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Thomas Hobbes

La parole souveraine et l’honneur des sujets


Vincent Grégoire
Dans Sens-Dessous 2014/2 (N° 14), pages 69 à 81
Éditions Éditions de l'Association Paroles
ISSN 1951-0519
DOI 10.3917/sdes.014.0069
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Thomas Hobbes
La parole souveraine
et l’honneur des sujets

Un être humain peut dire « le soleil brille » quand


bien même il pleut. On peut y voir le signe d’un dé-
règlement des sens ou d’une certaine perversion mo-
rale, mais on doit aussi et avant tout y voir la preuve
que nous n’appartenons pas au monde comme les
parties d’un tout régi par des lois nécessaires et im-
muables. C’est pour cela que nous sommes des êtres po-
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litiques, autrement dit des êtres capables de parler et
d’agir. Dans son essai sur Le mensonge en poli-
tique, Hannah Arendt affirme : « la négation déli-
bérée de la réalité (la capacité de mentir), et la possi-
bilité de modifier les faits (celle d’agir) sont intime-
ment liées […] Sans cette liberté mentale de recon-
naître ou de nier l’existence […] il n’y aurait au-
cune possibilité d’action ; et l’action est évidemment
la substance même dont est faite la politique. » 1
Or, selon elle, c’est précisément cette double capa-
cité qui est confisquée dans un système comme celui
du Léviathan de Thomas Hobbes. Les affaires pu-
bliques y sont pensées dans le registre d’une néces-
sité mécanique dont le moteur est la peur et qui se
manifeste à travers les deux actes essentiels du souve-
rain: dire la loi et punir. On sait en effet que toute
l’œuvre de Hobbes est traversée par une haine (mê-
lée de fascination) pour la rhétorique. Il a traduit la
Guerre du Péloponnèse de Thucydide comme un an-
1. Du mensonge à la violence, Calmann-
tidote contre les rhéteurs de son temps. Thucydide Lévy, 1994, p. 9.

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était devenu un adversaire de la démocratie après avoir observé la manière dont


les rhéteurs avaient agi sur les esprits des Athéniens: « L’homme a une langue
qui est à vrai dire une trompette de sédition et une allumette de guerre » 2. Mais
si, dans ses deux premiers ouvrages politiques, il croit encore en la possibilité de
remplacer la rhétorique par la science, il finit néanmoins par admettre dans le
Léviathan qu’on ne se débarrasse pas comme cela de la rhétorique en ce qui
concerne les affaires humaines, car précisément elle est constitutive de la réalité
des relations humaines et des rapports de puissance qui s’y jouent. Lorsqu’un
homme adhère à un énoncé, ce peut être par adhésion à la réalité énoncée, mais
également par adhésion à la personne qui parle, à son autorité. Puisqu’il est il-
lusoire de vouloir remplacer définitivement l’autorité par la vérité dans l’orga-
nisation du Commonwealth, Hobbes va alors procéder à une redéfinition du
pouvoir politique centrée sur la notion d’autorisation: le souverain, par déléga-
tion, par autorisation, va dès lors apparaître comme seul détenteur de l’autorité
en dernière instance. Personne artificielle, dieu terrestre, il est le seul que l’on
croit et en qui l’on croit. Il fait descendre sur terre la force du credo chrétien, la
concentrant sur sa personne. La vérité est absorbée ou plutôt suspendue par
l’autorité, ce que dit on ne peut plus clairement la fameuse formule: « Auctori-
tas non veritas facit legem ». C’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi. Notons
au passage qu’il ne s’agit pas pour Hobbes de dire que la loi émane arbitraire-
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ment de la volonté du souverain. Elle est censée rester en cohérence avec la loi
de nature. Là où intervient la volonté du souverain, c’est dans l’interprétation
de cette dernière. Il est le seul à avoir autorité en la matière, prohibant par là a
priori tout conflit des interprétations. La question de la vérité étant ainsi suspen-
due, c’est du même coup celle du mensonge qui perd tout sens en politique: le
souverain littéralement ne peut pas mentir. C’est l’envers de sa toute-puissance.
Le sujet ne le peut non plus puisque toute parole publique non sanctionnée est
supposée vraie et engage son auteur. Il en va ainsi pour les contrats comme pour
les professions de foi, qui valent sans considération des arrière-pensées de ceux
qui les prononcent. Que la rhétorique soit à la fois dépassée et conservée dans
la personne du souverain est illustré dans la reprise par Hobbes de l’image des
chaînes: il affirme que les paroles du souverain (c’est-à-dire les lois) sont des
chaînes qui relient la bouche de ce dernier aux oreilles de ses sujets encadrant
ainsi leurs faits et gestes. Or cette image n’est pas inventée par Hobbes. Elle était
en fait un topos de la réflexion sur la puissance de la rhétorique. Le poète Lucien
par exemple avait décrit la statue d’Ogmios, figure légendaire de la Gaule, sorte
d’Hercule à l’éloquence exceptionnelle: des chaînes d’or semblaient relier sa
bouche aux oreilles des auditeurs, ainsi guidés par elles. Ceci dit, le Léviathan
opère néanmoins une conversion puisque la force des chaînes ne réside pas dans
les mots eux-mêmes, mais dans la peur de s’écarter des lois.

Le commonwealth pour tous

Pour qu’un tel système soit crédible, il va falloir que Hobbes le fonde sur
une anthropologie bien particulière ramenant toute pratique humaine au

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simple mouvement vital et à la crainte de mourir,


donc à une pulsion sécuritaire. Pour ce faire, il va
faire apparaître comme mensongère ou ineffi-
ciente toute l’anthropologie humaniste des vices
et des vertus.
De prime abord, Hobbes semble reprendre à son
compte une typologie morale humaniste qui dis-
tingue trois tendances dans la nature humaine :
d’abord l’amour des richesses de l’honneur et du
commandement, puis le désir d’une vie facile et de
la volupté sensuelle, enfin le désir de connaître et La question de la
les arts de la paix. Le premier dispose à la guerre, vérité étant ainsi
les deux autres disposent à obéir à une puissance
suspendue, c’est du
commune. Il ne s’agit pas de trois mouvements
présents à égalité chez chaque homme mais bien même coup celle du
d’une distinction entre trois types d’hommes. mensonge qui perd
Certes, chez tous les hommes, un nouveau désir tout sens en
succède à l’ancien, mais « pour les uns, c’est le dé-
sir de gloire acquise lors d’une nouvelle conquête ; politique : le
pour les autres, c’est le désir d’une vie facile et de souverain
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plaisirs sensuels ; chez d’autres encore, c’est le dé- littéralement ne
sir d’être admirés ou flattés pour leur excellence
dans tel ou tel art ou pour une autre aptitude de
peut pas mentir.
l’esprit » 3. On trouve bien ici l’écho de la pensée C’est l’envers de sa
humaniste dans laquelle Hobbes fut formé : la ten- toute-puissance.
sion si intensément vécue par certains entre vie ac-
tive et vie contemplative, l’opposition entre la
grandeur liée au goût de l’aventure et la bassesse
de l’oisiveté et des plaisirs faciles. Il y avait une
bonne et une mauvaise manière de rechercher la
gloire, la richesse ou le commandement, selon que
la motivation ultime était le bien commun ou la
vanité personnelle. Aller vers la mort de manière
délibérée pouvait être un signe de grandeur chez
les hommes pour qui la vie n’est pas le bien su-
prême. Or, dès que l’on fait de la crainte de la
mort la motivation ultime des hommes, ces trois
biens sont marqués du signe de la vanité. À la li-
mite, seule la quête de la richesse n’est pas desti-
tuée puisqu’elle n’engage pas le risque de mourir
au même titre que la gloire ou le commandement.
En effet, que peuvent bien signifier la gloire et le
commandement si la mise en jeu de la vie en est
2. De Cive, X/XI, p. 204.
exclue ? La recherche de la vie facile et du plaisir, 3. Ibid., chap. 11, p. 188.

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quant à elle, était méprisée par les humanistes ; elle est ici reconnue pour
l’exigence de sécurité dont elle est porteuse et pour sa vertu pacificatrice.
Enfin, « le désir de connaître et les arts de la paix » 4, donc tout ce qui
touche aux productions de l’esprit, font l’objet d’un traitement ambigu de
la part de Hobbes. Ils ont, certes eux aussi, une vertu pacificatrice dans la
mesure où leur exercice exige le loisir et porte donc à se mettre sous la pro-
tection d’une puissance autre que la sienne propre et supérieure à elle.
Mais, pour autant, Hobbes ne les présente nullement comme une forme su-
périeure d’existence qui pourrait être à elle-même sa propre fin. Sa formu-
lation autorise, ici en tout cas, à les réduire à un pur jeu social, car s’il parle
du désir de connaître et des arts de la paix, il ramène aussi ce désir chez
ceux qui en sont animés à celui « d’être admirés ou flattés pour leur excel-
lence dans tel ou tel art ou pour une autre aptitude de l’esprit » 5. Ces ana-
lyses vont donc mettre un terme à des décennies d’atermoiements et de va-
et-vient sur le type de vertus et donc le type d’hommes susceptibles de
contribuer à la formation et au maintien du commonwealth, et, à l’inverse,
sur le type de caractères et d’hommes devant en être proscrits. Le coup de
maître consiste en effet à ne pas proposer une conception supplémentaire
qui s’ajouterait à la profusion des points de vue sur ces caractères humains
présentés soit comme des vices soit comme des vertus, donc à ne pas se po-
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ser comme moraliste, mais à montrer comment ils concourent tous selon
une nécessité mécanique à ce que les hommes acceptent d’obéir à un pou-
voir commun. Dès lors le terme de commonwealth est chargé d’une signifi-
cation totalement nouvelle qu’il n’avait chez aucun humaniste.

Que vaut un homme ?

La décision anthropologique de Hobbes est donc bien la suivante : consi-


dérer la peur de mourir comme la vérité ultime de tous les faits et gestes des
hommes. Dès lors, par exemple, il n’y a plus de différence entre l’homme
animé du désir de dominer et celui qui cherche juste la tranquillité, puisque
l’un comme l’autre sera conduit à augmenter sa puissance, c’est-à-dire à re-
chercher gloire, richesse et commandement. Les trois types évoqués plus
haut se ramènent au premier et celui-ci devient pur système de signes.
L’idée même de vertu n’a plus de sens.

En effet, Hobbes récuse radicalement l’idée que la vie humaine soit orientée
vers un souverain bien ou une fin ultime dont la possession donnerait le re-
pos à l’âme satisfaite. « Nul ne peut vivre, si ses désirs touchent à leur fin ».
Par ailleurs, « on ne peut garantir la puissance et les moyens de vivre bien
dont on dispose dans le présent sans en acquérir plus » 6. Nous avons là « un
penchant universel de tout le genre humain » 7. Le mouvement ainsi décrit
et qui identifie la puissance au mouvement du désir, est ce à quoi il faut réfé-
rer en dernière instance quelques termes que Hobbes arrache au registre de
la vertu pour les inscrire exclusivement dans celui de la puissance. Si celle-ci

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est l’ensemble « des moyens actuels pour acquérir


dans l’avenir un bien apparent quelconque » 8, la
gloire est le sentiment qu’une personne éprouve
« en imaginant sa propre puissance et ses capaci-
tés » 9. Cette puissance à son tour peut très bien se
décliner en termes quasi monétaires : Hobbes Pour qu’un tel
identifie la valeur et le mérite d’un homme au
système soit
« prix […] qu’on serait prêt à payer pour utiliser sa
puissance » 10. L’honneur et le déshonneur rési- crédible, il va
dent dans la manifestation de la valeur ou de l’ab- falloir que Hobbes
sence de valeur. Cela vaut dans l’État comme hors le fonde sur une
de l’État, dans les relations interindividuelles. Mais
l’État lui-même reconnaît la valeur des hommes et
anthropologie bien
c’est cela qui fait leur mérite public, communé- particulière
ment appelé dignité ou honneur civil dont « la ramenant toute
source réside dans la personne de l’État et dans la
volonté du souverain ». Celle-ci peut consister en
pratique humaine
des postes de commandement, de justice, des em- au simple
plois publics, ou encore des noms et des titres mouvement vital et
créés pour distinguer la valeur. Il en va donc de la
à la crainte de
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dignité comme de la valeur : elle n’est ni intrin-
sèque ni encore moins absolue. La valeur « n’est mourir, donc à une
pas absolue mais dépend du jugement et du besoin pulsion sécuritaire.
d’autrui […] Il en est des humains comme des au-
tres choses : ce n’est pas le vendeur mais l’acheteur
qui en fixe le prix » 11.
Nous sommes dans une logique d’accumulation
illimitée de puissance, qui consiste à savoir s’atta-
cher des hommes, eux-mêmes porteurs de puis-
sance, avec leur consentement, que celui-ci soit
fondé sur la conscience d’un intérêt commun ou
sur la crainte du recours à la violence. Concernant
la richesse, cela nous met en présence d’un cercle :
elle est certes une puissance, mais dans la mesure
où elle permet de s’attacher des hommes avec leur
puissance. Mais, à l’inverse, c’est la puissance qui
permet l’acquisition de biens. Autrement dit, « la
rareté des biens et la nécessité de s’en assurer la
jouissance imposent l’accumulation de puissance
4. Ibid., p. 189.
pour s’en saisir, la quête indéfinie de la puissance 5. Ibid.
6. Ibid., p. 188.
impose l’accumulation de richesses. 12 » Mais pré- 7. Ibid., p. 187.
cisément on ne sort de ce cercle que si l’on précise 8. Ibid., Chap. 10, p. 171.
9. Ibid.
le rapport entre richesse et puissance : la richesse 10. Ibid., p. 173.
11. Ibid.
n’est puissance que sous forme de libéralité, dons, 12. Ibid.

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aides, secours, prodigués aux autres et qui permettent de se les attacher.


« Toute richesse accompagnée de générosité est puissance » 13. Le modèle
est celui de la dépense, alors qu’au contraire l’accumulation sans dépense,
l’avarice, expose le détenteur aux agressions et constitue une faiblesse.

L’État, le propriétaire et le pauvre.

Considérons maintenant le cas des hommes sans richesse, c’est-à-dire litté-


ralement sans valeur. Dans son analyse de la doctrine de Hobbes, Arendt
écrivait : « la différence entre indigent et criminel disparaît. Hobbes libère
les bannis de tous leurs devoirs envers la société et envers l’État si ce dernier
les ignore. Ils peuvent ainsi lâcher la bride à leur soif de pouvoir et sont in-
vités à tirer profit de leur aptitude élémentaire à tuer » 14. L’indigent et le
criminel sont de fait exclus, par échec pour le premier, par défi pour le se-
cond, du système des échanges. En effet, honneur et déshonneur sont af-
faire de prix et de marché. Or la pauvreté, nous dit Hobbes, est un déshon-
neur. Il en va de même pour la délinquance, mais dans le seul cadre éta-
tique : « jusqu’à ce que les hommes instituent de grands États il n’était pas
déshonorant d’être pirate ou voleur de grand chemin » 15. Précisons : de
quoi manque le pauvre ? En quoi son déshonneur, c’est-à-dire son déficit
de puissance (puisqu’aussi bien la puissance est l’apparence de la puissance)
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est-il tel qu’il ne lui reste que la puissance élémentaire de tuer ? C’est cette
puissance de tuer qui fait que les hommes sont égaux à l’état de nature,
mais qui, dans l’état civil, à défaut d’être totalement abolie par le pouvoir
étatique, est néanmoins suspendue par ce dernier, par la crainte qu’il inspire.
Tout se passe comme si, avec l’indigent, cette force de suspension de l’État
n’opérait plus, ou en tout cas menaçait de ne plus opérer, et comme s’il fal-
lait à tout prix que l’État conjure cette menace. À cet égard, l’insistance de
Hobbes sur la « vigueur » des indigents est très significative. Cette vigueur,
qui fait contraste avec leur déchéance sociale, marque bien que par-delà le
déshonneur qui les touche, ils n’en gardent pas moins de manière irréducti-
ble leur pleine puissance qui, parce qu’elle n’est pas monnayable, devient
puissance de dissolution de lien social et d’arrachement des chaînes de la loi.

Mais alors, si honneur et dignité sont le signe de la puissance et même


s’identifient à elle dans un système de signes garanti par l’État, comment
comprendre que leur perte ne signifie pas l’impuissance pure et simple ? Pour
le comprendre, il nous faut porter notre attention sur la distinction que fait
Hobbes entre puissances naturelles et puissances instrumentales. Les pre-
mières désignent l’ensemble des facultés du corps (force, beauté, etc.) et de
l’esprit (prudence, éloquence, science, libéralité, etc.). Les puissances instru-
mentales « sont celles qui, acquises grâce aux premières (les puissances na-
turelles), ou grâce à la fortune, sont les moyens ou les instruments qui per-
mettent d’en acquérir encore davantage : ainsi la richesse, la réputation, les
amis et cette action secrète de Dieu que les hommes appellent chance » 16.

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Les puissances naturelles sont des moyens d’obte-


nir un bien, alors que les puissances instrumen-
tales sont des moyens d’obtenir plus de puissance.
Dans le jeu social, la puissance ne vaut que dans
la mesure où elle est capable d’engendrer un sur-
plus de puissance, de s’augmenter d’elle-même et,
par ailleurs, la puissance s’identifie aux signes de
la puissance. C’est même cette logique de la signi-
fication qui fonde ce mouvement d’auto-aug-
mentation. La puissance naturelle est toujours
déjà médiatisée par la puissance instrumentale de
telle sorte que, si cette distinction vaut en droit,
les deux puissances sont inextricablement entre-
mêlées dans les faits. Ce jeu social dont nous par- Tout se passe
lons ici est déjà à l’œuvre d’une certaine manière comme si, avec
à l’état de nature, où se déploient la compétition, l’indigent, cette
la défiance et la gloire, qui sont dans la nature hu-
maine les trois causes principales de conflit. Et la
force de suspension
prise en vue de ces trois causes fait ressortir claire- de l’État n’opérait
ment l’entremêlement des deux types de puis- plus, ou en tout cas
sances : les deux premières renvoient aux puis-
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sances naturelles puisqu’il s’agit de se battre pour
menaçait de ne plus
acquérir des biens (compétition) ou pour les (se) opérer, et comme
protéger (défiance) ; la troisième, la gloire, est une s’il fallait à tout
puissance instrumentale. Ce qui est en jeu avec la
gloire ne relève pas de la simple psychologie de
prix que l’État
l’amour-propre mais de la logique de la significa- conjure cette
tion dont nous parlions à l’instant : si la puissance menace.
supposée vaut comme puissance, alors l’impuis-
sance supposée vaut comme impuissance et c’est
pourquoi le moindre regard condescendant ou
ironique est porteur d’une force de destitution et
peut de ce fait déclencher les hostilités pour
conjurer cet effet. Non seulement Hobbes décri-
vant la nature humaine se refuse à toute perspec-
tive normative : il ne s’agit pas pour lui de
condamner la superficialité des hommes qui sont
prêts à mourir et à tuer pour des broutilles ; mais
de plus, cette condamnation serait absurde
puisque c’est la conservation et la jouissance
mêmes de la vie et des biens de chacun qui sont
en jeu dans ce jeu des signes. Les hommes sont 13. Hobbes, op. cit., chap. 10, p 171.
toujours déjà dans les signes qui sont pour eux la 14. Les origines du totalitarisme,
tome II, L’impérialisme, Paris, Seuil,
réalité. En effet, ils ne peuvent (se) conserver 2010, p. 40.
15. Hobbes, op. cit., p. 180.
qu’en augmentant sans cesse leur puissance. C’est 16. Ibid., p. 170.

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cette nécessité qui rend littéralement l’état de nature invivable et qui fait
qu’il ne peut y avoir de société se soutenant elle-même avant ou hors de
l’État.
Mais ce lien social qui tend donc à se former à l’état de nature ne parvient
pas à faire corps. Il y manque quelque chose selon les mots mêmes de
Hobbes dans le De cive (V, 4) : « Something more is needed ». Précisons :
c’est bien l’institution contractuelle de l’État au-dessus des membres de la
société qui rend possible les relations sociales pacifiques entre eux, c’est dire
le respect des contrats interindividuels. Le lien politique vertical rend pos-
sible et soutient le lien social horizontal. Pour autant il n’en reste pas moins
que l’essence de la relation entre les hommes est contractuelle et horizon-
tale, même lorsqu’il s’agit de la relation politique : le contrat est un contrat
de chacun avec chacun et non de chacun avec le souverain ; c’est ce contrat
particulier, contrat d’autorisation, qui fait que l’État pourra donner force
aux contrats, leur ajouter le « quelque chose de plus » qui faisait défaut dans
l’état de nature, libérant les individus de la défiance liée au risque du men-
songe. Il y a une circularité du social et du politique : ce dernier émane du
premier et en même temps lui donne sa consistance. Nous pouvons main-
tenant revenir à la distinction entre puissances naturelles et puissances ins-
trumentales. Le dépassement-prolongement des premières par les secondes
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correspond à la logique de l’état de nature qui veut que la conservation de
la puissance requière l’augmentation illimitée de la puissance. Or on pour-
rait supposer que l’institution de l’État vienne mettre un terme à ce mou-
vement nécessaire dans l’état de nature et devenu superflu dès lors que la
vie et les biens sont garantis. Ainsi, tout ce qui tourne autour des notions
médiévales et/ou humanistes de gloire et d’honneur n’a plus guère de sens
dès lors qu’elles ne renvoient plus à la puissance individuelle de tuer, c’est-
à-dire à la puissance de faire peur, dont le souverain a désormais l’exclusi-
vité. Et en ce qui concerne les biens, dès lors que leur jouissance est garan-
tie, le mouvement pour les accroître devient lui aussi totalement vain. Pour-
tant, il n’en est rien : le mouvement d’accroissement illimité se poursuit,
mais, cette fois-ci, il a pour seul objet la richesse comprise comme puissance
d’agir de l’individu, puissance effective cette fois puisqu’est levée l’hypo-
thèque de la menace de mort dont les autres sont porteurs. Agir ici signifie
échanger (avec les autres sujets du souverain) ou prendre (à l’extérieur).
Dès lors, toute valeur ne peut plus être comprise qu’en termes de prix.
C’est sur ce point que le rôle de l’État (du Souverain) est à observer avec
attention : c’est lui qui leste et assure les puissances instrumentales en gérant
leur distribution. Il distribue les prix, les honneurs, les dignités et revendique
le monopole de cette distribution. Celle-ci peut s’inscrire dans une logique
de reconnaissance par l’État de ce qui est déjà reconnu par la société mais
aussi de ce qui mérite de l’être : l’État peut, de manière exclusive, attester,
authentifier la valeur d’un individu et nous pouvons voir chez Hobbes un
promoteur d’une certaine méritocratie républicaine. Cette lecture, disons

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« républicaine », de Hobbes présuppose qu’il y a


une objectivité de la valeur des individus et que
l’État est le mieux placé pour reconnaître cette va-
leur. La reconnaissance, dans ce cas, est seconde
par rapport au fait de la valeur et cela implique la
possibilité qu’une autorité tierce puisse statuer sur
l’adéquation entre la valeur en question et le ju-
Mais cette
gement de l’État. Mais c’est précisément ce cas de puissance, si l’on se
figure que toute la doctrine de Hobbes vise à réfère à la critique
conjurer. C’est le souverain et lui seul qui dit la
de Pierre Bourdieu,
valeur des individus et, ce faisant, la leur confère.
Et si quelque chose comme une reconnaissance tire sa force
sociale extra-étatique peut encore jouer, cela n’a magique non pas
lieu que dans la mesure où le souverain laisse faire d’un élément
et entérine en dernière instance. Nous sommes
dans une illustration parfaite de la fonction per-
intrinsèque aux
formative du langage avec les difficultés qu’elle énoncés mais d’un
soulève : le langage a cette puissance de produire élément
du réel, des situations, des rapports, analysée par
Austin au XXe siècle (dans la lignée du nomina-
extralinguistique :
le statut social et
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lisme), mais cette puissance, si l’on se réfère à la
critique de Pierre Bourdieu, tire sa force magique politique de celui
non pas d’un élément intrinsèque aux énoncés qui parle,
mais d’un élément extralinguistique : le statut so-
cial et politique de celui qui parle, matérialisé par matérialisé par ce
ce que Bourdieu nomme le skeptron. que Bourdieu
Chez Hobbes, on le voit, seul le souverain distri- nomme le skeptron.
bue les skeptra : aucune auto proclamation, au-
cune autorisation collective ne vaut si elle n’est
au moins tacitement consentie par le souverain.
C’est lui qui a le dernier mot sur le sens des
mots. Cela est à prendre littéralement puisque
Hobbes soutient que le souverain est maître de la
grammaire. C’est par lui que les conventions
quelles qu’elles soient s’inscrivent dans la durée
et dans la réalité. Mais son autorité, qui garantit
les conventions, ne vaut que par un engagement
de chacun envers chacun, lui-même de nature
verbale. L’idée d’autorisation permet certes de
sortir du cercle que cela implique, mais au prix
d’une confiscation de l’espace public, d’une dé-
politisation de l’existence des membres du corps
social. Pour revenir à la question de la reconnais-
sance et de la valeur, on voit que désormais, selon

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Sens-Dessous : Mentir – juillet 2014 Vincent Grégoire

une remarquable inversion, la reconnaissance est première et que la valeur


n’a d’autre référence ultime que la volonté du souverain. Le statut des su-
jets est suspendu à la volonté du souverain. Bien sûr la rationalité, qui est à
l’œuvre de l’état de nature à l’état civil (c’est le calcul qui détermine le com-
portement des individus à l’État de nature et c’est le même calcul qui pré-
side à l’institution de l’État), garantit une certaine cohérence et une adé-
quation de fait entre les deux lectures. Mais dans les deux cas, le statut des
individus ne relève pas du droit naturel. Comme le suggèrent l’étymologie
et l’histoire des termes, ni le statut ni la dignité attachés aux individus ne
sauraient être liés nécessairement à l’appartenance à l’espèce humaine : la ra-
cine de « statut » marque bien la dimension d’institution et donc d’artifice
de cet attribut (et justement un statut est bel et bien un attribut et non une
nature). De la même manière, une dignité, comme le montre l’origine ro-
maine et ecclésiastique du terme, n’est jamais native mais toujours conférée.
Cela nous ramène à la distinction entre puissances naturelles et puissances
instrumentales : les premières sont natives et propres à l’individu : leur exer-
cice dépend certes de la reconnaissance mais elles peuvent aussi se déployer
pour imposer la reconnaissance pour lutter contre le déni social et politique
dont elles pourraient faire l’objet. Les puissances instrumentales, elles, ne
tiennent et ne valent que par et dans l’État. Si celui-ci, c’est-à-dire en l’es-
pèce la volonté du souverain, est la référence ultime de tout honneur et de
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toute dignité, cette même volonté peut tout aussi bien suspendre ou enté-
riner la perte de tout honneur et de toute dignité. À partir de Hobbes,
l’État perd toute innocence en matière d’indignité sociale, puisqu’aussi bien
le social et le politique sont indissociablement liés sur ce point. Le souve-
rain, dont la nature du pouvoir présuppose une égalité anthropologique,
distribue donc les dignités soit activement (honneurs et fonctions pu-
bliques) soit passivement en entérinant le jeu social. Cette dernière moda-
lité se réduit à laisser jouer les prestiges de l’argent et de la richesse et à lais-
ser se déployer le jeu des échanges, assuré par l’institution de la propriété
privée dont le souverain est le garant ultime. La valeur d’un homme se me-
sure donc à son avoir économique et social. L’avoir ne saurait mentir. Se
pose alors la question du statut de ceux qui, au terme de cette logique
échangiste, et parfois même dès le départ, sont privés de tout avoir : les dé-
classés sociaux sont-ils des hommes sans valeur, sans dignité, sans honneur
ou ont-ils au moins à travers le statut de sujets du souverain une irréductible
dignité ? Il n’y a pas de réponse explicite et univoque de Hobbes à cette
question : d’un côté, en tant que sujet, le déclassé bénéficie de la protection
du souverain et de la loi qui empêche les autres d’exercer sur lui leur puis-
sance. L’inviolabilité de son intégrité physique, l’habeas corpus dont il bé-
néficie, constitue bel et bien une dignité élémentaire. En même temps,
cette dignité manifeste en la masquant son impuissance radicale : si les au-
tres ne l’agressent pas, ce n’est pas qu’il leur impose le respect, mais unique-
ment du fait de la crainte qu’inspire le souverain : en effet la loi lui interdit
de faire usage de sa force physique, seule puissance dont il dispose. Voué à

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Thomas Hobbes. La parole souveraine et l’honneur des sujets PHILOSOPHIE

l’indignité sociale, il ne peut compenser celle-ci


par une dignité politique, dans la mesure précisé-
ment où il n’y a pas de place dans le Léviathan
pour quelque chose comme un espace public au
sens de Kant ou d’Arendt. Et nous en venons à
l’autre versant de la réponse de Hobbes : le souve-
rain assure la vie mais il n’assure nullement la sub-
Il y a une
sistance. La distinction n’est pas faite expressé-
ment mais ressort clairement des textes que circularité du social
Hobbes consacre aux déclassés. Ainsi nous pou- et du politique : ce
vons voir que parmi les indigents, les handicapés dernier émane du
peuvent prétendre à l’assistance de l’État. En re-
vanche, « ceux dont le corps est vigoureux » ne
premier et en même
méritent aucune aide ni compassion, et si l’État se temps lui donne sa
doit de les mettre en mesure de travailler (sur son consistance.
territoire ou dans les colonies), ce n’est nullement
en vertu d’un droit qu’ils pourraient revendiquer,
mais pour conjurer la menace que leur force nue
constitue pour le corps social. Et, en effet, la non
prise en charge de la question de la subsistance
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par le souverain rabat celle-ci sur chaque individu
et rétablit celui-ci dans son droit (extra-étatique)
de tout faire pour se la garantir. La souveraineté
moderne est inséparable de cette possibilité de
l’abandon qui sépare artificiellement puissances
instrumentales et puissances naturelles, ce que
seul l’État est en mesure de faire, puisqu’aussi
bien nous avons vu que dans leur logique sponta-
née elles sont indissociables.
Il y a donc, de manière très ambivalente, en creux
dans le discours de Hobbes, d’une part une cri-
minalisation du pauvre, une préfiguration de
l’idée de classe dangereuse, et de la nécessité pour
l’État de circonscrire la menace, et d’autre part
l’idée que ces déclassés, dans la mesure où l’État
ne les sort pas de l’indigence qui menace leur sur-
vie même, sont dans leur droit lorsqu’ils essaient
par tous les moyens de pourvoir à cette dernière.
Et c’est pour cela, selon Arendt, que « Hobbes
prévoit et justifie l’organisation des déclassés so-
ciaux en un gang de meurtriers comme issue lo-
gique de la philosophie morale de la bourgeoi-
sie ». Le sujet du Léviathan est celui qui se voit
garantir la sécurité de ses biens au même titre que

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Sens-Dessous : Mentir – juillet 2014 Vincent Grégoire

celle de sa personne : le sujet non propriétaire n’est donc pas pleinement


sujet. Le sujet, dans la pleine acception du terme, est le propriétaire en me-
sure d’échanger, de faire des affaires et d’accumuler du capital, c’est-à-dire
pour Hobbes de la puissance d’agir.

Intérêts marchands et population surnuméraire. La solution coloniale.

Les déclassés, qui sont mis sans le dire hors contrat, hors du peuple des su-
jets tout en étant présents sur son sol et qui, de ce fait, sont une menace
permanente pour l’État, peuvent trouver dans l’espace colonial leur lieu
propre. En effet, Hobbes leur reconnaît le droit d’user de tous les moyens
pour assurer leur vie et leur désir de possession. Dans le même temps, ce
droit est incompatible avec l’existence même de l’État. Une solution pra-
tique à cette contradiction théorique est fournie par l’expansion coloniale.
Mais alors, le risque est que, dans l’espace colonial, la prédation prenne le
pas sur le commerce et que celui qui, sur le sol étatique, était privé de statut
car privé d’échanges, puisse avec la bénédiction de l’État se comporter en
prédateur. Telle est la logique qu’Arendt décrypte dans le Léviathan :
Hobbes, même s’il est très peu prolixe sur la question coloniale, y fait néan-
moins référence explicitement par endroits, en particulier dans un passage
très ramassé du chapitre 30 sur « la charge du représentant souverain ». Il
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s’agit de la manière dont le souverain doit « traiter » la population surnu-
méraire, la multitude qui a du mal à faire peuple, le reste irréductible.
Hobbes vient d’expliquer que l’État ne doit pas abandonner à la charité pri-
vée ceux que le handicap ou un accident ont rendus inaptes au travail. Il
poursuit ainsi : « Quant à ceux dont le corps est vigoureux, leur cas est dif-
férent : il faut les forcer à travailler et, afin d’écarter l’excuse de ne pas trou-
ver d’emploi, il doit y avoir des lois qui encouragent toutes sortes d’activi-
tés, comme la navigation, l’agriculture, la pêche et toutes sortes de manu-
factures où il y a du travail. La multitude des individus pauvres mais vigou-
reux augmentant toujours, ils doivent être transplantés à l’intérieur des pays
qui ne sont pas assez peuplés où cependant ils ne doivent pas exterminer
ceux qui s’y trouvent mais contraindre ceux-ci à cohabiter étroitement en-
semble et cela sans occuper de vastes étendues de territoire en arrachant ce
qu’ils y trouvent, mais en cultivant avec soin chaque parcelle de terre afin
de récolter leur subsistance le moment venu. Et quand le monde entier sera
surchargé d’habitants, alors l’ultime remède après tous les autres sera la
guerre qui apporte à chacun la victoire ou la mort. » 17

Ce texte assez terrifiant dans sa conclusion confirme l’intuition d’Arendt


quant au sens ultime de la théorie de Hobbes à ceci près, et la différence est
importante, que l’externalisation de la pauvreté a précisément pour fonction
d’éviter que le pauvre se transforme en prédateur et en pilleur en en faisant
un producteur agricole qui ne doit ni exterminer les premiers habitants, ni
prendre plus de terre qu’il n’est capable d’en cultiver. Il est à noter que les

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Thomas Hobbes. La parole souveraine et l’honneur des sujets PHILOSOPHIE

premiers habitants pour n’être pas exterminés


sont néanmoins soumis à la « contrainte » de co-
habiter avec les Européens et donc de se transfor-
mer en agriculteurs. Cela signifie a contrario que
s’ils ne se conforment pas d’emblée à un mode de
production de type européen, ils sont eux aussi Il s’agit de la
surnuméraires, superflus, et cela a priori. Mais, manière dont le
d’une part, il ne s’agit pas d’un traitement à part
ou discriminant dans la mesure où les Européens
souverain doit
eux-mêmes sont « forcés » à travailler. D’autre « traiter » la
part, il s’agit de produire une étroite cohabita- population
tion, donc ni plus ni moins qu’une communauté
de production et de reproduction entre indigènes
surnuméraire, la
et européens. La question coloniale de ce point multitude qui a du
de vue n’est pas marginale relativement aux en- mal à faire peuple,
jeux ultimes de la doctrine de Hobbes. Elle sem-
ble au contraire les mettre à nu dans une perspec-
le reste irréductible.
tive radicalement pessimiste : l’accroissement Hobbes vient
d’une population surnuméraire est sans doute d’expliquer que
inéluctable dès lors que le souverain parvient à
l’État ne doit pas
imposer une paix durable (dans l’énoncé de
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Hobbes, « la multitude des individus pauvres abandonner à la
mais vigoureux augmentant toujours… », le charité privée ceux
« toujours » nous met dans le registre de la loi, de que le handicap ou
la nécessité). La solution coloniale ne peut que re-
tarder le retour ultime de l’état de nature, mais un accident ont
c’est seulement dans cette perspective qu’elle est rendus inaptes au
envisagée. C’est pour cela également qu’une ap- travail.
propriation-destruction sauvage des ressources
coloniales est proscrite par Hobbes, non par souci
humanitaire, mais parce qu’elle ne ferait que pré-
cipiter le basculement dans l’état de guerre géné-
ralisé. Lorsque la « solution » coloniale est dépas-
sée, l’État moderne, tout à son œuvre de mise à
distance de l’état de guerre, voit grandir un dou-
ble spectre, celui de la production d’hommes su-
perflus et celui de la confusion entre appropria-
tion et destruction, puisqu’aussi bien « seules les
choses que nous avons détruites sont à coup sûr
définitivement nôtres. » Il se pourrait alors que les
hommes sans honneur aient le dernier mot.
Vincent Grégoire

17. Ibid. chap. 30, p. 509.

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