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Agentivités, créativités
et souveraineté kanak (Arama et nord Hoot ma Whaap,
Nouvelle-Calédonie)
Denis Monnerie
Dans Journal de la Société des Océanistes 2016/1 (n° 142-143), pages 53 à 72
Éditions Société des océanistes
ISSN 0300-953X
DOI 10.4000/jso.7576
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Denis Monnerie
Éditeur
Société des océanistes
Référence électronique
Denis Monnerie, « Résistances à la patrimonialisation. Agentivités, créativités et souveraineté kanak
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Denis MoNNeRie*
RÉSUMÉ ABSTRACT
Au nord de Hoot ma Whaap (Nouvelle-Calédonie), en In the North of Hoot ma Whaap (New-Caledonia),
particulier à Arama, on observe des prises de positions especially in Arama, one may observe diferent attitudes
pouvant sembler contradictoires envers des phénomènes towards phenomena seemingly related to the performance
de type patrimonialisation. L’analyse de l’ethnographie of cultural heritage. he analysis of the ethnography helps
permet de mieux comprendre ces diverses prises de posi- understand these diferent attitudes, showing the role of
tions, en soulignant le rôle de collectifs délibérants qui collective deliberations in deciding or refusing the perfor-
décident ou refusent l’emploi de procédures opératoires mance of Kanak operating procedures which elaborate
cérémonielles kanak d’élaboration des relations, dont relations, some of which are instrumental in expressing
certaines fondent les souverainetés locales et régionales. local or regional sovereignty. In this perspective, some
Dans cette perspective, des demandes de performances proposals for cultural performance can be refused as
culturelles peuvent être refusées qui dévaloriseraient this would demean the ceremonial operating sequences
certaines séquences opératoires en les séparant de contextes involved by separating them from ceremonial contexts and
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Le terme patrimonialisation1 décrit des catégo- peuvent être locaux ou nationaux, comme c’est
risations, prises de décisions et actions politiques, le cas en France avec les diverses institutions dites
juridiques, administratives et associatives ciblant du patrimoine qui ont été développées à partir des
des environnements et ce qu’il est convenu années 1960 sous l’impulsion d’un ministre de la
de nommer la culture. Les cadres de ces actes Culture, André Malraux2. ils peuvent aussi être
1. Cet article est issu d’une communication à la conférence Patrimonialisation des cultures et difusion des pratiques artistiques
dans le Paciique francophone tenue à Port-Vila les 21-23 octobre 2014. Je remercie les organisateurs, Marcelin Abong, Marc
Tabani et Serge Tcherkézof de m’avoir invité et proposé de réléchir au thème de la patrimonialisation. Lors de cette communi-
cation, ma position a pu être mal comprise, ce dont une remarque dans la thèse de C.Graille (2015) m’a fait prendre conscience.
J’ai tenté, dans ce texte de lever toute ambiguïté. Pour leurs critiques et suggestions sur plusieurs versions de ce texte, merci aux
participants à cette conférence ainsi qu’à i. Berdah, S. Chave-Dartoen, L. Decottignies-Renard, D. Fasquel, S. Graf et K. Le
Mentec ainsi qu’aux lecteurs du JSO. Bien entendu, les analyses et éventuelles erreurs de ce texte sont de mon seul fait.
2. De 1980 à 2010, le ministère de la Culture a réalisé une institutionalisation forte par la création de la Mission du Patri-
moine ethnologique, qui se dilue ensuite dans le Département de pilotage de la recherche et de la politique scientiique (dprps).
* Anthropologue, professeur à l’institut d’ethnologie, Université de Strasbourg, en délégation au cnrs – Aix Marseille
Université credo (umr 7308), monnerie@unistra.fr
Journal de la Société des Océanistes, 142-143, année 2016, pp. 53-72
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internationaux comme le montrent les actions formes de patrimonialisations qui sont mises en
patrimoniales de l’unesco qui, elles, concernent avant par les institutions administratives françaises
potentiellement une large part de la planète et ou l’unesco, par exemple, font la promotion de
s’airment comme universelles. Patrimonialiser la reconnaissance de biens communs avec des
implique des décisions de délimitation et de préoccupations de préservation, de gestion et
séparation d’éléments de l’environnement ou de d’accès élargi. D’autre part, avec des formes de
la culture, lesquelles ont des visées de préservation prestige éventuellement associées, se manifestent
et de mise en valeur et d’où les dimensions des appétits pour des revenus et proits monétaires,
économiques – en particulier de marchandisation qui concernent leurs marchandisations directes,
– sont rarement absentes, souvent associées à indirectes ou médiatisées. il s’agit là en efet d’une
des processus de mise en spectacle. Avec le rôle composante signiicative et à fort potentiel de
central joué par l’unesco, l’actualité des processus croissance, de la globalisation capitaliste. Ces deux
de patrimonialisation implique désormais une préoccupations et dynamiques interagissent à des
large part de l’humanité et du monde à travers degrés variables, pouvant se trouver en tension, en
d’innombrables lieux, pratiques et événements conlit, ou se renforcer, en particulier autour de la
donnant lieu – ou non – à des décisions notion de mise en valeur. C’est le cas pour l’accès
d’inscription au Patrimoine de l’humanité, elles- large, mais souvent monétarisé, à des éléments
mêmes soumises à des appréciations pouvant être du monde catégorisés comme patrimoniaux –
divergentes. Ces processus de patrimonialisation qui, comme toute marchandise moderne sont
ont donc une dimension globalisée en interaction dotés de logos. Des questions de droits d’auteur
avec des dynamiques très diverses impliquant peuvent aussi être posées. La notion de mise en
souvent des dimensions locales et nationales, valeur du patrimoine est en efet un des espaces
touchant ainsi à des questions de souverainetés. clés d’articulation de ces deux préoccupations et
Ces interactions et imbrications de diférentes dynamiques. Le sémantisme large du terme valeur
échelles et thématiques en font un objet d’analyse, renvoie aussi bien à des dimensions monétaires
de rélexion et de débats pour de nombreux et à la marchandisation qu’à des aspects d’ordre
observateurs, en particulier des anthropologues. statutaire, afectif ou esthétique, comme il peut être
Les aspirations à l’universel pour chaque patri- attaché à des exigences telles que l’accès à des biens
moine qualiié de « mondial », ou « de l’huma- communs partagés. Cette élasticité sémantique de
nité », ne doivent pas faire oublier que les fonde- la notion de valeur ouvre sur des débats impliquant
ments de la notion de patrimoine renvoient au des personnes et des composantes des patrimoines
monde européen. Qui plus est, dans la tradition ainsi déinis avec non seulement des considérations
européenne, un patrimoine peut être matériel ou de souveraineté et de légitimité, mais aussi des
immatériel3 (Bortolotto, 2011), une opposition logiques et stratégies d’acteurs positionnées autour
qui renvoie à celle entre matière et esprit, forme de la valorisation, rarement de façon homogène,
de dualisme marquant l’histoire de la pensée donnant lieu à des débats et impliquant aussi
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par exemple régionale ou nationale qui n’étaient qu’est la poursuite de la colonisation sous une
pas nécessairement prévus dans les projets initiaux forme modernisée, une considérable et habile
de l’unesco concernant le patrimoine mondial. communication gouvernementale8 met en avant
Dans la perspective très large qui est celle des des éléments incontestables, mais subordonnés,
patrimonialisations, pour contribuer à saisir ce de dévolution locale de certaines compétences,
qui se joue au plan de l’anthropologie sociale et alors qu’aujourd’hui encore tous les pouvoirs
culturelle – c’est-à-dire selon Marshall Sahlins régaliens sont détenus par la France, pour laquelle
« pour comprendre de grandes choses à travers de cet archipel océanien revêt une grande importance
petites choses » (2000 : 512) –, ce texte s’attache (Leblic, 1993 ; Mohamed-Gaillard, 2010). Des
à montrer comment des Kanak de Nouvelle- débats, parfois vifs et des retournements politiciens,
Calédonie œuvrent à développer et à garder souvent confus, accompagnent ces élargissements de
une mesure de contrôle sur leurs pratiques et compétences. on observe cependant que, dès qu’une
expressions spéciiques. Après un rappel de la revendication kanak vraiment fondamentale vient au
situation politique de la Nouvelle-Calédonie, je devant de la scène – comme celle, très sensible de la
présenterai une série d’événements qui semblent composition du corps électoral9 –, seule une réunion
relever de phénomènes de type patrimonialisation. et une décision de la plus haute instance politique et
Toutefois, l’analyse ine de ces événements et leur constitutionnelle française, le Congrès – Assemblée
confrontation me permettra de distinguer, d’une nationale et Sénat réunis à Versailles –, permet de la
part, des phénomènes de patrimonialisation im- prendre en compte. C’est pourquoi je caractérise la
pliquant des séparations et, d’autre part, sous- situation contemporaine de la Nouvelle-Calédonie,
tendus par des dynamiques diférentes, des celle des accords, comme une « colonisation
processus que je qualiierai de « détachement- modernisée »10 (Monnerie, à paraître).
reconiguration » qui ouvrent sur des formes La création de l’entité politique et administrative
d’agentivités, de créativités et d’expressions de qu’est la province Nord11 qui concerne une part
souveraineté dans le monde kanak. importante de l’ethnographie présentée ici, résulte
des accords de Matignon. Ce cadre spéciique
implique d’observer des formes de patrimonialisation
qu’elle met en œuvre, avec des démarches
Le cadre: la colonisation modernisée de la politiques et administratives de gouvernance, du
Nouvelle-Calédonie haut vers le bas, de l’extérieur vers le local visant,
outre certains bâtiments, des expressions déinies
La Nouvelle-Calédonie est depuis 1853 une comme culturelles. Nombre de ses entreprises
colonie de la France. L’histoire récente du pays a de patrimonialisation qui vont être décrites ici
été marquée dans les années 1980 par une longue relèvent de façon signiicative d’un ancrage dans des
insurrection indépendantiste, principalement ka- catégories et procédures, notamment administratives
nak, qui fut durement réprimée. Les afrontements
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horticulteurs avec – depuis une dizaine d’années qu’ils se positionnent pour leurs transferts de
– des salariés de plus en plus nombreux dans des prestations (monnerie, 2012a, 2014, 2016a-b).
activités liées à l’exploitation du nickel qui est une
importante ressource minière et économique du
pays. arama, sous la forme de la Grande maison
teâ aâôvaac, qui inclut le village de tiari, est une Ethnographie, anthropologie et
des douze sociétés locales de hoot ma whaap, patrimonialisation
système régional acéphale12 où sont parlées une
dizaine de langues austronésiennes ainsi que le Recueillies entre 1992 et 2012, le plus souvent
français kanak13 (monnerie, 2001, 2003, 2005). loin de nouméa, mes données ethnographiques
ce contexte ethnographique est, il faut le relatives à la question de la patrimonialisation de la
souligner, diférent de celui de la plupart des travaux culture kanak et aux phénomènes associés sont de
réalisés sur les questions de patrimonialisation, de prime abord contradictoires, paradoxales. dans un
mise en spectacle de la culture (etc.), en nouvelle- contexte de mise en avant de la culture15 comme
calédonie. ceux-ci portent principalement élément clé de revendications de souveraineté kanak
sur la capitale, nouméa, et sa proche région en (monnerie, 2002, 2003b, 2005), elles montrent
voie d’urbanisation rapide, au sud de la Grande deux tendances qui peuvent sembler opposées. ce
terre, distante d’environ 450 km d’arama. Selon sont principalement, d’une part, des manifestations
les statistiques de 2014, 180 000 habitants, soit de résistance à des demandes de performance,
plus des deux tiers de la population totale de de mise en scène dans des festivals en particulier,
269 000 habitants, étaient concentrés dans le relevant de formes de patrimonialisation et, d’autre
Grand nouméa, sur une supericie équivalent à part, des initiatives locales consistant à adapter
environ 6 % du pays. historiquement, nouméa – des actes sociaux et culturels classiques du monde
longtemps surnommée « nouméa la blanche » – a Kanak dans des cadres d’événements innovants.
d’abord été une ville où les Kanak n’étaient pas les en tant qu’anthropologue, j’ai été impliqué
bienvenus, leur accès y étant strictement réglementé dans des processus de patrimonialisation. Je
(merle, 1995). dans cette partie urbaine de la suis venu travailler en nouvelle-calédonie dans
nouvelle-calédonie le (ré)ancrage local des Kanak le cadre d’un programme scientiique intitulé
est donc le plus souvent relativement récent.il est Études des sociétés kanak (ESK) : ethnologie, histoire,
parfois efectué dans des formes architecturales linguistique, élaboré par Jean-marie tjibaou pour
et urbanistiques spéciiques d’autoconstruction, les accords de matignon, qui en avait conié la
localement dénommées « cabanes », pouvant être direction scientiique à l’anthropologue daniel de
proches de bidonvilles. nombre de ces Kanak se coppet (ehess, Paris), accompagné d’un conseil
déinissent par rapport à des origines extérieures à scientiique. Dans ce cadre, deux ethnologues
la capitale, tantôt paternelles, tantôt maternelles, avaient été invités par le Conseil coutumier
tantôt plus largement familiales. par exemple Hoot ma Whaap16 à travailler à Paimboas et
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le 22 juillet 2012, lors d’une des réunions il souligne que pour cette manifestation tenue à
dominicales que tiennent régulièrement des Poum, les gens d’Arama ne sont pas venus danser
dignitaires et les élus d’arama, la parole est en délégation, mais que certains sont venus quand
donnée au porteur du projet, un homme kanak même assister à l’événement (cf. note 24). il
que je nommerai X., qui a un rôle au plan culturel propose à Arama d’organiser en novembre 2012
à la mairie de poum. il est âgé et respecté comme une manifestation analogue, indiquant qu’à « la in,
remarquable connaisseur du monde kanak et de il y a une somme d’argent qui revient à Arama ».
ses activités culturelles. il habite un autre village X. présente ainsi une forme d’expression
proche, relevant d’une autre société locale de hoot acceptée par un monde kanak voisin, mais il sait
ma whaap : la Grande maison teâ nêlêmwâ, de que ces « mises en scène culturelles » peuvent
langue nêlêmwâ. pour argumenter sa demande il poser des problèmes à Arama qui a déjà décliné
décrit une manifestation tenue en novembre 2010 des invitations à participer à des festivals de
à poum, qu’il présente en la qualiiant d’emblée danse. exprimés avec prudence, indirectement,
de « mise en scène culturelle25 ». il en parle en creux ou dans des dénégations, ses arguments
longuement, évoquant : donnent à comprendre certaines des raisons de
ces refus d’Arama. X., lui-même, qui a beaucoup
« [la] transmission du savoir, de chants, de paroles
concernant la danse, de traduction de la danse… de réléchi au relations des mondes kanak, français
savoir être. » et américain, comprend bien l’ambiguïté de
telles manifestations dans leur proximité avec
il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas : des spectacles (dans une conversation au début
des années 1990, il comparait le kaneka avec la
« d’un festival, c’est la mise en scène de la vie cultu- musique de blues des noirs américains). Ambigu
relle… le chef vient avec ses danseurs. » aussi le rôle qu’y joue l’argent : il évoque ainsi, à la
Une journée pleine a été consacrée à : fois, la gratuité de la participation, le paiement des
danseurs et une somme globale promise à Arama.
« [la] place des traditions : sculpture, vannerie, jeux Avec beaucoup de inesse, il met en avant le
traditionnels… les contes le soir. il y a une baraque concept de spect-acteur soulignant la participation
pour les sculpteurs, une pour la vannerie ; l’assiette de tous en fonction des compétences de chacun
traditionnelle est proposée aux gens, qui peuvent qui, précisément, caractérise les cérémonies kanak
choisir de manger dans l’assiette des Blancs... [mais classiques (Monnerie, 2014) ce qui, selon lui,
s’ils le veulent] ils vont apprendre à tresser l’assiette
[traditionnelle]. il y a des ateliers. on ne vient pas se retrouve dans les manifestations de mises en
consommer le spectacle, même la cuisine c’est un ate- scènes culturelles qu’il promeut.
lier. » en quoi les préoccupations de X. et de la
commune de Poum sont-elles éloignées de celles
il prend l’exemple de la préparation des tortues : exprimées par André héain Hiouen presque
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25. ndlr. – en 1999, le JSO 109, avec a. Babadzan, a publié un dossier sur Les politiques de la tradition. Identités culturelles
et identités nationales dans le Paciique (http://jso.revues.org/persee-246572).
26. ou de la participation observante que l’on peut parfois distinguer – j’ai pratiqué les deux formes selon les circons-
tances, ainsi que des entretiens et, plus largement, essayé de mettre en œuvre toutes les techniques scientiiques de l’obser-
vation ethnographique de terrain connues de moi. ma priorité toutefois a toujours été, avec mes visées informatives, de ne
pas être en position de choquer mes hôtes et interlocuteurs par ma présence, mes questions ou mon attitude.
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problème. à arama, non seulement une décision la proximité au site qui a donné son nom à la
dans ce domaine doit être collective, mais on civilisation lapita27. il s’agissait aussi de délocaliser
considère qu’il existe de fortes diférences entre hors de l’agglomération de nouméa une partie des
le spectacle sur commande et l’actualisation manifestations, pour toucher l’ensemble du pays28.
légitime d’actes cérémoniels qui participent de l’attitude des gens d’arama vis-à-vis de ce
l’élaboration des relations du monde kanak, et festival est intéressante à observer pour complé-
n’en sont pas seulement la représentation ou la ter la compréhension de leurs positions envers la
performance (monnerie 2012a, 2014, 2016a-b). patrimonialisation de la culture. car malencontreu-
Je reviendrai sur ces tensions entre déroulement en sement, les dates choisies pour ce festival corres-
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photo 4. – Un des grands repas collectifs pour le 150e anniversaire de la christianisation et la rénovation de
l’église d’Arama, au « marché », 18 septembre 2010 (© D. Monnerie)
photos 5-6. – Préparation du four de tortues (etc.) Arama, au « marché », 16 septembre 2010, 10h20. Durée
de la cuisson : 1h20 et saisie par le « garde nature » d’une partie de la viande de tortue cuite au four, le même
jour à 12h15 (© D. Monnerie)
côté poitrine, sous un titre Bwanenyôôbu34 - Gao comme suit. dans une première phase, au
ma Jamadic, on peut lire « 24 septembre 1853 la matin du 25 septembre, ain de « lever le deuil
nuit est tombée sur Kanaky. 24 septembre 1998 kanak », fut efectuée la cérémonie de pardon et
à nouveau le soleil se lève ». occupant presque de paix thaledo36 qui vise à rectiier des erreurs
la moitié de cette face du tee-shirt, à droite une du passé. il s’agissait de la part des gens de hoot
lèche faîtière35 sur fond de soleil lanquant, ma whaap, spécialement de ceux de Balade,
à gauche, un portrait du « Grand chef philipo de s’excuser vis-à-vis de l’ensemble du monde
Bweôn de la cheferie pouma, exécuté le 30 kanak pour avoir accepté l’arrivée chez eux de
décembre 1858 à Bulaoc ». la colonisation le 24 septembre 1853, jour où
long et complexe, l’ensemble cérémoniel l’amiral Febvrier-despointes prit possession
qui marque les moments culminants de ce du pays au nom de l’empereur napoléon iii
rassemblement est piloté par le conseil hoot (Rozier, 1990, 1997). accomplie dans le même
ma whaap. il se déroule autour des poteaux lieu, au lendemain de cette date anniversaire, au
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34. C’est le nom d’une forme valorisée, rare et discrète, de réunion de Hoot ma Whaap.
35. Comme celle de « poteau central », l’expression « lèche faîtière » peut aussi désigner le teâmâ – ici nommé, comme
souvent en français, « Grand chef ». Sur le drapeau de Kanaky, comme sur celui de Hoot ma Whaap, une lèche faîtière se
détache sur un cercle jaune vif représentant le soleil.
36. Un thaledo fut aussi accompli dans un contexte innovant et élargi, en 1993 à Balade, à l’occasion du 150e anniversaire
de l’arrivée et de l’installation de prêtres catholiques sur la Grande Terre. il visait à la transformation des relations entre les
Kanak et l’Église. Cette dernière, par la voix de l’archevêque de Nouméa, y efectua une demande de pardon, relayée par le
Conseil Hoot ma Whaap par des paroles et des prestations cérémonielles, d’une façon proche de celle résumée ici (pour une
description plus détaillée, voir Monnerie, 2005 : 162-170).
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photo 9. – haledo, à droite les poteaux du gao ma jamadic, 25 septembre 1998, Balade (© D. Monnerie)
Photo 10. – La grande maison construite à Balade pour les cérémonies du 24 septembre 1998. on re-
marque, suite de l’incendie, l’absence du mur circulaire et la porte pratiquée dans le toit devant laquelle
sont disposées des prestations cérémonielles (© D. Monnerie)
fait dans le cadre d’actes collectifs innovants, structures coutumières et patrimoine culturel.
perçus comme légitimes, car mis en œuvre, avec leurs travaux furent résumés à la in de la
leurs signiications, dans un contexte cérémoniel, journée. pour le patrimoine culturel les points
par les dignitaires du Conseil. elle a un caractère saillants ont concerné la diversité des langues
sociocosmique bien marqué par le fait que le kanak, leur écriture et celle des toponymes, ainsi
déroulement du processus opératoire cérémoniel que les objectifs et le mode de fonctionnement
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son mur circulaire vertical, mais au toit conique d’action : ainsi de l’édition d’un tee-shirt (vendu
intact. Pour pouvoir y entrer, une porte fut aux participants), la nuit de danse où alternèrent
pratiquée dans le toit et les réunions et certaines la musique moderne du kaneka et les danses
des cérémonies y furent tenues. elle servit aussi circulaires dites de pilou. certaines de ces formes
aux repos diurnes et nocturnes des dignitaires. ne sont pas spéciiquement kanak, comme les
Le président du Conseil Hoot ma Whaap, ateliers de discussion et de rélexion. il s’agit donc
André héain Hiouen, lui-même de longue d’un événement qui, comme dans la majorité
date militant actif de l’uc et du flnks, défendit des cérémonies régionales kanak – c’est aussi un
la forme et les visées de la manifestation en trait des mariages (monnerie, à paraître) –, tout
disant que cette levée du « deuil kanak » n’était en mettant en avant des processus opératoires
pas politique mais destinée à proclamer une kanak bien airmés, intègre des éléments autres,
« indépendance culturelle kanak », déjà amorcée en particulier ici ces procédures des réunions
depuis longtemps par la revendication puis la politiques et associatives que sont les ateliers de
création des aires culturelles qui organisent le pays discussion et de rélexion.
en termes perçus comme kanak – à la diférence
des autres découpages administratifs et politiques
qui, eux, sont coloniaux (Monnerie, à paraître). Aspects de l’eicacité des procédures kanak
Ainsi les airmations répétées des spéciicités
et de l’autonomie culturelles kanak ne sont
pas seulement verbales, elles impliquent des l’événement que je viens de décrire, malgré son
actes collectifs, comme ceux que je viens de échec – relativement à ses ambitions initiales – eut
décrire. Y participent l’ensemble des préparatifs une eicacité signiicative, comme le montrent
cérémoniels, qui sont considérables : la plusieurs séries de faits qui s’y rapportent à des
mobilisation des hommes et des femmes degrés divers. d’abord, à court terme, quelques
pour la construction des abris provisoires, la jours après, en octobre, des barrages furent
préparation des festins, l’érection du gao ma établis sur les routes par des militants kanak. il
jamadic, la construction de la grande maison (et s’agissait, en rapport avec la signature déinitive
après l’incendie, sa réparation), la sculpture des de l’accord de nouméa, de faire pression sur
gardiens de la porte et de la lèche faitière – de les négociations en cours pour des transferts de
belle facture –, mais qui ne seront pas installés ressources de nickel vers la Société minière du
sur cette grande maison privée par l’incendie Sud paciique (smsp), dont les parts sont détenues
de sa dimension de complétude. Cet ensemble (i) en majorité par la province Nord qui est aux
cérémoniel se déploie dans le contexte et l’espace- mains des Kanak, et (ii) pour une fraction par des
temps spéciiques des grandes cérémonies de personnes – nombreuses à Arama. Ces transferts
Hoot ma Whaap avec les cérémonies thiam miniers étaient pour les militants kanak des
d’arrivée et d’accueil, les transferts et circulations préalables indispensables à la construction de la
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mettre in au deuil kanak, introniser la paix et des siècles, à partir du monde chrétien médiéval,
proclamer l’indépendance culturelle kanak ont où se manifestent des dynamiques de séparation
préiguré l’érection à Nouméa de ceux du Mwâ du théâtre d’avec la religion – longtemps
Kââ (Carteron, 2012 ; Graf, 2015, à paraître), sanctionnées par l’excommunication des
en partie sous l’impulsion du Sénat kanak. comédiens. dans ces mouvements complexes
Aujourd’hui, le « deuil kanak » a fait place dans et à très long terme de séparation du théâtre
tout le pays à une « journée de la citoyenneté » d’avec les rites et le religieux, les xixe et xxe
qui se veut large et consensuelle pour toutes les siècles ont largement accentué les dimensions
« communautés » du pays.
de marchandisation, de commercialisation.
celles-ci ont été encore développées grâce à
des technologies innovantes qui ont donné
Dynamiques européennes de séparations, naissance à ces formes dérivées du théâtre que
marchandisation et patrimonialisation sont le cinéma, la télévision et désormais les
jeux vidéos – les impressionnants revenus
J’ai distingué processus de patrimonialisation et de ce commerce mondialisé en témoignent,
procédures cérémonielles kanak, éventuellement régulièrement recensés dans les rapports annuels
innovantes. Je voudrais préciser ces distinctions de l’unesco. Parallèlement, certaines autres
dans des remarques qui ne prétendent pas à
l’exhaustivité sur des sujets immenses, mais formes de la culture – comme l’architecture, la
interviennent dans ce texte comme un contrepoint peinture, l’artisanat, les musiques et danses –,
au grain in de l’ethnographie qui a dominé ont été soumises elles aussi de façons diverses à
dans les pages qui précèdent, pour mieux faire des tendances anciennes à la séparation d’avec
apparaître des contrastes, en particulier celui que le reste du social et/ou du religieux. Tout ceci
j’établis entre (i) processus de « séparation » - que relève d’implications dans un mouvement
j’associe prioritairement à la patrimonialisation et général de spécialisation des compétences, du
(ii) processus de « détachement-reconiguration » travail, des savoir-faire et de marchandisation
qui caractérise certaines procédures cérémonielles du monde capitaliste. Mais aussi de visées non
kanak innovantes. (ou moins directement) commerciales : de
Du fait du poids et de la durée de la présence protection, restauration, conservation et de réac-
coloniale française en Nouvelle-Calédonie, tivation de biens et savoirs communs relevant de
comprendre les processus de patrimonialisation processus de patrimonialisation. Je propose de
qui sont à l’œuvre dans ce pays implique considérer que, associés à ces processus anciens
de poursuivre la contextualisation et le de séparation, les processus de marchandisation
questionnement historiques et civilisationnels sur et/ou patrimonialisation caractérisent des
les formes européennes esquissés en introduction
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emprise régionale (alors que le cndpa, lui, vise pour le 24 septembre, les danses, l’érection d’une
l’ensemble du pays). de création récente, sa grande maison et du dispositif gao me jamadic
légitimité initiale venait de ce qu’il était perçu et, éventuellement, les présentations d’artisanat
comme un acquis des luttes kanak des années ont ainsi toutes impliqué l’approbation et
1970-1980. Ses délibérations et décisions44 l’engagement du conseil. dans les actualisations
sont collectives, se déroulent dans le respect de de ces décisions d’agrément, l’implication
procédures considérées comme ancestrales, le plus collective est souvent répercutée par l’envoi
souvent ouvertes et closes de façon cérémonielle. de prestations accompagnées de messages
enin elles impliquent des dignitaires kanak et d’invitation aux événements ainsi projetés.
des vieux – dont beaucoup portent des noms ceci permet de mettre en place les préparatifs
ancestraux fortement inscrits dans les relations et d’élaborer un contexte cérémoniel, marqué
locales et régionales (monnerie, 2012b). il y a par des procédures d’arrivée et d’accueil. celles-
ainsi une part ancestrale non négligeable dans ci peuvent revêtir leur forme la plus solennelle,
certains de ces collectifs délibérants. celle du thiam, cérémonie canonique des
les initiatives et décisions positives évoquées relations régionales de hoot ma whaap, qui
ici de ce conseil concernent le détachement peut être étendue – comme à nouville en 1992
d’éléments du monde kanak de leurs contextes – aux relations de cette région avec d’autres
spéciiques de déroulement, comme des entités sociales kanak qui lui sont extérieures. le
présentations d’artisanat, des danses, des érections contexte cérémoniel dure jusqu’aux cérémonies
de grandes maisons ou de poteaux. Revenons sur de départ (monnerie, 2005). des expressions de
ce qui se passa en 1992 à nouville. la procédure la culture kanak peuvent donc être transportées
d’arrivée thiam a permis et légitimé l’arrivée et loin de leur localité d’appartenance, détachées,
la présence de l’ensemble des représentants de adaptées et présentées à des publics extérieurs.
hoot ma whaap dans le sud du pays, mais de mais il importe que les décisions au sujet de ces
façon inusitée: loin des chemins (daan) kanak processus de détachement-reconiguration soient
utilisés pour les relations translocales classiques prises dans un cadre perçu comme légitime et
dans cette région de l’extrême-nord. à son leur réalisation efectuée dans des contextes
arrivée, la délégation de hoot ma whaap fut appropriés. c’est une autre coniguration d’un
accueillie à la façon cérémonielle kanak locale par cadre collectif délibérant – une réunion de
les dignitaires de la région (ou « aire culturelle ») dignitaires et d’élus – que X choisit en 2012
aujourd’hui nommée djubéa Kaponé, dont pour proposer et rendre acceptable à arama le
relève nouville. cette adaptation fut mentionnée projet d’une « mise en scène culturelle » par des
dans un des discours de la cérémonie qui « spect-acteurs » dans le cadre de la commune de
soulignait le caractère exceptionnel de ce poum, à l’instigation de la province nord.
déplacement lointain. « nous sommes venus les refus tendent à concerner des processus
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ses propres cérémonies pour la commémoration les phénomènes évoqués ici. Globalement, à
du cent cinquantième anniversaire de l’arrivée l’extrême-nord de la nouvelle-calédonie, vis-à-
de la religion catholique, arama a voulu honorer vis de la forme modernisée de la colonisation on
le Festival des arts mélanésiens d’une prestation observe, comme marshall Sahlins l’a remarqué
prestigieuse. plus largement que « les sociétés locales du
en bref, les décisions doivent être prises par tiers et du quart monde essaient véritablement
des collectifs délibérants – qui ont souvent une d’organiser les forces irrésistibles du Système
dimension ancestrale et de souveraineté locale –, monde46 en fonction de leur propre système
localement perçus comme légitimes et mettant du monde, sous des formes variées, avec des
en place des contextes et actes cérémoniels. ces réussites qui ne le sont pas moins et dépendent
derniers, par leurs rôles centraux dans les (ré) de la nature de la culture indigène et du mode
airmations et transformations de relations sont de domination » (2000 : 506). ici ce sont des
conjointement des institutions et des moments collectifs délibérants – ayant classiquement des
tout à fait cruciaux du social (monnerie, 2005, rôles importants dans le monde kanak – qui
2012a, 2014, 2016a-b). dans ces décisions s’emploient à « organiser » les demandes de
collectives déterminantes, les critères et ressources type patrimonialisation qui sont l’objet de ce
– en particulier cérémonielles – oferts par les texte. leurs décisions maintiennent toujours
procédures kanak expriment tout leur potentiel les procédures opératoires cérémonielles kanak
d’adaptation. ceux-ci s’expriment souvent en au plan très valorisé qui est le leur, celui de
termes de détachement-reconiguration dans l’élaboration des relations des humains et
le cadre de processus opératoires cérémoniels du monde, relations sociocosmiques dont
innovants, pouvant viser une version de la certaines fondent les souverainetés locales et
souveraineté locale et régionale kanak étendue à régionales. à ce propos, on parle souvent de
l’ensemble du pays. culture kanak (wado ma weeng) pour référer à
une forme spéciique de souveraineté airmée
par des agentivités collectives, à la fois partagées
et hiérarchisées, impliquant les relations des
Conclusion personnes, des non-humains (par exemple, les
ancêtres) et de leur pays. dans cette perspective,
en océanie insulaire, les phénomènes de des demandes sont refusées qui dévaloriseraient
patrimonialisation tendent à être associés à certaines séquences opératoires en les séparant
des airmations de nations indépendantes de contextes cérémoniels et de leur eicacité
relativement jeunes et à se développer en contexte sur les relations. ceci même si c’est pour les
urbain. c’est pourquoi il m’a semblé intéressant intégrer dans des cadres prestigieux, artistiques,
d’observer et analyser des phénomènes de des mondes coloniaux et/ou globalisés.
type patrimonialisation dans le contexte de d’autres sont acceptées, où on repère toujours
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à cette rénovation, l’église a été traitée comme souvent les bâtiments locaux, avec un mélange d’innovation et de conserva-
tisme pas si éloigné des processus de détachement-reconiguration étudiés ici. les décisions ont été collectives, comme les
travaux. certains éléments ont été gardés : la localisation dans des murs, très anciens – mais dont la mémoire villageoise
souligne qu’ils avaient autrefois étés raccourcis dans la longueur de la nef. conservés aussi l’emplacement et la taille des
portes et fenêtres, un christ et une Vierge en bois sculpté. tout le reste a été transformé, souvent avec des matériaux nou-
veaux, y compris des éléments clés comme la charpente, le toit, les portes et fenêtres, les revêtements, les couleurs – qui ont
été changées –, de nouvelles sculptures ont été commandées. la cloche a été déplacée et les espèces des plantes ornementales
entourant l’édiice choisies en fonction de la mode lorale la plus récente.
46. il s’agit du concept d’immanuel wallerstein qui concerne mondialisation et globalisation capitaliste et que Sahlins
distingue avec ironie du « système du monde » propre à chaque culture.
RéSiStanceS à la patRimonialiSation (hoot ma whaap, nlle-calédonie) 71
œuvre ? Une des questions qu’on peut poser à iati Bergmans, 2013. La pirogue et ses symboles
la forme modernisée de la colonisation de la dans les sociétés, in Marc Tabani et Antoine Ho-
Nouvelle-Calédonie, qui avance désormais chet (éds), Cultures, sociétés et environnements à
sous la bannière du « destin commun », est Vanuatu et dans le Paciique, Port Vila, Paciique
celle de savoir quelle place efective y trouvera Dialogues-VKS Productions, pp. 85-98.
la civilisation kanak, avec ses expressions
relationnelles spéciiques, y compris celles de ses inada Takashi, 2015. L’évolution de la protec-
formes de souveraineté sur le pays. tion du patrimoine au Japon depuis 1950 : sa
place dans la construction des identités régio-
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