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ROUSSEAU PEUT-IL COMPRENDRE ÉMILE ?

Pierre Billouet

Presses universitaires de Caen | « Le Télémaque »

2003/1 n° 23 | pages 133 à 148


ISSN 1263-588X
ISBN 2-84133-200-4
Article disponible en ligne à l'adresse :
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ÉTUDE

Rousseau peut-il comprendre Émile ?

Résumé : On pourrait penser que l’aspiration à la liberté, qui anime le Siècle des Lumières, con-
duit Kant et Rousseau à soutenir une même théorie moderne de l’éducation. Et puisque l’Émile
est antérieur à la Critique de la raison pratique et aux cours de Kant sur l’éducation, on pourrait
penser que Rousseau éduque Kant avant d’éduquer Claparède, Montessori, Dewey ou Freinet.
Or la notion de nature étant équivoque dans l’Émile, et dans le Discours sur l’Inégalité, la péda-
gogie rousseauiste n’est pas cohérente sur le plan conceptuel. Elle ne peut donc pas posséder la
dignité d’un idéal de la raison éducative : l’âge de raison, visé par la réflexion critique conceptua-
lisée systématiquement, n’est pas la prise de conscience esthétique d’un soi naturel.

K ANT ET ROUSSEAU s’accorderaient sur « cette idée que le but de l’éducation est
d’apprendre à l’homme qu’il est né libre et perfectible et que l’éduqué lui-
même est invité en quelque sorte à s’élever au-dessus de lui-même » 1. Pour com-
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prendre cette perfectibilité d’Émile, il faut montrer que le même idéal de la liberté,
pensé par la philosophie critique, était déjà présent dans l’Émile. Si tel est le cas,
Rousseau aurait mis Kant « dans le droit chemin » : son livre donnerait « une péda-
gogie cohérente sur le plan conceptuel », une « utopie au sens noble » 2, possédant
la dignité d’un idéal de la raison. Le même modèle se retrouverait donc, malgré des
différences d’accent ou de style, chez nos deux auteurs qui poursuivraient
le même objectif : former un homme libre qui se détermine par la raison, par devoir.
Il s’agit pour l’un et l’autre d’une éducation naturelle négative, qui consiste à garantir
leur élève de lui-même et de l’opinion 3.

Gilbert Py suggère même, en surévaluant peut-être l’originalité de Rousseau 4, que


la “fortune des idées pédagogiques de Rousseau” s’étend de Kant aux praticiens des
Écoles nouvelles (Claparède, Montessori, Dewey, Freinet) :
Cette pédagogie centrée sur l’enfant, dont on attend le développement intellectuel
par des méthodes actives programmées selon les âges et l’ordre des connaissances,
qui prend appui sur les aptitudes, sollicite la curiosité, est peut-être la meilleure
application des principes de Rousseau au dix-huitième siècle 5.

1. G. Py, Rousseau et les éducateurs. Étude sur la fortune des idées pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau
en France et en Europe au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 1997, p. 117.
2. Ibid., p. 69, p. 82.
3. Ibid., p. 117.
4. Voir la recension de M. Grandière : « Note critique sur Py (Gilbert), Rousseau et les éducateurs… »,
Histoire de l’éducation, n˚ 85, janvier 2000, p. 111-114.
5. G. Py, Rousseau et les éducateurs…, p. 537.

Le Télémaque, n° 23 – Éducation morale… – mai 2003 – p. 133-148


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134 ÉTUDE

Le pédocentrisme de l’Émile possède-t-il la cohérence conceptuelle sans laquelle


il ne pourrait constituer un idéal de la raison, ni permettre de bien éduquer un
homme libre et perfectible ?

Le pédocentrisme naturaliste de l’Émile

La nature éduque l’éducateur et l’éduqué :


Observez la nature, et suivez la route qu’elle vous trace. Elle exerce continuellement
les enfants 6.

L’éducateur doit suivre une route déjà tracée, mais il doit aussi « conduire » l’édu-
cation « depuis le moment de la naissance » d’Émile jusqu’au mariage avec Sophie,
et au mariage de leurs enfants. Comment conduire l’éducation suivant une route
qu’il faut suivre ? Le chemin de la vie est-il en tous un même devenir naturel ? Ou
bien chaque homme possède-t-il une liberté singulière ? Comment le but de l’édu-
cation peut-il être à la fois qu’Émile n’ait plus besoin « d’autre guide que lui-même »
et en même temps que la relation du gouverneur à l’éduqué soit indestructible, sauf
par « consentement » 7 ? L’enfant devenu adulte, guide de soi-même, ne cesse-t-il
pas d’être guidé ?
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Jean Chateau demande si « la notion de nature a vraiment un sens » 8, et conclut
qu’elle n’a pas le sens du milieu naturel pur, mais d’une nature reconquise, choisie
par le gouverneur en fonction d’un projet de régénération de l’humanité, à l’écart
de la corruption urbaine. Mais puisque l’éducation est naturelle on peut bien dire,
inversement, que la régénération de l’humanité s’opère par la naturalisation progres-
sive de la culture. Il faut donc penser le rapport entre éducation, culture et nature.
La notion de nature a changé de sens depuis que Bacon, Descartes et Galilée ont
expulsé les causes finales et repensé la matière, le mouvement et l’espace. Le cosmos
était ordonné. Du mouvement des astres jusqu’à la croissance des plantes, liée aux
saisons et destinée à nourrir les herbivores…, le cosmos est centré sur l’existence
civique, et théologique (la pensée de la pensée). L’éducation est alors la culture des
germes naturels – la violence étant, au contraire, le fait d’entraver l’épanouissement
autarcique d’un vivant.
Or avec la révolution copernicienne et galiléenne le monde cesse d’être naturel-
lement orienté. L’espace devient homogène, la matière inerte. Le concept de violence
doit donc changer : il y a des lois de la nature, mais plus de différence entre ordre
naturel et artifice. La nature étant devenue neutre ne peut plus être un guide, et
l’éducation ne peut plus être germination : elle ne peut être que l’invention d’un

6. J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation [1762], Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 49 (cité désor-
mais Émile).
7. Émile, p. 57.
8. J. Chateau, Rousseau, sa philosophie de l’éducation, Paris, Vrin, 1969, p. 184.
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genre humain, la culture (par différence d’avec la nature inerte). L’éducation peut
faire danser l’ours et la violence est l’atteinte portée à la liberté.
Or Rousseau corrige ces sens antique et moderne de la nature l’un par l’autre et
la beauté du style endort le sens critique.

Le sens moderne de la nature


Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse […], j’aperçois précisément
les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature fait
tout dans les opérations de la Bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en
qualité d’agent libre 9.

L’homme n’étant rien par nature n’est humain que par, et au cours de, son his-
toire individuelle et collective. La liberté est « la plus noble des facultés de
l’homme » 10 et le concept central est ici la “perfectibilité”, cette faculté proprement
humaine de se perfectionner, qui « à l’aide des circonstances, développe successive-
ment toutes les autres » 11.
La culture est la manière dont les hommes se projettent “librement”, en fonc-
tion de l’arbitraire cumulatif des inventions et des circonstances. La nature ne peut
aucunement guider le développement culturel, mais ce sont les « circonstances », les
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« différents hasards » 12 qui provoquent l’invention contingente d’une forme humaine,
plutôt que d’une autre. Le Caraïbe n’est pas l’Européen, et celui-ci peut vivre autre-
ment à l’avenir. Le guide est libre de tout enracinement.
Toutefois trois « états de nature » se succèdent dans le Discours de 1755 : la
nature c’est l’état animal de l’homme primitif, la vie solitaire et vigoureuse dans la
forêt, antérieure à toute relation stable. Dans cet état il ne peut y avoir « ni éduca-
tion ni progrès » et l’homme reste toujours un enfant 13. Mais la nature c’est aussi le
village, lorsque les hommes se sont sédentarisés et ont commencé à travailler indi-
viduellement. C’est l’âge d’or de l’humanité, son enfance rêvée, « la véritable jeunesse
du Monde » 14, « l’État de nature dans sa pureté » 15 dont l’homme n’est sorti que pour
son malheur, jusqu’à un troisième état de nature, la violence de l’inégalité moderne,
la loi du plus fort, que récusera le Contrat social : « un nouvel État de nature […]
fruit d’un excès de corruption » 16. Tout se passe comme si la bonne nature du village
était sensée, alors que la mauvaise nature, moderne, résulte du mécanisme aveugle
des rapports de force.

9. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755], in
Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1964, t. III, p. 141 (cité désormais Inégalité).
10. Inégalité, p. 185.
11. Inégalité, p. 142.
12. Inégalité, p. 162.
13. Inégalité, p. 160.
14. Inégalité, p. 171.
15. Inégalité, p. 191.
16. Inégalité, p. 191.

Le Télémaque, n° 23 – mai 2003


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L’Émeute et l’Éducation doivent permettre de remédier à cet excès de corruption,


en s’appuyant sur un quatrième sens du concept : le pur mouvement de la pitié,
« antérieur à toute réflexion » 17, l’instinct moral qui guide le bon cœur. Considéré
comme vertu ce mouvement du cœur permet à Rousseau de donner des références
à Sparte et à Platon 18.
Repérons maintenant le sens moderne de la nature dans l’Émile :

Nous naissons sensibles, et dès notre naissance nous sommes affectés de diverses
manières par les objets qui nous environnent. Sitôt que nous avons pour ainsi dire
la conscience de nos sensations, nous sommes disposés à rechercher ou fuir les objets
qui les produisent 19.

Cette disposition à rechercher ou fuir certains objets est-elle une structure innée,
une essence, ou l’effet de l’affection des objets sur des sens amorphes ? Puisque nous
pouvons contraindre par l’habitude ces dispositions, que nous pouvons les altérer
par l’opinion – par exemple nous contraindre à porter tel vêtement ridicule pour
paraître à la cour – elles ne sont pas naturelles : les dispositions, « avant cette altéra-
tion sont ce que j’appelle en nous la nature » 20. La nature serait une prédisposition
donnée et non pas une structure culturelle produite.
Mais la prédisposition d’un individu n’est pas une forme innée et universelle de
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l’existence humaine, puisqu’elle varie en fonction des objets.

C’est surtout dans les premières années de la vie que l’air agit sur la constitution des
enfants. […] Le pays n’est pas indifférent à la culture des hommes,

le nord ou le midi rend « les uns laborieux, les autres contemplatifs » 21. La première
pédagogie est dans la cuisine :

Les paysannes mangent moins de viande et plus de légumes que les femmes de la
ville ; et ce régime végétal paraît plus favorable que contraire à elles et à leurs
enfants 22.

Mais la nourriture n’est pas tout, et l’on est dans la limite entre la prédisposition
produite par le climat et l’habitude culturelle :

Les pays où l’on emmaillote les enfants sont ceux qui fourmillent de bossus, de boi-
teux, de cagneux, de noués, de rachitiques, de gens contrefaits de toute espèce 23.

17. Inégalité, p. 155.


18. Inégalité, p. 138 et la note 4. Dans l’Émile, p. 58-60. Mais la pitié, qui ne hiérarchise pas l’immédia-
teté sensible suivant un ordre cosmique, est-elle un sentiment naturel pour un Grec ?
19. Émile, p. 38.
20. Émile, p. 38.
21. Émile, p. 65, p. 56.
22. Émile, p. 64.
23. Émile, p. 44.
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Comparez un enfant emmailloté dans une atmosphère surchauffée, et un enfant


libre dans une chambre aérée, « et vous serez étonné de la différence de leur progrès ».
De même si l’on veut des enfants vigoureux il faut les laver « à l’eau froide et même
glacée » 24.
Si la constitution physique de l’enfant provient de la nourriture de la mère et
de ses premiers aliments, son éducation « commence à la naissance » 25. Ses disposi-
tions se forment en relation aux objets qui l’environnent. « Dès que l’enfant com-
mence à distinguer les objets il importe de mettre du choix dans ceux qu’on lui
montre » 26 : suivant la manière dont vous nettoyez la maison et son environnement
vous lui donnerez, ou non, la phobie des araignées, « des crapauds, des serpents, des
écrevisses » 27. Plus généralement
[les] sensations étant les premiers matériaux de ses connaissances, les lui offrir dans
un ordre convenable, c’est préparer sa mémoire à les fournir un jour dans le même
ordre à son entendement 28.

Par nature l’homme n’est rien. Sa “nature” physique et mentale est donc un
caractère acquis depuis sa conception, dans la nourriture de la mère et les soins du
nourrisson. La nature de l’enfant est une production culturelle, un artifice du péda-
gogue. Même le climat est en quelque sorte une donnée culturelle puisque l’enfant
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élevé à la campagne est différent du citadin. L’éducation n’est pas originairement
négative, la perfectibilité fonde la pensée pédagogique.
La perfectibilité est une notion commune aux Lumières, le mot lui-même étant
apparu vers 1750 dans la conversation de Turgot 29. On la trouve chez Condorcet,
dans un contexte politique et éducatif différent : « L’homme naît avec la faculté de
recevoir des sensations » et l’intelligence se développe « par l’action des choses exté-
rieures, c’est-à-dire par la présence de certaines sensations composées » de sorte que
« la perfectibilité de l’homme est réellement infinie » 30. Toutefois les conséquences
qu’en tirent Rousseau sont très différentes de celles de Condorcet ou de Diderot.
Pour ceux-ci la perfectibilité est un perfectionnement, pour Rousseau une tragédie.
Il retient seulement du concept moderne de la nature, ce qui lui permet de s’oppo-
ser à la conception antique d’une hiérarchie ordonnée des êtres, des sciences et des
fonctions, mais il ne parvient pas à penser la noblesse de la culture.
Or, puisqu’elle repose entièrement sur la liberté, la noblesse de l’existence humaine
civilisée devrait être reconnue, honorée, cultivée. Ainsi Condorcet défend, contre
Marat, les institutions académiques et prépare, en 1792, un décret sur l’organisation

24. Émile, p. 67.


25. Émile, p. 70.
26. Émile, p. 71.
27. Émile, p. 72.
28. Émile, p. 73.
29. Cf. Rousseau, Œuvres complètes, note 3, p. 142 (p. 1317).
30. Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Vrin, 1970, p. 1-3.

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générale de l’instruction publique, qui inspirera Jules Ferry un siècle plus tard – au
contraire le rousseauisme est une hypersensibilité à la souffrance animale et humaine
qui accompagne le progrès :

Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains
de l’homme 31.

La perfectibilité condorcétienne est perfectionnement, alors que notre liberté, selon


Rousseau, dégrade :

Homme, ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur, c’est toi-même. […] Le mal
général ne peut être que dans le désordre, et je vois dans le système du monde un
ordre qui ne se dément point 32.

Puisque la perfectibilité ne conduit pas au perfectionnement, et que la hiérarchie


naturelle du cosmos antique est détruite, la liberté n’est plus rupture avec le déter-
minisme naturel, mais rupture avec l’époque : vivre autrement. Or il ne s’agit pas
seulement de diverger, il faut retrouver la vraie vie : la liberté peut corriger l’Histoire
en revenant à la nature infrahistorique, par la pitié. La naturalisation de la culture
peut alors hésiter entre la stupidité sylvestre et la simplicité villageoise. L’enfant peut
régénérer l’humanité parce qu’il possède une nature dont la force et la structure
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sont antérieures, logiquement et génétiquement, à l’action du climat, de la nourri-
ture et des artifices. La nature est alors pensée au sens antique de prédisposition
éternelle.

La nature au sens antique

L’humanisation est une triste dénaturation. Alors que Sparte possède des lois
respectant la sélection naturelle 33, les villes de l’Europe moderne « sont le gouffre de
l’espèce humaine » 34. Les enfants n’y sont plus, comme à Sparte et comme dans la
forêt primordiale, « forts et robustes » 35 ; la civilisation n’a pas retenu la leçon de
Platon, elle use d’artifices pour prolonger l’existence d’un homme maladif, « dévoré
d’inquiétude pour peu qu’il s’écartât de son régime habituel » 36 – d’un homme qui,
ne méritant pas de vivre, ne mérite pas d’être éduqué :

Celui qui se charge d’un élève infirme et valétudinaire change sa fonction de gouver-
neur en celle de garde-malade 37.

31. Émile, p. 35.


32. Émile, p. 366.
33. Inégalité, p. 135.
34. Émile, p. 66.
35. Inégalité, p. 135.
36. Platon, République, III, 406 b, trad. fr. R. Baccou, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 158.
37. Émile, p. 58.
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La nature semble cruelle, mais une intelligence inconsciente la gouverne. Certes


la moitié des enfants qui naissent périt avant la huitième année [mais] les épreuves
faites, l’enfant a gagné en forces… Voilà la règle de la nature, pourquoi la contrariez-
vous 38 ?

Selon Platon et Aristote une intelligence naturelle ordonne tout le vivant : le désir
d’immortalité qui pousse les animaux à la copulation et à l’élevage de leur progéni-
ture est « désir de ce qui est bon » 39, de même que la vie adulte, en bonne santé
est comparable au mouvement circulaire des astres, qui est lui aussi la manière
qu’ont ceux-ci d’exister parfaitement en acte. C’est-à-dire que cette vie n’a pas
d’autre fin qu’elle-même 40.

De même la religion naturelle développe l’argument des causes finales :


Je ne sais à quoi le tout est bon, mais je vois que chaque pièce est faite pour les autres
[…]. La nature ne s’est pas contentée d’établir l’ordre, elle a pris des mesures certaines
pour que rien ne pût le troubler 41.

L’instinct ne devrait donc pas être méprisé par les modernes. Dans un paragraphe
contre Condillac se trouve un éloge de l’instinct « qui paraît guider, sans aucune
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connaissance acquise, les animaux vers quelque fin » 42.
Ici l’éducation n’a plus le sens d’une libre formation culturelle, mais d’un accom-
plissement :
On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l’éducation 43.

La diversité des plantes et des animaux est, pour Platon et Aristote, naturellement
ordonnée, et hiérarchisée, et dans la modernisation rousseauiste de la thèse il fau-
drait dire que la diversité culturelle (peuples, coutumes, religions, formes politiques,
etc.) est hiérarchisée. Mais le sentiment de l’égalité (la pitié) détruit le principe hié-
rarchique, et la hiérarchie naturelle est donc la supériorité de l’inculte et du grossier
sur le raffiné ! De même que la bonté naturelle des Caraïbes dépasse la perversion
européenne, de même l’homme sauvage n’a pas perdu l’instinct moral, la pitié natu-
relle, la commisération pour « l’animal souffrant » 44. La raison éloigne de la bonne
nature, isole les hommes et pousse au repli sur soi. Rousseau hiérarchise les cultures
en fonction inverse du développement de la raison – ce qui le distingue radicalement
de Kant, de Condorcet ou de Hegel.

38. Émile, p. 49.


39. Platon, Banquet, 207 a, trad. fr. L. Robin, Paris, Gallimard (Pléiade), 1950, p. 741.
40. A. Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard (Tel), 1993, p. 125.
41. Émile, p. 357 et 359.
42. Émile, p. 373.
43. Émile, p. 36.
44. Inégalité, p. 155.

Le Télémaque, n° 23 – mai 2003


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Trop souvent la raison nous trompe […]. Mais la conscience ne trompe jamais ; elle
est le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit
obéit à la nature et ne craint point de s’égarer 45.

La voix de la conscience immédiate est supérieure au discours logique de la raison.


Le sens antique de la nature n’est donc pas conservé dans sa pureté, avec la hié-
rarchie naturelle, notamment entre enfant et adulte – mais il conduit à un éloge
nostalgique de l’enfance. Si l’on poussait ce respect de la nature ou de l’enfance, on
obtiendrait une autodestruction de la culture, l’éducateur ne voulant plus accabler,
par ses instructions, le monde enfantin :
Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n’a
pas regretté quelque fois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l’âme est
toujours en paix 46 ?

Dans cette voie minimaliste Rousseau resserre


le plus qu’il est possible le vocabulaire de l’enfant […]. Je voudrais que les premières
articulations qu’on lui fait entendre fussent rares, faciles, distinctes, souvent répétées
et que les mots qu’elles expriment ne se rapportassent qu’à des objets sensibles qu’on
pût d’abord montrer à l’enfant 47.
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Refus de la langue policée au profit de la source même de la langue originaire et ori-
ginelle, le babil :
On a longtemps cherché s’il y avait une langue naturelle et commune à tous les
hommes ; sans doute, il y en a une ; et c’est celle que les enfants parlent avant de savoir
parler 48.

Rousseau s’opposait à Rameau : la mélodie, qui exprime le flux vital dans sa pureté,
ne doit pas être entravée par la forme harmonique, la structure mathématique mor-
tifère. Quant à la langue, la vocalité étant antérieure à la consonne, « l’accent est l’âme
du discours, il lui donne le sentiment et la vérité » 49. La phrase naturellement accen-
tuée n’a pas la neutralité impersonnelle de la phrase scientifique, ni les « manières
de prononcer ridicules, affectées et sujettes à la mode » de Versailles. L’éducateur ne
devrait donc pas corriger les accents régionaux au profit de la neutralité imperson-
nelle ou des affections aristocratiques. Alors que dans la ville les enfants marmonnent

45. Émile, p. 372.


46. Émile, p. 92.
47. Émile, p. 86, p. 81.
48. Émile, p. 74. Le maître de l’Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève, Jean Piaget, suggère aussi que
« la pensée de l’enfant précède celle de nos lointains ancêtres autant qu’elle précède la nôtre » (« Le
développement mental de l’enfant », in Six études de psychologie, Paris, Denoël, 1964, p. 43) ; mais
le langage étant « pensée collective » (p. 361), il faudrait montrer, pour soutenir cette thèse, que les
stades psychologiques du locuteur sont indifférents aux formes du langage.
49. Émile, p. 84.
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ROUSSEAU PEUT-IL COMPRENDRE ÉMILE ? 141

à l’oreille des gouvernantes 50, à la campagne ils doivent parler fort et articuler pour
se faire entendre. Se tenant au plus près de l’affectivité campagnarde la parole accen-
tuée est plus authentique. Il faut purifier “naturellement” l’affectivité elle-même,
rééduquer le sentiment.
La nostalgie de l’enfance et la théorie de la conscience comme instinct poussent
donc plutôt du côté de la rêverie chantante que du côté de l’articulation encyclopé-
dique des disciplines (Aristote, Thomas d’Aquin). On mesure ainsi l’écart entre la
nature, comprise comme cosmos dont l’ordre peut se refléter dans l’ordre discursif
du savoir, et la reprise partielle par Rousseau.

Éduquer la perfectibilité ou cultiver l’épanouissement ?


La liberté, comprise comme arrachement, nie le mécanisme neutre de la nature
pensée par les Modernes depuis Galilée : l’éducation perfectionne parce qu’elle
repose sur la perfectibilité. Au contraire la liberté comme indépendance respecte le
développement de la nécessité interne d’un être autarcique : l’éducation épanouit.
Ces deux compréhensions, Moderne et Antique, sont strictement contradictoires,
puisque la perfectibilité implique la rupture avec le donné alors que le développe-
ment suppose sa culture.
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Dans le premier cas la liberté est l’arbitraire positif, la faculté d’invention du
contingent, la faculté pour tel peuple et pour tel individu de se former un monde
propre, singulier, possédant une cohérence non enracinée originairement dans la
nécessité. Ce sens provient de l’indétermination de la subjectivité au sens de Pic de
la Mirandole ou de Pélage, et se trouve développé au XXe siècle par Sartre analysant
la conscience comme néantisation (le pour soi niant la facticité de l’en soi), ou par
Foucault thématisant « l’esthétique de l’existence », à partir de la volonté de « n’être
pas gouverné ». La cohérence narrative, paradoxale comme l’est le propos de Fou-
cault, lève cette indétermination 51.
Éduquer la liberté comprise comme arrachement c’est permettre à l’enfant de
prendre des risques et d’éprouver les conséquences de ses libres décisions. C’est le
sens de la punition immanente prônée par Rousseau, l’éducation étant un contre-
effet de l’action, la maturité de l’agent libre se produisant au fil des expériences qu’il
éprouve. La maxime fondamentale est ici le principe de la liberté naturelle :
Le premier de tous les biens n’est pas l’autorité, mais la liberté 52.

Ce Rousseau est compatible avec la compréhension chrétienne d’une Histoire édu-


cative : le sujet libre éprouve au cours du temps les conséquences désastreuses de sa
liberté arbitraire 53. Donner un sens à sa vie qui, originairement, n’en possède plus

50. Émile, p. 83.


51. Cf. P. Billouet, Foucault, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 116-117 et p. 211, n˚ 4.
52. Émile, p. 99.
53. Cf. D. Masseau, Les Ennemis des philosophes, Paris, Albin Michel, 2000, p. 370 sq.

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142 ÉTUDE

aucun, c’est apprendre à écrire son histoire et l’Histoire. Il suffit de conjuguer son
écriture avec l’Écriture pour que le principe de la liberté naturelle rejoigne son ori-
gine biblique. Mais Rousseau n’en tire pas la conséquence augustinienne d’une
autorité éducative de la religion révélée. Il s’agit au contraire de respecter la liberté
naturelle, ce qui semble impossible dans l’éducation sans la ruse pédagogique par
laquelle l’éducateur structure le champ des expériences possibles de l’éduqué :

Qu’il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez 54.

Alors la compréhension de l’enfant se retourne. L’éducateur prend les bonnes


décisions pour lui, non certes dans le détail des choix contingents, mais dans la
forme générale de la vie, dans l’ordre adapté à son âge et à sa croissance naturelle.
Ici il ne s’agit plus de respecter la décision enfantine dans sa contingence, mais la
nature humaine dans sa nécessité. La nature n’est plus le mécanisme aveugle de la
physique moderne, c’est le cosmos ordonné de la religion naturelle :

Posons pour maxime que les premiers mouvements de la nature sont toujours
droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain 55.

L’éducation ne doit donc pas combattre le péché originel, mais écarter les méfaits
de la culture (le luxe, l’artifice, etc.).
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Certes le cerveau d’un enfant possède « cette souplesse qui le rend propre à
recevoir toutes sortes d’impressions » 56, mais celles-ci proviennent d’une motricité
innée qui les provoque. La vitalité naturelle entraîne le corps à rencontrer les arbres
et les murs et à s’endurcir et se discipliner en même temps que les idées des choses
apparaissent de cette interaction :

Voyez le chat entrer pour la première fois dans une chambre ; il visite, il regarde, il
flaire […]. Ainsi fait un enfant commençant à marcher, et entrant pour ainsi dire
dans l’espace du monde 57.

La vivacité est naturellement centrée sur soi, et la « méthode inactive » consiste à


susciter la rencontre du monde à partir de cette autotélie :

Si, au lieu de porter toujours au loin l’esprit de votre élève. […] Vous vous appliquez
à le tenir toujours en lui-même et attentif à ce qui le touche immédiatement, alors
vous le trouverez capable de perception, de mémoire, et même de raisonnement 58.

L’ordre naturel du développement de l’enfant procède ainsi suivant deux phases


générales (raison sensitive puis intellectuelle), et sa singularité n’est pas l’effet du

54. Émile, p. 150.


55. Émile, p. 111.
56. Émile, p. 139.
57. Émile, p. 157.
58. Émile, p. 146, p. 147.
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ROUSSEAU PEUT-IL COMPRENDRE ÉMILE ? 143

hasard. Dans cette compréhension de l’éducation il n’y a pas de pur projet, de jet
dans le monde, et de construction de soi à partir de rien ; au contraire d’un projet
ex nihilo, un « génie particulier de l’enfant » module « l’envie ». De sorte que l’édu-
cateur doit d’abord prendre le temps d’étudier à qui il a affaire avant de mettre en
place les dispositifs judicieux pour le gouverner. L’éducation est ainsi le développe-
ment de ce qui est enveloppé, une germination :

Chaque esprit a sa forme propre, selon laquelle il a besoin d’être gouverné […].
Épiez longtemps la nature ; observez bien votre élève avant de lui dire le premier
mot ; laissez d’abord le germe de son caractère en pleine liberté se montrer 59.

Mais il ne s’agit pas seulement de la forme singulière d’un individu, parce que la dif-
férence naturelle des sexes, fondée sur « les fins de la nature », entraîne une différence
« d’esprit », « de visage » et du « moral » 60.
Cette germination qui apparente l’éducation à l’agriculture trouve bien sa place à
la campagne mais il faut veiller à ne point faire de l’enfant un rustre ! Le modèle n’est
pas le paysan dont l’esprit de dépendance routinière a tué toute initiative et toute
inventivité mais le bon sauvage, qui, n’étant encore relié à aucun ordre social par la
contrainte du travail collectif, « est forcé de raisonner à chaque action de sa vie » 61.
Donc l’éducateur n’intervient pas directement sur le cœur et l’esprit de l’enfant,
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mais installe les dispositifs adaptés au sujet dont il veut provoquer l’autoformation
et cela aussi bien dans l’ordre intellectuel avec l’expérience physique des choses que
dans la formation morale avec la punition immanente. Le fondement idéel de la
méthode est que l’éducateur installe une nature extérieure, en partie factice, per-
mettant à la nature intérieure, propre à l’enfant (force, conviction, sentiment), de
se déployer.
La liberté n’est plus l’arrachement, mais c’est l’autarcie d’une substance, la sou-
veraineté du vivant qui tient debout par ses propres forces. Ce sens grec se trouve
paradoxalement au détour d’une phrase de Paul Ricœur, suggérant que « le vécu
d’un sujet qui se sent être au monde » relève peut-être du niveau prénarratif, de la
« cohésion de la vie » antérieure à la cohérence narrative 62. Ici le négatif de la cons-
cience qui se pose en s’opposant, et en s’éprouvant, est postérieur à l’affirmation
positive de soi, le négatif est postérieur à l’être.
L’éducation de la liberté est alors essentiellement l’accomplissement, le devenir
pour soi de ce que l’enfant est en soi. On trouve ce sens dans le célèbre refus de

59. Émile, p. 113.


60. Émile, p. 466. Cf. Platon, République, V, 453 e – 457 b ; Condorcet, Cinq mémoires, Paris, Garnier-
Flammarion, 1994, p. 96.
61. Émile, p. 148.
62. P. Ricœur et J.-P. Changeux, Ce qui nous fait penser, Paris, Odile Jacob (Poche), 2000, p. 134 et
p. 156. Le paradoxe dans ce rapprochement est que Foucault le nietzschéen (païen) serait moins
enraciné dans la nature que Ricœur le chrétien. À moins que la cohésion de la vie ne soit elle-même
la création en la créature ?

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144 ÉTUDE

« sacrifier le présent à l’avenir » 63. Certes l’enfant peut mourir avant l’âge adulte et
lui infliger des souffrances justifiées par le seul résultat différé des exercices est
prendre un risque absurde. Mais c’est aussi que le temps de la maturation implique
une retenue :

La plus grande, la plus importante, la plus utile règle pour l’éducation ? Ce n’est pas
de gagner du temps, c’est d’en perdre 64.

Comme pour la croissance des plantes et des animaux, il faut savoir respecter les
cycles de la nature.

Le style de l’éducateur

L’éducation naturelle n’est donc pas pensée par Rousseau suivant un modèle
cohérent susceptible de valoir en tant qu’idéal de la raison. L’éducation est tantôt
perfectibilité, tantôt développement, et l’impossible articulation rationnelle entre
ces deux concepts contradictoires interdirait à Rousseau de comprendre l’éducation
d’Émile… si son discours abandonnait tout style.
Rousseau oppose l’oralité à l’écriture livresque. Au lieu d’une philosophie sys-
tématique (Kant), ou d’une politique des institutions (Condorcet), il nous donne
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l’épanchement d’un cœur sensible partageant la situation humaine de l’enfant –
d’un cœur presque encore enfantin :

Lecteur souvenez-vous toujours que celui qui vous parle n’est pas un philosophe,
mais un homme simple, ami de la vérité, sans parti, sans système. [Un solitaire] dont
les raisonnements sont moins fondés sur des principes que sur des faits 65.

Rousseau craint la perte du soi vocal et mélodieux, la noyade dans la science, « une
mer sans fond » 66. Il cite Locke et Quintilien, mais l’observation des choses est l’es-
sentiel :

Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas 67.

Par suite l’éducateur ne se divise pas en autant d’hommes que de disciplines ou


de fonctions. « L’enfant ne doit suivre qu’un seul guide » 68 qui, le prenant avant le
berceau, le mène à la paternité. « Vous donnez un gouverneur à votre fils déjà tout
formé ; moi je veux qu’il en ait un avant que de naître » et qu’il se charge aussi bien
de l’instruction que de l’éducation – celle-ci étant première. Il n’y a qu’une science

63. Émile, p. 91.


64. Émile, p. 112, et cf. p. 180.
65. Émile, p. 136.
66. Émile, p. 220.
67. Émile, p. 238. Rousseau écrirait-il des livres s’ils n’apprenaient à écrire ce qu’il faudra(it) savoir ?
68. Émile, p. 42. Idée très dangereuse selon É. Durkheim, L’Éducation morale, Paris, PUF, 1963, p. 120.
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ROUSSEAU PEUT-IL COMPRENDRE ÉMILE ? 145

à donner aux enfants, « celle des devoirs de l’homme » 69. Et ce n’est pas vraiment
une science, elle ne consiste pas en préceptes discursifs, mais en écoute de la voix de
la conscience.
La relation pédagogique est donc de maître à disciple, et non de professeur spé-
cialisé à élève. La distance et la spécialisation, qu’implique l’acquisition sérieuse du
savoir académique, sont la perte de la véritable éducation. Il ne faut donc pas que
l’enfant passe « successivement par tant de mains différentes » 70, ni qu’il ait le sen-
timent d’une distance entre son propre cœur et celui de l’éducateur :
Le gouverneur d’un enfant doit être jeune […]. Je voudrais qu’il pût devenir le com-
pagnon de son élève, et s’attirer sa confiance en partageant ses amusements 71.

Mais d’autre part l’éducateur ne peut mettre en place les dispositifs pédagogiques
adéquats que s’il se tient à distance de l’impulsion infantile, dans la maturité édu-
cative, dans la méditation de l’Émile.
Cette proximité affective dans le modèle éducatif, doublée de la prétention au
savoir réflexif, se retrouve dans la relation de l’auteur au lecteur. La position d’écri-
ture de Rousseau est en effet équivoque : on trouve l’ambiguïté dès la Préface, lors-
qu’il dit qu’« on croira moins lire un traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire
sur l’éducation ». Mais il ne s’agit pas d’un discours intime, confessant seulement
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une subjectivité offerte sincèrement en spectacle : il s’agit d’idées, dotées d’une pré-
tention à la vérité. Mais ces idées sont seulement trouvées dans l’esprit de l’auteur
(ou du siècle). Elles ne sont ni construites ni articulées systématiquement. La vérité
de ces idées ne relève donc pas, selon l’auteur, du discours théorique, dialogiquement
vérifiable, mais authentique, attesté par la conviction :
Je ne vois pas comme les autres hommes […]. Mais dépend-il de moi de me donner
d’autres yeux, et de m’affecter d’autres idées ? […]. Que si je prends quelques fois le
ton affirmatif, ce n’est point pour en imposer au lecteur ; c’est pour parler comme je
pense […]. Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit 72.

Cette position d’écriture ne permet évidemment pas de dépasser la particularité de


l’esprit de l’auteur. L’Émile ne peut donc pas prétendre élever son auteur au-dessus
de lui-même 73.
Mais puisqu’il s’agit d’un traité d’éducation, dépassant la particularité d’un
écrivain et engageant le devenir humain, il faudrait penser le processus éducatif à
partir de principes rigoureux et cohérents, capables de résister à la critique dans le
dialogue rationnel. Or le procédé chronologique de l’exposé rousseauiste, et la beauté
de sa prose, neutralisent le sens critique :

69. Émile, p. 55.


70. Émile, p. 63.
71. Émile, p. 55 et p. 359 : « Souvenez vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment. Je l’expose. »
72. Émile, p. 32.
73. Cf. supra, la note 1.

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146 ÉTUDE

Je dois lire et relire Rousseau jusqu’à ce que la beauté de l’expression ne me trouble


plus : car alors seulement je peux le saisir avec la raison 74,

note Kant.

Conclusion : L’éducation morale

Si « l’essentiel de l’Über Pädagogik, comme de l’Émile, porte sur l’éducation


morale » 75, peut-on dire que l’éducation de la liberté repose sur le même concept
dans la philosophie critique et dans la pédagogie rousseauiste ?
Au fond la nature selon Rousseau est le sentiment immédiat (pitié, conviction),
l’intimité pure posée comme valant universellement du simple fait d’être éprouvée,
puis énoncée, par Jean-Jacques. Frédéric Worms définit la nature dans l’Émile comme
« le principe interne à l’individu de choix entre les objets, source d’action et de valo-
risation » 76. Mais quel est le principe du choix ? Choisir arbitrairement sa vie ou choi-
sir suivant l’ordre cosmique ?
G. Py suggère que l’essentiel est le rapport immédiat à soi-même, la promesse
que l’on trouverait identiquement chez Rousseau et chez Kant. De même que le
gouverneur d’Émile constate qu’il rencontre « en son disciple une source dans les
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attitudes de ses choix fondamentaux sur laquelle tout son art d’éducateur reste sans
prise », de même Kant pense que « le caractère intelligible » relève exclusivement de
la liberté : il ne peut en aucune manière être « formé » ou « cultivé » par l’éducateur ;
chacun « se le donne à lui-même ». Mais toute la question est de penser la donation.
G. Py interprète le caractère intelligible au sens d’une relation anomique du soi à
soi, d’une “ipséité préthétique” ou d’un “pro-jet”, comme dirait Sartre. Kant, écrit-il,
évoque à ce propos, dans l’Anthropologie, l’idée
[d’une] promesse de soi-même à soi-même qui va déterminer pour toute la suite de
l’existence, une « nouvelle ère » de la personne 77.

Mais cette compréhension anthropologique de la subjectivité pratique peut-


elle négliger la rationalité de l’intelligible établie dans la Critique de la raison pratique ?
En effet la promesse n’est rien sans la loi morale qui exige son respect. Lorsque
s’ouvre l’avenir personnel, non plus seulement dans la “mienneté” de la mort (Hei-
degger), mais pour la conduite morale de la vie (Kant), un discours a été tenu, peut-
être « une étourdissante méditation » 78. Le temps pratique, la vie morale, ne peut
s’ouvrir qu’à partir de la loi de la raison, antérieure à la conscience, et fondatrice du

74. V. Delbos, « Kant et Rousseau », Revue de métaphysique et de morale, 1912, p. 432.


75. G. Py, Rousseau et les éducateurs…, p. 113.
76. F. Worms, Émile ou De l’éducation, livre IV, Paris, Ellipses, 2001, p. 32. Ce livre est issu d’un cours,
donné à l’École normale supérieure, pour l’agrégation de philosophie.
77. G. Py, Rousseau et les éducateurs…, p. 111-112.
78. H. de Balzac, Le Père Goriot [1835], Paris, Gallimard, 1971, p. 161.
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sentiment moral de respect. La nouvelle ère de la personne suppose le dépassement


de la “nature”.
La projection de citations des Critiques dans les notes des cours d’Anthropologie
et de Pédagogie ne peut donc pas remplacer la compréhension de la rigueur interne
du système critique ni de la théorie de l’éducation qu’il appelle sans la développer 79.
Comment interpréter les notes des cours de Kant sur la pédagogie, donnés de 1776
à 1787 à partir de manuels et publiées par Rink en 1803 (avec des additions) ? Il faudrait
soigneusement distinguer dans ces notes ce qui relève des préjugés du siècle – y com-
pris sous la plume de (l’auditeur de) Kant – de ce qui obéit à la rigueur du système
critique. Kant commente le Methodenbuch de Basedow (1774), puis le Lehrbuch
(1780) de Bock, mais n’opère pas, pour l’éducation, un travail scolastique (systé-
matique et livresque), comme il le fera pour la physique dans les Premiers principes
métaphysiques de la science de la nature (1786) relativement à la Critique de la raison
pure (1781), ou pour le droit et la vertu, dans la Métaphysique des mœurs (1797),
relativement à la Critique de la raison pratique (1788).
Ainsi Gilbert Py ne peut-il rapprocher Kant et Rousseau qu’en négligeant la
solution de l’antinomie de la liberté dans la Critique de la raison pure. Alors que la
thèse et l’antithèse s’accordent pour considérer que la liberté est l’écart contingent
du déterminisme naturel (écart dont la possibilité est soutenue par la thèse et con-
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testée par l’antithèse), la solution critique consiste à récuser cette identification,
commune à la thèse et à l’antithèse, de la liberté et de l’anomie. La liberté au sens
critique n’est ni libérale ni libertaire, parce qu’elle est strictement équivalente à
l’autonomie morale 80. Cette différence est fondamentale dans la relation de la cons-
cience et de la loi : celle-ci est fondatrice de la conscience morale. Alors que pour
Rousseau la conscience est primitive et repose sur le sentiment naturel de pitié, la
conscience morale est, selon la Critique, la manifestation subjective de la loi pratique
de la Raison, de sorte que la conscience du Bien est nécessairement postérieure à la
conscience de la Loi. Cette postériorité fait l’objet d’un chapitre entier de la Critique
de la raison pratique (chapitre II) et d’une vigoureuse mise au point sur le « couplet
bien connu » selon lequel le sentiment moral serait fondateur 81.

79. La Méthodologie de la raison pratique pose le problème de l’éducation morale. Sur la différence des
anthropologies de Kant et Rousseau, cf. A. Philonenko, L’Œuvre de Kant, t. II, Paris, Vrin, 1972,
p. 48. Mais, outre la différence entre les anthropologies, il faut aussi penser la différence entre Cri-
tique (que dois-je faire ?) et Anthropologie (qu’est-ce que l’homme ?) : cf. M. Foucault, Les Mots et
les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 352.
80. « Les lois pratiques de la liberté et le caractère intelligible viendront réconcilier liberté et légalité »,
écrit un traducteur (Fr. Marty ?) de la Critique de la raison pure (Rousseau, Œuvres complètes, p. 1691,
note 1). Cf. Kant, Critique de la raison pratique, § 5-6 et § 8 (trad. fr. P. Billouet, Paris, Ellipses, 1999,
et dans le vocabulaire : “autonomie”, “fond-déterminant”, “liberté”, “volonté”).
81. Kant, Théorie et Pratique, Ak., VIII, 284, in Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard (Pléiade), 1980,
vol. 3, p. 262. Cf. l’article “Sentiment moral” dans R. Eisler, Kant-Lexikon, trad. fr. A.-D. Balmès et
P. Osmo, Paris, Gallimard, 1994, p. 963-965.

Le Télémaque, n° 23 – mai 2003


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148 ÉTUDE

Dès lors la compréhension de la liberté du sujet moral n’a absolument pas le


même sens lorsqu’il s’agit pour un soi de se gouverner intimement dans la vie (per-
sonnelle, sociale, politique) ou pour un tel gouvernement, de soi, de se penser comme
pouvoir exécutif de la loi, issue de la raison. Dans le premier cas la liberté est l’auto-
détermination, évaluant toute règle particulière relativement à sa “nature”, à sa
promesse fondatrice, à son caractère insondable posé comme source de toute exi-
gence et comme limite de toute incrimination, alors que dans la Critique de la Raison
pratique la liberté est l’autonomie, le gouvernement de la conduite et du jugement
réglé par la raison universelle.
Un même idéal de la raison ne se trouve donc pas dans l’Émile et dans la Critique
de la raison pratique. Il ne s’agit pas de former un homme qui se détermine par le
devoir et par la raison dans le même sens : pour Rousseau la raison est seconde rela-
tivement à l’intimité affective, intellectuelle et morale, alors que ces dimensions du
soi sont en œuvre dans l’éducation et la culture comprises à partir de la philosophie
critique. La fidélité à soi est tantôt l’entêtement, la liberté dans la forme de la servi-
tude, tantôt la culture, la liberté réfléchie et raisonnable.

Pierre BILLOUET
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