référentiel. Autrement dit « historique » engage, dans la première
acception, un rapport a priori à la mémoire et à la renommée. Ajoute encore
à la complexité le fait que le personnage historique, dans le roman, s’agrège
de façon contrastée au monde fictionnel : le roman apparaît bien comme le
lieu où personnages référentiels et fictionnels se côtoient.
8
Le roman de non-fiction quant à lui raconte l’histoire de personnages
LITTÉRATURE
qui ont réellement existé, ou existent réellement (Britney Spears), et la bio-
N° 203 – S EPTEMBRE 2021 fiction fournit le cadre large et a priori hybride où se rangent toutes les

rticle on line
NOMS DE PERSONNES, NOMS DE PERSONNAGES : RÉCIT ET ÉMANCIPATION

formes de vies1 . Dans les deux cas, l’hybridation du référentiel et du fiction-


nel est forte. Le personnage issu d’une personne réelle est souvent désigné
comme tel par le texte et le lecteur doit comprendre ce statut ontologique
d’emblée. Dans les romans, ce sont souvent son seul savoir encyclopédique
et sa mémoire qui indiquent au lecteur qu’il a affaire à un personnage histo-
rique : il est censé savoir que « Ney » est le nom d’un personnage historique
dans La Chartreuse de Parme à la différence de Fabrice del Dongo. De
la même manière, le personnage transfictionnel2 sollicite la mémoire et le
savoir du lecteur : qui lit Cadiot doit savoir que Robinson n’est pas une
invention de l’auteur mais un emprunt à un univers fictionnel préexistant.
C’est que le personnage transfictionnel comme le personnage « historique »,
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quoique ce dernier soit référentiel, à la différence du personnage fictionnel,
est lui aussi dérivé. Le nom du personnage (« Robinson ») n’est pas plus
inventé par Cadiot que « Britney Spears » l’est par Rolin, « Ravel » par
Echenoz et « Ney » par Stendhal. Autrement dit, le personnage dérivé peut
l’être d’une fiction ou de la réalité elle-même. Du point de vue du nom, le
résultat est le même : il résulte d’un emprunt à un écrit antérieur et continue
d’y renvoyer3 .
Pour tenter de comprendre comment se distinguent les types de per-
sonnages – fictionnels, référentiels (qu’ils soient historiques ou minuscules,
nous reviendrons sur cette distinction), ou encore transfictionnels –, nous
allons considérer la façon dont le personnage est nommé – et ce que dit son
nom de son statut – et la manière dont son nom peut s’imprimer dans le

1. Sur ces formes, je renvoie à la communication de Dominique Rabaté, « De l’individu


problématique au sujet multiple. Réflexions sur l’éclatement de la « forme biographique » »
(Biofictions ou la vie mise en scène. Perspectives intermédiales et comparées dans la Romania,
Lendemains 49, éd. par Andreas Gelz & Christian Wehrn, 2020), au livre d’Alexandre Gefen,
Inventer une vie. La fabrique littéraire de l’individu (Paris, Les Impressions nouvelles, 2015) et
à l’article « Biofiction » dans l’Atelier de Fabula (en ligne : https://www.fabula.org/atelier.php?
Alexandre_Gefen).
2. Voir Richard Saint-Gelais (en ligne : https://www.fabula.org/colloques/frontieres/224.php) :
« Celle-ci [la transfictionnalité] doit être distinguée de l’intertextualité, dont elle constitue un
cas particulier opérant selon des mécanismes et une économie propres. L’intertextualité repose
sur des relations de texte à texte, que ce soit par citation, allusion, parodie ou pastiche. La
transfictionnalité, elle, suppose la mise en relation de deux ou de plusieurs textes sur la base
d’une communauté fictionnelle : constituent un ensemble transfictionnel, non pas les textes
qui mentionnent un personnage comme Sherlock Holmes (par exemple celui que je suis en
train d’écrire), mais bien les textes où Holmes figure et agit comme personnage. ». Du même,
Fictions transfuges : la fiction et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011.
3. Ce n’est pas le lieu de discuter ici les thèses qui soutiennent que le personnage référentiel
dans la fiction continue de renvoyer au monde réel, ne perdant rien de son pouvoir de renvoyer
au hors-texte (voir en particulier Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil,
1999) ni les thèses assimilationnistes qui considèrent, comme le fait Barthes dans S/Z (Œuvres 9
complètes, tome III, Paris, Seuil, [1970] 2002), que les personnages référentiels, dans le roman,
finissent par « réintégre[r] le roman comme famille, et tels des aïeuls [sic] contradictoirement
célèbres et dérisoires, ils donnent au romanesque le lustre de la réalité, ou celui de la gloire : ce LITTÉRATURE
sont des effets superlatifs de réel » (p. 203). N° 203 – S EPTEMBRE 2021
LA FICTION EN PERSONNE

réel4 . Nous considérerons le rapport au temps, et en particulier à la mort,


impliqué par le choix d’un tel personnage, dont l’existence, connue de tous
ou révélée par la littérature, est attestée par le nom. Enfin nous nous deman-
derons si le goût de notre époque pour les personnages « moindres5 » et
les personnages dérivés ne traduit pas une rupture dans le modèle à la fois
politique et romanesque de l’émancipation.

ACTE DE NAISSANCE : NOMMER LE PERSONNAGE

La question du nom cristallise, comme l’avait bien compris Barthes,


la pulsion d’invention : « Je ne saurais pas inventer de noms propres et je
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pense vraiment que tout le roman est dans les noms propres – le roman tel
que j’ai une très grande envie d’en inventer. Je ferai peut-être un roman le
jour où j’aurai inventé les noms propres de ce roman6 ». Pour lui, le nom
est un vecteur de fictionnalité, un tremplin du roman sans être un moteur
de l’écriture7 . Barthes n’exprime pas le désir d’écrire à partir de noms déjà
répertoriés, déjà attribués à des personnes, qu’il pourrait s’approprier pour
en faire un personnage : son désir est bien celui du roman. Or le personnage
peut avoir toutes sortes de noms que nous pouvons ainsi distinguer :
– un nom qui renvoie à une personne ayant réellement existé (Rimbaud ;
Dora Bruder) ;
– un nom fictionnel (il ne désigne pas une personne réelle mais est le
désignateur rigide8 d’un personnage fictionnel). Autrement dit, « Emma
Bovary » ne peut renvoyer qu’à une seule personne dans l’univers de la
fiction (il serait possible de trouver dans l’annuaire un Aurélien Leurtillois
ou une Emma Bovary, mais on change alors d’univers de référence) et ne
renvoie jamais dans cet univers qu’à elle, exactement comme n’importe
quel autre nom non fictionnel ;
– un nom fictionnel déjà usité, qui migre d’un texte ou d’un univers fiction-
nel à un autre (intertextuel ou transfictionnel : « Robinson Crusoé ») ;

4. Sur ces questions des noms, je suis redevable aux travaux de mes doctorant.e.s Pauline
Mettan et Fernand Salzmann, et aux discussions que j’ai eues avec eux.
5. Je renvoie à Frédéric Martin-Achard, « Être moins ou ne pas être : sur quelques modalités
paradoxales d’existence du personnage romanesque contemporain (Alféri, Chevillard, Modiano,
Vasset) », Revue italienne d’études françaises, 2016 (en ligne : https://doi.org/10.4000/rief.
1195 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rief.1195).
6. Prétexte : Roland Barthes, Cerisy 1977, éd. par Antoine Compagnon, Paris, Christian
Bourgois, 2003, p. 281.
7. C’est en ce sens que Tiphaine Samoyault commente cette fascination de Barthes pour le
nom : « comme signe, le nom est ouvert à l’exploration. Il est une réserve de romanesque (avec
tout ce qu’il porte d’histoire, de paysages, d’images) et un agent de liaison entre différents
10 signes de l’œuvre » (Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015, p. 577).
8. « Ce qu’on entend ordinairement par nom propre est une marque conventionnelle d’iden-
tification sociale telle qu’elle puisse désigner constamment et de manière unique un individu
LITTÉRATURE unique » (Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. 2, Paris, Gallimard, 1976,
N° 203 – S EPTEMBRE 2021 p. 200).
NOMS DE PERSONNES, NOMS DE PERSONNAGES : RÉCIT ET ÉMANCIPATION

– le personnage peut ne pas avoir de nom.


Dans ce dernier cas, qu’exemplifie À la recherche du temps perdu, le
statut du personnage est immédiatement problématique : comment nommer
le narrateur ? « Le narrateur » ? Ou, en faisant un peu baisser la garde au
surmoi théorique ou narratologique, « Marcel », comme tout le monde ?
Mais pourquoi n’a-t-il pas de nom ? Précisément parce que ce roman est une
longue méditation sur l’identité et la personne et que Proust y montre com-
ment le processus de subjectivation et d’individuation est aussi un processus
de démultiplication des personnages potentiels, inachevés, provisoires. C’est
bien la limite entre fiction et non-fiction, personne réelle et personnage
inventé, qui est déstabilisée par l’absence de nom. Claude Simon, dans
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L’Acacia, poursuit ce trouble dans la nomination : dans ce roman de 1989,
le personnage principal est tantôt nommé « le brigadier », tantôt « l’enfant »,
tantôt « le réserviste » ; jamais il ne l’est par son nom. Et c’est cette indéter-
mination qui rend incertaine la frontière entre ce personnage et la personne
de Claude Simon. Le personnage se fût-il appelé Pierre ou Claude, le partage
entre fiction et autobiographie aurait été mieux établi. Ce qui se joue dans le
blanchiment du nom propre est donc aussi une forme de perte d’autonomie
du personnage sur laquelle nous reviendrons à la fin de ce parcours : il ne
s’agit pas seulement de déflation de l’identité sociale ou psychologique.
Dans le premier cas que nous évoquions (le personnage référentiel),
le nom du personnage renvoie donc à une personne réelle existante (Le
Ravissement de Britney Spears de Jean Rolin) ou ayant existé (Rimbaud le
fils de Pierre Michon). Il est censé être identifié comme tel, à l’instar du
personnage référentiel qui apparaît dans le texte de fiction (Ney dans La
Chartreuse de Parme). Toutefois, un personnage peut être historique mais
relativement ou complètement ignoré ; il peut être bien réel (tout le monde
ne connaît pas Britney Spears) et, quoique référentiel, il peut ne pas passer
à la postérité. Autrement dit, la référentialité et la « mémorabilité » ne coïn-
cident pas. Les dictionnaires des noms propres futurs nous diront le sort de
Britney Spears. Quoi qu’il en soit, seul le nom du personnage historique et
suffisamment renommé est consigné dans un dictionnaire des noms propres.
C’est le propre des éditions critiques de romans que d’identifier les person-
nages référentiels pris dans la trame du roman. L’exercice a pour but non pas
de discriminer entre les statuts des personnages, inventés ou dérivés, mais de
faire comprendre la généalogie du roman9 : pour ce faire, il est souvent utile
de savoir le statut du personnage, inventé ou issu d’un livre, d’un document,
d’une histoire réelle. La démarche symétrique est remarquable aussi dans
l’édition du texte référentiel, par exemple autobiographique. Comme tous
11
9. C’est le cas par exemple de Frédéric Degeorge, dans le roman d’Aragon La Semaine
sainte, dont rien ne nous permet a priori de savoir s’il est inventé ou s’il est historique. Voir
Louis Aragon, La Semaine sainte, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Œuvres LITTÉRATURE
romanesques, tome IV, éd. par Nathalie Piégay, 2008, p. 961, note 1, p. 1628. N° 203 – S EPTEMBRE 2021
LA FICTION EN PERSONNE

les personnages sont censés être réels, avoir existé, l’éditeur cherche à les
identifier dans l’Histoire, voire à compléter leur biographie. Il ne manquera
pas de noter que tel ou tel personnage n’a pas pu être identifié : c’est le cas,
par exemple, de Venture de Villeneuve dans Les Confessions de Rousseau :
Alain Grosrichard, dans son édition, précise que la personne dissimulée
sous le pseudonyme de Venture de Villeneuve n’a pas pu être identifiée –
mais sans jamais laisser penser qu’il puisse être une invention de Rousseau :
le genre et le pacte de lecture règlent a priori le statut du personnage10 .
D’un côté (la fiction), on repère le personnage qui a l’air inventé et qui
pourtant dérive d’une documentation érudite ; de l’autre (le texte référen-
tiel), on cherche à étayer les connaissances que l’on peut avoir à propos
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d’une personne devenue personnage dans une autobiographie. Parfois même
on invente l’histoire du personnage (ou de la personne ?) secondaire qui
apparaît dans celle-ci (Fils unique raconte l’histoire du frère de Rousseau11 ).
Le cas de l’édition critique peut sembler érudit ou anecdotique. Il est
précieux pourtant pour comprendre le statut du nom du personnage : fic-
tionnel, il n’a son nom répertorié que dans le dictionnaire des personnages –
c’est le cas par exemple pour ceux de La Recherche ou de La Comédie
humaine (Anatole Cerfberr et Jules Christophe ont établi ce dernier dès
1887). Dans le Robert des noms propres, on ne trouve pas César Birotteau.
Historique, le nom est dans le dictionnaire des noms propres. Dans l’entre-
deux se trouvent tous les noms de personne que l’Histoire n’a pas (encore)
retenus et que la littérature peut s’approprier plutôt que d’inventer de nou-
veaux noms – de nouveaux romans. Parmi eux, nous y reviendrons, il y a le
nom de Dora Bruder.
À partir de ces premiers constats, il est à présent possible de préciser
que deux types de personnages référentiels peuvent être distingués : ceux
que la postérité n’a pas déclarés mémorables, mais qui peuvent être réin-
vestis par la littérature ; ceux qui sont passés à la postérité. Autrement dit,
quoiqu’ils soient pourvus d’un nom de personne ayant les mêmes pouvoirs
de désignation, les uns se sont « fait un nom » ; les autres, quoique ayant un
nom propre, restent « anonymes ». Les premiers sont dérivés de l’histoire ou
de leurs œuvres ; les seconds de la petite histoire ou des archives. Depuis les
Vies minuscules de Michon, et dans la filiation de la Vie des hommes infâmes
de Foucault, il est convenu d’appeler ces derniers « minuscules » : c’est à la
fois leur statut ontologique qui est ainsi considéré (ils ont existé), leur rang
social (subalterne), leur absence d’œuvre. Un cas radical de ce caractère

12 10. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Paris, Flammarion, « GF », éd. par Alain Gros-
richard, 2002, tome I, note 108, p. 368. On peut opposer cette note à celle qui concerne le
personnage de Bâcle (note 24, p. 357), qui établit une petite biographie du personnage consti-
LITTÉRATURE tuée à partir d’archives.
N° 203 – S EPTEMBRE 2021 11. Stéphane Audeguy, Fils unique, Paris, Gallimard, 2006.
NOMS DE PERSONNES, NOMS DE PERSONNAGES : RÉCIT ET ÉMANCIPATION

minuscule est représenté par François Pinagot, parfait inconnu dont le statut
du nom est intéressant.
Alain Corbin nous dit que l’on sait qu’il a existé :
L’état civil en témoigne. Il est né le 2 messidor an VI (20 juin 1798) « sur
les trois heures du soir ». Il est mort à son domicile, le 31 janvier 1876.
Puis il a sombré dans un oubli total. Jamais il n’a pris la parole au nom
de ses semblables. Sans doute n’y a-t-il pas même songé ; d’autant qu’il était
analphabète. Il n’a été mêlé à aucune affaire d’importance. Il ne figure sur
aucun des documents judiciaires qui ont échappé à la destruction. Il n’a jamais
fait l’objet d’une surveillance particulière de la part des autorités. Aucun
ethnologue n’a observé ses manières de dire ou de faire12 .
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Corbin s’intéresse à Pinagot car il veut « inverser les procédures
de l’histoire sociale du XIXe siècle13 » : raconter non pas l’histoire du
peuple et des élites qui à leur manière sont des êtres exceptionnels, mais
l’histoire d’un homme ordinaire. Le nom de Pinagot est utile à l’historien
puisqu’il atteste à la fois son existence et son « anonymat ». François Pinagot
est-il un personnage historique ? Oui et non. Oui si l’on considère que
l’épithète signifie référentiel – qui a existé dans l’histoire (à la différence
du personnage mythologique, légendaire, fictionnel). Non si l’on considère
qu’historique signifie qui a marqué l’histoire, qui, elle, en a conservé le
nom.
Comparons à présent le statut des noms de Pinagot et celui d’Emma
Bovary ou de Robinson Crusoé : le premier, quoique réel, n’a laissé aucune
trace dans l’histoire. Les seconds, bien que strictement fictionnels, ont ins-
crit leur trace dans le réel et même dans la langue : de noms propres ils sont
devenus noms communs, et selon la fécondité de cette logique d’antono-
mase, ont pu même donner naissance à d’autres noms : nous connaissons
tous des Tartuffe et avons eu affaire à leur tartufferie, nous connaissons aussi
des êtres atteints de bovarysme – et il nous est arrivé de rêver de robinson-
nades. Autrement dit, le statut fictionnel d’un patronyme, comme le montre
l’antonomase, ne l’empêche pas de s’inscrire dans le réel – preuve s’il en est
du pouvoir que les personnages fictionnels exercent sur notre imagination
puis sur la réalité.
Ils exercent aussi un grand pouvoir sur la littérature comme le montrent
les personnages transfictionnels – ceux qui dérivent de personnages « nés »
dans une fiction antérieure. À la différence des personnages nativement
fictionnels, ils sont, comme les personnages des biofictions, des personnages
dérivés : non pas seulement transposés de la vie réelle via l’observation, le
fantasme du romancier qui alimentent son imagination, mais tirés d’un ou
13
12. Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu
(1798-1876), Paris, Flammarion 1998. Ces lignes sont l’incipit du prélude intitulé « Recherche
sur l’atonie d’une existence ordinaire », p. 7. LITTÉRATURE
13. Ibid. N° 203 – S EPTEMBRE 2021
LA FICTION EN PERSONNE

de textes premiers – le texte pouvant être une œuvre fictionnelle, littéraire


ou non, ou un document historique. Les personnages dérivés posent donc de
façon spécifique la question de leur autonomie – par rapport à l’Histoire et
aux récits ou aux documents qui la configurent ou par rapport à l’hypotexte
romanesque.
Sur le plan ontologique, le nom propre du personnage permet donc
de distinguer entre personnages fictionnels et référentiels14 . Comme nous
l’avons montré, les uns et les autres diffèrent quant à l’origine de leurs
noms. Si les personnages référentiels sont toujours dérivés, les personnages
fictionnels ne le sont que lorsqu’ils deviennent, dans un second temps,
transfictionnels. L’origine du personnage, et celle de son nom, est donc
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fondamentalement différente dans les deux cas de figure – qui, rappelons-le,
sont présents dans la plupart des romans. Mais c’est non seulement le rapport
à la naissance, mais aussi le rapport à la mort que révèlent ces différences
de statut, cristallisées par le nom. Nous faisons l’hypothèse que le choix de
personnages issus de personnes réelles modifie radicalement le rapport non
seulement à son invention mais à sa mise à mort. C’est peut-être même, plus
que l’acte de naissance, l’acte de décès du personnage qui est mis en cause
par le choix d’un personnage référentiel, qu’il soit majuscule (ayant laissé
son nom et sa marque dans l’histoire) ou minuscule (« anonyme » : sans
nom, c’est-à-dire souvent n’ayant que son nom).

L’APPRENTISSAGE DE LA MORT

Lorsqu’on commence à lire Ravel, ou Les derniers jours d’Emmanuel


Kant, ou encore les Vies imaginaires de Marcel Schwob, ou les Morts
imaginaires de Michel Schneider, on sait que le destin des personnages
est accompli, qu’ils sont morts et enterrés. Lorsqu’on lit Anna Karénine ou
Madame Bovary, et même L’Acacia, la vie du personnage est là, vibrante,
incertaine, et son destin n’est pas encore figé. On ne sait pas comment cela
va finir – même si l’on imagine ou redoute la mort du héros ou de l’héroïne
à la fin ! C’est peut-être d’ailleurs pour cela qu’on lit des romans : Benjamin
l’a magnifiquement dit, commentant la phrase de Moritz Heimann, « un
homme qui meurt à trente-cinq ans est à chaque point de sa vie un homme
qui meurt à trente-cinq ans ».
On ne saurait mieux définir ce qu’est, en son essence, le personnage de roman.
Cette phrase signifie que seule sa mort révèle le « sens » de sa vie. Or le lecteur
de roman cherche précisément des personnages en qui il puisse déchiffrer le
« sens de la vie ». Il faut donc que, d’une manière ou d’une autre, il soit
14 d’emblée assuré de vivre avec eux l’expérience de leur mort. À tout le moins,
cette mort figurée qu’est la fin du roman. Mais de préférence leur vraie mort.

LITTÉRATURE 14. Selon Emmanuel Carrère, le choix du nom est la pierre d’achoppement du roman. Voir Yoga,
N° 203 – S EPTEMBRE 2021 Paris, P.O.L., 2020 (« Changer les noms propres et la fiction prend le pouvoir », p. 377).
NOMS DE PERSONNES, NOMS DE PERSONNAGES : RÉCIT ET ÉMANCIPATION

Comment ces personnages lui signalent-ils que déjà la mort les guette, telle
mort particulière en tel lieu particulier ? Voilà la question qui, tout au long de
l’intrigue, nourrit l’intérêt brûlant du lecteur15 .
Inventer un personnage de roman, c’est donc d’abord le conduire
jusqu’à la mort et faire en sorte que tout ce qui lui est arrivé se stabilise dans
la forme et le temps du récit.
Le récit qui met en scène des personnages réels, a fortiori historiques,
suppose que la mort, voire les circonstances de celle-ci, sont connues du
lecteur. Sur le plan poétique, il pourra raconter en romançant, en ménageant
des suspenses, en dramatisant l’existence, en en montrant la fatalité ou les
aléas, mais ce ne sera pas lui qui tuera son personnage. Quand il le choisit,
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il a déjà son nom et il est déjà mort. Est-ce un hasard si Michon ne cite que
des personnages fictionnels lorsqu’il évoque la mort des personnages à la
suite de la remarque d’une petite fille qui dit aimer la Chèvre de monsieur
Seguin parce qu’« à la fin, elle meurt, la chèvre » ? Michon ajoute : « Oui.
À la fin ils sont tous morts, le vieux Goriot, le beau Rubempré, la chaude
Esther, la gentille Henriette Rastignac. C’est pour cela que nous les aimions
quand ils étaient vivants. Le récit n’est écrit que pour les mettre à mort16 ».
Tuer les personnages, c’est faire une fin. C’est aussi éviter qu’ils
reviennent d’un texte à l’autre vous hanter ; c’est assurer sur eux un pouvoir
qui empêche qu’ils prennent le pouvoir sur leur auteur. Marguerite Duras
le dit clairement à propos de Lol V. Stein : « Là elle va mourir. Elle a fini
de me hanter, elle me laisse tranquille, je la tue, je la tue pour qu’elle cesse
de se mettre sur mon chemin, couchée devant mes maisons, mes livres, à
dormir sur les plages par tous les temps, dans le vent, le froid, à attendre, à
attendre ça : que je la regarde encore une dernière fois17 ».
Choisir d’inventer à partir de personnages déjà (mis à) morts, dont
le destin est déjà accompli, c’est modifier fondamentalement le rapport au
temps du récit. Lorsqu’il commence, les dés sont joués, le destin est accom-
pli : il n’y a plus à lutter contre le temps. Le récit de biofiction pourra à
l’inverse restituer le mort (et plus encore l’anonyme, le minuscule) à la
vie alors que le roman souvent met à mort le personnage. Alors que dans
beaucoup de suites ou de continuations, il s’agit de retarder la mort du per-
sonnage, dans les biofictions, le narrateur ne peut l’inventer ni la suspendre.
C’est sans doute aussi pour cette raison que ces formes biographiques sont
souvent courtes. Pierre Michon, à propos des Vies minuscules, s’en explique
en ces termes :

15. Walter Benjamin, « Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », Œuvres III, 15
Paris, Gallimard, « Folio essais », traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer
Rochlitz et Pierre Rusch, 2000, p. 139.
16. Pierre Michon, Trois auteurs, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 12. LITTÉRATURE
17. Marguerite Duras, La Vie matérielle, Paris, Gallimard, « Folio », [1987] 1994, p. 37. N° 203 – S EPTEMBRE 2021
LA FICTION EN PERSONNE

beaucoup reprennent la forme brève, mais des formes brèves qui ne seraient pas
ce que le siècle dernier [c’est-à-dire le XIXe siècle] a appelé la nouvelle – qui
n’est qu’un morceau de roman. Et nous avons à notre disposition la forme très
ancienne des vies – on me prête, à moi et à d’autres, le fait d’avoir réinstauré
ce genre, mais c’est une tarte à la crème, il n’y a là ni invention ni retour. Cette
forme, que j’appelle vie par commodité, me paraît être le roman débarrassé de
son grand fourbi, ou fourre-tout18 .
Michon ne semble pas faire grand cas de la différence entre fiction et
non-fiction : ce qui l’intéresse avec la « vie », c’est le délestage des embarras
formels et idéologiques du roman. Que le personnage ait ou non existé ne
semble pas d’abord retenir son attention.
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Michon sait pourtant que toutes les biofictions, toutes les « vies »
inversent la trajectoire du personnage de roman réaliste, et si, comme lui,
elles sont pourtant fortement aimantées par la mort, c’est à une mort que le
lecteur sait déjà advenue, comme le thématise de façon exemplaire Michel
Schneider avec ses Morts imaginaires19 ou, de façon elle aussi révélatrice,
Echenoz dans Ravel, qui saisit le personnage à la fin de sa vie. Ces biofictions
ont donc toutes pour point commun de partir de la mort – et non d’en faire
un point d’aboutissement ou de résolution du récit ; elles déshéroïsent le
destin raconté, fût-il celui d’un grand nom, pour ramener au commun : le
commun d’une mort déjà advenue et connue lorsque commence le texte.
Même la mort est, en un sens, dédramatisée, elle qui avait un pouvoir à la
fois dramatique et conclusif.

NOMS DE PERSONNE, NOMS DE LIEUX

Cette relation particulière à la mort du personnage nous conduit à poser


de nouveau la question de son nom. Nous avons signalé, avec l’antonomase,
que le nom du personnage fictionnel pouvait s’inscrire dans le réel et y
renvoyer à une réalité commune, distincte de la personne d’abord désignée.
Le cas de Dora Bruder, de Modiano, soulève une question différente tout
en mettant en cause le statut du personnage et le rapport du récit à la mort.
On sait que Modiano raconte la vie d’une personne réelle, d’un personnage
minuscule ; il construit son récit comme une enquête à partir d’archives,
qui attestent le nom et la filiation de la jeune fille. Dora Bruder repose
donc de façon exemplaire sur un travail de construction, pour fabriquer à
partir d’une personne réelle, minuscule, oubliée, sans nom, un personnage.
Personnage dérivé référentiel, personnage historique et minuscule, Dora
Bruder est aussi un personnage dont la mort échappe. La hantise qu’elle

16
18. Le Roi vient quand il veut : propos sur la littérature, textes réunis et édités par Agnès
Castiglione, avec la participation de Pierre-Marc de Biasi, Paris, Albin Michel, « Le Livre de
LITTÉRATURE Poche », [2007] 2010, p. 213.
N° 203 – S EPTEMBRE 2021 19. Michel Schneider, Morts imaginaires, Paris, Grasset, 2003.
NOMS DE PERSONNES, NOMS DE PERSONNAGES : RÉCIT ET ÉMANCIPATION

suscite procède sans aucun doute de cette construction : on raconte cette


histoire depuis la mort de Dora, mais le narrateur ne peut pas la faire advenir,
ni l’empêcher, ni la raconter. Mais pourquoi son nom se trouve-t-il avoir
été attribué à une promenade du XVIIIe arrondissement de Paris ? Elle
y voisine avec Vauvenargues et Leibniz qui ont eux aussi une rue. Mais
Vauvenargues comme Leibniz sont des auteurs dont les œuvres expliquent
que leur nom figure aussi bien sur la plaque d’une rue que dans un catalogue
de bibliothèque, une couverture de livre, un dictionnaire des noms propres.
Ce n’est pas le cas de Dora Bruder, qui n’est ni l’auteure d’une œuvre ni
un personnage historique. Voici ce que l’on lit sur la plaque identifiant la
Promenade :
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« On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux
gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu
marine, chaussures sport marron. » Paris Soir 31 12 1941, in Dora Bruder,
Patrick Modiano.
La double citation (celle du journal dans le livre de Modiano) suffit à
montrer que la jeune fille existe par la littérature qui a mis la main sur le réel.
On ne dit rien pour autant du statut de Dora Bruder ; on ne mentionne pas ses
dates de naissance et de mort. On le fait pour Marceline Desbordes-Valmore
dans le XVIe arrondissement (1786-1859. Actrice et poétesse) ou pour Vic-
tor et Hélène Basch (« 1863-1944, 1864-1944, assassinés par la milice » –
plaque de la Place qui leur est dédiée dans le XIVe arrondissement). Mais
Dora n’est ni une femme connue pour ses œuvres, ni une femme connue
pour son action dans l’histoire. Tout près de son domicile familial, « Dora
Bruder », personne réelle et personnage de Modiano, désigne un lieu à l’ins-
tar des personnages que l’histoire a déclaré mémorables. Mais sa grandeur,
c’est l’écrivain qui la lui a donnée, restituant à la jeune déportée une aura
qui la dépasse – c’est elle, et toutes celles qui comme elles ont été déportées
et assassinées parce que juives, qui sont ainsi remémorées. Le devoir de
mémoire, la passion de la commémoration rétrocèdent le personnage litté-
raire à la vie et le situent de nouveau sur le plan de la réalité historique qui
est le lieu originel, le terreau sur lequel l’écrivain l’a rencontré ou emprunté.
Il y a un double mouvement : de la personne vers le personnage puis du
personnage vers la personne. Le passage de l’histoire à la mémoire se fait
par la littérature ; le personnage donne à la personne une forme de renom
alors même que la littérature a élu en elle une « anonyme » disparue. C’est
en un sens le récit littéraire qui consacre son nom : la personne doit son
nom au personnage qu’elle a « produit ». En inversant les priorités et les
temporalités, Dora Bruder place le personnage avant la personne.
Il serait toutefois abusif de voir dans cette rétrogradation de la litté- 17
rature au réel un fonctionnement métaleptique de la nomination puisque le
personnage n’est pas fictionnel ; pour autant, la fonction d’échangeur de la LITTÉRATURE
littérature, entre mémoire et oubli, réalité et imaginaire, est remarquable. En N° 203 – S EPTEMBRE 2021
LA FICTION EN PERSONNE

effet, si l’on peut partir en quête des lieux où ont vécu les personnages de
fiction20 , il demeure que leur nom ne peut pas être attribué au même titre
que les noms de personnes réelles à une rue ou à un établissement21 . Deux
exceptions peut-être méritent d’être indiquées : d’abord celle du Plessis-
Robinson, commune d’île de France rebaptisée ainsi en 1909 en hommage
au personnage de Robinson – et plus particulièrement au Robinson suisse
de Wyss. Sans doute ce choix s’explique-t-il par le statut quasi mytholo-
gique du personnage romanesque et par son attachement à un lieu, fût-il
utopique. Mentionnons ensuite, plus étonnante, la rue Lucien-Leuwen, dans
le XXe arrondissement de Paris, tout près de la rue, du passage et de l’im-
passe Stendhal. À son sujet Genette note qu’il aurait été préférable qu’elle
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fût à Nancy ; puis il ajoute : « mais on a sans doute jugé que le personnage
serait heureux de voisiner avec son créateur22 ». C’est un des très rares cas
de rue dont le nom est un personnage de fiction – et qui se trouve avoir pour
voisin le pseudonyme de son auteur. Il est remarquable que les usages méta-
leptiques de toponymes soient plus fréquents que ceux des anthroponymes :
rappelons la transformation d’Illiers en Illiers-Combray et l’installation du
musée Sherlock-Holmes au 221B Baker Street, en réalité au 239 Baker
Street, pour les besoins de la coïncidence souhaitée : il faut que la réalité
rejoigne la fiction qui l’avait anticipée (lorsque Sherlock Holmes et le doc-
teur Watson y habitent, la rue Baker Street n’a pas encore de numéro 221
B, et lorsqu’elle a un numéro 221 B, ils sont morts depuis longtemps, mais
on ne peut pas y loger le musée : on le met donc au 239 « rebaptisé » 221
B). Dans ces trois exemples, rue Lucien-Leuwen, Illiers-Combray, Plessis-
Robinson, la fiction mord sur le réel. Le fonctionnement du nom, et ce qu’il
révèle des échanges entre réalité et fiction, est différent de celui que nous
avons signalé avec l’antonomase qui substitue au nom propre du person-
nage le statut de nom commun. L’antonomase ne fait courir aucun risque de
déréalisation. L’effet de réalité rejaillit sur le personnage (elle est si vraie
la Bovary qu’on la rencontre encore aujourd’hui) ; à l’inverse, une Emma
Bovary (à Rouen ?) ou une place Jean-Valjean (à Paris) déréaliserait sans
doute plus le lieu que ne le fait « Combray ». Surtout, un tel usage du topo-
nyme donnerait le même degré de réalité à un personnage fictionnel et à un
personnage réel, mais en outre il leur accorderait une « mémorabilité » qui
pourrait entacher celle des grands hommes (et parfois des grandes femmes)
dont le lieu conserve la mémoire pour qu’elle soit honorée23 .

20. Didier Blonde, Carnet d’adresses de quelques personnages fictifs de la littérature, Paris,
Gallimard, « L’Arbalète », 2020.
21. S’il y a à Genève une avenue Madame de Warens, c’est qu’il s’agit d’une personne réelle,
que l’autobiographie de Rousseau a érigée en personnage littéraire – cf. supra.
18 22. Gérard Genette, Bardadrac, Paris, Seuil, 2006, p. 13.
23. Notons que le processus inverse est fréquent : les romanciers empruntent souvent aux
toponymes réels pour baptiser leurs personnages (Barbentane dans Les Beaux Quartiers
LITTÉRATURE d’Aragon est le nom d’une commune avant d’être celui des deux frères ainsi dénommés ;
N° 203 – S EPTEMBRE 2021 c’est le cas encore d’Ambérieux).
NOMS DE PERSONNES, NOMS DE PERSONNAGES : RÉCIT ET ÉMANCIPATION

À tous égards, la promenade Dora-Bruder nous semble donc témoi-


gner d’un statut exceptionnel du personnage de Modiano et d’un usage
remarquable de son nom. Un personnage littéraire dérivé d’une personne
réelle est rétrocédé à la réalité historique et son nom, sans qu’on puisse
savoir exactement s’il renvoie au personnage du livre qui raconte le destin
de la jeune fille ou à la jeune fille elle-même, finit en toponyme.
Pour conclure sur ce point, soulignons que l’usage des noms propres –
anthroponymes et toponymes qui en dérivent – cristallise la différence de
statut ontologique entre les personnages dérivés – majuscules ou minuscules,
historiques ou transfictionnels – et les personnages nativement fictionnels.
Pour le reste – et sur le plan poétique en particulier –, rien ne distingue le
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personnage dérivé d’une personne réelle, qu’il soit majuscule ou minuscule,
du personnage nativement fictionnel. Il est d’ailleurs remarquable que les
uns et les autres aient un air de famille très net à l’intérieur de l’œuvre
d’un même écrivain : Dora Bruder ne diffère pas, par ses caractéristiques,
des autres personnages de Modiano, comme l’a montré Frédéric Martin-
Achard24 . Quoique référentiels, les personnages sont ainsi gagnés par la
fiction, qui surgit dès que la vie intérieure du personnage est explorée,
comme l’a montré Dorrit Cohn25 ; ainsi rêvent les personnages nativement
fictionnels comme les personnages historiques (Cohn donne l’exemple de
Goethe dans Lotte à Weimar de Thomas Mann26 ). Et si l’intertextualité paraît
presque consubstantielle au personnage transfictionnel ou dérivé d’un auteur
réel, elle n’est en rien absente des récits qui mettent en scène un personnage
minuscule : Rimbaud le fils et Vies minuscules de Michon le confirment. Sur
le plan du romanesque, le personnage dérivé peut ne rien avoir à envier à
ses camarades nés dans la fiction : le personnage historique constitue pour
le récit un levier romanesque puissant. Ainsi, dans Les Soldats de Salamine,
Javier Cercas fait de Rafael Sánchez Mazas, l’écrivain qui participa à
la fondation de la Phalange et qui fut rescapé de l’exécution à laquelle

24. « En définitive, sous des apparences incertaines, apathiques et abouliques, certains person-
nages contemporains représenteraient donc une forme de résistance, d’esquive ou à tout le
moins de dérobade par rapport à l’injonction à être un individu un et unique et à se réaliser
en devenant quelqu’un. Par ses propriétés incertaines (nom, corps propre) ou ses modalités
d’existence paradoxales, le personnage romanesque ouvre à une multiplicité de formes de
vie et d’identités possibles contre la claustration de toutes les assignations à être soi. Son
nom n’est pas personne, mais plutôt chacun ou tous. Mais pour cela, il faut être moins, se
défaire d’une part de soi, renoncer à bon nombre de ses caractéristiques individuelles », Frédé-
ric Martin-Achard, « Être moins ou ne pas être : sur quelques modalités paradoxales d’existence
du personnage romanesque contemporain (Alféri, Chevillard, Modiano, Vasset) », article cité.
Revue italienne d’études française, 2016 (en ligne : https://doi.org/10.4000/rief.1195 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/rief.1195).
25. Dorrit Cohn, Le Propre de la fiction, Paris, Seuil, 1999, traduit de l’anglais par Claude
Hary-Schaeffer. Sur ces zones de fictionnalité liées à la vie intérieure des personnages, voir 19
aussi Françoise Lavocat, Fait et fiction : pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, « Poétique », et
en particulier le chapitre V, p. 345-369.
26. Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, Paris, Seuil, 1981, « Poétique », traduit de LITTÉRATURE
l’anglais par Alain Bony, p. 17. N° 203 – S EPTEMBRE 2021
LA FICTION EN PERSONNE

les Républicains devaient le condamner, un personnage en tous points


romanesque. Pris dans un récit souvent plein de suspense, il est restitué
comme un acteur de l’histoire, dans un présent dramatique et incertain. Il
finit par incarner ce que peut être un héros – son caractère problématique,
sa fragilité, sa confrontation aux vies ordinaires de ceux qui ne sont que des
minuscules. Le narrateur le fait intervenir au centre de scènes ainsi nommées
et construites de façon dramatique et romanesque27.
Mais à la fin de l’histoire, et c’est pourquoi nous nous attardons sur
cet exemple, le livre modifie fortement sa dynamique et même ses objectifs :
ce n’est plus le personnage historique célèbre qui organise la trajectoire
d’écriture mais un personnage moins « historique », « minuscule », quoi-
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qu’il soit tout aussi réel. Cercas achève son roman par la vision du « récit
réel complet » que l’auteur s’apprête à écrire, un livre dont le centre de
gravité s’est peu à peu déplacé, du héros problématique Sánchez Mazas au
personnage de Miralles, le vieux qui vit dans un hospice aux alentours de
Dijon après avoir été un soldat de Lister, et dont la trace a été retrouvée par
l’intermédiaire du romancier Bolaño qu’avait rencontré dans sa jeunesse
Cercas, ce Miralles dont « jamais aucune rue ne portera[it] le nom 28 » et
dont l’histoire que se promet de raconter Cercas lui permettra de continuer
en quelque sorte à vivre tout comme continueraient à vivre, pour peu que je
parle d’eux, les frères García Segués – Joan et Lela – et Miquel Cardos et Gabi
Baldrich et Pipo Canal et le gros Odena et Santi Brugada et Jordi Gudaylo,
bien que morts depuis tant d’années, morts, morts, morts [...].
Et Cercas poursuit :
je parlerais de Miralles et d’eux tous sans oublier personne, et bien sûr des
frères Figueras et d’Angelats et de Maria Ferré et aussi de mon père, jusqu’aux
jeunes Latino-Américains de Bolaño, mais surtout de Sánchez Mazas et de ce
peloton de soldats qui au dernier moment a toujours sauvé la civilisation et
auquel Sánchez Mazas ne méritait pas d’appartenir, contrairement à Miralles29 .
Le récit de Cercas a donc modifié sa trajectoire, partant du personnage
écrivain connu pour aboutir au personnage minuscule reconnu par un autre
écrivain : c’est à lui qu’il doit la perspective d’une unité et d’une cohérence
du livre. Le romanesque a changé de camp : il concerne désormais un
personnage sans renom.

LES FABLES DE L’ÉMANCIPATION

Si les personnages dérivés peuvent être analysés sur le plan poétique


de la même façon que les personnages nativement fictionnels, s’ils peuvent
20
27. Javier Cercas, Les Soldats de Salamine, Arles, Actes Sud, « Babel », traduit de l’espagnol
par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić, 2002, p. 131.
LITTÉRATURE 28. Ibid., p. 236.
N° 203 – S EPTEMBRE 2021 29. Ibid., p. 236.
NOMS DE PERSONNES, NOMS DE PERSONNAGES : RÉCIT ET ÉMANCIPATION

comme eux avoir une vie intérieure (qui les fictionnalise) et une intensité
romanesque, ils ont toutefois une autonomie, ou plus exactement un rapport
à l’autonomie qui diffère des personnages nativement fictionnels.
La question de l’autonomie du personnage romanesque a souvent été
posée et presque toujours dans la perspective esthétique. Elle est souvent
la pierre de touche de l’évaluation de l’authenticité du personnage. Dans
cette perspective, est portée au crédit du romancier la capacité d’émanci-
per sa créature de sa propre existence (vie, mémoire, expériences) comme
de ses sources. Un exemple majeur de cette évaluation de l’autonomie du
personnage est la conférence de François Mauriac, en 193230 : un person-
nage romanesque abouti et réussi est, selon l’auteur du Nœud de vipères,
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celui qui s’émancipe de son auteur et qui vit sa vie par lui-même. Le person-
nage « antonomastique » – le devenir antonomase du personnage fictionnel –
est dans cette perspective une sorte d’accomplissement de ce programme
d’autonomisation.
Le manque d’autonomie du personnage, lorsqu’elle est relative à
son milieu, n’est pas péjoratif : ainsi Gracq évoque-t-il la ressemblance
de Charlus avec les personnages de Vuillard qui sont pris dans le décor
des bibliothèques, « comme maçonnés dans le mur de livres auquel ils
s’adossent » ; de même Charlus est « puissamment incorporé par un œil ou
une oreille infaillibles à chacune des scènes auxquelles il est mêlé, et lié à
elles par un foisonnement anormal de points de suture, il ne se détache pas
d’elles comme le fait un héros de Stendhal31 ». Mais on comprend qu’ici, ce
n’est pas l’autonomie par rapport aux sources ou à l’auteur qui est en cause.
Le problème de l’autonomie du personnage a également compté pour
beaucoup dans la critique qui a été formulée à son endroit par le Nouveau
Roman. La déflation radicale du personnage qui le conduit à devenir l’ombre
de lui-même, à perdre « jusqu’à son nom », selon l’expression de Nathalie
Sarraute32 , repose sur un soupçon global porté sur la représentation, sur
l’illusion que fabrique la fiction pour que le lecteur croie à un monde inventé

30. Les propos de Mauriac sur le personnage de roman, produit « d’une union mystérieuse avec
le réel », sont révélateurs de cette conception : le bon personnage de roman n’est ni celui qui
est trop attaché à l’auteur, ni celui qui est un type observé dans la réalité, mais celui qui pourrait
sembler être tiré par leur auteur du pur néant (en ligne : http://mauriac-en-ligne.u-bordeaux-
montaigne.fr/items/show/52 [texte intégral de la conférence de 1932, « Le romancier et ses
personnages », Conferencia, journal de l’Université des Annales]).
31. Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Œuvres
complètes, tome II, 1995, p. 625-626. Michon revient lui aussi sur cette perte d’autonomie du
personnage. Voir Le Roi vient quand il veut, op. cit., p. 383.
32. Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, [1956], Paris, Gallimard, « Folio », p. 61 : « Il était
très richement pourvu, comblé de biens de toute sorte, entouré de soins minutieux ; rien ne lui
manquait, depuis les boucles d’argent de sa culotte jusqu’à la loupe veinée au bout de son nez. 21
Il a, peu à peu, tout perdu : ses ancêtres, sa maison soigneusement bâtie, bourrée de la cave au
grenier d’objets de toute espèce, jusqu’aux plus menus colifichets, ses propriétés et ses titres de
rente, ses vêtements, son corps, son visage, et surtout, ce bien précieux entre tous, son caractère LITTÉRATURE
qui n’appartenait qu’à lui, et souvent jusqu’à son nom ». N° 203 – S EPTEMBRE 2021
LA FICTION EN PERSONNE

à l’image de celui, conventionnel, auquel il veut croire. La remise en cause


du personnage traduit aussi une crise de la personne – l’identité ne tient
plus tout entière dans le nom, l’histoire familiale, la maison, le métier –,
tout ce qui est perdu pour le personnage moderne selon Sarraute. On peut
voir dans cette mise en crise une autonomisation radicale du personnage :
il doit pouvoir être lu sans aucune référence à l’auteur qui l’a créé (celui-ci
n’est qu’un pourvoyeur de formes et de signes) ni au monde réel dont on n’a
plus à considérer qu’il procède. Mais une telle autonomisation fait courir
au personnage le risque d’une disparition – pour le moins d’une mutation
si radicale qu’il n’est plus le pilier du roman, le moteur de son action et de
l’intrigue, elles aussi dévaluées, le vecteur de ses valeurs, le socle de l’intérêt
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que lui porte le lecteur. En quelque sorte, cette « radicalisation » de la notion
d’autonomie est une façon de périmer la notion d’autonomie elle-même :
ce n’est plus le personnage qui est sans attache avec le monde réel et celui
de l’auteur, c’est le texte lui-même. Quoi qu’il en soit, le personnage de
fiction se coupe aussi de son nom – point d’attache, comme nous l’avons
vu, premier et fondamental qui relie la fiction et la réalité.
La question se pose tout à fait différemment avec le personnage dérivé.
D’une part, non seulement la coupure avec son auteur n’est pas réalisée, mais
le récit mêle l’histoire du personnage et celle de l’enquête entreprise pour
construire in fine un personnage – comment l’auteur a-t-il rencontré cette
personne (Dora Bruder, Rimbaud, les frères Bakroot, Sánchez Mazas, etc.) ?
Quelles résonances a-t-elle avec les hantises, l’écriture, l’histoire de l’au-
teur ? L’enquête prend en charge aussi les modalités mises en œuvre pour
constituer le personnage : lectures, travail d’archives, repérages, etc. Autre-
ment dit, la question de l’autonomie par rapport à l’auteur ne se pose pas ;
elle ne se pose non plus par rapport à ses « sources » livresques : au contraire,
la constitution du personnage est partie prenante du récit. Le fait que l’au-
teur n’ait pas inventé le nom du personnage, mais qu’il l’ait trouvé dans un
document, dans un livre, dans des archives, le fait qu’il soit bien réel, parce
que l’auteur l’a connu, n’empêche en rien de faire subir au personnage dont
le nom est référentiel un traitement par moments fictionnel.
La crise du personnage amorcée par le Nouveau Roman, d’une part,
et les personnages dérivés des biofictions, d’autre part, sont le signe d’une
remise en cause de l’idéal d’autonomie qui présidait à l’évaluation du person-
nage de fiction. Mais surtout nous faisons l’hypothèse que le changement de
statut du personnage (de fictionnel à biofictif, de romanesque à dérivé) est un
contrecoup du renoncement à l’idéal d’émancipation, longtemps porté par
le roman, et en particulier par le roman réaliste, et qui aboutit à la conquête
22 de son autonomie. Le personnage dérivé peut rester tout près de son auteur
et très attaché à son histoire, à ses sources : il n’a pas à conquérir, tel un Ras-
LITTÉRATURE
tignac de fiction, son autonomie. La présence de plus en plus saillante, dans
N° 203 – S EPTEMBRE 2021 la littérature contemporaine, de personnages dérivés de personnes réelles,
NOMS DE PERSONNES, NOMS DE PERSONNAGES : RÉCIT ET ÉMANCIPATION

qu’ils soient majuscules ou minuscules, est une conséquence, ou pour le


moins un indice probant, du changement de destin du personnage : le récit
ne croit plus au progrès, il ne raconte plus une trajectoire qui est celle de
l’émancipation – dont l’accomplissement est riche en péripéties, en drames,
qui se résolvent, le plus souvent, par la seule mort du personnage, figurée
à la fin, parfois par la fin, du roman. Le personnage n’est pas autonome,
et n’a pas à l’être, ni envers l’auteur ni envers les sources ; ce n’est pas
qu’il manque de chair et qu’il n’est qu’un « être de papier », ce n’est pas
que la fiction et l’imagination traversent une crise et donnent des signes de
faiblesse ; c’est qu’on ne croit plus à l’autonomie du sujet qui résulterait de
son émancipation. Ni, peut-être au roman, qui croit au progrès.
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La prédilection de la fiction contemporaine pour les personnages
dérivés de personnes réelles – c’est-à-dire dont le destin historique est
achevé lorsque commence l’écriture-lecture – est par ailleurs une sorte de
point d’aboutissement, voire le point de non-retour, du renoncement à la
péripétie que Jacques Rancière considère comme une caractéristique, depuis
Virginia Woolf, de la fiction moderne. Ce renoncement à la péripétie, selon
lui, est un renoncement au progrès. Dans Les Bords de la fiction, il écrit :
Cette histoire de constructions vouées à la destruction est ce qu’on appelle le
progrès : le pouvoir exercé par le temps sur l’espace, le pouvoir de la force
qui sans cesse supprime ces moments, quitte à transformer cette opération en
mouvement vers une fin à atteindre. Ce modèle du progrès est aussi le modèle
de la fiction classique toujours tendue vers une fin à atteindre. Heureuse
ou douloureuse, cette fin impose en tout cas l’ordre à suivre et toutes les
éliminations nécessaires à son bon déroulement. Elle est habitée par le modèle
de la construction voué à la destruction. [...] S’il y a une fiction moderne,
celle-ci peut se définir au plus court par la suppression de la péripétie. Le
temps a cessé de s’y hâter vers la fin, il a cessé de dévorer comme Saturne ses
enfants33 .

33. Jacques Rancière, Les Bords de la fiction, Paris, Seuil, 2016, en particulier p. 131 sq. Ce rejet
de la péripétie est parallèle à la fin du personnage problématique analysé par Dominique Rabaté
à partir de la forme biographique du roman chez Lukács. Rabaté montre en particulier comment
la multiplication de modèles hétérogènes de fiction et de codes narratifs qui filtrent notre rapport
à la réalité modifie aussi nécessairement notre identité – et ce que la fiction peut produire
comme modèles d’identifications : « c’est moins la problématique de l’identité d’un individu,
fût-il évidemment problématique, qui compte que celle, plus diffuse, de l’identification comme
processus de constitution subjective partielle et mobile » (« L’individu contemporain et la trame
narrative d’une vie » in Studi Francesi, n° 175, mai 2015, p. 49-57 ; en ligne : https://doi.org/
10.4000/studifrancesi.282). Ce processus d’identification est multiforme et emprunte des voies
non linéaires. Notons aussi que dans Les Bords de la fiction Rancière s’interroge : « Comment
peut-on inventer un personnage ? La question semble superflue. C’est après tout, pense-t-on, le
travail même de l’écrivain. Et qui manque de l’imagination nécessaire pour y satisfaire ferait
mieux de choisir un autre métier » (p. 105). Et il ajoute : « Cette simple exigence, il est vrai,
s’est longtemps accompagnée de son contraire ; ce qui était inventé devait se présenter comme 23
ne l’ayant pas été » (ibid.). À partir de cette opposition, Rancière distingue l’imagination de
l’invention, la première caractérisant, depuis Flaubert, les auteurs qui ne sont jamais à distance
de leurs personnages et se situent dans un rapport de sympathie vis-à-vis d’eux. C’est leur LITTÉRATURE
monde intérieur et sensible qu’ils imaginent. L’invention, elle, est caractéristique de la duplicité N° 203 – S EPTEMBRE 2021
LA FICTION EN PERSONNE

À la fin de ces récits modernes, les personnages n’ont plus besoin


de mourir. La quête du « sens de la vie » n’est plus un enjeu dominant.
Le roman n’a plus pour finalité de montrer le personnage qui dépasse ce
qu’il est, dialectiquement, pour conquérir son autonomie – qui, sur le plan
existentiel et esthétique, serait ensuite le gage de réussite (il ne doit rien à
la vie de l’écrivain, ou si peu, rien à ses sources). Le récit d’émancipation a
perdu de son sens. Considérer que le personnage doit pouvoir mener sa vie
sans rester inféodé à qui l’a inventé (que ce soit à partir de son expérience ou
de lectures ou de recherches historiques), c’est encore penser qu’il peut ou
doit accomplir le programme romanesque classique, celui du roman réaliste :
raconter la fable de l’émancipation de l’individu. Lorsque cette fable se
© Armand Colin | Téléchargé le 03/04/2024 sur www.cairn.info via Bibliothèque publique d'information (IP: 94.228.185.34)

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dévalue, lorsqu’on ne croit plus au progrès, « modèle de la fiction classique
toujours tendue vers une fin à atteindre » selon Rancière, le personnage n’a
plus à être autonome ni à se détacher de son auteur et de ses sources, ni à
s’émanciper socialement.
Nous faisons donc l’hypothèse suivante : l’engouement de notre
époque pour les biofictions et pour toutes sortes de personnages dérivés
est en homologie avec le déclin du modèle du progrès et avec la fable de
l’émancipation. L’autonomie du personnage n’est donc plus un critère, et
elle n’a pas lieu d’être dans les biofictions qui privilégient l’attache à l’au-
teur, à sa biographie, à ses lectures.
Le roman biographique classique (celui du XIXe siècle) racontait,
comme l’ont montré Hegel et à sa suite Lukács, l’histoire d’une éman-
cipation issue de la résolution de conflits problématiques. L’âge dialectique
du roman, celui d’un conflit entre ce que Hegel appelle « la poésie du
cœur » et « la prose des relations sociales et du hasard des circonstances
extérieures34 », celui aussi du roman lukácsien mettant en son centre un per-
sonnage problématique35 (âge que la forme biographique du roman et le Bil-
dungsroman exemplifient tout particulièrement), ont fait place aujourd’hui
au personnage « moindre », non conflictuel, qui ne cherche plus l’émanci-
pation, et au personnage dérivé d’une expérience de lecture ou de l’histoire,
fût-elle mineure. Les personnages ne veulent pas dépasser le maître pour ces-
ser d’être esclave, mais veulent jouir d’être là, ou encore servir (R. Walser)36 ,
ou disparaître37 ; ils ne veulent plus s’intégrer dans la société au risque du
déchirement sentimental (Balzac) mais y trouver une place invisible. Les
biofictions, et nombre de récits racontant l’histoire de personnages dérivés,

et de la manipulation et œuvre pour fabriquer du vraisemblable rationnel et non des images


inévitables.
34. G. W. F. Hegel, Esthétique. Textes choisis, [1835], Paris, Presses universitaires de France,
24 traduit de l’allemand par Charles Bénard, 1981, p. 135.
35. Sur ce point je renvoie à Dominique Rabaté, Le Sens de la vie, Paris, José Corti, 2010.
36. Voir Claudio Magris, « Dans les régions inférieures », Europe, n° 889, mai 2003, p. 37-53.
LITTÉRATURE 37. Dominique Rabaté, Désirs de disparaître. Une traversée du roman français contemporain,
N° 203 – S EPTEMBRE 2021 Rimouski (Québec), Tangence, « Confluences », 2015.
NOMS DE PERSONNES, NOMS DE PERSONNAGES : RÉCIT ET ÉMANCIPATION

montrent un affaissement de l’injonction à l’identité, à la catégorisation d’un


moi trop unique. Les biofictions mettent en scène des personnes qui ont bel
et bien existé, mais souvent elles en font un personnage fragile, acceptant
la pluralité du moi38 , un personnage traversé de potentialités qui ne sont
que des lignes d’identité39 sans constituer des territoires, un personnage
dont la frontière avec l’auteur, avec les autres, est souvent poreuse. Que le
personnage n’ait pas un nom propre mais qu’il s’adosse à celui d’un être
ayant déjà existé (que l’auteur l’ait connu, qu’il l’ait lu, qu’il l’ait découvert
dans des archives) n’est en rien un défaut. Ce nom déjà porté est comme un
signe de sa fragilité.
L’ère balzacienne de l’ascension et de l’émancipation du personnage
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étant derrière nous, comme le sont les grands récits fondés sur l’émancipa-
tion et le progrès, les biofictions ont ouvert une voie nouvelle, sans soupçon
envers la personne réelle antérieure (ou doublure permanente ?) du person-
nage, sans désir d’un personnage autonome, roi dans la fiction.
La question du nom – anthroponyme et toponyme – a permis de
montrer comment l’emprise de la littérature sur le réel était aussi forte
que celle que le réel et l’histoire exercent sur la littérature. Surtout, nous
avons souligné que la question de l’origine, ou de l’acte de naissance et
de baptême du personnage, ne pouvait être séparée de son acte de décès –
c’est un certain rapport à la disparition et à la mort qui est engagé par les
biofictions. S’emparer d’un personnage qui est déjà mort, c’est raconter
différemment ; c’est accepter les points de jonction entre le personnage et la
personne, le personnage et l’auteur – tout ce qui était refusé par le Nouveau
Roman. C’est renoncer aussi à une histoire qui soit celle d’une émancipation,
qui aboutit à la conquête de son nom propre. Ne pas inventer de nom mais en
emprunter un qui existe déjà (Britney Spears, Ravel, Rafael Sánchez Mazas,
Dora Bruder, etc.) n’est pas le signe d’une défaite de l’imagination, mais
plutôt celui d’une approche nouvelle de l’individu, de son identité, de sa
fragilité et de la manière d’habiter son nom.

38. « MOI se fait de tout. Une flexion dans une phrase, Est-ce un autre moi qui tente d’appa-
raître ? Si le OUI est mien, le NON est-il un deuxième moi ? /MOI n’est jamais que provisoire
(changeant face à un tel, moi ad hominem changeant dans une autre langue, dans un autre
art) et gros d’un nouveau personnage, qu’un accident, une émotion, un coup sur le crâne
libérera à l’exclusion du précédent et, à l’étonnement général, souvent instantanément formé.
Il était donc déjà tout constitué. /On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de 25
s’y tenir. Préjugé de l’unité. (Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice) »
Henri Michaux, Plume, « Postface », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », tome I, 1998, p. 663. LITTÉRATURE
39. Voir par exemple Camille de Toledo, Vies pøtentielles, Paris, Seuil, 2015. N° 203 – S EPTEMBRE 2021

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