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Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages

stratégiques » ?
Fabien Sacriste
Dans Critique internationale 2018/2 (N° 79), pages 25 à 43
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1290-7839
ISBN 9782724635393
DOI 10.3917/crii.079.0025
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Les « regroupements »
de la guerre d’Algérie,
des « villages
stratégiques » ?
par Fabien Sacriste

« Regroupement ne signifie pas camp d’internement mais village ou hameau :


un foyer de vie locale organisé et destiné à trouver,
dans la paix et la sécurité restaurées, son plein épanouissement. »

La Dépêche de Constantine, 13 juin 1961


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l
l peut sembler étonnant de parler de « villages » pour désigner les
« regroupements » créés par l’armée française pendant la guerre d’indépendance
algérienne (1954-1962), tant ce terme fut alors utilisé pour atténuer la violence
de ces déplacements massifs et forcés de populations rurales. Plus de 2,5 millions
d’Algériens furent en effet « regroupés » au cours de ce conflit dans l’un des 2 000
« centres de regroupement » créés, surveillés et encadrés par l’armée française.
Destinée à lutter contre la guérilla de l’Armée de libération nationale (ALN), cette
pratique à la fois militaire, politique et administrative, entraîna le déracinement
et la précarisation des communautés paysannes, populations déjà fragilisées dans
le contexte colonial. La situation resta inconnue de l’opinion publique jusqu’à la
publication, dans Le Monde en mars 1959, d’une note de Michel Rocard, alors
stagiaire de l’ENA1. Le scandale qui s’ensuivit incita le gouvernement français à
lancer la politique des « Mille Villages », dont l’ambition affichée était de faire

1.  Cette note a depuis fait l’objet d’une réédition critique. Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement
et autres textes sur la guerre d’Algérie, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2003.
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de ces « regroupements » des lieux de vie destinés autant à combattre l’ALN qu’à
favoriser le développement du milieu rural. Le martèlement de ce mot d’ordre
par l’administration et la presse contribua à substituer l’image du « village » à
celle du « camp », bien que la grande majorité des regroupements aient relevé
bien plus des seconds que des premiers à la fin du conflit 2.
Depuis la publication de la note de Michel Rocard, l’histoire de ces regroupements3
a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs, soucieux d’objectiver surtout leurs
conséquences humaines sur le moyen et le long terme. Les sociologues Pierre
Bourdieu et Abdelmalek Sayad ont souligné la déstructuration économique et
sociale des ruraux « déracinés » 4, perspective reprise par Michel Cornaton qui a
également proposé une première approche historique de la pratique5, tandis que
des géographes confirmaient les conséquences spatiales de cette stratégie et la
pérennité des regroupements après l’indépendance6. L’ouverture des archives a
favorisé un renouveau de la recherche historienne, qui s’était peu intéressée à la
question depuis l’indépendance7. Ce renouveau s’inscrit dans un regain d’intérêt
de la recherche internationale pour la pratique des déplacements forcés qui, loin de
se limiter à l’Algérie, a largement marqué les conflits du XXe siècle, des « premiers
camps » d’Afrique du Sud, de Cuba ou des Philippines8, à ceux des guerres de
décolonisation en Malaisie, au Kenya, au Cameroun ou au Vietnam9. Désignés
par des noms qui les inscrivent dans le champ sémantique du village (« villages
d’autodéfense » au Cambodge, « hameaux stratégiques » au Vietnam), les camps
postérieurs à la seconde guerre mondiale ont donné lieu à des pratiques souvent
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2. Fabien Sacriste, « Les camps de “regroupement”. Une histoire de l’État colonial et de la société rurale
pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) », thèse de doctorat en histoire, Université de
Toulouse II Jean Jaurès, 2014. L’auteur remercie les trois évaluateurs et évaluatrices de Critique internationale.
Leurs lectures attentives et leurs conseils avisés ont largement contribué à donner à cet article sa forme présente.
3.  J’utiliserai désormais le terme de « regroupement » sans guillemets, afin de ne pas alourdir le texte.
4.  Pierre Bourdieu, Abdelmalek Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1964.
5.  Michel Cornaton, Les regroupements de la décolonisation en Algérie, Paris, Les Éditions ouvrières, 1967.
6. Voir par exemple Michel Lesne, « Une expérience de déplacement de population : les centres de
regroupement en Algérie », Annales de géographie, 388, 1962, p. 567-603 ; Keith Sutton, « The Influence of
Military Policy on Algerian Rural Settlement », The Geographical Review, 71 (4), 1981, p. 379-394.
7. Charles-Robert Ageron, « Une dimension de la guerre d’Algérie : les “regroupements” de populations »,
dans Maurice Vaïsse, Jean-Charles Jauffret, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Paris, André Versaille
Éditeur, 2001, p. 327-362 ; Moritz Feichtinger, « “A Great Reformatory”: Social Planning and Strategic
Resettlement in Late Colonial Kenya and Algeria, 1952-63 », Journal of Contemporary History, 52 (1), 2017,
p. 45-72.
8.  Elizabeth van Heyningen, The Concentration Camps of the Anglo-Boer War: A Social History, Johannesburg,
Jacana Media, 2013 ; Iain R. Smith, Andreas Stucki, « The Colonial Development of Concentration Camps
(1868-1902) », The Journal of Imperial and Commonwealth History, 39 (3), 2011, p. 417-437.
9. Karl Hack, « The Malayan Emergency as a Counter-Insurgency Paradigm », Journal of Strategic Studies,
32 (3), 2009, p. 383-414 ; Caroline Elkins, Imperial Reckoning: The Untold Story of Britain’s Gulag in Kenya, New
York, Henry Holt and Company, 2005 ; Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Kamerun !
Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971), Paris, La Découverte, 2011, p. 264-276 ; Élie
Tenenbaum, « Les déplacements de populations comme outil de contre-insurrection : l’exemple du programme
des hameaux stratégiques au sud-Vietnam », Guerres mondiales et conflits contemporains, 239, 2010, p. 119-141.
Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ?— 27

proches10, qui tendent à constituer un nouveau type d’institution que Christian


Gerlach a qualifié de « village stratégique »11. Créé dans un contexte d’insurrection
ou de lutte de guérilla, celui-ci implique le transfert autoritaire de populations
civiles vers des lieux où elles sont soumises à une surveillance administrative
et militaire constante, mais aussi relativement prises en charge afin de résorber
les difficultés nées de leur déracinement. Cette politique implique des violences
directes (destruction de villages) et indirectes (précarisation, surmortalité) mais
induit également une transformation globale des communautés rurales12, du fait
des actions sociales, économiques et politiques entreprises au sein des « villages ».
Ces derniers viseraient alors aussi à « moderniser » la société paysanne pour mieux
assurer la souveraineté de l’État protagoniste sur le territoire qui lui est disputé
en lui donnant une assise paysanne.
Une telle perspective n’est pas sans questionner la catégorisation de cette pratique
et de ces lieux, tant elle les distingue de cette famille de dispositifs concentra-
tionnaires propres à l’ère contemporaine que sont les « camps ». L’usage du mot
« village » dans le contexte des guerres de décolonisation vise en effet à éviter
celui de « camp », moins de dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale,
qui a profondément transformé la charge sémantique de ce terme13. Or son uti-
lisation historiographique peut impliquer l’idée que ces lieux furent bel et bien
des villages, ou qu’à tout le moins leurs concepteurs envisagèrent la mise en camp
comme une forme d’urbanisation du milieu rural visant à contrôler la population
autant qu’à la « conquérir » par un effort de développement de son mode de vie.
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Cette problématique a déjà suscité des divergences d’analyses des regroupements
en Algérie, notamment entre P. Bourdieu et A. Sayad et M. Cornaton, au sujet de
l’intentionnalité de la pratique14. Elle prolonge un débat né dans le contexte même
de la guerre où le regroupement fut l’enjeu d’une lutte entre acteurs de l’État,
donnant l’impression d’une contradiction entre une pratique stratégico-militaire
assumée par les autorités militaires et l’ambition affichée par l’administration de
« moderniser » la société rurale algérienne. Les archives civiles et militaires,
qui se caractérisent par leur profusion – écho de l’ampleur démographique d’un
phénomène qui toucha la moitié de la population rurale et suscita une intense

10. Même si des transferts de pratiques ne sont pas attestés. Ainsi, en Algérie, les premiers regroupements
firent l’objet d’une « réinvention » sans imitation du précédent indochinois. F. Sacriste, « Les camps de
“regroupement”. Une histoire de l’État colonial et de la société rurale pendant la guerre d’indépendance
algérienne (1954-1962) », cité, chap. I, « Le repli des douars de l’Aurès », p. 135-216.
11. Christian Gerlach, Extremely Violent Society. Mass Violence in the 20th Century World, Cambridge,
Cambridge University Press, 2010.
12. D’où le terme qu’il utilise pour les décrire de « violence durable ». C. Gerlach, « Sustainable Violence:
Mass Resettlement, Strategic Villages, and Militias in Anti-Guerrilla Warfare », dans Richard Bessel, Claudia
B. Haake, Removing Peoples. Forced Removal in the Modern World, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 361-393.
13. Annette Wieviorka, « L’expression “camp de concentration” au XXe siècle », Vingtième siècle. Revue
d’histoire, 54 (1), 1997, p. 4-12.
14.  F. Sacriste, « La “Méthode Mao” contre les “Mille Villages” ? Réflexion sur l’historiographie des camps
de regroupement », dans Aïssa Kadri, Moula Bouaziz, Tramor Quemeneur (dir.), La guerre d’Algérie revisitée.
Nouvelles générations, nouveaux regards, Paris, Karthala, 2015, p. 179-186.
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activité bureaucratique – sont fortement marquées par ces tensions et offrent la


possibilité d’une étude empirique abordant la pratique au prisme de la multiplicité
des points de vue des acteurs impliqués15.
Dans cette perspective étatique, le regroupement peut-il être considéré comme
l’un de ces « villages stratégiques » qui consacrent une certaine forme d’urbani-
sation16 comme arme de guerre, visant autant à lutter contre une guérilla natio-
naliste qu’à favoriser le développement d’un milieu rural pour s’assurer une assise
paysanne ? Le fait d’adopter ce terme de « village » comme catégorie d’analyse
historiographique ne conduit-il pas à donner, dans l’analyse de l’intentionnalité
de la pratique, une importance disproportionnée à l’ambition de transformation
sociétale du milieu rural ? Avant de tenter de répondre à ces questions, il convient
de rappeler que le « village » n’apparaît que tardivement en Algérie, dans un
paysage où le « regroupement » est déjà bien installé : il désigne alors une pratique
de déplacement forcé de civils et le lieu qui permet leur encadrement, au prix
bien souvent de leur stabilité économique. Certains acteurs étatiques mettent en
avant l’idée que ces regroupements, à condition d’être convenablement pensés et
aménagés, pourraient donner naissance à de véritables lieux de vie modernisés.
Une idée dont les usages sont cependant multiples, oscillant entre la justification
pratique d’opérations strictement militaires et la croyance en la possibilité réelle
de transformer le milieu rural par un développement autoritaire. La mise en
œuvre de cette idée est pourtant très loin de se concrétiser, sur le terrain, par
la « villagisation »17 de l’Algérie rurale : bien plus que de nouveaux « villages »,
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ce sont des camps d’un nouveau type qui couvrent ce territoire colonial entre le
début et la fin de la guerre d’indépendance.

15. Dans ma thèse, je me suis concentré sur les interactions au sein de l’État pour écrire l’histoire des
regroupements, au détriment de l’enquête orale auprès des populations anciennement regroupées, travail
nécessairement complémentaire, mais impossible à réaliser dans un temps aussi court. Je me suis dès lors appuyé
sur un corpus hétérogène d’archives provenant du Service historique de la Défense (SHD), particulièrement
précieuses pour l’histoire militaire des camps, et surtout sur les fonds de l’administration, conservés aux Archives
nationales d’Outre-Mer (ANOM) d’Aix-en-Provence, qui permettent d’écrire cette histoire sous un nouvel
angle. La gestion du regroupement a été le plus souvent déléguée aux administrations territoriales, dominées
pendant une grande partie de la guerre par les militaires. Parmi ces archives, celles des officiers des Sections
administratives spécialisées (SAS), peu utilisées (excepté par Grégor Mathias, Les Sections administratives spécialisées
en Algérie. Entre idéal et réalité (1955-1962), Paris, L’Harmattan, 1998, qui en livre une lecture souvent proche de la
rhétorique du pouvoir colonial), permettent d’étudier les regroupements à l’échelon le plus local.
16.  Le terme d’urbanisation, qui désigne le processus de croissance de la population urbaine et d’extension des
villes, correspond mal aux enjeux du regroupement. Ce dernier contribue plus à un phénomène proche de ce que
certains géographes qualifient de « rurbanisation », « processus d’urbanisation rampante de l’espace rural » (voir le
dictionnaire de géographie proposé par geoconfluences.ens-lyon.fr)  qui favorise une transformation des modes
de vie dans les campagnes par l’introduction de pratiques sociales, économiques et culturales propres à l’espace
urbain. Laurence Thomsin, « Un concept pour le décrire : l’espace rural rurbanisé », Ruralia, 9, 2001, en ligne).
Si le terme est anachronique dans le contexte algérien des années 1960, le regroupement n’en contribue pas moins
à la diffusion d’un modèle culturel urbain en milieu rural, à la différence près qu’ici cette « rurbanisation » n’est
pas rampante, mais dirigée et autoritaire, inscrite dans un rapport de domination propre à la situation coloniale.
17. Ce terme désigne un processus consistant à regrouper des habitations dispersées en milieu rural et à
les équiper selon certains critères. Il est utilisé notamment par James C. Scott pour la Tanzanie. James
C. Scott, Seeing Like a State. How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven, Yale
University Press, 1998.
Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ?— 29

Des « centres » de regroupement ?

Le « regroupement » de populations civiles fut l’un des principaux moyens utilisés


par la France pour combattre le Front de libération nationale (FLN) en milieu
rural, où ce parti avait pris dès 1955 l’ascendant sur les populations algériennes18.
Le Congrès de la Soummam (août 1956) permit au FLN de s’organiser en véritable
contre-État et d’homogénéiser les structures de l’ALN. La guérilla rurale gagna
en efficacité et les actions des nationalistes se multiplièrent19. Les combattants
algériens possédaient une connaissance du terrain que n’avait pas l’armée, et
celle-ci avait les plus grandes difficultés à obtenir de la population les renseigne-
ments nécessaires à ses opérations. Progressivement, le FLN réussit à s’imposer
comme un concurrent sérieux de l’État colonial. À cette montée en puissance
répondit jusqu’en 1957 l’envoi toujours plus massif de troupes, un quadrillage
militaro-administratif du territoire toujours plus poussé et certaines innovations
stratégiques, en l’occurrence le regroupement, tout d’abord expérimenté à petite
échelle, puis codifié et diffusé dans toute l’Algérie de 1957 à 1959.
D’un point de vue stratégique, le regroupement consista à interdire toutes présence
et circulation humaines dans les zones favorables aux nationalistes, puis à déplacer
les populations qui y vivaient vers des lieux surveillés par l’armée. La géographie
des regroupements dépendit, dans les premières années de la guerre (1954-1957),
de l’évolution des principaux théâtres opérationnels. C’est dans le Constantinois
(Est algérien), où l’insurrection fut la plus forte, que la mesure se développa : dans
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l’Aurès et les Nemencha20, puis dans le Nord-Constantinois après l’insurrection
d’août 195521, ou sur la frontière algéro-tunisienne transformée en un vaste no
man’s land lors de la « bataille des frontières »22. Dès 1957, la pratique se répandit
sur l’ensemble du territoire, parallèlement à l’arrivée des officiers d’Indochine et
à la montée en puissance de la « Doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR)
dans les cercles de réflexion et de décision militaires23. Face à cette « guerre révo-
lutionnaire » – qui, pour les théoriciens français, avait pour objectif « le contrôle
absolu des cœurs et des esprits », le fait « de s’emparer du pouvoir en s’assurant
progressivement le contrôle physique et psychologique des populations » –, le

18.  Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN (1954-1962), Paris, Fayard, 2002.
19. Dalila Aït El -Djoudi, La guerre d’Algérie vue par l’ALN (1954-1962). L’armée française sous le regard des
combattants algériens, Paris, Autrement, 2008.
20.  Situées dans le Sud-Est algérien, ces régions furent les plus touchées par l’insurrection de novembre 1954.
Mohammed Harbi, 1954. La guerre commence en Algérie, Paris, Éditions Complexe, 1998.
21.  Le 20 août 1955, le Nord-Constantinois fut le théâtre d’une insurrection populaire suivie d’une importante
répression menée par l’armée française et les milices européennes. Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955.
Insurrection, répression, massacres, Paris, Payot, 2010.
22.  La région géographique entourant la « ligne Morice », nom du barrage électrifié construit pour gêner les
passages du FLN-ALN entre l’Algérie et la Tunisie, fut en effet totalement vidée de sa population après 1957.
23.  Denis Leroux, « La “Doctrine de la guerre révolutionnaire” : théories et pratiques », dans Abderrahmane
Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la
période coloniale, Paris, La Découverte, 2014, p. 532.
30 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

regroupement apparaissait comme un instrument permettant de retourner contre


les révolutionnaires leurs propres armes. De 1957 à 1959 – et notamment après les
événements de mai 1958 au cours desquels les militaires se substituèrent à l’auto-
rité civile à tous les niveaux –, un million d’Algériens furent ainsi « regroupés »
dans un millier de ces « centres ». La situation le plus souvent misérable de ces
derniers poussa Paul Delouvrier24, délégué général du Gouvernement après 1959,
à interdire la création de nouveaux regroupements. Vaine mesure : c’est pendant
le « plan Challe »25 que la pratique atteignit son paroxysme, l’armée procédant
alors au déplacement d’un autre million d’individus.
Fruit d’une organisation séculaire dépendante de contraintes agraires et hydrau-
liques, l’éparpillement de l’habitat en une multitude de « mechtas » (petits groupes
d’habitations rurales dans le Constantinois) servit le plus souvent de justification
au regroupement des familles paysannes. Cette « dispersion » de l’habitat, selon le
terme qui s’imposa alors avec toutes ses implications normatives, aurait constitué
une entrave à la recherche du renseignement opérationnel comme à l’action admi-
nistrative et politique devant favoriser la reprise en main des populations. Le général
Gilles, commandant le Corps d’armée de Constantine26, écrivait ainsi en 1958 :
« La dispersion de l’habitat est telle qu’il faut envisager, parfois, des regroupements
partiels afin d’assurer une protection efficace »27. Le terme de « protection » illustre
bien le discours tenu par l’armée tout au long de la guerre pour justifier son action,
au-delà d’une lutte contre la « dispersion » : la population était « favorable » à son
propre regroupement et l’attendait même comme une protection contre la violence
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du FLN-ALN, qu’elle ne soutenait que contrainte et forcée28. Or, à l’exception de
cas isolés – tel celui, célèbre, de Mechta Kasbah29 –, la plupart des regroupements
furent organisés et menés manu militari, selon des modalités très variables. Il était
fréquent que l’armée et l’administration se contentent d’annoncer publiquement
– par haut-parleurs ou, plus souvent, par lâchers de tracts –, la création de zones

24. Né en 1914, Paul Delouvrier fut inspecteur des Finances en 1941, directeur du cabinet de René Mayer
(ministre des Finances et des Affaires économiques) en 1947, et membre de l’équipe de Jean Monnet, président
de la Haute Autorité de la CECA à Luxembourg, de 1955 à 1958. En décembre 1958, le général de Gaulle lui
demanda de prendre la tête de la Délégation générale en Algérie, fonction qu’il occupa jusqu’en novembre 1960.
25.  Le « plan Challe » consista en une vaste série d’opérations menées d’est en ouest entre 1959 et 1960, et dont
le but était de réduire au maximum les maquis de l’ALN pour affaiblir le FLN.
26.  Le Corps d’armée de Constantine est l’échelon militaire couvrant tout le territoire de l’Est algérien.
27.  Corps d’armée de Constantine, Cabinet civil, Lettre du général de division Gilles, commandant le CAC et
Ex-PCM pour l’Est algérien, aux généraux commandants de zones, 14 juin 1958, SHD/1H3614.
28.  « Le procédé le plus courant des populations voulant échapper à l’emprise rebelle est de se regrouper sous
protection de nos postes », déclare l’Igame (Inspecteur général de l’Administration en mission extraordinaire)
Maurice Papon à la radio, le 17 septembre 1957, ANOM/93202-16.
29.  Mechta Kasbah est le nom d’un village qui fut le lieu d’un massacre, par l’ALN, de la population masculine
du douar Beni Ilmane, proche d’un mouvement nationaliste concurrent, le Mouvement national algérien.
La population de Beni Ilmane demanda ensuite son regroupement auprès d’une unité militaire, fait qui fut
particulièrement exploité par les services d’information du Gouvernement général. Jacques Simon, Le massacre
de Melouza. Algérie, juin 1957, Paris, L’Harmattan, 2006.
Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ?— 31

interdites que les populations devaient quitter pour se regrouper dans les « centres »30.
Rarement suivie des effets escomptés, cette mesure s’accompagnait d’opérations de
ratissage des zones interdites visant à ramener les populations récalcitrantes vers
les postes militaires. Ce fut le cas du regroupement des deux douars M’Barek et
Béni Sbihi, considérés comme des soutiens de l’ALN par le responsable de la SAS
de Catinat (Nord-Constantinois). À sa demande, l’unité du Quartier (l’échelon
militaire le plus local) mena plusieurs opérations nocturnes afin d’encercler les
petits villages de montagne et d’empêcher la fuite de leurs populations : surprises
à l’aube, celles-ci furent forcées de suivre les militaires jusqu’à une route où les
attendaient des camions qui les transportèrent ensuite vers le camp de Catinat31.
La plupart de ces opérations s’accompagnaient d’importantes destructions, comme
dans la SAS voisine de Taher où les troupes du Quartier reçurent l’ordre, en juin
1957, de nomadiser32 dans les montagnes afin de détruire les mechtas et les biens
qui s’y trouvaient pour que les membres de l’ALN ne puissent les utiliser33.
Le regroupement ne se limitait toutefois pas à une opération militaire : c’était un
lieu qui rendait possible un encadrement total des ruraux. L’armée et l’administration
utilisèrent le terme de « centre », qui relève de l’euphémisme administratif permettant
d’éviter celui de « camp ». Reste que le « centre de regroupement » présentait le plus
souvent l’allure d’un camp : un ensemble de bâtiments divers (militaires, administratifs,
économiques et sociaux) et d’habitations, organisé sur le modèle de la « centuriation »
romaine bien analysé par P. Bourdieu et A. Sayad34 et entouré d’un dispositif sécuri-
taire constitué a minima d’un réseau de barbelés, parfois aussi de portiques, de tours
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de surveillance, de blockhaus35. Ce dispositif tenait grâce à la présence de l’armée qui
gérait et encadrait le camp et imposait, là aussi avec d’importantes variations, des
règles strictes d’entrée et de sortie, ou de discipline à l’intérieur des regroupements.
Une directive de la Zone Nord-Constantinois36 précise les contours de ce dispositif :
« L’emplacement du regroupement doit se trouver au pied d’un poste, de manière à
ce que la surveillance en soit assurée totalement de nuit par des projecteurs éclairant
les abords par intermittence »37. À cette surveillance de l’espace s’ajoutait la discipline

30.  Cette méthode fut utilisée dans l’Aurès en 1954, ou dans le Nord-Constantinois, où la fabrication de tracts
était inscrite au budget civil (voir les dossiers relatifs à la question dans ANOM/93-348).
31.  SAS de Catinat, Rapport mensuel, mai 1957, ANOM/8SAS-63.
32.  Terme utilisé ici dans son acception militaire désignant une « opération consistant à faire circuler de petites
unités d’infanterie à l’intérieur d’une zone où des éléments adverses sont supposés présents ».
33.  Le 10 juillet par exemple, à la mechta Mahcene, « la 10e Cie trouve du bétail qu’elle tue, des cachettes de
blé et de vêtements qu’elle détruit. Aucune trace d’occupation à part une vieille femme. (...) La 9e Cie fouille
la crête au sud de la mechta Mahcene et brûle les mechtas qui restent ». Quartier de Taher, 13e DBLE, CR de
l’opération des 10-11-12 juillet 1957, SHD/1H-4420.
34.  P. Bourdieu, A. Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, op. cit., p. 26.
35. Deux blockhaus furent construits dans le camp de Méziet (SAS d’Oued Mouger, Nord-Constantinois) avec
deux tours, le système comptant six militaires à chaque extrémité du camp (ANOM/8SAS-130).
36. La Zone Nord-Constantinois est un échelon militaire inférieur au Corps d’armée de Constantine,
regroupant les Secteurs et départements du Nord-Est algérien (Constantine, Philippeville, Collo, etc.).
37.  Zone Nord-Constantinois, « Regroupements de populations », SHD/1H-2030. Les citations qui suivent
en sont extraites.
32 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

du corps social : « Chaque matin aussitôt le lever du soleil tous les hommes sont
rassemblés et il est procédé à leur appel. Il en est fait de même chaque soir ». Les
entrées et les sorties étaient strictement contrôlées : « Personne n’a le droit de quitter
le regroupement sans l’autorisation du Chef de Poste. Les hommes se rendant aux
travaux agricoles sont nommément désignés et ne peuvent emporter que les vivres
qui leur sont indispensables pour la journée. Ils sont fouillés au départ et au retour ».
La surveillance se prolongeait par des activités d’encadrement visant à embrigader
la population, à la compromettre avec l’autorité coloniale, par l’enrôlement, surtout,
dans les troupes supplétives38. Les actions à destination de la population ne se rédui-
saient toutefois pas à la contrainte, elles relevaient également d’une tentative globale
de persuasion, assumée par les officiers des Affaires algériennes servant dans les SAS
qui avaient la charge des camps 39. Ces officiers, qui dépendaient à la fois de l’autorité
civile et de l’autorité militaire, avaient auprès des populations rurales et urbaines des
fonctions administratives multiples (état-civil et recensement, discipline et contrôle des
populations, surveillance politique et économique), ainsi que des activités sociales (soins,
scolarisation, prise en charge sportive de la jeunesse) et économiques (constructions
de bâtiments, chantiers de chômage) destinées à persuader la population de l’intérêt
de se détourner du FLN-ALN.
Cette entreprise de persuasion n’est pas sans paradoxes, tant ces activités socio-
économiques répondent souvent à la nécessité de résorber la crise sociale née du
regroupement, ou du moins exacerbée par lui. Rarement planifié, le regroupement
plongeait en effet les ruraux dans une précarité durable dont le facteur majeur
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restait le déracinement des communautés paysannes souligné par P. Bourdieu
et A. Sayad. L’éloignement de la terre, les contraintes du camp et de la guerre
pesaient sur la continuation des activités agricoles et contribuaient à la crise de
la société rurale, bien que les situations soient très variables d’un regroupement
à l’autre. Dans l’ensemble toutefois, les populations regroupées restèrent dépen-
dantes, en totalité ou en partie, des ressources distribuées par l’administration : en
1961, 25 % de la population regroupée, environ 500 000 Algériens, dépendaient
totalement des secours distribués par l’État, tandis que la majorité des 75 %
restants vivaient dans une misère relative faite d’un équilibre toujours fragile
entre assistance, emploi irrégulier sur des chantiers de chômage, mandats reçus
de la métropole, culture de lots de jardins distribués par l’administration et,
plus rarement, poursuite des activités antérieures40. Cette situation provoqua la

38.  François-Xavier Hautreux, La guerre d’Algérie des harkis, Paris, Perrin, 2013.
39.  Les SAS furent créées afin de compléter et aider l’administration coloniale algérienne au cours du conflit :
en 1961, plus de 700 d’entre elles quadrillaient ainsi le territoire. À l’exception de G. Mathias (Les Sections
administratives spécialisées en Algérie. Entre idéal et réalité (1955-1962), op. cit.), peu de chercheurs ont travaillé
sur cette administration militaire permettant d’aborder les parcours, souvent diversifiés, de ces officiers aux
expériences coloniales parfois prononcées (Maroc, Indochine), mais aussi engagés de fraîche date dans le but de
mener une autre forme de guerre en Algérie.
40.  Inspection générale des Regroupements, « Les regroupements de population en Algérie. Rapport du chef
de Bataillon Florentin, de l’Inspection générale des Regroupements », 11 décembre 1960.
Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ?— 33

précarisation généralisée de la population regroupée : sous-alimentée et affaiblie,


elle était exposée aux maladies et aux épidémies qui trouvaient un terrain de
prédilection dans ces lieux où régnaient l’insalubrité et la promiscuité. Malgré
les mesures prophylactiques, l’insuffisance du dispositif médical, assuré par les
médecins militaires, rendait toujours latente une crise sanitaire dont témoigne la
surmortalité : près de 200 000 Algériens – pour l’essentiel des enfants de moins
de 16 ans (un tiers) et de moins de 1 an (un tiers) – trouvèrent la mort dans ces
lieux, bien qu’aucun bilan officiel n’ait été réalisé pendant la guerre41.

Des « villages » de regroupement ?

Ainsi, les regroupements avaient non seulement l’allure mais aussi le fonctionnement
de camps de réfugiés, malgré leur qualification de « centres ». Leur situation était
en contradiction avec le discours officiel de l’État colonial qui, tout au long de la
guerre, présenta la mesure comme l’élément d’une politique de développement
économique et social du bled. Dans un pays à dominante rurale, la concentration
des paysans dans de « nouveaux villages » dotés d’une infrastructure moderne
devait être l’instrument privilégié de la construction d’une « nouvelle Algérie »
permettant de dépasser les clivages de la situation coloniale et de rendre ainsi
caduques les velléités indépendantistes du FLN.
C’est dans l’Aurès, où naquit la pratique, que cette idée du « village » fut d’abord
pensée et mise en avant par les autorités administratives et militaires pour justifier
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leur action. Cette rationalisation était tributaire de l’expérience des officiers des
Affaires indigènes du Maroc42 (AIM) dont certains furent envoyés en renfort de
l’administration coloniale dès 1955, sous la direction du général Gaston Parlange43.
Ce dernier chercha à renforcer l’encadrement des Algériens par la multiplication
de postes administratifs annexes, confiés à des officiers qui devaient « renouer le
contact » avec la population pour mieux favoriser la recherche du renseignement44.
Constatant toutefois l’insuffisance des moyens dont il disposait pour quadriller
l’ensemble du massif aurésien, le général engagea une autre politique consistant à

41.  F. Sacriste, « Les camps de “regroupement”. Une histoire de l’État colonial et de la société rurale pendant
la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) », cité, p. 772-780.
42. Les Affaires indigènes du Maroc étaient « la colonne vertébrale du Maroc lyautéen » : ses officiers
administrateurs, chargés notamment du renseignement, représentaient l’administration coloniale en milieu
rural. Daniel Rivet, Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc (1912-1925), Paris, L’Harmattan, 1988.
43. Engagé volontaire en 1915, Gaston Parlange (1897-1972) termina la Grande Guerre à la tête d’un
Régiment de tirailleurs marocains, ce qui l’incita à solliciter son affectation au Maroc. Il intégra le Service de
renseignements créé par Lyautey (1924) puis fut nommé chef d’un important bureau indigène (Tounfit, 1931) où
il dut assurer la « pacification » du versant nord du Haut Atlas. Après la seconde guerre mondiale, il gravita dans
les hautes sphères des AIM : il fut commandant de la Subdivision d’Agadir et des confins algéro-mauritano-
marocains en 1955, date à laquelle le Président du Conseil réclama sa présence dans l’Aurès où il souhaitait le
voir transférer les méthodes de la « pacification lyautéenne » (Dossier de carrière du général : SHD/Yd 542).
44.  Cette expérience déboucha, après 1956, sur la création des SAS.
34 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

regrouper les populations rurales près des postes administratifs existants45. Plusieurs
milliers d’Algériens, semi-nomades pour la plupart, furent ainsi provisoirement
sédentarisés, mais leur précarisation rapide incita le général à en anticiper les
conséquences sociales et politiques. Cet « officier-administrateur » conçut alors
un projet qui consistait à multiplier les regroupements à des fins militaires et admi-
nistratives, mais à condition qu’ils ne contribuent pas à appauvrir une population
déjà fort pauvre, et dont la « reconquête » constituait pour lui l’enjeu fondamental
de la guerre. Pour « réussir », le regroupement devait se faire parallèlement à
l’aménagement minimum de « centres d’accueil » 46 : il fallait choisir un terrain
propice à la surveillance militaire et aux activités administratives, donc à proxi-
mité des pôles urbains des vallées, puis définir les besoins économiques, sociaux
et culturels des populations afin d’équiper les lieux préalablement à l’opération de
déplacement. Abandonné faute de crédits, ce projet fut rapidement détourné par
les subordonnés de G. Parlange, notamment son adjoint militaire, le général Paul
Vanuxem47, peu sensible aux réserves sociales de son supérieur. En l’absence de
celui-ci, P. Vanuxem s’accorda avec le sous-préfet Jacques Lenoir, adjoint civil du
général48, pour élaborer une doctrine distinguant regroupements « provisoires »
et « définitifs », et justifiant la création des premiers comme une étape possible
dans la réalisation progressive des seconds49. Ces derniers furent alors présentés
comme de possibles « centres ruraux » capables, par la concentration des moyens
investis, de contribuer à l’essor d’une « Algérie nouvelle » que le ministre résident,
Robert Lacoste, prétendait alors bâtir par un ensemble de réformes du milieu rural
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(réforme communale, réforme de l’habitat, petits travaux d’équipement). Projet
militaro-administratif pour le général Parlange, le « regroupement définitif »
devint l’élément d’une stratégie discursive devant convaincre l’autorité supérieure
de l’intérêt à la fois militaire et civil du regroupement, mais permettant surtout,

45.  Sous-préfecture de Batna, « Regroupement de populations isolées », 16 septembre 1955, ANOM/932-45.


46. Commandement civil et militaire des Aurès-Nemencha, « Directives politiques », janvier 1956,
ANOM/93-139.
47. Né en 1904, ce Saint-Cyrien mena surtout sa carrière en colonies. Affecté à Oran pendant la seconde
guerre mondiale, il fut nommé capitaine au début de la guerre d’Indochine (1947), et général de Brigade à la fin
(1954). Mis à la disposition de la Xe RM en 1955, il fut nommé adjoint du général Parlange, mais les relations
entre les deux hommes étaient souvent tendues en raison de leurs conceptions divergentes de la guerre. Proche
des partisans de la DGR, Paul Vanuxem reçut en 1957 la responsabilité de l’une des zones clés du conflit : la
frontière tunisienne où se déroulait alors la « bataille des frontières » (SHD/Yd 901).
48.  Né en 1918, Jacques Lenoir débuta sa carrière de haut fonctionnaire dans l’administration marseillaise en
1944. D’abord sous-préfet d’Apt, il partit pour l’Algérie en 1952, où il fut successivement sous-préfet de Batna
(Aurès), puis de Sétif, poste qu’il occupait encore en octobre 1955, lorsque le préfet Pierre Dupuch lui proposa
de revenir dans l’Aurès. Adjoint du général Parlange, il joua dès lors un rôle prépondérant dans l’évolution de la
politique de « pacification », mais, privé du poste de préfet qui lui avait été promis, il quitta l’Aurès et rejoignit
en 1957 le cabinet du ministre résident à Alger (Dossier de carrière : ANOM/GIE-312).
49.  Préfecture de Batna, « Instructions relatives au regroupement des populations », 1957, ANOM/6SAS-49.
Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ?— 35

dans l’immédiat, de justifier la création des « regroupements provisoires » en


fonction des urgences opérationnelles50.
L’année 1957 constitua un véritable tournant dans l’histoire des regroupements,
tant elle fut marquée par la diffusion de la pratique – mais aussi par celle de l’usage
biaisé de cette dialectique entre provisoire et définitif servant le plus souvent à jus-
tifier des opérations militaires. Partout cependant, les autorités civiles et militaires
étaient confrontées au coût prohibitif et croissant de l’aménagement des « centres »,
ce qui les incita à se tourner vers les autorités centrales et à leur réclamer des crédits
toujours plus importants. Cette dynamique suscita l’inquiétude des hauts respon-
sables ­d’Algérie, notamment de la hiérarchie militaire qui fut la première à tenter
d’encadrer les pratiques de ses officiers51. Le cabinet du ministre résident, R. Lacoste52
– réticent pour des raisons budgétaires à l’augmentation des regroupements53 – tenta
d’en freiner la cadence de création, en s’appropriant le concept du « regroupement
définitif »54. Reprenant la distinction élaborée dans l’Aurès55, l’administration affirma
vouloir procéder à la création de véritables « villages » disposant d’une infrastruc-
ture complète : rues, trottoirs, eau potable, mairies, bâtiments administratifs, centre
médical, école. Leur réalisation fut confiée aux Services techniques départementaux
et surtout au Commissariat à la Reconstruction et à l’Habitat rural (CRHR), qui
disposait toutefois d’un budget limité56. Le « regroupement définitif » acquit dès
lors une nouvelle fonction : il s’agissait bien plus d’un instrument de normalisation
de l’action publique aux mains d’une autorité supérieure souhaitant reprendre le
contrôle d’une politique qui lui avait été imposée par le bas et qui lui échappait. Et s’il
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dépassa le projet de Parlange pour l’inscrire dans celui d’une réforme totale du bled
algérien, l’objectif du ministre résident n’était pas tant de concrétiser cette réforme
par le regroupement que de limiter la multiplication des « centres » et leur charge
budgétaire par la fixation d’impératifs qualitatifs – ceux du CRHR, notamment.

50. Ce fut en tout cas ce qu’il advint dans l’immédiat dans le Sud-Est algérien, où cette distinction servit
à justifier le regroupement de plus de 15 000 personnes dans les Nemencha, selon le programme prévu par
P. Vanuxem (Zone opérationnelle des Aurès-Nemencha, Rapport n° 162, 14 janvier 1957, in ANOM/3R/430), et
ce sans attendre la réception des crédits préfectoraux, qui ne vinrent jamais...
51.  Le général Raoul Salan, commandant du Commandement supérieur interarmées, craignait les conséquences
négatives du déracinement sur la psychologie des populations dans une guerre qu’il envisageait d’abord comme
« psychologique ». Commandement supérieur interarmées, « Regroupement de populations », SHD/1H-2030.
52. En février 1956, après la victoire du Front républicain et la formation d’un nouveau gouvernement par le
socialiste Guy Mollet, un ministère de l’Algérie fut créé et confié à Robert Catroux, puis à Robert Lacoste, qui prit
ainsi la suite du gouverneur général Jacques Soustelle. Michel Hardy, Hervé Lemoine, Thierry Sarmant, Pouvoir
politique et autorité militaire en Algérie française. Hommes, textes, institutions 1945-1962, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 38.
53.  Pour aménager les camps, l’administration locale commença en effet à puiser dans les crédits destinés à
concrétiser différentes réformes du milieu rural, cœur de la politique algérienne de Robert Lacoste.
54. Direction des Affaires politiques et de la Fonction publique du Gouvernement général en Algérie,
« Regroupements de populations », 12 novembre 1957, ANOM/13Cab-56. Les citations qui suivent en sont extraites.
55. J. Lenoir, l’adjoint civil du général Parlange, dirigeait alors la Direction des Affaires politiques et de la
Fonction publique du GGA. C’est lui qui fut chargé par R. Lacoste de préparer le texte de la directive.
56. Direction des Affaires politiques et de la Fonction publique du Gouvernement général en Algérie,
« Regroupements de populations », cité.
36 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

Le CRHR était en effet la pièce maîtresse de cette normalisation, même si celle-ci


n’était pas sa mission première : cet organisme fut créé après le tremblement de
terre qui frappa l’Algérie en octobre 1954, pour reconstruire notamment la cité
d’Orléansville en grande partie détruite57. L’État désigna un Commissaire à la
Reconstruction, Louis Gas58, mais ce haut fonctionnaire transforma rapidement
sa charge en une mission de lutte, à Orléansville, contre le « gourbi algérien »,
un anachronisme, selon lui, qu’il convenait de faire disparaître au profit de cités
d’habitations groupées et standardisées. R. Lacoste approuva ces conceptions en
lançant dès 1956 une réforme de l’habitat rural confiée à L. Gas, désormais placé
à la tête du Commissariat à la Reconstruction et à l’Habitat rural59.
Les critères « qualitatifs » du CRHR60 furent alors utilisés pour tenter de limiter
la création des regroupements : l’idée de R. Lacoste et de J. Lenoir était d’inciter
les officiers à mieux planifier les opérations, afin d’éviter la profusion des dépenses
publiques à laquelle la prolifération des centres ne pourrait que conduire. Pour
y parvenir, la directive conditionna l’obtention de crédits publics au respect des
procédures administratives, c’est-à-dire à la réalisation d’une étude de faisabilité
d’un commun accord avec les experts du CRHR, et à l’obtention de l’aval de ce
dernier. Mais cette procédure cadrait mal avec les contraintes rencontrées par les
militaires dans leur action guidée par l’urgence opérationnelle que dictaient les
rythmes de la contre-guérilla : agir le plus rapidement possible pour ne pas gâcher
l’effet de surprise, en fonction de conditions locales qui pouvaient varier d’un jour
à l’autre. Ce problème cristallisa les tensions entre l’administration centrale et les
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responsables – militaires, mais aussi civils – locaux, tensions que l’on put percevoir,
par exemple, lors d’une conférence donnée par L. Gas à Oran, à la fin de l’année
1957. En effet, le Commissaire informa d’emblée les principaux responsables de
la région que leurs moyens allaient être limités. Ce faisant, il suscita une levée de
boucliers, ses interlocuteurs rejetant l’idée de faire du « regroupement définitif »
la priorité de leur action : « Pour nous quel est le but ? Ce n’est pas de faire de
l’habitat ; ce n’est pas l’objet que nous recherchons, ce que nous cherchons c’est
à supprimer ce support, à la fois logistique et psychologique, que représente la
population dans les douars isolés (…). Il s’agit de faire de ce support du rebelle
un support pour nous », rappela le chef de l’état-major du général commandant
le Corps d’armée d’Oran61.

57.  Délégation générale du Gouvernement en Algérie, « Reconstruction et habitat. Conférence de presse de


M. Louis Gas. Alger, 23 février 1960 », brochure éditée par les services de la DGGA (archives personnelles).
58.  Il est difficile de retracer le parcours de ce fonctionnaire algérien, dont le dossier ne semble pas avoir été
conservé aux Archives nationales d’Outre-Mer.
59. Commissariat à la Reconstruction et à l’Habitat rural, « Application de l’arrêté du 25/09/1956 relatif à
l’amélioration de l’habitat traditionnel des populations rurales d’Algérie », septembre 1956, ANOM/932-119.
60.  Il entendait substituer au « gourbi » un habitat standardisé (« des maisons qui ont 18 m 2, 2 pièces, une
cour qui fait à peu près 20 m 2 avec un appentis dans la cour ») et peu coûteux, afin de « comprimer la dépense
pour qu’elle soit dans la mesure des possibilités de l’État ». DGGA, « Reconstruction et habitat. Conférence de
presse de M. Louis Gas. Alger, 23 février 1960 », cité.
61.  Préfecture d’Oran, Lettre de l’Igame au préfet de Tiaret, 14 janvier 1958, Archives nationales d’Algérie (n/c).
Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ?— 37

Sans contrôle réel des autorités locales, la mission normative du CRHR se révéla
très rapidement inutile et n’empêcha en rien la création de regroupements qui
s’accéléra dans les mois suivants, provoquant une précarisation toujours plus
importante de la population rurale. Dès lors, la publication dans Le Monde de la
note officieuse de Michel Rocard déclencha un scandale en métropole, où l’action
de l’armée française, rapprochée via le regroupement des pratiques concentration-
naires de la seconde guerre mondiale, gênait l’action du premier gouvernement de
la Ve République. Pour mettre fin au scandale, Paul Delouvrier décida de lancer
sa politique des « Mille Villages » visant à transformer les mille regroupements
en autant de « nouveaux villages » à même de favoriser la modernisation et le
développement du milieu rural. Le « village », qui succéda au « regroupement
définitif », fut alors un élément de propagande destiné à légitimer l’action du
gouvernement pour mieux étouffer un scandale naissant – et il y parvint. Mais il
fut également utilisé par P. Delouvrier dans la perspective qui avait été celle de
R. Lacoste : la politique des « Mille Villages » devait aussi et surtout « civiliser »
la pratique du regroupement, afin de contribuer à la reconquête des prérogatives
administratives que l’armée s’était largement arrogées en Algérie depuis 1958.
Le « village » fut donc, là encore, un instrument normatif visant à transformer
les pratiques des militaires. Le lancement de cette politique s’accompagna d’une
réforme des crédits d’équipement (les crédits de Dépenses d’équipement local,
DEL), qui furent dès lors principalement utilisés pour financer l’aménagement
des « centres » en fonction des décisions de Commissions mixtes réunissant les
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autorités militaires et civiles, mais aussi des avis de Groupes de travail itinérants
dépendants d’Alger, qui entendaient ainsi garder la main sur les dépenses locales.
La direction de cette politique revint à une Inspection générale des regroupe-
ments de populations (IGRP) confiée au général Parlange62, qui reprit le projet
qu’il avait abandonné dans l’Aurès. Pour lui, le « nouveau village » devait devenir
une communauté à part entière répondant aux critères d’une ruralité moderne.
Intégré à l’ensemble algérien et relié au reste du monde, le « village » devait être
composé d’habitations modernes et en dur, mais respectueuses des conditions et
des attentes locales, tout en disposant des infrastructures urbaines typiques de
la modernité occidentale : rues alignées et électricité, réseaux hydrauliques et
d’égouts, sanitaires collectifs et individuels, centre de soins et sociaux, école et lieux
de formation professionnelle, équipements sportifs et culturels. Il devait disposer
d’une économie agraire développée, ce qui supposait la formation poussée des
paysans et la modernisation, par la motorisation collective notamment, de leurs
techniques agraires63. Parlange concevait la création de ces « villages » comme
le seul moyen de persuader la population de la volonté française de bouleverser
la situation coloniale, qu’il considérait comme une profonde injustice. Dans cette

62.  Délégation générale du Gouvernement, Décision n° 10.786/CC, 9 novembre 1959, SHD/1H-1119.


63.  Délégation générale du Gouvernement, « Mille Villages », mai 1960, SHD/1H-2574.
38 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

perspective, il s’agissait aussi de préparer l’après-guerre : le « nouveau village »


s’insérait dans le projet plus global d’une politique de « rénovation rurale »
pensée comme complémentaire au Plan de Constantine (1959-1963), alors centré
sur l’industrialisation des pôles urbains de la côte méditerranéenne64. Le général
rassembla autour de lui un petit vivier d’acteurs provenant de la hiérarchie des
Affaires algériennes et partageant ses convictions. Mais leur action fut de courte
durée : l’IGRP fut dissoute un an après sa création, fin décembre 1960, ses acteurs
estimant que leur mission était devenue impossible du fait de la multiplication des
regroupements pendant le plan Challe. Durant ce court laps de temps, l’IGRP eut
surtout un rôle d’inspection, d’évaluation globale et de conseil, bien en deçà des
attentes exprimées par le général qui souhaitait voir l’Inspection devenir la tête de
pont de la politique publique la plus ambitieuse menée par la France en Algérie :
un vaste programme de réorganisation du peuplement pour lequel il envisageait le
transfert, en cinq ans, de 3 millions d’Algériens dans 3 000 « nouveaux villages ».
Or ses moyens, extrêmement limités – quatre inspecteurs, fin 1960 – contrastaient
avec le nombre de regroupements créés de 1960 à 1961 : l’armée s’empara en effet
du « nouveau village » pour justifier la création d’un nouveau millier de camps
et le déplacement d’un million d’Algériens.

Des camps « villagisés » ?

Le « village » de la guerre d’indépendance algérienne est donc une figure aux


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contours multiples, mais d’abord une catégorie utilisée à différentes fins par les
acteurs de l’État colonial en fonction de leurs intérêts, parfois divergents. À quels
résultats, sur le terrain, leurs interactions concouraient-elles ? Il est fort difficile
de faire le bilan de cette politique réellement lancée en 1960 et qui perdit de son
sens pour ses acteurs dès 1961, alors que l’issue du conflit semblait se préciser
avec la reprise des négociations entre la France et le FLN.
Les regroupements eux-mêmes étaient multiples, et si certains, notamment les plus
récents, furent des foyers de misère à la fin de la guerre, la plupart furent aménagés
par les officiers de SAS pour tenter d’améliorer le sort des populations déplacées.
Cet aménagement se fit par étapes successives, en fonction des possibilités qu’avaient
ses responsables d’accéder aux ressources matérielles, financières ou techniques
de l’administration. Mais plus que le terme de « village », qui semblerait désigner
un état de fait que le regroupement n’atteignit que très rarement, le terme de
« villagisation » peut être mobilisé pour conceptualiser cet effort d’aménagement,
dont le degré fut extrêmement variable d’un lieu à l’autre. Il faut toutefois noter
d’emblée que l’armée et l’administration elles-mêmes considéraient la moitié des
2 000 regroupements créés pendant la guerre comme « provisoires » – non pas

64.  Sur le Plan de Constantine, voir Daniel Lefeuvre, Chère Algérie. La France et sa colonie, Paris, Flammarion, 2002.
Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ?— 39

dans l’attente d’une évolution vers le « définitif », comme dans l’Aurès, mais dans
l’attente de la fin des combats, prélude à un hypothétique retour des regroupés dans
leurs mechtas. Pour ces regroupements, il ne fut jamais question de « village » :
certes, ils firent l’objet d’un aménagement minimum, afin d’éviter la trop grande
précarisation des regroupés, mais ils devaient rester les plus sommaires possible
pour ne pas grever les dépenses publiques. Si les autres reçurent la qualification
de « définitifs », voire le label des Groupes de travail itinérants ou de l’IGRP
pour devenir des « nouveaux villages », la grande majorité se trouvaient toutefois
dans une situation à peine meilleure que celle des « provisoires » : en 1961, ce fut
leur potentiel que le terme de « village » sembla reconnaître, bien plus qu’une
villagisation matériellement concrétisée.
En la matière, trois principaux cas de figure peuvent être retenus. Le premier ras-
semble une minorité de regroupements bénéficiant d’un investissement conséquent
des services de l’administration, notamment du CRHR. Ces regroupements étaient
souvent des « villages modèles » que l’armée faisait visiter aux journalistes pour
contredire l’image du camp née avec le scandale de 1959 : ce fut par exemple le
cas du regroupement de Zelatna, une cité de recasement construite par le CRHR
avant 1959 et dont les photographies circulèrent dans la presse après la publication
de la note Rocard. Ces cas restèrent toutefois extrêmement minoritaires, à l’instar
d’ailleurs de ce que fut l’intervention du CRHR dans les camps. Le cas de l’arron-
dissement de Philippeville, où le regroupement fut presque systématique (130 000
regroupés sur une population de 160 000 individus) illustre bien ce fait : selon les
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recensements des officiers de SAS, les constructions du CRHR ne représentaient
en effet que 2,2 % du total, la majorité étant des constructions sommaires réalisées
par les regroupés eux-mêmes65. Si ces proportions étaient variables à l’échelle des
arrondissements, la part minoritaire du CRHR fut une constante : elle atteignit
au maximum 10 % des constructions, généralement dans des arrondissements
où le regroupement était resté limité, comme à Tébessa66 (Sud-Est, 8,7 %). La
conclusion est valable pour toute l’Algérie, comme le souligna, dès 1958, un
rapport de l’Inspection générale de l’Administration : « Si l’aménagement des
centres n’a, pour le moment, pas été plus onéreux, c’est que l’habitat réalisé un
peu partout est resté du “type traditionnel” (…) : les regroupés vivent dans des
conditions proches de celles qu’ils ont toujours connues et (…) on s’efforce un
peu partout d’améliorer avec les “moyens du bord” les abris de fortune dont le
caractère précaire ne laisse pas, cependant, d’être inquiétant »67.
Le deuxième cas rassemble une autre minorité de regroupements qui, parce qu’ils
avaient fait l’objet soit d’un aménagement inscrit dans la durée, soit de l’investissement
dynamique de leurs responsables, atteignaient un degré de villagisation élevé. Le

65.  D’après une étude statistique des questionnaires de la SAS de Philippeville (ANOM/8SAS-108).
66.  D’après une étude statistique des questionnaires de la sous-préfecture de Tébessa (ANOM/9336-14).
67.  IGA, « Rapport à Monsieur le délégué général », 1958, ANOM/15CAB-129.
40 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

troisième cas s’inscrit dans une même logique mais en présentant un degré d’équi-
pement moindre, faute de moyens suffisants ou parce que le regroupement fut créé
sur le tard. En dépit d’infinies variations, ces « villages » présentaient le même aspect
global : un habitat plus ou moins développé mais quasi systématiquement aménagé
par les regroupés, et d’ailleurs qualifié, dans les sources statistiques, de « gourbi »
ou de « gourbi amélioré »68 ; un accès à l’eau potable en règle générale suffisant mais
toujours perfectible ; des chemins d’accès au monde extérieur, des rues, voire des trot-
toirs qui quadrillaient l’espace de la ville ; des infrastructures sanitaires, médicales et
scolaires, mais là encore souvent insuffisantes et de plus temporaires puisqu’assurées
par l’armée ; un équipement administratif et municipal basique ; quelques commerces
tenus par les regroupés, parfois des organisations informelles d’exploitation collective
de la terre. Toutes ces réalisations témoignent de l’activité multiforme des officiers
de SAS, forcés de s’improviser urbanistes faute d’une aide suffisante de l’administra-
tion. Certes, ils étaient censés s’adresser pour ces travaux aux Services préfectoraux
de l’Hydraulique, des Ponts et Chaussées ou de l’Inspection académique, mais les
ressources et les moyens d’action de ces administrations – plus encore que ceux du
CRHR qui disposait d’un budget autonome – furent rapidement dépassés par les
besoins du regroupement. Leurs demandes étant rarement satisfaites, les officiers
de SAS prenaient dans l’urgence l’initiative des travaux, en se débrouillant avec « les
moyens du bord ». Cette situation, qui présentait d’importantes variations locales,
n’en fut pas moins généralisée – a fortiori dans les régions où le regroupement était
le plus massif, engendrant des besoins sans commune mesure avec les ressources
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disponibles. Elle favorisa l’essor d’une culture de l’initiative de la part de ces officiers,
culture qui fut le principal facteur du degré d’équipement des camps.
Dans cette perspective, le « village » était surtout un camp amélioré. La première
motivation était de trouver une solution à la crise née du déracinement : nourrir,
soigner, abriter, construire pour faire travailler les regroupés. La violence et l’urgence
dominent l’histoire de ces « villages », et il n’est pas anodin que le premier de ces
camps aménagés considéré comme un « nouveau village » ait été celui de Médina,
qui regroupait la population du douar Ichmoul, dans l’Aurès. Dès novembre 1954,
ce douar avait été le plus important soutien de l’insurrection et avait subi en retour
une répression féroce : transfert autoritaire vers les villages de plaine, ratissage
des terres accompagné de violences interpersonnelles et de destructions de biens,
puis regroupement sur un point central (Médina) du douar où ces semi-nomades,
auparavant dispersés dans plusieurs mechtas montagnardes, végétèrent pendant plus
de trois ans dans une forte précarité, jusqu’à ce qu’un officier décide d’améliorer
leur sort par l’équipement du « centre » ainsi formé69. L’action entreprise à Médina

68.  Lorsque les habitations étaient construites à partir d’une structure métallique distribuée par l’administration.
69.  Le regroupement de Médina est un exemple très documenté, du fait de la bonne conservation des archives
de la SAS et du département aux ANOM. Il est également possible de lire l’histoire de ce « village » dans Fanny
Colonna, Le meunier, les moines et le bandit. Des vies quotidiennes dans l’Aurès (Algérie) du XXe siècle, Arles, Actes
Sud, 2010, « Dans la tornade de la révolution », p. 122-130.
Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ?— 41

permit la naissance d’un « village » de 2 000 habitants, avec des habitations en dur,
des infrastructures communales (mairie, école, magasins, poste) et de nombreux
bâtiments consacrés à des activités privées (logements, moulin, foyer sportif). Médina
représente le type le plus répandu des « villages de regroupement », ces « camps
villagisés » résultant d’une amélioration inscrite dans la durée de la guerre et d’un
investissement conséquent du chef comme du personnel de la SAS, de la population
déplacée, mais aussi des acteurs de l’armée et de l’administration. Il reste toutefois
un cas exceptionnel70 et, surtout, typique de l’amnésie de la genèse qui prévaut
dans l’histoire des camps : l’historique de sa naissance, dressée à la fin de la guerre
par l’officier qui fut chargé de son aménagement, occulte les violences subies par
sa population qui fut la première déplacée de la guerre, au profit de la figure d’un
village qui serait devenu la manifestation de bâtir là où « il n’y avait rien »71.
Reflétant souvent un projet, le « nouveau village » était généralement très éloigné
du modèle de l’IGRP, qui fut d’ailleurs la première à le constater, et à l’affirmer.
Lorsqu’il remit sa démission en décembre 1960, le général Parlange réprouva le
déplacement mené à des fins militaires, et sans la moindre prévision ni organisa-
tion préalables, de centaines de milliers d’Algériens au cours de l’année écoulée :
« On peut affirmer que les 2/3 d’une vaste opération à faire, mais délicate et de
longue haleine, ont été exécutés dans la hâte, sans études suffisantes, partant
dans des conditions matérielles parfois lamentables. Il est surprenant que, étant
donné cet état de choses, des résultats encourageants aient été enregistrés »72.
Dans les semaines qui suivirent ce rapport, l’IGRP fut dissoute et une politique
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de « dégroupement » fut lancée par le nouveau délégué général, Jean Morin : sous
couvert de désengorger les « regroupements provisoires » devenus trop nombreux,
il s’agissait surtout pour Alger de priver l’autorité militaire de la gestion des
derniers crédits civils qu’elle s’était arrogée et qui lui permettait alors d’envisager
le regroupement de plusieurs centaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes
sur l’exercice budgétaire de l’année 1961…

70.  Unique, même, dans tout le Sud-Est algérien, où il servit de vitrine à la politique des « Mille Villages »
après 1959.
71. SAS de Médina (Aurès). « Le village de Médina », 1962, SHD/1H-1213. Ce document est extrait d’une série
de témoignages recueillis par le Service des Affaires algériennes dans les derniers mois de la guerre afin d’illustrer
l’action des officiers et leur contribution à la « pacification ». Ce fonds se révèle particulièrement partial si l’on
veut aborder la guerre proprement dite, mais il présente un intérêt certain lorsqu’il s’agit d’étudier une certaine
« mythologie » qui insiste sur l’action sociale et économique de l’armée au détriment de l’action militaire et policière.
72.  IGRP, « Rapport du général Parlange », 15 décembre 1960, SHD/1H-1119.
42 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

Les regroupements de la guerre d’Algérie révèlent les multiples usages de la vil-


lagisation comme arme de guerre et de « pacification », mais aussi et surtout les
ambiguïtés du terme même de « village », tant ils furent loin d’être, justement,
des villages, en termes de réalisation comme de motivations. Dans ce contexte, le
« village » comme principe d’action se réfère en effet à trois niveaux d’intention :
celui de la légitimité et de la propagande, à usage interne (justifier, auprès d’une
autorité supérieure, l’action entreprise) comme externe (les « Mille Villages », pour
l’opinion publique) ; celui de l’action publique, le « regroupement définitif » étant
pour les hautes autorités de l’État un instrument normatif pour limiter l’action d’une
autorité subalterne, afin de mieux en anticiper les conséquences budgétaires ; celui
d’un projet de développement autoritaire défendant la nécessité d’une modernisation
sociale et économique à marche forcée du bled algérien. Cependant, à l’exception
d’une minorité d’acteurs persuadés de cette dernière conception (les membres de
l’IGRP ou les officiers de SAS), est-il possible de considérer le regroupement comme
un véritable programme de villagisation dont l’ambition aurait été de transformer
durablement l’Algérie ? Certes, pour le pouvoir colonial, le regroupement put bel et
bien favoriser la mise en œuvre des multiples réformes de la société algérienne qu’il
envisageait, mais l’objectif principal du regroupement, pour la majorité des acteurs
impliqués, et tout au long du conflit, n’était pas de mener à bien le développement
et la modernisation du milieu rural, mais de gêner l’ALN et de mieux contrôler la
population algérienne. Oscillant entre les dispositifs concentrationnaires – par le
regroupement spatial et l’encadrement social, politique, disciplinaire qu’il imposait
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aux individus – et les camps de réfugiés – par la précarisation et l’exposition sani-
taire dont étaient victimes les Algériens, mais aussi par la prise en charge dont ils
faisaient l’objet –, le regroupement est difficilement assimilable à un « village ».
Il s’agit plutôt d’un nouveau type de camp – ni camp d’internement ni camp de
concentration – créé à des fins militaires et politico-administratives, qui fit du
« village » un modèle permettant de justifier l’injustifiable (le déplacement forcé
de populations civiles), mais dont la matérialisation s’opéra à des degrés variables
et pour des résultats d’ensemble très faibles, du fait d’une prise en charge éclatée
et de l’absence d’une véritable politique visant à concrétiser cette villagisation. Le
« village » servit surtout, dans le cadre de ce conflit, de prétexte pour mener des
opérations de guerre, jetant un voile socioéconomique sur le déplacement forcé
du tiers de la population civile de l’Algérie. Il contribua toutefois aussi à nuancer
la violence de l’armée française auprès de l’opinion publique, tant il est vrai que le
regroupement semble avoir été oublié après l’indépendance, comme le soulignait dès
1962 l’historien Pierre Vidal-Naquet : « Rien, dans la guerre d’Algérie, n’est aussi
important que le problème des regroupements. Rien aussi n’a été plus tardivement
et plus mal connu de l’opinion française »73. ■

73.  Pierre Vidal-Naquet, La raison d’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 1962, p. 212.
Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ?— 43

Fabien Sacriste est docteur en histoire contemporaine et enseignant dans le secondaire. Ses
thèmes de recherche sont l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne en milieu rural,
ainsi que l’histoire des camps, des déplacements de populations et des migrations forcées. Il
a publié Germaine Tillion, Jacques Berque, Jean Servier et Pierre Bourdieu. Des ethnologues
dans la guerre d’indépendance algérienne (Paris, L’Harmattan, 2011) ; « Déplacer, discipliner,
guider la population rurale ? Les “regroupements”, une politique de peuplement pendant la
guerre d’indépendance algérienne », dans Fabien Desage, Christelle Morel-Journel, Valérie
Sala Pala (dir.), Le peuplement comme politiques (Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2014, p. 87-104) ; « Le corps, enjeu de la guerre d’indépendance algérienne. La question
sanitaire dans les camps de regroupement », Les Cahiers de Framespa (22, 2016, en ligne).
f.sacriste@yahoo.fr
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