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SENSIBILITÉS MALGACHES

Eugène Régis Mangalaza

CNRS Éditions | « Hermès, La Revue »

2004/3 n° 40 | pages 84 à 86
ISSN 0767-9513
ISBN 2271062462
DOI 10.4267/2042/9506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Eugène Régis Mangalaza


Université de Toamasina, Madagascar

SENSIBILITÉS MALGACHES

« Il y a des paroles qui fuient dans les oreilles et qui n’arrivent à ficeler rien d’autre que le souffle de leur émission ;
d’autres à l’inverse, davantage mûries et mieux macérées dans l’intimité du silence intérieur de leurs auteurs, atterrissent
tout naturellement dans les deux oreilles, pour venir s’y loger directement au fond du tympan », nous dit un vieil adage1
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des Betsimisaraka, une ethnie de la côte orientale de Madagascar2. « Parole-ficelle » (völan-tady) est l’un des termes que ce
groupe ethnique utilise pour désigner cette deuxième catégorie de parole. Comme une corde lancée au loin, la « parole-
ficelle » va servir de repère aux jeunes orateurs pour y nouer leur propre parole dont ils espèrent, à leur tour, qu’elle servira
un jour de nouvelle source d’inspiration aux générations à venir. Considérée comme une véritable œuvre d’art dans cette
culture de l’oralité, on pense que la force et la beauté de cette parole, en dehors de sa musicalité, réside dans le fait qu’elle
arrive à épouser les méandres de la mémoire collective tout en s’enracinant dans les réalités contemporaines. Comme une
corde habilement tressée, cette parole sert donc à « lier », pour mieux les « empaqueter », toutes les différentes expériences
sensibles et cognitives des uns et des autres pour enrichir le patrimoine culturel du groupe. À l’image d’un fagot de brindilles,
il n’y a que les idées bien ficelées qui seraient faciles à transporter sans qu’elles risquent d’être ainsi « défaites » (mibaredaka)
puis « éparpillées » (vakisaritaka) en cours de route par le vent de l’oubli. Parvenue à sa plus haute perfection, tels les proverbes
ou encore les dictons, la « parole-ficelle » finit par occulter totalement son auteur initial ; elle devient, de ce fait, un nouveau
lieu de créativité où chacun s’efforcera d’apporter sa touche personnelle jusqu’à ce que des paroles aussi percutantes jaillissent
des autres lèvres pour révéler au groupe une autre dimension de la vérité.
Dans un tout autre contexte, on peut dire que la parole de Marcel de Corte3, prononcée il y a plus de trente ans,
s’apparente à une véritable « parole-ficelle », au sens où l’entendent précisément les Betsimisaraka. Voici ce que nous dit
cette « parole-ficelle » à propos de la mondialisation et de ses effets pervers : « La standardisation des objets familiers envahit
l’être humain. D’un bout à l’autre de la planète, les hommes tendent à s’habiller, se nourrir, se loger, chercher leur plaisir,
vivre et mourir de la même façon mécanique […]. Un ennui sourd et mortel les imprègne que masque à peine la fuite
continue dans le divertissement ». Sans s’en rendre peut-être réellement compte, des générations de chercheurs ont repris
depuis de nombreuses années cette « parole-ficelle » pour « lier » et pour « empaqueter » leur propre discours quand ils
veulent dénoncer à leur tour le même néolibéralisme triomphant qui entend maintenant s’ériger en ultime vérité universelle.

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Sensibilités malgaches

Sans minimiser pour autant la voix de Marcel de Corte, on peut toutefois se demander si sa « parole-ficelle » n’a pas été
finalement, elle aussi, qu’un nœud habilement « coulissé » sur une autre « parole-ficelle » plus ancienne, celle du philosophe
russe Nicolas Berdiaeff. De son temps, ce dernier avait déjà vigoureusement renvoyé dos à dos la parousie marxiste de l’Est
communiste et la promesse de démocratie et de progrès économique de l’Ouest capitaliste4. Des paroles qui lui avaient valu
dès 1918, de la part de Lénine et de ses partisans, des vexations policières, le contraignant ainsi à l’exil en France où il
mourut sans pouvoir retourner dans son pays qu’il aimait tant. Tout cela pour dire que les idées apparemment les plus
novatrices ont finalement leur antécédent. Et les Malgaches n’en pensent pas moins d’ailleurs : « La plus grande des
embouchures vient souvent boire dans un mince filet d’eau, sa source », aiment à dire présisement les Antandroy, un autre
groupe ethnique vivant dans la zone aride du sud de Madagascar. Autrement dit, pour se réaliser pleinement dans une
démarche personnelle et identitaire, on est toujours redevable de quelque chose à quelqu’un. Toute créativité se nourrit de
l’imitation.
C’est donc par une marche graduelle que l’on s’initie à Madagascar dans l’art de manier la parole. Parvenu à la pleine
maîtrise, l’initié est ainsi en mesure de rendre audible et vivant un monde devenu muet par la mort de tous ceux qui l’ont
animé jadis. Le « maître de la parole » est un passeur. Car sa parole est à l’image d’une pirogue qui arrive à relier les deux
rives, celle d’un passé silencieux et froid en passe d’être enfoui dans les replis de l’oubli, et celle d’un avenir incertain, dans
une modernité qui s’annonce de plus en plus bruyante.
L’analyse de la symbolique de la parole et de sa production chez les Malgaches est éclairante à plus d’un titre pour
mieux comprendre le double mouvement qui structure la démarche des chanteurs-compositeurs malgaches de ces deux
dernières décennies. Dans un premier temps, il s’agit d’un mouvement vertical qui les renvoie à leur terroir, à leurs racines.
Ce premier mouvement est vital : « C’est par la force de l’enracinement dans son sol nourricier qu’un arbuste trouve toute
sa fécondité et finira par devenir une pirogue » (ny hazo vanon-kolakana, ny tany naniriany no tsara) ; et c’est ainsi que
l’arbuste devenu grand résistera également à la furie des cyclones. Dans un second temps, il est question d’un mouvement
plutôt horizontal qui les oblige à être en phase avec toutes les sollicitations de nos sociétés modernes et postmodernes. Pris
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dans ce jeu dialectique de la verticalité et de l’horizontalité, les chanteurs-compositeurs malgaches d’aujourd’hui œuvrent
dans des réalités mouvantes, à l’image des fluctuations incessantes du goût de leur public. Ils se trouvent donc dans
l’obligation de se surpasser dans chaque prestation en public pour que leur « parole-ficelle » traverse, comme une « pirogue
bien façonnée » (lakaña tsara vöha), toutes les stratifications sociales, les barrières linguistiques, les diversités culturelles.
Alors qu’avec dextérité la main de la femme accouchera d’une jolie natte, en tissant habilement des fibres végétales de
couleurs diverses, la bouche du chanteur-compositeur malgache, quant à elle, produira du sens, pour panser discrètement,
ne serait-ce que le temps d’une danse, les déchirures sociales et les catastrophes économiques provoquées impunément par
la mondialisation et la globalisation. Décidément, la musique est médecin. En tout cas, tradition et modernité ont toujours
façonné les pourtours de l’imaginaire des artistes malgaches, comme l’ont si bien montré Jaojoby, Tirike, Tianjama, Lego,
Ninie Donia, Docteur J.-B., Wawa, Din Rotsaka ou, plus récemment encore, Jerry Marcos. À l’instar du « maître de la
parole », ces chanteurs compositeurs du salegy môtro, du tsapiky, du malesa, du basesa et du kahoïtry5 entendent désormais
s’inscrire de plus en plus dans une certaine « mouvance », cette culture du métissage qui a tant nourri l’âme profondément
malgache. En un mot, témoins de leur époque, ils veulent être le point d’ancrage des identifications collectives et populaires
tout en étant le lieu d’ouverture sur la modernité et sur la mondialisation.
Or, le grand défi de ce nouveau millénaire n’est-il pas justement la capacité pour l’humanité entière de réussir ce difficile
équilibre entre l’affirmation identitaire et le respect de l’autre dans ce qu’il a de différent ? Les auteurs-compositeurs malgaches
semblent déjà avoir entonné la musique qui donne le vrai rythme de ces jeux et enjeux de la mondialisation. La « paix sociale
durable » et le « mieux vivre ensemble » ne peuvent pas faire l’économie de la diversité culturelle. Car le droit fondamental
d’un peuple, c’est d’abord le droit à sa musique, à son art culinaire ou encore à ses rites funéraires, sans pour autant qu’il
soit tenté de les imposer aux autres. « On ne peut ramer qu’en étant à l’intérieur de la pirogue, et non en gesticulant à partir
de la berge », nous dit encore une autre « parole-ficelle » en provenance des Vezo6.

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Profondément consciente de cette vérité élémentaire, mais ô combien fondamentale pour l’avenir de notre planète,
l’Agence universitaire de la Francophonie s’est depuis longtemps mobilisée pour essayer de faire entendre ce qu’elle croit
être l’une des « paroles-ficelles » susceptibles de relever le défi de la diversité culturelle au service de l’humain. Réunis à cet
effet, au début du mois de juin 2004, à Ouagadougou, les universitaires et chercheurs francophones veulent maintenant se
positionner en véritables forces de proposition face aux décideurs politiques d’aujourd’hui et de demain pour l’ensemble
de notre planète.

NOTES

1. Voici le texte original : « Misy völaña milefa an-tadiñy tsy mahafehy hafa tsy rivotro an’azy ; ny sasany ndreky edy, izay tsara tsakotsako an-
tsarôron’ilay namôroñ’azy, tönga dia milatsaka möramöra an-tadiñy, kay tafafantsiky añy am-pôtotsôfiñy akañy. »
2. Madagascar compte dix-huit groupes ethniques, parlant tous le malgache, et ce par-delà les variantes dialectales.
3. CORTE DE M., « Transformation de l’homme contemporain », in Revue de l’université de Laval (Québec), février 1960, vol. XIV, n° 16, p. 487.
4. « C’est que la violence présente une graduation compliquée […]. L’éducation, la religion, par les terreurs qu’elles inspirent, les mœurs
familiales, la propagande, la suggestion quotidienne exercée par les journaux, le pouvoir des partis politiques sont autant d’aspects que revêt
la violence, autant de formes qu’elle emprunte, sans parler du pouvoir de l’argent qui est la source de la plus grande violence […] » ; Nicolas
BERDIAEFF, Dialectique existentielle du divin et de l’humain, Paris, Éd. Janin, col. Janus, 1947, p. 134 et suiv. Lire également, du même auteur,
Un nouveau Moyen Âge, Paris, Plon 1927 ; De l’esclavage et de la liberté de l’homme, Paris, Aubier-Montaigne, 1946 ; Les Sources et le sens du
communisme russe, Paris, Gallimard, 1951 ; Royaume de l’esprit et Royaume de César, Paris, Delachaux ex Niestlé, 1952.
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5. Termes du terroir pour désigner les variétés de danses actuellement en vogue à Madagascar.
6. Un autre groupe ethnique du sud-ouest de Madagascar.

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