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Caroline Graille
Éditeur
Société des océanistes
Référence électronique
Caroline Graille, « 1975-2015 : retour sur Mélanésia 2000, symbole de la renaissance culturelle kanak
», Le Journal de la Société des Océanistes [En ligne], 142-143 | 2016, mis en ligne le 31 décembre 2018,
consulté le 18 avril 2017. URL : http://jso.revues.org/7570 ; DOI : 10.4000/jso.7570
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Caroline GRAILLE*
RÉSUMÉ ABSTRACT
Le festival d’arts mélanésiens de 1975, Mélanésia 2000, he 1975 Melanesian Arts festival, Melanesia 2000,
est décrit comme un marqueur historique de la renaissance is described as an historical reference point in the
culturelle kanak. Au point d’oublier que, parmi ceux qui, Kanak culture revival. hus it is easy to overlook that
aujourd’hui, saluent et encouragent la mise en spectacle de people who nowadays welcome and support a spectacu-
l’identité kanak, certains refusaient à l’époque de caution- lar parading of Kanak culture, were previously irmly
ner ce qu’ils qualiiaient de folklore, voire de « prostitution opposed to what they called folklore, or even “a pros-
de la culture » autochtone. Créée par les accords de Mati- titution of indigenous culture”. Created by the Mati-
gnon (1988), l’Agence de développement de la culture gnon Accords (1988), the Agency for the Development
kanak (ADCK) n’a eu de cesse ensuite d’encourager et de of Kanak Culture (ADCK) has then constantly promoted
promouvoir de nouvelles formes à la fois esthétiques et and encouraged new esthetic and contemporary expres-
contemporaines de l’identité culturelle kanak. Quarante sions of Kanak cultural identity. Forty years after the
ans après le festival, que reste-t-il du « soule de Mélanésia festival took place, what is left of the spirit of Melanesia
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Grands rassemblements de groupes, d’activités « le rituel moderne par excellence des nouveaux
culturelles et de spectacles, déploiements de cos- nationalismes océaniens. » (1988 : 212)
tumes et de savoir-faire traditionnels, nul doute
que les festivals constituent en Océanie, depuis De fait, le concept ouvert et populaire de festi-
le tout début des renaissances identitaires autoch- val permet, sans avoir nécessairement recours –
tones, un mode privilégié d’expression et de re- tout au moins au début – à des infrastructures
présentation des cultures bafouées par la coloni- sophistiquées ni à des professionnels de l’art et
sation. Alain Babadzan les désignait déjà comme : du spectacle, d’ofrir une manifestation publique
*
Docteur en ethnologie, membre du Centre de recherches et d’études comparatives en ethnologie (lersem-cerce, ea
4584), Université Paul-Valéry Montpellier 3, c.graille@atenau.com
Journal de la Société des Océanistes, 142-143, année 2016, pp. 73-98
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et esthétique d’une communauté culturelle. Le Mélanésia 2000 occupe aujourd’hui une place
premier Festival des Arts du Paciique se tint à littéralement mythique dans l’histoire contempo-
Fidji en 1972 et accueillit des délégations venues raine de la culture kanak. La référence au « soule
de plusieurs pays d’Océanie1. À sa suite, la toute de Mélanésia 2000 », qui serait toujours bien
première manifestation de l’unité culturelle du vivace, est devenue un lieu commun dans le dis-
peuple kanak a bel et bien consisté en un festi- cours des responsables culturels : l’adck, en par-
val d’arts mélanésiens, Mélanésia 2000, qui s’est ticulier, revendique depuis ses débuts l’héritage
déroulé en Nouvelle-Calédonie du 3 au 7 sep- de Mélanésia 2000, notamment à travers sa revue
tembre 1975 (Missotte, 1985 : 12 ; 1995b : 67) : culturelle Mwà Véé (éditée de 1993 à 2015)7. Le
la presse locale progressiste de l’époque le décrit festival a fait l’objet de plusieurs publications, en
comme « le grand rassemblement de l’histoire ka- 1975-1976, mais également à l’occasion de son
nak » (Les Calédoniens 32, 11-17/09/1975 : 6)2. vingtième anniversaire : il y est décrit comme
Mélanésia 2000, qui a fêté ses quarante ans en le moment où la culture kanak s’est donnée à
2015, s’est déroulé sur un terrain en friche prêté voir, non seulement aux « Blancs » de Nouvelle-
par la mairie de Nouméa, « Plage 1000 »3. Son Calédonie, mais aussi aux Kanak eux-mêmes8.
organisation fût coniée à un Comité de déve- Replacé dans le contexte politique de l’époque,
loppement spécialement créé en 1974, dirigé par ce festival apparaît véritablement comme l’événe-
Jean-Marie Tjibaou. Ce dernier, qui n’était alors ment culturel dans lequel l’airmation identitaire
pas encore engagé en politique, faisait partie de des Kanak a trouvé à s’enraciner ; c’est également
l’équipe du Centre d’animation et de formation le moment où le mouvement de renaissance de
d’animateurs (cefa) créé et animé par un métro- l’identité culturelle kanak s’est donné une base
politain issu du scoutisme, chargé de mission au- idéologique, celle du droit à la dignité, et un vi-
près de la direction de la Jeunesse et des Sports de sage, celui de Jean-Marie Tjibaou9.
Nouvelle-Calédonie, Philippe Missotte4. Relayé Cet article entend montrer en quoi ce festival
sur le terrain par des groupes associatifs, ce festi- a constitué, non seulement une innovation et
val a été le premier grand rassemblement des po- une transformation des modèles d’expression
pulations autochtones, autrement dit la première culturelle et artistique autochtone, mais surtout
manifestation oicielle et publique de l’unité un moment déterminant dans le processus de
culturelle kanak5. Sa dimension symbolique tient conscientisation identitaire kanak, qui ouvre en-
en tout premier lieu au fait qu’il s’est déroulé à suite la voie à une revendication nationaliste sur
proximité de Nouméa, la « ville blanche », dans la base d’une diférence ethnoculturelle.
laquelle les Kanak sont alors de facto des étrangers Avant d’insister sur la portée politique et symbo-
à leur propre pays (Leblic, 1993 : 161 ; Merle, lique que s’est vu peu à peu conférée le festival, il
1995 : 74-75)6. faut sans doute souligner que la plupart des com-
1. Parmi les rares références à ce premier festival auquel participait une délégation de Nouvelle-Calédonie, je renvoie à la rétrospective
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mentaires et des témoignages relatifs à Mélanésia de l’humanité. […] Le Festival enin doit permettre
2000 ont été produits a posteriori, parfois dix ou au groupe européen ainsi qu’aux minorités ethniques
vingt ans après la manifestation elle-même, c’est- du Territoire, de voir, de connaître et peut-être de
à-dire, le plus souvent, après la formalisation et reconnaître la culture autochtone. C’est elle en efet,
l’expression politique de la lutte indépendantiste parce qu’autochtone, qui peut donner à la culture du
pays la “coloration et la senteur” du terroir calédo-
kanak survenue dans les années 1980, après « les nien. » (Tjibaou, 1975a, in Missotte, 1985 : 28-29,
événements » (1984-1988), après la signature des annexe 5-1 ; voir aussi Missotte, 1995a : 66-67 ; Le-
accords de Matignon (et même après la mort de blic, 1993 :161-162)
Jean-Marie Tjibaou). Les documents et témoi-
gnages produits au moment du festival, ou peu La manifestation s’est déroulée en trois temps,
de temps après, sont plus rares10. Il est par consé- qui ont couvert en réalité plus d’une année.
quent diicile de ne pas trouver, dans les com- D’abord, en amont, la préparation et l’organi-
mentaires récents, des visions rétrospectives et des sation de « mini-festivals » dans les principales
formulations qui n’auraient certainement pas été régions du territoire, a permis une sélection de
employées à l’époque. Ce phénomène, quoique danses, de chants, de savoir-faire et d’objets tra-
logique et inévitable, devient un élément de com- ditionnels. À Nouméa ensuite, un espace amé-
préhension du fort pouvoir d’évocation symbo- nagé en neuf « Points Soleil » a accueilli les difé-
lique que peut acquérir, dans un pays qui n’est pas rentes délégations : durant les journées précédant
un État souverain, le premier festival dédié à la son ouverture au public, Mélanésia 2000 a été
culture kanak, organisé aux abords de Nouméa, l’occasion de rencontres entre les groupes venus
dans un contexte régional où, au même moment, de diférents endroits de la Grande Terre et des
naissent la plupart des indépendances politiques11. îles Loyauté. Ces rencontres – fermées au public
– ont donné lieu à des cérémonies coutumières
d’accueil (Missotte, 1995a : 70). Elles se sont
« Restaurer la dignité »… déroulées préalablement à la troisième phase, dé-
diée à l’organisation proprement dite des activités
culturelles et des spectacles. Ces derniers, destinés
Présenté par ses organisateurs comme le réveil au public kanak présent sur le site, mais surtout
d’une culture dominée et bafouée, le festival se au public européen local qui avait fait le dépla-
donnait pour mission de favoriser la reconnais- cement et s’était acquitté d’un droit d’entrée et
sance de la culture mélanésienne par les autres d’un droit d’image (Missotte, 1985 : 85, annexe ;
ethnies du territoire et, en particulier, la com- Guiart, 1996b : 109), comportaient des chants,
munauté européenne. La société calédonienne de des danses (photo 1), une exposition d’artisanat
l’époque se caractérise en efet par une ethnicisa- local, des « jeux coutumiers »13. Enin, deux soirs
tion marquée des rapports sociaux, plus particu- consécutifs, une représentation théâtrale propo-
lièrement entre « Mélanésiens » et « Blancs » (ou sait un jeu scénique en trois tableaux, Kanaké.
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10. Au moment du festival, le comité chargé de l’organisation publie une plaquette intitulée : Vers Mélanésia 2000. Voir également
l’ouvrage de Tjibaou, Missotte, Rives et Folco (1976), édité en anglais sous le titre : Kanaké, the Melanesian way (éditions du Paciique,
Tahiti, 1978). Voir aussi l’interview de Jean-Marie Tjibaou réalisée par Michel Degorce-Dumas en 1977 (Tjibaou, 1995). Pour une analyse
de la presse locale de l’époque, on pourra consulter les thèses de Missotte (1985) et de Dickins-Morrison (2011).
11. « Après Western Samoa, premier État indépendant du Paciique en 1962, ce fut le tour de Nauru en 1968, de Tonga et Fiji en 1970,
de la Papouasie Nouvelle-Guinée en 1975, de Tuvalu et des îles Salomon en 1978, puis de Kiribati en 1979, et enin du Vanuatu en 1980
(ex-condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides) » (Babadzan, 1999a : 17).
12. L’un des marqueurs de ce clivage est l’absence de toute catégorie sociale dite « métisse », en dépit des nombreux métissages qui carac-
térisent la population endogène de Nouvelle-Calédonie (Muckle et Trépied, 2014 ; Leblic, 2004).
13. Tirs à la fronde, tressage, lancé de sagaie, épluchage et râpage de coco sec (d’après le ilm Mélanésia 2000, Paciic Audio Vision, 1975, 13 min).
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à 1979 voit un certain nombre d’ouvertures liées à la associatif, familiarisées également avec le monde
préparation du viie plan quinquennal, à la tenue du occidental, et déjà reconnues pour leur goût de
festival Mélanésia 2000, à la création d’organismes tels l’initiative : Jean-Marie tjibaou était jusqu’alors
le fadil [Fonds d’aide au développement de l’intérieur animateur social au cefa (créé par Philippe Mis-
et des îles], le Bureau des langues vernaculaires, l’Ins- sotte) ; scholastique Pidjot (épouse de rock Pid-
titut culturel mélanésien, ainsi qu’au lancement de la
première réforme foncière. » (Pillon, 1989 : 175)14 jot, député de la Nouvelle-Calédonie et président
de l’union calédonienne) avait déjà organisé, de
Mélanésia 2000 ne trouve donc pas sa source manière informelle, des réunions de femmes au
dans quelque grand rassemblement coutumier sein de sa tribu. tous deux avaient ensuite rassem-
d’origine traditionnelle, mais il s’agit d’un concept blé et mobilisé, après 1971, un groupe de femmes
inspiré des festivals culturels organisés ailleurs des tribus de La Conception et de saint-Louis,
en océanie peu de temps auparavant (tjibaou, ces « zones tampons » créées par les pères maristes
1995 [1977] : 113 ; cité infra). Dans son principe aux abords de la ville coloniale17, puis au-delà,
même, l’organisation d’un festival, c’est-à-dire la dans d’autres régions : le Mouvement féminin vers
mise en scène des traditions culturelles autoch- un souriant village mélanésien proposait alors des
tones, traduit immanquablement un nouveau type actions à visée sanitaire et sociale, qui ciblaient
de rapport des Kanak à leur culture, laquelle de- la réhabilitation des lieux de vie communs et la
vient un objet extrait de son contexte traditionnel, « lutte contre les léaux de plus en plus pesants
reconstitué sous une forme esthétique et calibrée tels l’alcoolisme, la délinquance, le non-emploi »
pour un espace scénique. Le choix conscient mené (adck, janvier 1992 : 10)18. Jean-Marie tjibaou
par les organisateurs de « ce qui est montrable de avait été particulièrement sensible à cette initia-
soi et ce qui ne l’est pas » (Missotte, 1995a : 92) tive féminine et l’avait encouragée dès le départ.
requiert de fait une capacité « d’extériorisation », Lui-même, qui était devenu éducateur après
de distanciation vis-à-vis des pratiques tradition- avoir quitté l’Église, avait été le témoin des efets
nelles, qui ne sont plus ce qui va de soi, ce que l’on destructeurs de l’alcool sur les hommes kanak
faisait jadis « sans y penser », mais qui font indis- (tjibaou, 1995 [1977] ; [1989] in Mokaddem,
cutablement l’objet d’une sélection visant à isoler, 2005 : 85). Les femmes s’inquiétaient du déli-
pour les besoins du spectacle, les traditions les plus tement des unités familiales et tribales, qui tra-
représentatives d’une certaine « authenticité cultu- duisait véritablement une forme de malaise et de
relle » et de survivances du « séjour paisible » des remise en question de l’ordre social traditionnel ;
temps anciens (Leenhardt [1937], in sand et al., elles s’eforçaient alors de recréer, au cœur des tri-
2009)15. C’est en tout cas ce que semble dire Jean- bus, un tissu social et familial plus stable et cohé-
Marie tjibaou à la suite de Mélanésia 2000 : rent, dans la droite ligne des actions portées par
les structures catholique ou protestante en milieu
« Parce que la manière du pilou16, la régionalisation mélanésien (Guiart, 1996b : 101). Fort des pre-
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Photo 1. – Des danses traditionnelles sont présentées au public lors du premier festival d’arts mélanésiens,
Mélanésia 2000, organisé à Nouméa en septembre 1975 (© adck-Centre culturel Tjibaou)
notre action et proposant la seconde étape : de la ier- « […] Le réseau coutumier était beaucoup plus
té retrouvée à la culture retrouvée. C’est ainsi qu’est lourd. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas en un an
née l’idée de Mélanésia 2000, fortement appuyée par qu’on peut préparer un rassemblement aussi gran-
la Direction de la Jeunesse et des sports d’alors. » diose, puis rassembler tous les pays kanak en un seul
(tjibaou, 1996 [1989] : 152) lieu. Il existe ces réseaux-là, qui sont le plus souvent
en associations. Donc utiliser les forces vives des asso-
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19. Voir aussi Mokaddem (2005 : 131-132). Les femmes du mouvement associatif de scholastique Pidjot avaient visionné le ilm du
Festival des Arts de 1972 (organisé à Fidji), ce qui avait contribué à nourrir leurs rélexions et à dresser une première liste des performances,
jeux, savoir-faire traditionnels, artisanat, etc., que « chacun jugeait convenable d’exposer en public » (Missotte, 1995a : 69-70 et note 55).
20. Parallèlement, les organisateurs du festival se sont également appuyés sur l’Association mélanésienne pour le développement écono-
mique, social et culturel (amedesc), dont les membres furent sollicités pour aller expliquer, dans les tribus, le projet du festival et recueillir
l’adhésion des « vieux » garantissant la participation d’un nombre signiicatif de clans. L’amedesc « regroupait des chefs coutumiers adminis-
tratifs, des élus, des notables, de tous horizons politiques et religieux. » (Missotte, 1995a : 62).
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lonisation incarnée par l’armée coloniale et trois d’emblème culturel : Kanaké, dont tjibaou, pour il-
personnages emblématiques : « le missionnaire », lustrer son projet politique, fait “un des plus puissants
« le marchand » et « le capitaine » (2e tableau) ; archétypes du monde mélanésien” [tjibaou et al.,
et enin l’espoir d’une réconciliation du peuple 1976 : 5] et le héros d’un mythe de portée nationale.
colonisé et des colonisateurs autour du partage L’entreprise est résolument originale car dans les rares
symbolique des ignames (3e tableau)21. Par la mise récits de tradition orale recueillis in situ où il apparaît,
en scène et la valorisation d’une représentation [jamais] Kanaké […] n’est un héros exaltant quelque
“nation” que ce soit. et pour cause : en Nouvelle-
essentialiste de l’authenticité culturelle tradition- Calédonie, aucun récit, aucun mythe, n’inscrit son
nelle, opposée à la violence des colonisateurs et projet narratif dans une perspective géographique et
aux outrages subis par les colonisés, les organisa- politique qui engloberait la population de l’ensemble
teurs du festival souhaitent précisément opérer, de l’île ou a fortiori de l’archipel. […] L’élaboration
pour la première fois dans l’histoire de la coloni- d’un mythe identitaire qui unirait tous les Kanak sup-
sation calédonienne, un renversement symbolique pose dès lors qu’on dégage le récit choisi de sa gangue
du rapport de domination au proit des popula- régionale ou villageoise pour le hisser au rang d’épo-
tions dominées. toutefois, Mélanésia 2000 ne pée nationale. » (Bensa, 1995 [1987] : 295)25
prône pas le retour au mode de vie traditionnel,
mais participe plutôt d’une représentation uniiée Bensa décrit ici avec force précision le processus
d’un « Nous » kanak (par opposition au « eux » de réinterprétation et de recontextualisation d’un
occidental), bâtie autour de références culturelles mythe de l’aire paicî et son élargissement symbo-
communes. Grâce à Mélanésia 2000, l’ensemble lique aux autres clans et territoires kanak26 :
des populations mélanésiennes de Nouvelle-Calé-
donie se retrouve englobé, pour la première fois, « L’efet de généralisation est obtenu par la réfé-
dans une représentation réiiée et fédératrice du rence quasi incantatoire à Kanaké. Par homonymie
mode de vie ancestral22. et métonymie, un seul personnage du récit, parmi
or, l’édiication d’une image culturelle com- d’autres d’égale importance, représente tout un
mune à tous les autochtones se heurte aux par- peuple. si Känäké (en langue paicî) ou Hênêké (en
ticularismes régionaux et, notamment, aux difé- cèmuhî) est bien, dans le mythe, le nom du ils aîné
rences linguistiques entre des groupes qui, réunis du premier homme, le mot “kanak” n’a rien à voir,
pour la première fois à l’occasion du festival, se ni étymologiquement ni historiquement, avec le nom
trouvent contraints de communiquer en français du héros ; le terme est lié à l’histoire coloniale : d’ori-
(Amo, 1995 : 151)23. À ce titre, il incombe juste- gine polynésienne, il signiie “homme” et fut utilisé
par les équipages tongiens et tahitiens des premiers
ment aux organisateurs du festival de sélectionner navigateurs européens pour désigner les habitants des
ce qui, parmi les traits culturels issus des diférents îles mélanésiennes. resté longtemps très péjoratif, il
groupes linguistiques, pourrait être donné à voir est repris dans les années 1970 par les Mélanésiens
comme la représentation d’une unité culturelle. de Nouvelle-Calédonie qui lui donnent un sens mili-
Ce processus est décrit par l’ethnologue Alban
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« La présentation uniiée de la civilisation kanak est Cette performance symbolique a été soulignée
symbolisée par un personnage invité à jouer le rôle récemment dans l’éditorial de la revue Mwà Véé :
21. Le scénario de la pièce est reproduit en intégralité dans la revue Mwà Véé 10 (1995 : 8-17).
22. Par réiication, j’entends la mise en exergue d’objets, de lieux, ou de symboles destinés à incarner et à rendre tangible l’identité cultu-
relle d’un groupe et, par extension, d’un « peuple ».
23. Bensa et rivierre avaient mis en évidence la diversité linguistique des populations mélanésiennes de la Nouvelle-Calédonie (1982).
Précisons que cette diversité linguistique s’est maintenue, a fortiori depuis que les langues kanak sont prises en considération et peu à peu
valorisées dans l’enseignement ou la littérature. sur la vitalité des langues kanak aujourd’hui, je renvoie aux publications de l’Académie des
langues kanak (alk), créée en 2007 (www.alk.gouv.nc). Voir aussi salaün (in Faugère et Merle, 2010 : 81-100).
24. Lors de séjours en France, tjibaou rencontrait les étudiants kanak et les mouvements militants tels que l’Association information et
soutien aux droits du peuple kanak (aisdpk), puis, à partir de 1988, le nouveau groupe Kanaky-solidarité. on y retrouve un certain nombre
de chercheurs engagés, comme Isabelle Leblic, qui contribua notamment à la revue Kanaky éditée par l’aisdpk (Leblic, 1993), ou encore
Alban Bensa (1995) et Jean Freyss (Wittersheim, 2006).
25. L’article fait suite à une communication présentée conjointement par Alban Bensa et Jean-Claude rivierre en 1985 lors d’un colloque
sur les perspectives de l’oralité. Je me réfère ici à la version publiée dans le recueil d’articles de Bensa (« Vers Kanaky : tradition orale et
idéologie nationaliste en Nouvelle-Calédonie », 1995 : 290-306).
26. sur l’origine régionale paicî du mythe de Kanaké, voir également le témoignage de Bensa dans le JSO 100-101 (1995 : 129-131).
Plus encore que le mythe de Kanaké, qui ne trouvera véritablement à s’épanouir que plusieurs années plus tard (il sera en particulier utilisé
comme il directeur dans l’espace extérieur du Centre culturel tjibaou), c’est « la coutume » qui servira de ciment culturel et de socle à
l’unité culturelle kanak (Graille, 1999 ; 2015 ; voir aussi Leblic, 1993).
1975-2015 : retour sur MÉLANÉSIA 2000 79
« et puis, Mélanésia 2000 a révélé, et ce n’est pas rien, tone, l’existence en tant que peuple devenu vi-
un ancêtre-héros fondateur, qui, par la magie de la pa- sible car enin reconnu sur le plan culturel, ce
role kanak, s’est mué, en l’espace d’un jeu scénique, en qui constituera – j’y reviendrai – un tremplin
ancêtre-héros fédérateur de l’ensemble des huit aires pour son airmation politique : moins de deux
coutumières kanak et, par là même, du peuple kanak, ans plus tard, en mars 1977, le mouvement
au sens de nation kanak. » (Del rio, 2015 : 5)
Maxha ! (« relever la tête ») conduit par tjibaou
remporte la mairie de la commune de Hien-
selon Bensa, tjibaou emprunte également la
ghène (tjibaou, 1996 : 61 ; Mokaddem, 2005 :
symbolique chrétienne telle qu’elle pouvait par
157-161). Pour autant, en 1975, l’intentionna-
exemple se retrouver dans les écrits du pasteur-
lité idéologique semble moins claire pour celles
ethnologue Maurice Leenhardt. Citant alors le
et ceux à qui l’on demande de « jouer le jeu » et
texte extrait de l’ouvrage Kanaké, Mélanésien de
de montrer – d’exhiber ? – leur culture le temps
Nouvelle-Calédonie (1976), Bensa poursuit :
d’un festival.
« […] [tjibaou] tente, avec le festival Melane-
sia 2000 et le livre qui l’accompagne, de présenter
la culture kanak et son unité en construisant une … Ou la « prostitution de la culture kanak » ?
sorte de parabole mélanésienne. Pour exprimer une
revendication nationaliste qui transcende les clivages
claniques, linguistiques, territoriaux et invite les non- Dès le début, le festival s’est heurté à un certain
Kanak à reconnaître les fondements culturels de cette nombre de critiques, non seulement de la part
exigence, une tradition orale toujours vivace régio- de la communauté européenne locale, en partie
nalement est détournée de sa signiication initiale et inquiète du tour politique que pouvait prendre
fait l’objet d’une interprétation aux accents chrétiens. cette mobilisation des populations « canaques »
La “nationalisation” d’un texte coutumier privé pose autour d’un projet culturel commun, mais égale-
le peuple kanak en sujet, Kanaké, solidement campé ment de la part des Kanak eux-mêmes, réticents
dans son identité et son histoire ; tandis que le recours
au syncrétisme tactique lance une passerelle vers ceux
pour certains à une mise en spectacle de leur
qui – par préjugés, ignorance ou intérêt – se refusent culture, qu’ils ressentent davantage comme une
à reconnaître le monde mélanésien. » (Bensa, 1995 humiliation que comme une victoire symbolique.
[1987] : 298-299)
résistances et oppositions kanak au festival
L’irruption du personnage de Kanaké en tant
qu’ancêtre commun et mythe fondateur de Les organisateurs peinent en efet à convaincre
l’unité culturelle kanak ne relève pas d’une quel- un certain nombre de clans de participer à l’évé-
conque « façon de faire kanak » ancrée dans la nement : Kaloi Cawidrone, instituteur kanak ori-
tradition : elle procède a contrario d’un rapport ginaire de Maré, raconte les tractations qui furent
traditionaliste à une tradition, choisie dans un nécessaires avant de pouvoir envoyer une déléga-
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qui se manifeste à travers la création d’un tel « […] au village, personne ne se fait payer pour
chant destiné à incarner la tradition culturelle chanter, danser, etc. La culture célèbre la vie et la
nengone. sa présentation lors du festival de mort, hors de ce cadre toute présentation n’est qu’un
1975 aura inalement pour efet de renforcer sa simulacre. Les représentations ne seraient qu’une
prostitution d’esclaves. » (Missotte, 1995a : 96)
puissance symbolique et de sceller son apparte-
nance au répertoire traditionnel. Cet exemple
Leur opposition fut relayée, dans la presse lo-
rappelle aussi que la notion d’authenticité cultu-
cale, par un journal progressiste, Les Calédoniens
relle, qui fut au cœur du débat sur « l’invention (cf. infra). Le Groupe 1878 distribua, plusieurs
des traditions », ne désigne pas uniquement des mois avant le festival, un tract qui fut aussitôt
éléments de l’époque précoloniale (au sens d’une reproduit dans le même journal :
« traditionalité » prétendument « primordiale »,
intacte et exempte de toute inluence exogène), « où est la diférence entre les bons esclaves qui
mais qu’elle intègre pareillement des construc- chantent pour le bon plaisir de leur maître et les
tions ou des reformulations explicitement asso- organisateurs Kanaks de “Mélanésia 2000” suivis
ciées à l’histoire coloniale27. des autres participants Kanak au Festival ? où est la
L’opposition la plus virulente au festival fut diférence entre les putains payées pour faire l’amour
exprimée localement par deux mouvements in- et des Kanaks payés pour prostituer leurs coutumes,
dépendantistes, les Foulards rouges et le Groupe chants et danses dans un immense folklore caricatu-
1878. Ces groupes, symboles du « réveil kanak », rant ce qui leur reste de leur civilisation ancestrale ?
Frères kanak, ne tombons pas une fois de plus dans
furent créés par de jeunes intellectuels kanak, ce piège du colonialisme français qu’est “Mélanésia
nourris de leur expérience étudiante en France 2000” : se faire acheter 22 millions pour des démons-
au moment de Mai 68 et sensibilisés aux écrits trations, folkloriques, cela n’a rien à voir avec la véri-
d’intellectuels anticolonialistes28. Le contexte en table signiication profonde de nos coutumes et tradi-
Nouvelle-Calédonie à la in des années 1960, ca- tions, de notre culture dans nos tribus. Frères Kanak,
ractérisé par le « boom du nickel » et l’alux de à la tribu, est-ce qu’il y a quelqu’un qui vous paie
travailleurs exogènes (notamment en provenance pour cela ? est-ce qu’on vous paie pour pleurer vos
de France métropolitaine et de l’archipel de Wal- morts ou faire des discours de deuil à la tribu ? Frères
lis-et-Futuna), était perçu par ces intellectuels Kanak, ne nous y trompons pas : on ne vous a jamais
ofert 22 millions pour pleurer vos morts, planter vos
kanak comme une forme de « recolonisation » ignames ou construire vos cases à la tribu. Frères Ka-
(Chappell, 2003 : 188, 190 ; voir aussi Leblic, nak, votre culture n’a rien à voir avec la prostitution,
1993 : 32 sq.) et de paupérisation encore accrue qu’elle soit à 22 millions ou autre ! » (Les Calédoniens
des populations autochtones. Leurs actions mili- 4, 1/03/1975 : 12-13)29
tantes (occupations paciiques, pétitions, distri-
bution de tracts…), dénonçaient alors les discri- Aussi, dès 1974, de jeunes Kanak, alors étu-
minations et les inégalités dont les Kanak étaient diants en métropole, ont exprimé une très vive
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27. on peut également voir dans le choix de ce chant une volonté de rappeler l’engagement des hommes de Maré et, plus largement,
des Kanak membres du « bataillon du Paciique », dans les rangs de l’Armée française lors de la seconde Guerre mondiale, et ce faisant,
d’honorer publiquement ces anciens combattants (les « indigènes » n’avaient alors pas le statut de citoyens français).
28. Nidoish Naisseline (1945-2015), ils du Grand chef de Guahma (à Maré, aux îles Loyauté) et igure emblématique du « réveil
kanak », a fondé les Foulards rouges en 1969. Devenu Grand chef à son tour en 1973, fondateur du parti de Libération kanak socialiste
(lks) en 1981, il incarne ensuite une vision politique plus modérée au cœur du courant indépendantiste kanak. Dans un recueil d’entre-
tiens publié en 2016, Naisseline explique que « [l]es Foulards rouges s’apparentent plutôt à un mouvement littéraire ou artistique », un peu
comme « le mouvement des surréalistes ou, en peinture, l’impressionnisme » (in Kotra, 2016 : 121). sur le « réveil kanak », la personnalité
et le parcours politique de N. Naisseline, je renvoie aux publications de David Chappell (2003 ; 2013), eddy Banaré (2014) et Wallès
Kotra (2016). Le Groupe 1878 (en hommage à la révolte menée par le grand chef Ataï contre l’armée coloniale) est créé en 1974 par des
militants kanak originaires de la Grande terre, dont certains furent membres des Foulards rouges : leur principale revendication porte sur
la restitution des terres aux Kanak (voir Leblic, 1993 : 59 sq.).
29. Le journal reproduit l’intégralité de ce tract, paru la semaine précédente (Mokaddem, 2005 : 139 ; Dickins-Morrison, 2011 : 75). Les
Calédoniens est avant tout un journal anti-colonial dirigé par un médecin, descendant de colons européens, Jean-Paul Caillard : d’abord calqué
sur la position des Foulards rouges et du Groupe 1878, profondément hostiles à Mélanésia 2000, il init par changer radicalement sa ligne
éditoriale et par coproduire les brochures du festival (Missotte, 1985 : chapitre 5 ; 1995b : 74-75 ; Dickins-Morrison, 2011 : 103-109).
1975-2015 : retour sur MÉLANÉSIA 2000 81
culture avec le risque de la folkloriser. À ce moment publique avec quelques femmes de l’association
on imaginait qu’on irait dans un cirque où l’on montre du Mouvement vers un souriant village mélanésien.
des phénomènes extraordinaires, avec des hôtesses qui Les voix de ces femmes se sont faites discrètes de-
accueilleraient le public, l’emmèneraient dans tel ou puis quarante ans, et surtout depuis la disparition
tel stand de telle ou telle aire coutumière. on ima-
ginait ces hôtesses comme les hôtesses d’un cirque
de celle que toutes surnomment encore « Wawa »
qui viendraient chercher les gens en disant “voilà, ça (scholastique Pidjot, décédée en 1984). Les ques-
coûte tant et on va vous montrer cette particularité de tions du public en 2015 abordent des thèmes qui
Houaïlou, cette particularité de Lifou…”. » (trolue in n’étaient pas encore explicités comme tels en
trolue et Caihe, 1995 : 154-155) 1974-1975 : Avaient-elles conscience à l’époque
d’agir en faveur de « la libération de la femme » ?
en particulier, les opposants au festival dé- Avaient-elles « conscience de cette renaissance
plorent l’intériorisation par les Kanak de cer- identitaire ? » ont-elles senti cette « ierté kanak
taines représentations occidentales et paterna- retrouvée » grâce à Mélanésia 2000 ? Les femmes
listes. trolue évoque à ce propos la colère des du souriant village sont visiblement gênées à l’idée
Kanak qui, comme lui, s’insurgent contre la de prendre la parole en public. une des cadettes
vision d’une culture rendue conforme au cliché init par dire :
colonial du « primitif » :
« À l’époque, il n’y avait pas d’éducation politique.
« L’une des critiques que l’on faisait de France, c’est […] Il y avait la famille, le clan, la tribu, et ce que la
notamment les représentations de ce qui était avant, Mamie Pidjot [disait]. C’est peut-être dans les années
comme par exemple, refaire danser les femmes avec 80 que les choses ont été mises en lumière. […] on
les poitrines nues. […] Vu de France, on reviolait nos ne se posait pas la question si c’était pour l’indépen-
gens puisque maintenant on leur dit de remontrer dance ou pas pour l’indépendance. on ne parlait pas
leur poitrine avec tous les problèmes de pudeur, de d’indépendance à ce moment-là. […] Il faut dire
relations entre cousins et cousines et les convictions aussi que le Mouvement s’est fondé sur des valeurs
religieuses nouvelles ! » (1995 : 160). chrétiennes. […] Le Mouvement, c’était un mouve-
ment chrétien apolitique. »31
Cette déclaration est à mettre en parallèle avec
le témoignage de Marie-Claude tjibaou, qui a Parmi les auditeurs, plusieurs jeunes hommes
participé activement à l’organisation du festival et kanak insistent également pour connaître le res-
qui fut aussi actrice dans le jeu scénique Kanaké : senti de ces femmes lorsqu’il leur avait été de-
mandé de danser les seins nus. La réponse, lapi-
« Je faisais partie des gens qui dansaient dans le jeu daire, fuse au bout de quelques minutes :
scénique avec une petite jupe, à demi-nue mais ce
n’était pas un problème, parce que portée par je ne sais « Wawa [scholastique Pidjot] nous a dit de faire
quoi. […] on ne s’est même pas posé la question de comme ça, alors on l’a suivie ! »
la nudité. Je ne sais pas comment cela a été reçu par le
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30. Le tract précité dénonce pareillement le fait que les danseurs soient vêtus de tenues traditionnelles : « et pourquoi les organisateurs
Kanak ne sont-ils pas allés eux-mêmes en bagayou pousser les cris de guerre sur l’estrade : pourquoi les autres Kanak doivent-ils faire les
singes et pas eux les organisateurs qui ont reçu les 22 millions de l’administration coloniale ? » (cité par Les Calédoniens 4, 1/03/1975 : 13).
31. Intervention de sogna togna, salariée de l’adck et membre de l’association Mouvement pour un souriant village mélanésien. une des
« mamans » ajoute : « on ne parlait pas de “Kanak” à l’époque ».
32. À l’époque, Le Journal calédonien – conservateur – parle d’une « super-kermesse organisée par et pour des Mélanésiens » (81,
3-9/09/1975). Les Calédoniens titre : « L’ancêtre du festival Mélanésia 2000 : l’exposition coloniale de 1931 » (30, 28/08-3/09/1975 : 4-5).
82 JOurNAL De LA SOCIÉTÉ DeS OCÉANISTeS
belaere, 1995 : 102). La représentation qu’il se teurs, ni du côté des participants, ni du côté des
fait de ce que doit être cette culture authentique « Autres », les « non-Kanak ».
précoloniale, et donc la manière dont il va fal-
loir l’incarner sur scène, est nourrie de stéréo- « Pourquoi eux et pas nous ? »
types inspirés du romantisme, que le scénariste
s’eforce, en toute bonne foi, de restituer. Après Les réactions hostiles, cette fois parmi les
avoir reçu un exemplaire de la déclaration limi- membres de l’ethnie européenne, sont de deux
naire produite par le comité en charge du festival sortes. La première consiste à s’efrayer d’une telle
(Missotte, 1985 : annexe 5.1), Georges Dobbe- mobilisation aux portes de Nouméa, et à tenir
laere trouve ce qu’il recherche dans les mono- grief à l’État de privilégier la culture autochtone.
graphies des ethnologues, en particulier dans les Cette attitude témoigne bel et bien de l’eicacité
textes de Leenhardt, qui lui servent véritablement symbolique de la manifestation qui, en donnant à
de référence (Dobbelaere, 1995 : 90, note 113 ; voir une culture kanak uniiée, parvient, le temps
102)33. surtout, la mission du scénographe est de d’un festival, à inverser, au proit des populations
parvenir à représenter une unité culturelle qui, colonisées, le rapport de domination :
pour circonstancielle qu’elle fût, doit néanmoins
être palpable. Il explique : « « Pourquoi eux et pas nous ? […] La “culture au-
tochtone” était airmée comme culture dominante,
« une autre diiculté restait à résoudre. Jean-Ma- ou appelée à le devenir, les autres cultures comme des
rie tjibaou souhaitait que mon spectacle témoignât “minorités” tolérées et seulement admises à assister au
de la participation de toutes les tribus. or, beaucoup spectacle […], ce qui “m’a le plus frappé..” dans Méla-
d’entre elles ne s’étaient jamais rencontrées à l’époque nésia 2000, c’est la part prépondérante qu’on donnait à
où se situe l’action. Je considérai toutefois que, de la culture mélanésienne en Nouvelle-Calédonie : - part
même que les divers clans d’une tribu étaient convo- prépondérante par les moyens techniques et inanciers
qués pour un “boenando” régional, de même nous mis en œuvre ; - part prépondérante par l’oicialisa-
tion ou “l’institutionnalisation” de cette culture, tandis
convoquerions toutes les tribus de l’île pour ce boe-
que les autres étaient laissées pour compte. » (reuil-
nando national. » (1995 : 103) lard34, 1995 : 133-134 ; souligné dans le texte)
Le résultat est plutôt satisfaisant, comme l’at- Il paraît néanmoins nécessaire de prendre une
testent les images d’un ilm tourné durant le fes- certaine distance vis-à-vis de ce type de discours
tival et le commentaire qui les accompagne : rétrospectif, que j’évoquais en introduction, et
qui tend généralement à réinterpréter le passé
« Mélanésia 2000, fête de la rencontre. Mélanésia en fonction des réalités et des enjeux du présent.
2000, célébration culturelle. Mélanésia 2000, recon-
quête de la dignité kanak. […] Ils sont venus de toutes Ce témoignage paraît en 1995, dans une période
les régions de la Grande terre et des Iles, chacun ap- qui mêle stabilité et indétermination politique,
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1990, et qui s’ampliient à l’approche de la sortie savoir ce que l’on voulait faire. Le festival tel qu’on l’a
des accords de Matignon36. imaginé, cela n’est prévu nulle part dans la coutume :
Le second type de réaction, beaucoup plus un tel rassemblement, en un laps de temps donné,
distancié et d’intention progressiste, s’appa- précis, très court. si on le remet en question, il n’y a
rente inalement au discours des intellectuels et aucune raison de s’arrêter. Il faut remettre en ques-
tion tout ce qui est étranger au monde mélanésien :
militants kanak (Gorodé, Naisseline, Poigoune, les vêtements, les maisons dans lesquelles on habite,
trolue…) et déplore l’aspect folklorisant et l’électricité, etc. tout l’apport du monde occidental,
dégradant de Mélanésia 2000. selon l’historien si on est logique, doit être discuté, jusqu’à se faire
calédonien Ismet Kurtovitch : hara-kiri même sur la manière d’en discuter, et sur
le langage que l’on utilise pour en discuter. en criti-
« Les gens qui se sont déplacés ont pu mitrailler à quant la présence de techniciens blancs, on remet en
souhait les Canaques maintenus dans leur rôle de cause l’apport des techniques occidentales que l’on a
“bons sauvages”, donc d’inférieurs et, en tout cas, de choisi d’utiliser pour mettre en valeur ce qui, juste-
colonisés. Le côté manifestation purement folklo- ment, a été détruit par l’occident à travers la coloni-
rique a nettement dominé le programme du festival, sation. » (tjibaou, 1995 [1977] : 113)
si bien que nous n’avions pas l’impression, en sortant
de l’enceinte du festival, de mieux connaître l’art de Cela n’empêche pas Jean-Marie tjibaou d’éta-
vivre mélanésien et ses problèmes dans la Nouvelle- blir un lien positif entre les actions des mouve-
Calédonie. » (Kurtovitch, 1995 [1978] : 139)37 ments contestataires et le succès du festival, les
premières ayant permis de « préparer les esprits à
accepter Mélanésia 2000 » (1996 [1989] : 152).
Entre culture et politique
Logique culturelle versus logique d’État
Ainsi, Mélanésia 2000, loin d’en inir avec
l’impérialisme, donnerait plutôt à voir l’incar- Parmi les jeunes intellectuels kanak, étudiants
nation paisible de la tradition du peuple méla- en France cette année-là et farouchement oppo-
nésien, peuple suisamment acculturé et dont sés au festival, certains voient surtout d’un très
la revendication s’appuierait inalement sur des mauvais œil l’intervention de l’État dans une
représentations conformes à celles que les occi- mise en spectacle de la culture kanak :
dentaux, conviés au spectacle, étaient justement « […] lorsque l’État soutient une telle manifestation,
venus chercher et pensaient être en droit d’at- c’est plus dans une logique de l’État que dans une
tendre38. Ce sentiment d’intériorisation d’une logique culturelle d’une population qui commence
position dominée, y compris lorsqu’il s’agit de à revendiquer son indépendance. on disait de faire
proposer une revalorisation de la culture des co- attention de ne pas livrer notre culture à un État qui
lonisés, serait renforcé par le soutien technique avait une logique mais certainement pas une logique
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36. Missotte rappelle les données socioculturelles qui caractérisent la société calédonienne des années 1970. Que ce soit en termes d’em-
ploi, de résultats scolaires, d’occupation foncière, l’ensemble des chifres démontrent la persistance d’une société coloniale où les Kanak
demeurent des citoyens de seconde zone. en outre, compte tenu du « boom du nickel », les inégalités et les clivages ethniques ne font que
s’accentuer (« Les Canaques à la portion congrue », Missotte, 1995a : 63-66 ; voir aussi Leblic, 1993).
37. Contrairement aux autres témoignages publiés en 1995 par Mwà Véé et par le JSO, la rédaction de Mwà Véé indique que ce texte était
paru initialement en 1978, dans une « revue estudiantine caldoche » (Kurtovitch, 1995 : 43). renseignement pris auprès de l’auteur lui-
même, il s’agit d’un bulletin publié (probablement avant 1978) par le Groupe calédonien de formation et de rélexion politique (gcfrp),
« une association estudiantine caldoche progressiste » composée uniquement d’étudiants caldoches à Paris et en province (Ismet Kurto-
vitch, comm. pers., 26/10/2016) ; les rélexions formulées par l’auteur dans cet article s’inscrivent donc totalement dans l’actualité des
débats de l’époque.
38. sur l’intériorisation des représentations dominantes par les dominés, voir Bourdieu (1980a).
39. Naisseline dit en efet ceci : « Ce qui me semble le plus grave, c’est que dans la brochure Mélanésia 2000 envoyée aux grands chefs, j’ai
été très choqué par la présence des européens de l’administration (MM. Barillon, Missotte et tissandier). on a l’impression une fois encore
qu’il nous faut quelqu’un pour nous aider à nous exprimer. » (M. Nidoish Naisseline s’explique, Les Calédoniens 23, 10-16/07/1975 : 6).
84 JOurNAL De LA SOCIÉTÉ DeS OCÉANISTeS
comprenait pas pourquoi on allait faire danser les Ka- « sauver la face. D’autre part, ces restes de l’ancienne
nak là-bas alors qu’on aurait mieux fait de leur parler culture seront présentés sous une forme occidentale,
des revendications de la terre, parce qu’une fois qu’ils tellement édulcorés que leur contenu passera de
auraient dansé là-bas, pour les touristes, le lendemain toutes façons inaperçu. […] Mélanésia 2000 avec des
ils retourneraient dans leur tribu avec les problèmes formes d’expression occidentales (instruments, sono,
d’alcool, de chômage. Pour nous, ce n’était pas le éclairage, mise en scène…) n’apprendra rien, ne fera
moment de les voir danser. » (Gorodé, 1998 : 77)40 rien “sentir” de vraiment mélanésien à des non-Mé-
lanésiens. Mais ces constatations ne montrent-elles
selon Gorodé, l’emprise de l’État sur le déve- pas que ce festival n’est pas un festival mélanésien ?
loppement culturel kanak n’a jamais cessé, Qu’il s’agit d’un festival préparé par des occidentaux
puisque toutes les manifestations, depuis Méla- […] en association avec des Mélanésiens occidenta-
nésia 2000, ont toujours eu lieu lisés au fond, qui cherchent à fondre leur ancienne
culture dans la culture occidentale plutôt qu’à la faire
revivre avec toutes les remises en question que cela
« sous le contrôle de l’État. C’est une question de impliquerait pour eux, et pensent-ils pour les autres.
fond explique-t-elle. on ne contrôle pas. D’abord, on Leur problème, à la lumière de leurs belles intentions
n’est pas les bailleurs de fonds. » (1998 : 77)41 contredites par un programme de promotion de l’af-
faire spectaculaire mélanésienne, n’est pas de sauver la
Le soutien technique et inancier apporté par vie de la culture canaque mais de sauver la face à son
les pouvoirs publics à l’organisation du festival engloutissement dans la culture occidentale. » (Les
prescrit un certain mode de revendication, paci- Calédoniens 1, 19/02/1975 : 11-12)
ique et ludique et engage les porte-parole kanak
dans un processus d’airmation culturelle des L’article se poursuit, comparant le festival à un
dominés, c’est-à-dire une démarche symbolique « gentil folklore » :
et non réprouvée. en efet, peu d’années aupara-
vant, les actions de protestations (tracts, mani- « Les Mélanésiens deviendraient un type particulier
festations…) et les slogans contre le colonialisme d’occidentaux, comme il y a les Bretons, les Anglais,
avaient été sévèrement réprimés : les membres les Alsaciens, les Italiens du nord et ceux du sud, les
les plus emblématiques des jeunes mouvements Corses, les [ustraliens… sans oublier les Américains.
anti-colonialistes, comme Nidoïsh Naisseline, La perspective oicielle n’est-elle pas de faire de la
Calédonie un “coin de France” avec de simples parti-
Déwé Gorodé ou Élie Poigoune, avaient été cularités locales ? » (Les Calédoniens 1, 19/02/1975 :
interpellés, jugés et mis en prison. un des parti- 11-12)
cipants au festival explique :
Précisément, le soutien primordial de l’État
« Notre tort à l’époque, c’est peut-être de ne pas
avoir avancé des slogans politiques en même temps
dans ce projet culturel sans précédent ne peut
que des slogans culturels mais la situation de l’époque se comprendre sans évoquer, même très briève-
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la première fois de « victimes de l’histoire » (Leblic, 1993, 2007). Pour Stéphanie Graf, la « déclaration de la table-ronde de Nainville-
les-Roches constitue les prémisses de tous les accords qui ont suivi, c’est-à-dire les accords de Matignon-Oudinot (1988) et l’accord de
Nouméa (1998) » (2012 : 73).
86 JOurNAL De LA SOCIÉTÉ DeS OCÉANISTeS
À ce sujet, Jean Guiart ne mâche pas ses mots : en septembre, le même journal défend ouver-
tement le festival qui vient tout juste de s’ache-
« on ne dira jamais assez combien le sabotage ver, non sans souligner son caractère ambigu.
constant de l’organisation du festival par l’union Aux côtés d’une caricature du Kanak « mo-
calédonienne, alors le parti majoritaire, a rendu aléa- derne », paré d’attributs folkloriques, le journal
toire son déroulement jusque dans les plus petits titre alors :
détails, et cela, jusqu’au tout dernier moment. La
récupération de l’événement par l’uc d’aujourd’hui « Les Canaques sont morts. Vive le Kanak ! » (photo 3)
fait sourire44. L’embarras de certains auteurs à ne pas
vouloir le dire carrément pose un réel problème. on
en arrive à mettre en exergue la seule opposition de Vingt ans plus tard, le dessin est reproduit dans
Nidoïsh Naisseline au projet, opposition qui a été la revue Mwà Véé (10, 1995 : 48). Pour rowena
beaucoup moins hostile en ce qu’elle était ouverte et Dickins-Morrison :
plutôt modérée dans les termes. » (1996b : 96)
« La transformation du pluriel au singulier repré-
tjibaou mentionne aussi très clairement la sente implicitement Mélanésia 2000 comme le moyen
par lequel un groupe pluriel, dispersé, est transformé
position hostile du parti d’union calédonienne ou se transforme en une unité socio-culturelle (et
(1995 [1988] : 262 ; cité par Babadzan, 2009 : potentiellement « politique », au sens large). Les im-
50), à l’exception de rock Pidjot, dont le rôle fut plications politiques (au moins potentielles) de cette
prépondérant dans la réussite du projet de festi- transformation sont exprimées implicitement dans
val, ainsi que le souligne encore Guiart (1996b : le changement d’orthographe, de “Canaque” à “Ka-
100 ; voir aussi Missotte, 1995a: 71-72). nak”, étant donné l’appropriation et la valorisation
Le festival – dont la modernité et le contenu récente du terme “canaque”, sa transformation ortho-
traditionaliste ne font par ailleurs aucun doute – graphique encore plus récente et sa “dé-gallicisation”
efective en “Kanak”, initiées par les groupes kanak
constitue l’amorce d’un projet politique dont les radicaux activement engagés dans le champ politique
participants (acteurs, danseurs, etc., qui étaient local en faveur de la décolonisation et de l’indépen-
tous des amateurs) n’avaient peut-être pas tous dance kanak. » (Dickins-Morrison, 2011 : 125-126 ;
conscience sur le moment. Je ne parle pas ici des ma traduction)
organisateurs : parmi ceux-ci igurent de futurs
leaders politiques kanak, à qui la dimension idéo- A contrario, la presse conservatrice ne publie
logique de cette manifestation n’avait sans doute que des images du festival, sans ajouter de com-
pas totalement échappé (en revanche, ils n’en mentaires. Dickins-Morrison perçoit dans cette
avaient peut-être pas saisi toute la portée à moyen ligne éditoriale une manière de « faciliter la neu-
et long terme)45. surtout, Mélanésia 2000 lance tralisation des aspects potentiellement subversifs
une dynamique identitaire sans précédent qui, […] de Mélanésia 2000 » (2011 : 99) et, en par-
pour modeste que pût être son ambition politique ticulier, d’évacuer la portée politique du festival,
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À un détail près : l’acte fondateur invoqué ici « pays » de la Grande terre et des îles (Missotte,
n’est pas le festival culturel lui-même. L’élément 1995a : 70). À l’abri des regards étrangers, les
dont se réclament aujourd’hui les représentants organisateurs du festival ont reçu les groupes des
oiciels et institutionnels de la coutume (le sé- diférentes régions, venus participer au grand
nat coutumier), et qu’ils érigent en symbole de spectacle des jours suivants : tous se sont trouvés
l’identité kanak, ne concerne ni les danses, ni les réunis pour la première fois autour de cérémo-
chants, ni le jeu scénique créé spécialement pour nies coutumières quelque peu inédites, compte
Mélanésia 2000, mais uniquement le « chemin tenu de l’ampleur du rassemblement et de son
de la paille » (ou les « chemins coutumiers ») qui caractère très inhabituel (Missotte, 1995b : 67).
avait été ravivé et suivi, vallée après vallée, tribu or, c’est précisément la partie du festival qui n’a
après tribu, pour solliciter auprès des clans la pas été montrée aux visiteurs, car elle ne faisait
participation des délégations, et qui avait permis, pas partie du spectacle. Pour Missotte :
après plus d’une année de tractations et de solli-
citations menées dans tout le pays, de rassembler « Il ne s’agissait pas de présenter la coutume kanak.
deux mille Kanak à Nouméa à la in août 1975. Les rites d’une culture ne se représentent pas, ils se
vivent. La rencontre des clans serait l’occasion de
la vivre, pour eux et avec la solennité qu’ils y met-
traient, dans l’intimité qu’ils souhaiteraient. Il était
Le « chemin de la paille » exclu de faire du théâtre avec la vie quotidienne pas
plus qu’avec les temps forts de la coutume, naissance,
Philippe Missotte raconte la manière dont les mariage, deuil […] » (1995b : 63).
« chemins coutumiers » ont été empruntés pour
rendre possible l’organisation de Mélanésia 2000 : Les organisateurs de Mélanésia 2000 créent de
fait une distinction nette entre « la coutume »
« Les responsables lignagers furent d’abord appro- – système social qui régule les relations et les
chés […], en passant par les “sentiers” qui les reliaient échanges entre les groupes claniques – et « la
à des promoteurs du festival. L’aide de certains culture » – composée de pratiques et d’objets qui
membres du comité du festival s’accrût progressive- n’ont plus forcément cours, dont les jeunes ne
ment selon les résultats région par région. Même si, connaissent pas l’usage faute de l’avoir appris de
comme toujours dans ces cas-là, le temps de réponse leurs aînés, mais que l’on peut néanmoins recen-
est long, leur travail fut une première sensibilisation, ser, collecter, réiier, et mettre en spectacle – et,
d’autant plus diicile qu’elle propageait un message com- plus tard, transformer en contenus pédagogiques
plètement nouveau. […] Les réseaux des Églises, sur-
tout protestante, plus que catholique, et en particu- à destination des jeunes publics. très tôt, Jean
lier l’Église libre du pasteur Charlemagne, assurèrent Guiart avait tenu à souligner la dimension fon-
un relais important, non sans probablement leurs damentale de ces cérémonies d’accueil vécues
propres arrière-plans tactiques. » (Missotte, 1995a : « en marge » des performances culturelles :
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une importance capitale, car elle me paraît ins- culturelle pour les Kanak que le contenu du festival
crire la première séquence des rituels coutumiers “in”. C’est sans doute là qu’il faut chercher les rai-
(échelonnée sur trois jours) en dehors de l’inven- sons principales de leur adhésion à Mélanésia 2000,
taire traditionaliste et de la mise en spectacle des bien plus que dans les relations que le contenu du
traits culturels régionaux choisis pour incarner la spectacle folklorique aurait pu entretenir avec une
communauté kanak aux yeux des non-Kanak : culture primordiale qu’il aurait soudain révélée à la
conscience d’elle-même. » (2009 : 56)
la période consacrée aux diférentes coutumes
d’arrivée relève en efet d’un registre qui s’appa-
rente bien plus à une reformulation syncrétique Cette distinction s’exprime aussi dans l’inter-
des protocoles traditionnels de mise en relation view de Jean-Marie tjibaou, réalisée par Michel
des diférents groupes. C’est encore Philippe Degorce-Dumas en 1977 :
Missotte qui décrit la manière dont les choses
« M.D.-D. – Le festival, je m’en suis rendu compte
se sont passées lors de l’accueil des délégations en discutant avec les gens, a connu deux temps forts :
régionales par les cheferies du sud : l’accueil des tribus par la délégation du sud et le jeu
scénique. Ce n’était pas joué ; on a du mal à le com-
« L’aluence eût été une preuve insuisante si les par- prendre. en métropole, quand un animateur fait
ticipants n’avaient posé des signes de leur engagement, un spectacle de reconstitution du Moyen Âge, par
enracinés dans leurs références traditionnelles. De ce exemple, c’est une reconstitution, alors que là, au fes-
point de vue, dans un fonctionnement d’ensemble tival, les gens ont profondément vécu cet événement.
assez remarquable, la délégation du sud, constituée Il ne s’agissait pas d’acteurs, mais de chefs qui rece-
des envoyés de Païta, de l’île ouen, Goro, unia et vaient des délégations. Ça ne pouvait se faire qu’une
tuaorou, de saint-Louis et La Conception, eût un
fois, et c’était très important. Le deuxième temps fort
rôle signiicatif de cette volonté d’inscription dans la
tradition. Bien que le terrain où se déroulait le Festi- fut le jeu scénique, où il a fallu apprendre à un peuple,
val eut été prêté par la Municipalité de Nouméa, pro- qui n’en avait pas l’habitude, à extérioriser sa culture.
priétaire en droit français, celui-là est considéré par les J.-M. t. – oui, ce sont des moments importants,
Mélanésiens comme une terre des lignées du sud. La surtout si on les présente comme vous venez de le
délégation du sud avait donc la fonction de recevoir faire, en termes de paradoxes ; d’un côté, les gens font
sur son terroir les autres délégations. L’ensemble de leur coutume d’accueil, nécessitée par la rencontre des
ses chefs coutumiers fut considéré comme la cheferie gens ; ce n’est pas du théâtre, c’est un rite coutumier
hôte du Festival46. […] La délégation du sud accueil- qui a été vécu simplement, dans sa réalité profonde,
lit chaque délégation, l’une après l’autre devant [une] sans chercher à faire bien par rapport aux autres, c’est
case centrale, du 30 août au 2 septembre. Les arrivants viscéral. Les gens ont fait le geste qu’il fallait, personne
se regroupaient devant la case et présentaient leurs ne leur a dit qu’il fallait le faire, c’est inscrit dans la
dons – ignames, tabac, tissus, quelques billets, parfois coutume. Ils ont préparé ce qu’il fallait, et tout ce
monnaies canaques – par un discours faisant mémoire qu’on leur a dit, c’est l’heure à laquelle il fallait com-
des anciennes alliances reliant les deux groupes. Les mencer. » (tjibaou et al., 1995 [1977] : 113-114)
gens du sud répondaient de la même manière. Puis
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46. Par la suite, le terrain sur lequel sera édiié le Centre culturel tjibaou, situé à proximité du site de Mélanésia 2000, sera cédé par
la Mairie de Nouméa à l’adck, établissement public gestionnaire de l’équipement culturel. Pour autant, les « gestes coutumiers » qui se
déroulent depuis des années dans l’enceinte du centre culturel, mobilisent toujours les cheferies du sud en tant qu’hôte coutumier à qui
doivent s’adresser les « accueillis » (les artistes, institutions, associations, délégations internationales, etc.), à l’exception du public.
90 JOurNAL De LA SOCIÉTÉ DeS OCÉANISTeS
rite d’ouverture fut consacré aux échanges d’accueil Mélanésia 2000 se retrouvent. Dès les premières
[…]. » (Missotte, 1995a : 85-86). années ayant suivi sa création (1989), l’Agence de
développement de la culture kanak (adck) choi-
Ainsi, les trois jours de rencontres et de cérémo- sit de s’appuyer très largement sur le « personnage
nies coutumières « privées » entre les délégations tjibaou », à la fois pour légitimer son discours
constituaient les réponses d’un réseau social en- et pour l’inscrire dans une forme de continuité
dogène (les clans, les « chemins coutumiers », les symbolique. Plus encore, le Centre culturel tji-
paroles prononcées par ceux qui arrivent et ceux baou incarne de facto, aux yeux du monde entier,
qui accueillent, les échanges) confronté à une si- le symbole de la reconnaissance, par l’État fran-
tuation inédite et complexe : un projet de festival çais, du peuple kanak, et la présence monumen-
socio-culturel, une forte mobilisation associative, tale et pérenne de l’authenticité et de la vitalité
des sollicitations et des injonctions contradic- de sa culture. selon ses promoteurs, cet édiice
toires de la part de divers réseaux politiques, reli- public s’inscrit dans le prolongement de la poli-
gieux ou coutumiers. si, d’un point de vue ethno- tique identitaire initiée en 1975 par Jean-Marie
logique, l’intérêt de ces « moments de coutume » tjibaou et soutenue par les pouvoirs publics :
apparaît comme évident aujourd’hui, il n’en reste au-delà du symbole politique, ce centre culturel
malheureusement qu’une ethnographie partielle, ofrirait ainsi un « corps à l’âme de Mélanésia
et vraisemblablement peu d’archives ou de docu- 2000 » (Kasarhérou, 1998 : 3). Ce processus –
ments originaux (Missotte, 1995a : 59). Ce n’est que je qualiiais plus haut de « culturisation » –
qu’après Mélanésia 2000, lorsque la « dimension procède bien d’une volonté politique d’inscrire
culturelle mélanésienne » va trouver les moyens l’expression culturelle kanak à l’intérieur du pay-
politiques et institutionnels de s’exprimer et de sage institutionnel, et s’accompagne d’une déra-
s’inscrire dans la durée, que des anthropologues dicalisation du discours indépendantiste.
et d’autres chercheurs en sciences sociales com- Cependant, pour Jean Guiart, le Centre cultu-
menceront à jouer un rôle dans l’espace de pro- rel tjibaou témoignerait surtout d’une occiden-
duction symbolique qui s’ouvre peu à peu autour talisation et d’une folklorisation croissantes de la
de la patrimonialisation de la culture kanak, et culture kanak, et par conséquent d’un non-respect
qui s’épanouira véritablement à partir des années de la volonté première de celui qui fut un initia-
1990. Dans les décennies qui vont suivre, la place teur de la « renaissance culturelle » et dont les diri-
laissée aux cérémonies coutumières, même fort geants de l’adck entendent pourtant se réclamer :
simples, dans toutes sortes de situations sociales
distinctes des rassemblements coutumiers « tra- « La suite du Festival n’était pas pour Jean-Marie
ditionnels », est révélatrice de nouvelles formes tjibaou la construction d’une cathédrale à la gloire
de rituels (ou « gestes coutumiers ») qui facilitent de la culture canaque. Le leader aujourd’hui absent
une mise en relation entre les groupes ou les ins- avait préconisé au contraire que soit satisfait un be-
soin culturel aussi bien que social, à la fois constant
titutions, empreinte de respect mutuel (Leblic,
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Calédonie (voir Babadzan, 1999a ; Wittersheim, Jean Guiart s’en prend aux promoteurs d’une
1999). Jean Guiart fait donc partie de ceux qui « culture canaque aseptisée » destinée à « des
voient dans Mélanésia 2000 une forme d’authen- adultes en grande partie urbanisés et “culturel-
ticité culturelle désormais irrémédiablement lement” désemparés » (1996a : 34) : les respon-
perdue : la politique culturelle menée à travers sables, dit-il, sont « des personnalités élevées à la
l’adck s’inscrirait, non plus dans la perspective ville, en France, ou dans ces faubourgs canaques
ouverte par Mélanésia 2000, mais bien davantage anciens de la ville, laissés presque sans terres,
dans une logique de développement touristique, entourés aujourd’hui de lotissements résidentiels
ou constituerait tout au moins une forme de folk- européens ». L’ethnologue n’est visiblement pas le
lore ou de loisir. L’ethnologue déplore de fait : seul à lancer de telles critiques : certains Kanak les
formulent également, comme le remarque em-
« la tendance actuelle à la folklorisation d’éléments manuel Kasarhérou (alors directeur culturel du
sortis de la culture et présentés à tort comme pourvus Centre tjibaou), qui leur répond en ces termes :
d’une existence autonome (danses, chants, musique
moderne, “contes”, objets d’un artisanat moderne « Il est de plus en plus fréquent de rencontrer, chez
baptisé art contemporain. » (1996b : 91) ceux qui critiquent le Centre, une vision de la culture
que l’on pourrait qualiier de “populiste”. Pour eux, la
Il y voit une trahison à l’égard de Mélanésia vraie culture, c’est celle du quotidien des villages, c’est
2000 qui faisait : quand je me lave les mains, quand je mange, quand je
cuisine, etc. La culture serait ce quotidien, et tout le
« la démonstration publique de l’existence mainte- reste serait une création de toutes pièces des groupes
nue d’une culture canaque bien vivante. » (1996b : 92) dominants et des colonialistes français, qui auraient
intellectualisé et folklorisé la culture kanak pour la
faire entrer dans la société du spectacle. […] Les gens
L’ethnologue critique d’ailleurs vivement le qui tiennent ces discours se trouvent bien souvent
projet du Centre culturel tjibaou (sur un re- parmi les plus ”intégrés” à la culture occidentale, au
gistre qui n’est pas sans rappeler les arguments moins intellectuellement. et leur position radicale
anti-impérialistes des premiers mouvements po- est avant tout une réaction à leur propre intégration
litiques indépendantistes qui, en d’autres temps, et au malaise dans lequel ils se trouvent plongés. Ce
s’opposaient au festival) : type de discours correspond bien sûr à celui d’une
frange politique kanak, mais ce sont des gens qui se
« on s’apprête à inancer sur crédits d’État des acti- tiennent à l’écart du Centre, lequel reste pour eux un
vités dites culturelles canaques, mais dans la mesure lieu étranger, même s’ils y viennent parfois. » (Kasa-
seulement où elles obéissent à la conception française rhérou, 1999 : 440)
de la culture : danse + théâtre + musique + cinéma +
littérature écrite + arts plastiques = culture. C’est une Il est intéressant de noter que Kasarhérou et
conception coloniale en diable, puisqu’il s’agit d’impo- Guiart tendent tous deux à stigmatiser pareille-
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ne sommes plus que des « faux Kanak » puisque nous À ce titre, il n’y a ni plus, ni moins d’authen-
nous habillons. si nous n’avions pas été capables de ticité culturelle dans les propositions du Centre
placer notre identité et notre culture dans le monde culturel tjibaou qu’il n’y en avait eu auparavant
d’aujourd’hui, l’adck n’aurait jamais existé, nous dans Mélanésia 2000. Il n’y a donc pas de réelle
n’aurions jamais abouti à un centre de création ar- rupture entre les deux, bien que la fonction so-
tistique sur l’évolution de la culture kanak, et nous
nous serions retrouvés avec un écomusée » (Mwà Véé ciale de l’un et de l’autre ne soit pas la même.
60, avril-juin 2008 : 23, repris dans Mwà Véé 74-75, Car la véritable césure épistémologique s’opère
2012 : 17) en réalité en amont : elle intervient, non pas
dans le degré de réiication ou de professionna-
Mon propos n’est pas de relancer ici la polé- lisation des manifestations culturelles contem-
mique entre « culture vécue » et « culture mon- poraines, mais (et ceci constitue un état de fait
trée ». en revanche, si les spectacles proposés par dès 1975) dans la nature même d’une démarche
le Centre culturel tjibaou témoignent vraisem- résolument moderne qui, menée à des ins mili-
blablement d’une qualité technique et esthétique tantes (ou « socio-culturelles »), puis politiques,
qui se veut supérieure à celle du festival de 1975 rend nécessaire la construction d’un rapport tra-
(bien que les organisateurs de l’époque fassent ditionaliste à la culture et aux usages (conscien-
état, notamment en ce qui concerne la pièce tisation, mobilisation, revendication, patri-
Kanaké, de spectacles soigneusement préparés), monialisation,…) qui en sont faits (Babadzan,
il paraît diicile d’en déduire que les représen- 1999b). C’est aussi le sens que lui donne alors
tations culturelles proposées par Mélanésia 2000 son directeur culturel, emmanuel Kasarhérou,
ont été « plus authentiques » ou « moins accultu- qui décrit bel et bien la transformation profonde
rées » que celles d’aujourd’hui. du rapport des Kanak à leur identité culturelle
telle qu’elle s’est produite dans les années 1970 :
« Le danger, martèle Guiart, est là, dans les festivals
d’aujourd’hui, dont la inalité non avouée est de pro- « tout le travail de rélexion et d’élaboration et puis
fessionnaliser les groupes, qui deviendront alors dis- après de réalisation qui a été fait ici [au Centre tji-
ponibles pour l’illustration culturelle des entreprises baou] est impensable sans un certain nombre de cas-
touristiques […]. Il n’a existé ni dans la conception, ni sures qui ont été produites vers les années 70-75. et
dans la réalisation de Mélanésia 2000. » (1996b : 96) là, Mélanésia 2000 a joué un rôle très, très important
de passage à l’acte. Il y a un certain nombre de choses
or, il semblerait au contraire que tjibaou lui- qui étaient dites par des petits groupes, par exemple
même avait totalement intégré cette reformula- […] considérer le monde kanak comme une globa-
lité, et non pas comme une addition de petites iden-
tion en partie acculturée de « la culture kanak », tités diférentes et très jalouses les unes des autres ;
puisqu’il l’appelait de ses vœux, et la décrivait le fait de pouvoir mettre en commun un certain
comme un enchaînement à la fois souhaitable nombre de choses, c’était complétement impensable.
et prévisible dans le processus de revitalisation […] et le centre culturel manifeste ça de manière très,
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té culturelle (à laquelle vient se substituer ensuite par les participants comme une manifestation échap-
une unité ethno-politique), la vitrine culturelle pant à leur contrôle. » (Babadzan, 2009 : 55-56 ; voir
incarnée par le Centre culturel tjibaou s’inscrit aussi M.-C. tjibaou, 1995 : 119)
nettement dans une autre dimension idéologique,
qui est celle de la consommation culturelle. Ceci Par la suite, la mise en adéquation des per-
n’est pas sans susciter quelques interrogations formances locales aux standards techniques et
quant à la dimension développementaliste de « la esthétiques internationaux s’est développée, tout
culture ». Comme le souligne Cugola : comme s’est accrue la professionnalisation de
l’ensemble des intervenants du champ culturel
« [dans ce processus] d’objectivation culturelle au et artistique calédonien (Graille, 2015). Pour au-
service de l’économie de marché, […] les Kanak tant, la critique d’inauthenticité ou de folklorisa-
sont voués dans un devenir sans ins, à s’identiier tion n’a pas davantage de raison ni de légitimité à
au consommateur type avec ses besoins standards » s’exercer dans le second cas que dans le premier.
(2009 : 171)48 La médiatisation qui précède et accompagne la
naissance du Centre tjibaou, ainsi que les pro-
Alors, certes, il convient d’établir une dis- fondes transformations qu’a connues le paysage
tinction entre Mélanésia 2000 (manifestation culturel depuis les années 1990, ne doivent pas
unique en son genre) et les prestations présen- faire oublier que Mélanésia 2000 était déjà un
tées au Centre tjibaou, qui s’inscrivent dans un premier pas dans le registre de l’objectivation et
ensemble institutionnel et dans une logique cali- de la performance culturelle : le festival consti-
brée, annualisée de programmation culturelle. tuait bel et bien « une innovation radicale », car
en revanche, la diférence entre ces deux types il s’appuyait précisément sur une « conception
de productions (toutes deux d’inspiration cultu- moderne de la culture » (Babadzan, 2009 : 56)
raliste) s’exprime uniquement en termes d’objec- – un moment particulier qu’emmanuel Kasarhé-
tifs et de moyens : là, on faisait de la mobilisa- rou qualiie fort justement de « déclenchement ».
tion populaire l’étendard d’une « communauté
culturelle » qui voulait être reconnue et rétablie
dans sa dignité ; ici, on produit de l’art contem-
porain pour un public attentif et réceptif à ce Conclusion
type de performances culturelles ; là, le spectacle
voulait « donner à voir » aux « Blancs », le temps Il me semble que le discours de Jean-Marie
de quelques jours, une représentation valorisante tjibaou à propos du besoin de promouvoir la
de la culture des populations « indigènes » ; ici, création artistique contemporaine sous toutes ses
la culture qui est esthétisée et montrée se destine formes (peinture, sculpture, danse, théâtre…) a
au plus grand nombre, et elle doit façonner dès été rarement mis en exergue par les anthropo-
l’enfance des habitudes de consommation et de logues occidentaux : ces derniers font plus sou-
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nouvelle source diicilement contestable de légi- kanak – comme beaucoup d’institutions culturelles
timité institutionnelle. Plus encore, les proposi- du pays – existe aujourd’hui. » (Édito d’e. tjibaou et
tions de l’adck – ou celles du sénat coutumier à G. soulard, Centre culturel Tjibaou, Saison 2015 : 3)
travers la Charte du peuple kanak que j’évoquais
plus haut – s’appuient très naturellement sur un Pour l’occasion, le Centre culturel tjibaou a
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50. La rétrospective proposée en 2012 par la revue Mwà Véé 74-75 en constitue un exemple frappant : « 40 ans de culture kanak au présent ».
51. « Il y a 40 ans… Mélanésia 2000. Retour sur un événement fondateur », Centre culturel Tjibaou, 17/09/2015, table-ronde animée
par Patrice Godin, en présence de Marie-Claude Tjibaou (ancienne présidente de l’adck-Centre culturel Tjibaou), Élie Poigoune (pré-
sident de la Ligue des droits de l’Homme en Kanaky-Nouvelle-Calédonie), Basile Citré (acteur du jeu scénique de 1975, ancien maire de
Maré), Gérald Cortot (membre de l’Union calédonienne), Gilbert Tein (président du sénat coutumier de septembre 2015 à août 2016) et
Emmanuel Tjibaou). Voir Mwà Véé 87.
1975-2015 : retour sur MÉLANÉSIA 2000 95
– avec un succès commercial qui a dépassé les est préiguré par l’accord de Nouméa, suppose
prévisions, en particulier auprès des salariés de que soient inventés des manifestations, des néo-
l’établissement qui ont été les premiers à arborer, traditions, des lieux, et des symboles capables
y compris sur leur lieu de travail, ce vêtement de recueillir l’adhésion de toutes les compo-
orné du logo du festival en « version 2015 ». La santes culturelles du pays, pour les rassembler
seule modiication concédée à l’original porte sous la bannière identitaire d’un seul « peuple ca-
sur les deux mains qui tiennent la lèche faîtière : lédonien » (sand et al., 2003). Quelques initia-
deux mains noires en 1975, une noire et une tives ambitieuses ont déjà vu le jour, sans grand
blanche sur la version 2015… évocation sans succès (voir Carteron, 2012 ; LeFevre, 2015).
équivoque du préambule de l’accord de Nou- Dans une période marquée, de surcroît, par de
méa et du « destin commun » qui unit consti- fortes restrictions budgétaires, les discussions
tutionnellement les Kanak et les « autres com- autour de ce que pourraient être les représen-
munautés » depuis 1998 (photos 4-5). Missotte tations acceptables et « montrables » du « vivre
expliquait en 1985 que le logo originel compor- ensemble » butent en efet, non seulement sur le
tait déjà une main noire et une main blanche, choix des symboles, mais également sur la légiti-
le comité en charge du festival ayant inalement mité de ceux (institutions, élus, coutumiers, as-
opté pour deux mains noires (Missotte, 1985 : sociations, intellectuels, artistes…) qui s’en font
437). Dickins-Morrison y voit une volonté d’af- les initiateurs ou les porte-parole.
irmer à l’époque la capacité d’agir ou l’agentivité
(agency) des organisateurs kanak de l’événement
(2011 : 130). BIBLIOGRAPHIE
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va bien au-delà du simple clin d’œil nostal-
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