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Pouvoirs dans la Caraïbe

Revue du CRPLC 

10 | 1998
Haïti : l’oraison démocratique
Justin Daniel (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/plc/531
DOI : 10.4000/plc.531
ISSN : 2117-5209

Éditeur
L’Harmattan

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 1998
ISSN : 1279-8657
 

Référence électronique
Justin Daniel (dir.), Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998, « Haïti : l’oraison démocratique » [En ligne], mis
en ligne le 20 octobre 2010, consulté le 25 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/plc/
531 ; DOI : https://doi.org/10.4000/plc.531

Ce document a été généré automatiquement le 25 novembre 2020.

© Pouvoirs dans la Caraïbe


1

SOMMAIRE

Haïti : l’oraison démocratique
Fred Reno

Haïti : l'oraison démocratique


Dossier thématique

Le contrat social haïtien
Carlo Avierl Célius

Mouvements populaires et sortie de crise (XIXe - XXe siècles)
Michel Hector

Le défi haïtien : re-fonder l’Etat à partir de la décentralisation ?
Julien Mérion

L’intervention de l’ONU dans l’histoire politique récente d’Haïti
Les effets paradoxaux d’une interaction
Béatrice Pouligny-Morgant

Mass Politics and the Democratic Challenge
The prospects of Democratic Consolidation in Haiti
Moïse S. Tirano

Note de recherche

Démocratisation, identité culturelle et identité nationale en Haïti
Laënnec Hurbon

Articles (hors dossier)

Régions ultrapériphériques et droit communautaires de la concurrence
Jean-Michel Ragald

(Re)construccion de una identidad negra en Venezuela
Alain Charier

Forum

Points de repères historiques pour comprendre l’Haïti d’aujourd’hui
Guy Alexandre

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2

Législation

Loi n° 96-1241 du 30 décembre 1996 relative à l’aménagement, la protection et la mise en
valeur de la zone des cinquante pas géométriques dans les DOM
Innovations essentielles et limites
Monique Moutoussamy

Notes de lecture

Bernard HERVIEU, Du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes


Marie-Joseph Aglaé

Débats identitaires et impasse statutaire à Porto Rico
Justin Daniel

Fred CONSTANT & Justin DANIEL (dir.). Cinquante ans de départementalisation Outre-


mer
Thierry Michalon

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Haïti : l’oraison démocratique


Fred Reno

1 Après le départ de Jean-Claude Duvalier, on a cru que le duvaliérisme était mort ou


agoniserait assez rapidement pour débarrasser Haïti de la dictature. On a postulé
l’horizon démocratique. Plusieurs faits plaidaient dans ce sens.
2 A commencer par l’avènement du Conseil national de gouvernement installé en février
1986, dirigé certes par un général qui acceptait d’assurer la transition vers la
démocratie. D’ailleurs, le fait que cette structure fut présidé par un militaire témoignait
aux yeux de tous du ralliement de l’armée à la cause démocratique.
3 De même à l’exception des duvaliéristes, le consensus sur la nécessité d’un changement
semblait réel et augurait aux yeux des Haïtiens et de l’opinion internationale des jours
meilleurs. La participation importante du peuple au référendum du 29 mars 1987 sur
l’adoption d’une nouvelle constitution était un indicateur crédible de cette volonté de
sortir de la dictature et surtout de la misère.
4 Autre élément favorable à l’avènement de la démocratie : le soutien des instances
internationales et des Etats-Unis d’Amérique. Il n’est pas inutile de le rappeler.
5 La patrie de Toussaint Louverture fait partie de la zone d’influence américaine et à ce
titre est largement tributaire de la politique extérieure de la Maison Blanche. L’histoire
des relations entre Washington et Port au Prince est avant tout celle de la dépendance
et du contrôle de la société et des élites haïtiennes par les américains. Rares sont les
chefs d’Etat qui n’ont pas fait allégeance aux Etats-Unis. L’occupation américaine de
1915 à 1934, l’opération « Restaurer la démocratie » en 1994, bien que différentes, ont
en commun de nous rappeler les rapports de force dans la région et la relation de
clientèle qui s’est instaurée entre Haïti et d’autres pays.
6 En réalité, la démocratisation en Haïti prend la forme d’une oraison parce que plus
qu’ailleurs elle est faite d’incertitudes. Aujourd’hui, elle se nourrit de deux maux qui,
paradoxalement, pourraient à terme favoriser son ancrage : la dépendance, parce
qu’elle concourt à la mise en place des conditions du jeu démocratique, l’autoritarisme
parce que le phénomène est encore menaçant et appelle par conséquent une vigilance
permanente et une mobilisation qui pourraient aboutir à son dépassement.

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7 Dans la situation haïtienne contemporaine, la dépendance ne se réduit pas à un simple


rapport de domination. Elle est une ressource (I). Elle résulte d’une histoire tourmentée
dont les stigmates ne relèvent pas seulement de la colonisation et de l’impérialisme
économique. La construction de la nation et du centre politique haïtiens s’est faite dans
la violence et s’est souvent traduite par une personnalisation du pouvoir.
L’autoritarisme est une constante de l’histoire de ce pays. La démocratie qui tend
timidement à voir le jour, se heurte à des comportements que l’on ne peut comprendre
sans une interrogation sur la culture politique haïtienne modelée par plus d’un siècle
de pouvoir fort (II).

La dépendance comme ressource


8 Il peut paraître surprenant, voire absurde, de considérer que la dépendance d’un Etat
constitue pour celui-ci une ressource. La littérature politologique et sociologique
relative aux pays du tiers-monde s’est appliquée avec force et subtilité théoriques à
dire le contraire. Elle s’est appuyée notamment sur le paradigme centre-périphérie
pour nous convaincre que les relations entre le nord et le sud se déroulent dans le
cadre d’un échange inégal d’exploitation entre une bourgeoisie internationale et des
sociétés économiquement dominées ; le politique n’étant que le reflet de cet
assujettissement de la périphérie par cette classe dominante 1. Le cas haïtien pourrait
difficilement illustrer ce schéma. Sans invalider toutes les conclusions de la thèse
dépendantiste, il met au jour une de ses apories. Celle qui consiste à déduire la
domination de la dépendance et à occulter l’idée que dans certaines situations, la
dépendance peut être une stratégie de développement. Haïti est un pays sous perfusion.
Tous les indicateurs économiques et sociaux le confirment. Les rendements agricoles
sont faibles, les emplois dans l’industrie ont diminué, les conditions d’existence et le
nombre de sans-abris et de mal logés ont créés des espaces d’inhumanité
insupportables. A ce tableau s’ajoutent le chômage qui touche plus de 60 % de la
population, la détresse des masses rurales qui ne peuvent plus compter sur l’arrière-
pays pour soulager leur misère. En réalité, la dépendance est le moyen pour beaucoup
d’Haïtiens de survivre.
9 Elle est multiforme, multilatérale et fait d’Haïti un pays largement tributaire de l’aide
internationale. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la place croissante de la
communauté internationale et d’une variété impressionnante d’organisations non
gouvernementales (ONG) dans le pays. La multiplicité d’ONG témoigne certes de l’état de
pauvreté du pays. Mais, sur le terrain, leur activité aboutit dans bien des cas à
l’instrumentalisation de cette pauvreté par les élites locales. Le soutien de la
communauté internationale est difficilement quantifiable dans la mesure où il ne se
réduit pas au financement de projets. L’intervention étrangère fait désormais partie de
la réalité haïtienne au point de déterminer les stratégies de nombreux acteurs locaux
comme le montre Béatrice Pouligny à propos de l’action des ONG et de ONU2. Ceux-ci sont
plus enclins à la transformer en biens personnels qu’à la considérer comme une
ressource au service d’une collectivité en détresse.
10 A l’évidence, la dépendance généralisée alimente un système intégré par lequel l’aide
internationale destinée au développement est dans une large mesure privatisée.
11 Cette aide multiforme viserait dans son ensemble à accompagner la démocratisation.

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12 Sur le plan strictement politique, elle a récemment pris la forme d’une intervention
américaine dont l’ambition avouée était de « restaurer la démocratie » et de
domestiquer un Etat assimilé par beaucoup de citoyens à « une entreprise à but
lucratif ».
13 Le choix fait par les élites haïtiennes y compris les plus anti-américaines d’aliéner une
partie de leur souveraineté nationale est significatif d’un changement de
représentation et de stratégie à l’égard de la dépendance dans un contexte où le retour
des vieux jours est une menace constante3.
14 Plus de trois ans après l’opération qui a rétabli un gouvernement élu
démocratiquement, Haïti est encore en proie au doute. Comme le montre Laënnec
Hurbon, l’enthousiasme a fait place au désenchantement. Les institutions sont loin
d’être consolidées. L’armée a été dissoute, l’insécurité organisée diminue mais la
violence est quasi permanente. Les signes extérieurs de la dictature ont disparu mais
ses racines sont encore vivantes. Moise Tirado en conclut que si la démocratisation
peut être une solution au problème de la tyrannie, elle est loin d’être la seule voie
(proie) offerte aujourd’hui à Port-au-Prince (the only game in town) 4. La trajectoire
haïtienne serait fortement liée à la capacité des élites à naviguer dans les confluents
troubles de la démocratie populaire, du manque de leadership et des politiques
économiques néo-libérales.
15 Cette situation met au jour l’ampleur du désespoir des populations et de ce que l’on
appelle communément « la crise haïtienne ». La dépendance affecte profondément la
vie locale. Cependant, elle correspond moins à une domination par des instances
extérieures qu’à une relation de clientèle dans laquelle le client Haïtien puise des
ressources pour faire face au délabrement de l’Etat et de la Société.
16 La relation de clientèle se développe à travers un échange multilatéral, en particulier
avec les Etats-Unis. Le patron américain accorde sa protection, son aide financière, son
sol à certains migrants, en échange de biens symboliques et matériels variés.
L’aliénation de souveraineté notamment par l’alignement systématique du client sur les
positions de son partenaire dans le jeu international, la quasi- exclusivité des
retombées économiques de l’investissement patronal, l’adoption du modèle américain
peuvent être des éléments non exhaustifs de l’échange. Le clientélisme se déploie aussi
au sein de la société haïtienne au point de se généraliser et de se substituer à la
régulation bureaucratique défaillante dans un contexte de forte précarité ; ce qui fait
dire à Julien Mérion que la notion d’administration est étrangère à Haïti 5. L’Etat serait
par conséquent « inachevé ».
17 Les difficultés de mise en place de la décentralisation témoignent vraisemblablement
du décalage existant entre le modèle wébérien de régulation administrative et la réalité
socio-politique haïtienne réglée par le patrimonialisme et le clientélisme. Avant d’être
impersonnelle et rationnelle, l’administration haïtienne est au service de « patrons » et
de familles qui l’instrumentalisent. Le fonctionnaire dont la situation est précaire a du
mal à « habiter son rôle » et à ne pas succomber aux échanges particularistes. A
l’évidence, la dépendance personnelle supplante le fonctionnement rationnel et légal
de l’Etat. Face à ce problème, la réponse des autorités a été souvent de dépêcher des
missions d’expertise. Comme si il suffisait d’avoir une solution technique immédiate à
une question qui relève dans une certaine mesure du culturel mais surtout de la nature
de la relation que l’Etat a historiquement entretenu avec la société.

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18 D’ailleurs, une des premières ambitions de la révolution anti-duvaliérienne était


d’abattre un Etat tyrannique par le « déchoukage » (déracinement) des symboles
vivants et visibles de l’ère dictatoriale. Preuve de la mobilisation d’une société
violemment fondue par un Etat qui entretiendra son atomisation. Cependant, les
symboles, comme les mythes, ont la vie dure et tirent leur force de leur immatérialité.
La transition démocratique est d’autant plus ardue que les racines occultes du mal sont
encore vivaces.
19 Le « contrat social » par lequel les acteurs et les groupes sociaux se reconnaissent dans
un espace public et s’entendent par conséquent sur les règles du jeu, a-t-il jamais
existé ?
20 Il aurait pris forme et contenu sous Toussaint Louverture avec sa constitution de 1801.
21 L’expérience a été brève, mais aurait une valeur fondatrice parce qu’elle a permis de
révéler la nation. C’est l’idée que semble avancer Carlo Célius 6. Cette entreprise aurait
même eu une dimension internationale. Par les caractéristiques de la relation politique
que la dépendance de Saint Domingue a eu avec sa métropole française, Toussaint
aurait inventé la formule de l’Etat associé. Sans nier et sous estimer l’importance de
l’action de celui qu’Aimé Césaire qualifie de « centre sans doute de l’histoire antillaise »
7, on peut s’interroger sur l’impact de ce contrat sur l’évolution du pays. Il n’a pas

empêcher le général noir d’être gouverneur à vie. Peut être que ce pouvoir sans partage
était nécessaire dans le contexte socio-politique de l’époque. Il n’a pas été un recours
contre les dérapages ultérieurs et notamment le mimétisme institutionnel, autre forme
de la dépendance par laquelle les chefs d’Etat successifs ont mis en forme
constitutionnelle des stratégies personnelles.
22 L’analyse de l’échec du contrat social et des difficultés de la régulation institutionnelle
ne peut faire l’économie de considérations socio-historiques. La république d’Haïti est
née de la détermination de « jacobins noirs » inexpérimentés, sans tradition politique
autre que celle de la lutte opiniâtre contre l’esclavage des blancs et la convoitise
présumée ou réelle des mulâtres.
23 L’armée qu’ils ont dressée contre le colon a précédé l’Etat qu’elle devait servir et l’a
remplacé au point de devenir l’institution de la régulation sociale, ce qui est loin d’être
sa fonction dans une société qui se démocratise. L’armée s’est transformée en police
intérieure contre la société. S’est développée alors et peut-être institutionnalisée une
culture de l’autoritarisme. Le commentaire suivant à propos du coup d’Etat de 1991 par
lequel des militaires qui avaient la confiance des autorités démocratiquement élues ont
chassé du pouvoir le président Aristide semble conforter notre hypothèse. « Il s’agit de
comprendre le mécanisme qui conduit inexorablement le gouvernement à gouverner
en despote et à répandre autour de lui, en toute tranquillité la mort et la terreur. Dans
la crise produite par le coup d’Etat, on assiste en effet au spectacle de l’adhésion
explicite d’un certain nombre de leaders politiques et d’intellectuels au despotisme,
alors qu’auparavant, c’est à dire avant d’être hissés au pouvoir, ils se prétendaient des
militants de la gauche démocratique »8.
24 L’explication de ce comportement à partir des stratégies d’acteurs ne doit pas être
écartée. Elle semble cependant insuffisante au regard d’une actualité qui témoigne de
l’empreinte des référents anti-démocratiques. L’analyse même succincte de l’histoire
constitutionnelle du pays dévoile la prégnance d’une culture politique autoritaire.

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Les traductions institutionnelles d’une culture


politique autoritaire
25 L’idée qu’Haïti est dépourvue de culture politique est avancée par ceux qui tendent à
réduire la culture politique à la démocratie. S’il est vrai que l’Etat démocratique n’a pas
encore vu le jour à Port au Prince, il serait erroné de nier l’existence d’une culture
politique dans ce pays. Les théories développementalistes ont souvent présenté la
modernisation des sociétés extra-occidentales à partir des étapes et du rythme des
sociétés européennes.
26 En Haïti, comme ailleurs, la culture politique est mouvante mais demeure
profondément marquée par l’histoire9. L’actualité haïtienne est héritière d’un passé
dictatorial. Les impasses du « processus démocratique » dénotent l’enracinement de
l’arbitraire et peut être la prévalence du face à face sur le compromis dans la vie
politique. La notion de crise est récurrente dans les discours et semble faire l’unanimité
parmi ceux qui étudient la trajectoire haïtienne. Les propos suivants d’hommes
politiques en sont des illustrations.
27 « Map répété l yon lot fwa anko, menm si m dil mil fwa déjà : Ayiti sé yon péyi ki
krazé » (Je le répète une fois de plus, même si je l’ai déjà dit mille fois : Haïti est un pays
en ruine)10.
28 Cette déclaration du président haïtien rappelle une autre tout aussi significative faite
en introduction du programme d’un parti politique. « Ka a grav, ka nou grav, Batiman
ap koulé » (La situation est grave, notre situation est grave. Le bateau coule) 11. Ces
citations résument la réalité et la fragilité de la démocratisation dans une société
particulièrement morcelée, en dépit d’une expérience révolutionnaire que l’on a cru
intégratrice.
29 Cependant, si la crise est une rupture de continuités12, il faut se demander si le cas
haïtien ne relève pas d’une autre problématique.
30 L’interrogation est implicite dans les développements que Michel Hector consacre aux
quatre « grandes crises systémiques »13. La dernière en date étant celle qui s’est
déroulée entre 1986 et 1994. Caractérisées par une forte mobilisation populaire, la
détérioration continue des conditions de vie et l’affaiblissement du régime politique,
elles n’ont pas produit des changements démocratiques. Cet échec s’expliquerait par la
coalition des classes dominantes qui auraient réussi par ces stratégies d’alliances à
maintenir une stabilité relative, favorable à leurs intérêts. En réalité, on peut émettre
l’hypothèse que ces crises n’ont fait que perturber un système autoritaire dont les
origines précèdent l’indépendance et la vivacité retarde l’échéance démocratique.
31 En effet le problème haïtien est moins le rétablissement que l’instauration de
continuités démocratiques. L’envisager sous l’angle du rétablissement de continuités
suppose que celles-ci aient existé de manière significatives à l’instar des pays
d’Amérique latine qui ont fait l’expérience précoce de régimes politiques fondés sur la
souveraineté nationale et la représentation dès le début du dix-neuvième siècle.
32 La réalité de la nation de Toussaint Louverture est celle d’une société originellement et
constamment éclatée. Cette idée est contenue dans un dicton populaire qui fait
remonter les inimitiés entre les hommes au temps où ils vivaient encore en Guinée.
« Dépi nan Ginen, nèg pa lé wè nèg ». Certes on retrouve l’idée, autrement exprimée,
dans d’autres contextes. Mais à Port au prince elle prendrait peut être un relief

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singulier. D’après la fédération protestante d’Haïti qui milite pour la réconciliation :


« Force est cependant de constater que notre peuple s’y réfère (au dicton) et qu’on n’est
nullement fondé à le considérer comme totalement négligeable dans la formation de la
psychologie collective et dans la manière dont les Haïtiens se perçoivent les uns les
autres »14.
33 Ce fatalisme latent pourrait faire croire qu’il y a une « malédiction haïtienne ». En
vérité, la question du changement ne peut être abordée sans une interrogation
concomitante sur la relation que la collectivité haïtienne entretient historiquement
avec les institutions et précisément avec l’Etat. Le pays aurait connu deux parenthèses
consensuelles. La première, en 1804, s’est réalisée contre la France. La seconde, le 7
février 1986, a permis de « déchouker » la dictature des Duvalier. Entre les deux, « les
luttes d’intérêts ont rejeté Haïti dans un statu-quo aussi déshumanisant que celui de la
colonie »15. Après le « déchoukage », « le tribalisme et les intérêts divergents ont
ensuite repris le dessus »16.
34 L’impossibilité pour le chef de l’Etat actuel de nommer un premier ministre en serait
peut être une illustration. « Sou kesyon Premyé Minis la, mfè sa konstitisyon an di m fè
nan atik 137 li. Mfè sa dé fwa déjà. E map kontinyé fè devwa m. Pèp Ayisyen an va jijé ».
(Concernant la nomination du premier ministre, j’ai fait ce que prévoit la constitution
dans son article 137. Je l’ai fait deux fois. Je continue à faire mon devoir. Le peuple
haïtien jugera)17.
35 A trois reprises, le parlement dominé par l’OPL (Organisation du Peuple en Lutte)
favorable pourtant au changement démocratique, a rejeté les propositions faites par
l’exécutif au motif qu’il n’y a pas eu de négociations préalables à la désignation du
premier ministre. « Nos institutions sont en train de faire l’apprentissage de la
démocratie et ceci n’est pas sans causer certains problèmes » 18, commente
laconiquement le président. Une incursion dans l’histoire institutionnelle d’Haïti
conforte l’idée que cet apprentissage de la démocratie dont parle René Préval est
d’autant plus difficile qu’il se développe dans une société profondément anti-
démocratique.
36 Contrairement à une idée reçue, l’autoritarisme en Haïti ne se réduit pas à une
appropriation violente du pouvoir par le chef de l’exécutif. Dans l’histoire de ce pays, il
s’est drapé avec subtilité et moins de contraintes dans le régime d’assemblée et plus
récemment dans le populisme d’un prêtre charismatique élu démocratiquement.
37 L’attitude des parlementaires refusant systématiquement d’investir le premier ministre
n’est-elle pas une illustration de cette tendance qu’ont eu des personnalités ou des
partis, instrumentalisant le parlement, de se substituer au gouvernement ? Présentée
aujourd’hui comme une réaction à la menace de présidentialisation du système
politique, cette attitude n’est pas nouvelle.
38 La République est officiellement installée le 18 décembre 1806. Dans ses premières
années, elle se caractérise par l’omnipotence d’un Sénat. « C’était un régime
d’assemblée… Le Président de la République était le chef du pouvoir exécutif, mais en
fait, le Sénat déterminait et conduisait la politique de la nation » 19. Le bicamérisme a
souvent été favorable à la chambre haute plus prestigieuse et aux prérogatives
importantes. En 1816, par exemple, désigné au suffrage universel indirect, il siège en
permanence et élit l’Exécutif. Ce bicamérisme inégalitaire éloigne ce système du régime

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parlementaire dans la mesure où il ne s’accompagne pas des mécanismes classiques qui


permettent l’exercice d’une pression réciproque des institutions.
39 Les constituants haïtiens se sont souvent inspirés du modèle américain sans pour
autant réussir à encadrer juridiquement et durablement les expériences de
démocratisation. En vérité, avant la loi fondamentale de 1987, il n’y a eu que deux
textes constitutionnels d’inspiration réellement démocratique.
40 Le premier date de 1843. Le Président est élu au suffrage universel. Ses pouvoirs sont
limités. Le bicamérisme est égalitaire. Le paradoxe de cette construction juridique est
d’avoir limité la fonction d’un chef de l’Etat élu, dans le texte, directement par le
peuple. Le système ne durera que quelques mois.
41 L’instabilité politique originelle et permanente est ponctuée de coups de force
successifs pour le contrôle de l’exécutif et des ressources économiques qu’il procure.
42 Vingt quatre ans après le premier souffle démocratique, Haïti va associer la lutte contre
l’autoritarisme à la limitation du pouvoir présidentiel.
43 La différence notable entre la constitution de 1843 et celle de 1867 est que le président
n’est pas élu au suffrage universel direct. Plus réaliste, le second texte prend en compte
le contexte socio-politique et les dérives que pourraient occasionner une telle modalité
de désignation.
44 Comme dans les autres constitutions, la référence au régime américain est perceptible,
notamment à travers l’impossibilité de dissoudre les chambres.
45 Pendant plus de dix ans, le pays vit dans une relative stabilité institutionnelle
interrompue par la guerre civile de 1879.
46 La phase la plus longue de stabilité commence en 1889 et durera jusqu’à l’occupation
américaine (1915-1934).
47 Contrôlé par Washington, l’Etat haïtien est, dans un premier temps, amputé de son
parlement bicaméral. Cette sanction est consécutive au refus du corps législatif de
voter la déclaration de guerre contre l’Allemagne. Le Conseil d’Etat qui siège en place et
lieu du Parlement n’a aucune autonomie. Nommé par le Président, il peut également
être révoqué par celui-ci. Dans la constitution de 1918, le parlement est rétabli, le Sénat
est désigné directement par le peuple
48 L’autoritarisme va cependant reprendre le dessus après les élections du 14 octobre
1930.
49 En 1934, quelques mois après la fin de l’occupation, le chef de l’exécutif Sténio Vincent
révoque une dizaine de sénateurs, l’année suivante, il constitutionnalise son pouvoir
personnel par un référendum.
50 La constitution de 1946, d’inspiration libérale sera balayée à son tour par un coup d’Etat
le 10 mai 1950. Une nouvelle fois l’autoritarisme se traduit par une présidentialisation à
outrance du système. Le processus se poursuivra avec le suicide institutionnel du
Parlement. En effet, en 1957, les députés et les sénateurs votent la suppression du
Sénat.
51 Sans attendre le suicide programmé pour 1963, François Duvalier précipite l’échéance
et trucide la chambre haute en 1961.
52 Beaucoup a été dit sur la période duvaliérienne. A coup sûr, celle-ci répond aux
principaux critères dégagés par les analyses du totalitarisme dans le monde.

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53 Pendant 29 ans la dictature de la famille Duvalier va atomiser et régenter la société. La


peur et la méfiance seront généralisées. Le noirisme, idéologie raciale légitimée par
François Duvalier comme vérité nationale masquera les réalités de l’exploitation
sociale.
54 Les remarques de Hannah Arendt ou de Raymond Aron pourraient aisément s’appliquer
au terrain haïtien20.
55 Le commentaire suivant du président du Sénat d’Haïti témoigne de l’empreinte
profonde de la dictature sur la société actuelle. « Le réflexe de se méfier d’un inconnu
quand on parle n’a pas encore disparu, en souvenir des espions, des mouchards, des
détectives à bon marché que les paisibles citoyens craignaient et s’exerçaient à dépister
sur leurs pas ou sous les traits même de leur propre famille » 21. Cette réflexion est
corroborée par l’idée que le contrôle de l’Etat, comme dans beaucoup de pays en
développement concourt à l’émergence d’un semblant de bourgeoisie dont la ressource
essentielle est moins la richesse économique que les attributs du pouvoir. « Le politique
a toujours été en Haïti l’instrument de domination d’une oligarchie pleine d’ambition et
assoiffée de puissance qui pour mieux s’enrichir avait fait main basse sur l’appareil
d’Etat »22. Frantz Fanon l’avait déjà signalé. Dans les pays sous-développés la
bourgeoisie acquiert sa base économique par des activités de représentation d’intérêts
étrangers et au plan local par la privatisation des ressources publiques 23. En Haïti
l’appropriation des fonds de l’Etat et les détournements de l’aide internationale par la
famille Duvalier et ses proches n’est plus à démontrer.
56 Qu’en est-il aujourd’hui ? Plusieurs éléments témoignent d’une volonté d’éradiquer le
mal. Mais les stigmates sont encore là et pourraient dissimuler des plaies que l’on
croyaient refermées. Haïti a peut être forgé au cours de son histoire convulsive une
culture politique de l’intolérance. Loin de nous de vouloir réduire l’analyse à une
approche pathologique. Il ne s’agit pas d’une situation irréversible. L’autoritarisme
n’exclut pas le passage à la démocratie mais la transition est d’autant plus difficile que
la dictature a été longue et profonde.
57 Les événements postérieurs au départ du dictateur montrent bien que la tendance
autoritaire peut se manifester en l’absence de ses initiateurs et de ses partisans zélés.
Elle peut même servir de ressources à certains démocrates dont les comportements,
nourris de cette culture changent dès lors qu’ils exercent le pouvoir ; preuve s’il en est
besoin de l’enracinement d’un système de référents que mobilisent des acteurs sociaux
dans une période de transition caractérisée par le « déchoukage » des repères
traditionnels. De ce point de vue, l’attitude de l’ex-président Aristide et l’obstruction
pratiquée par le parti majoritaire au parlement interpellent l’observateur. Une des
armes juridiques de la démocratisation est la constitution de 1987, censée accompagner
le processus. A bien des égards, elle se révèle inadaptée dans la période de transition.
58 Le texte « a été voté en prévention des entreprises de domestication du parlement
haïtien, des coups de force, des magouilles ou autres qui ont culminé avec le parlement
duvaliériste de 1983 qui n’était strictement plus rien qu’une simple chambre
d’enregistrement, qu’un parlement portrait »24. Si la loi fondamentale de 1843 était
qualifiée de « petit monstre », celle de 1987 pourrait par certains aspects surréalistes
avoir la même qualification.
59 Pour l’heure, elle est inefficace dans la crise institutionnelle que traverse le pays. Après
plus de dix ans d’application elle ne semble pas garantir, dans le contexte haïtien, la

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fonction structurante que l’on attribue à la constitution en particulier et au droit en


général.
60 Par réaction à la dictature, le parlement comme aux premiers temps est redevenu une
force de blocage de la régulation politique. Les conséquences sur le plan intérieur et les
relations du pays avec l’extérieur sont assez graves pour qu’on s’interroge sur
l’opportunité d’une révision de la constitution. Ce parlement de 1987 serait le plus
puissant qu’a connu Haïti depuis 1806 ! Outre ses prérogatives, il ne peut être « ni
dissous, ni ajourné »25.
61 Doit-on s’en féliciter ? D’autant que la commission de conciliation prévue pour
permettre le règlement de différends entre les chambres puis entre celles-ci et le chef
de l’Etat n’a pas joué son rôle. La crise gouvernementale a des effets dommageables.
62 Le Premier ministre est la seule personne habilitée à mener des négociations avec les
partis pour définir la politique nationale. Au plan international, l’absence de chef du
gouvernement constitue un handicap dans la démarche d’intégration d’Haïti dans le
Caricom26.
63 Le blocage causé par le parlement, s’il se prolonge, dévalorisera la fonction de Premier
ministre, ternie par l’absence prolongée de son titulaire et montrera par la même
occasion, l’inefficacité de la Constitution. La supplique du président Préval à l’adresse
des parlementaires ressemble à une prière par laquelle il refuse qu’une constitution
ultra-démocratique favorise paradoxalement des dérives anticonstitutionnelles.
64 « De grâce, dit-il, ne me donnez pas plus de pouvoir que ne me donne la constitution ».
Déçu, il ajoute que ceux qui dénoncent le présidentialisme sont ceux la même qui le
pressent d’empiéter sur les compétences du Premier ministre 27.
65 « Le parlement exerce un contrôle strict et serré de l’exécutif afin d’éviter de tomber
dans la dictature et dans les abus du pouvoir personnel » écrit fièrement un membre du
parlement28.
66 Mais personnel ou collectif, tout abus de pouvoir est condamnable. Par un formalisme
excessif et des dispositions inadaptées à la période de transition, la constitution abrite
des menaces dangereuses pour la démocratie. Certes, la paralysie du pouvoir a pour
origine l’action d’un parti politique. Mais la place accordée à ces groupements peut
jouer contre la stabilité et dans une certaine mesure contre la démocratie. Notamment
lorsque par un souci excessif de structuration des opinions et de légitimation du
pluralisme, le constituant en vient à confier le parlement et en définitive le système
non pas aux représentants du peuple mais aux partis politiques. Les dispositions
accordées aux partis dans la loi fondamentale n’ont pas prouvé leur efficacité. Lorsque
des élus sont membres d’un parti ou y adhèrent après leur élection, ils se désolidarisent
parfois de leur groupe et tendent à privilégier des stratégies individuelles. « Le plus
souvent, ils interviennent comme de simples citoyens et même lors du vote des lois on
ne sent pas le réflexe de membres de partis »29. En réalité, c’est moins la
constitutionalisation des groupes que les réflexes anti-démocratiques qui inquiètent
dans le contexte haïtien.
67 La démocratisation n’est pas une recette juridique. Elle est déterminée par une variété
de facteurs de nature historique, politique, culturel, économique sans que l’on puisse
attribuer, à priori, un poids décisif à l’un d’entre eux. Dans le cas d’Haïti, il est trop tôt
pour parler de consolidation du processus. Pour que la « fleur fragile » de la démocratie
s’épanouisse durablement, il faut que s’enracine « la plante vivace » de la culture

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civique. A la différence d’autres nations, moins pauvres il est vrai, Haïti bénéficie de
programmes d’aide exceptionnels. Il lui faut par conséquent du temps et peut être un
temps relativement long sous peine de confondre la démocratie avec son habillage
populiste. Selon la belle formule rappelée par Anthony Giddens, la démocratie « a
besoin d’être nourrie sur un sol profond, elle requiert une accumulation mystique de la
culture civique pour prendre racine »30.

NOTES
1. Pour une approche critique de cette littérature, voir Tony Smith, « The underdevelopment of
development literature, the case of dependancy theory »,inWorld   politics, n° 2, january 1979,
pp. 247-288.
2. Voir l’article de Béatrice Pouligny dans ce numéro sur « L’intervention de l’ ONU dans l’histoire
récente d’Haïti : les effets paradoxaux d’une interaction ».
3. On en veut pour preuve l’oubli plus que symbolique d’un portrait de Jean-Claude Duvalier au-
dessus du général Namphy à l’occasion de la première sortie du Conseil National de
Gouvernement devant la presse au début du processus de démocratisation en 1986.
4. Voir la contribution dans ce volume de Laënnec Hurbon, « Démocratisation, identité culturelle
et identité nationale en Haïti » puis celle de Moise S. Tirado, « Mass politics and the democratic
challenge : the prospect of democratic consolidation in Haïti », Twenty-third Caribbean Studies
Association Conference, Antigua, May 26-30, 1998.
5. Voir l’article de Julien Mérion, « Le défi haïtien : re-fonder l’Etat à partir de la
décentralisation ».
6. Voir la contribution de Carlo Celius, « Le contrat social haïtien ».
7. Aimé Césaire, Toussaint Louverture, Paris, Présence africaine, p. 345
8. Laënnec Hurbon, « Nationalisme et démocratie en Haïti », in Chemins critiques, vol. 3, n° 1-2,
décembre 1993, p. 9.
9. La qualification de régime autoritaire suffit-elle à caractériser certaines phases de l’histoire
des dictatures haïtiennes et notamment celle de François Duvalier qui s’apparenterait davantage
au totalitarisme. Voir sur ce point la distinction faite entre les deux concepts par Bertrand Badie
et Guy Hermet, Politique comparée, Paris, PUF, 1990, pp. 323 et suivantes.
10. Exposé général sur la situation du pays présenté par le Président de la République devant le
corps législatif. Palais législatif le 12 janvier 1998.
11. Programme du Panpra : parti nationaliste progressiste révolutionnaire haïtien, février 1987.
12. Sur la définition de la crise, voir Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de
la FNSP, 1986.
13. Voir l’analyse faite dans ce volume par Michel Hector, « Mouvements populaires et sortie de
crise en Haïti : 19e - 20e siècles ».
14. « Fédération protestante d’Haïti », Urgence   et   exigences   de   la   réconciliation, Port-au-Prince,
1994, p. 10.
15. Forum Libre n° 4, « Pourquoi le 7 février ? », Port-au-Prince, 1990, p. 27.
16. Ibid.
17. Exposé général, op. cit.
18. Déclaration rapportée par l’Agence Haïtienne de Presse le 4 mai 1998.

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19. George Michel in Forum, op. cit., p. 18.


20. Sur ces questions, voir Hannah Arendt, Le système totalitaire, Paris, le Seuil, 1972. Raymond
Aron, Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965.
21. Eudrice Raymond, « Rôle du Sénat dans la Démocratie », in Forum Libre n° 10, Parlement et
Démocratie : Des sénateurs et des députés parlent, Port-au-Prince, 1992.
22. Ibid.
23. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1978, p. 95 et suivantes.
24. Forum libre n° 10, op. cit., p. 31.
25. Forum Libre n° 10, op. cit. p.
26. Voir la déclaration de Orlando Marville, Secrétaire-adjoint du Caricom rapportée par
l’Agence Haïtienne de Presse le 27 avril 1998.
27. Déclaration rapportée par l’AHP le 27 avril 1998.
28. Forum n° 10, op. cit., p. 33.
29. Duly Brutus député membre du Panpra, « Chambre des députés et Démocratie » in Forum
n° 10, op. cit.
30. Cité par Guy Hermet, Culture et démocratie, Paris, Unesco, Albin Michel, 1993, p. 186.

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Haïti : l'oraison démocratique


Dossier thématique

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Le contrat social haïtien


Carlo Avierl Célius

I - Négocier ou renégocier le contrat social haïtien ?


1 Dans sa contribution au colloque international de Port-au-Prince consacré aux
Transitions Démocratiques, l’anthropologue Michel-Rolph Trouillot a affirmé qu’il n’y a
jamais eu de contrat social haïtien. Selon lui “ l’établissement ” d’un tel pacte est la
condition même de l’instauration de la démocratie en Haïti 1. Trouillot poursuit son
plaidoyer pour ce qu’il considère comme la question fondamentale haïtienne : la
réconciliation de l’Etat avec la Nation qui suppose une participation effective de la
paysannerie à la chose publique2. La cause défendue n’est pas ici en question. Mais la
thèse de l’inexistence d’un contrat soulève quelques interrogations d’ordre historique.
2 Avant tout, il convient de remarquer que cette thèse est à la fois une approbation et un
désaveu. Elle relève d’une lecture de l’histoire politique à partir de la théorie du
contrat, en même temps elle désapprouve le principe qui fonde celle-ci, à savoir que
toute organisation sociale se construit sur une base contractuelle. Cette loi n’est pas une
nécessité absolue parce que la société haïtienne y échappe. Cependant son inexistence
entraîne un fâcheux dysfonctionnement : elle disjoint l’Etat de la Nation. Ainsi une
société peut ne pas s’édifier sur un contrat, mais cette convention est nécessaire à son
bon fonctionnement3.
3 Comment naît un contrat, selon Trouillot ? Ou plutôt comment naîtra le contrat
haïtien ? “ La transition vers la démocratie, explique-t-il, ne sera possible que dans la
mesure où l’État haïtien, la bourgeoisie et les classes moyennes qui demeurent soudées
à cet État offrent à la majorité de la population de ce pays, qui demeure paysanne, les
moyens de se constituer institutionnellement. Les gains de la société civile haïtienne se
mesurent finalement à partir de cet espace. ” L’auteur ajoute : “ La démocratie
haïtienne exige donc l’établissement d’un contrat social – c’est-à-dire, la participation de
la majorité haïtienne dans les choix qui influencent la destinée du pays. L’inclusion de la
majorité exige à son tour la reconnaissance par les élites urbaines et leurs partenaires
étrangers du fait qu’Haïti demeure fondamentalement un pays de paysans pauvres 4”. Il
appartient aux autres catégories sociales de “ reconnaître ” la paysannerie et de

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l’“ inclure ” dans les pratiques du pouvoir. Au fondement du contrat donc une “ volonté
de communication ” ou le principe de “ concertation ”5. Reste qu’il semble résulter d’un
consentement volontaire, unilatéral. Or, les groupes sociaux dominants n’acceptent pas de
changer les relations de pouvoir sans en être contraints par une modification des
rapports de force. Cela signifie qu’un nouveau mode d’organisation sociale est possible
si l’état des rapports de force le permet, c’est-à-dire si celui-ci crée les conditions de
négociations entre les groupes sociaux antagonistes.
4 Le contrat, sur la base de ces considérations, peut se comprendre comme la
formalisation d’un modèle de société négocié entre des forces politiques à un moment
donné. Cette proposition ne surmonte certainement pas les ambiguïtés de la théorie du
contrat6. Elle offre un angle d’approche, certes limité, mais apparemment fructueux, de
la question de la formation sociale haïtienne.
5 Je soutiendrai donc qu’à un moment de l’histoire d’Haïti, le jeu des forces politiques a
conduit à des négociations entre les groupes sociaux. Il en est résulté un contrat
formalisant un modèle social à partir duquel s’est structurée la société haïtienne 7. Ce
pacte n’a jamais été renégocié, malgré certaines remises en cause. L’affirmation de son
inexistence doit beaucoup, sans doute, au fait qu’il soit antérieur à 1804 : il date de
1801, sa forme juridique étant la constitution élaborée à l’instigation de Toussaint
Louverture. Outre que cette antériorité questionne les limites de la rupture opérée par
l’indépendance, elle porte l’interrogation sur la nature et la postérité du pouvoir
louverturien.
6 L’historiographie actuelle entretient de Toussaint l’image d’un général ayant conquis et
exercé un pouvoir personnel, exclusif, absolu, sans partage. Pierre Pluchon en a donné
la version la plus achevée8. L’idée de la négociation d’un contrat en 1801 est inconcevable
dans l’économie de cette représentation. Tout au moins, certains auteurs comme
Gérard Pierre-Charles ou Claude Moïse évoquent le compromis louverturien 9.
7 Pierre-Charles distingue trois points dans la pensée de Toussaint : “ la vocation de la
liberté ”, “ le rêve de l’autonomie ” et “ l’utopie Noir et Blanc ” 10. Il n’y aurait donc pas
d’exclusion raciale de la part de Toussaint qui “ devint l’expression, la plus fidèle, des
lignes de forces et des pulsions de toutes natures, qui traversaient cette société en
pleine ébullition revendicative et en quête d’affirmation nationale 11 ”. Ces observations
n’empêchent pas Pierre-Charles de dresser de Toussaint un portrait en “ génie
politique et militaire ” de qui tout dépendait. On ne perçoit pas comment le “ modèle
novateur ” du général s’édifierait sur un pacte social négocié. Il “ ... proclama sa propre*
constitution ”, un véritable instrument politique personnel.
8 Claude Moïse ne dit pas le contraire, tout en effleurant la question du contrat. Il écrit
en effet : “ Le compromis de la politique louverturienne tend à stabiliser le régime post-
colonial esclavagiste autour d’un nouveau contrat social* qui garantit la liberté générale
des esclaves, élargit l’espace d’autonomie de l’Etat, reconstitue la grande exploitation
avec les travailleurs agricoles fixés sur les plantations et militairement organisés, avec
des fractions d’anciens colons et la couche privilégiée des nouveaux libres comme
partenaires dominants ”. Selon Moïse, la politique louverturienne n’est pas parvenue à
un nouveau contrat social, elle y tendait. Mieux, la constitution avait été commandée
par “ le besoin impérieux ” dans lequel se trouvait Toussaint “ de couronner son
œuvre ”, le “ besoin de se conforter dans la légitimité de son œuvre ”.Mode d’emploi
qui aura une longue postérité : “ Ainsi surgit au cœur de l’Etat d’Haïti, comme plus tard
au milieu des vicissitudes politiques, la question constitutionnelle en tant qu’enjeu et

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référence dans la reconnaissance et l’aménagement des pouvoirs. ” 12 Ce n’est pas le seul


héritage légué à Haïti, reconnaît Moïse. Des lois et diverses dispositions
constitutionnelles ont survécu au moins jusqu’à Boyer (1818-1843). Malgré tout,
l’auteur de Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti ne prend pas toute la mesure de la
constitution de 1801, car il se contente de la commenter en introduction. Il n’a pu en
dégager toutes les caractéristiques et implications. Ce sont là les conséquences du choix
d’instituer la rupture politique de 1804 en impératif méthodologique.
9 Une telle option permet, au mieux, d’identifier ou de suggérer des survivances
coloniales. Elle ne convient nullement à démontrer que, en dépit de la dénégation de la
fraction hégémonique des élites au XIXe siècle, la structure sociale haïtienne procède de
la consolidation du modèle néocolonial formalisé sous Toussaint 13.

II - Saint-Domingue : la rupture du pacte colonial vers


un nouveau contrat social
10 Le pacte sur lequel reposait le fonctionnement de la colonie a été rompu en 1801. Il
articulait deux niveaux de relations : les relations entre maîtres et esclaves régies par le
code noir et les relations entre la colonie et la métropole définies par le système de
l’exclusif.
11 L’édit de 1685, dit “ Code noir ”, n’est pas une quelconque abstraction conçue dans un
cabinet de Versailles sans tenir compte des réalités coloniales. Il a été élaboré par
Colbert sur les mémoires (du 20.8.1682 et du 13.2.1683) de Messieurs de Blénac, Patoulet
et Bégon, gouverneur-général et intendants des îles françaises de l’Amérique 14. Ces
mémoires consignent les propositions des colons qui avaient été sollicités en 1681.
Antoine Gisler a montré le divorce entre ce code, la théorie, et les pratiques
esclavagistes15. Il importe toutefois de bien noter la participation de trois entités à son
élaboration : les colons, les autorités locales et le pouvoir métropolitain.
12 Lorsqu’en mars 1685 parut le code noir, Saint-Domingue n’était pas encore une
possession pleine et entière de la France. Elle le deviendra en 1697 par le traité de
Ryswick signé avec l’Espagne. Mais les français, établis d’abord à l’île de la Tortue,
progressaient dans leur occupation de la grande terre. Dès le mois d’août 1685 un Edit
du Roi, en forme de lettres-patentes, créa un conseil souverain et quatre sièges royaux
(Goâve, Léogane, Port-de-Paix, Cap), dans la côte de l’île de Saint-Domingue 16. Le 6 mai
1687, le conseil souverain de la côte de Saint-Domingue qui se tient au Petit-Goâve
promulgue le code noir.
13 L’administration coloniale se mettait en place depuis 1664. A cette date fut nommé
Bertrand d’Ogeron, le premier gouverneur, pour le roi, de la Tortue et Côte de Saint-
Domingue. Vingt-quatre ans plus tôt, en 1640, les Français installés à la Tortue avaient
appelé à leur secours Poincy, gouverneur des îles françaises de l’Amérique. Celui-ci
honora leur demande et l’année suivante déclara l’île possession du roi Louis XIII. Cette
prise en charge, véritable acte d’agression contre la souveraineté de l’Espagne, montre
l’allure que prenaient, sur fond d’enjeux économiques, les rivalités entre pays
colonisateurs. Elle supposait pour la métropole l’organisation de l’administration et de
la défense de la nouvelle possession. La contrepartie avait un nom : le système de
l’exclusif.

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14 Les colons ne cesseront pas de chercher à contourner cette dernière obligation. Ils en
ont fait l’objet de leur principale revendication jusqu’à la révolution. Les plus radicaux
ont réclamé, pour rendre effective la liberté commerciale, l’autonomie de la colonie 17.
Ils ont invoqué la spécificité du monde colonial, ont déclaré inapplicables les lois
métropolitaines et ont défendu leur légitimité à légiférer. Ils ont dénoncé le despotisme
ministériel et revendiqué leur droit et leur capacité à s’auto-administrer en réponse
aux autorités métropolitaines qui les accusaient d’agir arbitrairement à l’égard des
esclaves.
15 Les griefs formulés par les colons ont réussi à modifier le contenu du pacte colonial à la
révolution. C’est comme une véritable entreprise de sauvetage qu’a été accueilli le
rapport de Barnave18 consacrant le principe de la spécificité des colonies. De ce rapport
est sorti un décret voté le 8 mars 1790, suivi des instructions du 28 mars. Par ces
dispositions l’assemblée constituante légitime les assemblées coloniales instituées par
les colons. Celles-ci acquièrent la compétence de légiférer sur tout ce qui touche à
l’administration interne des colonies. Les lois qu’elles auront élaborées seront soumises
à la sanction des autorités métropolitaines.
16 Les colons, dans leur grande majorité, ont fêté l’événement. Mais les concessions
étaient limitées. Aux colonies était octroyé le droit de définir leur régime intérieur, les
rapports sociaux et la propriété tandis que les liens commerciaux, essentiels, entre les
colonies et la métropole relevaient de la compétence de la métropole. En fait, le décret
du 8 mars est le résultat d’un compromis entre les colons et les hommes du port, en
France. Eux aussi, armateurs et négociants, avaient leurs griefs. Ils réclamaient la
liberté du commerce, mais ne demandaient pas la même chose que les hommes de
Saint-Domingue, lorsque ces derniers utilisaient les mêmes mots. Pour les colons “ ... la
liberté de transaction avec le commerce mondial assurerait aux îles, au prix le plus
avantageux, les produits dont elles ont besoin ; pour les armateurs, et les négociants de
Bordeaux ou du Havre, la liberté signifie la faculté pour tous, à l’exclusion de toute
compagnie privilégiée, de commercer avec les îles ; étant entendu que seuls les Français
doivent en profiter ”. Les colons mesuraient, dès septembre 1789, la nécessité de
l’accord avec les villes maritimes. Celles-ci pouvaient empêcher l’irrémédiable de se
produire : leurs représentants avaient investi les lieux de pouvoir. “ A l’ouverture des
Etats généraux, chacun a pu constater la présence dynamique, dans la révolution, des
hommes du port. ”19.
17 Mais les colons de Saint-Domingue renonçaient-ils à tout contrôle sur le commerce ? Le
compromis était-il solidement scellé ?
18 En application du décret métropolitain l’assemblée de Saint-Marc adopte une
déclaration en dix articles datée du 28 mai 1790, qui investit “ l’assemblée générale de
la partie française de Saint-Domingue ” du pouvoir de légiférer en tout ce qui concerne
le régime intérieur de la colonie (art. 1). Les modalités des décisions d’urgence,
d’exception, sont établies (art. 3, 4, 5, 7, 8). L’article premier du décret du 8 mars
recommande à chaque colonie de “ se conformer aux principes généraux qui lient les
colonies à la métropole, et qui assurent la conservation de leurs intérêts respectifs ”.
L’article 6 stipule : “ Les mêmes assemblées coloniales énonceront leur vœu sur les
modifications qui pourront être apportées au régime prohibitif du commerce entre la
colonie et la métropole, pour être, sur leurs pétitions et après avoir entendu les
représentants du commerce français, statué par l’assemblée nationale, ainsi qu’il
appartiendra ”20. L’article 6 de la déclaration de l’assemblée coloniale répond en ces

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


19

termes : “ Comme toutes les lois doivent être fondées sur le consentement de ceux qui
doivent y obéir, la partie française de Saint-Domingue pourra proposer des règlements
concernant les rapports commerciaux et autres rapports communs ; et les décrets
rendus à cette occasion par l’assemblée nationale n’auront force de lois dans la colonie,
à moins qu’ils n’aient été consentis par l’assemblée coloniale *”. Tout en étant conformes aux
prescriptions du décret, les dernières précisions de cet article laissent une porte
ouverte au débat sur le système de l’exclusif.
19 La déclaration de mai constitue la première étape vers l’élaboration d’une constitution
dominguoise. L’article 10 le dit de manière précise. Il stipule : “ L’assemblée générale
arrête que les articles précédents, comme formant une partie de la constitution de Saint-
Domingue*, seront immédiatement transmis en France, pour y recevoir la sanction du
Roi et de l’assemblée nationale. Ils seront aussi transmis à tous les districts et à toutes
les paroisses de la colonie, et notifiés au gouverneur-général. ” 21
20 Un pas important venait d’être accompli. Le principe d’une constitution propre aux
colonies comportait en lui-même les germes d’une éventuelle scission. Du Morier l’a
probablement compris quand il a souligné que s’il faut “ une organisation particulière
des colonies ”, “ il ne peut y avoir deux constitutions dans le même empire 22 ”. Il y avait
là une limite à ne pas franchir. Plusieurs membres de l’assemblée de Saint-Marc ne l’ont
pas franchie. Ils ont refusé de signer la déclaration de mai. Toutefois le nouveau
dispositif légal et administratif est en gestation. En vain ! La première constitution de
Saint-Domingue ne verra pas le jour.
21 L’échec du compromis conclu entre les hommes du port et les colons n’est pas dû au
désistement des colons “ modérés ”. La solution envisagée niait le poids politique des
esclaves et des gens de couleur. Ces groupes sociaux se jetant dans la bataille vont
modifier du tout au tout les rapports de force.
22 Les libres de couleur, devenus numériquement et économiquement importants,
pouvaient traduire en termes politiques réels leurs revendications. Ils réclamaient
l’égalité civile et politique avec les Blancs en application de l’article 59 du code noir qui
octroyait “ aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les
personnes nées libres ”. De simples et insistantes demandes (sous forme de mémoires
adressés aux autorités coloniales et métropolitaines, en 1784 et 1785 par exemple) ils
sont passés à l’action. Vincent Ogé a amorcé l’offensive à l’occasion du décret du 8 mars
et des instructions du 28 mars 1790 qu’il a interprétés en faveur des gens de couleur 23. Il
a d’abord prôné l’union des propriétaires pour contrer une éventuelle révolte des
esclaves, avant de soulever quelques hommes de sa classe pour arracher le triomphe de
sa cause. Ogé passe à la roue le 26 février 1791. Le 13 mai 1791 l’assemblée nationale
vote un décret constitutionnel par lequel elle reconnaît qu’aucune loi portant sur les
hommes de couleur ne pourrait être prise par le Corps législatif que sur la demande des
assemblées coloniales. Le 15 mai elle l’amende en décrétant que les gens de couleur, nés
de parents libres possèdent la qualité de citoyen et l’exercice des droits civiques qui y
sont attachés. Cette nouvelle disposition est abrogée le 24 septembre. Mais quelques
jours plus tôt, le 20 septembre 1791, l’assemblée coloniale, qui, le
25 août, avait bénéficié du concours des gens de couleur libres du Cap pour réprimer
l’insurrection des esclaves, leur promet en échange d’accepter le décret du 15 mai. Le
23 octobre des députations de Blancs et d’affranchis des quatorze paroisses de la
Province de l’Ouest de Saint-Domingue se réunissent sur l’habitation Damiens pour
signer entre eux un traité de paix, connu sous le nom de Concordat de Damiens. 24 Le 4

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


20

avril 1792 l’assemblée législative prend un décret reconnaissant aux libres de couleur
l’égalité civile et politique avec les Blancs.
23 Ogé a payé de sa vie, mais l’union des propriétaires est devenue une condition
nécessaire à la sauvegarde de la colonie. Cette stratégie se révélera incapable de
contenir la révolte des esclaves déclenchée dans la nuit du 22 au 23 août 1791.
24 Les 9 et 12 décembre des émissaires des révoltés se présentent à l’assemblée coloniale
en vue de négociation. Aucune réponse. Le 15, l’assemblée les informe que “ fondée sur
la loi et par la loi, (elle) ne peut correspondre avec des gens armés contre la loi, contre
toutes les lois. ” Elle leur précise qu’elle “ pourrait faire grâce à des coupables
repentants et rentrés dans le devoir. Elle ne demanderait pas mieux que d’être à même
de reconnaître ceux qui ont été entraînés contre leur volonté. Elle sait toujours
mesurer sa bonté et sa justice ”. Puis elle ordonne aux représentants des nègres de se
retirer25.
25 Cette attitude ne sera pas celle adoptée par les commissaires, Roume, Mirbeck et Saint-
Léger, envoyés par la métropole (ils sont arrivés le 28 novembre 1791) pour rétablir
l’ordre dans la colonie. Ils ont adressé une lettre aux chefs des insurgés les invitant à
parlementer avec eux. Le 21 décembre Mirbeck et Jean-François, chef des rebelles, se
sont rencontrés. Le commissaire dira que Jean-François avait promis de faire rentrer les
révoltés dans le devoir ; le général Pamphile de Lacroix rapporte que celui-ci avait
réclamé quatre cent libertés. En tout cas, les négociations n’ont pas été fructueuses.
Dans une lettre du
15 février 1792, les commissaires ont mis cet échec sur le compte d’hommes criminels
qui auraient armé les nègres. On les aurait persuadés qu’ils voulaient les désarmer pour
les exterminer. De son côté l’assemblée ne voulait rien accorder.
26 Le 21 septembre 1792, Sonthonax débarque à Saint-Domingue accompagné de Polvérel
et Ailhaud. Cette deuxième commission civile, envoyée par la Convention montagnarde,
est chargée de ramener l’ordre dans la colonie en faisant exécuter le décret du 4 avril.
Le développement des luttes politiques portera Sonthonax à outrepasser les limites de
cette mission.
27 Du 20 au 23 juin 1793, le nouveau gouverneur, Galbaud, propriétaire d’habitation dans
la plaine de Léogâne, tente un coup de force contre les commissaires. Ces derniers
matent la rébellion en recourant à l’appui des esclaves insurgés des mornes
environnants. Galbaud s’enfuit, bientôt suivi par dix mille colons environ. Le poids de la
force des esclaves mise dans la balance a fait basculer les choses. La crainte d’un
débordement de cette force, la nécessité de la contrôler pour mieux l’utiliser ont
déterminé la solution de la liberté générale26. L’opportunité de cette solution a été
discutée. Et c’est à l’issue de délibérations que la commune du Cap a voté, le 24 août, la
liberté générale dans la province du Nord. Jacques Garnier, commissaire du pouvoir
exécutif au siège du tribunal du Cap en a témoigné : “ Ils (les esclaves) étaient devenus
les défenseurs du sol de la liberté : il fallait enfin les rendre à leurs droits naturels. La
commune du Cap français s’assembla le 24 août 1793. Les hommes libres qui la
formaient, le bonnet de la liberté au milieu d’eux, eurent l’honneur de voter les
premiers à l’unanimité pour la liberté générale des Africains et descendants qui se
trouvaient sur le sol de la province du Nord. L’acte fut dressé et porté pour sa sanction
provisoire au milieu des cris de Vive la République française, répétés par quinze mille
âmes au commissaire Sonthonax, qui reçut l’adresse de la commune comme

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l’expression de la justice et de l’humanité, qui appelaient à grands cris depuis deux


siècles l’abolition de l’esclavage. ”27
28 Florence Gauthier qui rapporte ces propos commente à juste titre : “ Sonthonax ne prit
pas de son propre chef la décision, on le voit, il répondit au mouvement de ces
nouveaux citoyens qui combattirent de juin à août pour la liberté générale ” 28. Le
commissaire publie la proclamation le 29 août. Il élargit la liberté générale à l’ensemble
de Saint-Domingue en chargeant Polvérel de la proclamer dans les autres parties de la
colonie. Le 21 septembre l’esclavage est aboli dans l’ouest et le sud. Il ne restait qu’à
obtenir l’approbation de la métropole. Une députation, élue le 23 septembre, selon le
principe de l’égalité de l’épiderme (trois Noirs, trois Blancs et trois Métis), est chargée
de cette mission29. Elle est admise à la Convention le 15 pluviôse an II
(3 février 1794). Dès ce moment, explique Florence Gauthier, la République reconnaît la
liberté générale des noirs devenus citoyens ainsi que la décision de Sonthonax et de
Polvérel. Ainsi, lorsque, le lendemain, l’un des députés, Dufay, expose longuement le
mandat de la députation, il ne s’agit point d’un plaidoyer pour l’abolition déjà acquise.
“ Il s’agit alors d’autre chose. Dufay était mandaté, avec Belley et Mills, pour proposer
un contrat d’association entre le nouveau peuple de Saint-Domingue, qui avait lui-
même conquis la liberté, et le peuple de France qui menait lui aussi sa lutte pour la
liberté. Dufay proposait à la République française une politique commune de guerre
5B ... 5D “ La
contre les colons esclavagistes français et leurs alliés anglais et espagnols ”. F0 F0

Convention accepta cette offre, puis décida d’élargir la liberté conquise à Saint-
Domingue en liberté générale dans toutes les colonies françaises. Elle vota à l’unanimité
une Déclaration d’abolition de l’esclavage dans les colonies, base du nouveau contrat
d’association entre ces peuples, suivie d’un décret d’application qui élargissait la
citoyenneté aux intéressés... ”30 le 16 pluviôse an II (4 février 1794).
29 Le lobby esclavagiste riposta contre la députation de Saint-Domingue et continua son
combat jusqu’au rétablissement de l’esclavage en 1802. A Saint-Domingue, dès le 3
septembre, les colons esclavagistes avaient signé un traité avec les Anglais leur livrant
la colonie. L’occupation anglaise, s’accompagnant du rétablissement de l’esclavage,
s’étendait à une grande partie de la colonie.
30 C’est dans la lutte pour la reconquête de Saint-Domingue que Toussaint allait se
distinguer et prendre une réelle ascendance. Abandonnant le camp espagnol, il
combattit les Anglais et rendit la colonie à la France. Il s’employa à atteindre l’ultime
échelon du pouvoir et s’y maintenir, en se donnant comme objectif primordial la
consolidation des acquis de la liberté. Il se débarrassa des représentants de la
métropole : Sonthonax en août 1797, Hédouville en 1798 ; contrôla Roume. Il neutralisa
les anciens libres ; à l’issue de la guerre du Sud, en juillet 1800, leur chef Rigaud, vaincu,
est contraint de quitter la colonie. Le 26 janvier 1801 le général Toussaint entre dans
Santo Domingo où il proclame la liberté générale. Il réunifie l’île après avoir signé
courant 1798-1799 des traités militaires et commerciaux avec l’Angleterre et les Etats-
Unis, rompant ainsi le système de l’exclusif.
31 Saint-Domingue est de fait autonome, au moment où la métropole entend revenir sur le
principe acquis de l’autonomie des colonies. La Constitution de l’an VIII (13 décembre
1799) établissant le Consulat maintient que “ Le régime des colonies françaises est
déterminé par des lois spéciales ”, mais elle leur enlève le droit de les préparer elles-
mêmes pour les soumettre à la sanction de la métropole. “ Un des premiers actes de la
législature sera la rédaction de lois destinées à vous régir. Loin qu’elles soient pour

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vous un sujet d’alarme, vous y reconnaîtrez la sagesse et la profondeur des vues qui
animent les législateurs de la France. ” C’est ce qui est annoncé aux autorités de Saint-
Domingue dans une proclamation officielle du Premier Consul, confiée à des émissaires
nommés en vue de la réorganisation de l’administration de la colonie. Le pouvoir
métropolitain continue à mal évaluer l’évolution des rapports de force à Saint-
Domingue. Les délégués du Consulat, le colonel Vincent, Julien Raimond, le général
Michel, munis de papiers qui datent du
25 décembre 1799, quittent la France au mois de mai 1800, débarquent à Santo Domingo
au mois de juin, puis regagnent la partie occidentale de l’île. La nouvelle Constitution
française et la proclamation du Premier Consul n’ont pas été publiées. Toussaint
achevait de consolider sa position dans le but évident d’éviter un retour à l’ordre
ancien.
32 Le 4 février 1801, de Santo Domingo, il convoque une assemblée, dénommée
“ assemblée centrale de Saint-Domingue ”, chargée de la rédaction d’une constitution.
Les travaux se déroulent à Port-au-Prince du 22 mars 1801 au 9 mai 1801. Le 3 juillet
Toussaint approuve la charte et la proclame publiquement le 8 du même mois. Par une
lettre du 16 juillet confiée au colonel Vincent, Français, directeur des fortifications,
Toussaint, désormais gouverneur, demande la sanction de Bonaparte. Mais en vertu de
son dernier article (art. 77), la nouvelle charte est déjà entrée en application. Du 6
juillet au 6 août, le gouverneur en accord avec l’assemblée centrale, a promulgué un
ensemble de lois mettant ainsi en place les nouvelles structures 31.
33 Tout cela se déployait sur fond d’incertitude et, en fin de compte, ne dura que quelques
mois. En guise de sanction officielle de sa constitution, Toussaint reçut une armée
expéditionnaire. Le général Leclerc, commandant des troupes françaises, arriva devant
le Cap-Français le 29 janvier 1802. C’est la guerre. Le 7 juin Toussaint est arrêté, puis
déporté. La brièveté de l’expérience louverturienne n’enlève rien à sa valeur
fondatrice. Elle a la valeur de ces “ séquences assez brèves ”, ces moments assez rares
mais déterminants qui constituent, selon Alain Badiou, “ l’événement politique ”. 32 Les
données et les configurations sont puissamment déplacées ; de “ nouvelles
prescriptions ” commandées par de “ nouvelles virtualités ” sont rendues possibles. Le
contrat colonial a été rompu et rien ne sera comme avant. Un nouveau contrat a été
négocié.
34 La négociation s’est déroulée dans un contexte spécifique, celui d’un renversement des
rapports de force. Ce préalable est à prendre en compte pour caractériser les acteurs
impliqués et leur représentativité. L’impératif a été de définir un nouveau modèle
social. Deux données inséparables y seront déterminantes : le choix de la structure
économique et l’articulation du rapport liberté/travail. La solution apportée ne sera
pas sans fondements théoriques et idéologiques repérables.

III - Le contrat de 1801 formalisation d’un nouveau


modèle social. Nouveau jeu des forces
A - Conditions de négociation et représentativité des acteurs

35 De Pamphile de Lacroix (1819) à Claude Moïse (1988)33 en passant par Michel Placide-
Justin (1826)34 et Louis Joseph Janvier (1886) 35, on s’appuie sur une citation prêtée36 à
Toussaint pour certifier que la constitution de 1801 n’a été qu’un simple instrument de

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consécration de son pouvoir personnel. Le général aurait déclaré : “ J’ai pris mon vol
dans la région des aigles. Il faut que je sois prudent en regagnant la terre ; je ne puis
plus être placé que sur un rocher, et ce rocher doit être l’instrument constitutionnel
qui me garantira le pouvoir tant que je serai parmi les hommes ”. 37
36 Cette “ locution, F0
5B ... 5D adoptée avant le retour du commissaire Raimond
F0
[1800],
démontre jusqu’à l’évidence que le plan d’une constitution coloniale était depuis
longtemps dans la tête du chef des Noirs ”, confie Pamphile de Lacroix. Depuis la
déclaration de l’assemblée de Saint-Marc du 28 mai 1790 la rédaction d’une constitution
dominguoise était en attente. Toussaint pouvait fort bien inscrire dans ses objectifs sa
matérialisation. Mais cette constitution a été préalablement préparée, selon certains
historiens. Pluchon, qui le réaffirme, insiste sur un autre point : les constituants étaient
des “ créatures ” de Toussaint. “ L’Assemblée centrale de Saint-Domingue est constituée
de créatures zélées, écrit-il. Comme le créole [Toussaint] le dira à Caffarelli, les dix
députés qui reçurent l’onction populaire, étaient F0 B2 en grande partie à sa dévotion B2 ”.
F0

Qui sont ces hommes ? “ Parmi eux, pas un Noir ! Mais trois mulâtres, Raimond, Viart et
Lacour, trois Blancs français, Borgella, Collet, Nogerée et quatre Espagnols, Roxas,
Muñoz, Mancebo et Morillas (ce dernier mourra sitôt après sa désignation).
[...]Borgella, planteur aisé, ancien avocat au Conseil supérieur du Port-au-Prince, est
connu pour ses opinions autonomistes. Il est nommé président. Ses deux compatriotes,
Nogérée (sic), qui en 1793 avait appelé les Anglais à Jérémie, et Collet, autre sudiste,
serviront d’acolytes. Raimond, ancien défenseur des gens de couleurs au début de la
Révolution, puis commissaire du Directoire dans l’île, est favorable aussi à un système
d’autonomie. Viart, plus neutre est nommé secrétaire de l’Assemblée. Les Espagnols,
qui participeront aux travaux constituants, siègent pour la forme ”. Pluchon poursuit :
“ Personne ne se fait d’illusion sur l’issue des débats qui vont s’engager. Dès le 6 mars
1801, Périès informe le ministre de la Marine que les députés présenteront une
constitution déjà fabriquée, fondée sur le prétendu voeu du peuple de créer Toussaint,
chef suprême de la colonie. Effectivement, confirme Pluchon, Borgella et Louverture
s’étaient accordés sur la rédaction d’un texte, préalablement à la réunion des
représentants ”.38
37 L’auteur ne fournit aucune précision concernant cette dernière affirmation ; il ne
renvoie à aucun document qui en attesterait. De plus, s’accorder sur la rédaction d’un
texte signifie-t-il s’accorder sur un texte   préalablement   fabriqué ? D’ailleurs, on ne
comprend pas pourquoi les constituants ne devraient pas être préalablement d’accord
sur le principe. Cela autorise-t-il à considérer les membres de l’assemblée centrale
comme de simples créatures de Toussaint ? Borgella et Raimond se sont-ils ralliés aux
positions de Toussaint pour agir dans le sens de ses intérêts ou de leurs propres intérêts
et ceux de leurs groupes sociaux ?
38 L’autonomie de Saint-Domingue s’est concrétisée, mais sous l’impulsion d’une autre
force politique que celle qui l’avait conçue en tant que projet politique. Résultat : le
système de l’exclusif est rompu, l’autonomie administrative traduite dans les faits, la
liberté générale des esclaves consacrée, l’égalité juridique entre les citoyens proclamée.
Les revendications des trois catégories sociales de la colonie sont satisfaites, selon une
configuration qui annule les tendances de chacune d’elles à l’exclusivisme. Une
situation nouvelle s’est créée. Elle a été prise en charge par une avant-garde, ceux qui,
pénétrés des acquis historiques, ont cru possible et nécessaire un nouvel ordre des
choses. Cette avant-garde, comme toujours dans ces cas, n’a pas reçu le suffrage de tout

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le monde. Mais c’est au niveau de sa composition qu’il faut poser le problème de la


représentation des groupes sociaux, de la représentativité des tendances et des acteurs
qui en sont les voix. Borgella, Raimond et Toussaint sont trois figures de l’avant-garde
de 180139. Le premier représente l’intérêt des colons, les autonomistes en particulier, le
second celui des gens de couleur, le troisième, ancien libre, s’est porté garant de la
liberté générale des esclaves.
39 La révolution sociale en cours à Saint-Domingue ne se mesure pas uniquement à l’aune
de la liberté générale. Les élites domingoises se reconstituent, dessinant la première
configuration de la classe dominante haïtienne. Celle-ci n’a pas été modifiée par la
guerre de l’indépendance. Elle en est plutôt sortie légitimée, pour avoir été aux
commandes des opérations. A l’issue des affrontements, recueillant le pouvoir, elle a
entrepris de se raffermir sur la base du modèle social formalisé en 1801. Cette postérité
du modèle confère un relief particulier au rapport de Raimond et de Toussaint. Leurs
rôles respectifs ont été décisifs tant dans l’élaboration du nouveau projet de société que
dans la composition des nouvelles élites qui en achèveront la mise en œuvre.
40 Qui est Julien Raimond et quel a été son rôle ?
41 Julien Raimond devenu constituant était revenu à Saint-Domingue en 1800 en qualité
d’émissaire du Consulat. Avant cette ultime mission, il fut membre de la troisième
commission civile, envoyée en 1796 par le Directoire et dirigée par Sonthonax. Seul
représentant de la métropole au départ de celui-ci, il regagna la France en 1798 avec
Hédouville. Entre 1796 et 1801 Raimond incarne la participation des hommes de
couleur à l’administration de la colonie, après avoir milité pendant longtemps pour
l’obtention de ce droit. Ce grand propriétaire de caféiers dans la partie sud de la
colonie, avait engagé la défense des gens de couleurs une décennie plus tôt. En 1784, il
remit au gouverneur Bellecombe un mémoire contre le préjugé de couleur et en faveur
de l’égalité des droits avec les Blancs. Il renouvela sa démarche l’année suivante auprès
du maréchal de Castries, secrétaire d’Etat de la Marine. Au mois de décembre 1789, il
adhéra à la Société   des   Amis   des   Noirs. Le 15 mars 1789, il réclama, avec son frère,
François, la représentation des gens de couleur libres aux Etats Généraux. Le 26 août il
présenta la revendication des hommes de couleur devant le club Massiac, société des
propriétaires de Saint-Domingue résidant en France. Avec Vincent Ogé, il s’inscrivit à la
Société des colons américains, dénomination à partir du 12 septembre de l’Assemblée des
gens de couleur des îles et des colonies françaises fondée le 29 août 1789. Le 13 mai 1791, il
prit la parole au club des Jacobins, introduit par Robespierre ; le 15 mai, il fut admis à la
barre de l’assemblée nationale pour y défendre les droits des gens de couleur. En 1793,
il fit partie d’une commission de consultation auprès de la Convention. Dans son
premier mémoire au Roi, il écrivit : “ La classe des personnes de couleur est sans
contredit le plus sûr appui des Blancs contre la rébellion des esclaves. C’est ainsi qu’en
a jugé par expérience un administrateur philosophe qui a consigné ces faits dans une
note très longue de l’Encyclopédie, à l’article mulâtre. Les hommes de couleur ont les
mêmes intérêts que les Blancs dans la colonie, celui de la conservation de leurs biens et
celui de maintenir les esclaves dans les bornes que leur état prescrit. ” Il poursuivit :
“ Personne n’est plus agile pour gravir les mornes et ramener les nègres marrons que
nos gens de couleur, qui font seuls la sûreté de la colonie contre la révolte et le
marronnage. ”40
42 Toussaint n’ignorait pas ce discours esclavagiste, comme il le laissait comprendre en
parlant de Vincent Ogé qui tenait les mêmes propos41. Il connaissait Raimond. On a

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même insinué que celui-ci l’aurait incité à se saisir du pouvoir comme venait de le faire
le général Bonaparte, en France par la révolution du 18 Brumaire. Il en faisait peu de
cas42. Quoi qu’il en soit les deux hommes étaient devenus proches. Raimond s’était déjà
adapté aux nouvelles donnes de la conjoncture. En 1793, il prônait à la Convention
l’amélioration du sort des esclaves pour sauvegarder la colonie 43 avant de devenir,
après la liberté générale, commissaire du pouvoir métropolitain.
43 Le 23 janvier 1796, le Directoire demande l’envoi d’une troisième commission civile à
Saint-Domingue. Celle-ci y est arrivée le 11mai 1796, composée de Roume, Sonthonax,
Leblanc, Giraud et Raimond. Roume est affecté à la partie orientale. Sonthonax qui a
l’œil sur tout, est officiellement chargé des affaires militaires. Leblanc est responsable
du commerce, Giraud des finances et Raimond s’occupe des cultures. L’équipe se
retrouve dans une colonie en pleine transformation. Ses mesures vont en accélérer le
processus.
44 La colonie, un moment coupée de la métropole à cause de la guerre en Europe, devait
subvenir à ses propres besoins. Cette situation encouragea les cultures vivrières au
détriment des denrées d’exportation. De plus beaucoup de propriétaires avaient émigré
depuis les troubles, laissant leurs habitations inexploitées. Des mesures s’imposaient
pour redresser l’économie de plantation et combler les déficits de l’administration
coloniale. La principale solution adoptée par Giraud et Raimond a été l’affermage des
biens séquestrés. Cette politique sera poursuivie jusqu’à ce que Toussaint occupe le
sommet du pouvoir, ascension devenue effective à partir de l’expulsion de l’agent
Hédouville en 1798. Raimond y sera associé, car, chargé des cultures, à son retour à
Saint-Domingue en 1800, il s’occupera de l’administration des domaines sous Toussaint.
45 La brèche ouverte par la politique de location44 des terres profitait dans un premier
temps aux anciens propriétaires restés sur place dont des anciens libres. “ C’est bien
Rigaud qui dans le Sud conduit efficacement l’appropriation des biens vacants 45 ”. Sous
Toussaint elle a permis à des nouveaux   libres d’accéder à la propriété 46. Ce sont les
officiers de l’armée qui en ont bénéficié, dans un cas comme dans l’autre. La classe des
possédants de la future Haïti est désormais constituée de deux branches qui se battront
pour le partage des biens et l’hégémonie politique47. Elle restera marquée par les
circonstances de son avènement. Devenue dominante grâce au transfert de la propriété
coloniale, elle s’assumera avant tout en tant que classe de substitution. Dans un
contexte différent, certes, l’esclavage ayant été aboli, mais la structure économique est
maintenue. Ce nouvel ordre social est défini par la constitution de 1801.

B - Le jeu des forces et le modèle social dans le texte


constitutionnel

46 L’interprétation de la constitution de 1801 semble être généralement surdéterminée


par son titre VIII (articles 27-41) traitant du Gouvernement. Par ces quinze articles, en
effet, un pouvoir étendu est confié à Toussaint nommé gouverneur général à vie. Dans
quelle mesure faut-il n’y voir que le besoin d’un pouvoir sans partage ? Ne faut-il pas au
moins se poser la question de la nécessité d’un tel pouvoir ? Quoi qu’il en soit les
constituants ont conçu des mécanismes de régulation. Conscients du caractère
exceptionnel de la conjoncture, ils misent avant tout sur le temps. “ ... Tous les deux
ans, les Assemblées centrales suivantes pourront opérer les changements que le temps
et l’expérience rendront nécessaires ”. Cette flexibilité, rappelée dans le discours

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préliminaire, laisse ouverte la possibilité d’un meilleur équilibre des pouvoirs. D’autant
que les élections pour le renouvellement de l’assemblée (art. 22 et 23), tous les deux
ans, ne concerneront qu’une catégorie sociale bien ciblée, les propriétaires. Mais déjà
l’assemblée s’octroie une marge de manoeuvre par rapport au gouverneur (art. 19-26).
S’il revient à ce dernier de proposer les lois, c’est elle qui les rend (art. 20), mieux elle
“ vote l’adoption ou le rejet des lois qui lui sont proposées par le gouverneur ; elle
exprime son vote sur les règlements faits et sur l’application des lois déjà faites, sur les
abus à corriger, sur les améliorations à entreprendre dans toutes les parties du service
de la colonie ” (art. 24). Elle se prononce aussi sur les recettes et les dépenses, la
perception des impôts (art. 26).
47 Les ressorts de ces mécanismes se comprennent davantage à la lecture d’un autre
passage du discours préliminaire. La constitution y est présentée comme “ un code de
lois auquel viendront se lier toutes les affections, se réunir tous les intérêts ”. Il y est
précisé que “ Le peu de membres dont il [Toussaint ]a formé cette Assemblée annonce
qu’il a voulu éloigner de ses discussions les passions et les tumultes ; mais en même
temps, il a voulu qu’elle fût environnée de tous les hommes instruits* , afin qu’un ouvrage
d’un si grand intérêt* fût, pour ainsi dire, celui de la colonie entière* ”. Les constituants
soulignent que “ Si l’Assemblée centrale n’a pas complètement rempli les voeux de ses
commettants, si elle n’a pas atteint le but que se proposait le général en chef*, elle aura fait au
moins ce que les circonstances lui permettaient. Elle n’a pu proposer à la fois tous les
changements   qu’on   pouvait   désirer*. ”Une fois de plus ils s’en remettent à l’œuvre du
temps. “ La colonie ne peut parvenir à la plus grande prospérité qu’avec le temps, et
par degré. Le bien, pour être durable, ne peut s’opérer que lentement ; il faut, à cet
égard, imiter  la   nature   qui   ne   fait   rien   avec   précipitation, mais   qui   mûrit   peu   à   peu   ses
productions bienfaisantes*. Heureux si cette première tentative peut contribuer à améliorer
le sort de ses concitoyens*, et à lui mériter leur estime et leur indulgence, aussi bien que
les témoignages de satisfaction de la France, quand bien même elle n’aurait pas atteint
une certaine perfection ”.
48 Comment ne pas tenir compte de ce que dit de manière explicite cette citation ? Peut-
on la considérer comme du simple verbiage ?
49 Pluchon relève à juste titre qu’aucun Noir ne figure parmi les constituants. Mais pour
lui, la constitution n’exprime en rien les intérêts des Blancs et Mulâtres qui l’ont
rédigée. Il a cependant bien rappelé que, prenant la parole au nom de ses pairs pour
exposer la genèse et les finalités de la constitution, le président de l’assemblée, le colon
planteur Borgella, ne s’est adressé qu’“ aux colons français ” et “ aux braves soldats ” 48.
50 Dans un contexte où les conflits raciaux sont encore vifs, l’absence de Noirs à
l’assemblée centrale (quand il y avait trois Noirs, trois Blancs et trois “ Métis ” à la
Convention en 1793 !) paraît autrement plus importante quand les constituants se
proclament des hommes instruits, en tant que tels seuls aptes à représenter la colonie
entière. Il s’agit là d’une revendication de l’exercice du pouvoir par une catégorie
sociale. Le savoir légitime le pouvoir en conférant une représentativité exclusive et
englobante (la colonie entière). Cette opération idéologique est importante à plus d’un
titre. Au moment où la liberté générale des esclaves fait vaciller la configuration sociale
coloniale articulée sur la hiérarchie des races, cet énoncé reconduit le même dispositif
en doublant la couleur du savoir. Cette construction idéologique promettait d’être
efficace dans un contexte où ceux qui avaient accès à ce savoir dont il est question
provenaient de la catégorie des propriétaires, ici précisément les anciens propriétaires

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où se recrutaient peu de Noirs. De plus le système qui se mettait en place n’envisageait


pas d’étendreau plus grand nombre possible ce savoir qui confère le pouvoir 49. On a là
peut-être les prémisses d’une ligne idéologique qui sera synthétisée vers la fin du XIXe
siècle dans la formule le pouvoir aux plus capables. La réplique en sera le pouvoir au plus
grand nombre, à l’œuvre déjà, selon Roger Dorsinville, dans le discours et la démarche de
Toussaint50 ? Si cette dernière affirmation est juste (l’interprétation qu’en a donnée son
auteur mise à part), il faut en déduire que le nouveau projet de société a été élaboré
dans une tension idéologique, dont chacun des termes sera exploité par l’une et l’autre
des deux branches de la nouvelle élite.
51 Cette tension n’a pas empêché une glorification de Toussaint. Mais quand en l’absence
de Noirs à l’assemblée, il est encensé comme un Noir exceptionnel, on peut se
demander qu’est-ce qui se jouait derrière ce culte de l’exception ? En tout cas, cette
révérence n’est pas synonyme de concession absolue : tous les voeux du général en chef
n’ont pu être satisfaits. En le précisant les constituants montrent qu’ils se sont efforcés
de trouver des limites au pouvoir de Toussaint. Ils se justifient en recourant à l’idée de
“ l’amélioration progressive ”. Leur insistance sur ce point semble viser aussi un autre
objectif : le contrôle social. C’est le sort des travailleurs, enfin de compte, qui mérite
d’être “ amélioré ”. La constitution en définit le cadre légal, mais les acquisitions
devront être progressives. L’argument de la perfectibilité semble trahir une inquiétude
relative à d’éventuelles contestations sociales. En tout cas, il semble confiner dans une
juste mesure les acquis de la liberté générale. Ce point est capital, puisqu’il touche à
l’armature même du nouveau modèle social. Car toute la question réside dans le
relèvement et le maintien de l’économie. Il convient de protéger la propriété et de
garantir le travail dans la stabilité. Ainsi les esclaves transformés en cultivateurs
doivent continuer à répondre aux exigences de l’économie de plantation. Leur statut a
changé, mais ils sont refoulés et embrigadés sur les propriétés. Cela exigeait un
dispositif autoritaire51. Cet ordre social est défini par les articles 13, 14, 15, 16, 17, 18, 75,
76 de la constitution.
52 Existe-t-il des fondements théoriques à ce nouvel ordre social ? A quelles sources
idéologiques ont puisé ses concepteurs ?
53 Une des sources directes est sans conteste la Proclamation à faire aux esclaves révoltés dans
les colonies françaises écrite par Julien Raimond en 1793 52. Il s’agit d’une proposition de
message à adresser aux esclaves pour les ramener à l’ordre selon un plan
d’affranchissement progressif. L’esprit et la lettre de certains articles de la charte y
sont déjà. Par exemple le caractère “ sacré ” et le principe de l’inviolabilité de la
propriété établis par l’article 13 de la constitution sont déjà énoncés en ces termes : “La
première chose que la loi exige dans l’état de liberté et de sociabilité, c’est le respect
pour les personnes et les propriétés. Il faut donc vous accoutumer à les respecter
envers les autres, si vous voulez en ressentir les heureux effets, quand vous arriverez à
les réclamer pour vous ”. Comme le fait la constitution, Raimond définit l’amour du
travail comme la première des qualités “ et la plus indispensable ” de l’homme libre.
Les articles 14, 18, 75, 76 de la constitution stipulent, respectivement :
• Art.14. - La colonie étant essentiellement agricole, ne peut souffrir de la moindre
interruption dans les travaux de ses cultures.
• Art. 18. - Le commerce de la colonie ne consiste uniquement que dans l’échange, des denrées
et productions de son territoire (...).

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• Art. 75. - Elle (la colonie) proclame que c’est sur le respect des personnes et des propriétés
que reposent la culture des terres, toutes les productions, tout moyen de travail et tout
ordre social.
• Art.76. - Elle proclame que tout citoyen doit ses services au sol qui le nourrit ou qui l’a vu
naître, au maintien de la liberté, de l’égalité, de la propriété, toutes les fois que la loi
l’appelle à les défendre.
54 Voici ce qu’avait écrit le constituant quelques années plus tôt : “ D’un autre côté,
comme vous ne devez jamais oublier les bienfaits que vous recevez de la nation, vous
devez dans tous les temps lui en témoigner votre reconnaissance ; et rien ne saurait
mieux la lui prouver qu’en continuant toujours, par votre travail, à faire fructifier le sol
des colonies, afin d’en obtenir une grande quantité de denrées, dont le produit
tournera toujours à votre avantage ; et remarquer que cette manière de témoigner à la
nation de votre reconnaissance, sera pour vous une nouvelle source de bonheur ; car, si
vous négligez, après votre liberté obtenue, de cultiver les riches denrées des colonies,
alors la nation n’ayant plus d’échanges à faire avec vous, elle ne porterait plus dans ces
contrées tous les objets de nécessité et de commodité qui donnent les jouissances
auxquelles vous aspirez ”.
55 Le rapport à la propriété et au travail formulé par Raimond (qui fréquentait le cercle
des Amis   des   Noirs et les Jacobins) ne diffère pas des propositions émises par les
abolitionnistes.

IV - De Sonthonax à Toussaint : le modèle néocolonial


et l’idéologie abolitionniste
56 Toussaint a entrepris de consolider la liberté générale. Consolider car celle-ci a été
conquise sous la conduite d’autres chefs. Dès cette conquête, en 1793, les prémisses du
modèle louverturien avaient été jetées. Elles sont contenues dans la réponse apportée
par Sonthonax pour assurer la survie de la colonie. De ce point de vue, il y a plus de
points communs entre Sonthonax et Toussaint qu’on ne le pense. Dans cette même
perspective, il semble qu’il y a moins d’incohérence chez le premier que Pluchon ne
l’écrit, et Toussaint paraît être moins “ un révolutionnaire d’ancien régime ” que cet
historien veut le faire admettre. De l’un à l’autre il s’agissait d’apporter une solution à
la question du rapport liberté/travail posée concrètement par la liberté générale.
Problème éminemment préoccupant à l’époque pour la réflexion politique et
économique, dont les principales propositions avancées inspireront Sonthonax et
Toussaint. Ils ont, en effet, trouvé dans les nouvelles formulations du libéralisme les
présupposés qui leur ont fait croire en la possibilité d’un nouveau modèle social post-
esclavagiste : le modèle néo-colonial.

A - Liberté et travail. Le cadre conceptuel de la réponse de


Sonthonax

57 Michel Vovelle a rappelé récemment que “ Sonthonax est à la fois un homme de


conviction et un stratège qui, dans la limite même du cadre conceptuel qui est le sien*, va
être amené à sortir de lui-même ; cet homme de loi, ce robin confronté à la réalité des
choses, prit la stature de ceux par qui arrivent des proclamations propres à changer le

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monde. Par là-même, Sonthonax est véritablement le précurseur, celui qui va plus loin


que les stratégies prudentes de la Société des amis des Noirs au-delà des solutions de compromis
de l’affranchissement progressif.* A ce titre, Sonthonax mérite de triompher de l’oubli. ” 53
58 Ce dépassement, perçu positivement par Vovelle, n’est qu’un abus de pouvoir aux yeux
de Pluchon. Celui-ci reconnaît que le Commissaire “ n’avait pas été chargé de préparer
l’abolition progressive ” ; “ son initiative inattendue, explique-t-il, [...]détruisit la
domination des Blancs brutalement et non progressivement ” 54. Tout en appréciant
différemment les faits Pluchon admet donc que le seul horizon possible était
l’affranchissement progressif. Il introduit une autre appréciation concernant le cadre
conceptuel. Il voit en Sonthonax un personnage “ ambigu ” qui le 5 mai recommande le
maintien du code noir et le 29 août proclame la liberté générale. Cette ambiguïté n’est
que “ stratégie ”, rectifie-t-il, et la décision du commissaire apparemment “ brutale ”,
en réalité, avait été longtemps préparée, dictée par un seul mobile : “ la destruction de
la caste des planteurs ”. Il en vient à se demander dans quelle mesure cet homme “ sans
rigueur dans la pensée, sans grandeur ” obéit-il aux exigences des Lumières. Il répond :
“ Pour une part, certainement, mais aussitôt reniée par l’établissement d’un véritable
Code républicain du servage, substitut du Code noir, qui accompagne la proclamation d’une
liberté formelle ”55. Pluchon présuppose là une homogénéité si ce n’est une univocité de
la pensée des Lumières, notamment en ce qui concerne l’esclavage.
59 En fin de compte pour Vovelle comme pour Pluchon, au-delà de leur divergence dans
l’appréciation des faits, Sonthonax se situe dans un horizon conceptuel bien circonscrit.
Leur argumentation soulève un ensemble d’interrogations. La proposition des Amis des
Noirs d’un affranchissement progressif constitue-t-elle les limites de leur cadre
conceptuel ? La pensée des Lumières n’est-elle pas ambiguë sur le régime colonial et
l’esclavage ? Dans quelle mesure ce que Pluchon appelle la haine de Sonthonax pour les
colons propriétaires ne s’applique qu’à lui seul ?
60 Bien avant la première mission de celui-ci à Saint-Domingue la réforme du régime
colonial était à l’ordre du jour dans les milieux officiels. Des plaintes et des alarmes
parvenues aux Bureaux des colonies avaient été enregistrées et méditées. Venant de
sources diverses, les informations allaient toutes dans le même sens et avaient amené
des esprits avertis à tirer les conclusions qui s’imposaient. “ Les colonies devaient être
défendues contre les colons eux-mêmes*, explique Michèle Duchet, il fallait réformer le
système esclavagiste, ou consentir à l’échec économique, à la faillite d’une politique
coloniale. Ce n’était plus possible. Le commerce colonial tenait déjà une trop grande
place dans l’économie bourgeoise, l’Etat se trouvait engagé dans une stratégie à
l’échelle du monde des grandes découvertes, où les Antilles, les Mascareignes, les
comptoirs africains jouaient un rôle essentiel. Aussi les instructions adressées aux
gouvernements et aux intendants témoignent-elles d’une conscience de plus en plus
nette des problèmes à résoudre, des mesures propres à éviter l’éclatement du
système56. ” Après quelques tentatives de réforme, le courant réformiste a échoué.
Sonthonax s’y est toutefois explicitement référé. Pluchon le reconnaît lui-même en
affirmant qu’il réédite le programme du maréchal de Castries, lorsqu’il ambitionne (en
janvier 1793) d’humaniser la condition des esclaves par la loi 57. Le Commissaire,
membre de la Société des Amis des Noirs, réaffirme ainsi la convergence existant sur ce
point entre le courant réformiste et les abolitionnistes. Tous récriminaient la conduite
des colons. Cette attitude n’est pas imputable au seul Sonthonax.

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61 Les réformes étaient impératives parce que le système subissait des secousses internes
qui laissaient croire possible son renversement par les esclaves. Une grande crainte
avait gagné l’opinion française depuis les années vingt et trente du XVIIIe siècle,
alimentée par la relation des insurrections de la Jamaïque survenues dès 1720,
1734-1735, puis des événements de la Guyane58. Les troubles ont persisté sans qu’on ait
pu en venir à bout. Tout annonçait que les chefs des premières rébellions allaient avoir
des successeurs. Bon nombre d’observateurs le pressentaient et l’abbé Raynal l’exprima
à travers l’image de la venue d’un “ Spartacus nouveau, qui ne trouvera point de
Crassus ”59. Seize ans plus tard Sonthonax formulera aussi une “ prédiction ”.L’exercice
n’avait plus aucune valeur exceptionnelle. Mais il confirme, avant toute autre
considération, qu’à part la proposition de l’affranchissement progressif et les tentatives
de réformes déjà entreprises, la vision de Sonthonax était nourrie aussi des
potentialités de la situation coloniale.
62 Que dit cette “ prédiction ” ? Dans un article publié le
25 novembre 1790, dans le n° 63 des Révolutions de Paris, Sonthonax écrit ceci : “ Quant à
la traite et à l’esclavage des nègres, les gouvernants de l’Europe auront beau résister
aux cris de la philosophie, au principe de la liberté universelle qui germent et qui se
propagent parmi les nations, qu’ils apprennent que ce n’est pas en vain que l’on montre
la vérité aux peuples ; que l’impulsion une fois donnée, il faudra absolument céder au
torrent qui doit entraîner les anciens abus, et que le nouvel état des choses s’élèvera
malgré les précautions qu’on prend pour en retarder l’exécution. Oui, nous osons le
prédire avec confiance, un temps viendra, et le jour n’est pas loin où l’on verra un
Africain à tête crépue, sans autre recommandation que son bon sens et ses vertus, venir
participer à la législation dans le sein de nos assemblées nationales ” 60. Un tel propos, à
cette date, n’était pas nouveau, cependant il avait encore une résonance
révolutionnaire. En réalité la perspective reste purement réformiste et même
conciliatrice : elle prévoit des nègres à l’assemblée nationale. Aucun catastrophisme à
la Raynal qui avait averti que le “ Code blanc sera terrible, si le vainqueur ne consulte
que le droit des représailles. ”61
63 Au moment où Sonthonax publie son article, l’abbé avait déjà renié ses positions
radicales dans son Essai sur l’administration de Saint-Domingue, paru en 1785. L’Histoire des
deux   Indes elle-même, Michèle Duchet l’a fort bien montré, accumule, dans ses
différentes éditions (1770, 1774, 1780), des propos contradictoires, dus à la multiplicité
des sources, à son élaboration dans une phase de transition qui voit naître les projets
d’affranchissement de Bessner et les oppositions de Malouet. Duchet relève que
l’intérêt de l’ouvrage réside avant tout dans le fait qu’il reflète différents courants
d’opinions. Les ambiguïtés, les contradictions, les volte-face de certaines personnalités
témoignent des difficultés causées à la pensée des Lumières par la question de
l’esclavage. Ce malaise a été fortement ressenti dans les débats à l’assemblée nationale
de 1788 à 1791, il est manifeste dans les embarras des Amis des Noirs ou le fameux
silence de Mirabeau au moment du rapport de Barnave62.
64 Que Sonthonax, à Saint-Domingue, ait pu, contrairement à son article de 1790,
recommander le maintien du code noir dans un premier temps, avant de proclamer la
liberté générale, cela ne semble pas relever d’une ambiguïté qui lui soit particulière. De
plus, face à l’accession irréversible des esclaves à la liberté, il vivait l’accomplissement
d’un événement qui, pour lui (comme pour d’autres) était dans l’ordre du possible.
Comme dans son horizon conceptuel une colonie sans esclavage était réalisable et les

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conditions de la liberté définies, sa décision pouvait être prise. Les abolitionnistes et les
physiocrates avaient soutenu qu’une colonie transformant ses esclaves en travailleurs
libres connaîtrait une grande stabilité et une meilleure productivité. On comprend
pourquoi la liberté ayant été conquise par les esclaves, la préoccupation de Sonthonax a
été de réglementer le travail. D’où les règlements de culture.
65 Le Commissaire a mis en application les nouvelles idées émises par la pensée libérale.

B - Les références de Toussaint

66 Le 20 juin 1795, Tousssaint écrit à Laveaux : “ Je suis occupé à faire rassembler les
cultivateurs, les conducteurs et les gérants pour les exhorter à l’amour du travail, qui
est inséparable de la liberté ”. Pluchon commente : “ Il prend à son compte le sophisme,
généreusement répété par Sonthonax et Laveaux : les plantations feront autant de
revenu que par le passé parce que « l’homme libre, qui n’a rien, connaît le besoin du
travail, le fait avec plus de patience et de satisfaction lorsqu’il est sûr de retirer le fruit
de ses travaux » ”63. L’auteur qualifie de sophisme le discours qui essaie d’articuler le
nouveau rapport au travail, dont les sources théoriques sont tout à fait claires. Le statut
de sophisme attribué aux propos de Sonthonax et de Laveaux lui laisse la main libre
d’affirmer que le général Noir “ ne partage [pas] les idées de son temps ”. C’est qu’il
entend figer le portrait de Toussaint dans le moule de l’ancien régime. Il y voit un
homme pratique, dont l’action n’est sous-tendue par “ aucune philosophie ” ; un
homme qui, face à son échec, en désespoir de cause sera “ obligé de se rabaisser au
niveau d’un despote africain ”64. Les Lumières ne pouvaient en aucun cas accoucher
d’un tel monstre...
67 Toussaint, pourtant, partageait réellement l’orientation prise par Sonthonax, par
conviction personnelle. On s’en rend compte par le culte qu’il vouait à l’abbé Raynal,
celui de l’Histoire   des   Indes. A ce propos, un témoignage du naturaliste français
Descourtilz : “ Je lui vis, dit-il, en peu de mots exposer verbalement le sommaire de ses
proclamations, rétorquer les phrases mal conçues, mal saisies ; faire face à plusieurs
secrétaires qui alternativement présentaient leur rédaction ; en faire trancher des
périodes sans effets ; transposer des membres pour les mieux placer ; enfin se rendre
digne du génie naturel annoncé par Raynal, dont il révérait la mémoire, en l’honorant
comme son précurseur. Le buste de cet auteur était respectueusement conservé dans
chacun des cabinets particuliers attachés aux diverses résidences de cet Africain
présomptueux. ”65
68 Toussaint a eu pour référence philosophique et idéologique l’Histoire des deux Indes de
Raynal. Une étude systématique sur sa connaissance de l’ouvrage, à travers ses écrits,
serait à faire. Mais certaines indications laissent croire qu’il ne s’y est pas référé
uniquement parce qu’il se serait identifié au Spartacus Noir. D’ailleurs s’il a lu le
passage (intégré dans l’édition de 1774) où Raynal en appelle à la venue de ce héros, il a
du coup pris connaissance des événements de la Guyane, cadre historique des propos
de l’auteur. “ Déjà se sont établies deux colonies de nègres fugitifs, que les traités et la
force mettent à l’abri de vos attentats, raconte Raynal. Les éclairs annoncent la foudre,
et il ne manque aux nègres qu’un chef assez courageux, pour les conduire à la
vengeance et au carnage ”. La connaissance de tels faits et l’appréciation de l’auteur qui
les a rapportés n’étaient pas sans intérêt pour Toussaint. Il a su en tirer des leçons
comme il l’a laissé comprendre à propos de la situation à la Jamaïque. Dans un rapport

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énergique envoyé aux Directeurs, après l’expulsion de Sonthonax (août 1797), dont il a
publié un extrait sous le titre de Réfutation de quelques assertions d’un discours prononcé le
10 prairial an V par Viénot-Vaublanc, il prévenait “ ... si les projets du citoyen Vaublanc
pouvaient avoir une quelconque influence sur le gouvernement français, qu’il se
souvienne qu’il existe, dans le sein de la Jamaïque, sur les Montagnes Bleues, un petit
nombre d’hommes assez jaloux de leur liberté, pour avoir forcé jusqu’à ce jour l’orgueil
et la puissance anglaise à respecter des droits qu’ils tiennent de la nature, et que la
constitution française nous garantit ”66. Les événements de la Jamaïque, on l’a vu, ont
joué un rôle important sur les idées abolitionnistes et le courant réformiste. Ils ont été
relatés en France par Prévost (Pour et Contre, en 1735, à plusieurs reprises – journal –
tomes IV, V, VI, et dans les Voyages de Lade, 1744) pour les insurrections de 1720 et de
1734-1735), par Raynal, pour la période 1739-177067. Toussaint n’a-t-il pas médité la
figure de Moses Boom Sam, chef des marrons de la Jamaïque qui se présentait comme le
Moïse du peuple africain, son guide et son libérateur ? Il y a aussi le cas des nègres du
Surinam auquel les Hollandais ont accordé l’indépendance, fait rapporté dans l’édition
de 1780 de l’Histoire des deux Indes.
69 L’affirmation de Raynal du droit de l’esclave à la révolte se fondait sur des données
historiques précises. La connaissance de ces faits ne pouvait que renforcer la
détermination de Toussaint dans sa lutte. Le futur gouverneur de Saint-Domingue avait
à sa disposition, consignés dans les trois éditions de l’ouvrage de Raynal (à supposer
qu’il les avait toutes) “ un éventail complet des solutions et des réformes, qui entre
1770 et 1780, furent successivement proposées ou soutenues par la partie la plus
éclairée de l’administration et par les physiocrates68 ”.
70 Les références théoriques de Toussaint étaient les mêmes que celles de Sonthonax. Lui
aussi, se basant sur le discours des abolitionnistes et des physiocrates, croyait
politiquement et économiquement viable un nouvel ordre social fondé sur le maintien
de la grande plantation exploitée par des travailleurs libres.

V - De Saint-Domingue à Haïti : le maintien du contrat


de 1801 et du modèle néocolonial
71 De Sonthonax à Toussaint, on a assisté aux péripéties de la mise en place du modèle
néocolonial. Après la tentative avortée de Bessner en Guyane, Toussaint est peut-être
celui qui est allé le plus loin, à l’époque, dans l’expérimentation de cette voie. Sans
doute y croyait-il, cependant il en était encore à une phase expérimentale au moment
de son arrestation et de sa déportation. Le modèle n’avait pas encore atteint un certain
degré de maturation, de stabilité, d’équilibre, d’autorégulation.
72 Il ne s’y était pas trompé en se persuadant que les acquis étaient constamment
menacés, que la métropole organisait le retour à l’ordre esclavagiste. Il préparait
depuis longtemps la résistance armée. Les représentants de la métropole l’avaient
d’ailleurs bien ressenti. Le désarmement des cultivateurs fut l’une des principales
tâches confiées à Hédouville. Ce fut l’une des principales préoccupations de Leclerc. La
militarisation est la clé de voûte de la stratégie de Toussaint. Devenu gouverneur il
consacre une importante enveloppe budgétaire à son armée. Il avoue même avoir
consacré ses propres fonds aux besoins de cette institution. Il s’est employé à créer les
conditions d’une lutte acharnée contre le retour à l’ordre ancien. Une guerre totale

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(guerre classique, guerre populaire, guerre bactériologique naturelle) attendait Leclerc.


Ce fut la guerre de l’indépendance.
73 Toussaint a inventé la formule de l’Etat-associé. Ce régime politique a avorté, mais
l’Etat indépendant en a maintenu le modèle socio-économique qui le sous-tendait.
Comme si l’indépendance avait aménagé le contexte politique favorable à l’application
du projet louverturien. Depuis, la structure sociale et économique est maintenue et les
élites ont expérimenté divers régimes politiques.
74 Claude Moïse a constaté un moment d’hésitation après la proclamation de
l’indépendance. “ Il ne semble pas que les dirigeants aient senti la nécessité de doter le
nouvel Etat d’une Constitution. Les premiers textes sont muets sur le régime politique.
De la reddition de Rochambeau en novembre 1803 jusqu’à la charte de 1805, c’est le
vide constitutionnel. Ce silence paraît traduire les hésitations de la classe dirigeante
quant à la gestion de l’héritage et à l’avenir économique de la nouvelle Nation. Celle-ci
s’en remet à Dessalines.”69. Est-ce bien une hésitation... ? N’est-ce pas plutôt l’expression
d’une continuité ? La proclamation des Généraux70 qui nomme Dessalines gouverneur
général à vie le 1er janvier 1804 reprend les mêmes termes par lesquels la constitution
de 1801 confiait le pouvoir à Toussaint. Comme s’il s’agissait d’un simple transfert de
l’un à l’autre dans des conditions exceptionnelles. Cette passation des pouvoirs semble
être conforme à l’article 33 de la constitution de 1801 qui prévoyait la procédure de
nomination d’un nouveau gouverneur en cas de vacance. Dessalines le plus haut gradé, a
recueilli le pouvoir, puis est nommé par les Généraux convoqués à cet effet, selon les
prescriptions. Il ne manquait que l’assemblée centrale, inexistante.
75 L’élaboration d’une nouvelle constitution sera avant tout un nouvel aménagement ou
une nouvelle définition du régime politique. Du régime impérial de Dessalines au
régime républicain de Pétion et de Boyer, tout le dispositif légal et administratif a été
réaménagé autour du modèle social à l’essai sous Toussaint. D’où l’insistance sur
l’inviolabilité de la propriété privée ; sur la nécessité de la culture, base de la prospérité
de l’Etat, par le biais du commerce. Les constitutions de 1805 (déclaration préliminaire,
dispositions générales, art.6, 21), 1806 (art. 3, 7, 8, 22, 23), 1816 (art. 6, 10, 11, 26, 27) le
réaffirment sans ambages. L’article qui définit le système social en 1801(art. 75) a été
repris tant en 1805 qu’en 1806 (art. 22) et en 1816 (art. 26). Il fait reposer tout l’ordre
social sur le respect des personnes et des propriétés. Cette structure sociale maintenue
de Toussaint à Pétion sera systématisée sous Boyer à travers la série des codes, dont le
code rural (1826) forme achevée des différents règlements de culture pris jusqu’à
Pétion.
76 La société haïtienne s’est consolidée à partir du modèle néocolonial. Il devient dès lors
difficile d’admettre la thèse selon laquelle Haïti a glissé dans le néocolonialisme à partir
de la dette de l’indépendance71, bien que le paiement de cette dette ait eu des
conséquences néfastes pour l’économie du pays.
77 D’abord, ce que les théories du sous-développement allaient appeler l’échange inégal
était déjà au cœur même du système colonial. “ En effet, le négoce métropolitain vend
très cher les produits européens, farines, vins, ferrements, et les esclaves africains ; et il
achète les denrées coloniales, sucre, café, indigo, coton, au moindre prix. Pour faire
face à cette manœuvre, les propriétaires empruntent aux armateurs et aux
commerçants qui outre leur rôle, assument le rôle de banquiers, tout comme en
France ”72. Maintenir le mode de production coloniale revenait à garder la même place
dans cette structure d’échange et à continuer d’en subir les conséquences. Quand on

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compare le tableau des importations et des exportations de Saint-Domingue et d’Haïti


jusqu’à Boyer on constate que la configuration demeure la même 73. Aucun changement
notable.
78 La fabuleuse richesse de Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle obnubilait les élites
haïtiennes. Celles-ci croyaient pouvoir redonner à Haïti sa “ splendeur d’antan ” en la
circonscrivant dans son rôle de pourvoyeuse de matière première et surtout de
produits tropicaux, coloniaux. Elles ont ainsi gardé et raffermi les liens de la
dépendance. Certains penseurs du XIXe siècle avaient compris que le pays devait
s’engager dans la voie de l’industrialisation. Aucun groupe social suffisamment fort n’a
émergé pour infléchir dans ce sens la politique des gouvernements.

Conclusion
79 Le contrat social de 1801 n’a pas été renégocié en 1804. La structuration sociale
haïtienne découle du modèle néocolonial qui en est issu. Ce modèle a installé Haïti dans
la dépendance et le sous-développement en générant un Etat autoritaire fondé sur
l’exclusion des masses. Il s’inscrit dans un horizon théorique : la pensée des
abolitionnistes et des physiocrates. Ceci éclaire la ressemblance observée entre Haïti et
les autres pays qui n’ont pas fait de révolution anti-esclavagiste. Quand de 1793 à 1801
les idées abolitionnistes s’appliquaient à Saint-Domingue, elles étaient encore
inacceptables. Elles avaient encore une dimension révolutionnaire dans une Europe
persuadée que sa richesse reposait sur l’esclavage. Il a fallu attendre la deuxième moitié
du XIXe siècle pour que s’exécute la valse des abolitions. Les solutions alors adoptées
ressemblent à celles appliquées de Sonthonax à Boyer en passant par Toussaint, le
problème étant de maintenir la structure économique coloniale en convertissant les
esclaves en travailleurs libres. Il a donc fallu du temps et surtout des transformations
dans l’économie des métropoles pour que celles-ci saisissent les vertus du projet
abolitionniste qui formulait un nouvel aménagement du rapport colonie/métropole. En
ce sens, le discours abolitionniste est l’énoncé systématique de l’idéologie
néocolonialiste.
80 Le régime colonial avait pris aussi du temps à s’installer. Le contrat colonial entre la
France et Saint-Domingue a été mis au point entre l’appel des ressortissants français de
la Tortue en 1640 et la publication du code noir en 1685. La rupture de ce contrat
amorcé en 1790 (le décret du 8 mars / la déclaration de 25 mai de l’assemblée de Saint-
Marc) s’est concrétisée en 1801. Pendant près de cent soixante et un ans la colonie a
vécu sous ce contrat. Celui-ci a défini un cadre dans lequel s’est développée la colonie.
Le modèle s’est dynamisé tout en connaissant divers mouvements de contestations
(révoltes blanches, résistances multiformes des esclaves...) jusqu’à l’élaboration du
nouveau contrat.
81 Le modèle néocolonial à l’essai depuis 1793 est formalisé en 1801 et sa phase de
consolidation a débuté après 1804. Il a défini le cadre de développement de la société
haïtienne. Il a survécu à de violentes remises en question et a connu des
transformations jusqu’aux remises en causes en 1986. Onze ans après cette date
l’alternative ne semble pas avoir été encore trouvée.

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Libraire, 1826.

PLUCHON Pierre, Toussaint Louverture. Un révolutionnaire noir d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1989.

DE PRADINES Linstant, Recueil des lois et actes du gouvernement d’Haïti, tome 1 er, 1804-1805, 2e édition,


Paris, A. Durand-Pédonne-Lauriel, 1886 ; t. II à VI, Paris, 1861-1881.

RAIMOND Julien, Mémoire sur les causes des troubles et des désastres de la colonie de Saint-Domingue,


Paris, Imp. du Cercle social, 1793.

RAIMOND Julien, Réflexions sur les véritables causes des troubles et des désastres de nos colonies,
notamment sur ceux de Saint-Domingue avec les moyens à employer pour préserver cette colonie de la
ruine totale ; adressée à la Convention nationale, 1793.

SAINT-LOUIS Vertus, “ Régime militaire et règlement de culture ”, Chemins Critiques, vol. 3, n os 1-2,


1993, pp. 183-227.

SCHŒLCHER Victor, Colonies étrangères et Haïti. Résultats de l’émancipation anglaise, t. 2, Paris,


Pagnerre, 1843.

THIBAU Jacques, Le temps de Saint-Domingue. L’esclavage et la Révolution française, Editions JC Lattès,


1989.

TROUILLOT Michel-Rolph, Les racines historiques de l’état duvaliérien, Port-au-Prince, Editions


Deschamps, 1986.

WANTE, Importance de nos colonies, particulièrement celle de Saint-Domingue... , Paris, Ballard,


1805.

NOTES
*. Je remercie pour leur précieux concours Nathalie Brisson Lamaute, Myriam Cottias, Fritz
Pierre et Laurent Dubois.
1. Michel-Rolph Trouillot, “ Démocratie et société civile ”, in Laënnec Hurbon (sous la direction
de), Les transitions démocratiques. Actes du colloque international de Port-au-Prince, Haïti. Paris, Syros,
1996, pp. 225-231.
2. Présentant son ouvrage   Les   racines   historiques   de   l’état   duvaliérien , Port-au-Prince, Editions
Deschamps, 1986, l’auteur explique que “ La résolution de la crise F0
5B haïtienne F0
5D ne peut être un

projet individuel : elle exige une mobilisation nationale. Mais cette mobilisation est impossible
sans la participation effective de la paysannerie à la chose publique. En peu de mots, cette
analyse est un plaidoyer pour la réconciliation de l’Etat et de la Nation. ” pp. 11- 12
3. Le contrat est-il perçu ici comme un “ principe régulateur ” et non constitutif du politique ? Il
serait alors d’ordre normatif. Ce qui ne semble pas être le cas dans l’approche de Trouillot. Faut-il
comprendre celle-ci dans la perspective du renouveau du contrat (E. Faure, Pour   un   nouveau

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contrat social, 1973 ; J. Rawls, Theory of justice 1971) ? Mais là il n’est pas un concept opératoire qui
rend compte de la société civile. Selon Rawls il n’explique pas l’institution et encore moins
l’organisation constitutionnelle de la société politique. Voir “ Le contrat social ” in André-Jean
Arnaud (sous la dir.), Dictionnaire Encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J, 1993
(2eme édition corrigée et augmentée), pp. 106-111.
4. C’est moi qui souligne. Cette indication sera désormais signalée par un astérisque (*).
5. Ici Trouillot semble s’inscrire dans le schéma du contrat proposé par E. Faure. Selon celui-ci le
nouveau contrat “ doit s’élaborer autour du thème de la concertation qui correspond à la
reconnaissance de la responsabilité communautaire aussi bien parmi les gouvernés que parmi les
gouvernants. Ainsi, le contrat social, qui fut, selon Rousseau, “ un contrat de sécurité ”, deviendra
un “ contrat de promotion ” où chacun sera ouvert aux autres de sorte qu’il soit tenu compte des
conditions de travail, de la typologie sociale, des structures économiques, de la qualité de la vie
... ”, André-Jean Arnaud, op. cit., p. 110.
6. Sur la controverse autour du contrat social et les ambiguïté inhérentes à la théorie du contrat,
se référer à la présentation synthétique et aux commentaires du Dictionnaire encyclopédique de
théorie et de sociologie du droit…, op. cit., pp. 106 – 111.
7. Certains auteurs ont supposé l’existence de ce contrat, sans y consacrer une étude spécifique.
Roger Dorsinville, par exemple, parlant du mouvement politique de 1946, s’est demandé : “ ...
derrière tout ce mouvement de 1946, plus particulièrement le noirisme, est-ce qu’il y avait un
projet global de société ? Recherchait-on un nouveau* contrat social ? ”, Entretien in Cary Hector,
Claude Moïse, Emile Ollivier, 1946-1976. Trente ans de pouvoir noir en Haïti. Tome premier / L’explosion
de 1946. Bilan et perspectives, Québec, Collectif Paroles, 1976, p. 101.
8. Pierre Pluchon, Toussaint Louverture, un révolutionnaire noir d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1989.
9. Yves Bénot a tenté de redéfinir ce qualificatif dans “ Le compromis historique de Toussaint
Louverture ”, in Gérard Barthélemy et Christian Girault, La République haïtienne : état des lieux et
perspectives, Paris, ADEC - Karthala, 1993, pp. 19-32. Il suggère de ne pas lire l’aventure de
Toussaint “ comme s’il avait dépendu que de lui de faire ceci ou cela ”. Suggestion, on le verra,
d’une grande valeur heuristique, en regard de l’historiographie actuelle.
10. Gérard Pierre-Charles, Vision contemporaine de Toussaint Louverture, Port-au-Prince, CRESFED,
1992.
11. Roger Dorsinville, Toussaint Louverture, Montréal, Port-au-Prince, CIDIHCA, 1987, pp. 189-226,
cité par Gérard Pierre-Charles, op. cit., pp. 27-28.
12. Claude Moïse, Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti, Montréal, CIDHICA, 1988, t. I, pp. 21-22.
13. Il est établi que le gouvernement de Boyer a achevé la mise en place du système social
haïtien. Cette structuration a consacré l’hégémonie d’une fraction des élites, les anciens libres en
majorité mulâtres. Ces derniers qualifiaient le modèle louverturien de barbare et prétendaient
s’en démarquer contrairement aux chefs noirs, Dessalines et Christophe, qui auraient tenté de le
perdurer. Voir à ce sujet le “ Précis historique ” de Beaubrun Ardouin dans sa Géographie de l’île
d’Haïti, Port-au-Prince, 1832. Pour une critique du discours historique produit par ces élites sous
le gouvernement de Boyer (1818-1843), voir Victor Schœlcher, Colonies étrangères et Haïti. Résultats
de l’émancipation anglaise, t. 2, Paris, Pagnerre, 1843.
14. Peytraud, Histoire de l’esclavage aux Antilles françaises avant 1789, Paris, 1897, pp. 150-166.
15. Antoine Gisler, L’esclavage aux Antilles françaises  (XVIIe -  XIXe siècles). Contribution au problème de
l’esclavage (1965), Paris, Karthala, 1981 (nouvelle édition revue et corrigée).
16. Michel Placide-Justin, Histoire politique et statistique de l’Ile d’Haïti, Saint-Domingue, Paris, Briere
Libraire, 1826, pp. 136-140.
17. Sur le mouvement autonomiste des colons voir Debien Gabriel, Esprit   colon   et   esprit
d’autonomie à Saint-Domingue au  XVIIIE siècle, Paris, 1954 ; Frostin Charles, Les révoltes blanches à
Saint-Domingue aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Editions de l’Ecole, 1975.

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18. Le 3 mars est créé au sein de la Constituante le Comité colonial, dont Barnave est le
rapporteur. Les travaux ont abouti à une proposition de décret présenté le 8. Ce sentiment de
sauvetage est bien exprimé par Du Morier (Dumorier), Sur les Troubles des colonies et l’unique moyen
d’assurer la tranquillité, la prospérité et la fidélité de ces dépendances de l’empire, en réfutation des deux
discours de M. Brissot, des 1er et
3 décembre 1791, Paris, Imp. de Didot Jeune, décembre 1791.
19. Jacques Thibau, Le temps de Saint-Domingue. L’esclavage et la Révolution française, Editions JC
Lattès, 1989, p. 179.
20. “ Le décret du 8 mars 1790 ” in Placide-Justin Michel, Histoire politique et statistique de l’Ile
d’Haïti, Saint-Domingue, Paris, Briere Libraire, 1826, pp. 181-182.
21. “ La déclaration du 28 mai 1790 de l’Assemblée de Saint-Marc ” in Placide-Justin ,   op. cit.,
pp. 183-186.
22. Du Morier, op. cit. C’est l’un des points retenus dans un compte rendu de l’ouvrage de cet
auteur paru dans L’Ami des Patriotes, Sur les troubles des colonies... Extrait de L’Ami des Patriotes, n°
XVI, Imp. de Demonville, 1792, p. 6. (BNF, LK 9 191).
23. Du Morier, op. cit., a fourni, à l’époque une interprétation des dispositions légales de mars
1790 démontrant qu’elles n’ont rien concédé aux gens de couleur. Jacques Thibau, op. cit., p. 227,
rapporte ce qui suit : “ Avant son départ, Ogé a rencontré Barnave : l’homme du décret lui a tenu
des propos imprécis tout en insistant sur l’ouverture que les Instructions apportaient aux
hommes de couleur. Ogé ne lui a pas caché qu’il était déterminé à révéler "les côtés positifs du
décret que l’Assemblée nationale avait rendu en faveur des hommes de couleur". Barnave ne l’a
pas contredit ”.
24. Ce document est reproduit dans Chemins Critiques, Revue Haïtiano-Caraïbéenne, vol. 2, n° 3, mai
1992, pp. 261-281.
25. Lettre du marquis de Rouvray citée par Jacques Thibau, op. cit., p. 323.
26. Les commissaires auraient tout fait pour se rallier Jean François et Biassou : envoi
d’émissaire, correspondance secrète, tentative d’attaques. Mais en vain ! Les succès des troupes
de ces derniers, opérant à partir de la zone espagnole, inquiétaient alors que Sonthonax disposait
de peu de soldats dans une ville, le Cap, entourée d’un nombre considérable de noirs... Selon
Michel Placide-Justin, op. cit., pp. 257-262.
27. A.N. DXXV 82, dossier 804, Mémoire de J. Garnier, commissaire du pouvoir exécutif au siège et
au tribunal du Cap, 7 novembre 1794, 34 p. ; voir aussi l’intervention de Dufay, Archives
parlementaires, tome 84, “ Convention, séance du 16 pluviôse an II (4 février 1794) ”, p. 277. Cités
par Florence Gauthier, “ Le rôle de la députation de Saint-Domingue dans l’abolition de
l’esclavage ”, in Les Abolitions de l’esclavage de L.F. Sonthonax à V. Schœlcher, 1793, 1794, 1848, textes
réunis et présentés par Marcel Dorigny, Presses Universitaires de Vincennes et Editions Unesco,
1995, p. 203.
Pluchon, op. cit., p. 89.
28. . Tout le contraire de la lecture de Pierre Pluchon. “ Désorienté par les bouleversements
locaux et internationaux, par l’isolement et la fragilité de son pouvoir le représentant de la
République joue son va-tout. Le 29 août 1793, sans consulter ses collègues, poussant à son terme
la politique libératrice qu’il a amorcée, il abolit l’esclavage, proclame la liberté générale ” ; ou
bien ce passage dans lequel l’auteur parle d’une “ décision brutale qui serait longtemps
préparée..., Toussaint   Louverture, Paris, Fayard, 1989, p. 81. Cette version de l’initiative
personnelle, exclusive de Sonthonax a été repris de sa propre relation des faits. Dans son compte
rendu justificatif envoyé aux “ Sociétés des Amis de la Liberté et de l’Egalité en France ” il écrit,
après avoir rappelé les circonstances de la décision : “ Pressé par tant de circonstances, et au
moment de voir passer dans des mains ennemies la propriété de Saint-Domingue,je n’ai pas hésité*
de proclamer la liberté générale dans la province du Nord... ”. Cette adresse est reproduite dans
Joachim Benoît,  Les   racines   du   sous-développement   en   Haïti , Port-au-Prince, Imprimerie H.

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Deschamps, 1979, pp. 29-31. Selon Victor Schœlcher (1843 !) la décision de Sonthonax “ ne fut
qu’un des accidents du terrible drame qui se jouait sur cette terre d’esclavage ”. Il précise et
souligne : “il y fut contraint et forcé ”. Il ajoute, se référant à Malenfant, que “ plusieurs blancs du
Cap, et parmi eux M. Artau, propriétaire de mille esclaves, la jugèrent nécessaire et engagèrent
Sonthonax à la prendre ”. Il poursuit plus loin en rappelant que Polvérel, son collègue le
désapprouva publiquement. “ Mais quand Polvérel vit la guerre civile ranimée par le
débarquement des Anglais, il jugea bien qu’il serait impossible de contenir plus longtemps les
nègres, et il engagea le petit nombre de propriétaires restés fidèles à concourir à un acte qui
devait les sauver. Ceux-ci, en conséquence, signèrent de leurs propres mains la liberté de leurs
esclaves. Malenfant, qui rapporte ces détails, dit que la liste des signataires fut imprimée, et
B2 Je suis le seul blanc qui ait refusé de signer
ajoute sans commentaire : F0 F0
B2 ”, op. cit., p. 113 et
p. 114.
29. Cette forme de représentation n’est pas une invention de Sonthonax. Elle est envisagée dès
les tentatives de résolution du problème des “ libres de couleur ”, cette catégorie étant constituée
de noirs et de mulâtres. Carteaux Félix, Histoire   des   désastres   de   Saint-Domingue.   Soirées
Bermudiennes ou entretiens sur les événemens qui ont opéré la ruine de la partie française de l’île St-
Domingue, Bordeaux, Pelletier-Lawalle, 1802, p. 165. Julien Raimond, dans son mémoire présenté
au mois de juin1793 au comité des colonies à la Convention (Mémoire sur les causes des troubles et
des désastres de la colonie de Saint-Domingue, Paris, Imp. du Cercle social, 1793, p.) considère que la
question de couleur est la cause fondamentale des malheurs de la colonie. Une de ses
propositions : la constitution de compagnies soldées et non soldées. Pour cela “ ...il sera choisi
parmi les individus de chaque couleur, des citoyens ayant des propriétés qui répondront
respectivement des hommes de leur couleur qu’ils feront entrer dans ces compagnies... ”, p. 63.
30. Florence Gauthier, op. cit., p. 204-205. Une toute autre lecture est proposée par Pluchon :
Sonthonax “ a imposé la suppression de l’esclavage à une Convention hésitante et contrariée ”,
écrit-il, op. cit., p. 546.
31. Loi du 6 juillet divisant l’île en 6 départements ; loi du 15 juillet sur le culte catholique ; loi du
23 juillet organisant la justice ; loi du 25 juillet sur les officiers ministériels ; loi du 30 juillet sur la
garde nationale non soldée ; loi du 1er août sur les dettes particulières ; loi du 3 août sur
l’administration des Finances ; loi du 6 août sur les émigrés et les délits ; le règlement des
cultures avait été prise le 12 octobre 1800, renforcé par une proclamation du 20 novembre 1801.
32. Alain Badiou, “ Nous pouvons redéployer la philosophie ”, Entretien avec Roger-Pol Droit, Le
Monde, 31 août 1993, recueilli dans “ Les grands entretiens du Monde ”, t. 2, mai 1994, p. 30.
33. Claude Moïse, op. cit., p. 22.
34. Michel Placide-Justin, op. cit., p. 340.
35. Louis Joseph Janvier, Les constitutions d’Haïti (1801-1885), Paris, C. Marpon et E. Flammarion,
1886, p. 2.
36. Le Général Pamphile de Lacroix qui a été, peut-être, le premier à le rapporter n’en donne pas
les références exactes. “ Une locution, qu’il avait adoptée avant le retour du commissaire
Raimond [1800]... ”, écrit-il. Général Pamphile de Lacroix, La révolution de Haïti (1819) édition
présentée et annotée par Pierre Pluchon, Paris, Karthala, 1995, p. 259.
37. Les commentateurs, considérant sa chute, en concluront : de fait il est allé trop loin. Il en
serait conscient et accepterait de se sacrifier pour le bonheur des autres. Cette lecture qui a fait
fortune de l’histoire au théâtre reprend une image récurrente de la légende des “ grands
hommes ”. Edouard Glissant écrira : “ Dans les Jacobins noirs, C.L.R. James soutient que Toussaint-
Louverture, premier artisan de l’indépendance de Saint-Domingue, ne garda pas le contact avec
la révolution populaire ; qu’il se vit ainsi à partir d’un apogée de puissance, abandonné de ceux
qu’il avait libérés de la servitude. Aimé Césaire (dans son Toussaint-Louverture) consent à la thèse
de James et la complète : supputant que Toussaint, en effet conscient d’être dépassé par la
situation, incapable de faire le saut radical de l’indépendance, convaincu peut-être que sa

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présence rendait impossible la réconciliation entre les Nègres et les Mulâtres, et, aussi, incliné à
une conception tragique de son destin révolutionnaire, délibérément ou non se sacrifie à la cause
commune et trouve dans un tel sacrifice l’achèvement politique de son action. Glissant ajoute
“ Ces vues d’ensemble me furent profitables. ” Monsieur Toussaint (version scénique), Paris, Seuil,
1986, Préface à la première édition (1961), p. 7. Claude Moïse reprend le même langage : “ Ainsi
Toussaint est allé très loin, mais trop loin de sa base de masse, et beaucoup trop loin du pouvoir
métropolitain dont il s’est débarrassé des agents ”, op. cit., p. 22.
38. Pierre Pluchon, Toussaint Louverture, Paris, Fayard, 1989, p. 373.
39. On excepte les représentants de la partie espagnole dont la présence ne semble pas avoir été
déterminante. En tout cas ils ne sont pas pertinents pour la suite de l’analyse.
40. Premier mémoire de Julien Raimond au Roi, n° 77, cité par Jacques Thibau, op. cit., p. 229.
41. A propos d’une lettre de Villate, Toussaint confie à Laveaux, le 21 avril 1796 : “ Je me suis
aperçu par le style et le passage de la mort des prétendus martyrs de la liberté générale : Ogé et
Chavannes, que l’auteur de ces deux lettres est un homme de couleur. Il impose impunément
quand il dit que ces deux chefs moururent pour la liberté. J’ai des preuves par devers moi qui
m’assurent le contraire. Au premier moment, je vous les enverrai, ainsi qu’à Pierre Michel ”. Cité
par Pierre Pluchon, op. cit., p. 131.
42. Général Pamphile de Lacroix, op. cit., p. 259.
43. Son rapport est indiqué en note 29. Voir aussi ses Réflexions sur les véritables causes des troubles
et des désastres de nos colonies, notamment sur ceux de Saint-Domingue avec les moyens à employer pour
préserver cette colonie de la ruine totale ; adressée à la Convention nationale, Paris, 1793.
44. Qui n’excluait pas l’accaparement de force de biens vacants. Ce qui d’ailleurs faisait l’objet de
litiges entre les représentants du pouvoir central et certains responsables militaires. Voir Vertus
Saint-Louis, “ Régime militaire et règlement de culture ”, in Chemins Critiques, vol. 3, n os 1-2 1993,
p. 183-227.
45. Ibid, p. 198.
46. “ Les ordres du gouvernement y parvenaient difficilement [dans le Sud]. Les plus
considérables propriétés et les plus épargnées par les troubles furent affermées à vils prix aux
chefs militaires ; de la jouissance naquit le droit de propriété*. On soutint ensuite sa possession du
droit de la force ”, Leborgne du Borgne, Nouveau système pour la colonisation de Saint-Domingue,
1817, Paris, pp. 126-136, cité par Vertus Saint-Louis, op. cit., p. 198.
47. Les deux étant évidemment liés, comme le prouve l’assassinat de Dessalines, premier épisode
de cette lutte après l’indépendance, ainsi que la crise de sa succession. La question du partage se
manifestera à travers les politiques de distribution des terres entreprises par les gouvernements
successifs.
48. Ce discours est très peu cité ou reproduit. Pluchon en cite des extraits, op. cit., pp. 374-376 ;
pour la version complète voir, notamment, Collection Victor Schœlcher, V, Haïti, B.N.F, Départ. des
Manuscrits, n.a.f. 3633.
49. L’article 68 de la constitution stipule : “ toute personne a la faculté de former des
établissements particuliers d’éducation et d’instruction pour la jeunesse sous l’autorisation et la
surveillance des administrations municipales ”. Non seulement l’éducation est laissée aux
particuliers, la structure sociale fondée sur le travail de la terre, le refoulement qu’elle suppose
ne laisse pas voir comment la majorité transformée en cultivateurs peut avoir accès à ce savoir.
On continuera donc à les maintenir en dehors des champs du savoir et à légitimer le pouvoir des
élites minoritaires par ce même savoir.
50. Dorsinville, acteur politique et théoricien, dans les années 1940, du noirisme (idéologie de
couleur qui s’opposait au mulâtrisme) en venait à dénoncer “ l’imposture de 46 ”. C’est à
l’occasion de cette autocritique qu’il situe l’origine de cette idéologie reprise au XIXe siècle sous le
slogan le pouvoir au plus grand nombre, dans la démarche se Toussaint. Il écrit “ Il n’y avait rien de
commun, entre cet homme F0
5B Toussaint F0
5D et ceux qui s’étaient donnés à lui comme
F0
B2 clientèle

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B2 , que la couleur de leur peau. Par où l’on voit que les logiques semblent inversées,
naturelle F0
puisqu’il faut écrire : F0
B2 Tout les séparait, sauf la peau F0
B2 . Mais, aussi par où concevoir que cette

peau, considérée comme symbole, était donc bien puissante, un accident tenant le rôle
essentiel ”. L’auteur poursuit “ Cet héritage, des générations l’avaient recueilli et transmis à ceux
de 1946, dont le F0
B2 noirisme des anges F0
B2 avait mal lu l’histoire, d’où la confusion entre l’accident
et l’essence, l’imposture ”. Roger Dorsinville, Marche   Arrière   II, Port-au-Prince, Editions des
Antilles S.A., 1990, p. 228. Une question : peut-on mettre en doute que Toussaint ait travaillé à
rendre irréversible la liberté générale des esclaves ? Dès lors, jusqu’où tient l’analogie entre ses
manipulations idéologiques et celles des hommes du XIXe siècle et des années 40 et 50 du XXe
siècle. Certes, le modèle social auquel il a cru a très peu modifié les rapports sociaux après la
liberté générale. Est-ce parce qu’il n’avait rien de commun avec la masse des cultivateurs ? Voir
la lecture de Yves Bénot, op. cit.
51. Sur la militarisation du travail agricole voir l’article de Vertus Saint-Louis déjà cité.
52. Julien Raymond F0
5B sic, ailleurs Raimond 5D , colon de Saint-Domingue, Réflexions sur les véritables
F0

causes des troubles et des désastres de nos colonies, notamment sur ceux de Saint-Domingue avec les
moyens à employer pour préserver cette colonie de la ruine totale ; adressée à la Convention nationale,
1793, l’an second de la République, pp. 19-29.
53. . A l’occasion d’un colloque tenu au Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie les 7 et 8 septembre
1990, propos rapportés par Serge Barcellini (Président de l’association “ Mémoire de L.-F.
Sonthonax ”), “ Deux mémoires dans le temps présent : Léger Félicité Sonthonax Victor
Schœlcher ” in Les Abolitions de l’esclavage de L.F. Sonthonax à V. Schœlcher, 1793, 1794, 1848, textes
réunis et présentés par Marcel Dorigny, Presses Universitaires de Vincennes et Editions Unesco,
1995, p. 390.
54. Pluchon, op. cit., p. 89.
55. Ibid., p. 91.
56. Michèle Duchet,   Anthropologie   et   histoire   au   siècle   des   Lumières (1971), Paris, Albin Michel,
“ Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité ”, 1995, p. 150.
57. Pluchon, op. cit., p. 87.
58. Michèle Duchet, op. cit., p. 143.
59. Ibid., pp. 170-177
60. Cité par Pluchon, op. cit., p. 86.
61. Raynal, v, p. 288, cité par Duchet, op. cit., p. 175.
62. Jacques Thibau, op. cit., pp. 193-200.
63. Pluchon, op. cit., pp. 135-136.
64. Ibid, p. 444.
65. Cité par Pluchon, op. cit., p. 336
66. Ibid., pp. 197-198.
67. Histoire des deux Indes, 1780, in 8°, tome vii, pp. 59 et 65.
68. Michèle Duchet, op. cit., p. 171.
69. Claude Moïse, op. cit., pp. 29-30.
70. Acte des Généraux nommant Dessalines Gouverneur Général à vie, in Linstant de Pradines,
Recueil des lois et actes du gouvernement d’Haïti, tome 1er, 1804-1805, 2e édition, Paris, A. Durand-
Pédonne-Lauriel, 1886, p. 5.
71. Thèse soutenue par Benoît Joachim, op. cit. ; depuis, admise et fréquemment reprise.
Récemment André Corten “ L’Etat faible haïtien, économie et politique ” in Laennec Hurbon,
op. cit.(colloque de Port-au-Prince), p. 290.
72. Pluchon, op. cit., p. 33. Voir aussi l’article de Vertus Saint-Louis cité.
73. Pour l’état des importations et des exportations en 1789, voir T.C. Mozard, Etat   des
importations et exportations du commerce de France, Paris, an II ; voir M. Wante, Importance de nos
colonies, particulièrement celle de Saint-Domingue... , Paris, chez Ballard,1805, Annexes 1, 2, et 3 ;

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Pour la période 1802-1803 on peut consulter l’état des mouvements du port publiés dans les
Affiches Américaines de Saint-Domingue... Le Cap Français et La Gazette officielle de Saint-Domingue....
Le Cap Français, BNF, Res. Fol. LC12. 30. Pour la période haïtienne jusqu’à Boyer, voir Linstant
Pradines, Recueil général ..., les “ lois relatives aux droits de douane ”, t. 1à 6.

RÉSUMÉS
L’anthropologue Michel Rolph Trouillot a affirmé récemment qu’il n’y a jamais eu de contrat
social haïtien. Si le contrat se comprend comme la formalisation d’un modèle social négocié entre
des forces politiques à un moment donné, on peut soutenir qu’il y en a un. Il est antérieur à 1804.
Il date de 1801, c’est-à-dire de la Constitution de Toussaint Louverture. Il formalise un modèle
social à partir duquel s’est structurée la société haïtienne. Ainsi, resurgit la question de la nature
de la rupture que constitue l’indépendance. Se pose aussi le problème de la nature du pouvoir
louverturien dont la représentation habituelle ne laisse aucune place à l’idée de négociation. Le
modèle social louverturien, néo-colonial, s’inscrit dans un horizon théorique : la pensée des
abolitionnistes et des physiocrates. Maintenu après l’indépendance par les élites haïtiennes, il a
installé Haïti dans la dépendance, en générant un Etat autoritaire fondé sur l’exclusion des
masses.
The anthropologist Michel-Rolph Trouillot has recently argued that there has never been a
Haitian social contract. However, if by “ contract ” we mean the formalization of a social model
negotiated between political forces at a given moment, we can affirm that a social contract has
and does exist in Haiti. Its existence, however, dates not from the moment of Haitian
independence in 1804, but from Toussaint Louverture’ 1801 constitution, which formalized the
model upon which Haitian society has been structured since. By examining the importance of
this constitution, this article poses the question of the nature of Louverture’s power, which is
usually represented simply as an authoritarian system as opposed to one negotiated with the
social forces of revolutionary Saint-Domingue. Louvertures’ neocolonial social model was
inscribed in the context of the abolitionist and physiocratic thought of the 18 th century.
Maintained, after independance, by the Haitian elites, it made Haiti economically dependent and
generated an authoritarian state founded on the exclusion of the masses.

INDEX
Index géographique : Saint-Domingue
Mots-clés : abolitionnisme, affranchissement, Code noir, constitution, contrat social, Louverture
Toussaint, Raimond Julien
Keywords : abolitionism, code noir, emancipation, equality, Louverture Toussaint, Raimond
Julien, social contract

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AUTEUR
CARLO AVIERL CÉLIUS

Doctorant
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

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Mouvements populaires et sortie de


crise (XIXe - XXe siècles)
Michel Hector

“ A la vérité, consciemment ou non, c’est toujours


à nos expériences quotidiennes que, pour les
nuancer, là où il se doit, de teintes nouvelles,
nous empruntons en dernière analyse les
éléments qui nous servent à reconstituer le passé:
les noms mêmes dont nous usons afin de
caractériser les états d’âmes disparus, les formes
sociales évanouies, quel sens auraient-ils pour
nous si nous n’avions d’abord vu vivre des
hommes? ”
Marc Bloch

Introduction
1 L’Histoire sociale haïtienne permet de faire ressortir, dans la période comprise entre
1843 et 1986, la réitération de grandes mobilisations politiques pour la matérialisation
d’une (même) triple aspiration. L’établissement d’un régime démocratique, la
modernisation économique et l’intégration réelle dans la communauté nationale de la
grande majorité des populations déshéritées des villes et des campagnes forment trois
objectifs majeurs exprimés dans les principaux conflits politiques et sociaux d’hier et
d’aujourd’hui. En d’autres termes, il s’agit de démocratiser le régime politique,
moderniser la vie économique, socialiser l’Etat. En réalité, l’expression conjointe de ces
desiderata n’est pas explicitement formulée dans le cadre d’un programme propre à
chacun des moments les plus marquants de nos luttes sociales. Cependant ces
revendications constituent, d’une façon ou d’une autre, la base à partir de laquelle se
structurent tous les développements importants de la protestation populaire en 1843
(avec Acaau), 1867 (avec Salnave), 1946 et 1956 (avec Fignolé) et 1986 pour ne retenir
que ces dates.

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2 Un tel constat conduit naturellement à un problème essentiel. Comment le système


politique, malgré toutes ces commotions dramatiques accompagnant une
transformation substantielle de son orientation et de ses pratiques, est-il pourtant
parvenu à maintenir les aspects fondamentaux de son mode de fonctionnement
arbitraire et autocratique au service exclusif des oligarchies traditionnelles, tout en
opérant ici et là quelques modifications de circonstance ? La réponse à cette question
exige la prise en considération, dans la formation sociale haïtienne, de la capacité
ponctuellement amplifiée des rapports sociaux archaïques à renouveler les mécanismes
de soutien de leur équilibre interne chaque fois qu’ils se trouvent en face d’une
vigoureuse poussée des exigences de changement de la part des secteurs populaires. De
là se dégage une double préoccupation. La première concerne la nature même de ces
divers moments de crise, ou de déséquilibre prolongé, du système sous la pression
d’une forte contestation sociale. La seconde se réfère à la dynamique propre des
structures politiques dominantes, dans le contexte de leur environnement respectif, en
vue de surmonter les difficultés créées par les bouleversements temporaires dus à
l’action populaire, et en vue de retrouver le sens et leur mode d’existence coutumière.
En d’autres termes, il s’agit de répondre ponctuellement aux questions suivantes : quel
type de crise et comment, dans chaque cas, celle-ci a-t-elle été surmontée ? Au fond, le
traitement de ces deux problèmes considérés dans leur constante interaction, nous
introduit au cœur de l’aspect relatif à la reproduction, jamais identique à travers le
temps, des éléments marquants du système.
3 C’est surtout dans cette perspective que nous nous proposons d’aborder la
problématique des sorties de crise dans le contexte des mouvements populaires anti-
systèmes, tels qu’ils se sont déroulés dans le pays. Nous entendons par sortie de crise
l’ensemble des stratégies (objectifs, orientations, méthodes, instruments), mises en
œuvre par les différents acteurs, engagés dans les conflits multiformes qui se déroulent
avec une intensité particulière, dans le cadre d’une crise systémique généralisée. Ces
stratégies visent à trouver une issue permettant de mettre fin aux fortes et multiples
tensions générées par la très grande turbulence sociale du moment. Nous écartons les
luttes pour l’indépendance et le rôle matriciel joué dans leur développement par les
couches distinctes de cultivateurs. Ces deux aspects relèvent de la formation de l’Etat-
nation. Nous nous intéressons plutôt à la période postérieure, en particulier à celle
introduite à partir de 1843, date initiale du développement de la première grande crise
avec une remarquable mobilisation populaire. Précisément, dans une première partie
nous essaierons de dégager les caractéristiques générales de ces types de crise qui
tendent à mettre en cause l’ensemble du système. Ensuite nous envisagerons les
politiques mises en vigueur pour assurer, dans le cadre de la continuité sauvegardée,
une certaine sortie à de telles situations.

I – Caractéristiques des crises systémiques


4 Dans la trame des bouleversements importants qui ont secoué la formation sociale
haïtienne, les crises systémiques revêtent une signification particulière tant par leur
nature et leurs manifestations que par leurs résultats. D’une part, elles concrétisent, en
général, des moments d’intense accentuation de la mobilisation pour ces demandes,
plus que séculaires, de modernisation de la société. D’autre part, elles constituent, dans
l’évolution socio-historique, de véritables “ nœuds stratégiques ”, dont le dénouement

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laisse chaque fois, d’une façon ou d’une autre, des marques plus ou moins durables dans
le système global établi. Aussi leur caractérisation se révèle indispensable pour une
correcte détermination de leur poids dans le déroulement des événements survenus au
cours des grandes périodes d’agitation populaire.
5 Succédant à des phases de relative stabilité durant lesquelles le mode d’organisation de
la société se reproduit de manière plus ou moins routinière, les grandes crises de
1843-1848, 1867-1870, 1908-1915 et 1986-19941 posent toutes, au cours de leur
développement respectif, des exigences pressantes de mutations qualitatives dans la
vie politique, économique et sociale de leur époque. Elles signifient une mise en cause
ouverte (et parfois violente), par de larges secteurs de la population, de la longue
inadéquation existant entre l’archaïsme des structures de domination et les nécessités
de plus en plus impérieuses d’une véritable intégration nationale. A ce compte, elles
façonnent des saillies bien particularisées dans le permanent déséquilibre structurel
qui conditionne en profondeur l’histoire des XIXe et XXe siècles.
6 Dans cette perspective, chacune de ces périodes de perturbations politiques
relativement longues et profondes, correspond en fait à une phase de crise du système
de société, crise au cours de laquelle tous les champs structurant la vie sociale se
trouvent plus ou moins affectés. On peut parler, en d’autres mots, de crise systémique
généralisée ou multisectorielle, qui se caractérise à la fois par une significative et intense
mobilisation populaire, une grande instabilité du régime politique sur un fonds
d’affaiblissement accentué de l’Etat et par une marquante aggravation des conditions
d’existence de nombreuses catégories de travailleurs, dans le cadre, soit d’une chute du
volume de certaines productions clés, soit surtout d’un avilissement prolongé de la
valeur monétaire d’importantes sources de la richesse nationale. Ce type de crise ne se
réduit donc pas à un simple dysfonctionnement momentané dans la succession des
gouvernements. Il “ constitue plutôt un véritable processus avec son rythme propre,
ses temps forts, ses temps faibles, ses hauts et ses bas, et peut parfois s’étendre pendant
longtemps (...) ”2.

A - La mobilisation populaire : un trait essentiel

7 Les mobilisations populaires directes ou indirectes contre le régime politique


représentent incontestablement un des éléments essentiels de la caractérisation de ce
type de crise. En effet, même quand parfois ces mobilisations n’assimilent pas encore
les revendications et les luttes à l’échelle de l’Etat à une véritable mise en cause de ce
dernier, (cependant) elles se proposent toujours d’opérer des changements au niveau
de l’appareil gouvernemental. En ce sens, elles ne peuvent être assimilées aux
mouvements pré-politiques brillamment étudiés par E. Hobsbawm 3.
8 Le degré de la mobilisation populaire, dans l’un ou l’autre de ces moments d’agitation
sociale, joue en même temps le rôle de reflet et d’accélération de l’extension de la crise.
De 1843-1848 à 1986-1994, en passant par 1867-1870 et 1908-1915, cette mobilisation
connaît naturellement des intensités différentes. De caractère régional en
1843-1848 ainsi qu’en 1908-1915, elle se généralise en 1867-1879 et 1986-1994. C’est ce
dernier aspect qui tout d’abord provoque un niveau élevé de polarisation des forces de
classe en conflit. En effet, malgré la division à l’échelle nationale au sein même de
fractions déshéritées de la paysannerie (entre Cacos et Piquets) dans les luttes de
1867-1870, le fait même du déploiement de l’activité contestataire des couches

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subalternes, simultanément dans des régions de l’Ouest, du Sud et du Nord, confère à la


crise systémique de ces années-là une intensité jamais connue jusqu’alors et peu
comparable, à ce compte, avec la situation que vivra le pays quelque quarante ans plus
tard. Au-delà des rivalités politiques, il s’agit, nous dit Auguste Magloire, d’une
véritable “ guerre de situations sociales ” entre la “ bourgeoisie ” et d’importants
secteurs sociaux qualifiés de “ prolétaires ”, même si la guerilla paysanne du Nord-Est
(les cacos) est elle-même largement utilisée pour combattre l’avancée populaire,
matérialisée dans l’alliance de fait entre les Piquets du Sud et des couches populaires de
la capitale et de certaines villes de province pour défendre le même gouvernement 4.
9 On peut comprendre alors que le développement du mouvement populaire se
manifestant sur tout le territoire et touchant toutes les catégories sociales laborieuses
ainsi que son identification avec un leadership unique à partir de 1990 aient donné à la
crise systémique de 1986-1994 un degré de polarisation jamais atteint dans le passé.
Outre l’intensité, la variété et la violence des affrontements, cette très forte
polarisation se traduit également par une très grande distance entre les acteurs. Celle-
ci est démontrée par cette immense difficulté à établir le dialogue, et par cette quasi
totale inexistence d’une culture politique de compromis, permettant de trouver des
solutions qui tiennent compte des divers intérêts en jeu. Enfin cette polarisation
extrême, dans un cadre de faiblesse organisationnelle très marquée, est à la fois cause
et effet de la carence des ressources politiques internes dont disposent les principaux
camps adverses pour résoudre eux-mêmes la crise. Voilà donc ce qui expliquerait le
poids déterminant des facteurs externes dans la solution mise en application pour le
retour à l’ordre constitutionnel.
10 Le degré de polarisation des forces antagoniques et la qualité de l’extension de la
mobilisation des catégories sociales dominées, sont en définitive étroitement liés dans
ces périodes d’intenses conflits politiques et sociaux, au cours desquelles l’activité des
masses joue un rôle capital. L’interaction entre la polarisation des forces opposées et le
niveau atteint par la mobilisation de la population exerce une influence décisive tant
sur la nature, l’ampleur et la portée de la crise, que sur les mécanismes mis en œuvre
pour assurer la sortie de ces situations de mise en cause du système. D’une façon
générale, les luttes socio-politiques haïtiennes considérées à travers les phénomènes
historiques constitués par les grands moments d’explosion du mouvement populaire
permettent d’établir une différenciation dans les mobilisations anti-système. On aurait
celles qui se sont déroulées dans le cadre d’une crise systémique généralisée comme en
1843-1848, 1867-1870, 1908-1915, 1986-1994, et celles survenues dans le contexte d’une
crise de portée limitée comme par exemple en 1930, 1946 et 1956. Les crises
systémiques généralisées peuvent être aussi appelées grandes crises 5.
11 Une première remarque s’impose. Par rapport aux autres types de troubles politiques
qui ont secoué par intermittence la formation sociale haïtienne, les crises systémiques
généralisées se déploient toutes sur un laps de temps relativement plus étendu. La plus
courte d’entre elles, celle de 1867, a persisté au cours de trois années consécutives. Aux
deux conjonctures critiques de 1843-1848 et
1908-1915, il leur a fallu au moins une demi-décennie d’affrontements avant qu’elles
aboutissent à une sortie de relatif apaisement. Quant à celle initiée en 1986, elle atteint
le record de durée en se prolongeant jusqu’en 1994, date à partir de laquelle on peut
raisonnablement espérer la mise en œuvre d’une nouvelle stabilité dans la direction de
l’appareil de l’Etat.

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B - Extrême affaiblissement du régime politique

12 Cette temporalité particulière des grandes crises, nous renvoie directement à une
phase d’extrême affaiblissement du régime politique dans un cadre de contestation
incessante et universalisée. Dans ces conditions, l’incapacité du système à répondre aux
nombreuses et pressantes demandes, ouvertes ou latentes, de larges secteurs de la
population s’accentue considérablement. Les exigences populaires pour la sécurité des
personnes et des biens, en particulier la garantie des droits de la petite exploitation, la
revendication pour des prix et des salaires justes ainsi que pour l’extension de
l’instruction aux couches défavorisées, se trouvent clairement formulées dans la crise
de
1843-1848. Dans sa proclamation du 15 avril 1844, Acaau fait allusion aux vaines
promesses qui avaient été antérieurement faites aux cultivateurs pour “la diminution
du prix des marchandises exotiques et l’augmentation de la valeur de (leurs) denrées ” 6.
Ailleurs, dans un de ses appels, il réclame la généralisation de l’instruction publique et
la distribution des terres aux paysans7.
13 En réalité, ces revendications basiques sont reprises isolément ou simultanément, de
manière explicite ou implicite, dans toutes les périodes suivantes de grandes agitations
sociales. Pour un Etat traditionnellement faible, ces fortes poussées revendicatives
laissent aux gouvernements en place à ces moments-là une marge de manœuvre encore
plus réduite qu’à l’accoutumée. Une telle situation conduit rapidement à la rupture du
consentement-résignation qui existait jusque là et qui favorisait le maintien du statu
quo. Alors, le régime politique parvient de plus en plus difficilement à faire exécuter les
mesures administratives indispensables en vue d’assurer le fonctionnement régulier de
l’ensemble de la machine gouvernementale. En d’autres mots, ce sont presque toutes
les capacités du système politique qui connaissent subitement une considérable
réduction de leurs possibilités d’action. En effet, le système ne peut plus comme
auparavant recevoir des demandes, distribuer des réponses, régler des conflits,
produire et diffuser des symboles capables de maintenir et renforcer la cohésion
sociale8. En ce sens, il s’agit donc, pour reprendre une indication de J. Habermas, d’une
crise à la fois de légitimité et de rationalité9.

C - Considérable aggravation des conditions de vie des couches


populaires

14 Un dernier élément de caractérisation de ces grandes crises réside dans une brusque
détérioration de la situation économique des couches populaires en ces moments très
agités. A la vérité, ces périodes d’importantes commotions politiques concordent tout
d’abord, et dans la plupart des cas, avec des années de baisse sensible, soit dans le
volume de la production, soit dans les prix des principales denrées d’exportation. De
1841 jusqu’à 1848 inclusivement, les prix du café dégringolent de manière continue.
Une remontée s’amorce, ô coïncidence, l’année postérieure à la liquidation de la
rébellion paysanne10. Il est à remarquer que malgré la chute des prix, la production de
cette même denrée ne semble pas avoir connu un affaissement remarquable si l’on tient
compte des données disponibles sur les mouvements des exportations au cours de ces

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mêmes années11. La grande crise de 1867-1870 se déroule également dans une


atmosphère d’avilissement des prix du café et surtout du coton 12.
15 Quant à la période de troubles chroniques survenus entre 1908 et 1915 elle ne semble
pas avoir été accompagnée du phénomène d’affaissement des prix et du volume de
production du café. Tout le cycle 1906/1907 – 1919/1920, selon G. Pierre correspond à
une phase de croissance soutenue pour l’économie nationale en générale 13. On assiste
par exemple, entre 1910 et 1915, à une augmentation continue du volume du café et à
une remontée spectaculaire des cours de ce produit sur le marché international,
dépassant le double et parfois le triple de la cote antérieure 14. La crise systémique de la
seconde décennie du siècle ne se déroule donc pas comme par le passé, dans un climat
de détérioration économique au niveau des facteurs de production et des prix des
principales denrées d’exportation. Tandis que celle qui secoue la société haïtienne
depuis 1986 s’inscrit parfaitement dans la tradition de concordance entre les aspects
relatifs à la production et ceux concernant d’autres domaines de la vie nationale 15.
16 Cependant la question de la vie chère rejaillit dans toutes les grandes crises du pays
sans aucune exception. Celles-ci représentent des moments aigus de rareté, de
dépréciation de la monnaie et de hausse des prix des articles de première nécessité. Par
exemple, le gouvernement de Boyer reconnaît lui-même la dureté de la situation dès la
fin des années 30. Dans une proclamation du 20 juillet 1837, il admet que “ la rareté des
objets de première consommation faisant hausser leur prix, a rendu plus difficile la
subsistance du peuple (…) ”16. Au fil des ans qui précèdent l’explosion de 1843, cette
situation persiste en s’aggravant. Voici ce qu’écrit un témoin de l’époque :
“ La misère du peuple augmentait à vue d’œil, tant par la diminution du prix des
produits indigènes, que par la hausse des marchandises étrangères, occasionnée par
le retrait des billets de dix gourdes à cinquante gourdes le doublon ; et bien que ces
billets se trouvassent entre les mains du haut commerce, il ne manqua pas de
réparer ses pertes sur les consommateurs, en augmentant immédiatement le prix
de ses marchandises (…) ”17.
17 Les témoignages abondent sur l’acuité du problème de la vie chère au cours de la
grande crise 1867-1870. Dénoncés en fait dès 1865, les méfaits de la situation
s’aggravent par les mauvaises récoltes, la guerre civile, la spéculation. Les raretés
s’accentuent et les prix entrent dans une course folle. Il y a là une situation typique des
crises d’ancien régime18. Pour protéger les populations, les autorités sont obligées de
prendre des dispositions particulières : étatisation du commerce d’exportation et
d’importation (du moins de certains produits), établissements de magasins d’Etat,
contrôle des prix. Ces mesures n’entraînent qu’un allégement tout relatif, car en
période de crise généralisée, l’Etat n’a pas les moyens d’assurer efficacement
l’application de ces décisions19.
18 La remontée du volume et de la valeur des denrées d’exportation, principalement du
café, entre 1910 et 1915, n’empêche pas que se manifeste le problème de la vie chère au
cours de la profonde commotion précédant l’Occupation américaine. Dans les années
1911 et 1912, la presse consigne en plus d’une occasion le maintien de la hausse des prix
des produits de première nécessité, malgré la baisse du taux de change 20. A partir de
1913, la guerre civile, le gâchis administratif et financier, la dépréciation accélérée de la
monnaie, les catastrophes naturelles (comme par exemple les épidémies de fièvres
typhoïdes), tout cela contribue à créer un grand malaise social malgré le prix élevé du
café. “ Le change monte à
800 %, la misère est affreuse ” écrit R. Bobo en 1915 21. Ce sont naturellement les

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secteurs populaires qui font les frais de cet état de chose. Il s’agit donc d’une situation
désastreuse sur les plans politique, financier et social mais profitant à une minorité et
mettant bien en relief l’épuisement des structures archaïques établies depuis environ
un siècle22.
19 Pour la grande crise contemporaine, c’est-à-dire celle que nous vivons actuellement,
déjà en 1992 un auteur reconnaît avec raison que “ la lutte contre la vie chère constitue
la revendication économique la mieux partagée et la moins controversée de toutes
celles qui s’expriment depuis février 1986 ”23. Depuis cette constatation, le coup d’état,
l’embargo qui s’ensuivit et la politique néo-libérale en vigueur au cours de toutes ces
années, n’ont fait qu’aggraver considérablement la situation non seulement en ce qui
concerne la hausse des prix mais aussi la baisse trop sensible des revenus. Voilà ce que
nous en dit l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique :
“ Cette hausse générale des prix serait donc consécutive d’une part, à une rareté de
l’offre de produits sur le marché interne, en témoigne la baisse enregistrée au
niveau des secteurs agricoles et industriels notamment la réduction de 10,45 % de la
production des industries travaillant pour le marché local et la contraction des
importations (- 0,87 %) particulièrement celle des importations alimentaires (-
20 %) et d’autre part à la montée fulgurante de la décote de la gourde ” 24.
20 En considérant la constante manifestation de ce problème non seulement à travers
toutes les importantes commotions sociales du pays, mais aussi au cours de nombreux
moments de calme social relatif, on peut bien partager l’opinion de l’économiste
Charles Cadet qui, pour caractériser la situation haïtienne dans ce domaine, parle de
“ tendance lourde ” à une “ paupérisation massive ” de la société, s’aggravant à certains
moments de la vie nationale25. Dans le contexte qui nous intéresse, comprendre le
pourquoi d’une telle permanence nous conduit aussi à l’analyse des politiques de sortie
de crise.
21 Mais avant, il importe de souligner que ni la mobilisation populaire, ni l’accentuation
de la détérioration des conditions de vie de la population ne suffisent à elles seules pour
caractériser une grande crise. Ces deux réalités doivent s’imbriquer au troisième
élément constitué par l’extrême affaiblissement du régime politique. C’est l’absence de
la conjonction de ces trois facteurs dans une dynamique relationnelle qui explique
pourquoi les bouleversements de 1930, 1946 et 1956, malgré leur importance, n’ont pas
débouché sur ce qu’on peut appeler une grande crise. En effet, au cours de chacune de
ces conjonctures, l’Etat dispose de suffisamment de ressources coercitives, politiques et
idéologiques, lui permettant de maîtriser plus ou moins rapidement la situation. Dans
les grandes crises au contraire, les résistances se manifestent plus fortement et surtout
plus tenacement. Les politiques de sortie sont alors mises en œuvre plus difficilement
et exigent par dessus tout un temps plus long pour leur aboutissement.

II – Les politiques de sortie de crise


22 Les mouvements populaires constituent, avons-nous déjà signalé, une des composantes
essentielles de ces quelques grandes crises qui ont jalonné notre histoire. Du point de
vue de ceux qui ont vécu ces dernières, les ont supportées, en ont bénéficié et surtout
de ceux qui ont agi pour les résoudre dans un sens ou dans l’autre, la canalisation et le
contrôle de ces tumultueuses mobilisations des masses anonymes ont représenté une
préoccupation capitale. Dans cette perspective, toutes les politiques mises en œuvre
par les classes dominantes au cours des crises multisectorielles de 1843-1848,

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1867-1870, 1908-1915 y compris celle de 1986 à nos jours, visent fondamentalement à


réduire le plus possible la capacité novatrice de l’action populaire afin d’assurer le
retour à l’ordre dont d’ailleurs la crise symbolise totalement le contraire, c’est-à-dire le
désordre.
23 Comme il n’a jamais été question, dans l’une ou l’autre de ces périodes de crise
systémique généralisée, d’assumer le désordre pour la construction d’un nouvel état de
choses, le combat mené dans chacune d’entre elles pour le rétablissement de l’ordre,
réfère avant tout à la préservation de l’ensemble des principes et modes d’organisation
de la société, lesquels ont été affectés d’une manière ou d’une autre par l’intense
activité de la contestation populaire. D’où la nécessité de maîtriser ce phénomène
perturbateur. Pour y parvenir divers moyens sont utilisés, comme la constitution d’une
alliance de forces hostiles au mouvement populaire, le développement de
l’affrontement violent à grande échelle, et la mise en œuvre de certaines réformes qui,
au fond, ne mettent pas en péril la continuité du système.

A - Coalition anti-populaire, intervention étrangère et sortie de crise

24 La construction par les classes dominantes d’une forte coalition politique, mettant en
échec toutes les perspectives de réalisation et de renforcement d’une alliance
populaire, s’est révélée historiquement un élément clé dans la sortie de certaines de ces
conjonctures critiques d’effervescence collective que constituent les grandes crises. En
1843-1848, de même qu’en 1867-1870, ce facteur a joué un rôle primordial dans le
rétablissement de l’ordre global du système de société par les forces politiques
internes. Ce n’est pas le cas en 1908-1915, ni en 1986-1994. Dans ces deux derniers
moments, la coalition anti-populaire, quand bien même elle parvient à se constituer,
est loin de représenter l’apport principal dans la restauration d’une relative stabilité.
Pour ce faire, il a fallu à chaque fois l’intervention armée étrangère. Ces constatations
très générales conduisent au problème de l’existence des coalitions conservatrices, des
potentialités réelles de celles-ci pour déboucher sur des sorties de crise, et enfin du rôle
des forces étrangères dans les phases de particulière accentuation des conflits
politiques et sociaux.
25 Il est maintenant admis que dans la crise de 1843-1848, une fois la rébellion des paysans
du Sud en action avec des revendications bien spécifiques, toutes les fractions de
classes aisées, antérieurement en conflit entre elles, s’unissent pour défendre leurs
intérêts communs menacés. L’entente réalisée autour du président Philippe Guerrier (3
mai 1844 – 15 avril 1845) contre les insurgés du Sud dirigés par Jean Jacques Acaau et
Jeannot Jean François dit Jeannot Moline, a été qualifiée avec raison de “ Sainte
Alliance ”26. Mais, au-delà de l’expérience d’un gouvernement, toute la politique de
l’époque jusqu’en 1848, à travers la brièveté du passage des chefs d’Etat au pouvoir,
tend au ralliement de toutes les forces possédantes pour vaincre l’insurrection
paysanne. C’est pour augmenter la capacité d’action de cette politique de
rassemblement anti-populaire que les premiers mandataires de l’époque ont été
systématiquement choisis parmi les secteurs les plus aptes à atténuer les contradictions
à l’intérieur des classes dominantes27.
26 La grande crise de 1867-1870 présente également la particularité de l’existence d’une
efficace alliance de toutes les forces adverses au mouvement dirigé par Sylvain Salnave.
La coalition anti-Salnaviste parvient à disposer d’un décisif potentiel de gouvernement

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avec la formation des deux Etats séparés du Nord et du Sud, mais étroitement unis dans
la détermination d’éliminer “ l’ennemi commun ”, c’est-à-dire la mobilisation populaire
et son président qui portent atteinte aux privilèges des possédants. Et malgré son
caractère réactionnaire, cette coalition, entraîne avec elle, comme nous l’avons déjà
signalé, une fraction importante de la paysannerie, celle des rudes combattants du
Nord-Est, augmentant ainsi considérablement sa capacité de remporter la victoire 28.
27 Les ambitions dominatrices des Etats-Unis d’Amérique du Nord et des principales
puissances capitalistes de l’Europe ainsi que l’influence du jeu politique en République
dominicaine ont joué un rôle décisif dans l’issue de toutes ces crises systémiques qui
ont secoué la vie nationale au cours des XIXe et XXe siècles. Quant au thème relatif au
poids direct ou indirect de la situation de l’Etat voisin dans les sorties de crise en Haïti,
il pourrait bien faire l’objet d’une intéressante étude qui mettrait en même temps en
relief les réseaux de solidarité tissés dans les luttes socio-politiques menées dans les
deux pays au cours de ces périodes difficiles. Pour le moment, nous nous limitons à
signaler la récurrence d’une certaine présence politique dominicaine ainsi que nord-
américaine et européenne dans le déroulement et la fin des conflits.
28 Durant toute la crise de 1843-1848 se manifeste clairement un double mouvement : la
collaboration entre les opposants haïtiens et dominicains à la longue dictature
boyeriste en place dans les deux pays, ainsi que l’action ouverte des représentants de
France, Grande Bretagne, d’Espagne et des Etats-Unis d’Amérique du Nord 29. Les parties
en conflit au sein des couches dominantes recherchent les unes et les autres l’appui et
la protection de l’étranger. La France se révèle particulièrement active. Elle met tout en
œuvre, à travers ses agents diplomatiques, pour favoriser le mouvement séparatiste des
dominicains et obtenir en retour l’établissement d’un protectorat ou la cession d’une
partie du territoire du nouvel Etat30. En 1867-1870, la crise haïtienne s’entrecroise avec
les conflits politiques en République dominicaine. Les forces en lutte s’entraident de
part et d’autre de la frontière. En même temps les chefs rivaux sollicitent ouvertement,
chacun en sa faveur, l’intervention militaire étrangère en échange d’avantages aliénant
la souveraineté nationale31. Les deux chefs d’Etat haïtien et dominicain, Salnave et Baez
s’allient dans leurs luttes contre leurs oppositions armées respectivement dirigées par
Saget et Domingue d’un côté ainsi que par Luperon et Cabral de l’autre 32. “ Jamais le
danger de perdre leur indépendance ne fut plus grand pour ces deux peuples et jamais
l’alliance de leurs deux gouvernements ne fut plus maladroite, ni le rapprochement et
la camaraderie de leurs adversaires ne furent plus adroits, véhéments et justiciers ”,
nous dit un écrivain dominicain qui ne cache pas sa réprobation pour les deux pouvoirs
centraux de l’époque, bénéficiant l’un et l’autre d’un certain appui populaire 33. En effet,
Baez, comme Salnave, était un caudillo charismatique qui jouissait d’un large soutien
chez certaines couches pauvres des populations urbaines dominicaines dans leurs
luttes contre les grands commerçants34.
29 L’influence de la situation politique en République Dominicaine continue à se
manifester dans le développement des crises de 1908-1915 et 1986-1994. L’instabilité
chronique du pouvoir politique dans la République voisine entre 1911 et 1916 crée un
terrain favorable à la mobilisation des cacos insurgés du Nord-Est. L’historien Roger
Gaillard dans son étude sur les antécédents immédiats et les premières mesures de
l’Occupation nord-américaine invite à “ dresser le tableau du soutien réciproque ” que
les forces politiques contestataires s’octroyaient des deux côtés de la frontière tout au
cours de cette période35. Beaucoup plus tard, durant la crise 1986-1994, l’appui ouvert

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du gouvernement dominicain aux militaires et à tous les secteurs opposés au


mouvement populaire, a constitué un important obstacle au développement du combat
démocratique. A l’inverse, au cours de ces mêmes années, des groupes de plus en plus
nombreux de la société civile dominicaine manifestent activement leur solidarité avec
la lutte populaire pour le changement en Haïti.
30 Mais le fait marquant dans ces deux dernières situations de grandes crises, est
l’inexistence de la victoire d’une coalition anti-populaire. En 1906-1915, une telle
alliance ne s’est même pas concrétisée. Cela peut surtout s’expliquer par le caractère
même de la mobilisation populaire, qui, à ce moment-là, ne constituait pas en tant que
telle, une menace directe de prise du pouvoir. Tandis qu’en 1986-1994 la coalition anti-
populaire se constitue progressivement autour des militaires et parvient même à
renverser le nouveau cours démocratique entre 1991 et 1994. Cependant, malgré cette
victoire, elle est restée isolée, disposant de ce fait d’une très faible capacité de
gouvernement. Le coup d’Etat de septembre 1991 introduit plutôt une crise dans la
gestion de la grande crise. La coalition anti-populaire se révèle ainsi incapable d’assurer
une solution à l’ensemble du mouvement de contestation socio-politique. Comme
d’ailleurs en 1915, la sortie n’a pu être opérée que grâce à l’intervention armée
étrangère. Mais là s’arrête le rapprochement. En 1915, la coalition anti-populaire se
constitue après l’arrivée des troupes nord-américaines pour appuyer l’occupation et
combattre la résistance populaire. En 1994, la coalition anti-populaire est défaite par les
troupes étrangères et se rétablit ainsi le pouvoir démocratique avec l’appui du
mouvement populaire.

B - L’affrontement violent à grande échelle

31 L’efficacité des alliances des classes dominantes a constitué jusqu’ici, comme nous
l’avons vu, une condition indispensable à la matérialisation des sorties endogènes de
nos grandes crises. Quoique concernant un spectre limité de la société, la constitution
de ces alliances n’en résulte pas moins d’un jeu complexe d’intérêts de diverses
fractions politiques et sociales livrant une lutte acharnée et variée contre les
différentes poussées de la mobilisation populaire. En règle générale, le succès de ces
coalitions conservatrices a dépendu en grande partie de leur capacité d’élargissement,
ainsi que de leur possibilité d’aboutir à une alternative politique praticable et
provisoire acceptée par tous les secteurs qui les composent. L’obtention de tels
résultats implique naturellement la mise en œuvre de plusieurs mesures, dont en tout
premier lieu l’utilisation de la violence à grande échelle.
32 Pendant tout le XIXe siècle et jusqu’à l’Occupation nord-américaine de 1915,
l’affrontement armé représente itérativement pour toutes les couches sociales un des
principaux moyens pour à la fois contester et défendre le système en place.
33 Du point de vue du problème qui nous intéresse, tant en
1844-1848 qu’en 1867-1870, le mouvement populaire a surtout été vaincu par la force
des armes. Certes l’intensité, l’extension et la généralisation des combats militaires ont
été beaucoup plus marquantes au cours du second de ces deux moments de grande
crise. La guerre civile ne s’est pas limitée comme antérieurement à une seule région du
pays. Des foyers de lutte existaient dans presque toutes les provinces. En même temps
une sévère répression anti-populaire a toujours accompagné les victoires des partisans
du rétablissement de l’ordre. De mars à août 1846, après la mort d’Acaau, des

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opérations systématiques de nettoyage ont été menées dans une vaste zone du Sud
contre les paysans insurgés36. De même, Salnave fusillé et son régime déchu, des
tribunaux d’exception fonctionnent sans répit sur toute l’étendue du territoire pendant
les deux premiers mois de 1870, envoyant sommairement à la mort des centaines de
militants du mouvement populaire37.
34 Dans les deux grandes crises de 1908-1915 et 1986-1994, la répression anti-populaire est
également présente. En ce qui concerne la première, il a fallu cinq années de guerre et
d’actes de violence conduites par l’armée étrangère et ses supplétifs (1915-1920) pour
aboutir à l’annihilation de la mobilisation paysanne des cacos, au prix de milliers de
morts et faciliter ainsi l’implantation de la domination nord-américaine. Tandis qu’au
contraire le massacre encore une fois de milliers de citoyens lors du coup d’état de
septembre 1991 et le terrorisme d’État mis en vigueur depuis lors jusqu’en 1994, n’ont
pourtant pas permis aux groupes dominants d’avoir raison du mouvement populaire et
conséquemment de conserver le pouvoir usurpé.

C - Des réformes et du maintien de la continuité

35 Malgré son poids dans l’arsenal des moyens utilisés, la violence seule ne suffit pas.
D’autres procédés se révèlent aussi d’une remarquable efficience pour assurer une
sortie de crise favorable aux groupes sociaux dominants. En effet, outre les classiques
manœuvres de division et de récupération de certains leaders des mouvements
populaires, il s’agit en même temps d’opérer quelques légères réformes, tout en veillant
à assurer avant tout la continuité des éléments substantiels de la formation
économique et sociale.
36 Dès l’accession de Philippe Guerrier à la présidence en 1844, les premières démarches
sont entreprises pour casser l’unité de la rébellion paysanne. En ce sens, une délégation
est spécialement envoyée dans le Sud avec l’objectif de saper l’influence d’Acaau sur ses
principaux collaborateurs et d’autres membres de l’insurrection. Comme résultat de
cette initiative, certains de ses lieutenants commencent à se séparer de lui. Jeannot
Moline et Antoine Pierre de leur côté gèlent leur belligérance et reconnaissent
l’autorité du nouveau chef de l’État38. Cette politique de division-affaiblissement sera
appliquée même après la mort d’Acaau. Elle prendra encore plus d’ampleur lors de la
crise 1867-1870 car elle parviendra à opposer entre eux d’importants secteurs des
couches populaires : paysans contre paysans, populations pauvres des villes
s’affrontant aux habitants mobilisés des campagnes.
37 La mise en pratique de cette politique, incluant parfois la récupération de certains
partisans notoires des mouvements d’intense contestation sociale s’accompagne aussi
de l’octroi de concessions plus ou moins importantes et de la réalisation de quelques
réformes. Mais tout cela s’opère dans le cadre de la préservation de l’essence archaïque
du système de société, tant du point de vue économique que politique et social. Ici
intervient également un autre élément fondamental : le poids des habitus. Ainsi, les
sorties de crise en 1848 et 1870, comme d’ailleurs en 1915 malgré les changements
qu’elles ont pu provoquer dans l’immédiat n’ont débouché en définitive, après un
temps peu long, que sur de simples replâtrages. La continuité à chaque fois finit par
reprendre le dessus.
38 En 1848, avec Soulouque à la direction du pouvoir d’État, il se produit un véritable
renouvellement-élargissement du personnel politique. De nombreux anciens chefs du

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mouvement populaire accèdent à des postes importants dans le gouvernement. De plus


l’instauration du régime impérial entre 1849 et 1859 permet de conférer titres et
prestige aux récents bénéficiaires du pouvoir ainsi que d’établir les bases objectives
d’une distance sociale entre ces derniers et leurs milieux respectifs d’origine. Ce sont
autant d’éléments qui, embranchés à l’avènement d’un long cycle économique
d’expansion, ont contribué à cette stabilité politique maintenue jusque vers 1865-1867.
De même, la résurgence du courant libéral, sa présence remarquable au Parlement dont
d’ailleurs le poids augmente considérablement dans la gestion des affaires de l’État,
tout cela imprègne pendant quelques années d’un nouveau contenu la vie politique à la
sortie de la grande crise 1867-1870. Enfin, l’élimination des méthodes traditionnelles de
violence pour la prise du pouvoir, la modernisation de l’Administration publique, la
mise en train de certains services publics et l’assujettissement des principales branches
de l’activité économique par les monopoles impérialistes, constituent indubitablement
des orientations novatrices dans la politique de sortie de crise mise en application
après 1915.
39 Pourtant ces changements sont pour la plupart passagers et quand ils se révèlent
durables, ils demeurent en général superficiels et ne parviennent véritablement pas à
faire reculer l’archaïsme politique. C’est surtout pour comprendre cette situation qu’il
faut tenir compte de l’efficacité des habitus dans la conservation du système. Modèles
politiques de pratiques, comportements, modes de pensée, trajectoires sociales,
profondément incorporés aux individus, ces habitus sont naturellement des produits
historiques. S’ils n’empêchent pas, dans les périodes d’effervescence collective, de
prendre des initiatives créatrices pour le changement social, ils représentent pourtant,
dans les moments d’apaisement ou de reflux, un puissant facteur de reproduction du
système39. A ce compte, ont fini par triompher les pratiques découlant de
l’autocratisme présidentiel, des méthodes d’enrichissement rapide à partir des grandes
fonctions de l’État, ainsi que de l’autoritarisme et l’arbitraire qui percent à travers les
manières d’agir de la quasi-totalité des principaux fonctionnaires de l’État, tant au
niveau local que régional ou national.
40 Limités fondamentalement à une seule sphère, les changements opérés en relation avec
les politiques respectivement mises en vigueur après 1848, 1870 et 1915 pour conforter
les processus de sortie de crise, n’ont pas affecté outre mesure le système politique
national. En réalité, après chacune des importantes vagues contestataires, toujours
accompagnées d’ailleurs d’un considérable affaiblissement du pouvoir central, l’un des
premiers objectifs de ces diverses politiques a constamment été de renforcer ou au
mieux de moderniser l’appareil d’État pour assurer durablement le retour à l’ordre ; en
d’autres termes pour réaménager “ un compromis entre des forces pour et des forces
contre ”40. Mais, dans le cadre des défaites successives de ces grandes mobilisations
populaires, il n’a jamais pu être question d’une prise en charge effective de la
matérialisation des profondes aspirations des secteurs déshérités de la population. Les
mesures prises par Soulouque pour établir le contrôle de l’État sur le commerce du café
ont beaucoup plus servi à l’acquisition de scandaleuses fortunes tant par des
fonctionnaires que par des commerçants, au lieu de bénéficier aux cultivateurs 41. La
fixation d’un maximum pour les prix des marchandises de première nécessité et
l’organisation de magasins d’État pour combattre la vie chère sous Salnave n’ont pas
survécu au gouvernement de ce dernier42. La réelle satisfaction des revendications
populaires a donc toujours été la grande absente dans les activités étatiques
consécutives à ces moments de fortes commotions sociales. Or, comme nous le signale

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Pierre Rosanvallon, rappelant d’ailleurs Marx, “ la démocratie moderne doit consister


en une réincorporation de l’essentialité sociale dans la politique ” 43. Ce constat, valable
tant pour le XIXe que pour le XXe siècle, nous conduit alors à l’une des questions
capitales de l’actuelle sortie de crise.

Conclusion
41 Nous avons essentiellement considéré dans ce texte les grandes crises caractérisées à la
fois par une intense mobilisation populaire et une brusque accélération de la
détérioration des conditions de vie des classes laborieuses dans le cadre d’une profonde
instabilité politique et d’extrême affaiblissement de l’État. Le populaire, à travers ses
luttes, ses revendications, ses espoirs, ses succès partiels et ses défaites, se retrouve au
cœur des politiques de sortie de crise qui, hier comme aujourd’hui ont toutes visé un
objectif principal : maîtriser l’irruption momentanée des masses travailleuses sur la
scène politique.
42 Mais tout cela ne veut pas dire que la poussée des catégories sociales ouvrières et/ou
paysannes, ainsi que des populations marginales des villes, particulièrement de la
capitale, se manifeste seulement dans les moments de grande crise. Dans les
conjonctures de 1930, 1946 et 1956, l’activité politique des couches populaires se fait
remarquablement sentir et pèse significativement dans le déroulement des
événements. Les luttes sociales en 1929-1932, l’explosion revendicative prolétarienne
en 1946-1948, accompagnée de l’apparition au grand jour de partis se réclamant
ouvertement du mouvement ouvrier, l’acuité des luttes pour la succession
présidentielle en 1956-1957 avec le décisif appui du rouleau compresseur 44 à Daniel
Fignolé45, tout cela témoigne également de la présence du populaire au cours de ces
divers moments.
43 De manière générale, dans toutes ces crises, quelle que soit d’ailleurs leur nature, les
mêmes méthodes sont pratiquement utilisées. Avant tout, il s’agit de mater la vague de
protestation sociale. La répression, à plus ou moins grande échelle, joue en ce sens un
rôle clé. Ensuite des mesures sont prises pour colmater les brèches provoquées par les
mouvements populaires et assurer ainsi la continuité du système à travers quelques
changements limités. Entre l’une ou l’autre de ces sorties de crise, toute la différence
réside alors dans le degré de variation des distinctes capacités du système politique
pour affronter la complexité des situations créées au cours de chacun de ces moments
spécifiques. A ce compte, une démarcation très nette peut être établie entre le XIXe et le
XXe siècle à propos particulièrement des grandes crises.

44 En effet, en 1843-1848 et en 1867-1879, les classes dominantes locales disposent encore


des moyens leur permettant de résoudre par elles-mêmes la sortie de crise. La coalition
anti-populaire fonctionne efficacement et détermine elle-même, sous sa direction,
l’issue de la crise. Les interférences des puissances et Etats étrangers, une donnée
constante dans tous nos conflits politiques, demeurent donc limitées. Une situation
tout à fait contraire se présente en 1908-1915 et
1986-1994. Dans la première occurrence la coalition anti-populaire n’arrive même pas à
se constituer. Dans la seconde elle est vaincue et perd le pouvoir qu’elle avait pris
d’assaut. L’intervention militaire étrangère joue dans les deux circonstances le rôle
décisif dans la sortie de crise. Et dans une grande mesure, l’influence des groupes
d’intérêts étrangers, se manifestant de façon marquante avant et au cours du

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déroulement de la crise, représente en elle-même un obstacle à la constitution d’une


solide alliance anti-populaire.
45 C’est ainsi par exemple qu’en 1986-1994 les classes dominantes pour la première fois, ne
sont pas parvenues à vaincre le mouvement populaire. La réimposition en octobre 1994
de la victoire du 16 décembre 1990 ouvre des possibilités nouvelles pour une autre
politique de sortie de crise. Avec l’échec de celle appliquée depuis 1986, sous la houlette
des militaires, c’est tout un héritage et toute une méthodologie politiques qui sont
remis en question. Des pistes neuves doivent être explorées, sans dogmatisme, mais
aussi sans aucun pragmatisme dépourvu de perspective. Plus que jamais, il faut une
réflexion plurielle et des débats ouverts accompagnant l’engagement pour une
véritable transformation des divers champs de la vie sociale.

NOTES
Février 1996
1. L’année 1994 marque bien la fin d’une des diverses étapes du déroulement de la crise ouverte
en 1986.
2. Poulantzas N., “ Las transformaciones actuales del Estado, la crisis política y la crisis del
Estado ” in Varios, El   marxisme   y   la   crisis   del   Estado, Universidad Autonoma de Puebla, 1977,
pp. 23-65.
3. Hosbawm E., Rebeldes primitivos, Estudio sobre las formas arcaicas de los movimientos sociales en los
siglos XIX y XX, Editorial Ariel, Barcelona, 1974.
4. Magloire Auguste, Les insurrections, T. II, p. 350.
5. Hector M., “ Spécificités et fondements socio-historiques de la crise actuelle ”, Intervention au
Colloque international sur les droits de la personne, publiée dans le Nouvelliste du 25 janvier et du
27 janvier 1993.
6. Madiou Th., Histoire d’Haïti, Tome VIII, (1843-1846), Port au Prince, Editions Henri Deschamps,
1991, p. 134.
7. Extrait d’un appel d’Acaau cité par Charmant A., Haïti   vivra-t-elle ?, Tome I, 2e éd., Havre
imprimerie et Lithographie F. Le Roy, 1905, XXXIII-XXXIV.
8. Sur la notion de capacité politique voir …Diccionario de política, México, Siglo XXI, 1981.
9. Habermas J., Problemas de légitimación en el capitalismo tardio, Buenos Aires, Amorrortu editores,
Cuarta reimpresiòn 1991, p. 64.
10. Joachim B., Les racines du sous-développement en Haïti, Prix Deschamps 1979, p. 209.
11. Marte R., Estadisticas   y   documentos   históricos   sobre   Santo-Domingo   (1805-1890), p. 85 – voir
également Tunier A., Les Etats-Unis et le marché haïtien, p. 130 et 136.
12. Georges Adam A., Une   crise   haïtienne   1870-1869 :   Sylvain   Salnave, Prix Deschamps, 1982,
pp. 76-80.
13. Pierre G., La crise de 1929 et le développement du capitalisme en Haïti, inédit.
14. Gaillard G., L’expérience haïtienne de la dette extérieure ou une production caféière pillée (1878-1915),
pp. 94-96 ; voir aussi Dalencourt F., Précis méthodique d’Histoire d’Haïti, Imp. chez l’auteur, Port au
Prince, 1935, p. 20.

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15. Cadet Ch., “ Crise multi dimensionnelle ”, Chemins   Critiques, vol. 2, n° 2, septembre 1991,
pp. 55-89, voir aussi La République haïtienne (3.d., Barthelemy G. et Girault C.), Paris, Karthala,
1993, “ La crise économique ”, pp. 267-293.
16. La feuille du commerce, n° du 23 juillet 1837.
17. Dubois François Elie, Précis historique de la Révolution haïtienne de 1843, Paris, Imprimerie de P.
A. Bourdier, 1866, p. 53.
18. Les crises d’ancien régime, caractérisées par l’historien E. Labrousse, sont dues à des
phénomènes de rareté qui eux-mêmes provoquent des hausses de prix. Elles s’opposent aux
crises modernes de surproduction. Voir Jean Bouvier, Initiation au vocabulaire et aux mécanismes
économiques contemporains, Paris, Sedes, 1982.
19. Georges Adam A., op. cit. ; plusieurs indications sur cette question dans Doubout J.J., Haïti,
Féodalisme ou capitalisme, Abécé, 1973.
20. Desquiron J., Haïti   à   la   une.   Une   anthologie   de   la   presse   haïtienne   de   1734   à   1934, Tome III,
1909-1917, L’Imprimeur, 1995, p. 71 et 87.
21. Cité par Dalencourt F., op. cit., p. 132.
22. Voir Joachim B., op. cit., pp. 215 et 235 ; Gaillard G., op. cit., p. 96 ; Manigat L., L’Amérique latine
au XXe siècle 1889-1929, Paris, Seuil, 1991, p. 333.
23. Deshommes F., Vie chère et politique économique en Haïti, L’Imprimeur II, 1992, p. 5.
24. Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique, Cahier de conjoncture, octobre à décembre 92,
Mars 1993, p. 18.
25. Cadet Ch., Crise paupérisation et marginalisation dans l’Haïti contemporaine, (sous-presse).
26. Moise Cl., “ Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti ”, Tome I, La   faillite   des   classes
dirigeantes (1804-1915), Montréal, CIDHICA, 1988, pp. 106-107.
27. Doubout J. J., op. cit.
28. Georges Adam A., op. cit., pp. 153-160 ; également Moise C., op. cit., pp. 161-164.
29. Luciano Franco J., Revoluciones y conflictos internationales en el Caribe, 1789-1854, La Havane,
Academia de Ciencas, 1965, pp. 178 et sq.
30. Price Mars, La République d’Haïti et la République dominicaine, voir aussi Arty, Le plan Levasseur,
Thèse de doctorat en histoire, Paris, 1980, 697 p. (dactylographiée).
31. Magloire A., op. cit., Georges Adam A., op. cit.
32. Moya Pons F., Manual de historia dominicana, 8e édition, UCMM, 1984, Santiago R.D., p. 372.
33. Nicolasco S., Commentaires sur l’histoire de J. Price Mars, Editora del Caribe, Ciudad Trujillo,
1956, pp. 31-32 ; sur la collusion des hommes politiques avec les puissances étrangères lors de la
crise 1867-1870, on peut voir aussi Dr. Dalecour F., op. cit., p. 74.
34. Voir les textes respectifs de Juan Isidro Jimenes Grullón et de Bosh Juan dans Duarte en la
Historiografía Dominicana, vol. III, Colección y notas : Dr. Tena Reyes Jorge, Editora Taller, Santo
Domingo, R.D., 1994, pp. 685-701 et pp. 719-726.
35. Gaillard R., Les   Cents   jours   de   Rosalvo   Bobo   ou   une   mise   à   mort   politique   1914-1915, Presses
Nationales, 1973, p. 39 ; voir aussi Desquiron J., op. cit., Tomes I et III.
36. Robin E., Abrégé de l’Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie de l’auteur, 1878.
37. Corvington G., Port-au-Prince au cours des ans. La métropole haïtienne du  XIXe siècle, 1804-1888,
Imprimerie Deschamps, 1974, pp. 187-188 ; voir aussi Georges Adam, op. cit., pp. 205-207.
38. Madiou Thomas, Histoire d’Haïti, 1843-1846, Tome VIII, Editions Henri Deschamps.
39. Bourdieu P., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, les Editions de minuit, 1979. Voir
également Dobry M., Sociologia de las crisis políticas, Siglo XXI, Madrid, 1988, pp. 220 et sq.
40. Braudel F., Civilisation matérielle économie et capitalisme  XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin,
1979, Tome II, p. 4650 (souligné dans le texte).
41. Doubout J. J., op. cit.
42. Georges Adam A., op. cit. p. 141 et p. 171 ; voir aussi Joachim B., op. cit., p. 212.

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59

43. Rosanvallon P., “ Citoyenneté, politique et citoyenneté sociale au XIXe siècle ”, Le mouvement
social, n° 171, Avril - juin 1995, pp. 9-30.
44. Le terme est apparu en 1946 pour qualifier depuis lors les grandes manifestations en faveur
de Fignolé.
45. Le pouvoir noir en Haïti, V & R éditeurs - CIDHICA, 1988, Québec ; Doubout et Joly, Notes sur le
développement du mouvement syndical en Haïti, Abécé, 1974, Hector M., Syndicalisme et socialisme,
Imprimerie Deschamps, 1989 ; du même auteur : Haïti, la lucha por la democracia, UAP, Mexico,
1986 ; “ Charisme et mouvements populaires, XIXe-XXe siècle ”, Revue   de   la   société   Haïtienne
d’Histoire et de Géographique, n° 179-180, Mars - juin 1994, pp. 7-74.

RÉSUMÉS
Haïti a connu quatre grandes crises systémiques (1843-1848, 1867-1870, 1908-1915, 1986-1994).
Caractérisées par une forte mobilisation populaire, la détérioration des conditions de vie et
l’affaiblissement du régime politique, elles n’ont pas produit de solutions politiques favorables au
peuple. Elles ont révélé l’étanchéité des barrières sociales et l’absence d’une culture politique du
compromis. En dépit d’une mise en cause de l’ensemble du système par ces crises, la coalition des
classes dominantes a réussi à mettre en échec toutes les perspectives d’alliance populaire ;
constituant ainsi une modalité de sortie de crise.

Haiti has been through four major systemic crises, (1843-1848, 1867-1870, 1908-1915, 1986-1994)
whose distinctive features, (strong participation of the people, deteriorating life conditions, and
a weakened political regime), have not brought about any solution politically favorable to the
people. They have revealed the yawning gap between the haves and the have-nots, as well as a
political culture lacking the sense of compromise. Notwithstanding the fact that the system as a
whole has been called into question by the crisis, the ruling classes have managed through their
coalition to keep all popular alliances at bay, thus offering a possible scenario out of the crisis.

INDEX
Index géographique : Haïti
Keywords : crisis, formation of the nation, mobilisation, political regime, social classes
Mots-clés : classes sociales, crise, formation nationale, mobilisation, régime politique

AUTEUR
MICHEL HECTOR

Université d’Etat d’Haïti

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


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Le défi haïtien : re-fonder l’Etat à


partir de la décentralisation ?
Julien Mérion

1 L’histoire constitutionnelle et politique de la République d’Haïti depuis 1804 apparaît à


l’observateur comme une course éperdue vers la recherche d’une identité étatique.
Celle-ci se comprend comme l’effort d’adaptation d’un cadre juridique moderne aux
conditions particulières d’une société surgie brutalement de la colonisation où la
cohésion nationale s’est heurtée en permanence aux appétits de pouvoir et à une
tribalisation du champ politique.
2 Les jugements et les analyses n’ont pas manqué sur les caractères de la société
haïtienne depuis l’indépendance. Haïti reste à bien des égards une énigme pour les
juristes et les politologues.
3 Issue de la Révolution française, sœur révolutionnaire des Etats Unis d’Amérique, mère
protectrice des mouvements d’émancipation d’Amérique Centrale et du Sud, Haïti
empruntera à chacune de ces sphères politiques des pans entiers de leur architecture
politique sans pour autant parvenir à une construction durable. De la Révolution
française et de l’esprit des Lumières, les Haïtiens hériteront un certain goût pour le
rationalisme juridique sans prendre en considération les rapports de force sociaux. Les
propos suivants du doyen Hauriou sont d’une pénétrante vérité et peuvent sans trop de
risque être transposés dans l’ancienne colonie de Saint-Domingue: “ Cette instabilité
constitutionnelle de la France qui tranche avec la stabilité de certains autres pays…
s’explique par ses remous d’une révolution violente qui ayant renouvelé à la fois toutes
les institutions politiques et sociales, n’a pas pu du premier coup trouver l’équilibre
véritable des forces nouvelles qu’elle avait déchaînées aux prises avec les forces
anciennes inhérentes à tout ordre social ”1. La comparaison entre la France et Haïti ne
manque pas d’intérêt. Les deux sociétés connaissent des transformations radicales de
l’ordre économique, sociale et politique au nom des idéaux de liberté, bien que l’une se
fasse contre l’autre. Elles subissent la même instabilité au sortir de la Révolution même
si en France, en raison de la plus longue fermentation historique et du développement
effectif du capitalisme, les excès ont vite été jugulés et les compromis se sont imposés
plus rapidement. Il n’empêche que toute cette période d’instabilité est marquée dans

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un cas comme dans l’autre du mythe constitutionaliste consistant à conférer à un


simple acte juridique (la Constitution) des vertus fondatrices alors qu’il ne fait que
traduire la réalité des rapports de force. En outre, il importe de préciser que les forces
anciennes dont parle Hauriou, n’existent que virtuellement en Haïti, après la déroute
de l’armée de Leclerc, ce qui n’est pas le cas en France.
4 Des Etats-Unis, si proches et si suspects, les constitutionalistes haïtiens adopteront 1a
grande ligne du système présidentiel, rejetant par la même occasion le
parlementarisme. Comme le notent
M.J. Skidmore et M. Carter Tripp: “ La Constitution des Etats Unis, pourtant fondée sur
la séparation des pouvoirs et la surveillance de chacun par les autres, confère une
prééminence au législatif, mais au moment où la charte entre dans le troisième siècle
de son existence, l’exécutif occupe le devant de la scène en profitant des prérogatives
que lui délègue le Congrès ou dont celui-ci n’use pas.”2Cette appréciation sur le système
politique américain explique à merveille le glissement qui s’opère du régime
présidentiel vers le présidentialisme. Celui-ci sévira en Amérique du Sud en général et
en Haïti en particulier. Le rôle du pouvoir législatif et la réelle séparation des pouvoirs
conditionnent le fonctionnement démocratique à Washington et les limites opposées au
locataire de la Maison Blanche, tandis que les importateurs de ce système n’en auront
retenu que l’importance et le prestige de la fonction présidentielle. Cette tendance que
l’on retrouve sur tout le continent sud américain prendra une forme spécifique en Haïti
où les nouvelles élites seront projetées brutalement dans l’arène enivrante du pouvoir
sans vision globale de la société nouvelle à édifier. On passa alors très vite à une forme
patrimoniale de la détention et de l’exercice du pouvoir qui va faire de la République
d’Haïti le champ de bataille des appétits et des revanches.
5 Bien qu’ayant précédé le train des indépendances d’Amérique centrale et du sud, Haïti
n’en reste pas moins identifiable à cette région sur certains aspects. L’analyse en
termes géostratégique révèle, s’il en était besoin, qu’elle fait partie au même titre que
le Salvador ou le Honduras de “ l’arrière-cour ” des Etats-Unis, baignant en plein dans
“ la Méditerranée américaine ”. Ainsi comprend-on les motifs véritables de l’occupation
américaine de 1915 à 19343. Mais par delà cette emprise directe, il est une constante que
l’on retrouve dans toute l’Amérique “ sub-étasunienne ”, c’est le militarisme. Haïti n’y
échappera pas et on peut mieux le comprendre à partir de cette approche faite par
Alain Destexhe: “ L’histoire mouvementée de l’Amérique centrale a engendré le
militarisme. La construction de l’État au Guatemala et au Salvador est inséparable de la
création d’armées modernes. Très tôt, l’armée s’est vue confier des fonctions qui ne la
prédisposaient pas à la neutralité dans la conduite des affaires: centraliser le pouvoir,
contrôler l’ensemble du territoire et intégrer les différentes composantes ethniques et
sociales dans l’ensemble national”4. Formée à l’école américaine pendant l’occupation,
l’armée haïtienne deviendra très vite un régulateur politique et un bras séculier du
pouvoir dont le rôle a été décrit par Kern Delince dans son ouvrageArmée etpolitique en
Haïti5.   Il met notamment en évidence une différence essentielle avec les régimes
d’Amérique centrale, l’absence de projet politique autonome. Le militarisme haïtien
prend avant tout une forme prétorienne en ce sens que l’armée se veut le garant d’une
élite au pouvoir. Kern Delince peut noter à ce propos “ Les ferments d’instabilité
inhérents au fonctionnement du système suscitent des crises récurrentes qui risquent
d’entraîner une situation anarchique ou chaotique. Pour suppléer à la carence du
pouvoir, largement débordé, l’armée intervient presque à son corps défendant et
impose son arbitrage aux multiples factions antagonistes. Elle le fait parce qu’elle est

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consciente de l’efficacité des moyens coercitifs à sa disposition, pénétrée de sa vocation


de maintien de l’ordre et résolue à empêcher une évolution qu’elle considère néfaste
pour le pays ”6.
6 Les trois aspects évoqués ci dessus expliquent en grande partie le mal être de la
République haïtienne d’aujourd’hui et le souci des constituants de 1987 de mettre en
place les instruments institutionnels permettant de corriger la malformation
congénitale de l’Etat haïtien et d’endiguer toutes tendances à la “ macoutisation ” qui
pourrait se faire jour. Le système politique haïtien s’est constitué depuis
l’indépendance autour d’un mimétisme constitutionnel d’inspiration multiple (France,
Etats-Unis), ayant pour vocation de fonder l’Etat sans y parvenir complètement en
raison de l’instabilité générée par la “ patrimonialisation ” du pouvoir s’appuyant sur
une armée prétorienne. Ce système a existé sous différentes formes depuis 1804 et a
façonné l’espace politique haïtien de façon perceptible. Le “ déchoukaj ” de 1986 a
constitué de ce point de vue une révolution en ce sens que les événements qui ont
conduit au 7 février 1986 tranche d’avec les habituels processus de changement
“ dynastiques ” qui avaient jalonné l’histoire haïtienne. Cette fois, la pression venait
directement de la masse et imposait des changements radicaux. Mise au ban de la
société internationale, montrée du doigt par tous les démocrates, la dictature
duvalierienne a été abandonnée de tous à cette occasion. Un an après une constitution
définissait le nouveau cadre imposé au pouvoir politique. Conçue comme l’antithèse du
régime précédent, elle se veut un antidote contre les velléités de retour au macoutisme.
L’effort de modernisation et de démocratisation exige pour sa réalisation un certain
nombre de préalables. Le premier est relatif à l’existence même de l’État en Haïti. Cette
question conditionne toute démarche visant à “ objectiviser ” les rapports politiques.
Le deuxième préalable concerne le modèle démocratique retenu dans un pays où la
tradition dans ce domaine fait cruellement défaut. De façon consubstantielle à cette
question se pose celle de l’organisation et de l’administration territoriale. En d’autres
termes, l’incontournable problème de la décentralisation et sa place dans le processus
de modernisation et de démocratisation. Ce sont ces préalables que les lignes qui
suivent vont tenter d’analyser.

I - L’État inachevé
7 Cette formule exprime mieux quetoute autre la source principale des difficultés
auxquelles se heurte encore de nos jours la République d’Haïti.

A - Une naissance difficile

8 Le constat a été établi depuis longtemps que les structures publiques et


l’institutionnalisation du champ politique souffraient d’une profonde carence. Cette
carence trouve ses racines dans les conditions de l’avènement de la Nouvelle
République Noire au début du XIXème siècle. En effet en 1804, si la pensée politique de
Toussaint Louverture ou de Jean-Jacques Dessalines concorde parfaitement avec une
problématique antiesclavagiste, elle n’est nullement fondatrice d’un nouvel ordre
politique. Claude Moïse note fort à propos dans Constitutions et lutte de pouvoir en Haïti:
“ Jean-Jacques Dessalines, Général en chef de l’armée des insurgés, principal héros de
l’Indépendance, accède tout naturellement à la direction du pays, une situation de fait

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entérinée par l’armée et le peuple. Il ne semble pas que les nouveaux dirigeants aient
senti la nécessité de doter le nouvel Etat d’une Constitution. Les premiers textes
officiels sont muets sur le régime politique. De la reddition de Rochambau en novembre
1803 jusqu’à la charte de 1805, c’est le vide constitutionnel. Ce silence paraît traduire
les hésitations de la classe dirigeante quant à sa gestion de l’héritage et à l’avenir
économique de la nouvelle Nation. Celle-ci s’enremet donc à Dessalines ” 7. Cette analyse
indique clairement que l’Indépendance nouvellement acquise ne procède pas d’un
projet politique élaboré. De fait, l’exercice du pouvoir tombe dans le domaine privé
avec une tendance certaine à la personnalisation. Cette dérive empruntera les voies du
messianisme empêchant du même coup l’émergence d’un socle institutionnel de type
étatique. Plébiscité par ses pairs qui constituent la seule autorité organisée du pays 8,
Dessalines confortera son autorité par la force et l’intimidation. Les bases de
l’édification d’un État garant de l’intérêt général, au sens libéral du terme ne sont pas
jetées, loin s’en faut. La difficulté tient certainement dans le fait qu’en arrivant au
pouvoir Dessalines et les siens n’avaient d’autres références que le système colonial
qu’ils ont combattu et dont ils redoutent le retour. On assiste alors à une double
attitude.
9 D’une part, le rejet qui est d’essence raciale dans la mesure où l’ancien régime est vite
assimilé à l’ethnie qui l’a représentée aux yeux de la population. Dans la déclaration
préliminaire à la Constitution de 1805 on peut lire: “ Aucun Blanc, quelle que soit sa
nation, ne mettra le pied sur ce territoire, à titre de maître et de propriétaire, et ne
pourra à l’avenir y acquérir aucune propriété. ”
10 Cette formulation sera reprise dans tous les textes constitutionnels jusqu’à 1918, bien
que la terminologie raciale ait cédé la place, à partir de 1867 à un concept moins
critiquable, celui d’étranger.
11 La base d’organisation du nouveau pouvoir est – nécessité oblige – d’essence militaire,
tout comme l’est la relation avec la population. Cela paraît logique dans la mesure où
Dessalines et ses successeurs ne disposent pas d’autres standards que l’autorité et
l’organisation militaires où ils ont fait leurs classes. Il aurait fallu, comme cela s’est
produit ailleurs, que l’armée s’adapte à la gestion civile pour contribuer aux tâches de
reconstruction et favoriser l’unité nationale. Il n’en a rien été car les chefs militaires
sont restés des chefs de clan.
12 D’autre part, les nouveaux maîtres du pays procèdent à la récupération des modèles
politiques de l’ancienne puissance coloniale. La Constitution de 1805 illustre à merveille
cette attitude. Informé que Bonaparte s’était fait proclamé Empereur, Dessalines
n’hésite pas une seconde pour emboîter le pas à ce Général, hier honni. Avec les
honneurs et les pompes d’usage, il croit faire un nouveau pied de nez à la puissance
coloniale vaincue. Cette Constitution, loin de contribuer à la mise en place d’un espace
public, conforte la confusion entre pouvoir militaire, pouvoir personnel et clientélisme.
Elle est un instrument de domination au service d’un homme. Elle eut pour
conséquence d’attiser les rivalités et de rompre le fragile consensus qui avait suivi
l’Indépendance. Dessalines éliminé, l’enthousiasme de la liberté nouvellement conquise
retombée, Haïti se retrouvait face à elle-même, livrée aux rivalités d’une oligarchie
fragmentée. Les monarchies, les dictatures plus ou moins avouées qui se sont succédé
ont toutes concouru à l’apparition d’un présidentialisme typique réfutant tout
délestage institutionnel en vue de la constitution d’un État-nation susceptible de
réguler les conflits d’intérêt. La société politique haïtienne semble marquée à cette

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époque des stigmates de l’histoire coloniale en reproduisant à l’échelle d’un pays le


modèle de la plantation. Dominée toute entière par quelques maîtres, cette société se
vit jusqu’à 1915, date de l’intervention américaine comme le champ clos de “ querelles
familiales ”. De l’Indépendance à cette intervention, pas moins de 14 Constitutions
seront promulguées, traduisant l’instabilité politique qui règne dans ce pays. Dans ces
conditions, la construction étatique reste à l’état d’ébauche et en tout cas privée du
cadre juridique qui lui aurait été nécessaire. Analysant cette situation Price-Mars
écrivait: “ Donc l’organisation de l’État haïtien, en 1804, se heurte à des difficultés qui
ne furent pas seulement d’ordre technique telles que l’agencement des services
administratifs la confection des lois et leur mode d’application, la division des Pouvoirs
et leur coordination dans l’exercice de la puissance publique, mais lespires obstacles à
un fonctionnement normal de cet organisme résident dans sa structure économique ” 9.
13 Ainsi l’avènement de l’État serait, selon Price-Mars, entravé par les caractéristiques de
la structure économique. Dans le cas d’espèce, le système colonial reposait
principalement sur l’économie de plantation. Celle-ci par essence était tournée vers
l’exportation. Or la rupture des liens coloniaux renversait cette logique sans pouvoir lui
substituer une nouvelle logique marchande faute de définition d’un marché intérieur
identifié, pas plus qu’elle ne pouvait donner naissance à un capitalisme national par
manque d’accumulation. Aussi, l’après-indépendance sera l’occasion pour les nouvelles
élites de procéder à cette accumulation dans les conditions difficiles d’une économie
ruinée par la guerre et privée de ses débouchés traditionnels. La réduction du terrain
économique et l’absence de tradition de domination politique aboutirent à une lutte
acharnée sans paravent institutionnel.
14 La notion même d’Administration semble étrangère aux préoccupations du moment. La
gestion du territoire est mal maîtrisée comme en témoignent les affrontements entre le
Nord et le Sud après l’élimination de Dessalines (proclamation de la monarchie dans le
Nord par Christophe en 1811) ou encore la guerre entre le Nord et l’Ouest en 1889.
15 Les conditions d’avènement de l’État haïtien ne le prédisposent pas à une structuration
juridique de l’espace politique. La Nation est en gestation carelle ne peut se réduire à la
seule volonté de se libérer du joug esclavagiste et colonial. Identifiée à la race, elle a du
mal à se constituer en vouloir-vivre commun. Les antagonisme sociaux et régionaux ne
tardent pas à se manifester et ce d’autant qu’une partie non négligeable des nouvelles
élites ne rêve que de revêtir les habits de l’ancien maître. Il s’ensuivit une coupure
profonde entre les classesdirigeantes et la paysannerie. Suzy Castor fait remarquer à
cet égard que: “ la masse des agriculteurs était constituée de paysans sans terre, de
métayers ou de serfs. La conquête d’un lopin de terre, sa défense à tout prix, étaient le
centre de la vie paysanne. Le paiement de la rente aux propriétaires terriens ou à l’Etat
et le paiement des impôts servaient à soutenir les secteurs parasitaires. Bien qu’elle
supportât tout le poids de la politique inconséquente des secteurs au pouvoir, la masse
paysanne se débattait dans l’analphabétisme et le retard; elle vivait en marge du
progrès.
16 Les protestations à l’encontre de cette situation prirent des formes diverses et actives;
plus d’une fois les paysans prirent Les armes pour réclamer leur droit à la propriété et à
une vie meilleure ”10. Le concept d’État-prédateur utilisé dans d’autres circonstances
pourrait s’appliquer à ce cas de figure car le pouvoir se trouve dans l’incapacité de faire
surgir une philosophie et une pratique de l’intérêt général capables de transcender et
de réguler les conflits et les contradictions de la société civile. Cet État sera tout entier

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consacré après l’Indépendance à consolider les structures coloniales afin de les mettre
au service des nouvelles classes dirigeantes. Ne pouvant en maîtriser tous les rouages,
les élites politiques en firent un rempart contre les convoitises des uns et les
revendications des autres.
17 La dimension culturelle ne saurait être écartée à ce stade de l’analyse. Quoiqu’on dise,
l’État-nation est une création de l’Europe occidentale qui suppose des conditions
économiques, sociales, politiques et culturelles issues d’un cheminement historique
spécial. La société haïtienne du début du XIXème siècle est-elle prête à recevoir ce mode
d’organisation? Rien n’est moins sûr quand on examine les conditions de
l’Indépendance qui porte au pouvoir, non pas la classe des colons provenant
directement d’Europe et imprégnée de sa culture comme ce fut le cas aux États-Unis et
dans le reste du continent américain, mais les anciens esclaves africains baignés de
culture créole et étrangers à la civilisation européenne. Certes, beaucoup se sont frottés
à cette civilisation et en maîtrisent d’importants fragments. Mais ils sont surtout
influencés pur l’univers de la plantation qu’ils ont connu “ in vivo ” et par les
réminiscences de culture africaine qui dans le cas particulier d’Haïti a pu se
transmettre de génération en génération façonnant d’une certaine façon la cosmogonie
haïtienne. C’est cette société qui surgit sur la scène de l’histoire à un moment où la
modélisation étatique s’impose à la suite de la Révolution française. Ce qui est vrai des
élites, l’est encore plus de la grande masse des paysans retirés dans l’arrière-pays,
victimes de l’analphabétisme, écartés des querelles de pouvoir et soucieux avant toute
chose de s’installer dans le “ºnouveau mondeº” dans lequel ils ont été projetés. Ainsi
l’idée même d’État est en dehors de la sphère conceptuelle de la grande majorité des
haïtiens, acteurs de l’indépendance.

B - La dérive néo-patrimoniale

18 L’État haïtien enfanté dans la lutte contre l’esclavage colonial contient bien des fissures
lorsqu’il s’installe à la place laissée vacante par l’Administration française. La porte est
dorénavant ouverte pour tous les débordements. Ceux-ci ne vont pas manquer entre
1804 et 1986. Il ne s’agit pas de dresser ici l’inventaire de toutes les pathologies
recensées pendant cette période. C’est une tâche certainement exaltante mais qui
suppose un examen plus approfondi et plus concret des mécanismes spécifiques de
gestion du pouvoir, des interférences raciales, de l’influence de la sphère magico-
religieuse mais aussi des luttes sociales, des résistances à l’oppression qui ont jalonné
cet intervalle. Ce n’est pas l’objectif poursuivi par la présente réflexion qui s’attachera
surtout à cerner la nature de la relation d’autorité qui naîtra de la pratique haïtienne.
Pour ce faire, le recours à MaxWeber sera d’une précieuse utilité, notamment l’analyse
qu’il fait des types d’autorité11. Selon la typologie webérienne, le mode d’exercice du
pouvoir en Haïti relevait de l’autorité traditionnelle. Cette autorité à pour seul
fondement la tradition qui dans le cas d’espèce s’est établie rapidement à partir des
gouvernements de Dessalines et Christophe. Le système oppose une farouche résistance
au changement, car tout écart à la supposée tradition peut lui être fatal. Mais le plus
important de l’analyse de Weber réside dans le fait que dans ce type d’autorité, la
notion de fonction devient vite une notion évanescente. La distribution des rôles se
réalise par la reconnaissance de statuts personnels qui légitiment à eux seuls les
détenteurs de l’autorité. Il s’ensuit que ceux-ci se trouvent tenus exclusivement par des
liens d’obéissance personnelle à leurs supérieurs. Dès lors, il n’existe plus de sphères

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délimitées de compétence qui se rattacheraient au statut. Aussi la distinction moderne,


qui fonde l’autorité légale rationnelle, entre domaine public et domaine privé, activités
publiques et activités privées s’efface. Weber distingue différents types d’autorité
traditionnelle suivant le degré de précision des statuts définis par la tradition. Si celle-
ci fixe le rôle de chacun, il y a une auto-limitation justifiée principalement par la
nécessité d’obtenir l’adhésion ou la collaboration de toutes les autorités légitimes. C’est
le cas pour la gérontocratie et le patriarcat à qui la tradition confère sagesse et sens de
l’équité. A l’opposé, et c’est ce type qui nous intéresse, Weber décrit la situation où le
chef se trouve libéré de tout contrepoids et développe une administration directement
placée sous son commandement. C’est le patrimonialisme. L’État se confond avec le
titulaire de l’autorité qui vassalise tous les reluis de pouvoir. On retrouve là nombre de
caractéristiques de la société politique haïtienne postérieure à l’Indépendance. Il serait
cependant excessif de réduire celle ci à une chefferie d’État primaire. Nous l’avons déjà
vu, le contexte international et le mimétisme dont elle ne peut se départir, lui impose
des compromis de forme qui s’expriment par une adhésion de principe aux dogmes
libéraux.
19 Il paraît plus judicieux de se référer à la notion de “ºnéo-patrimonialismeº” utilisée
pour l’Afrique par Max Liniger-Goumaz. Il la définit comme suit: “ le néo-
patrimonialisme s’oppose au patrimonialisme du fait que si dans ce dernier le secteur
public naissait du secteur privé – les fonctions administratives trouvant leur origine
dans ses fonctions domestiques – avec le néo-patrimonialisme, le secteur public est
carrément privatisé puisqu’on gère l’État tel un domaine personnel. L’absence de
séparation entre domaine privé et public est cause du népotisme et des autres tares de
l’État africain actuel”12. Il précise plus loin: “ Dans l’Etat néo-patrimonial, les rapports
publics sont personnalisés et les affaires publiques gérées en fonction d’une finalité
privée. La fonction publique devient un office, source de statuts, de prestige, de
récompense et surtout de revenus ”13.
20 Cet éclairage transposé sur la réalité haïtienne illumine et explique bien des
comportements. Il en est ainsi de la réinterprétation du système présidentiel qui tient
lieu de doctrine constitutionnelle officielle depuis 1816 avec Pétion. Claude
Moïseconforte cette appréciation en écrivant: “ La Constitution et les lois confiées au
bon vouloir, à la bienveillance paternelle de Pétion, le chef d’Etat omnipotent dont on
sollicite la miséricorde: tout au long de l’histoire d’Haïti, ce paternalisme imprégnera la
relation à l’autorité, aux détenteurs du pouvoir. Il a commencé à se manifester avec
Toussaint Louverture qui, après avoir reconnu son père en Laveaux, gouverneur
général de Saint-Domingue (1793-1797), devint à son tour le père de ses gouvernés et
recommanda la transposition du modèle familial dans les relations de travail ” 14.
L’opposition mise au pas, le pouvoir entièrement concentré entre les mains du
Président, les gouvernés infantilisés, tous les ingrédients se trouvent réunis pour la
dérive néo-patrimoniale annoncée.
21 A l’évidence, le système haïtien ne peut se réduire au modèle africain décrit par Max
Liniger-Goumaz. En premier lieu, à cause de son antériorité car les indépendances
africaines sont un phénomène de la deuxième moitié du XXème siècle. Ensuite, parce que
l’environnement socioculturel est de nature différente avec la persistance en Afrique
des ensembles tribaux. Enfin, parce que les conditions d’accession à l’Indépendance
diffèrent fortement. Malgré tout, ces systèmes présentent des traits communs qui
invitent à l’extension de l’analyse spécifique faite pour l’Afrique. On pourrait même en

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raison de l’antériorité du système et du degré de “dépublicisation” observé, aboutir à la


conclusion que l’idéal-type de l’État néo-patrimonial serait l’Etat haïtien pour
reprendre une problématique weberienne. Sans en arriver jusque là, on peut sans
difficulté repérer des exemples d’un réalisme saisissant dans l’histoire politique de celle
qui fut la “ Perle des Antilles ”. Outre Dessalines, Christophe et Pétion qui ouvrirent la
route de la privatisation du pouvoir, il faut mentionner la ronde impériale de
Soulouque de 1847 à 1858 qui reste gravée dans les mémoires comme l’exemple typique
de pouvoir personnel fondé sur la terreur et se réclamant de la tradition dessalienne. Il
en ira quasiment de même pour Salnave (1867-1869), Salomon (1879-1888) qui bien que
se réclamant de la Constitution n’en vont pas moins imposer une présidence
personnelle reposant sur des clans et faisant place nette autours d’eux.
22 Cette dérive sera l’une des raisons invoquées pour justifier l’intervention américaine en
1915. Instabilité politique chronique, terrorisme officiel, suffiront à faire accepter l’idée
d’une pacification du pays. Celle-ci ne durera que le temps de l’occupation car, sitôt
débarrassée des marines, la classe politique haïtienne saura reprendre son rythme et
ses rites. De Borno à Lescot en passant par Vincent, les Présidents pourront tirer parti
de l’appareil présidentiel légué par les américains. Ils s’attacheront à jouer sur
l’allégeance à l’Oncle Sam pour perpétuer les vieilles pratiques léguées par les pères
fondateurs de la nation haïtienne. L’apothéose surviendra avec l’avènement de la
dynastie Duvalier. La patrimonialisation sera poussée à son comble et irradiera toute la
société. L’armée même n’y échappera pas lorsque seront créés les Volontaires au
Service National (VSN) plus connus sous l’appellation de “ tontons macoutes ” qui
s’apparentent à une milice privée. Cette patrimonialisation paroxysmale s’exprimera
par la Présidence à Vie, la création d’une dynastie et la réduction par la violence de
toute opposition15.
23 L’État dans ces conditions est devenu la propriété du détenteur exclusif du pouvoir qui
installera un népotisme insolent au point de choquer et d’irriter ses alliés de l’intérieur
comme de l’extérieur.

C - L’influence des facteurs externes sur l’appareil étatique

24 Nous avions précédemment mis l’accent sur l’impact des systèmes politiques français et
américain sur le constitutionalisme haïtien. Le premier pour des raisons historiques
évidentes car la Révolution de 1789 est à l’origine simultanément de la France politique
moderne et de l’Indépendance d’Haïti. Le second à cause de la proximité et des
doctrines professées par les politiques quant au rôle de la puissance américaine dans la
région. C’est ainsi que système présidentiel et système parlementaire se sont succédé
depuis 1804, abritant toujours des tendances ouvertes à l’autocratie. Cette influence
constitutionnelle n’a pas cependant eu de conséquences graves sur la formation de
l’État. Tout au plus le recours systématique à un certain mimétisme n’a pas permis une
élaboration autocentrée susceptible de dégager un modèle adapté de l’espace politico-
juridique.
25 Par ailleurs, l’absence de mouvement d’intégration économique et politique régionale
dans la Caraïbe et plus généralement en Amérique centrale laissera la jeune République
seule face aux tentations impérialistes.
26 Mais de façon plus essentielle, c’est l’occupation américaine de 1915 à 1934 qui
affectera le processus de création de l’Etat-nation en Haïti. Cet épisode va marquer de

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façon durable le système et mine encore de nos jours tout effort de recentrage
politique; l’exemple le plus significatif et le plus symbolique à cet égard étant le retour
à la Présidence de Jean-Bertrand Aristide escorté par les troupes américaines encore
présentes au moment où ces lignes sont écrites.
27 En 1915, le contexte est tout à fait différent. Il ne faut pas oublier les interventions
militaires dans la zone qui renseignent sur les intentions des Américains. Après Cuba et
Porto Rico à la fin du XIXème siècle, les États-Unis n’ont pas hésité à rappeler à l’ordre le
Nicaragua, le Mexique ou le Venezuela. De plus, les autorités américaines n’avaient pas
fait mystère de leurs intentions. C’est ainsi que le Président Théodore Roosevelt
déclarait: “ si une nation montre qu’elle sait agir avec une efficacité raisonnable et le
sens des convenances en matière sociale et politique, si elle maintient l’ordre et
respecte ses obligations, elle n’a pas à redouter l’intervention des Etats-Unis. L’injustice
chronique ou l’impuissance qui résultent d’un relâchement général des règles d’une
société civilisée peuvent exiger, en fin decompte, en Amérique ou ailleurs,
l’intervention d’une nation civilisée et, dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des
États-Unis à la doctrine Monroe peut forcer les Etats-Unis bien qu’à contre-cœur, dans
les cas flagrants d’injustice ou d’impuissance, à exercer un pouvoir de police
internationale ”16. L’avertissement est d’une clarté qui ne pouvait manquer d’inquiéter
les responsables haïtiens. En 1903, Sténio Vincent s’était déjà convaincu de l’imminence
d’un débarquement des marines lorsqu’il écrivait dans le journal L’effort: “ l’hypothèse
d’une intervention nord-américaine est indiscutable, c’est presque une certitude ”.
Qu’est ce qui pouvait à cette époque justifier une intervention militaire? De
nombreuses causes ont été avancées, mais elles tournent toutes autour du besoin
d’hégémonie de l’impérialisme américain. Ce dernier est résolu à contrôler entièrement
le marché régional et à prévenir tout risque de déstabilisation de la région. Les troubles
politiques qui se succèdent depuis plus d’un siècle en Haïti l’incommodent fortement et
lui font craindre des risques de contagion.
28 C’est donc au nom de la Pax Americana que la décision fut prise de “ºpacifierº” ce pays
qui était en permanence au bord de la guerre civile.
29 Une fois entrés dans Port-au-Prince, les marines des Etats-Uniss’attachèrent à mater
tous les récalcitrants pour prendre en main l’ensemble des leviers de commande. Que
resta-t-il de l’État Haïtien pendant l’occupation?
30 Sténio Vincent parle d’État Vassal indiquant par-là le degré de subordination atteint
par le pouvoir haïtien à cette occasion17. Cette vassalisasion sera couverte
juridiquement par la Convention haïtiano-américaine de 1916 qui confère à la
puissance suzeraine une véritable mainmise sur l’économie, l’organisation
administrative, la défense et les relations internationales. Autant admettre que l’État
haïtien a perdu sa souveraineté qui demeure un critère essentiel de l’existence
étatique. Dès le préambule, cette convention établit le constat de l’incapacité de l’État
haïtien à résoudre les problèmes d’administration auxquels il se trouve confronté.
31 La reddition politique ne sera pas totale car certains députés, au même titre qu’une
fraction notable de la classe politique haïtienne, affichent leur opposition comme
Raymond Cabêche qui déclarera à la Chambre lors du débat sur la ratification du projet
de convention:
“ Qu’est ce que cette convention? Un protectorat imposé à Haïti par M. Wilson. Par
cette convention, nous décrétons pour le peuple haïtien la servitude morale en place de
l’esclavage physique qu’on n’ose plus aujourd’hui rétablir”18.

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32 Tout le monde ne versera pas dans la résistance même si l’épopée des cacos reste une
page glorieuse de l’histoire moderne d’Haïti et le nom de Charlemagne Péralte demeure
parmi les figures les plus populaires du pays. Toutefois ils ne parvinrent jamais à
constituer un embryon d’État qui concurrencerait la création étatique américaine. Une
partie docile de la classe politique s’abandonnera à la collaboration et devint le relais et
la caisse de résonance de l’occupant. Ainsi émergeait une nouvelle fraction attentive
aux desiderata de la puissance américaine.
33 Les conséquences de l’intervention américaine sur la société haïtienne sont
considérables. De façon directe et immédiate par rapport à notre problématique, nous
pouvons mesurer le coup de frein donné à la construction d’un Etat indépendant qui
était l’objectif de Louverture, Dessalines et de tous les protagonistes de la Révolution de
1804. En quoi consiste dorénavant le nouvel ordre moral et politique? Il se caractérise
par quatre éléments:
• la perte de souveraineté consacrée par la Convention haïtiano-américaine de 1916 ;
• l’imposition d’un nouvel ordre constitutionnel conforme aux intérêts américains confirmée
par la nouvelle constitution de 1918 ;
• la création d’une nouvelle classe politique idéologiquement rattachée à la patrie de l’Oncle
Sam pouvant être manipulée au gré des besoins ;
• la mise en place d’une armée et d’une gendarmerie formées à l’école américaine et garantes
du nouvel ordre imposé.
34 Cet épisode de l’histoire politique d’Haïti orientera de façon décisive le processus de
création de l’État par le rôle nouveau donné à l’armée qui n’hésitera pas à intervenir
pour rétablir l’ordre lorsqu’elle estimera celui-ci menacé. Le jeu politique s’en trouvera
également modifié, car le choix des hommes sera souvent dicté pur Washington. Il ne se
trouvera guère d’élection qui ne comptât un favori du Département d’Etat. L’État
haïtien déjà malade d’une faiblesse congénitale, sera un peu plus fragilisé
consécutivement à l’érosion d’une partie de sa souveraineté.

II - Décentralisation et réforme de l’Etat


35 Les exemples ne manquent pas de processus de consolidation de l’appareil étatique par
la centralisation. L’État en France tout d’abord s’est constitué par la centralisation
monarchique que la Révolution de 1789 n’a pu remettre en cause. Cette tradition
monarchique qui a été relayée par le jacobinisme marque encore aujourd’hui de son
empreinte les relations entre l’État et les collectivités territoriales. Il a fallu attendre les
réformes de la IIIème République et la Loi du 2 mars 1982 pour fissurer l’édifice et offrir
un espace de pouvoir effectif à l’autonomie locale. Etant donné l’influence du Droit
français sur les constituants et le législateur haïtien, il n’est pas étonnant que des pans
entiers de l’architecture territoriale de la France aient pu être transposés en Haïti dans
un contexte où les garanties démocratiques étaient loin d’être assurées.
36 On peut aussi prendre appui sur les constructions étatiques dans les États issus de la
colonisation pour illustrer cette édification par le haut. C’est le cas notamment pour les
pays africains qui pâtissaient, à l’accession à l’indépendance, d’une insuffisance notoire
d’unité nationale. Réaliser celle-ci nécessite une impulsion unique de l’action politique
et administrative et une prévention effective contre les risques de balkanisation
inhérents aux sociétés à faible cohésion. On connaît aussi les risques d’un tel choix

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puisqu’au nom de l’unité nationale toute différence a souvent été étouffée et la


démocratie piétinée19.
37 A l’inverse de ces constructions par la centralisation on peut opposer le modèle
américain conçu et maintenu dans la décentralisation et le localisme. Déjà Alexis De
Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique avait merveilleusement montré le choix
de la décentralisation dans ce pays neuf en totale opposition avec ce qu’il appelait “ le
despotisme ” des vieilles puissances européennes. Il illustrait ce choix par l’exemple
suivant: “ on tire difficilement un homme de lui-même pour l’intéresser à la destinée de
tout l’État, parce qu’il comprend mal l’influence que la destinée de l’État peut exercer
sur son sort. Mais faut-il passer un chemin au bout de son domaine, il verra d’un
premier coup d’œil qu’il se rencontre un rapport entre cette petite affaire publique et
ses plus grandes affaires privées, et il découvrira, sans qu’on le lui montre, le lien étroit
qui unit ici l’intérêt particulier à l’intérêt général ”20. Même la montée en puissance de
la présidence au début de ce siècle avec pour corollaire le renforcement de
l’Administration fédérale n’a eu raison de cette logique.
38 En Haïti, le problème ne s’est pas posé dans les même termes à l’Indépendance et
durant toute la période instable qui suivit celle-ci. Alors que le pouvoir présidentiel a
toujours été marqué par une forte personnalisation et un népotisme tentaculaire, le
centre n’a jamais su mater la périphérie. Aussi voit-on apparaître un tribalisme qui, à la
différence de celui que l’on retrouve dans les autres sociétés sous-développées, n’est
pas à base ethnique bien que les questions raciales aient pu avoir une certaine
influence.
39 C’est donc un paysage territorial éclaté qui va coexister avec un pouvoir central
vigoureux. Cet éclatement trouve son origine dans la faiblesse réelle de ce pouvoir
central et dans l’existence de véritables “baronies locales” bien décidées à conserver
leur autonomie pour se soumettre une paysannerie misérable. Les efforts d’unification
et de réglementation sont restés lettre morte au point que l’État haïtien s’est souvent
réduit sur le plan territorial à la capitale Port au Prince, et à ses environs. La
consolidation de l’État passe impérativement par la redéfinition des espaces de pouvoir
et par la régulation juridique des relations entre le pouvoir central et les collectivités.

A - Centralisation – décentralisation ?

40 L’État haïtien a souvent été considéré comme un État centralisé ne laissant qu’une
faible autonomie aux collectivités locales. Cette impression doit être nuancée dans la
mesure où l’emprise politique de la capitale sur le reste du pays, bien que très forte, n’a
jamais pu être totale.
41 A l’Indépendance, les nouveaux maîtres du pays calqueront purement et simplement
l’organisation administrative du nouvel État sur le modèle colonial. Ce sont en
conséquence paroisses et quartiers qui structureront l’espace administratif haïtien. La
vocation initiale de ce découpage est d’essence religieuse ou militaire. Le concept de
commune ne fera son apparition dans le discours juridique et politique qu’à partir de la
révision constitutionnelle de 1816 pour se substituer au terme de paroisse. Mais il fallut
attendre la constitution libérale de 1843 pour assister à la consécration
constitutionnelle de la Commune et à un début d’organisation administrative. L’article
2 de la Constitution dispose: “ le territoire de la République est divisé en six

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départements ”. L’article 3 poursuit: “ Chaque département est subdivisé en


arrondissements, chaque arrondissement en communes ”.
42 Ainsi se trouve fixée l’architecture générale du territoire de la République d’Haïti. On
ne peut pas manquer de relever une similitude frappante – tout au moins dans la forme
– avec l’organisation administrative de la France de cette époque. Toutefois, la
tendance à la décentralisation est plus nettement marquée en Haïti car selon la section
III qui traite des institutions d’arrondissement et communales, les conseils
d’arrondissement et communaux procèdent de l’élection et disposent d’attributions
propres dans les domaines civil et financier. Depuis cette date, il n’est pas une
constitution qui n’opte pour la décentralisation. Claude Moïse faisait remarquer à ce
propos que: “ Depuis 1843, les constitutions ont toujours proclamé cette autonomie,
mais le pouvoir central ne l’a jamais respectée. L’administration communale n’a été, en
fait, qu’une simple dépendance du ministère de l’intérieur. Aucun gouvernement ne
s’est jamais privé de traiter les conseillers communaux élus comme de simples
fonctionnaires à la merci du Chef de l’État ”21.
43 Ces remarques d’un grand connaisseur des institutions haïtiennes indiquent de
manière claire que la décentralisation proclamée n’est qu’une façade. Dans la réalité, le
pouvoir central exerce une mainmise ferme sur les collectivités territoriales. La plus
grande difficulté sera de déterminer les sphères de compétence attribuées à chaque
niveau d’administration. En principe, il revenait à la loi de procéder à cette répartition.
La loi de 1881 fut le premier texte consacrant la décentralisation. Elle régit les
communes pendant près d’un demi-siècle et ne fut que complétée par un décret-loi de
1937 sur les collectivités locales. Il n’y a pas eu avant l’ère duvalierienne et la loi de
1972 sur les attributions des communes d’autres interventions décisives du législateur
pour préciser les domaines d’attribution des collectivités. Entre temps, il est vrai que le
système se perfectionne et l’on voit apparaître les Préfets qui dans leur conception ne
peuvent que conforter l’emprise du pouvoir central sur les collectivités.
44 Cette question de la place des collectivités locales dans la vie politique en Haïti a tout
spécialement été étudié par Louis C. Thomas. Il notait dans l’Avant-Propos de son livre,
Les Communes de la République d’Haïti à l’épreuve des mutations du XX ème siècle: “ S’adonner à
une étude du phénomène des collectivités locales, c’est essayer de trouver une
explication à bon nombre de problèmes nationaux et, dans la mesure où les données
sont complètes et précises, de leur apporter une solution même possible ou probable ” 22
45 Quels enseignements tirés de l’analyse de l’administration haïtienne?
46 Il apparaît tout d’abord que l’organisation administrative dans son évolution exprime
parfaitement les difficultés de structuration de l’État en Haïti. Le premier constat que
l’observation permet d’établir tient dans la relative complexité de cette organisation
qui a évolué à des rythmes différents depuis l’indépendance. En effet, la structure
générale dans ses grandes lignes mêle déconcentration et décentralisation sans
démarcation nette, avec des dénominations qui évoluent. A ces dénominations
fluctuantes s’ajoute une habitude bien haïtienne qui est celle de la numérotation de
certaines divisions administratives. Cette numérotation, elle aussi, évoluera au gré des
réformes. Tout aussi significative sera l’augmentation croissante du nombre de
collectivités ou de circonscriptions, ce qui révèle une tendance incontestable au
morcellement.
47 Ainsi en 1806, il existait 4 départements, 13arrondissements, 59 paroisses. En
1843l’évolution était déjà sensible puisqu’on dénombrait 6 départements, 17

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arrondissements et 82communes. Le dernier recensement disponible date de 1991 et


permet d’établir la répartition suivante: 9départements, 41 arrondissements,
133communes et 564Sections Communales. Ces dernières constituent la généralisation
d’une subdivision qui prenaient la forme de sections rurales ou de quartiers avant la
constitution du 7 février 198723.
48 Dans son étude intitulée Atlas   critique   d’HaïtiGeorges Anglade introduit une notion
essentielle qui est celle de métropolisation de l’espace. Il exprime de la sorte le
phénomène de la polarisation économique, sociale, administrative et culturelle autour
de la “République de Port au Prince”. Il écrit notamment à ce propos: “ La structure
dominante centralisée fait de Port-au-Prince le corps central d’où rayonnent cinq
tentacules, qui pompent tout le territoire. Cette construction qui définit l’espace des
années 1980 est la grille de lecture donnant sens au politique, au culturel, à
l’économique, à l’administratif du pays d’Haïti”24.
49 Ces lignes sont révélatrices de l’échec des projets de décentralisation esquissés depuis
1843et explique le fossé qui ne cesse de croître entre la principale métropole urbaine et
le monde rural. L’hypertrophie de la capitale n’est pas sans poser d’énormes problèmes
de gestion du surpeuplement puisque l’exode rural, est devenu, au fil des années, l’une
des composantes essentielles de l’occupation de l’espace en Haïti. Alors que la
population totale d’Haïti est estimée à 7 200 000 habitants, Port au Prince compte à elle
seule 2 000 000 âmes, ce qui correspond à 27,77%. En d’autres termes, plus du quart de
la population se trouve entassée dans la capitale et aux environs. Selon des études
récentes 70% des établissements administratifs ont leur siège à Port au Prince et plus de
80%des salariés y habitent et exercent leur activité.
50 Ce déséquilibre a eu pour conséquence pratique de provoquer un sous-développement
administratif de la campagne et par là même une incapacité matérielle de profiter des
espaces que la loi accordait par le biais de l’autonomie locale. A ce sous-développement
administratif s’est superposée, pendant la dictature duvalierienne, une
“ºmilitarisationº” de l’administration locale. Les chefs de sections, véritables missi
dominici tropicalisés, ont constitué les piliers de l’ordre. Militaires et garants de la
Maison Duvalier, ils vont maintenir en coupe réglée les autorités communales et la
population. Cette militarisation participait d’une double logique en réalité.
51 En premier lieu, une logique de contrôle politique et administratif qui s’inscrit dans le
droit fil de l’orientation centralisatrice de toute dictature.
52 En second lieu, une logique d’atomisation du territoire, découlant tout naturellement
de l’absence d’un appareil étatique capable de maîtriser autrement que par la
contrainte déléguée un ensemble administratif dont l’unité de commandement reste
théorique.
53 En outre le caractère népotique et clientéliste du pouvoir nécessitait une redistribution
des prébendes exclusivement accordées par des “ºlicences localesº” confiées à des petits
chefs bénéficiant d’une large impunité. Ces chefs de sections se constitueront de
véritables fiefs dans l’espace qui leur aura été ainsi réservé, contribuant de la sorte à
l’éclatement du territoire et de l’administration que nous mentionnons précédemment.
54 Fausse décentralisation, mais aussi centralisation archaïque sont les caractères de cette
administration à la veille du 7 février 1986.

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B - Démocratie et décentralisation : la nouvelle donne

55 Assez paradoxalement, c’est de la province que partira la contestation qui aura raison
le 7 février 1986 de l’une des plus féroces dictatures de cette deuxième moitié du XXème
siècle, qui en a pourtant beaucoup vu dans ce domaine. Il est vrai que depuis la
succession dynastique de 1971, Jean-Claude Duvalier avait tenté d’assouplir la poigne de
fer qui avait été imposée par son père. Cette volonté de libéralisation ne durera que
l’espace d’une saison puisque l’entourage du Président ne se prêtait guère à cette
évolution et le cadre institutionnel nécessitait une refonte totale pour sortir de
l’ambiance autocratique.
56 L’acte juridique qui va consacrer l’ère nouvelle est sans conteste la Constitution du 7
février 1987. Plus qu’un simple texte juridique, cette constitution, approuvée par
référendum un an après la chute de la dynastie des Duvalier, doit s’analyser comme
l’acte de renaissance de la République. A ce titre, elle vise à parachever la construction
de l’État enlisée dans les méandres du néo-patrimonialisme et à moderniser des
structures profondément marquées par les péripéties d’une histoire encore tributaire
de la tradition dessalienne. Cette refondation de l’État s’appuie sur deux piliers
essentiels, la démocratie et la décentralisation. Il est symptomatique à cet égard de
relever la position réservée à celles-ci dans l’agencement du dispositif constitutionnel.
Le préambule leur accorde une place de choix en les associant dans la formule suivante:
“ Le Peuple haïtien proclame la présente constitution…
57 Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le
respect des droits humains, sa paix sociale, l’équité économique, la concertation et la
participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale,
par une décentralisation effective ”.
58 L’intention est clairement affichée. Le nouveau régime doit s’attacher à faire respecter
les droits et libertés en même temps qu’il garantit la participation du peuple à la vie
politique et qu’il assure la promotion de l’autonomie locale. C’est par la
décentralisation que le constituant entend promouvoir la participation populaire à
l’exercice du pouvoir.
59 Tout aussi révélateur nous semble la hiérarchie dans l’étalement des dispositions
constitutionnelles. En effet, le Titre III qui suit les principes généraux sur la République
et la Nationalité, est consacré au citoyen et aux droits et devoirs fondamentaux.
60 Quant à la Décentralisation, elle est l’objet du Chapitre I du Titre réservé à la
souveraineté Nationale, avant le pouvoir législatif, avant le pouvoir exécutif et avant le
pouvoir judiciaire et la Haute Cour de Justice.
61 Ce classement ne peut pas être le fruit du hasard. Il traduit bien les préoccupations du
constituant désireux d’afficher le souhait profond de l’opinion, de garantir la
démocratie et de dresser les digues institutionnelles qui pourraient contenir toute
velléité de retour aux heures les plus sombres de l’histoire haïtienne. Le Parlement
devient l’un des éléments clés du nouveau système, réduisant par la même occasion le
champ d’intervention du Président. Les constituants de 1987 ont emprunté autant au
régime parlementaire qu’au régime présidentiel. Ce nouveau système est en rupture
avec la tradition constitutionnelle haïtienne qui, à quelques exceptions près, s’est
toujours cantonnée dans le présidentialisme. La place du Premier Ministre et de son
Gouvernement dans la conduite des affaires de l’État ne laisse planer aucun doute sur

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


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cette réduction du rôle du Président de la République.Toutefois, son élection au


suffrage universel et la légitimité qu’il en tire ne sont pas sans risque.
62 Le soin mis, par ailleurs, pour définir les collectivités territoriales, traduit
indiscutablement le désir de ces constituants de consolider l’État par la base en
donnant sa pleine mesure à l’autonomie locale. N’est-ce pas l’un des meilleurs moyens
pour éviter la confiscation du pouvoir au profit d’un homme ou d’un clan? Comment ne
pas voir dans cette nouvelle approche un renversement de tendance par rapport à une
tradition fortement marquée par la centralisation? On ne peut s’empêcher de penser
que la Constitution de 1987 s’attache à prendre le contre pied de toutes les pratiques
jusqu’alors usitées.
63 Elle consacre dans son article 61 trois collectivités territoriales, la Section Communale,
la Commune et le Département. Ces collectivités s’organisent selon un même schéma
puisque la Constitution prévoit qu’elles sont administrées par un Conseil de trois
membres élus pour quatre ans, assisté d’une Assemblée.
64 Une certaine imprécision règne en ce qui concerne la définition de ces collectivités.
65 Selon l’article 62: “ La section communale est la plus petite entité Territoriale
Administrative de la République ”.
66 L’article 66 définit la Commune en précisant qu’elle a “ l’autonomie administrative et
financière ”.
67 Quand au Département, selon l’article 77, il est “ une personne morale. Il est
autonome ”.
68 Trois définitions qui pourraient laisser supposer que chacune de ces collectivités
répond à une logique spécifique et qu’elles ne sont pas de même nature juridique. En
outre la notion d’assistance utilisée pour définir la fonction des Assemblées mérite
quelques éclaircissements. La Constitution ne précise pas si elle emporte un pouvoir de
délibération ou si elle se limite à une fonction consultative.
69 Le mode de désignation des membres de ces Assemblées invite à une certaine prudence.
En effet, le constituant prend le soin de préciser que les Conseils des sections
communales et des communes sont élus au suffrage universel, mais il ne souffle mot
des modalités de recrutement au sein des Assemblées des Sections Communales tandis
que les Assemblées communales et Départementales proviennent du suffrage indirect.
70 L’analyse des compétences du Conseil Interdépartemental peut fournir quelques pistes
afin d’éclairer le rôle exact des Assemblées.
71 Cet organe se compose de délégués des Assemblées Départementales et répond à un
louable souci d’associer les représentants des collectivités à l’action gouvernementale.
C’est ainsi que l’article 87-2 dispose: “ Le Conseil Interdépartemental, de concert avec
l’Exécutif, étudie et planifie les projets de décentralisation et de développement du
pays au point de vue social, économique, commercial, agricole et industriel ”. Il est
même prévu qu’il assiste au Conseil des Ministres avec voix délibérative.
72 On voit donc que l’assistance ici consiste à participer à certaines actions lorsqu’il s’agit
de prendre l’avis de la base. Par analogie, on pourrait penser que les Assemblées des
Sections Communales, des Communes et des Départements disposent d’un pouvoir réel
de décision sur les questions essentielles, qu’on pourrait qualifier d’orientation, la
gestion du quotidien étant l’affaire des Conseils.

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73 La Constitution avait laissé une large part à l’intervention législative, se contentant de


fixer un cadre général. Depuis 1987, l’activité du législateur n’a pas été
particulièrement prolixe en matière de décentralisation. Le texte le plus important est
incontestablement la “ Loi portant organisation de la collectivité territoriale de section
communale ” du 28 mars 1996.
74 Il aura fallu attendre près de 10 ans pour que soit véritablement mise en chantierla
réforme de la décentralisation. Il est vrai que les conditions politiques depuis 1987 ne se
prêtaient pas toujours à une réflexion et à un débat sur l’autonomie locale. Il aura fallu
une certaine stabilisation pour entamer cette œuvre. Le retour de Jean Bertrand
Aristide et l’élection au terme de son mandat de René Préval ont donné une certaine
assise au régime et à la Constitution.
75 Quels enseignements peut-on tirer de ce premier pas?
76 Tout d’abord, le législateur a voulu commencer le travail d’édification de
l’Administration territoriale par la base. En s’attaquant en premier lieu à la Section
Communale, il cherchait vraisemblablement à expérimenter la démocratie locale à
l’échelon le plus proche du citoyen.
77 Ensuite la loi officialise une circonscription qui n’apparaît pas dans la constitution,
l’habitation. Dans son article 3-1 elle dispose: “ Chaque Section Communale comprend
un nombre déterminé d’habitations et de regroupements d’habitations fixé par la loi
portant délimitation territoriale ”.
78 Il ne s’agit donc pas d’un espace informel, car sa délimitation est le fait de la loi et est
reconnue en tant que telle. Or la Constitution et la loi elle-même indiquent que la
Section Communale est la plus petite entité administrative de la République.
79 De plus l’habitation est érigée en circonscription électorale car l’article 33 précise:
“ L’Assemblée de Section Communale ASEC, est formée de divers représentants élus des
différents habitations ou regroupement d’habitations, à raison d’un Délégué par
habitation ou regroupement d’habitations avoisinantes ”.
80 Cette disposition apporte un double éclairage.
81 D’une part, elle confirme le rôle de l’habitation et son insertion dans le schéma général
de l’administration territoriale. D’autre part, elle répond à l’une des questions laissées
sans réponse par la Constitution, savoir le mode de désignation des membres des
assemblées de section. Au terme de la Loi, ceux-ci sont les délégués des habitations.
82 Il est tout aussi intéressant de se pencher sur les attributions conférées par la loi au
Conseil et à l’Assemblée. D’un stricte point de vue quantitatif, l’article 11 énumère les
dix compétences de l’Assemblée qui, pour l’essentiel, consiste en un pouvoir de
surveillance et de contrôle du Conseil d’administration de la Section Communale. La
seule prérogative réside dans la promotion “ d’établissement de zones réservées à
l’aménagement de forêt de la Section Communale, et veiller à leur respect ainsi qu’à la
salubrité des sources, ruisseaux et rivières, à la protection des bassins versants et au
reboisement des terres dénudées, notamment les flancs et sommets montagneux ”. La
compétence principale concerne la gestion des espaces forestiers et des cours d’eau, ce
qui répond à une nécessité de l’heure et qui exige pédagogie et permanence.
83 A l’opposé, l’article 19 ne confie pas moins de 21 attributions au Conseil
d’administration qui pour la plupart sont des compétences de gestion. L’examen de
celles-ci révèle que le législateur a surtout voulu instaurer une administration de

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


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développement en conférant à ces Conseils le pouvoir de planifier l’action économique


et d’aménager le territoire.
84 Il y a incontestablement dans cette démarche une volonté de reconstruire à partir de la
base en impliquant la population autant que se peut.
85 Ces principes posés, reste l’épineuse question des moyens financiers et humains
susceptibles de donner un sens réel à la décentralisation.
86 Depuis toujours, les collectivités haïtiennes ont souffert de disette financière. La
situation de pauvreté que traverse le pays depuis des décennies ne permet pas d’opérer
de prélèvements suffisants pour couvrir les frais de fonctionnement des
administrations décentralisées. C’est donc l’État qui a toujours distribué les dotations,
le faisant comme il le pouvait ou comme il le voulait. Le résultat en est un véritable
désert administratif, sans tradition dans la gestion des services publics et sans capacité
d’intervention effective. En ce qui concerne les Sections Communales, cette limitation
des moyens est encore plus flagrante car le texte lui-même prive cette collectivité de
l’autonomie financière en intégrant son Budget dans celui de la Commune de
rattachement
87 Une étude réalisée entre 1991 et 1993 dans le cadre du PIRED (Projet Intégré pour le
Renforcement de la Démocratie en Haïti) publiée sous le titre Les collectivités territoriales
entre 1991 et 1993 – Société et Démocratie25, fait apparaître que la moyenne des ressources
des communes d’Haïti est de 297 318 Gourdes par an. Cette moyenne est révélatrice du
dénuement dons lequel vivent les collectivités territoriales haïtiennes. Ce qui est vrai
pour les communes l’est pour les autres.
88 C’est pour permettre à la décentralisation de devenir une réalité tangible que la loi du
27 août 1996 a été votée. Celle-ci institue “ Les contributions au Fond de gestion et de
Développement des collectivités territoriales ”. Il s’agit de taxes supplémentaires sur les
cigarettes, les primes d’assurance, les plaques ou vignettes d’immatriculation de
véhicule, les appels téléphoniques internationaux, les bordereaux de douane, les billets
d’avion à destination de l’étranger, les salaires à partir de 5 000 gourdes, le revenu net
imposable de tout contribuable et les montants gagnés à la loterie ou à tous autres jeux
et paris assimilés. Les recettes de ce fonds sont destinées à couvrir les frais de
fonctionnement des organes des collectivités. L’article 5 de la loi précise que les salaires
du personnel des services administratifs et les indemnités des élus locaux sont couverts
en priorité.
89 Une première percée vient, de ce fait, d’être réalisée en qui concerne les moyens mis à
disposition des collectivités.
90 Cette réforme intervient à point nommé, car de nombreuses collectivités étaient
quasiment en état de cessation de paiement. Ce fut le cas de la Municipalité de Port au
Prince en septembre 1996, comme le révèle le journal Le Nouvellistedu 25 septembre
1996. On peut y lire sous le titre “ Pagaille ce midi devant le palais des ministères ”: les
abords du ministère de l’intérieur avaient l’aspect d’un camp retranché, ce mardi, aux
environs de midi, où quelques centaines de manifestants, des employés de la Mairie de
la capitale ont fermé à double tour les portes du dit ministère.
91 Un manifestant a confié au “Nouvelliste” que la manifestation a lieu à l’instigation du
Maire Emmanuel Charlemagne qui entend protester contre le non-paiement de
plusieurs mois d’arriérés de salaire. En effet, des véhicules de la mairie convoyaient
plusieurs individus tout au cours de la manifestation ” 26.

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92 Cette fronde traduit bien le malaise qui habite les collectivités locales depuis la mise en
œuvre de la Constitution.
93 Considérées comme l’un des maillons essentiels du nouvel ordre constitutionnel et
politique, elles n’ont pas reçu le traitement qu’elles étaient en droit d’attendre. Les
textes d’application tardent à sortir et les moyens humains et matériels sont loin de
pouvoir satisfaire les énormes besoins qui naissent quotidiennement à l’échelon local.
De surcroît, les élections qui devaient consacrer l’option démocratique et assurer
l’émergence d’une nouvelle classe politique locale n’ont pas toujours été organisées
pour la formation des Assemblées.

C - Les enjeux de la décentralisation

94 Dans une interview accordée à la Revue ACP-Union Européenne “ Le Courrier ” de


janvier - février 1997, le Président de la république, René Préval déclarait : “ La
Constitution a réduit les pouvoirs du président et la décentralisation devient une
réalité. Malgré tout, lesgens ne sont pas très motivés pour les élections régionales. Nous
sommes dans une période de transition ”27. Ces propos se veulent en même temps
réalistes et optimistes. Le président en réaffirmant les objectifs de la constitution
consacre les deux orientations fondamentales que sont la réduction des pouvoirs
présidentiels et la décentralisation. Sans qu’il le dise clairement, il y a comme une
corrélation entre les deux phénomènes. Cela conforte encore l’idée selon laquelle le
renouveau démocratique de l’État passe par la décentralisation. Mais d’un autre côté, il
exprime les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des réformes. A l’entendre,
celles-ci viendraient principalement d’une certaine démobilisation de la population qui
finalement ne serait pas très attentive aux efforts réalisés pour renforcer l’autonomie
locale. Cette appréciation ne justifie pas le retard pris dans ce domaine. Tout au plus
explique-t-elle les réticences quand ce ne sont pas les scepticismes.
95 Pourtant quelques mesures sont prises comme celles présentées par le Président de la
République au cours de la même interview. Il déclare: “ Dans la loi de réforme
économique, nous avons aménagé des espaces pour la redistribution des bénéfices des
entreprises aux CASEC, nous parlons là des gens qui appartiennent à la plus petite entité
territoriale”28.   Il ne fait pas de doute à la lecture de ces lignes que la volonté
présidentielle est de contribuer au renforcement des structures locales de pouvoir en
leur conférant des moyens nouveaux dans le cadre d’une logique redistributive.
96 Cette volonté s’est manifestée aussi ces derniers temps par l’accélération de la
production législative en ce qui concerne la décentralisation. En plus des deux textes
que nous avons mentionnés sur les sections communales et sur les contributions au
fonds de gestion et de développement des collectivités territoriales, il est important de
noter l’existence d’un Projet   de   Loi   Cadre   définissant   les   grands   principes   et   les   grandes
orientations des collectivités territoriales haïtiennes.Ce projet a été voté par le Sénat le 11
juillet 1996, mais n’a pu jusqu’à ce jour recevoir l’approbation des députés.
97 Il affirme que toutes les collectivités disposent de la personnalité morale et de
l’autonomie administrative et financière. Il précise la vocation de chacune des
collectivités.
98 La Section Communale est “ le cadre de regroupement, de mobilisation et de
participation de sa population ”.

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99 La Commune “ gère les services collectifs de proximité ”.


100 Le Département “ concourt à la définition et à la mise en œuvre des politiques
d’aménagement du Territoire et de développement économique, social et culturel ”.
101 En termes de compétence générale, selon ce projet, les collectivités territoriales
participent à la mise en place du Conseil Electoral Permanent. Elles désignent les juges
des tribunaux de Paix, des tribunaux civils et des cours d’Appel. Elles disposent de
compétences en matière de gestion et en matière de planification.
102 S’agissant des contrôles, ceux-ci revêtent la forme de la tutelle et portent aussi bien sur
la légalité que sur l’opportunité dans ce texte non encore adopté.
103 Il reflète la philosophie de l’État en matière de décentralisation. Celle-ci, tout en
accordant des compétences aux collectivités, n’en reste pas moins préoccupée par le
souci de maintenir la cohésion nationale.
104 Dans un article intitulé “ La révolte des mairies ou le mythe de l’autonomie
communale ” paru dans Le   Nouvelliste,l’auteur constate que “ Les collectivités
territoriales, plus précisément les communes, démembrements territoriaux de l’Etat,
agissant séparément ou en “association” expriment également leurs revendications à
l’égard de l’Etat. Elles réclament le paiement de plusieurs mois de traitement qu’elles
prétendent être dus, alors qu’elles sont autonomes ”29. L’auteur ne manque pas de
s’interroger sur la réalité de l’autonomie des Communes. Il affirme à ce propos
qu’“ Elles sont en fait des services “déconcentrés” du ministère de l’intérieur qui
semblent se satisfaire de cette situation anachronique… Dans cette perspective, la
transformation du ministère de l’Intérieur en ministère des Collectivités territoriales et
de la décentralisation se révélerait nécessaire. Il est donc évident que l’enjeu majeur de
cette fin de siècle pour notre pays est la décentralisation territoriale qu’il faudra
accoupler à la réforme de l’Etat ”30.
105 C’est dans le même sens qu’ira l’auteur d’un article intitulé: “ La décentralisation
administrative, une nécessité démocratique dans un univers problématique ” dans Le
Nouvellistedu 21 janvier 199731.
106 Cette multiplication d’incidents et le débat qui se développe dans la presse sont les
signes d’un profond malaise qui affecte les collectivités mais aussi le pouvoir central
dans la mesure où il a fait de la décentralisation l’un des axes de sa politique de
refondation de l’État et que la tradition pèse encore de tout son poids sur les relations
entre le centre et la périphérie. Nous touchons là le premier enjeu de la
décentralisation. Il convient de savoir si le pari tenté par les constituants est réalisable
compte tenu des conditions économiques et eu égard au mode particulier de
socialisation politique.
107 Au-delà de ce questionnement, se trouve posée la question des limites de l’actuelle
constitution ou plus exactement de son adaptation aux réalités. Dans un rapport
intitulé L’Utopie Territoriale, Michèle Oriol porte un jugement sans appel sur l’existant
en écrivant: “ or, les collectivités traditionnelles (communes, arrondissements,
département) et les nouvelles (sections communales) ont été incapables de résoudre les
problèmes auxquels fait face la population à cause de leurs ressources financières
limitées, de leur inaptitude à fournir les services que les habitants des collectivités
territoriales doiventrecevoir, de leur incapacité à exister. Dans un tel désert de
ressources, la participation devient alors futile. Pis, elle contribue à alimenter de
mesquines querelles pour un pouvoir politique vidé de tout sens.

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108 Il faut donc reposer les questions fondamentales et redéfinir nos objectifs ” 32.
109 L’auteur va jusqu’à proposer une révision de la constitution qui simplifierait
l’organisation administrative en limitant l’administration territoriale à deux
collectivités (La Commune et l’Arrondissement) et s’inspirerait davantage de la
centralisation afin de consolider l’État et créer une véritable tradition administrative.
Cette option se justifie par la fragilité intrinsèque de l’État et par l’échec des stratégies
fondées sur l’Etat minimal dans les pays du tiers-monde, d’inspiration libérale, mais en
contradiction avec les réalités.
110 La décentralisation est alors à classer dans la catégorie des utopies.
111 A l’opposé de ce point de vue figure celui de Gérard Barthélemy membre du GRET
(Groupe de Recherche et d’Échanges Technologique). Il écrit dans le Programme   de
Coopération Décentralisée en Haïti: “ Dans ces conditions il ne s’agit donc pas d’imaginer
une quelconque stratégie contre un Etat efficace mais hypertrophié, en démembrant
ses privilèges et ses fonctions, mais plutôt de légitimer enfin l’émergence d’un Etat
moderne à partir du consensus actif de ses citoyens. Le but de la décentralisation
comprise dans ce sens c’est de construire enfin, l’Etat. Aujourd’hui, c’est en s’appuyant
sur la Société Civile prise comme principal acteur et comme partenaire indissociable
des autres structures, gouvernementales et non gouvernementales que l’on pourra le
mieux répondre au besoin politique fondamental du pays33.
112 Cette démarche répond au souci du millier d’Organisations Non Gouvernementales
(ONG) qui déploient leurs activités en Haïti depuis 1986. Les nombreux projets qu’elles
ont élaborés nécessitent un cadre approprié pour leur réalisation. Gérard Barthélemy
va plus loin encore en donnant à ladécentralisation une fonction fondatrice lorsqu’il
écrit: “ Précisons enfin que si la question se pose actuellement, avec tant d’acuité, ce
n’est pas tant par réaction au dernier avatar brutal d’un Etat militaire que comme
l’aboutissement de l’évolution lente de la société au cours de ces dernières années, qui a
permis l’émergence, en milieu rural et urbain, de nombreuses microstructures
politiques, religieuses, ou de développement. Ce premier stade de “floculation” au sein
du milieu social dispersé a suscité un dynamisme et un espoir qu’il faut à présent tenter
d’accompagner et de structurer sans chercher, surtout, à l’endiguer ou à le coiffer ” 34.La
logique défendue ici est celle du développement local entendu comme la mobilisation à
l’échelon le plus pertinent des énergies autour de projets mettant en valeur les
potentialités du territoire considéré. En est-on vraiment là en Haïti aujourd’hui? Il
semble difficile, en effet, de dégager des priorités absolues dans un pays où tout reste à
faire.
113 Pendant longtemps, l’attention a été captée par les discussions institutionnelles sur
l’application de la constitution et le bon usage de la démocratie. Il semble aujourd’hui
que d’autres préoccupations se fassent jour. Elles concernent en tout premier lieu le
développement économique et la meilleure utilisation de l’aide des bailleurs de fonds et
des ONG.
114 On en revient au débat classique dans les pays du tiers-monde sur les conditions
d’érection de l’État et de consolidation de l’unité nationale sans infraction anti-
démocratique.
115 Le parti-pris haïtien se veut en même temps une réponse à la mal formation de l’État ou
encore à l’État faibleau sens où l’entendait André Corten35et une “ assurance tout risque

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démocratique ” contre les dérives du pouvoir personnel. C’est ce compromis que


poursuit la stratégie d’édification par décentralisation.
116 Maintenant que l’enthousiasme et les rêves se meurent, les contraintes et les réalités se
font entendre.

NOTES
1. Maurice Hauriou, Précis de Droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929.
2. Max J. Skimore Marshall Carter Tripp, La démocratie américaine, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 169.
3. Voir à ce propos l’ouvrage de Suzy Castor, L’occupation   américaine   d’Haïti, Edit. Société
Haïtienne d’Histoire, 1988, p. 37 à 49.
4. Alain Destexhe, Amérique centrale, Enjeux politiques, Paris, Complexe, 1989, p. 57.
5. Kern Delince, Armée et Politique en Haïti, Paris, L’Harmattan, 1979.
6. Ibid., pp. 132- 133.
7. Claude Moise, “ Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti ”, Tome 1, 1804-1915, La faillite des
classes dirigeantes, CIDIHA, 1988, p. 29.
8. Les généraux en chef réunis aux Gonaïves le 1 er janvier 1804 déclareront après avoir proclamé
Dessalines Gouverneur Général : “ ... nous jurons d ‘obéir aveuglément aux lois émanées de son
autorité, la seule que nous reconnaîtrons : nous lui donnons le droit de faire la paix, la guerre et
nommer son successeur. ”
9. Price Mars, De la préhistoire de l’Afrique à l’histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie de l’Etat,
1962, p. 167.
10. Suzy Castor, op. cité, p. 29.
11. Cité Jean-François Médard, “ La spécificité des pouvoirs africains ”, Pouvoirs, n° 25,.1983, pp. 5
à 21. L’auteur tente de chercher un fondement à certaines dérives en examinant la relation entre
intérêt privé et intérêt public. Même si l’analogie n’est pas totale, certaines pratiques haïtiennes
peuvent être analysées à partir de ce cadre.
12. Max Liniger-Goumaz, La   démocrature,   dictature   camouflée,   démocratie   truquée, Paris,
L’Harmattan, 1992, p. 53.
13. Ibid., p. 54.
14. Op. cité, p. 58.
15. Bernard Diederich et Al Burt, Papa Doc et les Tontons Macoutes, Paris, Albin Michel, .1971,
p. 257 à 274.
16. Théodore Roosevelt, Message sur l’Etat de l’Union, 1904.
17. Sténio Vincent, En posant les jalons, 1939 rapporté par S. Castor, op. cité, p. 74.
18. Raymond Cabêche cité par Dantès Bellegarde, La   résistance   haïtienne, 1936, cité par Suzy
Castor, L’Occupation américaine, op. cit., p. 61.
19. Voir sur ce sujet la Revue Pouvoirs n° 25, consacrée aux “ Pouvoirs africains ” et en particulier
l’article de J. F. Médard, “ La spécificité des pouvoirs africains ”, 1983, p. 5 à 22.
20. Alexis De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, 1981, t. 2, p. 133.
21. Claude Moïse, Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti, 1915-1987, Tome II, Montréal, CIDIHCA,
1990, p. 317.
22. Louis C. Thomas, Les communes de la République d’Haïti, à l’épreuve des mutations du  XXème siècle,
Imprimerie M. Rodriguez, 1988. p. 6.

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23. Louis C. Thomas ,   Section   rurale   ou   section   communale   subdivision   géographique   typiquement
haïtienne, Port-au-Prince, Imprimerie H. Deschamps, 1988, p. 30.
24. Henri Anglade, Atlas critique d’Haïti, Groupes d’Etudes et de Recherches Critique d’Espace,
Département de Géographie, Université du Québec à Montréal, 1982, p. 27.
25. Michèle Oriol ( PIRED), Les   Collectivités   territoriales   entre   1991   et   1993, L’Imprimeur, Collect.
Société et Démocratie, 1993, pp. 57 à 67.
26. Evens Dubois, “ Pagaille ce midi devant le palais des ministères ”, Le   Nouvelliste du 25
septembre 1996, Port-au-Prince.
27. Interview de Hegel Goutier, “ Rencontre avec René Préval – Président de la dernière
chance ”, Le Courrier ACP Union Européenne n° 161 de janvier-février 1997, p. 42.
28. Ibid., p. 41.
29. Monferrier Dorval, “ La révolte des mairies ou le mythe de l’autonomie communale ”, Le
Nouvelliste du 18 septembre 1997.
30. Ibid.
31. James Boyard, “ La décentralisation administrative, une nécessité démocratique dans un
univers problématique ”, Le Nouvelliste du 21 janvier 1997, Port-au-Prince.
32. Michèle Oriol ( PIRED), L’utopie   territoriale, Rapport sur les collectivités territoriales et la
décentralisation, 1995, p. 13.
33. Gérard Barthélemy ( GRET), Programme de Coopération décentralisée en Haïti ‑ Propositions de mise
en œuvre, Port-au-Prince, 1996, p. 2.
34. Ibid.
35. André Corten, L’Etat faible – Haïti et République dominicaine, Edit. CIDIHCA, 1989. Il définit de la
sorte cet Etat : “ L’Etat faible se caractérise par de continuelles tentatives de marquer des
différenciations. Ces différenciations ne trouvant pas de fondement dans des rapports
économiques de division du travail, ne les trouvant pas non plus au niveau de l’organisation
politique, se donnent des succédanés. L’un d’eux est la discrimination ”, (p. 225).

RÉSUMÉS
L’histoire d’Haïti est traversée par la question récurrente de l’Etat. Celle ci s’est toujours résumée
à la tentative d’adapter un modèle européen aux conditions d’une société caractérisée par la
tribalisation de son espace politique. Dans ce pays, la notion d’administration semble étrangère à
la culture locale. Dès l’origine, l’Etat a été une affaire privée et n’a jamais répondu aux attentes
des populations. A l’inverse des constructions par le haut, Haïti pourrait faire l’expérience d’une
construction politique par le bas en associant plus largement les populations locales à l’exercice
d’un pouvoir décentralisé. Cette tendance, déjà perceptible dans la nouvelle constitution pourrait
limiter les risques de confiscation du pouvoir par un homme ou un clan.

The question of the State is central to the history of Haiti. Such a question boils down throughout
the years to the attempt to fit a western institutional model into a societal framework with a
tribalised political scene as its main feature. The very notion of a public service seems foreign to
the Haitian culture. At its inception, the State has been a private matter and has never met the
expectations of the populations. Rather than a political construction going all the way from the
top downwards, Haiti could experiment a grass-roots rank-and-file scheme, forging the means
for the local populations to have higher political leverage in a decentralized power system. Such

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a trend, adumbrated by the new Constitution, could limit the risks of having the power hijacked
by one man or one clan.

INDEX
Keywords : constitution, decentralization, patrimonialism, public service
Index géographique : Haïti
Mots-clés : administration, constitution, décentralisation, patrimonialisme

AUTEUR
JULIEN MÉRION

Chargé de cours
Université des Antilles et de la Guyane

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L’intervention de l’ONU dans


l’histoire politique récente d’Haïti
Les effets paradoxaux d’une interaction

Béatrice Pouligny-Morgant

1 Au cours des cinq dernières années, à deux reprises, le cas haïtien a été l’occasion d’une
première dans l’histoire de l’implication de la “ communauté internationale ” dans le
soutien de la démocratie dans le monde :
• en décembre 1990, pour la première fois, une mission d’observation des Nations Unies
apporte son soutien à un processus électoral en dehors des cadres classiques de la
décolonisation ou du règlement d’un conflit ;
• le 19 septembre 1994, les Etats-Unis, avec l’aval du Conseil de Sécurité des Nations Unies,
lancent l’opération “ Restaurer la démocratie ”. Pour la première fois, une intervention est
ainsi justifiée, sous l’égide de l’ONU, par la nécessité de rétablir la démocratie dans un pays.
16.000 soldats débarquent en Haïti1 et, le 15 octobre, le président Aristide, renversé trois ans
plus tôt par un coup d’Etat sanglant, rentre dans son pays. Le 15 mars 1995, la Mission des
Nations Unies en Haïti (MINUHA) prend le relais des forces américaines.
2 En ce sens, le cas d’Haïti est révélateur du rôle croissant que tend à jouer l’ONU (à
l’instar de quelques autres organisations régionales) dans l’“ accompagnement des
démocratisations ”, à travers notamment la surveillance d’élections ou dans le cadre
d’opérations plus lourdes comme les missions polyvalentes de maintien de la paix
(multifunctional peacekeeping operations). L’action de l’ONU sur les questions politiques
(incluant la défense des droits de l’homme) remonte, en Haïti, aux dernières années du
Duvaliérisme et s’inscrit donc dans un moment particulier de l’histoire socio-politique
du pays. La spécificité de cette trajectoire est, à maints égards, irréductible. En même
temps, pour qui essaie de comprendre l’intervention onusienne dans une perspective
interactionniste2, elle laisse apparaître des processus très comparables à d’autres
expériences similaires, ce qui explique également l’intérêt du cas haïtien pour
l’internationaliste, dans une démarche comparative.

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3 Cette analyse s’inscrit donc dans un double questionnement :


• pour l’internationaliste, elle vise à éclairer les voies paradoxales par lesquelles l’action de l’
ONU se trouve recomposée sur le terrain social ;
• pour l’observateur de la situation socio-politique haïtienne (qu’il accepte ou non d’en lire
l’évolution sous le label “ démocratisation ”), l’analyse vise à comprendre ce qu’a pu
produire l’intervention d’un acteur extérieur comme l’ONU (aux multiples visages, souvent
ambivalents) aux différentes étapes de cette histoire récente 3.
4 Le rappel des différentes étapes et formes de l’intervention politique de l’ONU en Haïti
nous permettra de situer le panorama par rapport auquel les acteurs locaux se sont
situés et qu’ils ont intégré dans leurs propres stratégies (I). L’analyse de ces
comportements et de leurs effets paradoxaux (II) nous permettra d’envisager dans
quelle mesure l’action onusienne comme la scène politique locale se trouvent
partiellement recomposées dans cette interaction (III).

1. - L’application au cas haïtien d’une nouvelle


“ ingénierie politique ” internationale
5 Sur le plan politique4, l’action de l’ONU en Haïti met en jeu essentiellement trois des
organes de la Charte : d’une part, les deux instances politiques de l’Organisation que
sont le Conseil de Sécurité et l’Assemblée générale ; d’autre part, l’organe d’exécution
qu’est le Secrétariat général avec, dans le cas spécifique d’Haïti, un rôle relais joué,
entre 1988 et 1991, par la Représentation locale du PNUD5. En outre, la Commission et la
Sous-commission des droits de l’homme6 jouent très souvent un rôle précurseur en
établissant un lien très direct entre la défense des droits de l’homme dans les pays dont
elles examinent la situation et la démocratisation de leur système politique. Leur action
s’articule avec celle de l’Assemblée générale par l’intermédiaire de la Troisième
Commission de l’Assemblée (chargée des questions sociales, humanitaires et
culturelles).
6 Ces distinctions – qui pourraient être considérées comme relevant avant tout de la
“ cuisine ” interne – importent plus qu’il n’y paraît de prime abord dans le repérage des
acteurs internationaux. Elles rappellent que, derrière le label ONU, existe une pluralité
de logiques et de rationalités d’abord étatiques bien sûr, mais aussi organisationnelles,
voire simplement individuelles. Au sein d’un même organe comme le Secrétariat
général, par exemple, les problèmes de coordination entre les différents Départements
impliqués dans la gestion du dossier haïtien, les différences de logiques entre le siège et
les différentes missions sur le terrain peuvent expliquer parfois bien des paradoxes
mais aussi des articulations diverses et inattendues avec les logiques des acteurs
locaux, également complexes et éparses.
7 L’action de l’ONU en Haïti s’est déclinée selon des modalités très liées aux spécificités
de la situation elle-même (1.3.) mais elle s’est inscrite également dans un contexte
général doublement marqué par l’idéologie de la promotion de la démocratie (1.1.) et
une évolution très nette de l’appréhension des “ crises internationales ” (1.2.).

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1.1. - Les limites de l’idéologie de la promotion de la démocratie

8 L’action politique des différentes instances onusiennes s’est développée, à la fin des
années 80, en Haïti comme ailleurs, dans un contexte idéologique nettement marqué
par un discours dominant proclamant la venue d’un “ Nouvel Ordre International ”. Le
démantèlement du bloc communiste à l’Est était alors souvent interprété, par les
acteurs politiques occidentaux, comme le signe du triomphe d’un modèle démocratique
libéral, qu’ils pensaient sans alternative. Le discours prononcé le 6 mars 1991 par le
Président George Bush, devant le Congrès américain, comme celui du Président
François Mitterrand, lors du sommet franco-africain de la Baule, en juin 1990, illustrent
cette résurgence des thèmes de la démocratisation et des droits de l’homme sur la
scène internationale. Ils rejoignent la tradition d’un idéalisme wilsonien – présent dès
la création de la Société des Nations –, considérant la démocratie comme la meilleure
garantie pour la paix mondiale et annonçant la naissance d’un ordre nouveau.
9 A cette époque, les Nations Unies sont considérées comme un lieu central de promotion
de ce “ Nouvel Ordre International ”. Ce regain d’intérêt correspond, du reste, à une
réactivation sensible des activités du Conseil de Sécurité qui, pour la première fois
depuis quatre décennies, n’est plus systématiquement paralysé par l’opposition Est-
Ouest7. C’est à cette époque que les Nations Unies commencent à traiter de transitions
politiques en tant que telles. La question est posée alors essentiellement sous l’angle de
la “ tenue d’élections libres et honnêtes ” ; les résolutions A/RES/43/157, A/RES/44/146
et A/RES/45/150 (“ Renforcement de l’efficacité du principe d’élections libres et
honnêtes ”), adoptées successivement par l’Assemblée générale en 1988, 1989 et 1990,
symbolisent bien cette évolution. Entre autres évolutions, le Secrétariat général se voit
confier de nouvelles fonctions. A l’automne 1991, l’Assemblée générale a ainsi décidé la
création, au sein du Département des Affaires Politiques, d’une unité d’assistance
électorale (unité opérationnelle en avril 1992). De même, le Centre des droits de
l’homme (basé à Genève mais dépendant du Secrétariat général) a vu son mandat élargi
afin de faciliter sa plus grande implication dans les processus de démocratisation.
10 Dans plusieurs des cas de missions polyvalentes de maintien de la paix, l’ONU prétend
également faire coïncider le processus de règlement d’un conflit et celui de
“ démocratisation ” (ex : El Salvador, Mozambique, Cambodge...). Au Mozambique, le
discours qu’adresse le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, M.
Aldo Ajello, aux observateurs internationaux venus pour les élections est, à cet égard,
très explicite : “ Le défi est d’exporter la démocratie dans un pays africain ” et
d’ajouter : “ il faut prouver que la démocratie peut être installée en Afrique ” 8...
11 Mais la démocratisation est souvent prise alors comme un “ machin ” qui, faute de
réelle définition, est présentée de façon très procédurale, rejoignant à maints égards
l’analyse que fait Adam Prevorski9 de la démocratie. Celle-ci se résume à un certain
nombre de procédures formelles dont on espère qu’elles vont être utilisées par les
principaux acteurs politiques locaux, afin de réduire les risques liés à des situations
incertaines. Le personnel onusien chargé, sur le terrain, d’observer, superviser ou
organiser les élections, selon les cas de figure, a le plus souvent une approche
extrêmement technique de sa tâche. D’un cas à l’autre, les modèles et recettes
éprouvées sont appliquées ; et globalement, l’ONU “ sait ” organiser des élections 10.
Mais le système fonctionne d’abord parce que l’ONU a besoin qu’il en soit ainsi, dans la
mesure où les élections marquent généralement le point final de son intervention 11 et

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sont annoncées comme le signe de l’installation de la démocratie ; ce qui conduit de


plus en plus d’analystes à regretter que soit ainsi “ vendue ” aux peuples concernés une
image faussée de ce régime de gouvernement...
12 En fait, il faut aussi comprendre cette approche en tant qu’elle est révélatrice d’une
évolution notable de la lecture qui est faite d’un certain nombre de “ crises
internationales ” mises sur l’agenda du Conseil de Sécurité et donc du “ traitement ”
(dans toutes les acceptions du terme) qu’il convient d’y apporter.

1.2. - L’évolution de l’appréhension des “crises internationales”

13 De plus en plus, en effet, ces cas débordent, très largement ceux de “ menace contre la
paix, rupture de la paix ou acte d’agression ”, tels que définis à l’article 39 de la Charte,
ou même les cas de “ différends ” tels que prévus par l’article 33, du moins tels que ces
catégories étaient comprises traditionnellement, permettant de définir ce qui relevait
ou non de la compétence de l’Organisation. Désormais, celle-ci s’implique sur des
questions naguère considérées comme relevant de la stricte compétence nationale
(comme le choix d’un régime de gouvernement), voire dans la gestion complète de
crises qui, dans la conception classique, étaient considérées comme strictement
internes12. Dorénavant, est internationale toute crise qualifiée comme telle par le
Conseil de Sécurité, pour des raisons relevant très souvent plus des intérêts des Etats
membres permanents que d’une analyse de la nature de la crise elle-même.
14 L’analyse du cas haïtien correspond tout à fait à ce schéma puisque sa qualification
comme “ crise internationale ”, en particulier après le coup d’Etat de 1991, renvoie à
des critères pour le moins discutables ; le seul élément allant dans ce sens – les
éventuels “ risques ” liés aux flots de boat people haïtiens sur les côtes des Etats-Unis –
étant largement réglé au moment où l’intervention américaine est engagée, après que
Washington eût décidé que, même au cas où leur demande d’asile politique serait reçue,
les réfugiés haïtiens ne seraient plus acceptés sur le sol américain mais
momentanément placés dans des “ zones de sécurité ”. Du reste, l’argument disparaît, à
ce moment-là, du discours officiel américain, au profit de la défense des valeurs
démocratiques et des droits de l’homme, comme l’illustre le discours à la Nation que le
Président Clinton adresse à ses concitoyens à la veille de l’intervention américaine en
Haïti13. Ces contradictions n’ont pas manqué d’être relevées dans les nombreux débats
qui se sont tenus à l’ONU sur la question haïtienne. Ainsi, dans une longue lettre
adressée, le 14 juin 1993, au Président du Conseil de Sécurité 14, le représentant
permanent de Cuba auprès de l’ONU se réfère à la position que les membres du Groupe
des pays d’Amérique Latine et des Caraïbes avaient déjà communiquée dans une lettre
adressée au Secrétaire général à la fin de l’année 1990 : “ Le Groupe a toujours été
unanimement d’avis que l’assistance à Haïti n’est pas une question liée à la paix et à la
sécurité internationales et qu’elle ne saurait relever de la compétence du Conseil de
Sécurité. ” Cette position sera réaffirmée à maintes reprises par les pays de la zone. Cet
exemple, loin d’être isolé, illustre une préoccupation plus générale tenant à
l’élargissement du champ de compétence du Conseil de Sécurité, en lien en particulier
avec la résurgence de questions touchant – comme c’est le cas pour la démocratie – à
l’organisation interne des Etats. Les vifs échanges sur ce sujet à la Conférence mondiale
sur les droits de l’homme, à Vienne, en juin 1993, en sont un autre exemple. Au-delà de
l’apparente évidence des clivages qu’ils font apparaître, une analyse attentive des

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débats intervenus ces dernières années au Conseil de Sécurité met en lumière les
nombreuses ambiguïtés présidant à ces évolutions15.
15 Mais si ces désaccords peuvent, dans certains cas, perturber le calendrier du Conseil, ils
ont, sur les dossiers concrets, pour principale conséquence de déplacer le débat de fond
vers des enjeux de partage de pouvoir, voire des tractations peu avouables (c’est, en
particulier, sur le cas haïtien, à cet exercice que les Etats-Unis, principaux intéressés au
dossier, ont dû se livrer pour éviter, à plusieurs reprises, un veto de la Chine). Ainsi, le
plus souvent, le dossier haïtien s’est trouvé, aux Nations Unies, au cœur d’enjeux qui le
dépassaient très largement (incluant également, entre autres, la question du partage
des tâches avec les organisations régionales, en l’occurrence l’Organisation des Etats
Américains). Ce qui a pu être considéré comme un avantage (puisque l’attention
internationale était ainsi plus directement appelée sur son cas ; ce qui participa, du
reste, à plusieurs reprises, de la stratégie déployée par l’ancien président Aristide) peut
s’avérer à double tranchant car le détournement des discussions sur des enjeux autres
n’a pas contribué à poser les problèmes haïtiens au fond et à leur apporter le
traitement le plus approprié. Pour l’analyste, la prise en compte de cet aspect permet
de mieux comprendre les aléas d’une mise sur agenda plutôt hoquetante mais aussi des
intérêts qui, le plus souvent, ont eu bien peu à voir avec la situation haïtienne elle-
même.

1.3. - Les voies de l’implication politique de l’ONU en Haïti

16 Reste que c’est bien dans ce contexte général que doit être comprise l’implication
politique de l’ONU en Haïti. Celle-ci a été initiée, dès 1981, par un suivi de la part des
instances spécialisées dans le domaine des droits de l’homme que sont la Commission et
la Sous-commission, intervenant alors dans le cadre de la procédure confidentielle 16.
Leur rôle s’est renforcé avec la nomination d’un expert indépendant 17, dès le départ de
Jean-Claude Duvalier, marquant ainsi un premier contact direct, en Haïti, avec les
acteurs politiques et les ONG de défense des droits de l’homme. De son côté,
l’Assemblée générale prend, pendant cette période, un certain nombre de mesures en
matière d’assistance économique, sans grande portée, et, à partir de 1986, commence à
adopter des résolutions concernant la situation des droits de l’homme en Haïti. Mais
l’essentiel de l’action onusienne vis-à-vis d’Haïti s’articule autour des deux moments
pivots de l’histoire politique récente du pays : les élections de 1990, d’une part et le
coup d’Etat de 1991, d’autre part. Traité alternativement par l’Assemblée générale puis
le Conseil de Sécurité18, le dossier haïtien se trouve, d’emblée, au centre de la
controverse qui sépare les Etats membres des Nations Unies au sujet du partage des
compétences entre les deux instances politiques de l’Organisation 19.
17 C’est en juin 1990 que le cas d’Haïti apparaît sur l’agenda de l’Assemblée générale en
des termes plus politiques, sous l’angle de l’assistance au processus électoral, suite à
une requête de la Présidente provisoire, Ertha Pascale Trouillot, nommée après le
départ du Général Avril. Une première demande d’assistance électorale avait été
précédemment déposée, à l’automne 1989, par celui-ci, alors qu’il était encore au
pouvoir à Port-au-Prince ; elle avait, à l’époque, été rejetée d’emblée. Lorsqu’en juin
1990, la demande est réitérée dans un contexte où une transition paraît possible, elle
est soumise au Conseil de Sécurité mais, sur pression de la Chine et des non-alignés, le
dossier est transmis à l’Assemblée générale sans que le Conseil ne se réunisse sur le

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sujet. D’emblée, en effet, le cas d’Haïti constitue un enjeu dans les débats onusiens :
pour la première fois, il offre la possibilité d’intervenir hors cas d’autodétermination
(comme cela avait été le cas en Namibie où, de plus, il s’agissait de régler une sortie de
la colonisation) et sans lien direct avec une menace pour la paix et la sécurité de la
région (comme cela avait été le cas au Nicaragua). A l’époque, trois Etats membres du
Conseil de Sécurité (Chine, Cuba, Colombie) s’opposent à cette requête ; la Chine, en
tant que membre permanent, menaçant de faire usage de son droit de veto. C’est donc
l’Assemblée générale qui donne finalement mandat au Secrétaire général de répondre
favorablement à la requête du Gouvernement haïtien20, non sans qu’un vif débat n’ait
eu lieu.
18 A ce stade donc, le processus de démocratisation en Haïti a essentiellement été axé sur
la tenue d’élections, comme c’est d’ailleurs le cas dans la plupart des autres cas gérés
par les Nations Unies au cours de la même période. Certes, au lendemain du premier
tour des élections, a été adoptée une résolution lançant un appel à l’aide internationale
en faveur de la jeune démocratie haïtienne. L’engagement d’un programme spécial
d’assistance d’urgence à Haïti est, du reste, décidé21 et, suite à la présentation d’un
rapport du Secrétaire général sur ce point, une résolution complémentaire est adoptée,
au mois de mai suivant. Mais on sait que l’aide tant promise se fit longuement
attendre... Ainsi, deux questions doivent être posées à ce stade de l’implication
politique des Nations Unies sur le dossier haïtien :
• 1º – les questions de fond que pose toute transition politique ne sont pas vraiment abordées.
L’attention est focalisée sur un appareillage institutionnel (envisagé, en outre, de façon très
sommaire : les élections), aux dépens des autres questions fondamentales que pose, pour
toute société, non seulement un changement de régime politique mais aussi, dans un cas
comme Haïti, la véritable construction d’un Etat censé répondre à un certain nombre de
besoins minima de l’ensemble de la société, en particulier en matière de justice. A l’époque,
l’apport des Nations Unies n’a été envisagé que de façon ponctuelle, les élections
apparaissant comme détachées de tout, comme s’il s’agissait d’un moment qui pouvait être
isolé d’un processus pourtant bien plus long et complexe22 ;
• 2º – les Nations Unies ont très vite retiré l’ensemble des effectifs de l’ONUVEH. Dès après le
premier tour des élections, le 16 décembre 1990, la majorité des contingents civils et
militaires était retirée. Le processus de retrait est poursuivi malgré le coup de semonce
apporté par la tentative de coup d’Etat de Roger Lafontant, le 7 janvier 1991. Au lendemain
du 7 février 1991 (date de l’entrée en fonction du nouveau Président élu), les derniers civils
quittaient le sol haïtien. Certes, pour la plupart des Etats membres, la préoccupation était
d’abord qu’on ne “ s’ingère ” pas trop ni trop longtemps dans des affaires considérées avant
tout comme d’ordre interne. Mais ce retrait n’était-il pas trop précipité ? La présence
onusienne n’était-elle pas au moins aussi importante après des élections que pendant ? Du
moins, au Secrétariat général de l’Organisation, certains responsables ont eu bien des
occasions de s’interroger depuis.
19 Ce n’est qu’avec le coup d’Etat du 30 septembre 1991 que le cas haïtien est
formellement inscrit à l’ordre du jour du Conseil de Sécurité pour la première fois 23.
Pour des raisons proches de celles qui avaient prévalu en 1990, il a, cependant, de
nouveau été “transféré” à l’Assemblée générale. Pour l’essentiel, pendant deux ans,
l’Assemblée va se borner à soutenir l’action de l’Organisation des Etats Américains 24.
Différentes résolutions adoptées, entre 1991 et 1993, sur les droits de l’homme, restent
d’ordre symbolique. La seule contribution concrète a été apportée avec la résolution A/

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RES/47/20/B, adoptée le 20 avril 1993, qui a notamment autorisé la participation de l’


ONU à la MICIVIH (Mission Civile en Haïti), aux côtés de l’OEA 25. Pour le reste, les deux
années qui ont précédé la prise en charge du dossier par le Conseil de Sécurité ont été
marquées par un vide consternant du côté de l’ONU.
20 Certes, le Secrétariat général a eu une participation plus ou moins active à la résolution
politique de la crise haïtienne : d’abord en envoyant deux de ses hauts fonctionnaires
pour participer à la mission de haut niveau que l’OEA envoya en Haïti du 18 au 21 août
1992 ; plus tard, suite à la résolution 47/20 du 24 novembre 1992 de l’Assemblée
générale, en nommant, le 11 décembre 1992, l’Argentin Dante Caputo comme Envoyé
spécial pour Haïti. En janvier 1993, celui-ci devenait également Envoyé spécial du
Secrétaire général de l’OEA, en remplacement du colombien Ramirez Ocampo dont
l’action avait été non seulement inefficace mais très controversée. On ne reprendra pas
ici tout le détail de trois années de négociations interminables, encore que chaque
étape ait ouvert (ou fermé) certaines opportunités aux manœuvres politiques locales.
Parmi les contraintes qui ont pesé sur le processus, on ne peut oublier l’extraordinaire
complexité d’une crise qui, loin d’être conjoncturelle – comme on va le voir –
s’inscrivait au contraire dans une évolution politique de long terme. Dans ce contexte,
même avec la meilleure volonté internationale (ce qui n’était évidemment pas le cas), il
était difficile d’imaginer et plus encore d’imposer une solution de l’extérieur. En outre,
la variété des positions des principaux Etats concernés par ce dossier (dont ceux
regroupés parmi les “ Pays amis du Secrétaire général sur Haïti ” : France, Etats-Unis,
Canada, Venezuela puis Argentine) a considérablement compliqué les efforts de
médiation, alors que la pression unilatérale des Etats-Unis se faisait plus forte. C’est
cette réalité que l’on va retrouver au Conseil de Sécurité.
21 Ce n’est véritablement qu’à l’été 1993 que le Conseil de Sécurité se saisit du dossier
haïtien en adoptant des mesures de coercition de nature économique, eu égard aux
“ conditions uniques et exceptionnelles ” de la situation haïtienne et à la menace que,
de ce fait, elle représentait pour la paix et la sécurité internationales 26. L’initiative vient
également, formellement, du gouvernement haïtien qui demande alors que l’embargo
commercial recommandé à l’encontre d’Haïti par l’OEA soit rendu universel et
obligatoire27. Dans un second temps, le Conseil de Sécurité se basera sur les accords de
Governors   Island (3 juillet 1993) entre le Président de la République d’Haïti et le
commandant en chef des forces armées dont les parties ont demandé que les Nations
Unies se portent garantes28.
22 L’analyse attentive des décisions prises, à partir de cette date, par le Conseil, conduit,
entre autre, à beaucoup relativiser l’engagement collectif qui est ainsi pris en faveur de
la défense de la démocratie ou des droits de l’homme – puisque les deux sont, le plus
souvent, liés29 –. Jusqu’en mai 1994, en effet, la défense de la démocratie en tant que
telle n’est jamais posée à titre principal dans le cas haïtien comme, du reste, dans les
autres crises gérées par le Conseil de Sécurité au cours de cette même période. Dans ses
décisions, deux ans après le coup d’État du 30 septembre 1991, le Conseil de Sécurité
prend soin de ne pas prendre position explicitement quant à la nécessité de rétablir un
gouvernement qui a pourtant été constitué suite à des élections supervisées par les
Nations Unies. Il préfère se placer dans le cadre de son mandat de garant de la paix et la
sécurité internationales, soulignant que la persistance de la situation régnant en Haïti
constitue une menace pour la région, notamment en provoquant un flux de réfugiés
vers les Etats voisins. Le rétablissement de la démocratie est donc présenté comme un

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moyen de résoudre cette crise et de protéger ainsi la région30 mais il n’y a pas de
“ garantie ” onusienne à la démocratie. Ce n’est qu’avec la résolution S/RES/917 du 6
mai 1994 que le rétablissement de la démocratie et le retour du Président sont, pour la
première fois, posés comme “ l’objectif de la communauté internationale ” de même
qu’est posée, pour la première fois, en des termes à la fois clairs et fermes, la
préoccupation vis-à-vis des droits de l’homme31.
23 Comment expliquer le revirement que constitue cette résolution ? Il faut bien
évidemment se garder de conclure trop rapidement à “ une victoire de la cause
démocratique dans la conscience internationale ”, ou quelque chose qui s’en
rapprocherait. On ne peut oublier que cette reprise en main du dossier fut avant tout le
fait des Etats-Unis et d’un Président Clinton répondant d’abord à des objectifs de
politique intérieure. De même, on ne peut minimiser le fait qu’en délégant de facto aux
Etats-Unis une part importante du processus d’appui au “ rétablissement de la
démocratie en Haïti ”, la résolution S/RES/940 du 31 juillet 1994 a corrélativement
beaucoup limité l’engagement de la “ communauté internationale ” en tant que telle.
24 Le déploiement de la mission qui intervient en application de cette résolution présente
certaines spécificités qui ne sont pas sans rappeler le cas de la Somalie (même si les
motivations, justifications et contextes étaient alors bien différents) :
• cette décision ne suit pas la signature d’un accord de paix entre des acteurs politiques locaux
mais correspond à une décision du Conseil de Sécurité adoptée dans le cadre du Chapitre VII
de la Charte des Nations Unies (recours à la force) ;
• deux phases sont considérées dans l’opération : une phase de prise en charge par une
coalition multinationale, dirigée par les Etats-Unis, agissant en application d’une résolution
onusienne et non sous la direction de l’Organisation – c’est l’opération Restore Democracy,
menée par la MNF (Multinational Force) – suivie d’une seconde phase, onusienne, très
similaire aux autres missions de bérets bleus de la nouvelle génération et entrant cette fois
dans le cadre du Chapitre 6 et demi de la Charte – c’est la MINUHA, Mission des Nations
Unies en Haïti–(remplacée par une mission allégée – la MANUH –, au cours de l’année 1996).
Cette mission se déploie en Haïti parallèlement au maintien de la mission civile mixte ONU/
OEA (la MICIVIH) dont le mandat (moins clair que jamais) reste axé sur les droits de
l’homme.
25 A ce stade de l’analyse, le diagnostic paraît assez clair : la place occupée par l’enjeu
démocratique (comme, du reste, la question des droits de l’homme) dans les décisions
tant du Conseil de Sécurité que de l’Assemblée générale des Nations Unies a bien peu à
voir avec un accord sur des valeurs universelles et résulte plutôt de stratégies
complexes d’instrumentalisation de la part des Etats et d’une série de “ compromis par
le bas ”. Mais le rappel de cette réalité, banale pour les tenants d’une perspective
réaliste (au sens analytique du terme) des relations internationales, ne suffirait pas à
justifier ce bref historique de l’action politique récente des Nations Unies en Haïti s’il
ne permettait aussi de planter le décor dans lequel les acteurs locaux ont déployé à leur
tour des stratégies tout aussi ambivalentes.

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2. - Les stratégies des acteurs haïtiens face aux


interventions onusiennes
26 Les différentes actions menées par l’ONU en Haïti au cours des dernières années ont été
intégrées par les acteurs politiques et sociaux de ce pays dans leurs stratégies propres,
avec des effets souvent paradoxaux. La compréhension de ces processus, dans une
perspective interactionniste, permet d’envisager comment, dans son ambiguïté et sa
diversité même, l’action onusienne a pu contribuer à une recomposition partielle des
acteurs et des situations à un moment particulier de l’histoire socio-politique du pays.
Seules quelques pistes et hypothèses pourront être livrées dans le cadre
nécessairement restreint de cet article32. Elles voudraient contribuer à ce que la
question de l’action de l’ONU en Haïti (comme dans d’autres pays connaissant des
situations comparables sinon similaires) soit envisagée dans une perspective
certainement plus complexe mais aussi beaucoup plus ouverte que cela est
généralement fait dans les analyses. En d’autres termes, la question de l’“ échec ” ou de
la “ réussite ” de cette action, outre le fait qu’elle peut donner lieu à une vaste gamme
d’interprétations, est très loin d’épuiser le sujet.

2.1. - Les données de base de l’interaction

27 Avant d’évoquer les principales stratégies mises en œuvre par les acteurs haïtiens, des
précisions s’imposent quant à la façon dont ont été repérés les acteurs politiques et
sociaux dont il est ici question. Ceci couvre trois opérations successives :
28 Dans un premier temps, le choix a dû être fait entre une démarche déductive et
inductive. Pour cette analyse, à une construction théorique d’un certain nombre
d’“ idéaux-types ” d’acteurs, a été préférée une approche empirique, behavioriste,
considérant les individus et groupes apparaissant à l’observation comme des êtres
historiques politiquement et socialement situés (“ types-réels ”). Cette observation a
été réalisée, aux différentes périodes de l’intervention onusienne, à partir des questions
suivantes : qui entre, localement, en interaction avec l’ONU ? à quel(s) moment(s) et
dans quelles circonstances ? sous quelle forme ? pour quoi faire ? Cette approche
empirique permet de faire apparaître de nombreux acteurs inattendus ou au rôle
souvent négligé, notamment parce qu’ils ne se situent pas directement sur la scène
centrale. Elle permet également de porter l’attention sur les lieux d’articulation (et de
non-articulation) entre les différents niveaux de l’action collective (notamment entre
ce qui se déroule sur la scène politique centrale et dans le reste du champ social). Enfin,
elle évite d’enfermer trop rapidement l’interaction dans certaines notions comme
celles d’“ acceptation ” ou, au contraire, de “résistance”, qui nous semblent très loin
d’épuiser l’infinie richesse de la réalité sociologique ;
29 Intervient ensuite l’étape de vérification de la qualification, en tant qu’acteurs, des
individus et groupes d’individus considérés, c’est-à-dire en tant que producteurs d’une
action transformatrice du jeu socio-politique, leurs décisions et leurs actes pouvant
l’affecter jusque dans ses dimensions les plus symboliques. Or, en Haïti, cette évaluation
doit tenir compte du fait que le champ socio-politique dans lequel s’inscrivent ces
“ acteurs ” potentiels, connaît, sur la période considérée, une mutation profonde. Ainsi,
des groupes vont passer, à des moments précis, d’une position passive, voire
d’exclusion pure et simple du jeu socio-politique, à une position très active ; de simples

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agents ils vont devenir acteurs à part entière. En ce sens, on pourrait appliquer ici la
distinction qu’a inspiré à Lucien Poirier la lecture des écrits de Jomini, pour l’analyse
des situations de conflit, entre les deux catégories d’“ agissants ” que sont les
“ acteurs ” et les “ actants ”. Ces derniers peuvent, dans la définition qu’en donne
Poirier, avoir une fonction modificatrice mais ils ne sont qu’un des opérateurs de
l’action collective, un des éléments pour atteindre la finalité politique définie par
l’acteur ; ils ne sont donc pas des acteurs stratégiques authentiques 33 ;
30 C’est sur cette double base qu’ont été identifiés les acteurs avec lesquels l’ONU est
entrée en interaction, aux différentes étapes de son intervention en Haïti ; évoluant sur
une scène socio-politique très éclatée et mouvante, ils appartiennent schématiquement
à trois espaces distincts entre lesquels le degré d’articulation est variable :
• la scène politique centrale, occupée par les principaux acteurs politiques (avec des partis
très peu structurés autour d’individualités) et, pour une partie de la période considérée,
l’armée.
• un espace intermédiaire où évoluent les élites non politiques, toutes tendances confondues :
les deux groupes sociaux dominants sur lesquels le pouvoir politique s’appuie
traditionnellement (l’Eglise – très majoritairement catholique mais avec une place de plus
en plus importante occupée par les églises et sectes protestantes – et la bourgeoisie
d’affaire) mais aussi les membres de la classe moyenne progressiste, souvent formée à
l’étranger et incluant des individus ou groupes d’individus ayant fait scission avec les deux
groupes dominants (représentants de l’Eglise dite progressiste, jeunes affairistes voulant se
démarquer de la bourgeoisie duvaliériste et organisant leurs propres structures de
représentation). Parmi eux, se trouve un groupe relativement restreint (mais très éclaté)
d’intellectuels qui a largement organisé, à partir du début des années 80, l’espace de la
contestation sociale. A travers, en particulier, les ONG, syndicats et autres organisations
intermédiaires diverses qu’ils ont créées34, ces individus et groupes apparaissent très
souvent dans l’interaction avec l’ONU, avec des positions et stratégies plus ou moins
autonomes du politique, selon les cas (d’où quelques variations, dans leurs positions, du
statut d’“ actants ” à celui d’“ acteurs ”).
31 Ces deux premiers groupes concernent quelques centaines de personnes, vivant
principalement à Port-au-Prince35 ;
• enfin, vient l’immense “ en dehors ”36 où vit la majorité de la population rurale et
suburbaine. Traditionnellement maintenue en dehors de toute vie publique (et a fortiori
politique), cette dernière s’est manifestée, depuis le milieu des années 80, à l’occasion de
grands mouvements populaires, souvent qualifiés de “ spontanés ” parce qu’ils échappaient
aux structures et modes d’organisation imaginés par le groupe des intermédiaires
susmentionné. Ce décalage dans les formes de mobilisation et d’action 37 s’est révélé aux
principales étapes de la vie politique du pays depuis le début des années 80 (vote de la
Constitution, élections de 1987 puis de 1990...) et de façon particulièrement parlante lors de
la mobilisation contre la tentative de coup d’Etat de Roger Lafontant, dans la nuit du 6 au 7
janvier 1991 mais aussi avec l’accueil bienveillant et curieux réservé aux troupes
américaines débarquant en Haïti (alors que la plupart des organisations intermédiaires
avaient plus ou moins clairement pris position contre cette intervention). D’où des
malentendus en partie opératoires sur lesquels nous reviendrons parce qu’ils sont
particulièrement révélateurs des différentes lectures que l’on peut faire de ces
mobilisations.

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32 C’est dans ce contexte également qu’il faut comprendre la difficulté traditionnelle, pour
les acteurs sociaux intermédiaires, de se situer à la fois vis-à-vis du pouvoir politique et
des acteurs sociaux de base. L’écart qui les séparait de la majorité des Haïtiens s’est
encore accru avec la répression qui a touché systématiquement cette population après
le coup d’État de septembre 1991, alors qu’elle les épargnait, en tant que membres de
l’élite, à de rares – bien que tragiques – exceptions près. Ce malaise est encore plus fort
au moment où la force multinationale intervient en Haïti, à l’automne 1994. C’est
pourquoi, bien qu’elle soit difficile à appréhender dans sa globalité, l’expérience que
cette majorité de la population haïtienne a eue de l’action de l’ONU dans son pays est
importante, indépendamment du cas des ONG, par exemple, qui est le plus souvent
étudié. Elle apparaît doublement significative : d’abord, parce qu’à chaque fois, les
occasions d’interaction avec les intervenants extérieurs ont existé, en particulier au
moment des missions sur le terrain, en 1990 et 1995-96, même si, dans ce second cas, il
y eut une volonté explicite des intervenants extérieurs de limiter au minimum les
points de contact avec la population, dans le double souci de limiter le champ
d’intervention et les risques de dérapage ; ensuite parce que, comme on l’a vu, à des
moments-clés de l’histoire politique récente du pays, ces groupes se sont constitués en
“êtres politiques” en affirmant leur identité, leur altérité et leur autonomie de décision,
et en les traduisant dans une action. En d’autres termes, ils se sont affirmés comme
acteurs. Mais qui sont-ils ?
33 Pour nous limiter à notre objet, l’interaction avec l’ONU, celle-ci est passée largement
par des organisations de type “ communautaires ”38. Il ne faut pas oublier toutefois que
ces structures collectives de base39 qui avaient servi, depuis le milieu des années 80, de
cadre à l’émergence de la majorité de la population sur la scène politique, ont été
durement touchées par la répression qui a suivi le coup d’Etat et les déplacements
successifs qui l’ont accompagnée. Aujourd’hui, en Haïti, ce sont les lieux mêmes de
survie qui se sont raréfiés, limitant les interfaces possibles entre l’individu et
l’intervenant extérieur, quel qu’il soit, forçant, au moins partiellement, à un nouveau
repli sur les lieux et répertoires d’interprétation que sont la rumeur, l’invisible, les
cadres de référence du vaudou (comme la théologie de la libération avait pu l’être,
provisoirement, dans les années 80). Ces lieux ont donc été intégrés dans notre
observation.
34 Ainsi, le statut des individus et groupes évoluant dans ce troisième espace (agents /
actants / acteurs) a considérablement varié tout au long de la période qui nous sert ici
de référence. Ces variations sont importantes à garder en mémoire dans l’appréciation
des effets collectifs qui résultent de l’interaction avec “ l’acteur ONU ”.
35 Encore convient-il de rappeler que cet “ acteur ONU ” lui-même apparaît, dans
l’interaction, dans une grande pluralité (cf. supra p. 3). Sur le terrain, les acteurs
politiques et sociaux haïtiens ont été en contact direct, le plus souvent, avec des acteurs
individualisés dont ils interprétaient variablement la position. Néanmoins, un certain
nombre de clivages permettent de comprendre comment concrètement, cette diversité
a été perçue dans l’interaction : clivage Secrétariat général à New York / Représentants
spéciaux du Secrétaire général / délégations et missions de plus long terme sur le
terrain ; distinctions entre les différentes catégories de personnel (militaires, civils,
policiers) ; clivages entre composantes (voire entre différentes missions présentes
simultanément sur le terrain) ; traductions locales de la relation ONU/OEA (avec de
grandes évolutions dans la différenciation et ses effets) ; clivages entre les Etats

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membres plus directement impliqués sur le cas... Là aussi, les perceptions des acteurs
locaux comme le positionnement des acteurs (et actants) onusiens eux-mêmes ont
beaucoup varié, faisant plus ou moins apparaître ces clivages, selon les périodes.
36 C’est l’ensemble de ces acteurs qui ont eu des occasions diverses d’interaction au cours
desquelles les acteurs locaux ont déployé des stratégies diverses, souvent paradoxales.

2.2. - L’intervention d’un acteur extérieur : de nouvelles ressources


politiques

37 En Haïti comme dans d’autres cas d’interventions similaires, l’élément extérieur “ ONU
” a été intégré dans les stratégies des acteurs politiques locaux comme une nouvelle
ressource potentielle. Son statut a varié bien évidemment selon les périodes et
modalités d’intervention de l’ONU dont on a vu qu’elles avaient été très diverses depuis
1989. Il est devenu central, à des moments-clés, comme dans les mois qui ont précédé et
suivi l’opération Restore Democracy, l’intervention (comprise cette fois dans l’acception
restreinte d’une intervention militaire) tendant à monopoliser, dans un premier temps
du moins, l’espace politique. Beaucoup d’exemples fournis ici porteront, du reste, sur
cette période bien qu’ils soient loin d’être exclusifs.
38 La recherche de légitimation constitue, comme on pouvait s’y attendre, un objectif
essentiel dans l’interaction avec l’ONU, pour les acteurs politiques en particulier 40. En
ce sens, l’intervenant extérieur devient une “ ressource politique ” importante sur la
scène locale. Cet objectif se décline selon des modalités différentes en fonction de la
position des acteurs concernés. Comment lire, ainsi, la démarche du Général Avril, à
l’automne 1989, demandant une assistance électorale auprès du Secrétariat général des
Nations Unies ? Il est probable que, dans le contexte de l’époque (relative “ ouverture ”
avant la fermeture brutale, quelques mois plus tard, avec l’imposition de l’état de
siège), il espérait encore que le scénario d’une transition “ en douceur ”, sous sa
présidence, puisse se réaliser. Dans ce cadre, une présence internationale, même
symbolique, pouvait assurer un minimum de crédibilité à un scrutin pour lequel il ne
pouvait pas espérer une forte participation. De même, outre des pressions (en
particulier américaines) particulièrement fortes, cette même quête de crédibilité
internationale a pu décider la Présidente provisoire Ertha Trouillot à demander une
assistance électorale des Nations Unies, dès sa prise de fonction, en mars 1990. Mais
c’est surtout l’opposition politique d’une part, les membres d’un Conseil électoral
provisoire (CEP) à la position fragile d’autre part, qui ont sans doute le plus bénéficié de
la présence de l’ONUVEH (du moins en ce qui concerne son volet électoral) : forte
présence d’observateurs internationaux, dès la phase des inscriptions, assurant la
crédibilité du processus, assistance technique accordée au CEP par le PNUD,
coordination des aides de bailleurs de fonds rassurés sur leur bonne gestion... Autant de
voies par lesquelles les acteurs concernés ont vu leur position renforcée par la présence
onusienne et l’ont recherchée de ce fait.
39 Dans les années qui suivirent, l’ONU adopta, comme on l’a vu, un profil beaucoup plus
bas. Mais du fait de sa présence – même à la marge – dans le long processus de
négociations qui suivit le coup d’Etat de septembre 1991, elle continua à être l’objet
d’attentions de la part de la plupart des acteurs politiques haïtiens. Etre admis aux
tables de négociations ou même être simplement reçu par telle ou telle délégation de
passage en Haïti, contribuait à légitimer sa position. La préparation des programmes de

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ces visites constituait, en soi, un enjeu essentiel. Ici, c’est incontestablement le


Président Aristide qui a le plus bénéficié de ce facteur de légitimation en compensant la
faiblesse de fait que constituait son exil forcé par – entre autres choses – une
reconnaissance internationale qui est largement passée par l’ONU. Sa réception lors
d’une séance extraordinaire du Conseil de Sécurité, le 3 octobre 1991, fut, en ce sens,
cruciale. Ses différentes distinctions internationales41 participent également de cette
légitimation par l’international.
40 Mais ceci joua parallèlement pour un certain nombre d’acteurs sociaux haïtiens,
l’exemple le plus frappant étant celui des ONG de droits de l’homme, placées du fait du
caractère très sensible du thème sur lequel elles intervenaient, au cœur des
négociations. Ceci contribua beaucoup à accroître leur légitimité, à l’extérieur comme à
l’intérieur, et ce n’est pas un hasard si beaucoup d’acteurs (y compris politiques) se
découvrirent alors un engagement humaniste : la cause des droits de l’homme
paraissait, plus que jamais, un moyen efficace d’accéder à l’espace politique (et,
accessoirement, de récupérer des financements)... Ce qui n’empêcha pas la relation
ONG-ONU (à travers essentiellement la MICIVIH et, dans une moindre mesure, la
MINUHA) d’être marquée le plus souvent par la méfiance et vécue dans la concurrence,
à l’image de ce que l’on peut observer dans d’autres missions 42. En outre, si pendant la
période post-coup d’Etat, la multiplication des visites de délégations internationales de
tout type (y compris d’organisations non gouvernementales) se succédant en Haïti a
contribué à accentuer l’importance de l’international comme seule ouverture possible
quand l’espace interne était bloqué, elle a pu également retarder toute évolution
interne en dirigeant les énergies disponibles vers l’extérieur et vers la gestion d’une
implication internationale même confuse, aux dépens de la recherche de solutions
locales.
41 Ce type de stratégies se renforça avec la présence de la Mission civile (MICIVIH) mais,
plus encore, avec celle de la MINUHA. La recherche de contacts avec l’intervenant fut
une préoccupation constante de certains acteurs collectifs, mais aussi le plus souvent
individuels ; se vanter d’avoir rencontré le Représentant spécial du Secrétaire général
ou d’être son quasi-“ conseiller ” ou informateur officieux sur tel ou tel sujet est vite
devenu l’activité favorite de certaines élites port-au-princiennes. Avec des objectifs
plus localisés, certains groupes récemment constitués et ayant des visées plus ou moins
politiques, quelques futurs candidats aux élections locales, ont essayé également de
jouer cette carte. Pouvoir se vanter de la présence de membres de la mission lors d’une
fête patronale, par exemple, n’est pas négligeable, à quelques semaines d’échéances
électorales. Dans tous les cas, faute d’une légitimité locale, on l’a cherchée à l’extérieur.
42 Il ne faut pas oublier que, comme toute stratégie de ce type, la recherche de
légitimation peut également s’exercer, de façon alternative (y compris de la part des
mêmes acteurs), en s’opposant à l’intervenant. Ainsi, pendant la période des
négociations post-coup d’Etat mais aussi après l’intervention américano-onusienne,
certains acteurs, minoritaires et se positionnant aux deux extrémités du spectre
politique haïtien, ont tenté de se relégitimer par un discours (parfois violent)
d’opposition à l’intervenant, articulé sur les ambivalences évidentes du rapport
collectif à l’extérieur (cf. ci-dessous § 2.3.). Mais parce qu’à la fois ce discours ne tenait
justement pas compte de ces paradoxes apparents et que ses auteurs étaient en position
de faiblesse sur la scène locale, la capacité de mobilisation sur ces thèmes est restée très
faible jusqu’à ce jour, beaucoup de responsables politiques ou d’organisations

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intermédiaires préférant s’exprimer en privé sur la question, ne cachant d’ailleurs pas


l’ambiguïté de leur position. Ce qui n’empêche pas les slogans contre “ l’occupation
étrangère ” et “ l’impérialisme ” de demeurer présents aujourd’hui encore dans le
discours des groupes mobilisant contre le FMI et les privatisations en cours 43, comme
on l’a vu, le 9 janvier 1997, lors des manifestations devant le Palais national. De même,
la prise de position publique du président sortant de la Chambre des députés, Fritz
Robert Saint-Paul, regrettant le renouvellement du mandat de la MANUH, le 30
novembre 1997, montre une utilisation persistante d’un discours qui vise, en
l’occurrence, à marquer son opposition au gouvernement en place et à se rapprocher
des organisations populaires tenant un discours “anti-occupant”.
43 Tout aussi classiquement, l’intervention onusienne a également régulièrement été
utilisée pour la recherche d’un règlement à des problèmes locaux ne relevant pas
du mandat de l’ONU. Après l’intervention américano-onusienne, le principal objectif
poursuivi par les autorités gouvernementales haïtiennes fut de forcer l’ouverture du
mandat de la MINUHA sur la question du désarmement et, accessoirement, d’obtenir
des implications matérielles (ex : participation à la réparation d’infrastructures)
susceptibles de répondre au moins partiellement et en apparence à des revendications
économiques et sociales nombreuses qu’elles ne pouvaient satisfaire. Mais l’absence de
plan très clairement défini à l’avance, une gestion au jour le jour, ont beaucoup retiré à
la capacité de ces autorités d’obtenir des gains autres que de détail.
44 Sur ce plan également, les acteurs sociaux ont, dans certains cas, cherché à impliquer l’
ONU dans le règlement de conflits locaux, comme ceux liés à la terre. Plusieurs groupes
de paysans ont joué cette carte, par exemple, dans la région de Saint-Marc, dans le Bas-
Artibonite, où les problèmes terriens sont particulièrement épineux. Leur objectif a très
clairement été, dans certains cas, de forcer les militaires onusiens à s’immiscer dans les
problèmes locaux (y compris en provoquant des incidents), avec le double objectif
d’espérer voir l’ONU prendre position en leur faveur 44 (ce qui aurait considérablement
renforcé leur position dans le rapport de force avec les propriétaires terriens) et,
surtout, de forcer l’intervenant extérieur à se mêler de dossiers en suspens depuis
longtemps, second objectif en partie atteint. Ce type de stratégie avait également été
mis en œuvre dans un certain nombre de régions, pendant la période électorale de
1990-1991, vis-à-vis de l’ONUVEH. Il faut se souvenir que la principale spécificité de
cette mission concernait la présence d’“ observateurs de sécurité ” chargés de veiller
plus particulièrement à la mise en œuvre effective, sur tout le territoire haïtien, du
plan de sécurité électorale. Dès le départ, la position de ces militaires fut ambiguë vis-à-
vis de l’armée haïtienne (alliés ? contrôleurs ? opposants ?) avec laquelle les relations
ont, localement, parfois été très tendues. Mais si la population elle-même a pu éprouver
des difficultés à comprendre pourquoi ces bérets bleus (non armés) ne pourraient pas
protéger directement les électeurs en cas de problème, dans certaines zones, des
associations paysannes et des groupes liés aux communautés ecclésiales de base (Ti
Kominote Legliz - TKL) ont tenté de contourner partiellement cet obstacle. Au gré des
évolutions des relations entre les militaires onusiens et haïtiens, ils ont cherché à
impliquer davantage les bérets bleus. L’une des modalités fut de leur fournir des
informations concernant les abus nombreux perpétrés par l’armée haïtienne et ses
acolytes sur le terrain (“ chefs de section ” et autres “ attachés ”), des caches d’armes,
etc. Même si ces informations ont, au bout du compte, été peu prises en compte par une
Mission pressée de toute part de s’en tenir à une définition stricte de son mandat (ce
qui ne manqua pas de susciter de vifs débats internes), leur prise en compte partielle a

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au moins contribué à une meilleure évaluation ultérieure de la complexité de ces


questions et, là aussi, à donner une plus grande crédibilité à des informations
accumulées par ailleurs, de longue date, par des ONG haïtiennes. Dans l’immédiat, leur
diffusion auprès des militaires onusiens, preuves physiques à l’appui, pouvait les
amener à une implication plus grande (y compris sur le plan émotionnel) et à un
marquage plus serré de militaires haïtiens décidément peu recommandables... Aussi,
alors que ce volet “ sécurité ” est présenté comme secondaire dans les rapports du
Secrétariat général, on peut considérer que ce fut un aspect essentiel du processus
électoral de 1990 du fait de son double impact psychologique sur les populations
(globalement plus confiantes alors qu’elles avaient encore en mémoire le carnage des
élections de novembre 1987) et sur les militaires qui se sont sentis “ sous contrôle ”.
Que l’on considère ou non qu’il y ait eu, globalement, une stratégie consciente, de la
part de la majorité de l’électorat haïtien, d’utiliser cette opportunité électorale
“ offerte ” par la communauté internationale (point sur lequel nous reviendrons), de
nombreux éléments indiquent qu’il y a eu au moins des stratégies partielles de groupes
locaux, répondant souvent à des préoccupations de sécurité immédiates ; celles-ci ont
été en partie relayées par des réseaux d’organisations intermédiaires, liées en
particulier à la branche progressiste de l’Eglise catholique, qui cherchaient, eux, à
mobiliser pour le candidat Aristide.
45 On retrouve très vite l’ambivalence de l’interaction en constatant que, parallèlement à
des actions visant une plus grande implication de l’ONU, se sont déployées d’autres
visant, au contraire, à la limiter. Une stratégie d’ignorance et d’occultation a, en
effet, été partiellement poursuivie par les acteurs politiques haïtiens, en particulier
dans la phase la plus récente, lors de l’intervention américano-onusienne. L’ambiguïté
de tous les acteurs politiques vis-à-vis de l’intervention militaire les a conduits à faire le
gros dos et à chercher à limiter au maximum l’implication de l’extérieur dans le
règlement des affaires internes, plutôt qu’à en tirer le maximum. Le fait que la plupart
de ces acteurs se soient estimés en position d’infériorité n’est bien sûr pas négligeable
(cf. § 2.2. ci-dessous). La façon dont le renouvellement du mandat de la MINUHA a été
demandée, non pas par l’ancien Président Aristide mais par son successeur René Préval,
fut en partie révélatrice de cette volonté d’occultation, le Président sortant ne voulant
à aucun prix apparaître comme celui qui demandait le maintien des troupes. Face à une
situation évidemment complexe et lourde de conséquences pour l’histoire, la classe
politique haïtienne, dans sa grande majorité, a préféré ne pas voir, reporter les
problèmes. Or, cette attitude a trouvé, en face d’elle, une position de retrait des Etats-
Unis comme des Nations Unies. Dans ces conditions, il y avait peu de chances qu’aucun
des problèmes de fond d’Haïti ne trouve un début de solution.
46 On trouve de nombreux indices d’une attitude comparable, vis-à-vis là aussi de la
MINUHA, chez des acteurs de base. Ainsi, dans les quartiers populaires des villes (et en
particulier à Port-au-Prince), il semble que des comités de quartier mais aussi des
organisations de jeunes et des communautés de base aient donné consigne à leurs
membres non pas de contrecarrer l’action des militaires et policiers internationaux, de
s’affronter à eux, mais de mener une sorte de résistance passive : fourniture de faux
renseignements, silence entendu sur certains faits, etc. C’est le contournement 45, bien
loin de la curiosité bienveillante des premiers moments (dont avaient bénéficié,
contrairement à beaucoup de pronostics, les militaires américains) mais tout en évitant
l’affrontement. Or, bien involontairement, cette attitude rencontrait parfaitement l’une
des préoccupations premières (sinon la première) des intervenants. Ce comportement a

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inclus rapidement la décision de régler à son niveau ce que “ le Blanc ” ne voulait ou ne


pouvait pas régler, ou bien réglait selon des normes jugées choquantes voire
menaçantes pour l’équilibre social (comme les cas de vols auxquels il fut parfois
répondu par la “ justice populaire ”).
47 Enfin, la recherche d’alibi est une tactique éprouvée dans tous les cas, au moins au
niveau du discours de justification vis-à-vis de la population : les Nations Unies et, au-
delà, la “ communauté internationale ”, y compris dans ce qu’elle a de plus flou et
contradictoire, constitue un bouc émissaire idéal pour les leaders politiques 46, dans des
situations de transition généralement difficiles à gérer. Dans le cas haïtien, c’est
vraisemblablement l’ancien Président Aristide qui a le plus utilisé cet alibi dans le
discours, en particulier sur les questions de sécurité sur lesquelles son attitude était
pour le moins ambiguë.
48 Ces quelques exemples ne sont qu’une illustration partielle des deux dimensions
fondamentales dans lesquelles l’action politique de l’ONU sur le terrain doit désormais
être considérée :
• L’intervention est rencontre non point entre une force militaire et un terrain quelconque,
mais entre des acteurs qui vivent sur un espace et d’autres qui prétendent en modifier
l’organisation ou en réduire le “ chaos ” (selon la terminologie de plus en plus utilisée
désormais). Cette analyse nous éloigne des approches militaires classiques qui font de
l’intervenant une espèce d’acteur unique qui affronte des “ obstacles ” humains, naturels ou
écologiques dans l’accomplissement de sa mission47.
• Alors que de plus en plus d’analyses essaient alors de penser le problème de l’acceptation ou
du rejet d’une intervention internationale par la population locale 48, l’analyse
interactionniste montre qu’il y a quelque chose de beaucoup plus dynamique et pragmatique
dans l’interaction. Au travers de ses différentes actions, complexes, ambiguës, parfois
contradictoires, l’ONU se voit, qu’elle le veuille ou non, précipitée au cœur des réalités
sociales. Aux différentes étapes de son intervention en Haïti, l’ONU s’est trouvée face à des
acteurs pluriels, au niveau politique central mais aussi localement, d’autant plus concernés
que l’action internationale touchait de nombreux aspects de leur vécu collectif et des modes
d’organisation d’un espace national en pleine redéfinition. La société haïtienne dans laquelle
est intervenue l’ONU au cours de ces dernières années se trouvait dans une trajectoire
historique spécifique, les membres qui la composent avaient leurs représentations et leurs
stratégies propres qui ont influé de façon souvent paradoxale sur l’action de l’ONU en Haïti
et ses effets.

2.3. - Au cœur de l’ambivalence : les ressorts des comportements


des acteurs haïtiens vis-à-vis de l’ONU

49 Le recours à une interprétation stratégique de l’action des acteurs49 permet de mieux


comprendre ce qui, dans un premier temps, peut paraître souvent paradoxal dans leurs
interactions avec l’acteur ONU, sous les formes et aux moments divers auxquels elles
peuvent être observées. En effet, l’analyse fait apparaître les facteurs qui ont pu
déterminer les choix (conscients ou non) opérés par les acteurs haïtiens, qu’ils soient
individuels ou collectifs.
50 Le premier d’entre eux concerne l’appréciation, au départ, que les acteurs avaient
des objectifs de l’intervention onusienne. Les difficultés liées au fait que l’action
onusienne se soit exercée souvent dans un cadre inédit, avec des objectifs variant

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beaucoup entre l’explicite et l’implicite, ont joué ici un rôle majeur. Avec la force
multinationale (suivie de la MINUHA), ces ambiguïtés étaient aggravées par le fait que
le mandat de la mission n’était pas calqué sur des accords de paix, contrairement aux
scénarios habituels de l’ONU (ce qui n’empêche du reste pas que les lectures des
dispositions de ces accords soient très variables). A cela il faut ajouter le télescopage
permanent entre : les ambitions aussi vagues que démesurées affichées par les
intervenants (“restaurer la démocratie”), le flou de l’objectif central qui leur était fixé
(l’instauration puis le maintien d’un “environnement sûr et stable”, formule sur le
contenu de laquelle il ne pourra jamais y avoir de consensus, y compris chez les
intervenants eux-mêmes) et l’interprétation extrêmement minimaliste qui a, sans
cesse, été privilégiée pour une mission dont l’un des objectifs essentiels était d’éviter
tout dérapage et tout risque de “ somalisation ”... D’où notamment les signaux
extrêmement contradictoires donnés par les intervenants eux-mêmes – en particulier
par la MNF soucieuse avant tout de se faire accepter par la population – sur ce qu’ils
allaient faire en Haïti ; les projets mirifiques pour “ remettre en marche le pays ” furent
vite remballés mais ils avaient bel et bien été non seulement annoncés mais – en
apparence tout du moins – engagés par les forces américaines, un peu partout dans le
pays, matériel lourd à l’appui. Sur ce point au moins, on ne peut pas s’étonner des
attentes formulées ensuite par les Haïtiens, qu’il s’agisse de la population ou des
responsables politiques. Sur ces éléments s’est ensuite greffé, en permanence, le
problème de l’ambiguïté de la plupart des acteurs politiques et intermédiaires vis-à-vis
d’une intervention militaire dont ils ne voulaient pas, que certains ont dénoncé
jusqu’au dernier moment, qu’ils vivent comme une occupation mais aussi comme une
sorte de “ mal nécessaire ” qui a, en outre, fait l’objet d’une demande du Président ; cet
aspect va continuellement peser sur les positions adoptées.
51 Le second facteur à prendre en compte pour comprendre les stratégies de ces acteurs
concerne l’évaluation permanente qu’ils ont faite de la capacité des intervenants à
mener leur action. En fait, pour rester sur cette dernière phase de l’intervention
onusienne (MNF –MINUHA - MANUH), sans doute est-ce l’ancien Président Aristide lui-
même qui a le plus tenté d’utiliser les faiblesses de la mission onusienne liées aux
limites, sur le contenu et dans le temps, de son mandat. Sont particulièrement
révélatrices la façon dont il a géré la question des trois ans 50 et surtout ses attaques
contre l’incapacité de la “ communauté internationale ” à assurer le désarmement
promis. Cette évaluation a également inclus la façon dont ont été perçus les
intervenants et les rapports de force. Ainsi, les acteurs politiques et sociaux ont, en
permanence, tenté d’évaluer, de façon souvent très pragmatique, l’importance des
clivages entre les composantes des missions et les avantages qu’il pouvait y avoir à
choisir tel interlocuteur plutôt que tel autre, selon ce qu’on escomptait obtenir de sa
part. Cet aspect de l’interaction a toutefois été minimisé avec la MINUHA à partir du
moment où s’est imposée une politique de “ profil bas ” et une interprétation
minimaliste du mandat. De même, l’évaluation que la plupart des acteurs locaux ont
fait de la prépondérance du rôle des Etats-Unis a concouru à beaucoup limiter le jeu
qu’ils auraient pu mener sur la base des divergences entre cet Etat et les autres
membres de l’ONU directement impliqués dans le dossier haïtien. Mais ceci doit être
compris également dans le contexte plus général du rapport à l’extérieur entretenu par
Haïti, à travers l’histoire, aspect sur lequel nous reviendrons (cf. infra, pp. 34-35).
52 Dans cette double évaluation des clivages organisationnels et inter-étatiques prévalant
chez les intervenants, il convient de souligner également le rôle qu’ont joué des

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individualités tout au long de cette brève histoire de l’implication de l’ONU en Haïti,


depuis la première opération chargée de vérifier les élections jusqu’à la MINUHA. On a
vu que plusieurs stratégies d’acteurs locaux pouvaient être lues dans le choix de
demander l’implication de l’ONU dans le processus électoral, en 1990 (cf. supra, p. 18).
Mais, à l’époque, ont au moins autant joué l’obstination de quelques fonctionnaires
internationaux convaincus de la nécessité de s’appuyer sur le cas haïtien pour forcer
des évolutions au sein de l’ONU, des préoccupations de carrières personnelles, la
concurrence entre les ambassadeurs américain et français d’une part, le représentant
du PNUD de l’époque 51 d’autre part, chacun cherchant à “ rentrer dans l’histoire ” (au
moins d’Haïti) et y ayant réussi, à son heure... Ce facteur fut tout aussi crucial dans les
relations que ces personnalités tissèrent dans les derniers mois du pouvoir du Général
Avril, avec “ l’opposition ” haïtienne de l’époque. De même le rôle de tel intellectuel
haïtien, engagé par l’ONU pour la supervision des élections au Nicaragua, revenu en
Haïti pour aider à la préparation du projet de loi électorale avant d’être nommé
Secrétaire général du futur CEP en constitue un autre exemple. A l’autre extrémité de la
période considérée, la personnalité du chef de la MINUHA en la personne du
représentant spécial du Secrétaire général, a également joué un rôle déterminant.
Autant de “ concours de circonstances ” qui peuvent s’avérer d’autant plus décisifs
dans un contexte d’atomisation très avancée de la scène politique locale.
53 Car c’est bien cette réalité qui s’impose à l’examen de la troisième série d’éléments
susceptibles d’éclairer les choix et stratégies mis en œuvre par les acteurs haïtiens dans
l’interaction avec l’ONU. En effet, la position de ces acteurs (individus ou groupes),
l’auto-évaluation qu’ils ont faite de leurs propres atouts et forces et donc de leur
marge de manœuvre fût souvent décisive52. A l’époque des élections de décembre
1991, un “ élan ” collectif pour occuper l’espace ouvert paraît s’exprimer dans la
participation massive aux élections. Quatre ans plus tard, l’éclatement de la scène
politique haïtienne, l’extrême difficulté de la plupart des acteurs politiques et sociaux à
formuler des objectifs collectifs, à évaluer leur capacité à les mettre en œuvre... jouent
dans le sens d’une tendance générale à minimiser leur capacité d’action face à
l’intervenant53. Entre ces deux moments, volontairement schématisés ici, se sont
écoulées quatre longues années qui ont sans doute beaucoup contribué à modifier en
profondeur la situation socio-politique haïtienne. Mais cette explication ne saurait
suffir. S’était-on trompé dans l’interprétation de la participation électorale de
décembre 1990 ? D’autres éléments sont-ils à prendre en compte ? Pour comprendre
ces évolutions, sans doute convient-il de les restituer dans le temps long d’une
mutation globale de la société haïtienne, impliquant les bases mêmes sur lesquelles elle
s’était fondée, à la fin du XVIIIe siècle, avant l’indépendance du pays et s’accompagnant
d’une redéfinition partielle du rapport au politique. C’est à ce niveau de lecture qu’il
faut s’arrêter quelque temps pour tenter de s’approcher un peu plus d’une évaluation
de l’impact de l’action de l’ONU dans l’histoire politique haïtienne, une évaluation qui
ne pourra de toute façon être totale que sur le long terme.

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2.4. - Les logiques liées aux problèmes de fond d’une société en


totale mutation54
2.4.1. - L’anomie de la scène socio-politique

54 C’est dans un paysage politique très large et complexe que doit intervenir l’ONU ; les
clivages entre les acteurs politiques haïtiens ne sont pas toujours aisés à saisir, les
alliances sont complexes et mouvantes. Ainsi, l’objectif de la mission Restore Democracy
(phase initiale multinationale) déterminait bien, en théorie, deux groupes entre
lesquels toutes les tentatives de négociation avaient échoué : d’un côté, un Président
légitime avec, derrière lui, une majorité de la population et tous ceux censés appartenir
au “ camp démocratique ” ; de l’autre, les “ putschistes ” au premier rang desquels les
militaires, leurs commanditaires (essentiellement quelques grandes familles
multimilliardaires), les partis politiques traditionnels ainsi que des acteurs religieux et
sociaux ayant pris leur parti durant la période du coup d’Etat, comme la hiérarchie
catholique. Cette lecture binaire permet, a priori, de simplifier la compréhension du
panorama dans lequel la mission onusienne intervient et de la ramener à une situation
proche de celles dans lesquelles ce type d’interventions est habituellement mené. Du
reste, le mandat initial de la MINUHA, en juillet 93, faisait suite, comme on l’a dit, à
l’accord de Governors Island signé par le Président Aristide et le Général Cédras, qui
ressemblait assez à un accord de paix “ classique ”, à ceci près qu’il ne visait pas à
mettre fin à une guerre civile. Mais l’une des parties disparaît du paysage, du moins
officiel : après l’intervention militaire, les principaux chefs de l’armée partent en exil,
sous la pression des Etats-Unis, et l’armée haïtienne elle-même, en tant que corps, est
entièrement dissoute par le Président ramené d’exil, dispersant ses membres, ainsi que,
pour l’essentiel, ceux des anciens corps paramilitaires, comme le FRAPH. Si certains de
ces groupes essaient de se réorganiser, en particulier à l’étranger, la plupart sont
aujourd’hui disséminés et ne se sont que très partiellement reconstitués en groupe
social pour revendiquer leurs droits d’anciens soldats55. Ainsi, l’un des principaux
acteurs avec lesquels les forces multinationales conduites par les Etats-Unis entrent en
interaction au moment du débarquement disparaît purement et simplement du
paysage, peu de temps après.
55 Les intervenants se retrouvent ainsi face à un interlocuteur principal : le Président
Aristide (et son entourage immédiat) qui ne cesse de poursuivre un jeu propre, et à une
pluralité d’acteurs politiques qui, au-delà du clivage démocrates / putschistes (pas
toujours aussi évident à tracer qu’il n’y paraît), se divisent continuellement et adoptent
des positions très mouvantes. Ces acteurs sont d’ailleurs essentiellement constitués
d’individualités, en l’absence de réels partis politiques organisés comme tels (ce qui est
lié à la façon dont le politique a été traditionnellement vécu en Haïti, c’est-à-dire, pour
une bonne part, comme relevant d’une “ entreprise privée à but lucratif ”). Lors des
dernières élections législatives, au sein même de la coalition Bò Tab la 56, se réclamant de
l’héritage Aristidien, les rapports de force sont complexes, changeants, s’organisant
d’abord autour de personnalités, comme en témoignent, depuis, les différents
mouvements et/ou partis politiques qui ont émergé, se réclamant tous de la “ famille
Lavalas ”57. Faute de pouvoir dresser ici un panorama complet du contexte socio-
politique haïtien de l’époque, ces quelques éléments permettent d’entrevoir l’extrême
éclatement de la situation, ne serait-ce qu’au niveau politique central.

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102

56 La difficulté de lecture et d’interprétation des différences de comportement de ces


acteurs vis-à-vis de l’ONU tient en partie au fait qu’en Haïti, les fractures qui traversent
la société doivent souvent être moins lues au regard des seules lignes de partage
politiques traditionnelles que dans le rapport entre, d’une part, les élites politiques et
sociales, toutes tendances confondues, et, d’autre part, la majorité rurale et suburbaine.
Cette situation n’a pas été réglée par l’élection de Jean Bertrand Aristide, candidat de la
dernière heure, seul Haïtien capable alors de symboliser, aux yeux de tout un peuple,
un espoir réel de changement. En effet, en développant un discours et une démarche
revendiquant une relation directe avec cette population jusqu’alors tenue à l’écart,
Aristide est le premier à avoir compris, au sens fort, sa revendication fondamentale à
participer à la vie du pays, dans un mouvement communautaire aux fortes
composantes identitaires et religieuses. En même temps, il en a bloqué les possibilités
réelles de réalisation en ne permettant pas la mise en place progressive de structures
de médiation d’où un univers politique formel qui reste extrêmement fragmenté,
comme en témoignent la prolifération de partis politiques sans base ni représentativité,
sans projet ni réforme. Or, on a vu combien la situation post-coup d’Etat avait pu
accélérer cette décomposition, y compris dans le champ social (cf. supra, p. 17).
57 C’est cette anomie politique et sociale qu’il faut minimalement appréhender si l’on veut
comprendre l’extrême diversité des registres dans lesquels l’action onusienne a été
interprétée, vécue et intégrée par les différentes composantes de la société haïtienne.
Au-delà des grandes tendances que peut faire ressortir l’analyse et le caractère très
rationnel qu’elle pourrait faire apparaître a posteriori, les actions et réactions des
acteurs, politiques notamment, ont souvent répondu avant tout à une gestion au jour le
jour, avec des stratégies qui se déplaçaient très rapidement. Sur la scène politique
centrale, c’est avant tout la recherche de gains immédiats et souvent individuels qui a
dominé. Pour les acteurs du “ bas ” que représente la majorité de la population en ses
divers lieux et modes d’organisation, l’unique horizon est redevenu celui de la survie et
il a largement influencé les choix stratégiques (en particulier de contournement)
opérés par les organisations communautaires. C’est en partie à cette réalité que faisait
référence le Représentant spécial du Secrétaire général en évoquant la difficulté
d’intervenir “ dans un pays en panne ”58. Que peut alors signifier la “ restauration de la
démocratie ” dans “ un pays en panne ” ?

2.4.2. - Le lien avec les évolutions des représentations du pouvoir et de l’Etat

58 Et “la ‘restauration de la démocratie’ dans une société sans Etat” ? C’est une question
qu’il convient également de poser, dans la perspective qui est ici la nôtre : analyser
l’action de l’ONU dans son interaction avec cette société-là. Or, cette question est
commune à beaucoup de cas où l’organisation mondiale mène (ou a mené) des
opérations polyvalentes visant à “ rétablir ” et “ construire ” la paix, selon les formules
consacrées. En effet, il s’agit presque toujours de cas où il y a coïncidence entre un
processus de redistribution du pouvoir59 et de construction (ou reconstruction) de
l’Etat. De fait, le plus souvent, les conflits que ces missions onusiennes sont chargées de
contribuer à régler portent en même temps sur ces deux dimensions. Ce qui, entre
autres choses, peut conduire à des décalages entre les motivations des élites politiques
généralement intéressées avant tout par l’accès au pouvoir (ou au moins les modalités
de ce partage) et les mobilisations populaires (sous des formes et sur des points souvent
inattendus, du reste) qui exprimeront aussi, et parfois avant tout, des évolutions dans

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le rapport au politique (et donc à l’Etat). Comment, dans ce contexte, les acteurs locaux
ont-ils, en Haïti, interprété, intégré une action extérieure chargée d’aider, dans un
premier temps, à “ l’installation de la démocratie ” (élections de décembre 1990) puis,
dans un second temps, à sa “ restauration ” (intervention militaire de 1994) ?
59 Il est probable qu’en Haïti comme dans la plupart des autres cas similaires, la confusion
entre les deux processus perdure jusqu’à ce jour. Pourrait-il en être autrement au
regard de l’histoire ? Le type de colonisation puis les conditions dans lesquelles s’est
faite l’indépendance ont entraîné, en Haïti, un certain rapport au politique, dont on
trouve les traces dans la langue créole elle-même. L’Etat a toujours été conçu, par la
majorité des Haïtiens, comme quelque chose d’extérieur, au service d’une élite avide de
pouvoir et cherchant l’enrichissement personnel. La majorité du “ pays en dehors ”
(celui de la campagne et, plus tard, des bidonvilles) a ainsi développé ses propres règles
pour contourner l’Etat, voire s’en protéger dans les périodes les plus dures. Le
déserrement relatif de l’étau, sous Jean-Claude Duvalier, a fait évoluer cette réalité : le
début d’ouverture de certains espaces, comme les radios et les organisations de base
(en particulier celles liées à la branche progressiste de l’Eglise catholique), intervient à
un moment où la pression démographique se fait de plus en plus forte, limitant les
possibilités physiques d’échappatoire et faisant se côtoyer plus immédiatement, en
particulier à Port-au-Prince, les deux sociétés haïtiennes. La jeunesse en particulier (un
Haïtien sur deux a moins de 17 ans), prend alors conscience du fait que la stratégie
traditionnelle de “ marronnage ” n’est plus tenable. C’est elle qui, la première, investit
le terrain politique, le créole populaire faisant une entrée inédite dans les slogans de
mobilisation politique, au milieu des années 8060. Elle joue un rôle décisif dans les
soulèvements qui provoquent la chute de Jean-Claude Duvalier, le 7 février 1986. Au-
delà des aléas de la longue et douloureuse transition qui s’ensuit, un processus s’est
enclenché : en quelques années, c’est l’ensemble de la population marginalisée qui fait
sienne la revendication de participation à la vie du pays. Pour la première fois, le
peuple dit : il est juste d’être soi et d’habiter chez soi 61.
60 De ce point de vue, les élections de décembre 1990 ont constitué une véritable
“ révolution ” : pour la première fois, une population habituellement marginalisée,
dépourvue d’état civil pour au moins
20 % d’entre elle, analphabète à 85 %, s’est déplacée massivement pour voter, c’est-à-
dire participer à la vie politique du pays. Alors que les réseaux en particulier d’Eglise
mobilisaient massivement pour le vote en faveur d’un homme, une très large majorité
d’électeurs, éventuellement aux côtés de l’acte partisan, posait consciemment un acte
d’affirmation de sa qualité citoyenne, auparavant confisquée mais aussi volontairement
refusée62. C’est cette réalité qu’exprimaient, sur les murs de la capitale, les graffitis et
peintures murales proclamant la “ deuxième indépendance ” d’Haïti, slogan repris
ensuite par Aristide. C’est cet élan qu’est venu interrompre de façon sanglante le coup
d’Etat de septembre 1991. Il est révélateur de la peur de la minorité face à un
changement inéluctable ; les membres de ce groupe minoritaire l’exprimaient eux-
mêmes moins au regard des résultats des élections que par rapport au fait que la
majorité autrefois exclue y ait pris part63. Ce n’est que dans cette mesure que l’on peut
comprendre le type de répression qui a suivi. La remise en place rapide d’un système de
quadrillage de type néo-duvaliériste, trop récent pour ne pas retrouver facilement ses
marques, a contraint la majorité de la population à réhabiter ses lieux et formes
habituels de marronage. Mais ceux-ci n’étaient pas restés figés et ils devaient être en

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partie réinventés. Des premiers résultats d’enquêtes participatives menées dans le


cadre d’une recherche engagée, depuis deux ans, sur les problèmes de justice
rencontrés quotidiennement par la population et portant sur les différents actes de
l’état civil (dont l’acte de naissance) tendraient à confirmer ainsi que la relation à l’Etat
continue à évoluer. Pour la première fois, les raisons matérielles et techniques et non
plus “ politiques ” apparaissent en tête des explications aux cas où ces démarches ne
sont pas effectuées, alors que toutes les enquêtes menées dans le passé laissaient
apparaître des comportements beaucoup plus affirmés de marronage vis-à-vis de l’Etat.
L’acte de naissance est même présenté comme essentiel pour “ lier le citoyen à l’Etat et,
surtout, à sa communauté ”64. Ceci n’est qu’une illustration parmi bien d’autres de la
redéfinition en cours des rapports entre les sphères privées et publiques, la
“ communauté ” (dont la définition n’est pas encore très claire puisque,
traditionnellement, le point de référence est plutôt le lakou familial voire la bitasyon)
jouant, dans ce cadre, un rôle intermédiaire renouvelé. Or, même si nous ne pouvons
pas encore en mesurer toutes les conséquences, il faut bien comprendre que c’est dans
ce processus-là aussi que l’intervention étrangère est venue prendre place, a été
interprétée, intégrée ou contournée.
61 De ce fait, si, sur le plan international, cette dimension interne de la réalité étatique et
des représentations qui y sont liées pouvait être traditionnellement ignorée – seules les
apparences extérieures de l’Etat comptant, même dans la fiction qui était ainsi
entretenue –, elle reprend toute son importance à partir du moment où, dans une
certaine appréhension de la conflictualité, on considère la construction interne de
l’Etat comme importante et on intervient sur ce point. Dès lors, la séparation entre les
deux dimensions (l’interne et l’internationale) ne tient plus.

2.4.3. - L’historicité du rapport à l’“ autre ”, le “ Blanc ”

62 Aussi importante que ces représentations du pouvoir (dans leurs évolutions mêmes) est
la compréhension, dans son historicité, du rapport que la société haïtienne a développé
avec l’autre, le “ Blanc ”, c’est-à-dire l’étranger, depuis son origine 65. Ce retour à
l’histoire permet, en effet, de se remémorer la façon dont une culture, une langue, une
organisation sociale ont été recréées peu à peu à partir d’éléments tous venus de
l’extérieur. Ainsi, de fait, la société haïtienne a, dès sa fondation, été basée sur une
culture de la créolité, produit d’une perpétuelle réinvention. Chez les élites, ce rapport
à l’extérieur est passé par l’importation massive de modèles (y compris le Code de celui
dont les esclaves noirs avaient vaincu les armées : Napoléon !) et a été vécu dans un
mélange de fascination et de répulsion, au nom d’un nationalisme dont elles
manipulent régulièrement le discours et qui s’articule, aujourd’hui, autour du thème de
l’occupation66. Cette ambivalence est renforcée du fait des difficultés réelles qu’ont
toujours eues ces élites à promouvoir une force de proposition autonome. Elle permet
de comprendre le rejet violent de toute tentative d’“ ingérence ” dans les affaires d’un
pays dont la population a une conscience très haute d’avoir été la “ première
République noire ”. L’on doit sans doute également au souvenir de la période où la
première victoire d’anciens esclaves était menacée de toute part, le fait que la thèse
d’un grand complot ourdi de l’extérieur demeure aussi prisée des Haïtiens... Cette
relation s’est également articulée à une dépendance économique croissante vis-à-vis de
l’extérieur, ce qui a eu pour effet – là aussi, paradoxal – d’ouvrir le pays plus encore sur

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l’extérieur, y compris à travers le commerce informel, avec par exemple le réseau très
organisé des madamn sara.
63 Or, l’intervention onusienne a réuni tous ces ingrédients : importation d’un modèle
électoral en 1990 puis de modèles de réforme judiciaire, imposition de sanctions
économiques ayant, entre autres effets, celui de renforcer considérablement la
dépendance du pays, nouveaux modèles présentés pour “ restaurer ” la démocratie...
Aussi, la “ communauté internationale ” incarnée, par défaut, par l’ONU est-elle perçue
à la fois comme celle qui a imposé l’embargo, celle qui n’a pas agi comme il le fallait et
suffisamment tôt pour mettre en échec le coup d’Etat et celle qui impose des réformes
socio-économiques. Elle est celle dont on attend tout, surtout du côté des élites, y
compris pour lui faire endosser la responsabilité de tous les échecs, et celle dont on
dénonce l’ingérence... Cette double position transcende, du reste, largement les
clivages politiques.
64 Cette constante ambivalence se retrouve également dans les représentations populaires
dans la mesure notamment où l’étranger (le lòt bò dlo) représente le lieu de la dernière
fuite possible lorsque toutes les possibilités locales d’échappatoire ont été épuisées. Les
migrations haïtiennes sont anciennes ; concernant, dans un premier temps, pour
l’essentiel, une élite chassée notamment par le duvaliérisme, elles se sont popularisées
par la suite avec le phénomène des “ boat people ”. La présence d’un nombre important
d’haïtiens à l’extérieur constitue une donnée fondamentale de ce rapport à l’autre, à la
fois véritable mythe du départ (thème qui reste très fort, en particulier dans les
expressions culturelles ; exemples des peintures sur les tap-tap) et porte ouverte sur
l’extérieur, sur la modernité, au sens sociologique du terme. La jeunesse est tournée
vers cet extérieur, fascinée par un “ ailleurs ” qu’elle conteste simultanément, comme
en témoignent les tracts de certains syndicats étudiants qui développent le discours
nationaliste anti-impérialiste le plus extrémiste. De façon générale, si, dans la majorité
de la population, l’ONU peut être perçue comme un acteur flou, on en a bien intégré le
discours et les contradictions. Du reste, dès le milieu des années 80, on retrouve dans le
discours des acteurs sociaux de base (notamment à travers les tracts) une référence à
l’international et la tentative d’articuler une stratégie vis-à-vis de cet international.
65 Il ne faut donc pas imaginer la petite île des Caraïbes dans laquelle l’ONU intervient, à
plusieurs reprises, entre 1989 et aujourd’hui, comme une île perdue, isolée, loin de la
modernité, comme nous laissent croire tous les clichés alimentés par la misère – bien
réelle, elle – d’une très grande majorité d’Haïtiens. La société haïtienne est une société
certes tentée au repli, entretenant un rapport ambigu avec son entourage international
– et en particulier le plus immédiat – mais elle est, en même temps, à maints égards, de
plain-pied avec les évolutions en cours dans le monde 67.
66 Bien évidemment, on ne peut évoquer cette relation à l’extérieur sans parler de la
spécificité du rapport au grand voisin américain, marqué en particulier par
l’occupation de 1915 à 1934 dont les objectifs, à l’époque, font du reste étrangement
penser à ceux de l’opération “ Restore Democracy ”68. Cette période occupe une place
très importante dans la conscience collective haïtienne et les héros de la résistance
contre l’occupant de l’époque69 continuent à être vénérés. Le sentiment anti-américain
(manipulé régulièrement par les élites) reste fort dans toutes les couches sociales. Le
poids central des Etats Unis, aux différentes étapes de l’implication onusienne en Haïti,
prend ici tout son sens. A partir de 1994, en particulier, les acteurs haïtiens, quels qu’ils
soient, n’ont pas cherché à jouer une éventuelle carte onusienne indépendamment ou

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contre la carte nord-américaine, y compris en jouant sur la fiction présentée par la


communauté internationale, ce qu’ils avaient très largement fait à l’époque des
élections, en 1990 (l’idée étant alors qu’ils avaient élu Aristide à la présidence, avec
l’aide de l’ONU, en dépit voire contre les Etats-Unis). Pour eux, en 1994, le “ patron ”, ce
sont les Etats-Unis. D’autres Etats – la France, le Canada, l’Union européenne à certains
niveaux – qui avaient, y compris pendant la toute première phase des négociations
post-coup d’Etat, joué une partition autonome vis-à-vis d’Haïti, ont par la suite adopté
un profil particulièrement bas qui laissait peu de possibilités de sollicitation de la part
des acteurs politiques haïtiens, s’ils en avaient eu la force. Quant aux Etats latino-
américains (dont certains sont membres du groupe des “ Amis d’Haïti ”), ils ont
d’autant plus été incapables de jouer un rôle autonome qu’ils se sont, comme on l’a vu,
beaucoup divisés sur la décision d’intervention américaine en Haïti.
67 Pour un certain nombre d’acteurs sociaux intermédiaires, la nature de l’implication
américaine dans la “ restauration ” de la démocratie les a enfermés dans des
contradictions sans fin. Ils ont d’abord vécu le retour du Président Aristide sous haute
protection américaine comme un double échec. Généralement très anti-américains et
ayant souvent pris position publiquement et par écrit contre une intervention
militaire, ils ont d’abord été surpris (même si tous ne le reconnaissent pas) par l’accueil
réservé aux GIS par la population haïtienne et ont dû se repositionner ensuite, ce qui
n’était pas aisé. Par ailleurs, le recours à une solution non seulement militaire mais
extérieure montrait leur incapacité à formuler, de l’intérieur, une quelconque solution
à la crise. Cette position de faiblesse initiale, à laquelle il convient d’ajouter les
nombreuses divisions qui traversent ce secteur, explique qu’il ne soit pas parvenu à se
positionner publiquement par rapport à la présence onusienne et ait largement
délaissé ce terrain (à l’exception des organisations regroupées dans la Plate-forme
haïtienne des organisations de droits de l’homme, ce qu’explique largement la
spécificité de leur engagement et de la position qu’elles ont occupée, d’emblée, dans
l’interaction avec l’ONU).
68 Le poids des Etats-Unis a été si fort qu’il a occulté, aux yeux du plus grand nombre, les
différences entre la MNF (phase initiale américaine) et la MINUHA, les acteurs haïtiens
voyant surtout une continuité dans les deux groupes. Il a également beaucoup
contribué à occulter la présence de la MICIVIH qui aurait pu jouer une partition propre.
Non seulement celle-ci n’a que peu su profiter de son (relatif) crédit et de son
expérience passés mais elle a, en outre, éprouvé beaucoup de difficultés à redéfinir un
champ propre. Il en a été de même pour la mission de l’OEA, chargée d’un mandat
spécial d’observation des élections. Pour les Haïtiens, “ l’occupant ” 70, était américain,
le reste étant affaire de nuances. C’est ce même facteur qui explique également
largement que les différences entre nationalités aient compté aussi peu chez la plupart
des acteurs haïtiens : le patron étant les Etats-Unis, tous les interlocuteurs assimilés à la
mission sont des Américains. “ Sè   menm   yo   menm ! ”71, insistent les interlocuteurs
haïtiens, quels qu’ils soient, lorsqu’on se permet d’insister sur le fait que, par exemple,
peut-être qu’un soldat originaire du Bangladesh ou du Bénin... Même le transfert de
responsabilité effectué début 1996 au niveau du commandement militaire de la mission
entre un général américain et un général canadien (alors que les contingents des Etats-
Unis se retiraient) a été minimisé par les acteurs haïtiens. Qu’ils soient présents ou non
sur le terrain, les Etats-Unis sont les maîtres du jeu et cela gomme toutes les différences
envisageables. Joue également ici un facteur plus général : en Haïti, tout étranger est
“ blanc ”, quelle que soit la couleur de sa peau, et sans que cela n’ait de connotation

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raciste. En fait, comme dans d’autres cas de missions onusiennes, les acteurs de base
semblent avoir effectué une évaluation très pragmatique de leurs interlocuteurs afin de
fixer le comportement à adopter vis-à-vis des “ étrangers ” et, au moins dans un
premier temps, de déterminer ceux qui semblaient, ponctuellement, plus
compréhensifs, plus à même de répondre à telle ou telle demande.
69 On comprend mieux ainsi comment, au fil des mois, l’attitude de la population
haïtienne a évolué :
• d’un premier temps où a dominé l’interrogation, la recherche d’explications à l’attitude de
“ l’occupant ”72, d’une façon très proche de celle par laquelle étaient traditionnellement
questionnés l’Etat et les élites dominantes, participant d’un monde autre dont la majorité
était exclue ;
• à un second temps où dominé une attitude de contournement et d’évitement dont nous
avons parlée. Si elle n’a pas totalement exclu, localement, les possibilités de frictions ou au
contraire de pacte, cette seconde option a largement dominé l’interaction jusqu’à
aujourd’hui.

3. - Des effets de recomposition partielle


70 Cette lecture de six années d’histoire de l’intervention politique de l’ONU en Haïti fait
apparaître un tableau fait de clairs-obscurs. Dans une large mesure, les chemins de l’
ONU et de la société haïtienne paraissent s’être côtoyés mais sans s’être réellement
rencontrés. Et on peut se demander ce qu’Haïti a bien pu tirer de tout cela...

3.1. - Les limites de l’impact de fond...

71 Comme dans beaucoup d’autres cas de missions onusiennes, les acteurs politiques et
sociaux haïtiens ont en partie exploité les difficultés de l’ONU à appréhender des
contextes locaux complexes et à se positionner dans l’espace politique interne où elle
occupe, à un moment donné, la situation paradoxale d’intervenant extérieur et d’acteur
politique local central. Ici, ce facteur a joué dans deux directions a priori opposées en
1990-91 et en 1994-96 : la première fois, dans le sens apparent d’une exploitation
maximale de l’espace politique ouvert par une présence étrangère relativement
massive (du fait surtout d’un déploiement sur l’ensemble du territoire) renversant
“ artificiellement ” (et momentanément) le rapport de forces ; la seconde, dans le sens
au contraire d’un renforcement des limites de l’emprise des intervenants sur les
principaux problèmes du pays, y compris ceux faisant partie de son mandat et donc à la
limitation de leur impact, ce qui, cette fois, concourrait pour une bonne part à ce que
souhaitait la plupart des acteurs politiques haïtiens, pensant qu’ils ne pouvaient que
perdre dans l’aventure (ici également, le type de déploiement des effectifs, pour
l’essentiel de la durée de la mission, a joué un rôle important). Le dernier épisode
onusien est ainsi resté largement en marge de la vie de la majorité des Haïtiens, alors
même que son mandat principal concerne la sécurité intérieure qui est vécue,
aujourd’hui encore, comme un problème central du pays. Au début de l’année 1996,
alors que son mandat était renouvelé pour quatre mois par le Conseil de Sécurité 73, la
MINUHA ne faisait déjà plus partie du paysage, absente des conversations, des
journaux, des tracts des organisations, des débats, des thèmes du Carnaval..., même si,
en privé, certains responsables politiques (très minoritaires) la considéraient encore

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


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comme un “ filet de sécurité ” nécessaire. Mais il est vrai qu’en dehors des barbelés des
environs de l’aéroport, il fallait bien chercher pour trouver trace de sa présence à Port-
au-Prince et plus encore en province où la quête de ses bureaux dans les villes relevait
parfois d’un véritable jeu de piste.
72 Au-delà, le cas d’Haïti (mais il n’est pas le seul) montre comment la rencontre des
intérêts et des rapports de force internationaux comme locaux, peut aboutir au fond, à
une non-résolution des crises. En effet, on a vu combien, dans sa dimension
internationale, la crise haïtienne avait largement été utilisée pour des enjeux tout
autres (soit de politique intérieure américaine, soit de rapports de force inter-étatiques
au sein de l’institution onusienne), la question haïtienne en elle-même n’ayant jamais
pesé très lourd. Ceci explique largement que le mandat de l’opération Restore Democracy
n’ait jamais été pensé en réponse à une situation donnée, comme une contribution à la
résolution d’une crise. La mission devait d’abord faire œuvre de présence symbolique
sur le terrain et limiter les risques de dérapage afin d’assurer le succès extérieur. Or, la
situation sur le terrain, l’état des rapports de force entre les acteurs locaux ont, dans ce
cas, concouru à renforcer cette non-action de la mission. Si certains des acteurs locaux
ont bien renvoyé la “ communauté internationale ” à ses discours, jouant sur ses
ambiguïtés, pour l’essentiel, ils ont utilisé la présence extérieure comme “ bouc
émissaire ” mais ont, en partie volontairement, limité son impact sur l’essentiel des
questions à résoudre. En Haïti, l’ONU n’a pas plus “ construit la paix ” (au sens où
l’entendait l’ancien Secrétaire général dans son “ Agenda pour la paix ” de 1992) qu’elle
ne l’avait fait au Cambodge ou au Salvador74, par exemple... Ce qui pose de sérieux
problèmes en termes de gestion à moyen-long terme de ces situations. On ne peut
oublier que, dans le cas d’Haïti, l’intervention américano-onusienne a été rendue
nécessaire par un coup d’Etat militaire intervenu neuf mois seulement après des
élections observées par une mission civile et militaire des Nations Unies (l’ONUVEH). A
l’époque déjà, on s’en était tenu aux apparences, fermant en partie les yeux sur ce qui
se passait sur le terrain ; on n’était pas là pour régler tous les problèmes du pays... Six
ans plus tard, les interrogations sur l’avenir sont, à certains égards, encore plus
lourdes, le processus de désintégration, à tous les échelons de la société haïtienne,
s’étant considérablement accéléré. Le formalisme des objectifs poursuivis comme
l’illustre le fait de considérer comme un indice de succès l’installation d’un nouveau
président, le 7 février 1996, a également arrangé un certain nombre d’acteurs politiques
locaux mais on ne peut oublier que c’est ce même formalisme qui avait fait confondre à
beaucoup (ou fait croire qu’ils confondaient) l’installation du premier président
démocratiquement élu, cinq ans plus tôt, et l’avènement de la démocratie elle-même...

3.2. - En dépit de transformations partielles du jeu politique local


pouvant laisser présager l’ouverture, même limitée, d’espaces de
reconstruction

73 Ce premier constat, pessimiste, mais qui se situe d’abord dans une perspective de court
terme ne suffit pourtant pas. En effet, l’ambivalence dont on a montré combien elle
caractérise bien des éléments de l’interaction Haïti-ONU laisse présager une autre face
à la réalité. La difficulté d’analyse et plus encore d’interprétation se trouve bien sûr
accentuée ici du fait du manque de recul sur les événements. C’est sur un temps plus
long qu’une analyse attentive pourra aider à comprendre, plus en profondeur, la

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contribution des interventions onusiennes à ce moment spécifique de l’histoire


haïtienne. Mais esquissons ici au moins quelques pistes concernant moins la scène
politique centrale que les acteurs “ ordinaires ” de la vie socio-politique du pays. En
effet, même si les occasions d’interaction entre l’ONU et eux ont été globalement
limitées, le panorama dressé ici indique combien, par des voies parfois détournées, ils
sont restés attentifs (et, dans certains cas, actifs) face à des interventions qui, de fait,
touchaient des éléments essentiels de leur vie collective à un moment où se
transformaient radicalement ses principes d’organisation. Et, on l’aura peut-être
compris à la lecture des pages qui précèdent, c’est largement à ce niveau collectif que
les dynamiques de “ formation de l’Etat ”75 haïtien, voire d’une démocratie haïtienne,
nous paraissent les plus prometteuses (alors qu’elles sont sans doute les moins
étudiées).
74 En décembre 1990, une majorité d’électeurs envahit le terrain des élections comme
moyen, au moins autant que de choisir un homme, d’entrer sur le terrain politique. Si
ce “ malentendu opératoire ” a pu prendre corps, s’il y a effectivement eu une stratégie
de ce type, elle a, en partie au moins, intégré la présence onusienne. On peut penser
que la suite des événements a montré que cette intervention extérieure avait
prématurément, voire artificiellement, précipité des évolutions alors que la société
haïtienne n’était pas prête (puisqu’elle n’avait pas été capable, seule, d’inverser le
rapport de forces). Peut-être eût-il été préférable de la laisser suivre son propre rythme
politique76... Mais une telle vision – outre le fait que, par définition, on ne “ refait pas
l’histoire ” – tend à sous-estimer la capacité d’une société dont la trajectoire historique
montre une articulation constante avec l’extérieur, faite d’oppositions mais aussi
d’importations, d’appropriations, de réinventions d’éléments “ étrangers ”. En ce sens,
la société haïtienne pourrait (devrait ?) être comprise et analysée dans une perspective
beaucoup plus dynamique que ce n’est généralement fait. Que la lecture internationale
de la crise haïtienne, en termes de “ démocratisation ”, avec les très nombreuses
ambiguïtés que l’on a vues, ait correspondu à une vision très réductrice de la situation,
bloquant en partie une résolution plus fondamentale est possible. Mais ce discours
démocratique a été largement récupéré par les acteurs politiques et sociaux haïtiens,
avec toutes ses ambivalences, et il fait désormais partie intégrante des registres utilisés.
Il est également probable que cette dynamique – qui se situe forcément dans le long
terme – ne coïncide pas avec le calendrier – désormais très court – de l’international
(celui des mandats des missions onusiennes, par exemple). Mais le “ temps mondial ”
participe aussi désormais du temps haïtien. Ces intégrations ambivalentes du discours
international sur les valeurs de la démocratie, des droits de l’homme ou du “ nouvel
ordre international ” fournissent de multiples exemples intéressants de recomposition,
touchant en particulier les organisations de jeunes et d’étudiants mais aussi nombre de
petites organisations paysannes. Et là aussi, ce mouvement s’inscrit, comme on l’a vu,
dans une évolution perceptible depuis au moins une dizaine d’années. Enfin,
l’expérience d’une possibilité d’accès direct à l’international pour ces groupes pourrait
contribuer à modifier les relations entre les acteurs et, en particulier, l’articulation
entre les organisations sociales et politiques.
75 On ne peut nier que, dans une première lecture, du fait des nombreuses ambiguïtés de
l’engagement international mais aussi des stratégies ambivalentes et largement
individuelles des acteurs locaux, se dégage une impression presque de gâchis.
L’impression est forte que bien des occasions ont été manquées alors que le “ coût ” de

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toutes ces années a été très lourd pour le pays (le coût humain de la répression, bien
sûr, mais aussi celui, politique, de voir le premier président élu démocratiquement
ramené dans les bagages des militaires américains). Mais il ne faut pas négliger, même
si le recul manque encore beaucoup pour les évaluer, les effets de recomposition, en
particulier à la base sociale du pays et dans sa jeunesse, même – voire surtout –
lorsqu’ils sont placés sous le signe de l’ambivalence. Car c’est là que les structures et
rapports sociaux de demain sont en train d’être imaginés.
76 Or Haïti n’est pas, de ce point de vue, un cas unique. Des phénomènes très similaires
sont observables dans d’autres cas d’intervention onusienne. Ils rappellent à l’analyste
des transformations politiques locales que celles-ci se situent désormais, de plus en
plus, dans un temps et un espace mondial. Ils confirment également à
l’internationaliste l’importance d’articuler à une lecture du global la compréhension du
local, dans sa diversité même.

NOTES
Février 1997
1. Leur nombre sera porté à 21 000 pour décroître progressivement à partir de décembre 1994.
2. Dans la lignée des travaux de George Simmel et George Mead.
3. Il s’agit ainsi, par rapport aux analyses qui, à partir du début des années 70, ont expliqué les
processus de démocratisation à l’aune du paradigme de la transition, de réintégrer
l’environnement international comme ayant un impact sur les transformations politiques
internes. Cette limite de la transitologie a commencé à être dépassée par certains travaux dont
ceux regroupés dans Laurence Whitehead, The international dimensions of democratization, Europe
and   the   Americas, Oxford, Oxford University Press, 1996, 431 p. Ici, nous nous limiterons à
l’observation des effets les plus directs de l’international lorsque celui-ci s’inscrit physiquement,
à différents moments, dans l’espace politique local. Notre approche se démarque également assez
nettement de celle des analystes Laurence Whitehead et Philippe Schmitter qui, dans l’ouvrage
susmentionné, tentent une théorisation de cette dimension internationale à travers les concepts
de contrôle, contagion et consentement.
4. L’action de l’ONU en Haïti sera analysée ici dans une définition stricte de ce qui relève du
politique (incluant le domaine des droits de l’homme), à l’exclusion de l’intervention sur des
questions économiques et sociales qui concernent de nombreuses agences et institutions
spécialisées du système onusien. Cet aspect interagit bien évidemment sur le politique de
maintes façons qu’on ne saurait oublier mais qui ne pourra pas être traité dans le cadre
nécessairement restreint de cet article.
5. Programme des Nations Unies pour le Développement qui dépend du Conseil Economique et
Social de l’ONU (ECOSOC).
6. Organes subsidiaires de l’ ECOSOC.
7. Cette évolution est sensible dès 1988, avec la nouvelle diplomatie initiée alors par Michaël
Gorbatchev.
8. Johannesburg, le 22 octobre 1994 (notes personnelles ; traduction de l’anglais).
9. Adam Prevorski, Democracy and the Market, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


111

10. En Haïti, lors des élections de décembre 1990, c’est essentiellement le modèle nicaraguayen
qui a été utilisé (y compris la loi électorale) alors que la référence au modèle namibien servait
pour d’autres aspects de la mission. Ceci est révélateur de l’approche techniciste qui est faite du
processus électoral : si, mécaniquement, on peut considérer que d’une élection à l’autre, peu de
choses changent, quel abîme séparait, fin 1990, les situations politiques nicaraguayenne,
namibienne et haïtienne !...
11. Le retrait des missions commence généralement le soir même ou le lendemain du scrutin,
dans certains cas sans laisser le personnel suffisant pour l’observation du dépouillement et du
comptage des voix (cas du Mozambique), ce qui est là aussi révélateur de la valeur très formelle
accordée à l’exercice.
12. Sur cette évolution de la pratique du Conseil de Sécurité, voir notamment
N. Wheeler et J. Morris, “ Humanitarian Intervention and State Practice at the End of the Cold
War ”, in J. Larkins et J. Fawn (eds.), International Society After the Cold War : Anarchy and Order
Reconsidered, London, Macmillan, 1996.
13. La préoccupation concernant la situation des droits de l’homme dans le pays est posée
explicitement, pour la première fois, par le Conseil de Sécurité dans sa résolution 917 du 6 mai
1994, alors que la référence à la “ menace ” que ferait peser sur la sécurité de la région un flot
important de réfugiés haïtiens, elle, disparaît...
14. Document référencé S/25942.
15. Béatrice Pouligny, La question démocratique au Conseil de Sécurité des Nations Unies : aperçu sur
des enjeux ambigus - Une analyse des décisions et débats officiels (1989-1994), Mémoire de DEA, IEP de
Paris, juin 1994, 95 p. + ann.
16. Procédure d’examen à huis clos de la situation d’un pays en vertu de la résolution 1503
(XLVIII) du Conseil économique et social du 27 mai 1970.
17. Auquel succéderont, à partir de 1992, des rapporteurs spéciaux.
18. L’analyse qui suit est basée en partie sur les résolutions adoptées par le Conseil de Sécurité et
les déclarations de son Président, les résolutions de l’Assemblée générale ainsi que les procès-
verbaux des sessions tenues par les deux organes sur le cas haïtien ; il ne faut pas oublier que ces
séances, officielles, ne reflètent qu’une partie des positions des Etats membres sur un dossier et
doivent donc être complétées par d’autres sources.
19. Le paragraphe 1 de l’article 24 de la Charte règle le problème de distribution du pouvoir en
matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales entre les deux organes en
établissant entre eux un rapport de hiérarchie : au Conseil revient la fonction principale et à
l’Assemblée générale la fonction résiduelle. Cependant, le fonctionnement concret du système
établi par la Charte a posé des problèmes fréquents de conflit de compétences.
20. A/RES/45/2 du 10 octobre 1990, créant l’ONUVEH (Observateurs des Nations Unies pour la
Vérification des Elections en Haïti). Il est intéressant de noter qu’à l’époque, puisque la décision
de créer la mission était prise par l’Assemblée générale et non par le Conseil de Sécurité (seul
normalement habilité à décider le déploiement de personnel militaire), l’euphémisme de
“ personnel de sécurité ” a été employé pour désigner les bérets bleus qui ont été déployés à
travers le pays, constituant sans doute la principale contribution de la mission (au moins sur le
plan psychologique) au succès du processus électoral. Il faut également rappeler que,
parallèlement, Haïti a bénéficié, à la même époque, par le biais du PNUD, d’une importante
assistance technique qui a nettement accru le niveau d’implication des Nations Unies dans le
processus électoral, même si l’on est resté dans une situation très différente de celles où se sont
tenus des scrutins sous la responsabilité directe des Nations Unies (cas de la Namibie ou du
Cambodge, par exemple).
21. A/RES/45/257 du 21 décembre 1990.

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22. Cette réduction de la question de la démocratisation à un cadre institutionnel spécifique et


importé ainsi que le caractère souvent biaisé des débats qui l’entourent est bien analysé par
Bertrand Badie dans l’Etat importé. L’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992.
23. Par la lettre en date du 30 septembre 1991 adressée au Président du Conseil de Sécurité par le
Représentant permanent d’Haïti auprès de l’ONU.
24. C’est le sens de la résolution A/RES/46/7 du 11 octobre 1991.
25. L’ OEA avait commencé à envoyer, en septembre 1992, des observateurs chargés “ de
contribuer à la diminution de la violence d’où qu’elle vienne, de promouvoir le respect des droits
de l’homme, de faciliter la distribution de l’aide humanitaire et, d’une manière générale,
d’évaluer les progrès réalisés vers le règlement de la crise haïtienne. ” Ceci devait marquer le
début de la “ présence civile de l’OEA en Haïti ”, un début désastreux, du fait notamment de
l’absence de préparation des observateurs envoyés et de mandat clair.
26. Première résolution adoptée le 16 juin 1993 – RES/841 (1993).
27. Lettre du 7 juin 1993 adressée au Président du Conseil de Sécurité par le Représentant
permanent d’Haïti auprès de l’ONU (S/25958 - 16 juin 1993).
28. Document S/26063 – § 5 de l’Accord. L’envoi d’une mission est alors décidée ( MINUHA
première version) ; elle ne sera pas déployée sous cette forme, faute de mise en œuvre de
l’Accord et après l’incident du Harlan   County, le 11 octobre 1993 (ce navire américain,
transportant des troupes canadiennes et américaines fut accueilli à Port-au-Prince par des
manifestations hostiles, organisées par les militaires haïtiens alors au pouvoir ; le Pentagone,
échaudé par la mort de 18 soldats américains en Somalie, une semaine auparavant, ordonna au
bateau de faire immédiatement demi tour).
29. Ceci nous fait beaucoup douter du “ fondement démocratique ” de l’action de l’ONU en Haïti
dont parle notamment Yves Daudet – cf. “ Les particularismes juridiques de la crise d’Haïti ”, in
Yves Daudet, La   crise   d’Haïti   (1991-1996), CEDIN-Paris I, Cahiers Internationaux, Paris, Ed.
Montchrestien, 1996, p. 40. Cette réflexion rejoint toute une littérature juridique qui cherche à
fonder l’émergence d’une légitimité démocratique en droit international – cf. notamment
Thomas M. Franck, “ The Emerging Right to Democratic Governance ”, American   Journal   of
International Law, vol. 86, nº 1, janvier 1992, pp. 46-91. Nous partageons ici les réserves soulevées
par Justin Morris quant aux manœuvres qui se déroulent au Conseil de Sécurité et à l’absence
totale de consensus sur l’universalité d’un certain nombre de valeurs – cf. “ Force and
Democracy : UN and US Intervention in Haiti ”, International Peacekeeping, vol. 2, nº 3, automne
1995, pp 391-412.
30. Cf. notamment la résolution 841 du 16 juin 1993.
31. Même si, par souci de compromis avec certains membres du Conseil de Sécurité, on parle
plus volontiers de “ violations du Droit international humanitaire ” ou de “ dégradation de la
situation humanitaire ”, formulations qui, si l’on devait être rigoureux sur les termes, ne
recouvrent pas tout à fait les mêmes réalités que les violations des droits civils et politiques
auxquelles il était fait référence.
32. Les données de terrain utilisées pour l’analyse qui est ici proposée ont été recueillies depuis
1989 lors d’expériences dans lesquelles je me suis trouvée dans des positions nettement
différenciées :
• jusqu’en février 1991, travaillant pour les Nations Unies en Haïti (en particulier sur les dossiers
“ droits de l’homme ” et “ élections ”) ;
• de février 1991 à juin 1993, travaillant avec des ONG haïtiennes dans le domaine de la réforme
de la justice et de la défense des droits de l’homme ;
• depuis cette date, comme observateur et analyste ; dans ce cadre, j’ai mené plusieurs enquêtes
de terrain en vue de la préparation d’une thèse de doctorat en science politique portant sur
plusieurs pays dans lesquelles ont été déployées des missions polyvalentes de maintien de la paix
de l’ONU. Plus d’une centaine d’entretiens ont notamment été réalisés, en Haïti, dans ce cadre (en

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créole, sauf exception), incluant quelques entretiens non-directifs de groupes et l’analyse de


supports d’expression populaire divers.
Il a bien sûr été tenu compte de la diversité de ces circonstances dans le traitement des
informations considérées.
33. Lucien Poirier, “ Les voix de la stratégie ”, 3 e partie, Variations sur Jomini (1779 - 1869), Paris,
Fayard, 1985, pp. 439-41. Nous savons gré à Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts d’avoir attiré
notre attention sur ces travaux dans leur ouvrage Le retournement du monde, Sociologie de la scène
internationale, Paris, FNSP, 1992.
34. Nous nous référons ici aux organisations qui n’ont pas d’implantation locale directe et
prétendent plutôt assurer l’encadrement des organisations de base de type communautaire. Ces
organisations se réclament, le plus souvent, de la “ société civile ” ; appellation qui, d’un point de
vue analytique au moins, pose problème dans le contexte haïtien de la relation Etat / société,
espace public / espace privé (cf. § 2.4.2. ci-dessous) et a souvent été revendiquée par de simples
individus. Peuvent être inclus dans cette catégorie les intermédiaires individuels de type
religieux, par exemple.
35. Ce qui rejoint, bien que dans une appréhension différente de la réalité socio-politique
haïtienne, les estimations de Kern Delince concernant ce qu’il nomme les “ catégories
dirigeantes ”. cf. Kern Delince, Les forces politiques en Haïti, Paris, Karthala / Plantation (Flo.),
Pegasus Books, 1993, p. 107.
36. Expression que nous empruntons à l’ouvrage de Gérard Barthélémy et étendons à l’espace
sub-urbain – cf. Gérard Barthélémy, Le pays en dehors - Essai sur l’univers rural haïtien, Port-au-
Prince, Ed. Deschamps, 1989.
37. Ce décalage explique le fait qu’à la différence de Robert Maguire, par exemple, il nous paraît
difficile de considérer comme un tout constitutif d’une “ société civile en voie de consolidation ”
les organisations intermédiaires généralement dirigées par des membres de la classe moyenne et
les organisations de type communautaire. – cf. Robert Maguire, “ Nouveaux acteurs et
institutions établies : la mobilisation par le bas en Haïti ” in Justin Daniel (dir.), Les îles Caraïbes -
Modèles politiques et stratégies de développement, Paris, Karthala-CRPLC, 1996.
38. Outre le fait que ce qualificatif reflète une caractéristique majeure de ces mouvements, elle
nous paraît moins piégée que l’appellation d’“ organisations populaires ” dont l’utilisation est
souvent hasardeuse en Haïti et qui, dans les faits, correspond plutôt à des organisations que nous
avons qualifiées d’“ intermédiaires ”. La faible capacité de mobilisation des organisations se
réclamant comme telles lors des mouvements anti-gouvernementaux de ce début d’année nous
paraît révélatrice de la non-évidence de leur articulation avec une base quelconque.
Parallèlement, il s’avère extrêmement difficile de lire leurs liens avec certains secteurs politiques
et on constate la présence de nombreux “ électrons libres ” en leur sein. Dans ces conditions,
l’évaluation de leur poids réel sur la scène socio-politique actuelle apparaît mal aisée.
39. Ce mouvement regroupe, en Haïti, une large gamme d’organisations de quartiers, de paysans
(se regroupant sur des problèmes de terres ou de gestion de l’eau, par exemple), de travailleurs
urbains (regroupés, par exemple, dans des syndicats d’ouvriers des usines de sous-traitance de la
zone industrielle de Port-au-Prince, dont nombre d’entre eux sont aujourd’hui au chômage, ou
dans le puissant syndicat des transporteurs de la zone métropolitaine, qui regroupe les
chauffeurs de tap-tap), de jeunes (pouvant inclure certains syndicats étudiants), de femmes, mais
aussi des organisations plus intimement liées au vaudou. Il ne s’agit pas fondamentalement de
“ nouveaux acteurs ”, au sens où l’entend Robert Maguire (op. cit.) Le fait même de s’organiser
n’est pas nouveau ; ce sont, en revanche, les modalités de cette organisation, les registres
d’expression et modalités de projection dans l’espace public qui ont changé à partir des années
80, à la faveur notamment de la relation avec les ONG nationales et internationales intervenant
dans le domaine du développement, selon une approche par projet qui impliquait qu’il y ait un
certain type d’interlocuteur “ organisé ” sur le terrain.

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40. La question de la légitimité est, de fait, d’autant plus fondamentale dans des situations où le
lien entre le citoyen et l’Etat et, plus largement, le rapport au politique, pose problème, comme
c’est le cas en Haïti.
41. La dernière en date étant le Prix de l’éducation aux droits de l’homme de l’UNESCO qui lui a
été remis, le 8 janvier 1997, à Paris pour son “ engagement exceptionnel en faveur des droits de
l’homme et de la démocratie ”.
42. Ce qui s’explique en partie par le fait que, dans des situations de crise politique aiguë,
l’espace tend à se restreindre considérablement et à être, de fait, occupé plus facilement et
massivement par l’intervenant extérieur, quel qu’il soit (OIG comme ONGI). Les organisations
autochtones vivent cette “ concurrence déloyale ” d’autant plus difficilement que, dans le
domaine des droits de l’homme, par exemple, elles ont bâti leur expérience dans des
circonstances dures voire périlleuses, alors que l’“ étranger ” intervient dans des conditions
incomparablement meilleures à maints égards.
43. Thèmes économiques qui, du fait de la conjoncture, ont vite remplacé les thèmes plus
politiques.
44. Ce qui fut loin d’être toujours le cas, du moins localement.
45. “Moun yo vag yo” (que l’on pourrait traduire par : “ on ne fait pas attention à eux ”) est
l’expression qui revenait le plus souvent dans les enquêtes menées en 1996 et dont les résultats
concordent avec les appréciations portées par les militaires et policiers onusiens eux-mêmes
quant à “ l’accueil ” qu’ils recevaient dans ces quartiers qu’ils ont, du reste, cessé très vite de
fréquenter. L’appréciation s’accompagnait presque toujours de “ Fòk blan yo ale ” (il faut que les
Blancs s’en aillent) mais énoncé d’abord comme un constat, non comme une revendication. Il
n’est pas indifférent non plus qu’en 1996, aucun refrain ni slogan du Carnaval (et plus encore des
bandes raras que l’on voit dans les rues à partir de l’Epiphanie et qui se poursuivent jusqu’au
dimanche de Pâques) n’ait porté sur la présence des “ Blancs ” alors qu’à maints égards, celle-ci
continuait à constituer une donnée centrale de la vie du pays et que ces formes d’expression
populaire ont souvent été choisies comme des lieux d’expression politique importante (ainsi le
mardi gras de 1989 avait été l’occasion de protester contre les mesures répressives du
gouvernement de Prosper Avril et de s’emparer de la rue pour dénoncer, à travers des chansons
parodiques, le régime politique ; les jours suivants, des barricades furent dressées dans tout le
pays, le signal du soulèvement ayant conduit au départ d’Avril était donné).
46. Au point que certains responsables onusiens en viennent à considérer que c’est là le principal
mérite de ce type de mission !...
47. Cf. Ghassan Salamé, Appels d’empire - Ingérences et résistances à l’âge de la mondialisation, Paris,
Fayard, 1996, p. 25.
48. L’une des premières analyses de ce type a été réalisée sur le cas de la FINUL : Johan Galtung,
Ingrid Eide, “ Some factors affecting local acceptance of a UN force : a pilot project report from
Gaza ” in Johan Galtung, Peace, War and Defence : Essays in Peace Research, Copenhagen, vol. 2, 1976,
pp. 240-63. Mais ce thème est revenu en force plus récemment dans la littérature, comme en
témoignent notamment les contributions réunies par I. William Zartman (ed.), Collapsed States -
The Disintegration and Restoration of Legitimate Authority, Lynne Rienner Pub., 1995.
49. Cette lecture se situe dans la lignée de l’approche stratégique développée par Crozier et
Friedberg : la reconstruction du jeu des acteurs se fait à partir des comportements observables,
c’est-à-dire des faits, mais aussi de l’intérieur, en essayant d’appréhender la logique propre des
situations d’interaction telle qu’elle est perçue et vécue par les acteurs eux-mêmes. Elle vise à
découvrir ce que Crozier appelle la signification “ subjective ” du comportement des acteurs, à
comprendre les stratégies qu’ils ont mises en œuvre en essayant d’appréhender les objectifs
qu’ils ont poursuivis, les perceptions et anticipations qu’ils ont eues de les atteindre, les
ressources dont ils disposaient pour cela et leur capacité de les utiliser. Cf. Michel Crozier, Erhard
Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Ed. du Seuil, 1981.

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50. Quelques mois après le retour d’exil du Président, une campagne a commencé à se
développer sur la nécessité de “ récupérer ” les trois années passées à l’extérieur et de prolonger
d’autant le mandat d’Aristide, sachant que la Constitution ne lui permettait pas de se présenter
pour un second mandat consécutif. Faisant écho à des revendications d’une partie de la
population mais largement manipulé aussi par l’entourage du Président, ce débat a beaucoup
brouillé la situation politique au cours des mois qui ont précédé l’organisation des élections
présidentielles, en décembre 1995.
51. Son rôle personnel fut vraisemblablement décisif dans la mise en œuvre d’un processus
imposé au forceps tant à la Présidente haïtienne par intérim qu’à une partie de la machine
onusienne elle-même.
52. Cette auto-évaluation est à différencier de la mise en contexte que doit effectuer l’analyste
pour comprendre dans quel cadre les individus et groupes qu’il observe ont agi (cf. note § 2.3. ci-
dessous) ; l’un des postulats de base de l’analyse stratégique est, en effet, que ce contexte ne
contraint jamais totalement l’acteur, celui-ci gardant toujours une marge de liberté qu’il va
apprécier différemment, selon le moment (refus du postulat déterministe).
53. L’exception étant encore une fois l’ancien Président Aristide lui-même qui a, au moins à
certains moments, bien compris que “ Clinton et les Américains avaient autant besoin de lui que
lui d’eux ” mais a, pour l’essentiel, utilisé l’espace et les ressources qui en découlaient pour des
gains immédiats et personnels.
54. Sur plusieurs des questions qui seront évoquées dans cette partie, on pourra se référer à
l’analyse que nous avions proposée dans “ Le contexte local de l’action des Nations Unies (aspects
historiques, économiques, sociologiques et culturels d’Haïti) ” in Yves Daudet (dir.), La crise d’Haïti
(1991-1996), op. cit., pp. 13-27.
55. D’anciens membres de ces groupes apparaissent également dans des affrontements armés
aux motivations et contours encore imprécis comme ceux intervenus très récemment dans le
quartier populaire de Cité Soleil, à Port-au-Prince. Mais il est impossible, à ce stade, de porter un
diagnostic sur leur degré de réorganisation et, en ce qui concerne notre sujet, ne sont pas
réapparus comme tels dans une interaction avec l’ONU.
56. Littéralement “ au bord de la table ”.
57. Du nom du mouvement qui avait porté Aristide au pouvoir, en 1990.
58. Entretien avec Lakhdar Brahimi (Port-au-Prince, 5 mars 1996).
59. Et de changement éventuel du mode de gouvernement, se traduisant par l’organisation
d’élections libres et démocratiques, recevant souvent, de ce seul fait, le label de “ processus de
démocratisation ”.
60. Comme en témoignent notamment les textes rassemblés par Martin-Luc Bonnardot et Gilles
Danroc, La chute de la maison Duvalier - textes pour l’histoire, Paris, Karthala, 1989.
61. Une appréhension minimale de ces évolutions des représentations de l’Etat en Haïti souligne
d’autant les limites des analyses menées en terme d’“ Etat échoué ” (failed   states). Dans la
typologie que propose Jean-Germain Gros, dans ce cadre, Haïti est placé parmi les Etats
“ anémiques ” – cf. Jean-Germain Gros, “ Towards a taxonomy of failed states in the New World
Order : decaying Somalia, Liberia, Rwanda and Haiti ”, Third   World   Quarterly, vol. 17, nº 3,
septembre 1996, pp. 455-71. Or, s’il importe d’observer l’appareil d’Etat, son faible contrôle sur ce
qui se passe hors du centre, cette observation doit tenir compte également des évolutions dans
les rapports qu’entretient avec lui la société. Ici aussi une sociologie de l’interaction doit être
menée.
62. Hypothèse basée sur les résultats d’enquêtes menées en 1990-91, dans différentes régions du
pays, sur les motivations du vote et les attentes qui y étaient liées, ainsi que sur les données
recueillies par le “Programme pour une Alternative de Justice” (Fondation haïtienne). Vont dans
ce sens également les interprétations qui ont pu être faites des différents supports recueillis à la
même époque (photographies de peintures murales, transcription de refrains et dictons...) dont

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l’accumulation et le traitement systématiques ont été interrompus par le coup d’Etat. C’est
également en ce sens qu’il nous paraît possible d’interpréter le fait que, lors de ce même scrutin,
dans de très nombreux cas, les électeurs (en particulier dans les campagnes) aient voté pour le
Président et pour les CASEC (Conseils d’administration des sections rurales, niveau le plus proche
de leur vie quotidienne) mais se soient abstenus pour les législatives (élection des députés et
sénateurs), niveau intermédiaire mais base importante d’une démocratie formelle. Cette
interprétation rejoint en partie celle de Laënnec Hurbon qui écrivait dans The New York Review of
Books (6 octobre 1994) : “ L’élection d’Aristide ne fut pas la victoire d’un groupe sur un autre dans
le cadre normal d’une société déjà démocratique. Elle était une refondation d’une société entière
sur les principes des droits naturels, sur le droit d’avoir des droits, qui n’avait jamais été accordé
auparavant à tous les Haïtiens. ”
63. Nombre d’interviews accordées à des journalistes occidentaux à l’époque témoignaient, en
des termes parfois très crus, de cette peur irraisonnée d’une “ populace ” à laquelle on n’aurait
jamais dû accorder le droit le vote. Ce sont des termes identiques que nous avons retrouvés lors
d’entretiens menés en 1995-96.
64. Rapports d’activités de la commission “ Vie quotidienne des paysans ”, PAJ, Port-au-Prince,
octobre 1995 - mars 1996.
65. Soit dès l’arrivée des premiers esclaves et des colons sur l’île où pratiquement toute la
population indigène avait déjà disparu.
66. Sur les nombreuses ambiguïtés du discours nationaliste mais aussi ses utilisations, à travers
l’histoire politique haïtienne, on trouvera un début de réflexion dans le numéro spécial de la
revue Chemins Critiques, “ Nationalisme ”, vol. 3, nº 1-2, Port-au-Prince, décembre 1993.
67. Articulation dont on trouve un témoignage récent dans l’intervention du Président Préval, le
13 janvier dernier, à l’issue de la cérémonie de présentation du bilan du gouvernement. Il a
annoncé que 1997 devait être l’année du dialogue avec le peuple haïtien pour qu’il puisse “ mieux
vivre chez lui et faire activement partie du monde ”.
68. Le double défi que les Etats-Unis ont tenté de relever à l’époque était de former une armée
professionnelle et pacifier le pays, d’une part ; aider à la reconstruction économique, d’autre
part. Mais ils se retirent après dix-neuf années d’une occupation difficile, sans être parvenus à
consolider les structures du pays qui replonge très vite dans de graves crises politiques, dont
celle de 1957 qui conduira à l’arrivée au pouvoir de François Duvalier.
69. Tel Charlemagne Péralte, chef d’une jacquerie paysanne, tué par l’armée américaine, dont
l’icône est présente dans bien des kay de la campagne haïtienne.
70. Sans que ce qualificatif – utilisé alternativement, en créole, avec l’expression “ les Blancs ” –
n’ait, la plupart du temps, une connotation particulièrement négative.
71. “ Ce sont eux ! Ce sont les mêmes ” (traduction sans équivalence directe).
72. “ Nou pa konprann sa blan yo ap fè ”, “ Nou pa wè anyen ”, “ Blan yo dwòl, ki sa yo gen nan tèt yo ”
(On ne comprend pas ce que les blancs font, on ne comprend rien, ils sont bizarres, comment
peuvent-ils bien fonctionner ?). L’incompréhension a toutefois parfois poussé à la recherche
d’explications les plus irréalistes, comme celle qui voulait que les Blancs étaient venus piller la
Citadelle (monument érigé, dans le nord du pays, sous les ordres du Roi Christophe, comme
symbole de la force du peuple haïtien, rénové et classé par l’UNESCO dans le patrimoine mondial
de l’humanité) ou qu’ils transportaient de la terre (qui serait alors censée renfermer des
matériaux précieux) ou plus simplement qu’ils venaient voler le soleil et les beaux paysages qu’ils
n’avaient pas chez eux !... Elle a également, à un moment du déroulement de la mission, à savoir
dans les premières semaines de la passation entre la force multinationale (MNF) et la MINUHA,
failli se muer en une perception plus hostile. Le choix fut alors fait d’un déploiement mieux
réparti dans le pays (alors que les premiers contingents avaient été massivement cantonnés près
des principales villes du pays), avec des visites régulières dans les différentes zones rurales. Mais
le résultat fut que les paysans voyaient débarquer un beau matin, dans des zones où il n’y avait

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plus ni autorité policière ni groupe armé organisé, des groupes de soldats sur des engins blindés
qui provoquaient immanquablement de véritables paniques, les paysans se demandant contre qui
pouvaient bien être dirigées toutes ces armes sinon contre eux... Là aussi, le souvenir d’une
armée de répression était trop proche pour qu’il ne serve pas de cadre de référence.
73. Renouvellement négocié avec les difficultés que l’on sait, la Chine acceptant finalement de ne
pas exercer son veto à condition que soit mentionné, dans la résolution du Conseil, que ce
renouvellement serait le dernier ; ce qui explique pour l’essentiel le “ remplacement ” de la
MINUHA par la MANUH (Mission d’Assistance des Nations Unies en Haïti).
74. Même si, dans le cas en particulier du Salvador, l’opération onusienne est présentée
officiellement comme le succès de référence.
75. Pour reprendre la distinction entre “ construction de l’Etat ” (en tant qu’“ effort conscient de
créer un appareil de contrôle ”) et “formation de l’Etat ” (en tant que “ processus historique
largement inconscient et contradictoire de conflits, de négociations et de compromis entre divers
groupes ”) que Jean-François Bayart emprunte à Bruce Berman et John Lonsdale et qui me paraît
particulièrement opératoire dans le cas haïtien – cf. notamment Jean-François Bayart,
“ L’historicité de l’Etat importé ”, Les Cahiers du CERI, nº 15, 1996.
76. C’était – j’espère ne pas trop trahir sa pensée – le sens en particulier d’une question que
m’avait adressée Gérard Barthélémy lors du colloque organisé par le CEDIN sur la crise haïtienne,
à la Sorbonne (Paris), le 4 novembre 1995. Mais bien d’autres observateurs de la situation
haïtienne partagent également cette analyse. On pourrait interroger dans les mêmes termes le
“ coup de force ” du Président Aristide profitant de la présence internationale pour annoncer la
dissolution de l’armée (disparition dont l’analyse proposée dans ce numéro montre les
ambiguïtés et les difficultés qu’elle crée).

RÉSUMÉS
L’action politique de l’ONU en Haïti s’est particulièrement exercée à deux moments-clés de
l’histoire récente de ce pays : les premières élections démocratiques de décembre 1990, le
règlement de la crise ouverte par le coup d’Etat de septembre 1991. Révélatrices du rôle croissant
de l’ONU sur des questions considérées auparavant comme relevant de la stricte compétence
interne, ces interventions ne sont pas exemptes d’ambiguïtés et d’incohérences de la part de la
“ communauté internationale ”. Or, sur le terrain, l’ONU entre en interaction avec des acteurs
politiques et sociaux qui déploient des stratégies paradoxales. Interprétables au regard des
mutations en cours dans la société haïtienne, ces comportements contribuent, dans leur
ambivalence même, à limiter d’autant la portée de telles interventions mais ils pourraient
participer également de processus de recomposition partielle de l’espace socio-politique interne.

The UN action in Haiti, at the political level, has notably occured at two key moments of the
recent history of the country: in December 1990 with the first democratic elections; then, in the
crisis following the coup d’Etat of September 1991. These interventions have to be considered in
the context of an evolutionary process in which, since the end of the bipolarity, the UN is
interfering increasingly into matters which were traditionally viewed as domestic affairs. But
they are not free from ambiguities and incoherences. In the field, the UN is interacting with
political and social actors who take paradoxical strategies which may be interpretated according
to the current evolutions in the Haitian society. Because of their ambivalence, these beheviors

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are partly responsible for the limitation of the impact of such interventions but they are also part
of partial processes of internal reconstruction.

INDEX
Mots-clés : démocratisation, intervention internationale, maintien de la paix, ONU, sociologie
de l’interaction
Index géographique : Haïti
Keywords : democratization, international intervention, peacekeeping, sociology of interaction,
UN

AUTEUR
BÉATRICE POULIGNY-MORGANT

Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche


Institut d’Etudes Politiques de Paris

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


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Mass Politics and the Democratic


Challenge
The prospects of Democratic Consolidation in Haiti

Moïse S. Tirano

1 More than three years after the US-led “ Operation Restore Democracy ” reestablished
the democratically elected government, the future of democracy in Haiti still remains
ambiguous. The terrorist state of the Duvaliers and the predatory state of the Cedras-
elite-FRAPH alliance are no longer wreaking havoc on the population and the treasury.
Yet not much has changed; institutions are still corrupt and inadequate, the economy
has deteriorated and the police force offers no protection to the average citizen. The
optimism of the pro-democracy movement has eroded and the population is becoming
more and more frustrated with the political grandstanding of inexperienced politicians
and the decline in living standards. While democratization may in fact be “ the solution
to the problem of tyranny ” so far, it has not offered much hope for Haiti’s future
(Huntington 1997:3).In a country where law and order, (whatever little of it existed
before the democratization process) were maintained by the wielding of “ coco
macaques ”1,an increased frustration and belligerency of the masses threatens to lead
the country into anarchy and overrun the state.
2 The middle and lower classes have become disenchanted.Voter turnout is at its lowest
from 90% participation in 1990 to less than 30% during the 1995 presidential elections
and 20% in 1997. The international community has practically stopped caring due to
the inability of the government to get austerity measures required by the IMF through
parliament.Crime has been increasing steadily and the newly organized and poorly
equipped National police force is unable to uphold law and order and provide security
for the average citizen.All of this while inexperienced politicians continue the get rich
quick schemes of their predecessors, abusing state resources and funds. The presidency
as an institution is under siege by parliament while the president is“ fence seating ”–
trying not to undermine his mentor Aristide or raise the ire of the uncontrollable,
unchallenged urban masses.Neighborhood vigilantism has become the primary line of
defense against night invasions and murders by “ Zinglin Dou ” 2, a phenomena which
never existed in Haitian society.

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3 This essay seeks to evaluate Haitian democracy through the dominant democratic
transition and consolidation debate by which all democracies are being assessed and
the inherent assumptions being made about the state, civil society, electoral politics,
institutional capacity and the popular sector.While it is true that Haitian democracy
faces an uphill battle, it will be argued that democracy can still thrive and a serious
attempt to meet people’s expectation that democracy should mean a better life for
themselves and their children may be undertaken with the right institutional reforms,
responsible and competent leadership, state enhancement, and the curbing of mob
politics.

What are the roots of the Haitian experience?


4 Some scholars3 are quick to fault more than thirty years of dictatorship and the culture
of intolerance and authoritarianism it imposed on the population.Others 4, have focused
on the foundation of the Haitian state as the primary obstacle to nation-building and
democracy.Whether Haiti’s difficult transition can be explained by a lack of Western
Culture or statelessness, is the site of much contentions.What is clear however is that
democracy is far from being “ the only game in town ” and the fate of the Haitian state
depends greatly on the ability to navigate in the treacherous waters of popular
democracy, lack of democratic leadership and neo-liberal economic policies.

Requisite, pre-requisite and assumptions


5 There is consensus among many democratic transitologists and consolidationists that
the existence of certain political and institutional conditions within a system is
indicative of its democratic strength (Huntington 1996; Wiarda 1997; Revel1983; and
Dahl 1971).For these scholars, “ the real possibility for change in government, electoral
competition and a high level of collective action ” coupled with a high dose
of“ constitutional opposition ” formed the key pre-requisites for establishing
democracy5.Together, Dahl’s seven polyarchical institutional attributes, Wiarda,
Huntington and Revel’s emphasis on human rights and O’Donnell’s four pragmatic
propositions “ constitute the lasting, universal, necessary conditions of any
democracy ”6.
6 Dahl (1971), listed seven institutional conditions necessary for the establishment of
contemporary democracy which have been accepted by the majority democracy
scholars.They are: 1) elected officials; 2) free and fair elections; 3) inclusive suffrage; 4)
eligibility for all public office; 5) enforced right to freedom of expression; 6) free access
to alternative sources of information for all; 7) the right to form and join organizations.
7 Revel (1993) Wiarda (1979, 1988 & 1990); Huntington (1968, 1993 & 1997); O’Donnell
(1997).
8 O’Donnell’s recent article in the Journal of Democracy offered the following four new
considerations to the democratic debate:
• “ Elected officials should not be arbitrarily terminated before the end of their
constitutionally mandated terms ”
• “ Elected authorities should not be subject to constraints, vetoes, or exclusion from certain
policy domain by other, non-elected actors, especially the armed forces ”

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• “ An uncontested national territory that clearly defines the voting population ”


• “ The expectation that a fair electoral process and its surrounding freedoms will continue
into an indefinite future ” (O’Donnell 1997: 35-6).
9 A sizable middle class, economic growth, and high literacy rates are also viewed as
fundamental complements in transitions from authoritarian to democratic
rule.Democracy is seen as a middle and upper class affair and an attempt to wrestle
power away from authoritarian rulers by conservative, “ trickle downist ”
forcesseeking greater access to economic resources and political power.Democratic
opening is closely associated with political and human rights, wherein the middle class
seeks full partnership, if not full control of the politics and economies of their
countries.
10 Transitologists and Consolidationists make six main assumptions in framing the debate
and establishing their list of pre-requisites.
• A clear state identity or a nation exists that facilitates the transition from authoritarianism
to democratic governance.To quote Stepan and Linz, “ no state, no democracy ” (Stepan and
Linz 1996:14).
• The Institutional frameworks capable of surviving the transition and instituting permanent
and viable reforms to adapt to the new politico-social environment are already present.
• Political leaders have no other option but to play by the democratic rules.
• Demands for democracy entail a change in the political culture among the democratic
participants (i.e. the populace and the ruling elites).
• Institutions are capable of imposing constraints on all participants involved in the
democratic project and to maintain their autonomy as institutions of rules and neutral
arbiter in the democratic system.
• Institutional capacity, and their ability to adapt to the new role required by the democratic
process were thus seen as indispensable.
11 Transitologists and Consolidationists scholars assume that:
• The military will be capable of functioning professionally as a protector of the country’s
sovereignty and borders.
• The police force will be a separate entity from the army and strong enough to maintain
order and the rule of law within the nation.Furthermore, that its capacity to provide
security to all citizens will be a “fait accompli”.
• The judiciary will be able to provide justice for all and enjoy the confidence of all parties as
well as remain autonomous from political actors and parties.
• Parliament will have competent and relatively experienced leaders capable of constructive
debates and prescriptions.
• Financial institutions and ministries will have people concerned primarily with the good of
the nation instead of their party affiliations and personal interests.
12 For them, a crucial break from the previous non-democratic system and the
undermining and peripheralization of non-democratic norms and practices by the new
democratic institutions was a necessity.
13 Associating democratic transitionsto middle class demands, scholars such as
Huntington (1968, 1996); Revel (1985); Dahl (1971) and O’Donnel & Schmitter (1986),
consigned the popular sector to the voting booths. With no real power that the coercive
arms of the state would not be able to control,for these scholars, it is simply
inconceivablethat the popular sector could become powerful enough to undermine the

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power of the ruling elites and question the legitimacy of the most important national
institutions.A top down transition is seen as not only desirable, but highly sought after,
and an “ over-politicized ” civil society and uncontrolled/unrestricted demands on the
state are viewed as major threats to democracy7.Many of these scholars concur with the
Huntingtonian assertion that “ democratic regimes that last have seldom if ever, been
instituted by mass popular action ”8.The Haitian democratic experience ran counter to
many of these assumptions.By the time the first democratic election took place, the
only institution, although weakened, that still remained a force in the country was the
military.Its ranks had by then been depleted by coups, infighting and voluntary or
forced exilement of some of its best officers.The advent of democracy found the
economy, school system, judiciary, church and all the major institutions of the state
unable to function and displaying extreme inadequacy.

Haitian reality and particularism


The economy

14 The economic conditions under which Haitian democracy evolved were disastrous at
best.Agricultural export revenues decreased from $ 113 million (US) in 1983/1984 to $
62.4 million in 1987/1988.Two hundred thousand homeless people lived in the capital,
15,000 people moved to the capital from the countryside, adding to an already over
populated city.Between 1985 and 1990, 25,000 Haitians emigrated.Unemployment was
60%; however, 20% of the 40% listed as employed were actually under-employed
(Victor, 1990, 36 - 8).Needless to say, there were insurmountable economic hardships
and disparities that provided real challenges for Haitian democracy ab initio.By the end
of the Duvaliers’ dictatorship in 1986, 95% of the rural population lived in abject
poverty, three (3) out of four (4) children suffered from malnutrition, 75 - 80% of the
population was still illiterate.Annual revenue per capita was also as low as $ 40.00 (US)
for peasants and as high as 120,000 for the 1% elite minority.Four thousand families out
of a population of over 6 million had complete control over the economy and 44% of the
national revenue.30% of landowners owned 2/3 of the arable land and the educational
system was barely capable of serving 15% of the population (Castor 1990, 50 - 89) 9.Shin’s
assertion that “ at the individual level, increasing education and expanding income
exposed the masses to the virtues of democratic civilization ” seems highly contentious
when we examine Haiti (Shin, 1994, 341)10.Yet, the call for democracy was
overwhelming and unequivocal.

The judiciary

15 The judiciary was never independent during the dictatorship.Its decisions were usually
bought or dictated by power brokers within the government.It never enjoyed the
confidence of the population.Various efforts were made after the fall of Baby Doc by
reformist elements in its ranks, but few of them were taken seriously.The institution
mainly served the interest of the powerful and more often than not, it ignored
violations of rights, arbitrary arrests, imprisonment, beatings, and seizures of
lands.Had the institution been able to address these violations, it would have gained
legitimacy in the eyes of the populace.Unfortunately the judiciary’s pocketbook justice
meant that for those who did not have the capacity to pay, justice was usually

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unavailable.The involvement of high court officials in political office would further


damage the reputation of the judiciary and sudden interests in the manipulation and
interpretations of laws and constitutional matter further damaged whatever
confidence remained in the institutions11.
16 Recent attempts to reform the judiciary have been largely unsuccessful mainly because
the same judges who served under Duvalier and the military dictatorship remain in
office and individual connections and bribery are still dominant features of the
system12.

The military

17 The demise of Duvalierism left the country totally under the leadership of the military.
Baby Doc had been permitted to form a military junta to replace him before his exile
and this created an exceptional opportunity for the military to re-assert itself.The
armed forces had played a subordinate role since the rise of Francois Duvalier in 1957
and the creation of a parallel armed force – the VSN13, better known as the Tonton
Macoutes to supplant the military14.In the early 1980s, conflicts developed between the
military and the Macoutes.After more than two decades of subordination, the army
cautiously attempted to re-assert its autonomy and protect its interests 15.Military
officers such as Abraham, Avril, Namphy and Regala sought an end to Macoutism to
ensure the monopoly of state coercion.Already in the making for many years, the
military/Macoutes conflict took center stage in the period from 1980 to 1990.Two
months before Baby Doc’s exile, the army refused to use their coercive power against
the masses and protected the populace against attacks from the Macoutes.In the
months that followed his departure, the military, disarmed most of the Macoutes and
became the only organized armed force in Haiti.This act was misinterpreted by the
population who praised the army and joyously carried its members on their shoulders
throughout the capital.This “ marriage ” between the army and the populace soon
changed as the army flexed its muscle, and carried out its agenda of law, order and
Duvalierism.The population once again found itself under the gun by a military
determined to remain in control of Haitian politics.However, having control of the
state was not without its consequences.Factionalism stemming from ideological
differences, political ambitions and personality conflicts between the officers persisted
within the corps.Between 1986 and 1990, officers fought each other for control of the
national treasury, drug trafficking and political power.Four military coups were
orchestrated by low ranking semi-illiterate officers in the name and sometimes without
the permission of their senior officers.Dissension within its ranks weakened the
military and made it possible for the popular sector to challenge its control of the state
and its legitimacy.

The Church and the elites

18 The transitional period saw a rise in friction within all the ruling elite circles.The
church and economic elites were no exception to this phenomena.Before 1986 conflicts
emerged within the church, a longtime supporter of the Duvaliers, and its growing
liberation theologians.Led by Aristide, liberation theology became a central force in the
mass movement, creating dissent within the church hierarchy and excitement in the
populace.Having been politically neutralized by Papa Doc in the late 1950s, the Haitian

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elites remained co-opted by the system until they too began to experience dissent
within their ranks. The technocrats, mostly Noirist elites16 who have their roots in the
Duvalier dynasty, have historically competed with the mulatto elite sector 17.The
technocrats, children of the Duvalierist revolution, turned against Baby Doc opting for
political liberalization.This shift in alliance was mostly the result of the frustrations
created by the re-emergence of the Mulatto class and its monopolization of economic
opportunities, the marriage of Baby Doc to Michelle Bennett18 and the loss of power
experienced by the Noirists after the wedding.More politically powerful than the
mulattos, the technocrats facilitated the fall of Duvalierism that had created them and
whom they had, until then, tacitly supported.Duvalierism without Duvalier appeared to
have been their motivation but internal dissent, ambitions and the assault of the
popular sector that would no longer tolerate the vestiges of a system that oppressed
them for close to thirty years, would undermine their coherence and political goals.

Democratic transition: the power vacuum of the 1986 - 1990 period

19 This “chin manje chin19” crisis within the ruling elites and the army’s hesitancy in
dealing with the urban sector, diverted pressure from the masses.Being the only
coercive apparatus, the army became more and more alarmed as Haitians took justice
into their own hands.Lawlessness, looting, mob violence in the name of justice and
banditry became commonplace.The activities of the urban masses in the post-
dictatorship period created an environment of fear, and anarchy (Chamberlain 1995 -
NACLA).These activities challenged the military’s role as a guarantor of order, security
and peace.They also frightened the elites who not only feared for their lives, but knew
that at any time, their businesses and private properties could fall prey to the
masses.Various attempts by the military to restrain the masses resulted in bloodshed
andfurther radicalization of the popular sector.Finally, unable to control the popular
sector, to re-assert itself on the political landscape, and feeling pressure from the
international community, the military retreated.The army was weakened by the
depletion of qualified officers in its ranks after four coups and countless murders.Its
retreat left the society completely at the mercy of the increasingly unruly urban
masses.
20 With the military weakened by infighting, the church divided, the Macoutes disbanded,
and institutions such as the judiciary and parliament having never enjoyed the
confidence of the Haitian populace,the terrain was set for either anarchy or a new
center of power.The mass movement emboldened by the ouster of Duvalier, conflicts
within the ruling elites and the sudden interest of the international community
attempted to fill the vacuum.

Mass politics and the failure of leadership

21 With 90% of the voters registered in an internationally supervised election, Aristide


won 67% of the vote in December 1990, leaving his most important contender with
14%.Politically inexperienced, unaccustomed to negotiating agreements, literally
believing in the power and wisdom of the urban masses and besieged by a parliament
that constitutionally was more powerful than the executive branch, Aristide allowed
the popular sector to play a direct role in national politics.The shift from institutional
control and accountability to a loose form of semi-anarchical mass politics was already

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apparent in the first two months following his inauguration.Unable to get his prime
minister ratified, Aristide called on the masses who threatened to burn down
parliament and use violence against elected officials, forcing them to ratify the prime
minister out of fear for their lives and properties.Aristide’s politics depended on the
threat of violence by the populace.No institutions or individuals dared to disagree with
him.Having his supporters as leverage against established institutions, Aristide refused
to even accept the advice and mandate ofthe coalition that brought him to power 20.The
unwillingness of the elected government to reign in its supporters, its rejection and
disregard for traditional politicians, and his attack on the military forced a re-
alignment of all the ruling elites sectors.The first seven months of Aristide’s
government witnessed unparalleled attacks on the traditional institutions 21 as well as
his democratic allies.For example:
• The day of his inauguration, Aristide retired six of the seven military generals publicly
humiliating an already weak army.
• He named a cabinet composed of personal friends, rejecting important political figures even
in his own party.
• He failed to react when his supporters burned down an anti-government union
headquarters and the offices of his former ally, FNCD.
• He created two independent presidential guards a la Papa Doc, in an attempt to distance the
military and remove the possibility of a coup.
22 Prior to his overthrow, Aristide had made enemies of all the major institutions in the
country22 including some newly established ones that supported him during his
election.Every major institution resented his political tactlessness and his attempt to
undermine their legitimacy.The army was particularly frustrated with Aristide for
undermining their prestige and power and humiliating their officer corps 23; the
Catholicchurch, because he accused its bishop of being enemy of the people and
allowed the masses to attack its clergy and churches24; the parliament, because of
Aristide’s use of the urban masses to intimidate them and undercut their authority.The
political parties and experienced politicians were also frustrated with Aristide because
he had consistently insulted them and sent his supporters to harass and threaten them.
The economic elites were frustrated because Aristide espoused redistributive policies
that were against their economic interests and allowed and even encouraged the
masses to burn their properties and businesses while threatening them with “pere
lebrun”25.Aristide had miscalculated the power of the polls from the start.He distanced
himself from every other possible source of support, and relied on the masses to defend
and protect him.Organized by the military and external forces 26, supported by the
church hierarchy and financed by the economic elites, the coup came as no
surprise.The post coup period saw an army determined to re-assert itself by any means
necessary and send the police packing once and for all.
23 In trying to give voice to a population in a system corrupted by more than 50 years of
dictatorship, Aristide unleashed a monster that could not be controlled 27.A stable
democratic government is often characterized as one that is disciplined, united,
capable of addressing its own internal problems and one that respects the electoral
system and keeps extremists and radicals away from the decision making process and
the center of power28.Aristide’s unwillingness to control his supporters, his refusal to
work with and support the existing institutions, his strong arm tactics in the face of
parliamentary oppositions, and his totalitarian tendencies were important weaknesses

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and determinant factors in the overthrow of the first democratically elected


government.

The politics of the populace: Choosing between a strong state and


anarchy after the coup

24 The post-coup period of 1991 through the fall of 1994 saw widespread repression by the
military aided by FRAPH29, a newly organized paramilitary group.Many escaped for
their lives on rickety boats to be mistreated and repatriated by foreign
governments30.However, in spite of the oppressive measures against it, the popular
sector’s resolve for a democratic government remained unchanged.Its resolve was
partly encouraged by the change in government in the United States from Bush to
Clinton, the newly acquired political savviness of Aristide’s circle on the international
scene, and the determination of Haitians living abroad, especially in the US, to put an
end to military rule.The popular sector maintained its hope and vowed to resist all
tactics by the deadly military/FRAPH/elite alliance.
25 Finally, with an embargo imposed by the international community, pressure from
the“friends of Haiti” (France, Canada, Unites States, Argentina and Venezuela) and the
threat of frontal assault, the military bowed to a “ soft landing ” of US troops 31.Tamed
and temporarily restrained by his commitment to the international community to
abide by democratic norms, Aristide returned to the presidency on october 15,
1994.Soon thereafter, the temporary alliance between Aristide and the international
community, especially the Clinton/Gore administration would be strained by the
military question.While the Clinton administration sought to re-structure the army and
“ professionalize ” it,Aristide wanted its elimination, modeled after Costa Rica 32.The US
administration’s goal to professionalize the army was ironically undermined by the
presence of foreign (mainly American) forces33 on Haitian soil.One of the first acts of
the peace keeping force was to seize and destroy the heavy weaponry of the Haitian
armed forces - placing them in a subordinate and ineffective role.Aristide capitalized
on this historic vulnerability retiring the remaining military high command who did
not go into voluntary exile and reduced the force from 7,000 to 1,500.The elimination of
the military terminated the only mechanism of law and order leaving the masses as the
most powerful and coercive sector in the country.Aristide would unscrupulously use
them to pressure his opponents as well as undermine the legitimacy and effectiveness
of the Preval/Smart government34.
26 The demise of the military had also delegitimized most of the political parties who had
in some fashion participated in post-coup governments or not spoken against the
coup35.A schism also developed between those who had stayed in Haiti to oppose
military rule and those who had fled into exile.This schism also, for the first time,
brought to light the two main tendencies within Lavalas.According to senior members
of the OPL, Aristide’s anti-institutionalism had to be kept in check for democracy to
survive and this attempt to balance his power was met with resistance from Aristide
and his supporters.Unable to make his own choice to form his cabinet without the
consent of his party, pressured to conform to party politics and respect those who had
remained in the country, and frustrated by the unwillingness ofa major sector of his
party to support the recuperation of the three years spent in exile, Aristide sought to
distance himself from his own party36.

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27 It did not take long for factionalism to develop within OPL.A solution was sought by
choosing Rene Preval as candidate for the presidency.Aware of the relationship
between Aristide and Preval, OPL selected the latter to ensure the continuity and
implementation of Aristide’s policies and most importantly, his blessing.This strategy
proved unsuccessful as Aristide refused to support his close associate and former prime
minister until two days before the elections37.As a result, voter turnout was at its lowest
ever and coalition politics in parliament became impossible as member allegiances
fluctuatedsometimes hourly38.
28 Out of 30% voter turnout, Preval won by 89%.The Preval government which was weak,
enjoyed neither the confidence of OPL nor the support of Aristide saddled with a
constitution that sapped the presidency of all powers (Gros 1997: 97-109), became
mired in gridlock.Two months after his inauguration, the government faced strong
criticism from all sides due to its implementation of an economic program that his
predecessor had worked out in the Paris Conference in July 1994.With no funds in state
coffers, Preval could neither use state patronage to attain parliamentary and mass
support or institute programs to increase his popularity.He was forced to retreat and
his capitulation caused most of the international donors to withhold their funds 39.
29 It was apparent to most observers that OPL would split and it was no surprise when
Aristide, hoping to undermine the influence and power of OPL,finally formed his own
party - Fanmi Lavalas, ending one of the most important political alliances in Haitian
democratic history.Members of OPL boasted that the party could not be undermined
because while Aristide was enjoying his stay in New York, they were engaged with the
populace and establishing a firm base within the population.As many observers pointed
out, by breaking with OPL, Aristide lost his monopoly on the population. This split
could potentially offer the only vehicle for political contestation.However, with
Aristide’s demagoguery, his messianic tendency and his manipulation of the masses,
Haiti may miss the democratic boat40.

The challenge of democratic leadership: using the urban masses as


political actors?

30 Historically, the Haitian masses have been used by strong men and politicians as a
source of power in Haiti and the state has always been at their mercy.In the post-
independence period until the US occupation of 1915, regional strong men manipulated
the illiterate peasantry and organized them into armed bands to usurp power and
create instability in Haiti.From 1804 to 1915, 15 out of 19 heads of state were either
murdered or overthrown by regional uprisings (Sangmpam, 1995) 41.The US occupation
eliminated the capacity of regional forces to make frontal assaults on the state and
organized a military capable ofkeeping the rural population in check.Its centralization
policies brought the rural population to the city and created another phenomena.The
period following the Marines forceful departure from Haiti was marked by the rise of
urban politicians who manipulated popular dissent to incite urban uprisings and
violence in the capital42.Duvalier had put an end to this phenomena by initially
espousing its cause and later through terror tactics and by using some of the same
urban elements to create his own military force – the VSN.Under the Duvaliers, the
illiterate urban population was kept in check through clientelist networks and

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repression.The 1980’s was the first time in more than three decades that the masses
were able to flex their muscles against a less than cohesive ruling elite.
31 Culturally homogeneous, with an illiteracy rate of more than 70%, sharing political
experiences and grudges against a state that has for decades neglected and terrorized
them, the urban masses were inclined to follow anyone who took up their
cause.Aristide with his anti-Duvalierist, anti-Macoutes, anti-US and pro-redistribution/
populist rhetoric was the perfect candidate.His first seven months in office reflected his
pledge to fight for the masses but they also showed his uncanny tendency to mobilize
them to do his bindings instead of relying on democratic method and institutional
channels.His years in exile produced a more sophisticated politician but did not
eliminate his tendencies to attack the state institutions and manipulate the populace.A
skillful orator, aware of linguistic idiosyncrasies, Aristide no longer overtly incites the
masses but still maintains a hold on the most radical and poorest sector that makes his
commitment to democratic governance and faith in democratic institutions
questionable but necessary for the future of Haitian democracy 43.
32 Until the split of OPL, the monopolization of the political space offered a bleak future
for Haiti44.Overpoliticization, the absence of strong democratic institutions and the
weakness of the new police force made leadership one of the primary factors for the
future of Haitian democracy.However the presence of two strong parties, has the
potential to offer a broader choice to the population and may eliminate the trend
toward vote concentration that is so characteristic of emerging democracies where
ethnic politics does not play a central role45.Both parties have a strong constituent base
and legitimacy, which sets the stage for real political contestation to take
place.However, everything depends on belief in the usefulness of democracy, Aristide’s
willingness to play by the rules, and a change from the tendency ofzero sum politics to
political negotiations and coalitions to facilitate governance.Although the strength of
the two parties may create the space for negotiation, democratic leadership remains
indispensable for such negotiations to occur.As Aristide’s monopoly on the population
eclipses, his messianic tendency and his inciting oratory may become less and less
tenable46.
33 Nevertheless, the consolidation of Haitian democracy still depends heavily on the
popular sector more so than it does on the weak institutions that currently exist.As
Lipset correctly argues; “ new democracies must be institutionalized, consolidated, and
become legitimate.They face many problems, among which are creating a growing and
more equalitarian economy; reducing the tensions with, and perhaps replacing, the old
civil and military elites ” (Lipset, 1993, 7).Neo-liberal economic policies such as
privatization of state-owned industries and parastatal organizations and the trimming
down of the state workforce coupled with the rising prices of food and basic products
have created widespread discontent and may force the population into the streets.The
reaction to economic hardship associated with democratization threatens the stability
of the democratic process.In this context, neo-liberal policies seem to be an anathema
to democratic continuity.The further deterioration of the social climate and the
standard of living as a result of these policies and the absence of a competent police
force capable of controlling a population known for its excesses has made political
legitimacy and good leadership indispensable to democratic consolidation 47. “ Political
stability in a democratic system relies heavily on legitimacy and explicit or implicit
support from the citizenry ” (Lipset, 1993, 7).Economic hardship and the neo-liberal

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policies associated with the US sponsored democratic model appear to be exacerbating


the institutional, leadership and legitimacy problems ofthe vacillating Haitian
democratic system.
34 The ability of a new democratic government to use the coercive arm of the state
diminishes, they seem plagued by “ growing crises of governability ”.Overpoliticization,
frustrations about high inflation, increased demands on the state by the popular and
elite sectors for security, economic efficiency and better service, make Haitian
democracy extremely fragile.The observation that “ the combination of democracy, low
income economy, substantial inequities and state intervention tends to politicize all
forms of societal cleavages - old versus new, social and economic ” appears to be
partially applicable to Haiti (Kohli, 1993, 677).The “ accumulation of distributive
claims ” on the state and its ability to address those claims has been a source of
destabilization and delegitimacy.According to Kohli, “ given the scarcity in a poor
economy, the competitive energies of the many individuals and groups seeking
economic improvements tend to get focused on the state ”.Thus, he adds, “ competition
over state resources often results in intense conflicts, contributing to the problems of
democratic consolidation ” stability and governance (Kohli, 1993, 677).It is an
increasingly widely held view that this new wave of democratization comes with
expectations that are difficult to satisfy without sustained economic growth.What is
more, scholars overwhelmingly agree that in these new democracies, economic policies
must be adjusted to “ fit democratic mandates ” and the expectations of the
populace.Linz and Stepan (1997) however, have mistakenly argued that economic
problems may not be a catalyst for attacks on the state48.These authors assert that new
democracies face undue expectations and that the quality of democracy and the
“ quality of society must be disassociated ”.For these two scholars, “ no democracy can
assure the presence of reputable bankers, entrepreneurs with initiative, physicians
devoted to their patients, competent professors, creative scholars and artists or even
honest judges ” (Linz and Stepan, 1997, 30).While they may be correct that new
democracies have many difficulties to overcome, they may have ignored the fact that in
many places democracy was fought for on the belief that it would ameliorate the living
conditions of the citizenry.If democracy cannot assure the reliability of the national
professionals, it must at least create the conditions, institutional framework and
environment necessary to make them accountable.
35 We would have to concur with Gros that “ the challenge for Haiti is to find a sustainable
democratic alternative ” (Gros, 1997, 106).What constitute this sustainable democratic
alternative?Clearly, the challenge to democratic rule in Haiti rests not on the absence
or presence of “ western culture and values ” as some scholars suggest.It is rather the
conditions under which the transition took place, the imposition of external forces and
the elusive commitment of political leaders.
36 The continued reliance of the state on the international security forces for protection
against paramilitary groups and the urban masses is indicative of its apparent
weakness.If democracy cannot be protected nationally and by the average Haitian
citizen, then we should not be too optimistic about its survival.The challenge is to
provide enough incentives to make democracy not only indispensable but desirable for
the elites and populace alike.This cannot be achieved with an incapacitated state that is
unable to maintain law and order, strengthen its institutions and revitalize its
economy.

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


130

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NOTES
1. Creole for wooden stick.
2. Armed thieves, mainly former military and Haitian-American gang bangers deported by the
US who invade peoples houses at night raping, killing and robbing them.
3. Huntington (1984; 1996) is the main proponent for such a view.
4. Throuillot, (1995) and Ruffat (1991)
5. Flifisch- found in Tulchin and Varas (1991: 13).Also see Lawson (1993)
6. Lyman, Diquattro and Burke (1994: 132).
7. See Samuel P. Huntington (1968) and Sangmpam (1996)
8. Samuel P. Huntington, (1984, 212.)
9. The figures cited in this paragraph reflect work done by Castor (1990) and Victor (1990),
covering the period of 1985 to 1990.
10. See Lipset (1960 ; 1993).
11. The court on many occasions interfered with negotiations for the return of Aristide,
supposedly on constitutional grounds.The judiciary often sided with the military regime that
oustedthe elected government.
12. Known torturers and murderers arrested after the return of Aristide have been released
without any clear explanation.This has occurred both in Les Cayes and Port-au-Prince.Judges
throughout Haiti are being arrested and/or there are complaints about their involvement in
illegal activities.Capable judges are being let go due to their unwillingness to provide quick

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


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justice which very often would have amounted to sentencing or incarceration without trials to
satisfy the populace.
13. VSN stands for Volontaire de la Sécurite Nationale(Volunteer for National Security).
14. In 1957, after Francois Duvalier became president, he embarked on a systematic elimination
of important members of the corps.In his first two years, he removed 6 colonels, 9 majors, 28
captains and 26 lieutenants.Also 12 colonels, 11 majors, 15 captains and 17 lieutenants were
victims of assassinations and deadly attacks from Duvaliers’ Tonton Macoutes.Another 19 officers
were executed in June 1967.Most of these vacant spaces were filled by some of his own forces
(Delince, 1979: 222-4).
15. The army had regained some strength under Baby Doc because of the latter’s unwillingness
to maintain the balancecreated by his father.Baby Doc has inserted many of his schoolmates in
the army and with the help of the US had organized a counterinsurgency battalion (the leopards)
which became the state’s most important, well trained and well equipped force.The Leopards lost
a confrontation with the army after the fall of Baby Docand were subsequently disbanded.
16. The Noirists are black power advocates that came into power in 1946.They were mainly from
middle class background (See Nichol, 1979).
17. This is extremely important in Haitian history and dates back from the beginning of the
revolution and accounted for the political instability in Haiti from 1791 to the rise of Papa Doc.
The Black/Mulatto conflict subsided during the US occupation and became dominant in the
period following the Marines departure from Haiti in 1934. Papa Doc (Francois Duvalier) used the
Tonton Macoutes to destroy Mulatto’s political power and is still held in High regards by many
within the middle class for doing so. See Nichols(1979).
18. The Bennetts were Mulattos and Baby Doc’s marriage into the mulatto class and their
subsequent prominence in the political sphere angered most of the Noirists/black elites in the
country.As a parallel, Aristide’s Marriage to a mulatto has rendered him somewhat less popular
in the lower and middle class sector.
19. “Dog eats dog”
20. The coalition that brought Aristide to office consisted offive parties: KONAKOM - National
Congress of the Democratic Movement; PNDPH - National Popular Democratic Haitian Party;
OP-17 - Popular Organization of September 17; KID - Confederation Democratic Unity; and FNCD -
National Front for Change and Democracy.(see Ives, Kim “ The Lavalas Alliance Propels Aristide
to Power ” in NACLA 1995.)
21. See Jean-Francois “ Démocratie et Société en Haiti:Droits Humain en Haiti MPP au cœur de la
Repression ”,Rencontre #5 1993:8-10 for details on Aristide’s attacks on the traditional
institutions.J. P. Slavin in NACLA 1995 Haiti: Dangerous Crossroads.Also give some insights on the
subject.
22. Chamberlain, Greg,“ Haiti’s ‘Second Independence’” NACLA 1995).
23. In an interview with Michel François, after the coup, he made it clear that the army
considered Aristide a threat and that the retirement of its high command on inauguration day
was seen as an international humiliation.
24. The bishop of Haiti, Monsignor François Wolf Ligonde openly accused Aristide of being a
danger for Haiti.Also, urban masses had attacked the papal representative in Haiti, taking all his
clothes off and parading him in the streets.This barbaric act was a public humiliation for the
catholic church.
25. “Pere Lebrun” is the name given to the practice of burning people alive with a tire full of
gasoline placed around their neck.There is much debate on whether Aristide advocated mob
violence, but no one disagrees that his rhetoric incited the urban poor to violence and that he
never explicitly condemned the violence and live burnings orchestrated by his supporters.

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26. It was reported by the New York Times that General Raoul Cedras was on CIA payroll.It was
also reported that terror groups were financed by CIA operators to destabilize the popular
democratic sectors.
27. It is clear that Aristide was well intentioned toward the majority of the population which had
been for so long neglected.The poverty he witnessed while working along side them energized
him to speak about social justice.Aristide’s concerns for and closeness to the poor cannot be
ignored is assessing his policies.However, his reliance on them as a political force is alarming
since Aristide has anti-institutionaltendencies and prefers dictations rather than negotiations.
28. Blais, Andre and Dion, Stephane.Democracy and Consolidation.- found in Ethier, Diane(1990)
29. It would become common knowledge that FRAPH was financed by the CIA and that his leader
Emmanuel Toto Constant was paid monthly for his services.(Haiti Insight, vol. 6, N° 6, Aug/Sep
1996.)
30. Those same governments did not recognize the de facto regime in Haiti and were critical of
the campaign of terror being perpetuated by the military.Ironically, they had no qualm about
sending Haitians back under the control of the very government who had forced them to flee and
whom they criticized for killing and terrorizing them.
31. Although some sanctions were imposed, they were unsuccessful because the border between
the Dominican Republic and Haiti was used to transport goods into the country.The sanctions
were in fact very lucrative for the elites and the military officers because they controlled the
price, transportation and quantity of merchandise in the country.It was mainly the average
citizen who suffered and had no access to food, running water and electricity.
32. The former president ofCosta Rica, Oscar Arias visited Aristide following his return in Haiti
to counsel him on the military question.
33. The UN forces were American dominated and Clinton hope of protecting the army was
undermine by the action of his own military, and the mandate to disarm anti-democratic
forces.The American forces destroyed all the heaving weaponry of the army but left armed
groups operating in the main cities under the leadership of known thugs.The military was
rendered useless since his coercive capacity and its leaders were exiled or removed from power
by the American forces.
34. After the shooting of his cousin in the summer of 1996, Aristide sent the populace into the
street to search cars for weapons.This created much tension in the country.
35. The involvement of some parties in the military government has helped to discredit them in
the eyes of the population and will hinder their electoral bid.Parties such as PREN led by Alix
Cineas, ANDP by Marc Basin, UNFD by Honorat and PANPRA by Serge Gilles have discredited
themselves through their participation in the military regime.It may take a long time for any of
their leaders to become viable candidates in important elections.
36. See Gros, Jean-Germain“ Haiti’s Flagging Transition ”,Journal of Democracy, 8,4(1997) 94-109.
37. This interestingly was the same prime minister against whom Aristide had sent the masses to
intimidate parliament in 1991!
38. I attended a few political meetings in 1995 and 1996 in various parts of the country, where
voters displayed their frustrations and confusion because they could no longer determine which
politicians they could trust.Some of these meetings were organized by Non-Governmental
Organizations and NDI (National Institute for Democracy), as well as Organization Politique
Lavalas (now Organization du Peuple en Luttes).
39. The Haitian government and international lending institutions have worked out an
arrangement to ensure that funds will be disbursed to the government regardless of the actions
of parliament.This arrangement would help the Preval government gain some legitimacy by
instituting some programs to help the popular sector.
40. In various political meetings throughout the country, it was apparent that people were
beginning to question Aristide’s motive.However, the factions that usually followed him offered

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fanatical support and were willing to resort to violence to achieve their goals.For them, Aristide
could do no wrong and his speeches or sermons as they are referred to were often taken literally.
41. See Sangmpam, S. N., “ The Overpoliticized State and International Politics ”.Third World
Quarterly- Journal of Emerging Areas VOL. 16, n° 4, Dec. 1995 p. 619-641.
42. Daniel, Fignole who preceded Francois Duvalier, was known for such tactics.
43. In this regard, I concur with Gros, have that leadership is crucial for democracy to survive in
Haiti: various groups associated with his party has been involved in anti-democratic
activities.Armed men from these groups have attacked police stations and killed officers of the
law.They have also been involved in activities such as Kidnappings and intimidation
campaigns.Aristide’s silence in the face of these actions reflects a particular pattern.(See Gros
1997 and Haiti Info’s January, April and March 1998 issues).
44. Even with a 30% voter turnout, Preval obtained 89% of the vote.In the preceding
parliamentary elections Lavalas, also won 80% of the seats and most of them with a vote ratio of
10/1.This is partly because most of the opposition parties were discredited for their involvement
and miscalculations during the three years after the coup. (see LIBETE - a Haitian news paper
written in Creole.) The IRI (International Republican Institute also noted that “ the
massiveabstention and lopsided vote raised deeply disturbing questions concerning the future of
democratic institutions, processes, and culture in Haiti ”(IRI - Haiti - Election Observation Report
- Dec. 17, 1995).
45. The phenomena of voter monopoly is not unique to Haiti.Many democracies such as Spain,
Mexico until recently, Dominican Republic, to name a few, experienced one-party
“ democracies ”.New democracies in Eastern Central Europe also experience this phenomena.In a
paper presented at the New England Political Science Association I argued that Voter
concentration may provide legitimacy, stability, continuity and a chance to strengthen
democratic institutions during the transitional period.I still think that it is something to consider
as Spain and Mexico experienced at least 10 years of one-party rule prior to becoming a
polyarchy.International actors should recognize this as an important aspect of democratic
transitions and not try to create multi-party systems prematurely.Given due time, multi-party
systems are likely to develop out of the contradictions and shortcomings of the dominant party.
46. This is reflective of the songs during the 1998 carnival which criticized Aristide and other
political leader. Also popular organizations who have historically supported him are distancing
themselves from him and asking the parties to negotiate an end to the crisis (HaitiInfo, March 14,
1998)
47. The police force has become the target of former military and paramilitary thugs as well as
bandits.From January to mid-June of 1995, eight (8) police officers were murdered.Their inability
to protect themselves have made the population less and less confident in the police’s ability to
protect them. My interviews with neighborhood watch groups suggest hat lack of confidence in
the police has forced them to take matters into their own hands.(see HaitiInsight’s of Aug/Sep
1996 for more details.)
48. These authors have indicated ethnic politics are more prone to destabilize, make the state a
target, than economic hardships.This oversight is mainly due to the fact that they have ignored
the correlation between economic decline and the rise in ethnic conflicts.There have been many
studies about the US that validate this correlation.

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RÉSUMÉS
Cet essai cherche à analyser la démocratie haïtienne à travers le débat dominant sur la transition
et la consolidation à partir duquel toutes les démocraties sont évaluées et des hypothèses qui en
découlent concernant l’Etat, la société civile, la politique électorale, la capacité des institutions et
le secteur populaire. Bien que la démocratie haïtienne livre une difficile bataille, on argumentera
qu’elle peut encore s’épanouir. Une tentative sérieuse pour répondre aux attentes du peuple
selon lesquelles une démocratie devrait signifier une vie meilleure pour tout le monde pourrait
être effective avec des réformes institutionnelles appropriées, un leadership responsable et
compétent, la rationalisation de l’Etat et la limitation de la politique de masse.

This essay seeks to evaluate Haitian democracy through the dominant democratic transition and
consolidation debate by which all democracies are being assessed and the inherent assumptions
being made about the state, civil society, electoral politics, institutional capacity and the popular
sector. While it is true that Haitian democracy faces an uphill battle, it will be argued that
democracy can still thrive. A serious attempt to meet people’s expectations that a democracy
should mean a better life for everyone could be effective with the right institutional reforms,
responsible and competent leadership, the rationalization of the state, and the curtailment of
mob politics.

INDEX
Mots-clés : démocratisation, Eglise, leadership politique, pouvoir militaire
Keywords : Church, democratization, military, political leadership
Index géographique : Haïti

AUTEUR
MOÏSE S. TIRANO

University of Massachusetts, Amherst

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Haïti : l'oraison démocratique

Note de recherche

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Démocratisation, identité culturelle


et identité nationale en Haïti
Laënnec Hurbon

1 L’évolution de la situation politique et culturelle d’Haïti, depuis la chute de la dictature


(en 1986) laisse désemparés à la fois les observateurs étrangers de la communauté
internationale, et les chercheurs haïtiens eux-mêmes. En effet, le processus de
démocratisation a été marqué par une lenteur exceptionnelle ; jusqu’ici les institutions
démocratiques ne sont pas toutes établies et quand elles fonctionnent, elles suscitent
encore des contestations très violentes. Ce processus a connu même des régressions :
un coup d’état sanglant (faisant 4 à 5 000 morts) a pu durer trois ans, et n’a été vaincu
qu’avec un débarquement de 20 000 GIaméricains autorisés par l’ONU. Enfin près de 12
gouvernements se sont succédé en dix ans, sans qu’on soit assuré au moment même où
nous écrivons de la stabilité actuelle du régime en vigueur.
2 Comprendre ce qu’un tel processus de démocratisation produit comme effet sur les
pratiques et les conceptions de la culture et de la nation, c’est s’engager dans ce que
Edgar Morin appelle une question complexe pour laquelle on ne dispose pas encore de
concepts adéquats1. Nous ne pourrons prétendre ici que repérer des tendances, offrir
des approximations, ouvrir des pistes comparatives pour favoriser le débat.
3 Plus précisément, nous tenterons de soutenir que l’instauration d’un régime
démocratique en Haïti conduit à une crise profonde de l’Etat qui jusqu’ici fonctionnait
comme un Etat de colonisation interne. L’église catholique ne pouvant plus remplir le
rôle positif qu’elle avait au moment de la chute de la dictature en 1986, il apparaît
qu’une nouvelle fondation du lien social est nécessaire. Aussi assiste-t-on à un repli sur
des valeurs individualistes et à un regain du nationalisme.

Données actuelles de base sur Haïti


4 On peut difficilement aborder l’examen du processus actuel de démocratisation en Haïti
sans rappeler la toile de fonds sur laquelle il se déroule. Economie délabrée et inégalités
sociales criantes se conjuguent en effet pour compliquer la situation.

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5 Haïti est connu comme l’un des pays les plus pauvres de l’hémisphère occidental avec
360 dollars US de revenu par tête en 1987 2. Ce revenu n’a guère varié dix ans après. Le
taux de mortalité infantile est de 123 ‰. On ne compte pas moins de 65 %
d’analphabètes, localisés pour la plupart dans le monde rural où résident encore
environ 65 % de la population totale. De 1950 à 1988, la production céréalière (riz, maïs,
sorgho) n’a augmenté que de 8 % pendant que la population a doublé et atteint
aujourd’hui près de 7 millions d’habitants. En 1986, la production alimentaire par tête
d’habitant a décru de 13 % par rapport à ce qu’elle était en 1979. La part de l’agriculture
dans le produit national brut est passée de 44 % en 1950 à 28 % en 1988. Une crise sévit
donc depuis près d’un demi siècle dans le système agricole, en sorte que le pays connaît
un exode rural qui vient alimenter la main-d’œuvre bon marché aux USA (où le nombre
d’Haïtiens peut-être estimé entre 750 000 et 1 million, une vague de boat-people a fait la
une de la presse américaine de 1972 à 1994), en République dominicaine où les pouvoirs
publics tentent périodiquement de réduire – par des expulsions massives – le nombre
d’Haïtiens, estimé à 500 000 ; (la plupart d’entre eux sont attirés par la Zafra (saison de
la coupe de canne), par le travail de l’agriculture en général et dans le bâtiment) ; ou
encore au Canada, aux Bahamas et aux départements français de la Caraïbe
(Guadeloupe, Martinique et Guyane).
6 Les industries d’assemblage qui avaient, pendant les années 1970-80, employé environ
80 000 ouvriers ont plié bagage depuis 1986 et ne mobilisent plus que 30 000 ouvriers
dont le salaire journalier, n’excède pas 2 dollars US (transport, santé, pension, avantage
social n’étant nullement assurés). L’insécurité et l’instabilité politique ont fait presque
disparaître le tourisme qui pourtant, en 1981, rapportait 44 millions de dollars et
atteignait le sommet de 339 000 visiteurs. Les rumeurs répandues aux Etats-Unis sur le
taux d’Haïtiens atteints par le SIDA (soit 10 % de la population totale) ont évidemment
dissuadé radicalement les touristes de s’approcher d’Haïti.
7 Ces éléments d’information présentés ici sommairement et dans le désordre, nous
renseignent déjà quelque peu sur la situation chaotique de l’économie haïtienne. Mais
ce que tout observateur peut découvrir rapidement, c’est ce qu’on a appelé la pratique
d’apartheid qui caractérise les rapports sociaux en Haïti. Environ 5 % de la population
vivant notamment dans la capitale, disposent de 50 % des richesses globales du pays et
l’écart entre les salaires est de 1 à 176. Deux langues sont en vigueur, l’une le français
parlé par moins de 10 % de population est la langue de l’école, de l’administration, du
prestige et de l’écrit, pendant que le créole parlé par la totalité de la population a
encore du mal à s’imposer et est vécu comme un signe d’analphabétisme et d’infériorité
culturelle. La nouvelle Constitution de 1987 reconnaît enfin le créole comme langue
nationale, mais aucune politique n’est mise en place, du moins de façon visible, par le
pouvoir exécutif pour permettre au créole de se hisser au niveau du statut du français.
Dans le même temps, face au catholicisme imposé par le concordat (de 1860) comme
religion officielle, le culte du vaudou passe pour être fortement implanté en milieu
rural ou à la périphérie des villes. Ayant survécu dans une sorte de clandestinité après
plusieurs vagues de persécutions par l’Eglise, le vaudou demeure un culte encore
vivace, et est la matrice de tous les arts en Haïti (musique, danse, sculpture, littérature
etc...).

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Le processus de démocratisation : enthousiasme et


désenchantement
8 Pour aborder maintenant la problématique de l’identité culturelle et du nationalisme
telle qu’elle apparaît aujourd’hui en Haïti, nous devons rendre compte tout d’abord des
deux phases du processus de démocratisation que le pays vient de connaître, à savoir
l’enthousiasme et le désenchantement.
9 La chute du dictateur Duvalier en 1986, la même année que celle de Marcos aux
Philippines, avait fait naître une immense espérance non seulement pour les Haïtiens
mais aussi pour tous ceux qui s’intéressaient au triomphe de la démocratie dans le
monde. Il y a eu comme une sorte de contagion de la démocratie dans le monde
notamment dans les pays de l’Union Soviétique. On ne savait pas encore ce que serait le
nouvel ordre mondial qui naîtrait avec la chute du mur de Berlin, mais on avait toutes
les raisons d’être optimiste quand on observait le déferlement des foules dans les rues
de Port-au-Prince, réclamant des élections démocratiques (libres), le jugement des
criminels, ou se lançant dans les pratiques dites dechoukaj (terme créole pour dire
“ déracinement ”) des “ macoutes ” ou partisans actifs du dictateur Duvalier ou de leurs
symboles. On semblait discerner à travers cette catharsis d’un peuple pauvre mais ivre
de ses nouvelles possibilités de libre prise de parole, une volonté de reconstruire le lien
social sur les bases d’un système démocratique.
10 Nous avons appelé cette phase de la démocratisation la phase de l’enthousiasme, pour
éviter l’emploi de la notion d’illusion chère à ceux qui tombent aujourd’hui dans un
certain cynisme face aux obstacles apparemment insurmontables rencontrés par les
courants démocratiques pour s’imposer dans les ex-pays du Tiers-Monde.
L’enthousiasme est un concept que nous reprenons de Kant, lorsqu’il parle de l’idéal
moral qui meut les groupes ou les foules qui refusent un ordre social fondé sur
l’égoïsme. La phase d’enthousiasme apparaît à nos yeux salutaire, car c’est elle qui peut
nourrir sur un mode critique et utopique le mouvement même de démocratisation. Le
coup d’Etat sanglant du 30 septembre 1991 contre le premier gouvernement
démocratique élu du pays (celui du Président Aristide) n’a pas réussi à briser cet
enthousiasme. Pendant les trois années que la nouvelle dictature militaire a duré, la
résistance n’a jamais perdu de son intensité dans les nombreux bidonvilles de la
capitale et dans les campagnes. Il faudra attendre le retour du gouvernement
constitutionnel d’Aristide et celui actuel de son successeur, René Préval, pour qu’on
puisse connaître une phase de désenchantement. Là encore, ce désenchantement n’est
pas spécifique à Haïti. Que ce soit en effet en Pologne et dans les pays de l’Est en
général, en Afrique noire, en Amérique Latine, on se rend compte que le chemin
conduisant à la démocratie se fait plus long de jour en jour 3.
11 Parmi les signes de ce désenchantement vis à vis de la démocratie, on peut signaler tout
d’abord une absence de toute politique de l’emploi face à un chômage massif d’au moins
60 % de la population active, une baisse continuelle du pouvoir d’achat, une lenteur
exceptionnelle manifestée pour réaliser la moindre réforme, que ce soit dans
l’administration en général ou dans l’appareil judiciaire. La privatisation des
entreprises publiques, toutes de faible rendement par suite d’une gestion désastreuse
soumise aux aléas d’une politique clientéliste, mais connues comme les dernières
ressources de l’Etat, semble être le seul programme offert presque tout ficelé au
gouvernement par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. De la sorte,

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toute contestation s’énonce en termes de rejet du néo-libéralisme, qui s’exprime à


travers les projets de privatisation. Mais ce n’est point encore la source véritable du
désenchantement, c’est plutôt la décomposition croissante de l’Etat dépourvu de
boussole car le gouvernement qui le dirige ne semble encore accorder aucun poids aux
médiations institutionnelles et n’offre aucun objectif commun à la société haïtienne. Il
en résulte un sentiment aigu de la précarité de la vie, comme si trois ans après la
restauration du régime constitutionnel, l’insécurité paraissait aussi grave qu’au temps
de “ l’ancien régime ” de Duvalier et de la dictature militaire. Impunité des bandits qui
attaquent de nuit ou de jour n’importe qui dans les rues de la capitale ou dans leurs
propres maisons, mais surtout banalisation de la vie comme de la mort, au point que
certains sont tentés de préférer le régime de la dictature qui au moins offrait des
repères susceptibles d’être utilisés pour une protection. Cette fois, la situation est
proche de l’état de nature : c’est déjà la guerre de tous contre tous analysée par Hobbes.
La fin de la dictature n’est pas l’instauration automatique de l’état démocratique de
droit, mais l’ouverture d’un no man’s land de l’Etat, la perte des repères symboliques
traditionnels qui vient se réfracter dans la vie quotidienne par une insécurité
grandissante, d’autant plus que la police substituée récemment à l’Armée dissoute est
inexpérimentée et que les infrastructures routières et maritimes sont en toute rigueur
d’un autre âge.
12 Pour comprendre ce que nous énonçons ici encore en termes abstraits, nous proposons
de reconstruire – ne serait-ce qu’à grands traits – la genèse du processus de
démocratisation dont Haïti fait l’épreuve depuis 1986. C’est à la lumière de cette
reconstruction que nous pouvons valablement ouvrir une interrogation sur la
problématique de l’identité culturelle et du nationalisme en Haïti, dans le contexte
actuel de la mondialisation.

Reconstruire la genèse de la démocratisation


13 Dans la mesure même où la dictature concentrait entre ses mains tout le pouvoir de
l’Etat, jusqu’à se confondre lui-même avec l’Etat et avec la nation toute entière, sa
chute donnait à voir en même temps un véritable effondrement de l’Etat. Le dechoukaj
devait symboliser un mouvement de retour à un point zéro de l’ordre social, et ainsi la
reconstruction du lien social est un passage obligé pour l’instauration d’un régime
démocratique. Concrètement, à quel moment et sous quelle impulsion s’est inauguré le
processus de démocratisation ? Au départ, nous devons signaler qu’à partir des années
1980 seule l’Eglise catholique4 pouvait être l’espace où la demande de droit et de
démocratisation parvenait à s’exprimer, partis politiques et syndicats ayant été
préalablement interdits. Auparavant c’est à dire depuis 1966, l’épiscopat catholique
était rigoureusement dédié à la défense de la dictature duvaliériste. De surcroît, comme
institution, l’Eglise était traditionnellement peu encline à prendre en charge une série
de pratiques symboliques nécessaires au fonctionnement de la société : la distribution
de sacrements, l’organisation de services d’aide caritative, la gestion de plusieurs
réseaux d’écoles publiques et privées à travers le pays. En même temps, l’Eglise
s’adaptait aux disparités sociales, admettait la division culturelle en adoptant les deux
langues en vigueur dans leur fonctionnement hiérarchique (le français pour les classes
aisées, le créole pour les classes populaires), et surtout laissait apparaître le vaudou,
culte populaire d’origine africaine réélaboré dans le contexte esclavagiste, comme un

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signe d’appartenance à un ordre diabolique, sinon primitif et barbare. On peut déjà


soupçonner que l’analyse de l’évolution de l’Eglise en Haïti nous conduira directement
à l’interrogation sur les modes d’appréhension de l’identité culturelle et, en même
temps, sur le développement actuel du nationalisme.
14 En revanche sous l’impulsion du Concile Vatican II, l’Eglise s’est engagée dans une
rupture progressive avec son mode d’action traditionnel dans la société haïtienne et
l’on peut dire qu’on a assisté à un véritable changement de paradigme au plan pastoral
et théologique. En effet, l’Eglise paraissait désormais moins soucieuse de défendre une
chrétienté toute faite en Haïti, en cherchant à aider à la libération concrète contre le
sous-développement économique, et à se rapprocher des masses pauvres (le slogan
“ option préférentielle pour les pauvres ” de Medellin s’est vite répandu dans plusieurs
groupes de religieux et de religieuses) par la langue (le créole), la musique (les rythmes
vaudou repris dans les cantiques). Bref, un nouveau contenu semblait être donné aux
pratiques religieuses au sens où ce qui était jusqu’ici périphérique à l’Eglise passe
désormais au centre des préoccupations. Les demandes sociales se laissaient plus
facilement repérer en particulier à travers le culte des saints, les pèlerinages, les
cérémonies en l’honneur des “ esprits ” du vaudou. Or désormais, lors des
rassemblements de catéchistes, de directeurs des chapelles des campagnes, des
organisations de jeunes, des groupements communautaires et surtout des
communautés chrétiennes de base (dénommées encore Ti-legliz ou TKL ou Ti kominote
legliz), l’on pouvait observer un réel changement des mentalités : critique du caractère
dictatorial du régime, création de nouvelles solidarités différentes des traditions
communautaires, c’était, pourrait-on dire, un véritable apprentissage des règles de
fonctionnement démocratique. L’Eglise devenait ainsi peu à peu leader du mouvement
pour les droits humains et la démocratie. Le monde vécu des classes populaires et de la
paysannerie faisait donc son entrée en force dans l’Eglise, en sorte qu’elle pouvait
dorénavant affronter directement le pouvoir politique. Que par la suite et fort tôt la
hiérarchie catholique ait choisi de se désolidariser du mouvement démocratique, à
cause entre autres du leadership pris par le salésien Jean Bertrand Aristide, ce n’est pas
ce qui retiendra ici notre attention. Qu’il nous suffise de prendre acte du poids
considérable de l’Eglise dans le processus de démocratisation en Haïti.
15 Mais dès lors que ce processus entre dans une phase d’institutionnalisation, les repères
symboliques traditionnels auxquels la collectivité et l’individu étaient accoutumés sont
déstabilisés et deviennent obsolètes5. L’Eglise elle-même qui contribue à préparer le
mouvement démocratique opère certes elle-même un retrait par rapport au politique,
mais elle n’est plus de toute façon ni un lieu d’expression des revendications sociales, ni
le destinataire de ces revendications. En somme un certain désarroi se répand de plus
en plus dans toutes les couches sociales et dans tous les secteurs de la vie sociale.
Impuissance ou incapacité du gouvernement à gouverner, c’est-à-dire à trouver et à
fournir un modèle quelconque de développement ? Sans doute, mais dans tous les cas,
la formidable énergie qui s’était manifestée dans la lutte contre la dictature n’a jamais
pu être réemployée, comme si désormais chacun se repliait sur lui-même, sur ses
propres intérêts, à la recherche de sa propre survie et de celle de sa famille, tout
horizon collectif, toute vision d’un bien commun ayant littéralement disparu. Ce qui ici
apparaît pour le symptôme sinon la réalité elle-même du désenchantement renvoie à la
crise du lien social dont il faut encore bien prendre la mesure.

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La crise du lien social


16 Une enquête statistique récente va nous servir ici de guide pour nous introduire dans
l’épaisseur de la problématique culturelle et politique du pays. L’objet de cette enquête
intitulée Les   référents   culturels   à   Port-au-Prince.   Etude   des   mentalités   face   aux   réalités
économiques,   sociales   et   politiques   (1997) concerne ici directement notre propos. Bien
entendu, il ne sera pas question – et d’ailleurs la place nous manque – de reprendre
tous les résultats de cette vaste enquête. Seules quelques données statistiques pouvant
servir de support à notre réflexion seront évoquées.
17 Tout d’abord, en 1996 seuls 49,6 % des personnes interrogées se reconnaissent
catholiques contre 78,9 % en 1982.
18 Dans cette même enquête de 1996, 35 % se déclarent pratiquants du culte vaudou, ce
qui représente une nouveauté en Haïti, puisque le vaudou n’avait pas droit jusqu’ici à
une expression officielle. On peut reconnaître avec les auteurs de l’enquête que les
Haïtiens – du moins ceux de la capitale – sont en train d’accéder à une culture
pluraliste, mais si l’on prend en compte d’autres données de l’enquête comme par
exemple celle-ci : l’Eglise catholique ne représente plus l’aspiration du peuple haïtien
(53 % le reconnaissent contre 21,7 %), ou encore que le vaudou – en milieu urbain –
n’est pas non plus considéré comme une condition de réussite dans la vie quotidienne,
on peut déjà dire qu’il y a un ébranlement de l’interprétation religieuse traditionnelle
du monde et de la politique. Car on apprend en même temps qu’une majorité de 43,1 %
ne prend déjà pas les nouveaux mouvements religieux (confessions baptistes,
pentecôtistes, témoins de Jéhovah ou Adventistes) comme une solution, même si ces
mouvements sont en progression. En revanche, le politique n’est pas plus porteur
d’espérance : les classes populaires ne se croient pas en meilleure position après la
chute de la dictature 43 % (contre 26 %) pensent qu’aucune amélioration ne s’est
produite pour eux et 90 % – ce qui est énorme – soutiennent qu’il n’y a pas à l’horizon
de “ projet collectif du développement ”.
19 En somme, ni le religieux ni le politique ne semblent offrir pour le moment un nouveau
lien social, après l’effondrement de l’Etat depuis 1986, et après ce qu’on peut appeler
l’épuisement du rôle positif et actif de l’Eglise dans le changement de régime politique.
En outre, c’est l’expérience démocratique elle-même qui a eu pour effet principal de
déloger les religions de cette position privilégiée, sans que les signes de l’instauration
d’un état démocratique de droit ne soient encore repérables. Aucun nouvelle fondation
à la société n’apparaît, aucun nouveau modèle de société n’est trouvé. Chacun est
conduit à se replier sur des valeurs individualistes, dans une sorte de deuil de tout
avenir collectif. Une telle situation ne saurait durer, sans que des issues ne soient
recherchées, qu’elles soient de l’ordre de la dérive ou du palliatif. Et tout d’abord il est
probable que l’émergence de mouvements culturels identitaires ou tout simplement
nationalistes vienne s’étayer sur la crise du lien social dans nombre de pays qui
accèdent récemment à l’expérience démocratique.

Identité culturelle, nationalisme et mondialisation


20 Les problèmes posés par l’expérience démocratique en Haïti ne peuvent guère être
expliqués de manière satisfaisante si nous nous enfermons dans le seul cadre de la

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société haïtienne. C’est essentiellement pour la clarté de l’exposé que nous avons
cherché à présenter d’abord les données empiriques. Mais une analyse véritable du
processus de démocratisation doit s’inscrire dans le contexte du phénomène de la
mondialisation, qui suppose justement ce que le politologue Bertrand Badie appelle la
“ territorialisation ” du monde, et, partant, l’universalisation du droit, l’appartenance à
un ordre économique commun et une homogénéisation culturelle du monde. C’est bien
au cœur de cette logique que certaines sociétés du Tiers-monde connaissent la
démocratisation comme une contagion. Mais il s’agit d’un phénomène complexe et
contradictoire. Plus l’exigence de l’universalisation de la démocratie est affirmée, plus
les centres occidentaux (dont les Etats-Unis et l’Europe) s’évertuent à reconstituer leur
hégémonie et à conduire nombre de pays du Tiers-Monde vers un type de démocratie-
simulacre sans contenu réel. L’ordre politique comme tel est banalisé, au profit de
l’ordre nouveau d’un système économique mondial qui se fonde sur “ l’autonomisation
croissante des marchés financiers par rapport aux systèmes productifs ” et qui
commande la vie politique et culturelle à la fois6. La demande de démocratie, venue
d’abord des couches populaires d’Haïti, n’est pas une conséquence, ni une production
de cet ordre économique. La communauté internationale dominée par les Etats-Unis, a
été plutôt comme prise de court par la ténacité de la revendication démocratique et a
dû malgré elle faire quelques concessions pour les reprendre rapidement d’une autre
main. La communauté internationale s’est ainsi enfoncée dans une série de
contradictions dont elle n’est pas prête de sortir : ainsi par exemple, un ordre
international soumis aux mêmes règles est loin d’être véritablement mis en place et la
volonté de contrôler les instances internationales comme l’ONU, est patente chez les
grandes puissances7. Autrement dit, ce qu’on tente d’imposer c’est moins la démocratie
que le système néo-libéral qui lui n’a aucune affinité élective avec la démocratie. Le
système néo-libéral a fort bien fonctionné par exemple avec Pinochet au Chili. Ce qui
miroite aux yeux des élites politiques et intellectuelles des pays du Tiers-Monde c’est la
possibilité d’une extension des formes de production et de consommation des pays
occidentaux industrialisés vers le Tiers-Monde. Mais la mondialisation est indifférente
à la problématique des inégalités entre nations et entre classes. Elle parvient plutôt à
mettre entre parenthèses sinon à disqualifier toute vision d’un avenir collectif à la
nation, tout ce qui relève de l’intérêt public, tout horizon de bien commun. Sous ce
rapport la mondialisation ouvre une grave crise à la fois de l’identité culturelle et de
l’idée de nation8.
21 Tout d’abord dans le cas d’Haïti certaines pratiques tendent clairement à mettre en
avant une quête d’identité culturelle : la langue comme le créole, en Haïti, parlée par
tous, mais n’ayant pas le prestige du français comme langue écrite, le vaudou comme
culte populaire d’origine africaine, signifiant une différence claire avec la culture
occidentale, sont revendiqués par certains groupes culturels comme les marques
distinctives de l’Haïtien. Sans qu’on puisse observer en Haïti une tendance au
fondamentalisme ou au fanatisme, l’on doit reconnaître que s’amorce un mouvement
vers une revalorisation de tout ce qui de près ou de loin renvoie à des racines
culturelles9, et ce mouvement devient relativement hégémonique par rapport à ce
qu’on tenait jusqu’ici pour la culture des couches sociales urbaines privilégiées
(bourgeoisie et petite bourgeoisie formée par des écoles catholiques congréganistes ou
des écoles étrangères – américaine et française). La quête d’une identité culturelle
s’opère non pas dans une opposition intra-territoriale à la culture bourgeoise
dominante en Haïti, mais au processus de mondialisation comme tel. Car tout se passe

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comme si, en se rapportant à ses racines on pouvait retrouver un sens à l’évolution


actuelle du monde qui semble se déployer sans boussole, ou en tout cas, qui tend à
détruire les liens traditionnels (de parenté et de village), ainsi que les pratiques
religieuses – catholiques ou vaudou – qui servaient de ciment à la communauté. La
transnationalisation vécue – à travers les médias qui orientent vers la consommation
de masse des gadgets électroniques, et à travers l’émigration massive vers les Etats-
Unis, et la Caraïbe – est justement le support inattendu de ce retour aux pratiques
identitaires qui offrent les ressources nécessaires pour surmonter l’angoisse créée par
une mondialisation qui désacralise tout, nivelle les cultures pendant qu’elle maintient
et renforce le racisme, les exclusions et la pauvreté. La revendication identitaire c’est la
reterritorialisation de soi, comme source de sécurité. Mais dans le même temps, une
telle stratégie aboutit soit à une relativisation générale des cultures : je valorise la
mienne à l’égal de la tienne et une pratique de rivalité est instaurée ; soit à la croyance
en la supériorité de sa culture. Revers d’un complexe d’infériorité, cette croyance
implique alors une intériorisation de la domination culturelle occidentale, et ainsi l’on
reste déterminé par le ressentiment. Dans les deux cas toute rencontre inter-culturelle
est vouée à l’avance à l’échec. L’on ne parvient plus en effet à distinguer réellement ce
qui, de la culture des “ autres ”, peut être pour soi une source d’enrichissement et
d’approfondissement de notre savoir sur l’homme et le monde, l’on ne parvient pas non
plus à prendre en compte ce qui est de l’ordre des valeurs universelles ou
universalisables (comme les droits humains fondamentaux, la démocratie, les valeurs
républicaines etc...) au cœur de la culture occidentale en expansion dans le monde à
travers les pratiques de colonisation d’exploitation économique ou de contrôle
politique des pays du Tiers-Monde.
22 Toutefois la question de l’identité culturelle demeure à double face comme Janus, car
dans bien des cas, elle peut, comme par exemple chez les Indiens du Chiapas au
Mexique ou du Guatemala, prendre des formes tout à fait critiques à la fois par rapport
aux conceptions traditionnelles de la communauté et à la mondialisation économique.
De même il n’est pas inutile de rappeler que la revitalisation actuelle des cultes afro-
américains dans la Caraïbe (Cuba, Porto Rico, République dominicaine, Jamaïque ou en
Amérique Latine (Venezuela et Colombie par exemple et même le Brésil plus connu par
le Candomblé et l’Umbanda) demeure liée à la volonté des communautés noires de
sortir des ghettos où le racisme les avait enfermés et de prendre en main leur propre
développement économique et culturel.
23 Mais il y a encore au moins deux écueils importants des mouvements identitaires : le
premier est la tendance à hypostasier l’identité culturelle au profit de la précarité de la
situation économique des couches urbaines intermédiaires ou qui sont récemment
“ déruralisées ” ou qui aspirent à des emplois devenus rares dans l’administration
publique. Le second écueil consiste à créer un lien immédiat et essentiel entre l’identité
culturelle et le nationalisme, et il représente la pente la plus facile et la plus empruntée
aujourd’hui par diverses sociétés, qu’elles soient des pays du centre ou de la périphérie.
Or, et c’est ce que nous aimerions ici souligner, le nationalisme est bien une idéologie
qui, paradoxalement, est rallumée par le processus même de mondialisation, non
comme son antidote véritable mais comme le symptôme de son incapacité actuelle à
soutenir le caractère réellement universalisant du droit et de la démocratisation.
24 Ce qui caractérise le processus de mondialisation ce n’est pas simplement le fait
nouveau de la fin de la géopolitique Est-Ouest, et l’unification du monde, c’est aussi la

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croyance dans une économie de marché qui peut s’autoréguler et qui prétend
disqualifier toute intervention de l’Etat dans l’organisation des sociétés. Comme nous
l’avons déjà évoqué plus haut, le mode même de déploiement de la mondialisation
suppose que plane une nouvelle menace sur l’humanité : celle d’un abandon à eux-
mêmes de pans entiers de l’humanité, exclus du développement et de la consommation.
C’est bien une telle réalité qui pousse les élites des pays de l’ex-Tiers-monde (puisque la
mondialisation ignore ou feint d’ignorer les divisions du monde entre pays riches et
pays pauvres) à choisir d’élever l’étendard du nationalisme. Celui-ci apparaît alors
comme une sorte de désespoir vis à vis de toute égalité (possible) avec les pays du
centre, le marché suivant ses propres lois qui ne peuvent bénéficier qu’aux couches
déjà privilégiées. Ceux dont le marché n’a plus besoin rentrent désormais dans le
champ des exclus, comme si le concept même de l’exploitation soudain disparaissait.
L’idéologie nationaliste vient à la rescousse d’un échec et d’une peur de l’Etat à choisir
une voie républicaine de solution en faveur des couches sociales qui risquent d’être
laissées pour compte du nouvel ordre économique mondial. Mais ainsi, c’est le
processus de démocratisation qui perd toute pertinence et qui est renvoyé comme
décor et même comme prétexte pour une reconquête du monde. On se crispe sur son
identité culturelle et on invoque le nationalisme pour pouvoir affronter la domination
occidentale. On prétend exalter ses particularités culturelles d’où l’on peut donner un
sens au monde et à la vie. On s’accroche au fantasme d’une origine, d’une lignée qui est
celle de sa tribu ou de sa nation pour lutter contre la menace de dissolution introduite
par la mondialisation. Dans le cas d’Haïti, il était fatal, compte tenu des données
actuelles de la crise du lien social, que le nationalisme retrouvât quelque vigueur à
travers tous les partis et organisations politiques, toutes tendances confondues, en
raison même de l’impuissance de l’Etat à intervenir pour ouvrir un horizon collectif à la
société. Or curieusement c’est l’appui de la communauté internationale qui a valu au
pays de retourner à un régime constitutionnel : le Président Aristide est revenu au
pouvoir grâce à une intervention armée des USA autorisée par l’ ONU. Or la
communauté internationale ne s’intéresse qu’à l’ouverture des nouveaux marchés et à
la politique de l’ajustement structurel, elle ignore ce qui en Haïti relève de l’intérêt
public. Le nationalisme est donc ici réactif et stérile et bien entendu, il se fait
antinomique à la démocratie conçue comme une pure lubie du monde occidental.
Réinsertion de soi dans un territoire, dans une communauté et dans une histoire, bien
différenciées de celles des autres, le nationalisme accorde un faible intérêt aux droits
individuels fondamentaux, et est plus soucieux de créer des lignes de démarcation avec
les autres peuples que de favoriser une ouverture aux valeurs universelles. En
revanche, ce que nous disons ici du nationalisme ne vise pas à invalider l’idée elle-
même de nation10, car la nation émerge dans le contexte de la révolution française avec
le projet de démocratisation d’une société, de la transformation des individus en
citoyens, et même d’un effort pour diminuer le poids des particularismes culturels.
L’idéologie nationaliste est, elle, à la recherche d’un autre type d’ancrage que celui de la
démocratie ; elle veut essentialiser une série de marques culturelles : la langue, la
religion, le territoire pour offrir une sécurité ontologique que l’individu ne saurait
trouver aujourd’hui dans un monde dominé par une pluralité de systèmes religieux et
où toutes les formes de solidarités traditionnelles sont défaites.

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Universalisation de la démocratie et rencontre inter-


culturelle
25 En dernière instance, on découvre de plus en plus que les possibilités de
communication inter-culturelle au sens où Habermas11 le propose (comme nouveau
paradigme venant se substituer à celui du travail et de l’Etat social) sont extrêmement
réduites. Paradoxalement plus les moyens de communication prolifèrent, plus la
communication entre les peuples apparaît déficitaire. L’exclusion ou la construction de
nouveaux murs entre riches et pauvres semble être l’autre face inquiétante de la
mondialisation. On dirait que l’humanité actuelle s’est à peine éloignée de l’époque où
Las Casas lançait dans le désert ses cris pour la reconnaissance de l’humanité des
Indiens, et de leur droit à disposer d’une culture, d’une religion, d’un territoire, et à
s’auto-gouverner. Certes, le débat n’est plus exactement le même, c’est-à-dire celui de
la Conquête. Mais l’exigence d’universalisation du droit représente une problématique
aussi vieille que celle de la conquête et doit être mise au premier plan dans les rapports
entre les peuples, et donc dans toute pratique de rencontre inter-culturelle, sous peine
de reconduire de manière inconsciente, insidieuse ou cynique, le système de
domination politique et économique qui se déploie encore à travers le processus de
mondialisation. La fermeture sur une vision identitaire rigide de la culture et de la
nation conduit à se donner continuellement des ennemis et à vivre dans un état de
guerre. Il n’y a pas de doute que la réflexion prophétique de Kant dans son Projet de paix
perpétuelle qui cherche à fonder un droit cosmopolite contre la souveraineté (absolue)
de l’Etat-nation est d’une étonnante actualité. Kant a également pensé dans la même
foulée ce qui est ou présupposé de toute rencontre inter-culturelle, à savoir la déprise
de soi par rapport à tout ordre sacral, ancestral et éternel pour assumer un procès
d’interrogation permanente sur sa culture, et sur son identité, et pour sortir ainsi de
l’âge de la barbarie, c’est-à-dire de la guerre de tous contre tous (Bellum omnium contra
omnes). Concrètement, la problématique de la démocratie doit être conçue comme une
affaire mondiale : dans chaque pays s’énonce et se lit le sort de tous les peuples. On ne
peut se fonder sur le fait des différences ou des particularités culturelles pour justifier
l’exclusion ou l’abandon à elles-mêmes de fractions importantes de l’humanité.
26 Il resterait maintenant à ouvrir une discussion sur un aspect difficile et complexe de la
rencontre inter-culturelle et qui est l’interrogation sur l’égalité des cultures. La passion
identitaire, avons-nous vu, demeure une conséquence de la domination culturelle et, à
ce titre, se déploie comme action politique. Ce problème apparaît non seulement dans
les rapports entre pays du centre et ex-pays du Tiers-Monde, mais aussi à l’intérieur de
chaque pays. Dans le cas d’Haïti, la nation ou l’Etat-nation n’a jamais pu encore réaliser
une quelconque homogénéité culturelle. La quête de l’identité culturelle dans les
couches sociales qui connaissent une situation économique précaire est souvent une
saine réaction, et il n’y a pas lieu de la considérer comme un refus des Lumières, un
choix en faveur d’une conception mythique et irrationnelle du monde. La création du
vaudou en Haïti, dans le contexte de l’esclavage, comme celle des cultes afro-
américains de la Caraïbe et de l’Amérique latine est une part du patrimoine culturel
universel, et à ce titre mérite d’être respecté comme un mode particulier
d’appréhension du monde et de l’histoire. Mais chaque culture ne peut vraiment
développer toutes ses potentialités et s’enrichir que dans le contact avec les autres : il
suffit que ce contact ne soit pas une mise en hiérarchie des cultures ni une pratique de

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domination. Toutefois la rencontre inter-culturelle peut avoir lieu là où le conflit


parvient à s’exprimer. Car l’on doit à l’avance admettre que chaque culture est encline
à se prendre pour toute culture et que c’est une telle prétention qui se trouve
suspendue à chaque cas de rencontre inter-culturelle. Cette perspective rejoint comme
naturellement le débat sur la place ou le statut des religions dans le contexte de la
mondialisation. Il n’y a pas de religion à pouvoir prétendre épuiser toute l’expérience
humaine et il en est de chaque religion comme de chaque culture. Le mouvement de
mondialisation met en pleine lumière la nécessité du pluralisme religieux, vieux
problème qui depuis le XVIe siècle est à l’ordre du jour. En effet, moins on assume ces
croyances comme subjectives et privées, plus la démocratie devient fragile. Si celle-ci
ne se fonde pas sur la raison et sur la critique permanente d’elle-même, comment
pourra-t-elle soutenir la pratique de la rencontre inter-culturelle ? La crise de l’Etat
comme la culture dont Haïti fait aujourd’hui l’épreuve dans l’expérience démocratique
ne sera pas surmontée, si elle n’est pas assumée comme une interrogation sur le destin
même de la démocratie dans le monde.
27 Port-au-Prince, 15 septembre 1997

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MIDY, F. “ La religion sur les chemins de la Démocratie ” dans Chemins critiques, Revue Haïtiano-
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MOISE Cl., Une constitution dans la tourmente. Le nouveau régime politique haïtien et la crise
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MORIN E. et NAIR S., Une politique de civilisation, Paris, Ed. Arléa, 1997.

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1994.

TOUSSAINT H., “ Eglise catholique et démocratie en Haïti ” dans La Documentation française,


n° 4, janv - mars 1992, pp. 43 - 60.

NOTES
1. “ On ne sait pas grand’chose, écrit S. Nair (1997, p. 85) de la signification profonde des
identitarismes nationaux, culturels et religieux... Les sciences sociales peuvent apporter des
éclaircissements subtils ou déclarer qu’il ne s’agit que de pulsions irrationnelles selon le cas. Ce
qui est sûr, c’est qu’aucune approche, aucune théorie ni discipline ne peut prétendre expliquer
ces mouvements d’identification obscurs, étranges, tour à tour positifs, convulsifs, révulsifs et
finalement irréductibles. La question identitaire nationale c’est le grand trou noir de la
connaissance... ” Les positions que nous défendons ici rejoignent généralement celles d’E. Morin
et de Nair (1997).
2. Les données statistiques que nous utilisons sont tirées de l’ouvrage de M. Lundhal (1992), fort
peu optimiste sur une évolution d’Haïti dans le sens du développement et de la démocratie.
3. Voir l’ouvrage de G. Hermet (1993) très lucide et surtout réservé sur le processus de
démocratisation dans les pays non occidentaux. De même, B. Badie (1992) ne croit que dans les
tendances à la création d’Etats démocratiques de droit dans les pays du Tiers-Monde et au
mimétisme du monde occidental. Le problème demeure celui de la distinction entre valeurs
universelles et culture occidentale. On ne saurait se contenter à mon avis, du constat de Max
Weber sur l’occidentalisation du monde à travers la rationalité bureaucratique et la
démocratisation.
4. Nous avons essayé de rendre compte du rôle important de l’Eglise catholique dans plusieurs
textes, dont l’ouvrage de 1987. Et l’article sur “ Role et statut... ” (1997). Mais je signale par
exemple les travaux plus détaillés du F. Midy (1989), ou H. Toussaint (1992).

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5. Nous n’avons pas la possibilité d’entreprendre ici – faute de place – une analyse des diverses
sectes et des mouvements religieux comme les charismatiques, qui semblent devoir leur succès à
la crise du politique et au désenchantement vis à vis de la démocratie.
6. Voir E. Morin et S. Nair (1996) p. 59 ; et surtout l’économiste F. Chesnais (1997).
7. Sur les diverses interventions armées soutenues par les grandes puissances au cours de cette
dernière décennie et particulièrement sur l’intervention en Haïti, voir Cl. Moise (1994),
pp. 156-166.
8. Sur les crises culturelles provoquées par la mondialisation, voir par ex. A. Giddens (1994) ou
encore E. Morin et S. Nair (1997).
9. Il y a actuellement plusieurs travaux qui ont mis en relief la vitalité des cultes afro-
américains, citons seulement Th. Bremer et U. Fleischmann (1988) qui viennent de présenter un
panorama de ces cultures.
10. Voir D. Schnapper (1994) pour un approfondissement de l’idée moderne de nation.
11. Nous nous appuyons, bien sur, sur les travaux de Habermas (1987 et 1996) et Cl. Lefort (1986)
pour la problématique de l’universalisation de la démocratie, dans le champ de la philosophie
politique. Cette perspective contraste quelque peu avec le point de vue des sociologies
désabusées sur les difficultés insurmontables rencontrées par les sociétés du Tiers-Monde et de
l’ex-Union soviétique pour accéder à un régime démocratique. Voir aussi notre article (“ The
Hope for Democracy ”) (1994) dans New York Review of Books.

RÉSUMÉS
Ni le religieux ni le politique ne semblent offrir la base d’un nouveau lien social en Haïti après
l’effondrement du régime dictatorial de Duvalier en 1986. L’expérience démocratique conduit à
une crise de l’église catholique qui, jusqu’ici jouissait d’une position privilégiée dans la société
haïtienne, alors que les signes de l’instauration d’un Etat démocratique de droit sont encore loin
d’être repérables. Des mouvements culturels identitaires et nationalistes sont alors des
tentations induites paradoxalement par la déception vis-à-vis de la démocratie et par le
processus de mondialisation qui signifie davantage l’expansion et la victoire des marchés que
l’universalisation effective du droit et de la démocratie.

Neither religion nor politics seems to provide the basis for a new social contract in Haiti, after
the collapse of Duvalier’s dictatorial regime in 1986. The democratic experience has led to a crisis
within the Catholic Church, which had so far enjoyed a privileged status in the Haitian society.
Meanwhile, signs of the establishment of the rule of law are few and far between. This results in
people tempted by nationalist and identity-oriented cultural movements, which are
paradoxically generated by a feeling of resentment about the democratic experience as well as by
a globalization process more concerned with expansion and market victories than with the real
universalization of democracy and the rule of law.

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INDEX
Index géographique : Haïti
Mots-clés : démocratisation, identité culturelle, lien social, mondialisation, nationalisme
Keywords : cultural identity, democratization, globalization, nationalism, social link

AUTEUR
LAËNNEC HURBON

Directeur de Recherche au CNRS

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Articles (hors dossier)

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Régions ultrapériphériques et droit


communautaires de la concurrence
Jean-Michel Ragald

1 L’analyse de l’application des règles de concurrence est essentielle pour apprécier les
perspectives de développement des régions ultrapériphériques et des entreprises y
exerçant des activités. A condition, toutefois, de prendre en considération des
évolutions importantes intervenues dans le domaine communautaire. Le particularisme
mesuré de l’application du droit communautaire de la concurrence dans les
départements français d’outre-mer passait, jusqu’à la fin des années 1980, par l’appel à
la généralisation des dérogations au principe de concurrence, nonobstant le principe d ’
application immédiate énoncé à l’article 227 § 2. La tendance inverse s’est amorcée, de
façon séquentielle et sectorielle, par l’abandon du monopole d’Air France sur les
liaisons entre la France Métropolitaine et les DOM. Une tendance identique est, depuis
peu, enclenchée pour les régions insulaires du Portugal. Promesse avait été faite par le
Portugal d’appliquer à ces régions, à partir du 1er janvier 1996, le règlement n° 2408/92
relatif à l’accès des transporteurs aériens communautaires aux liaisons intra-
communautaires1. Parallèlement, une lecture attentive des décisions de la Commission
en matière d’aides étatiques illustre, au-delà de l’importante liberté laissée à cette
Institution pour les remettre en cause, sous réserve de l’exactitude matérielle des faits
et de l’erreur manifeste d’appréciation, une assez grande indulgence.
2 La Cour de Justice, de son côté, n’écarte pas la possibilité d’appliquer le droit
communautaire de la concurrence pour censurer éventuellement les comportements
anticoncurrentiels sur le territoire de collectivités infra-étatiques2. Dès 1957, l’article
227 § 2 du traité CE, concernant les départements français d’outre-mer, avait prévu l’
application des dispositions communautaires du droit de la concurrence dès l ’entrée en
vigueur du traité de Rome. Les autres régions ultrapériphériques ne sont pas
concernées par cette disposition, sauf modification éventuelle. Le droit communautaire
de la concurrence s’applique, sous certaines conditions aux entreprises exerçant
partiellement ou totalement leurs activités dans des régions ultramarines
ainsi qu’aux collectivités régionales ou locales elles-mêmes 3.

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3 L’application des dispositions communautaires de la concurrence reçoit des


aménagements du fait de la structure des marchés considérés et des conditions propres
à ces règles. Comme les DOM français 4, les Açores, Madère et les Canaries sont des
entités régionales caractérisées par l’absence de rattachement physique au continent
européen. Leur territoire respectif est exigu. La considération tenant à l ’éloignement du
continent européen et à la dimension de ces entités fait émerger des difficultés d ’
appréciation des conditions d’application des dispositions communautaires du droit
antitrust et des conditions de concurrence elles-mêmes relativement aux questions d ’
ordre économique intéressant les régions ultrapériphériques. Un indice spécifique
souligne les handicaps des entreprises ultrapériphériques5. Il intègre les charges de
transport, les délais d’approvisionnement en matières premières et de livraison de
produits finis et l’accès difficile à l’information6. Les entreprises de ces régions ne sont
donc pas dans des conditions de compétition optimales.
4 Tout le droit communautaire de la concurrence ne s’applique pas aux régions
ultrapériphériques. L’exclusion découle soit d’un seuil que n’atteignent pas les
entreprises des régions ultrapériphériques, soit d’un acte explicite. Les régions
ultrapériphériques ne sont pas concernées par les dispositions du traité CECA. En vertu
de l’article 79 du traité de Paris, “ le présent traité est applicable aux territoires
européens des Hautes Parties Contractantes ”. L’article 80 de ce traité ajoute que “ les
entreprises au sens du présent traité sont celles qui exercent une activité de production
dans le domaine du charbon et de l’acier à l’intérieur des territoires visés à l’article ”.
Les collectivités ultramarines n’étant pas incluses dans les territoires européens, il n’y a
pas lieu d’appliquer cette convention aux entreprises de ces régions, d ’autant que jusqu’
à une date récente aucune n’exerçait une activité visée à l’article 80. La Commission est
intervenue, concernant une aide accordée en faveur de la création d ’une entreprise
dans l’île de la Réunion en vue de la production de gros tubes d ’acier, en référence à l’
encadrement de certains secteurs sidérurgiques hors CECA7.
5 Globalement, bien que l’application des règles communautaires de la concurrence soit
limitée (I), des mesures de libéralisation, complémentaires à ces dispositions, ont
suscité une ouverture de la concurrence dans certains secteurs d’activité intéressant les
régions ultrapériphériques (II). Une place toute particulière est réservée aux
interventions d’Etat (III).

I - L'intensité mesurée de l'application des règles


communautaires de la concurrence
6 Outre l’hypothèse d’exclusion partielle d’application sus-indiquée, la mise en œuvre des
règles communautaires de la concurrence est relative en raison de la difficulté à mettre
en évidence une affectation du commerce entre les Etats membres (A) alors que,
parallèlement, le marché pertinent traduit fréquemment une faible dimension de l ’
éventuelle infraction (B).

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A - La condition d’affectation du commerce entre les Etats membres

7 L’analyse de l’affectation du commerce entre les Etats membres, sur un territoire limité,
mobiliseplusieurs techniques (A). Evidemment, des éléments d ’appréciation de l’
existence de cette condition peuvent en justifier l’application (B).

1 - Les techniques d’analyse de l’affectation du commerce intra-communautaire

8 En raison de la petitesse des régions ultrapériphériques, trois techniques peuvent être


relevées. Elles ne sont pas propres à ces collectivités mais elles ont un intérêt
considérable pour apprécier l’applicabilité de règles communautaires de la
concurrence. Il convient de noter la technique d’amplitude des effets (intégrant le seuil
de sensibilité), de la structure du marché (insérant l’élimination de concurrents) et de
sa dimension (économique ou géographique)8.
9 Relativement à la première technique, la notion d’effet sensible9 met en relief l ’
importance de l’évaluation de l’influence économique du comportement pour
déterminer l’applicabilité des dispositions du droit communautaire de la concurrence 10.
Lorsque le marché est altéré de façon insignifiante, compte tenu de la faible position
des opérateurs sur celui-ci, de la quantité limitée de produits concernés, du caractère
isolé de l’accord litigieux et de la possibilité laissée à d’autres courants commerciaux de
se développer pour les mêmes produits par le moyen de réexportation ou d ’importation
parallèle, la proscription des ententes illicites énoncée à l ’article 85 § 1 est écartée. Il y
a peu de chance que les accords passés entre entreprises de régions ultrapériphériques
aient un effet sensible. La discussion est ouverte quant à l ’entente concernant des
entreprises d’Etats membres distincts dont l’une, voire les deux serai(en)t
ultrapériphérique(s).
10 En matière d’aide, la règle de minimis emporte un effet identique. Les aides accordées
par des collectivités locales et régionales, dont le montant est faible, n ’affectent pas les
échanges entre les Etats membres. Dans le souci de simplification de la procédure, la
Commission a instauré en 1992 cette règle qui autorise la fixation d ’un seuil d’aide en
montant absolu en dessous duquel l’article 92 § 1 n’est pas d’application et qui ne
nécessite pas de notification. Ce montant peut être réactualisé 11. La règle de minimis ne
concerne pas les secteurs faisant l’objet de règles communautaires spéciales en matière
d’aides d’Etat.
11 Atténuant la portée de la référence à l’effet sensible sur le marché pertinent, il reste
également possible de tenir compte d’éléments de nature à faciliter l’établissement d’
une influence directe ou indirecte sur les échanges entre les Etats membres avec un
degré de probabilité suffisant12. Un comportement produisant des effets à l’intérieur du
territoire d’un Etat membre relève du domaine de l’ordre juridique national13. On aurait
pu dès lors conclure qu’une infraction dont les répercussions sont concentrées dans
une région ultrapériphérique ne concernerait pas le droit communautaire de la
concurrence, ce qui, dans son principe, n’est pas inexact. On serait alors enclin à
appliquer le droit national de la concurrence, réserve faite de l ’invocation simultanée
du droit national et du droit communautaire de la concurrence. L ’immunité d’un
comportement focalisé sur une entité infra-étatique au regard du droit communautaire
n’est pas évidente14. La concentration des effets à l’intérieur d’une région

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ultrapériphérique n’emporterait pas forcément exonération de l’application du droit


communautaire de la concurrence.
12 La Commission a énoncé, à propos d’une aide d’Etat portant création d’une entreprise à
l’île de la Réunion que la production limitée et l’éloignement du marché ciblé (en l’
espèce celui des tubes soudés) pourraient minimiser, voire exclure, des effets négatifs
sur les échanges entre les Etats membres de l’Union européenne, après un examen
prima   facie   et étant donné l’état du marché. Les effets négatifs, bien qu’existants, l’
emportent sur les bénéfices potentiels que la région obtiendrait de l ’investissement
aidé15. Le contrôle est effectué en raison de la surcapacité existant dans le secteur des
tubes d’acier pour vérifier si, à moyen terme, les nouvelles capacités projetées n ’
auraient pas des effets négatifs en matière d’écoulement de la production qui
dépasseraient les effets bénéfiques à court terme pour une région en matière de
développement et d’emploi16. Les conditions particulières dans lesquelles se trouvent
les régions ultrapériphériques, qu’elles soient économiques ou géographiques, ne sont
pas de nature a écarter une potentialité d’affectation du commerce entre les Etats
membres. Dans un tel cas, l’exercice est d’une délicatesse singulière.
13 La considération attachée à l’atteinte à la structure du marché met en exergue une
présomption selon laquelle dès lors que l’on a prouvé que le comportement en cause a
pour objet ou pour effet l’élimination de concurrents, il n’est pas nécessaire de
démontrer que les échanges entre les Etats membres sont affectés 17. Le fait d’éliminer
un concurrent suffit à affecter la structure de la concurrence et affecter le commerce
entre les Etats membres18. L’analyse structurelle a pleinement sa place dans un marché
aussi restreint que celui d’une région ultrapériphérique. Il n’en va pas de même du
recours à la théorie de la “ mise en œuvre ”19 qui, dans ce cadre, ne permet pas la mise
en valeur d’une affectation du commerce entre les Etats membres.

2 - Les éléments d’appréciation de l’existence de l’affectation du commerce entre


les Etats membres

14 Lorsque la Commission estime que les articles 85 § 1 et 86 sont inapplicables, elle


délivre une attestation négative. Il a ainsi été demandé à la Commission de délivrer une
attestation négative concernant des accords conclus entre les raffineries britanniques
acheteuses de sucre de canne et des Etats exportateurs20. L’appréciation de l’effet de ces
accords sur le commerce intra-communautaire a été effectuée notamment en fonction
de données économiques mettant en exergue l’existence d’autres sources d’
approvisionnement dans des conditions favorables. Les besoins du marché étaient
couverts par les betteraves cultivées, traitées et raffinées dans les Etats membres, trois
Etats membres (à l’époque), à savoir le Royaume-Uni, la France et l’Italie, s’
approvisionnant en sucre tiré de la canne. A la fin des années 70, la production
communautaire de sucre de canne provenait des seuls départements français d ’outre-
mer qui fournissaient les raffineries de Nantes, de Bordeaux et de Marseille. La
perspective d’un approvisionnement auprès des départements français d’outre-mer
résulte du fait que “ le sucre brut produit par ces départements est écoulé dans la
Communauté conformément au principe de préférence communautaire et sans
discrimination entre les entreprises concernées ”21. En l’espèce, les ententes visaient à
assurer l’approvisionnement en sucre brut destiné à être traité dans les raffineries des
sociétés acheteuses au Royaume-Uni22. L’attestation négative sur la base de l’article 2 du

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règlement n° 17/62 a été délivrée au motif qu’aucun acheteur ne se trouve dans une
situation de monopsone, l’influence que pourrait avoir un acheteur à privilégier une
source d’approvisionnement plutôt qu’une autre avec pour conséquence l’élimination
de fournisseurs sur le marché géographique considéré étant de ce fait annihilée.
15 Une entreprise nationale n’exerçant pas d’activités sur le ou les territoire(s)
ultrapériphérique(s) de ce même Etat ne peut invoquer les dispositions relatives au
libre établissement et par extension à la libre prestation des services en raison de l ’
existence d’une situation purement interne. L’éviction par une réglementation
régionale de l’extension d’une activité sur le territoire d’un Etat opposable à une
entreprise de cet Etat est une situation purement interne lorsque la Société ayant subi
un préjudice a son siège social dans cet Etat et y exerce son activité 23. Pour une
entreprise ayant son siège social dans un Etat membre autre, les dispositions relatives
au droit d’établissement s’appliqueraient de plein droit dès lors qu’elle souhaite étendre
son activité sur une partie insulaire du territoire de l’État, même si elle exerce déjà une
activité sur la partie non insulaire de l’État.
16 Il ne fait par contre pas de doute qu’un service entre une région ultrapériphérique d’un
Etat membre et un autre Etat membre affecte le commerce entre les Etats membres. Sur
ce point, l’analyse s’effectue en considération de la dimension de l’activité concernée.
En matière de transports, les lignes exploitées sont individualisées par des
caractéristiques particulières24. Il n’est pas exclu que, dans la perpective de
libéralisation, un marché puisse être une liaison entre une ville d ’un Etat membre et
une région ultrapériphérique d’un autre Etat membre. Bien évidemment, une telle
situation suggère, en l’état actuel du développement des échanges, le droit des
transporteurs à l’établissement de services nouveaux. De même, un comportement
très fortement concentré sur un territoire restreint est susceptible d’avoir des
effets sur les échanges entre les Etats membres25. L’acception originaire est
importante alors que transparaît aussi l’intérêt de l’analyse du marché.

B - L’étude du marché pertinent

17 La définition du marché en cause (1) permet de se faire une idée sur son importance (2).

1 - La définition du marché

18 Le litige Asia Motor a été l’occasion d’individualiser, dans le cadre du droit


communautaire, le marché d’une région ultrapériphérique par rapport à d’autres
marchés. Cette délimitation géographique du marché restreinte à une région
ultramarine est perceptible dans le droit français de la concurrence 26.
19 Parmi les éléments de nature à particulariser le marché dans une région
ultrapériphérique, il convient de citer le grand éloignement, l ’insularité, l’exiguïté, la
faible diversification de l’économie locale et une concurrence accrue des pays en voie
de développement27. Les conditions d’approvisionnement sont inhérentes à certaines
contingences, les coûts étant automatiquement augmentés en raison du transport mais
aussi des besoins importants de stockage28. L’éloignement des Açores et de Madère par
rapport aux sources d’approvisionnement en produits pétroliers crée une dépendance
élevée de leur approvisionnement énergétique à l’égard de ces produits29. Une

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dépendance externe de ces régions par rapport aux sources d’approvisionnement en


produits sidérurgiques existe également30. Comme les régions ultramarines
portugaises31, les îles Canaries sont indépendantes par rapport aux sources d ’
approvisionnement de produits en amont de certains secteurs de l ’alimentation
essentiels à la consommation courante ou à la transformation 32. Cela est dû à la
“ situation géographique exceptionnelle ”33.

2 - L’importance du marché

20 Au titre de l’article 86 du traité CE, la question se pose de savoir si une entité sub-
étatique peut constituer une partie substantielle du marché commun. La Cour de
Justice des Communautés européennes a eu l’occasion de se prononcer à ce sujet mais
elle l’a quelque peu contournée34. Le comportement d’une entreprise en position
dominante sur un marché régional ne relève pas de l’interdiction posée à l’article 86 du
traité CE dans la mesure où elle n’est pas dominante sur un marché géographiquement
plus vaste pris en compte par la Cour de Justice. L’examen de la possibilité qu’une
production d’une région ultrapériphérique ou qu’une installation s’y trouvant
représente une partie substantielle du marché commun suppose au préalable la
“ singularisation ” du marché régional. L’existence d’une partie substantielle du marché
commun tient plus à la dimension économique du territoire considéré qu ’à son
étendue. De ce fait, une entité infra-étatique pourrait avoir cette qualité. Selon la Cour,
“ en vue d’établir si un territoire déterminé revêt une importance suffisante pour
constituer une partie substantielle du marché commun, il faut prendre en
considération, notamment, la structure et le volume de la production et de la
consommation dudit produit, ainsi que les habitudes et les possibilités économiques des
vendeurs et des acheteurs ”35. L’appréciation du poids économique des collectivités sub-
étatiques ne peut être réalisée sans référence à la population, à la localisation des
produits voire aux possibilités d’écoulement de ceux-ci. En raison des conditions
structurelles et géographiques particulières, une région ultrapériphérique ne peut
représenter une partie substantielle du marché commun, sous réserve de certaines
productions majeures insusceptibles d’être développées sur d’autres parties du
territoire communautaire.
21 Sur le plan infrastructures, des installations essentiellesdans chacune de ces régions ne
constituent pas une partie substantielle du marché commun compte tenu du volume du
trafic dans celles-ci et de l’importance qu’elles revêtent pour l’ensemble des
importations et exportations ou des entrées et sorties de personnes sur le territoire
infra-étatique36. Le marché étant restreint, la référence à l’importance de l’aire
géographique est peu pertinente. La possibilité d’empêchement de la pénétration de
produits ou de services sur ce marché restreint, encore qu’il puisse être individualisé,
est la méthode la mieux adaptée aux contingences particulières sus-indiquées.

II - L'ouverture de la concurrence dans les régions


ultrapériphériques
22 Malgré la mise en place de mécanismes en vue de promouvoir l ’ouverture de la
concurrence (A), les obligations de service public doivent être respectées (B).

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A - Les mécanismes de promotion de la concurrence dans les


régions ultrapériphériques

23 On peut réfléchir sur deux aspects de la question, le comportement tarifaire d ’une


entreprise disposant d’un monopole (1) et la problématique de l’accès au marché local
(2).

1 - Le comportement tarifaire du monopoleur

24 Le monopole de la CGM sur la ligne maritime desservant les Antilles a eu pour


conséquence la fixation de prix élevés affectant le marché des exportations, ce qui est
de nature à engendrer l’augmentation des prix des produits originaires des DOM par
rapport aux produits concurrents, surtout provenant d’Etats tiers de l’Union
européenne, et qui se trouvent, sur ce plan notamment, favorisés. Pour l ’instant, le
maintien du monopole peut s’expliquer par le caractère déficitaire des lignes desservies
en partance ou à destination des DOM Au demeurant, malgré les allégations du
gouvernement britannique et de certains concurrents de la CGM, notamment pour les
lignes Antilles, la Commission n’a pas jugé nécessaire d’effectuer des investigations au
titre de l’article 86 du traité CE étant donné qu ’elle ne dispose pas de suffisamment d’
informations37.
25 La démonopolisation préconisée peut avoir un effet interne sur la concurrence dans
une région ultrapériphérique. Un transporteur aérien, en situation monopolistique sur
la ligne Paris-Antilles, avait décidé d’augmenter le tarif du fret. Entre deux entreprises
installées dans un DOM, concurrentes sur le marché de l’aviculture, l’un produisant ses
propres œufs et l’autre les achetant en France métropolitaine, l’augmentation du tarif
du fret a pour conséquence de favoriser l’entreprise produisant ses propres œufs. Le
comportement de ce transporteur produisait des effets sur un marché dans lequel
aucun intérêt personnel n’est à relever38.
26 Dans la mesure où certains monopoles sont maintenus, à l ’exemple de celui des
Chambres de Commerce et d’Industrie sur les aéroports, l’atténuation des excès
tarifaires en imposant le respect du principe de relation avec les coûts 39 est recherchée.

2 - L’accès au marché

27 Une question importante est celle de savoir si le fait de permettre la pénétration d ’une
entreprise d’un autre Etat membre sur le territoire d’un Etat sans qu’elle ne soit
autorisée à accéder au marché ultrapériphérique constitue une atteinte aux
dispositions du droit communautaire de la concurrence. L’analyse de la faculté de l’
entreprise concurrente à exercer son activité serait déterminante. Si l ’accès à la région
ultrapériphérique est une condition d’existence de l’activité elle-même, la dimension de
l’activité ou du marché faciliterait le recours aux dispositions communautaires
pertinentes. Si l’activité dans la région ultrapériphérique ne conditionne pas l ’exercice
de l’activité dans la métropole, la capacité de l’entreprise à opérer dans ladite région et
la structure du marché local sont des indices à prendre en compte.

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28 L’ouverture des infrastructures à la concurrence ne peut se faire du côté des régions


ultrapériphériques, que selon la vision particulière de la bottleneck   doctrine.   L’
admission d’entreprises dans les aéroports incontournables a permis le démantèlement
de situations monopolistiques. Ainsi, l’accès de transporteurs aériens concurrents
nécessitait l’accès à chaque installation essentielle des Régions d’outre-mer. Un règlement
amiable du 30 octobre 1990 entre la Commission des Communautés européennes, les
autorités françaises et le groupe Air-France est intervenu pour qu’au moins une
compagnie établie en France desserve certaines routes intérieures.
29 L’éviction du monopole en matière de transports aériens a été d’autant plus aisée que l’
exclusion des DOM de la décision 87/602 40 n ’a pas été reprise dans la réglementation
de199041 et de 1992, allant dans le sens de 1 ’objectif de libéralisation de transports
aériens contenu dans la décision POSEIDOM.
30 Des transporteurs communautaires non français peuvent exploiter des lignes reliant
une ville dans la Communauté non française à une région des DOM. La ligne Bonn-Fort-
de-France souhaitée par la Lufhtansa n’a pas été ouverte. De son côté, la compagnie
aérienne Minerve avait demandé à assurer un vol hebdomadaire Bruxelles-La
Réunion42. Il y eut un avis favorable du Conseil supérieur de l’Aviation marchande en
date du 27 octobre 1982. Mais, suite aux réticences du ministre des Transports de l ’
époque, des négociations entre Minerve et le Groupe Air France ont eu lieu pour tenter
d’organiser une concurrence pour cette ligne. Minerve s’était aussi vu ouverte la
desserte Bruxelles-Pointe-à-Pitre dont les vols étaient commercialisés par l ’organisme
de voyages Nouvelles Frontières. Le règlement n° 2408/92 est entré en vigueur dans les
DOM le 1 er janvier 1993. Le droit de cabotage total a été libéralisé le 1 er avril 1997. En
matière de cabotage maritime, les DOM sont temporairement exemptés du principe de
libre circulation des services aux transports maritimes à l ’intérieur des Etats
membres43. Cette dérogation est accordée jusqu’au 1er janvier 1999, les contrats de
service public existants pouvaient rester en vigueur jusqu’à leur expiration44.
31 Par ailleurs, les aéroports des DOM sont intégrés dans les réseaux transeuropéens de
transport45. L’action de la Communauté en la matière doit s’effectuer “ dans le cadre d’
un système de marchés ouverts et concurrentiels ”en favorisant notamment “ l ’accès à
ces réseaux ”46. Les régions ultrapériphériques sont fortement intéressées par “ la
nécessité de relier les régions insulaires, enclavées et périphériques aux régions
centrales de la Communauté ”47.

B – Le service public dans les régions ultrapériphériques

32 Intéressant les régions ultrapériphériques, la politique d’aménagement du territoire et


du développement économique et social d’entités infra-étatiques est intégrée dans les
exigences de service public avec l’impératif de réaliser des programmes particuliers en
matière d’équipements48.
33 Un Etat doit être libre de déterminer les modalités et la substance du service public, y
compris dans une région ultrapériphérique. Il intervient de diverses façons. Son
intervention peut ainsi prendre la forme d’une aide. Lorsque la compensation au titre
du service public a pour seule fonction de financer les coûts des obligations de service
public sous peine d’être interdite sur la base de l’article 92 § 149.

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


160

34 En vertu de l’article 4 § 1 du règlement n° 2408/92 du 23 juillet 1992, un Etat membre


peut, à la suite de consultations avec les autres Etats membres concernés et après en
avoir informé la Commission et les transporteurs aériens qui exploitent la liaison,
imposer des obligations de service public sur des services aériens réguliers vers un
aéroport desservant une zone périphérique ou de développement située sur son
territoire. L’imposition de l’obligation de service public est admise pour les liaisons
considérées comme vitales pour le développement économique de la région dans
laquelle est situe l’aéroport. Le principe de proportionnalité veut qu’elle vise à assurer
sur une liaison une prestation de services adéquate répondant à des normes fixes en
matière decontinuité, de régularité, de capacité et de prix, normes auxquelles le
transporteur ne satisferait pas s’il ne devait considérer que son seul intérêt
commercial.
35 Les conditions d’imposition de l’obligation de service public dépendent de la
localisation de l’installation de destination, qui doit être située dans une zone
périphérique ou de développement. La volonté d’assurer le transport d’usagers habitant
dans la zone en question naît du souci de relier l’ensemble du territoire de l’Etat, y
compris les zones les plus reculées50. L’obligation d’exploitation des lignes non
rentables du point de vue commercial, nécessaires pour des raisons d ’intérêt général,
est un indice en vue de permettre l’application de l’article 90 § 251. Les obligations de
service public sont imposées par l’Etat “ en termes de fréquences minimales, de types d’
appareils utilisés et de capacité offerte, d’horaires, de politique commerciale ou de
continuité du service ”. L’exigence de continuité impose un nombre de fréquences
minimales et des horaires plus ou moins constants, mais aussi un faible pourcentage du
nombre de vols annulés.
36 Les régions ultramarines disposent d’aéroports constituant un instrument important de
leur développement. Toutefois, la situation des DOM par rapport aux autres régions
périphériques de l’Union européenne est différente. Une très forte demande en
direction de ces îles entraîne un trafic important, réserve faite du cas guyanais 52.
Malgré une localisation et une importance des installations, l ’introduction du service
public dans ces régions en matière de transport aérien n’intègre pas la nécessité d’
exploiter des lignes non rentables, la structure de la demande permettant l ’
introduction de la concurrence pour le transport aérien de personnes.
37 Le cas des régions insulaires portugaises est distincte de celui des DOM. Une
compensation du déficit dû à la limitation par une entreprise nationale de l ’accès à une
région ultrapériphérique constitue une aide accordée au transporteur. Cependant, tant
que les mesures de libéralisation prévues par le règlement n° 2408/92 concernant l ’
accès des transporteurs aériens communautaires aux liaisons intra-communautaires n ’
étaient pas applicables sans restrictions, les compensations au titre d ’obligations de
service public pouvaient être acceptées sur la base de l’article 92 § 3 point a) du traité CE
et de l’article 61 § 3 point a) de l’accord EEE. La Commission justifie sa position sur l’
appréciation du “ degré d’ouverture de l’accès au marché ” pour déterminer si la
compensation du déficit de l’entreprise nationale opérant en aval est le seul moyen de
maintenir les liaisons d’importance vitale pour ces régions. Tant que l’accès à ces lignes
n’est pas entièrement libéralisé, le seul moyen pour un Etat de faire face aux graves
problèmes économiques et sociaux liés à l’éloignement d’îles consiste à imposer une
obligation de service public pour la desserte de ces îles et à compenser le déficit

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


161

enregistré par l’entreprise disposant du monopole sur ces lignes. Le contexte a, pour les
régions autonomes du Portugal, changé53 depuis le 1 er janvier 1996, avec l ’application
du règlement n° 2408/92, la libéralisation étant déjà admise dans les DOM. Jusqu ’au 1er
janvier 1996, en ce qui concerne les régions ultrapériphériques portugaises, un régime
d’aide destiné à compenser un déficit résultant pour l’entreprise nationale des
obligations de service public sur les liaisons avec les régions de Madère et des Açores
était compatible avec le marché commun dans la mesure où cette aide est destinée à
favoriser le développement des régions dans lesquelles le niveau de vie est
anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi, à condition que le
montant de l’aide octroyée ne soit pas supérieur au déficit enregistré sur les lignes.
Certaines communications ont imposé des obligations de service public relatives à la
desserte des îles, parmi lesquelles on trouve les Açores pour lePortugal 54. L’obligation
de service public intègre notamment les différenciations tarifaires 55. Sans que les
mesures prises soient spécifiques aux régions ultrapériphériques 56, les communications
les concernant dénotent l’intérêt de la prise en compte des difficultés résultant de la
situation insulaire57.
38 Dans le domaine du transport de marchandises, la nature du marché est telle que la
concurrence intermodale est inexistante58 alors que, parallèlement, le transport par
navire est subordonné à une véritable obligation de service public avec versements de
subventions compensatoires59.

III - L'intervention de l'État membre dans les régions


ultrapériphériques
39 Il convient de distinguer les aides d’états membres (A) et les comportements étatiques
déterminant le cadre d’action d’entreprises exerçant leurs activités dans des régions
ultrapériphériques (B).

A - Le contrôle effectué sur les aides d’Etats membres

40 Il existe plusieurs catégories d’aides. Retiendront notre attention les aides de


fonctionnement et les aides à l’investissement ou à la création d’emplois (1), les aides à
la sauvegarde et à la restructuration d’entreprises opérant dans des “ régions
assistées ” (2) et la fiscalité spécifique (3). La tendance générale est à la mansuétude. La
perspective dérogatoire en la matière résulte d’une démarche à la fois contextuelle et
téléologique.

1 - La distinction entre les aides de fonctionnement et les aides à l’investissement


ou à la création d’emplois

41 Pour justifier l’application de l’article 92 § 3 sous a, il faut distinguer deux catégories d ’


aides, celles qui sont liées à un investissement initial ou à la création d ’emploi et les
aides au fonctionnement à caractère continu visant à surmonter des handicaps
particuliers ou permanents.
42 La Commission admet les aides au fonctionnement sous certaines conditions. L ’aide doit
être limitée dans le temps et avoir pour objet de surmonter les handicaps structurels d ’

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


162

entreprises implantées dans les régions proposées au titre de l ’article 92 § 3 littera a60.
Elle doit viser à promouvoir le développement durable et équilibré de l’activité
économique et ne pas susciter des surcapacités sectorielles au niveau communautaire,
de telle sorte que le problème sectoriel créé sur le plan de la Communauté serait plus
grave que le problème régional initial. Il serait particulièrement étonnant que les
problèmes économiques localisés dans les régions ultramarines puissent s ’étendre à la
Communauté. L’aide de fonctionnement ne doit pas être accordée en violation des
règles spécifiques visant les aides consenties aux entreprises en difficulté. Les aides
visant à promouvoir les exportations vers d’autres Etats membres sont à exclure.
43 Concernant les aides liées à un investissement initial ou à la création d ’emplois, les
Etats membres peuvent prendre des dispositions de “ défiscalisation ” 61 applicables
uniquement dans ces régions et de nature à subir l’examen de la Commission. Une
disposition nationale de “ défiscalisation ” propre aux DOM n’est pas contraire à l’article
92 au double motif tiré de la territorialité et du développement. Si la mesure discrimine
les entreprises étatiques (y compris locales) par rapport à d ’autres entreprises, elle
constitue une aide interdite. Il en est de même si les entreprises locales sont
privilégiées par rapport aux entreprises d’autres Etats membres. Le principe de
territorialité impose que, dans ces régions, l’aide doive être applicable à toutes les
entreprises situées sur le territoire et à toutes celles désireuses de s ’insérer dans le
marché local. L’entreprise bénéficiant du droit de déduction au titre des
investissements directs, relativement à la loi Pons, lorsque l ’activité concerne l’
industrie, la pêche, 1’hôtellerie, le tourisme, les énergies nouvelles, l’agriculture, le
bâtiment et les travaux publics, les transports ou l’artisanat, doit être locale. Cela
concerne l’exploitation d’un établissement situé dans un DOM mais aussi l ’entreprise
ayant son domicile ou son siège social en France métropolitaine qui y exerce des
activités et y développe parallèlement des exploitations situées dans le DOM62. La loi est
non-discriminatoire car les entreprises étrangères pourraient réaliser une
implantation dans les DOM soit par la création d’une filiale, soit par la mise en place d’
une succursale. L’assujettissement à l’impôt sur les sociétés de la succursale pourrait
souffrir d’une déduction sur son bénéfice imposable par la prise en compte de l ’
“ investissement productif ” outre-mer, dans des conditions identiques à l ’activité
similaire d’une entreprise domiciliée ou siégeant en France métropolitaine.
44 Un DOM, comme l’î1e de la Réunion, lieu d’implantation de l’entreprise Ecopipe, pâtit d’
un taux très élevé de chômage
(40 %) et les activités industrielles y sont pratiquement inexistantes 63. Sa localisation
géographique, à plus de 10 000 kilomètres du territoire métropolitain, est la principale
cause de ses difficultés économiques, le projet représentant par ailleurs le premier
investissement étranger dans l’île. L’aide d’Etat à la création de l’entreprise Ecopipe
correspond à 34 % du financement total de la création de 1 ’entreprise, soit 16,24
millions de Francs64, 10 % du financement étant effectué par le FEDER. Basant son
raisonnement sur le principe de l’investisseur privé65 et sur l ’absence éventuelle de
viabilité de l’entreprise, la Commission a, outre la situation sectorielle, tenu compte
“ dans son évaluation, de la dimension régionale des investissements aidés et, en
particulier, de la situation spécifique de l’île de la Réunion conformément au point n°
10.2 du titre II de la décision POSÉIDOM. Dans le cas où l’entreprise bénéficiaire de l’aide
est implantée dans une région assistée, en l’espèce une région ultrapériphérique, il

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


163

convient de mettre en balance les effets bénéfiques sur le développement régional


susceptible de résulter des investissements aidés avec leurs éventuels effets négatifs
sur la concurrence ”. La balance est donc faite entre les avantages sur le plan du
développement régional et des conséquences préjudiciables éventuelles sur l ’ensemble
du secteur des tubessoudés dans le cas d’espèce. A ce titre, la Commission donne
priorité à la situation régionale, rappelant que l’île de la Réunion est classée dans la
liste des régions visées à l’article 92 § 3 point a du traité, lui permettant ainsi de
bénéficier du plafond d’intensité d’aide maximal au niveau communautaire. Quoique le
produit soit surcapacitaire au niveau de l’Union européenne, son impact éventuel sur la
concurrence et les échanges intra-communautaires reste faible car l ’entreprise
bénéficiaire est une PME dont la production est marginale par rapport à la production
communautaire. L’aide peut être justifiée par un intérêt commun caractérisé par le
développement régional. Outre la situation de l’emploi, l’effet bénéfique sur l’
environnement (recyclage des plastiques collectés dans les ordures ménagères à la
Réunion) a également été pris en considération. L’aide a été approuvée au titre de l’
article 92 § 3 point a, avec la réserve que les autorités françaises transmettent à la
Commission les comptes annuels de l’entreprise et un rapport annuel sur l’exécution du
projet pendant cinq ans à compter du début de fonctionnement de l ’entreprise Ecopipe,
avec indication notamment, des aides payées, de l’évolution du personnel, de la
production de l’entreprise et des exportations par pays de destination.
45 Les aides destinées à favoriser le développement économique de régions dans lesquelles
le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi
entre dans la catégorie des aides facultatives mentionnées à l ’article 92 § 3 du traité CE
et qui sont, dans une large mesure, laissées à l’appréciation de la Commission66. Selon la
Cour, “ lorsqu’un programme d’aides à finalité régionale remplit les conditions de l ’
article 92 § 1 du traité, il importe alors de vérifier dans quelle mesure il peut bénéficier
de l’une des dérogations prévues à l’article 92 § 3 aet c du traité. A cet égard, l ’emploi
des termes “ anormalement ” et “ grave ” dans la dérogation contenue dans la lettre a
montre que celle-ci ne concerne que les régions où la situation économique est
extrêmement défavorable par rapport à l’ensemble de la Communauté. En revanche, la
dérogation prévue dans la lettre c est plus large, en ce qu ’elle permet le développement
de certaines régions sans être limitée par les conditions économiques de la lettre a,
pourvu que les aides qui y sont dispensées n’altèrent pas les échanges dans une mesure
contraire à l’intérêt commun. Cette disposition donne à la Commission le pouvoir d ’
autoriser les aides destinées à promouvoir le développement économique des régions d ’
un Etat membre qui sont défavorisées par rapport à la moyenne nationale ” 67. L’objectif
de développement économique implique que les entreprises implantées doivent faire
face à des coûts supplémentaires en raison de leur localisation et des déficiences en
équipements pesant en permanence sur leur compétitivité.
46 L’insularité, sans être le seul argument, constitue pour un certain nombre d ’aides une
justification forte de l’indulgence de la Commission. La différence de formulation des
lettres a et c de l ’article 92 § 3 du traité ne saurait conduire à considérer que la
Commission doive tenir compte de l’intérêt communautaire lorsqu’elle fait application
de la lettre a dudit article et qu’elle doive se borner à vérifier la spécificité régionale des
mesures en cause sans évaluer leur incidence sur le ou les marchés pertinents de l ’
ensemble de la Communauté68. La politique de crédit de l’Institut d’Emission des DOM69

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


164

en faveur des entreprises s’effectue par des aides d’Etat destinées à favoriser le
développement économique des DOM et bénéficiant de la dérogation de l ’article 92 § 3
point a malgré l ’importance des montants alloués et leur intensité élevée. Les
principaux bénéficiaires de ces aides sont les PME-PMI.
47 Dans une décision de la Commission du 4 mai 1994 relative au fonds de garantie en
faveur des entreprises des DOM géré par la Société de gestion de ce fonds, à savoir la
SOFODOM, l’indulgence de la Commission au profit de ce régime d ’aide tenait à la fois à la
modicité des aides, au faible développement des DOM et à leur situation
ultrapériphérique70.
48 La Commission a eu aussi à examiner des régimes d ’aides fiscales parmi lesquels on
peut citer, pour l’année 1992, les dispositions de l’article 208 quater-I du code général
des impôts concernant le régime d’exonération temporaire d’impôt sur les sociétés des
entreprises créant une activité nouvelle dans les DOM, la réduction d’assiette pour les
bénéfices réalisés outre-mer, mentionnée à l’article 207 bis de ce même code, le régime
fiscal de longue durée dans les DOM figurant à l ’article 1655 de ce code et le régime d’
incitation fiscale contenu dans la loi Pons.
49 Dans une décision du 4 décembre 199671, la Commission a fait preuve d’une mansuétude
mesurée, en adoptant une décision partiellement négative à propos des aides directes
en faveur de l’investissement dans les DOM et destinées à la construction de navires. Elle
a exigé que la loi Pons sur la défiscalisation ne s ’applique pas aux navires de plus de 100
tonnes brutes72. Ainsi, dans le cas où les aides entrent dans le champ d ’application de la
directive 90/684, elles sont incompatibles avec le marché commun lorsqu ’elles s’
appliquent à des contrats relatifs à la construction de navires destinés aux DOM mais qui
sont construits dans des chantiers communautaires de 1’Union. La Commission n’a pas
cependant soulevé d’objection à l’encontre des aides qui avaient été octroyées dans les
cas particuliers de cinq navires, eu égard aux caractéristiques spécifiques de chacun des
contrats. De même, à la suite de l’examen du projet d’extension de certaines aides au
titre de la loi Pasqua73 aux DOM74, l’ajout : de certaines aides supplémentaires pour ces
régions a fait 1’objet d’un examen poussé. Il fut demandé au Ministère des DOM de
veiller à ce que les aides ne dépassent pas un certain montant.

2 - Les aides à la restructuration d’entreprises opérant dans des “ régions


assistées ”

50 Le contrôle des aides à la restructuration d’entreprises opérant dans des “ régions


assistées ” ne concerne pas seulement les régions ultrapériphériques 75. En vertu des
lignes directrices communautaires pour les aides d’Etat au sauvetage et à la
restructuration des entreprises en difficulté, les aides à la restructuration des
entreprises opérant dans les “ régions assistées ” doivent être appréciées par la
Commission en tenant compte des besoins du développement régional, et ce au regard
de l’objectif de cohésion économique et sociale. Cependant, le fait qu ’une entreprise en
difficulté opère dans ces régions n’empêche pas 1’application des critères généraux
applicables à cette catégorie d’aide, à savoir le retour à la viabilité, la prévention de
distorsions de concurrence indues, la proportionnalité aux coûts et avantages de la
restructuration, la mise en œuvre complète du plan de restructuration et le respect des
conditionsimposées.

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


165

51 Le gouvernement britannique avait estimé que le subventionnement des opérations de


la CGM le protégeait des lois du marché en ce qui concerne les lignes des Antilles
françaises, la CGM ayant pratiqué des tarifs en dessous des frais d ’exploitation afin d’
éliminer la concurrence76. La Commission rappelle, dans la logique des lignes
directrices précitées, que l’aide à la restructuration doit simplement avoir pour
fonction la viabilisation à long terme de l’entreprise bénéficiaire en évitant les
distorsions indésirables de la concurrence, le respect du principe de proportionnalité
étant essentiel. Elle a inséré, parmi les critères d’appréciation de 1’objectif assigné, l’
abandon des lignes déficitaires, des coûts d’emploi des gens de la mer, le retour anticipé
des chargements de banane sur la ligne des Antilles et la réduction du niveau d ’
endettement77. Il ne faut pas oublier que les principales activités de la CCM
concerneraient les lignes sur les Antilles françaises avec le commerce de la banane et
les intérêts outre-mer français (DOM/TOM), y compris les îles de l’océan Indien et celles
du Pacifique. L’aide à la restructuration ne devant pas permettre au bénéficiaire de
développer des capacités de production au cours de la mise en œuvre du plan de
restructuration, la Commission n’a pas eu la preuve de l’existence d’une capacité
excessive structurelle sur les lignes exploitées par la CGM. Elle ne doit pas non plus être
utilisée en vue de donner au bénéficiaire les moyens d’accéder à de nouveaux marchés
ou à des activités déficitaires. La participation de l’entreprise à sa propre réhabilitation
est aussi un élément important à prendre en compte comme l ’utilisation du produit de
la cession des actifs pour soutenir la restructuration. Il en est de même du contexte
(phase de privatisation) et de la trésorerie.

3 - La fiscalité particulière

52 S’il est vrai que l’octroi de mer, ancien régime, constitue une taxe d’effet équivalent à
un droit de douane, il entre aussi dans la catégorie des aides pour deux raisons, l ’
exonération fiscale au bénéfice de la production locale et l’affectation du produit de la
taxe “ à des fonds régionaux favorisant la production locale ” 78. Le nouveau régime de l’
octroi de mer résultant de la loi du 17 juillet 1992 n’a pas changé, à ce propos, la
problématique malgré le réaménagement opéré. Par ailleurs, la suppression des
exonérations fiscales au profit de la production locale, conformément au principe de
non-discrimination qui gouverne l’article 95 du Traité CE relatif aux impositions
intérieures, s’accompagnerait de l’augmentation des coûts de la production locale, ce
qui reviendrait en fait à axer les efforts sur la réduction des coûts de productivité. Les
entreprises locales ne peuvent que très difficilement compenser en amont les effets d ’
une politique économique non-discriminatoire en aval.

B - Les comportements étatiques fixant le cadre d’action d’


entreprises opérant dans les régions ultrapériphériques

53 La jurisprudence communautaire, sur les mesures provenant de collectivités publiques


intéressant les régions ultrapériphériques met en exergue deux hypothèses : l ’
autonomie des entreprises vis-à-vis d’une intervention étatique (1) et la légitimité de
cette intervention avec la possible sanction des entreprises (2).

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


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1 - L’autonomie d’une entreprised’une région ultra-périphérique vis-à-vis du


comportement étatique

54 Dans le secteur automobile, la Commission et le TPI ont eu à examiner le comportement


de concessionnaires automobiles situés à la Martinique. La Société Someco, établie à
Fort-de-France (Martinique) avait déposé plainte auprès de la Commission en raison de
certaines pratiques des Sociétés CCIE, SIGAM, SAVA, SIDA et Auto GM, concessionnaires
respectifs à la Martinique de Toyota, Nissan, Mazda, Honda et Mitsubishi 79 et
importateurs de ces marques dans l’île. La plainte était fondée sur les articles 30 et 85
au motif que les pratiques de l’administration française avaient pour objectif d’
empêcher les importations parallèles par Someco de véhicules de certaines de ces
marques et des véhicules coréens Hyundaï. La requête de Someco, pour autant qu ’elle a
trait à l’article 85 du traité, dénonçait l’existence d’une entente entre les
concessionnaires à la Martinique de voitures des cinq mêmes marques dont le but
serait de bloquer l’accès au marché des concessionnaires de voitures d’autres marques
japonaises et coréennes et l’existence d’une entente entre concessionnaires des cinq
marques japonaises précitées ayant pour objet la répartition entre eux d ’un quota d’
importation fixé par l’administration française80. Le secteur automobile ferait 1’objet,
selon les autorités françaises, d’une régulation dont les modalités sont fixées par les
autorités publiques alors que les importateurs ne disposeraient d ’aucune autonomie
dans la gestion de cette régulation. En l’espèce, les ententes litigieuses concerneraient
les importateurs pour la France de véhicules de marque japonaise sus-indiqués et l ’
administration française, ces entreprises acceptant de limiter à 3 % leur part cumulée
du marché intérieur français d’automobiles, en contrepartie d’un engagement des
autorités françaises selon lequel le parc de voitures d’origine japonaise leur serait
réservé. Il existait aussi une entente entre ces entreprises dont l ’objet est la répartition
entre elles de leur part cumulée du marché. A côté de ces ententes, des accords ont été
conclus d’une part entre concessionnaires de marques japonaises à la Martinique et l ’
administration française et d’autre part entre concessionnaires. Dans le premier des
accords intéressant les concessionnaires de véhicules japonais à la Martinique, ceux-ci
avaient accepté de limiter à 15 % leur part de marché martiniquais d ’automobiles en
contrepartie d’une promesse que le parc automobile d’origine japonaise leur serait
exclusivement réservé. Dans le second accord les intéressant, ils ont réparti leurs parts
globales du marché martiniquais. Selon le TPI, malgré la répartition des 15 % entre
entreprises concessionnaires à la Martinique, ceux-ci pouvaient répartir comme ils l ’
entendaient le marché puisque le protocole d’accord reposait sur leur accord de
volontés81. Les modalités de répartition du volume des importations en Martinique
entre 1987 et 1991 n’ayant pas changé, cette inertie constituait, selon le TPI, un indice
sérieux de l’autonomie du comportement de ces concessionnaires martiniquais 82. Le fait
que le comportement anticoncurrentiel des importateurs accrédités ait été favorisé ou
encouragé par les autorités françaises est sans influence sur 1 ’applicabilité de l’article
85 du traité CEE83. Dans l’affaire Asia Motor III84, le TPI a estimé que ce n’est pas parce que
les autorités françaises auraient imposé un quota de 15 % qu ’il en résulte
nécessairement une entente entre les cinq concessionnaires de marques bénéficiaires.
Si l’accréditation ne doit pas être assimilée à un droit d’importer, l’impossibilité pour la
société Someco de commercialiser à la Martinique des voitures des marques Daïhatsu,
Isuzu, Suzuki et Subaru tient au fait que seuls cinq concessionnaires martiniquais ont

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


167

été accrédités en France85. Les importateurs accrédités sont exclusivement compétents


pour délivrer des certificats de conformité aux concessionnaires à la Martinique alors
que l’obtention d’un certificat de conformité est une condition nécessaire à l ’
immatriculation à la Martinique d’un véhicule importé86. Le TPI a conclu à l ’absence de
lien de causalité entre une éventuelle entente entre concessionnaires martiniquais et l ’
impossibilité pour une entreprise de vendre des véhicules d’autres marques que celles
commercialisées par les concessionnaires et ce “ indépendamment de la question de
savoir s’il a été imposé unilatéralement par les autorités françaises ou s ’il repose sur un
accord conclu entre les cinq importateurs accrédités et les autorités françaises ”. Lorsqu ’
une disposition contraignante réglementaire susceptible de fausser le jeu de la concurrence à l ’
intérieur du marché commun ne présente aucun lien avec uncomportement d ’entreprises visé
par l’article 85 §1, la simple observation des entreprises d’une telle disposition réglementaire
échappe   à   l’application   de   l’article   85   §   187, 1es opérateurs n’ayant pas de marge d’
autonomie. En fait, les comportements d’Etat privilégiant certains opérateurs au
détriment d’autres ont un effet anticoncurrentiel88.

2 - La légitimité de l’intervention étatique et la sanction possible d’entreprises

55 Le droit communautaire de la concurrence dans ces régions, même s ’il reste


embryonnaire et peu diffusé, s’impose à la mesure nationale ou régionale d’
organisation du commerce dans les régions ultrapériphériques lorsque celle-ci
intervient pour imposer ou favoriser des comportements anticoncurrentiels ou
renforcer les effets d’une entente préexistante89. L’intervention de la mesure nationale
est subordonnée à des contingences économiques et politiques. La recherche de la
sécurité des approvisionnements tient compte de la situation des entreprises sur le
territoire à approvisionner90 et du défaut de la production nationale ou locale, voire de
risques de pénurie. L’intervention de l’Etat est légitime pour rég1ementer le
développement des activités en raison du défaut de production locale.
56 Jusqu’à l’arrêt Esso SA c./Comunidad Autonoma de Canarias 91, la Cour ne s’était pas
prononcée, au regard du droit de la concurrence, sur les mesures nationales portant,
dans un secteur de l’activité économique donné, organisation de l’approvisionnement à
l’intérieur de l’une des régions ultramarines. En 1’espèce, le Conseil de 1’Industrie, du
Commerce et de la Consommation des Iles Canaries a adopté une décision 54/1992 du
23 avril 1992 imposant désormais, par modification du décret 36/1991 du 14 mars 1991
portant approbation du règlement régissant les activités des grossistes en produits
pétroliers dans les Iles Canaries, l’obligation de ravitaillement d’un minimum de quatre
îles de l’archipel des Canaries. Déjà, la Cour a estimé que les mesures nationales
concernant l’approvisionnement en produits pétroliers de l’Irlande pouvaient être
justifiées par l’une des exigences importantes énoncées à l’article 36 du traité CE, à
savoir la sécurité publique92. Dans la lignée de la jurisprudence Campus Oil, l’Avocat
Général Georgios Cosmas a justifié, sur le fondement de la sécurité publique, l ’
obligation d’approvisionnement d’un territoire déterminé constitutif d’une région
archipélagique. Cependant, la différence entre ces deux affaires est notable puisqu ’il
était question, dans 1’arrêt Campus Oil, de maintenir une raffinerie publique en Irlande
et de répondre aux besoins des importateurs alors que le litige Esso S.A. c./Comunidad
Autonoma de Canarias est en étroite relation avec la volonté de pénétration d ’une
entreprise sur un marché local des produits pétroliers. Dans cette ultime affaire, la

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


168

réglementation était de nature à exclure des opérateurs économiques exerçant les


activités mentionnées mais qui ne peuvent “ techniquement ou financièrement ”
approvisionner un territoire déterminé tel que circonscrit par ladite réglementation. La
violation de l’article 85 du traité  CE ne pourrait résulter dans une telle hypothèse que de la
collusion   de   volonté   d’entreprises   ayant   des   effets   sur   l’organisation   de   la   distribution   de
produits dans ces régions. “ L’article 85, lu en combinaison avec l’article 5, deuxième alinéa, ainsi
que l’article 30 ne s’opposent pas à une réglementation, par laquelle les autorités régionales d ’un
Etat membre, responsables du gouvernement d’un archipel faisant partie de cet Etat, impose
compte tenu des problèmes d’insularité, à tous les grossistes en produits pétroliers qui souhaitent
étendre   leurs   activités   à   cette   partie   du   territoire   de   l ’État   d’assurer   le   ravitaillement   d’un
nombre   déterminé   d’îles   de   l’archipel ”. On peut raisonnablement penser que l’
approvisionnement minimal d’une région insulaire en énergie relève de l’intérêt
général économique93. Lorsque les effets d’une législation nationale et ceux d’un comportement
d’entreprise sont presque identiques, il faudrait considérer que tant qu ’il n’est pas démontré que
ladite réglementation est contraire au traité, le comportement est recevable sous réserve du fait
que ce dernier serait de nature à dépasser les effets pratiques de la législation 94. C’est dans ce
cadre que le comportement des entreprises approvisionnant une partie du territoire
des Canaries serait examiné.
57 Au total, le degré de la concurrence ne peut être que peu important dans les régions
insulaires alors que, parallèlement, les entreprises locales doivent faire face à une
concurrence accrue qu’accompagne actuellement le phénomène de mondialisation. Le
soucilocal d’une protection de concurrence a suscité, dans le projet de traité d ’
Amsterdam une nouvelle rédaction de l’article 227 § 2. L’alinéa 3 de ce paragraphe met l
’accent sur la nécessité de prendre des mesures adaptées en matière douanière, fiscales,
commerciale en précisant également l’intérêt des mesures prises dans la structure de la
concurrence, en matière d’instauration de zones franches, d’approvisionnement en
matière première et en biens de consommation de première nécessité, d ’aides d’Etat, d’
accès aux fonds structurels et aux programmes horizontaux de la Communauté.
Toutefois, l’ambivalence subsiste puisque l’alinéa 4 rappelle à la fois les spécificités et
contraintes des régions ultrapériphériques et l’absence de compromission de l’intégrité
et de la cohérence de l’ordre juridique communautaire. Sans s’arrêter aux ambiguïtés
substantielles et procédurales que suggère la lecture de l’article 227 § 2 proposé, il ne
faut pas oublier que l’alignement au droit commun est de droit lorsque l’on sait que,
dans un cas d’espèce déterminé, la situation d’une région ultrapériphérique n’a pas été
considérée comme “ objectivement distincte de celle du reste de la Communauté ” 95.

NOTES
1. JOCE. n° L. 240 du 24 août 1992, p. 8.
2. Concernant les îles Canaries, CJCE 30 novembre 1995, Aff. C-134/94, Esso SA, Rec. 1995, p. I-4223.
3. CJCE 14 octobre 1987, Aff. 323/82, RFA c/Conmission, Rec. 1987, p. 4013.

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169

4. CJCE 10 octobre 1978, Aff. 148/77, Hansen, Rec. 1978, p. 1787.


5. Sur la “ situation d’ultrapériphéricité ”, v. Brigitte Gaspard, “ Les voies pour un
renforcement de l’effet utile de l’article 227 § 2 ”, Pouvoirs dans la Caraïbe, Rev. du CRPLC, 1997,
n° 8-9, p. 219.
6. Jean Labasse, Quelles régions pour l’Europe ?, Paris, Dominos, Flammarion, 1994, p. 105.
7. JOCE n° C. 320 du 13 décembre 1988, p. 3.
Communication de la Commission, en application de l’article 93 § 2 du traité, adressée aux
autres Etats membres et aux tiers intéressés, concernant une aide que la France a prévu d’
octroyer à l’entreprise Ecopipe, un nouveau fabricant de tubes d’acier soudés de l’île de la
Réunion (97/C. 125/07) ; JOCE n° C. 125 du
22 avril 1997, p. 13. Concernant une aide à finalité régionale accordée dans le cadre de l’
encadrement de certains secteurs sidérurgiques hors CECA, v. 14 janvier 1997, Aff.
C.-169/95, Royaume d’Espagne c./ Commission, Rec. 1997, p. I-135.
8. La dimension du marché fera l’objet cependant d’une étude spécifique à venir.
9. V. Sur l’exigence de sensibilité, CJCE 18 juin 1981, Aff. 126/80, Salonia/Poidomani et Giglio, Rec.
1981, p. 1563. Aussi, Communication de la Commission concernant les accords d ’importance
mineure qui ne sont pas visés par l’article 85 § 1 du traité CEE ; JOCE n° C. 231 du 12 septembre 1986,
p. 2.
10. CJCE 9 juillet 1969, Aff. 5/69, Völk/Vervaecke, Rec. 1969, p. 295.
11. Par exemple, en mars 1996, le seuil a été fixé à 100 000 écus sur trois ans par bénéficiaire
(Communication de la Commission relative aux aides de minimis ; JOCE n° C. 68 du 6 mars 1996).
12. TPI 8 octobre 1996, Aff. T-24/93, T-25/93, T-26/93 et T-28/93, Cie Maritime belge de
Transports S.A. c./ Commission, Rec. 1996, p. II-1201.
13. CJCE 31 mai 1979, Aff. 22/78, Hugin, Rec. 1979, p. 1868, point n° 17. En l ’espèce, les effets d’un
refus de vente étaient localisés dans la région londonienne.
14. Ainsi, concernant l ’application du droit communautaire de la concurrence à l’égard de
comportements dont les effets concernent l’Ile-de-France, Cass. 6 mai 1996, France Télécom c./
Sté Communications Média Services, Bull. Civ., n° 5, mai 1996,
n° 125, p. 109.
15. JOCE n° C. 125 du 22 avril 1997, p. 13.
16. Bull.  UE 4-1996, point n° 1.3.36, p. 23, décision de la Commission du 30 avril 1996 en vue de l ’
ouverture de la procédure au titre de l’article 93 § 2 du traité CE. La décision finale concerne la
création de l’entreprise Ecopipe, productrice de gros tubes d’acier dans l’île de la Réunion.
17. CJCE 9 mars 1974, Aff. jtes 6 et 7/73, CSC et ICI c./ Commission, Rec. 1974,
p. 223.
18. TPI 8 octobre 1996, Aff. T-24/93, T-25/93, T-26/93 et T-28/93, Cie Maritime belge de
Transports SA c./ Commission, Rec. 1996, p. II-1201, point n° 203.
19. CJCE 27 septembre 1987, Aff. 89/95, 104/85, 114/85, 116/85, 125/85, 127/85, 128/85 et 129/85,
Ahlström c./ Commission, Rec. 1988, p. 5193.
20. Déc. Commission n° 80/183/CEE du 7 décembre 1979, “ Accords pour la fourniture de sucre de
canne ”, point n° 20 ; JOCE n° L. 39 du 15 février 1980,
p. 64.
21. Point n°4, a.
22. Point n° 3.
23. Esso SA, point n° 16.
24. CJCE 11 avril 1989, Aff 66/86, Ahmed Saeed Flugreisen, Rec. 1989, p.803, point n° 40.
25. Déc. Commission, 4 novembre 1988, Aff.IV/32.318, European London- SABENA ; JOCE n° L. 317 du
24 novembre 1988, p. 47.

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170

26. Deux entreprises pétrolières propriétaires d ’installations de stockage de carburéacteurs de l’


aéroport de Saint-Denis de la Réunion disposaient ensemble d ’une position dominante sur le
marché de ce produit dans le département de la Réunion (C. App. Paris, 6 juillet 1994, RJDA 12/94
n° 1324). De même, le Conseil de la concurrence admet la possibilité d ’infraction sur un marché
uniquement cantonné à un DOM (Déc. n° 96.D.63 du 26 octobre 1996, BOCCRF du 8 janvier 1997).
Globalement, sur la délimitation du marché géographique en droit français de la concurrence,
Marie Malaurie-Vignal, Droit interne de la concurrence, Armand Colin, Ed. 1996, p. 194.
27. Elisa Paulin et Marie-Josèphe Rigobert, “ Les régions ultrapériphériques et la CEE ”, Rev.
March. Comm. et de l’Un. Eur. n° 368, mai 1993, p. 436.
28. Pedro Burgos, “ Iles Canaries et les Communautés européennes ”, Rev. March. Comm. n° 302,
décembre 1986, p. 580 et s. V. aussi déc. Conseil, 26 juin 1991, 91/315/ CEE, POSEIMA point 10.3, JOCE
n° L. 171 du 29 juin 1991, p. 10.
29. Déc. POSEIMA, cons. n° 14. 1(31 Déc. POSEIMA, cons. n° 13.
30. Déc. POSEIMA, cons. n° 16.
31. Déc. POSEIMA, cons. n° 13.
32. Déc. Conseil, 26 juin 1991, 91/3141/CEE, POSEICAN, cons. n° 7 ; JOCE n° L. 171 du 29 juin 1991.
33. Pour les îles Canaries, cons. n° 7 de la décision POSEICAN.
34. CJCE 5 octobre 1988, Aff. 247/86, Alsatel/Novasam, Rec. 1988, p. 5987
35. CJCE 16 décembre 1975 AS. jtes 40 à 48, 50, 54 à 56, 111, 113 et 114/73, Suiker, point n° 371,
Rec. 1975, p. 1663.
36. Cette position peut paraître audacieuse quand on sait que la Cour de Justice s ’est prononcé
sur la qualité de partie substantielle du marché commun par référence à l ’importance
économique de celle-ci vis-à-vis de l’État membre et non vis-à-vis d’une entité locale ou régionale
(CJCE. 10 décembre 1991, Aff. C-179/90, Port de Gênes 1, Rec. 1991, p. I-5889 ; CJCE 17 mai 1994, Aff.
18/93, Corsica Ferries, Rec. 1994,
p. I-1783). En réalité, tout dépend de l’activité et/ou du produit concerné. Les bananes étant
produites uniquement dans les régions ultrapériphériques, le transport maritime de bananes en
provenance des ports de ces régions fait de ceux-ci, vis-à-vis de leur Etat respectif, une partie
substantielle du marché commun. Ce raisonnement n’est pas extensible à toutes les activités
développées au sein de ces installations. Rappelons par ailleurs que l ’aéroport de Bruxelles,
intégré comme les aéroports des DOM dans les réseaux transeuropéens de transport, constitue
une partie substantielle du marché commun (Déc. Commission n° 95/364/ CE du 28 juin 1995, RVA ;
JOCE n° L. 216 du
12 septembre 1995, p. 8).
37. Déc. Commission, 17 juillet 1996 concernant l ’aide accordée à la Compagnie Générale
Maritime dans le cadre d’un plan de restructuration, Aff. 97/14/CE, point
n° IX, ii ; JOCE n° L. 5 du 9 janvier 1997.
38. Cass. Comm. 19 février 1991, n° 89-14.517, Bull. Civ. IV, n° 82, p. 55.
39. Proposition de directive du Conseil concernant les redevances aéroportuaires présentée par
la Commission à Bruxelles le 23 avril 1997, COM (97) 154 final.
40. JOCE n° L. 374 du 31 décembre 1987, p. 19.
41. Règl. n° 2343/90 du 24 juillet 1990 concernant l ’accès des transporteurs aériens aux liaisons
intra-communautaires et la répartition de la capacité des sièges sur les services aériens réguliers
entre les Etats membre, JOCE n° L. 217 du 11 août 1990,
p. 8.
42. Michel De Juglart, Traité de Droit aérien, Tome I, 1989, spéc. p. 191.

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171

43. Règl. (CEE) n° 3577/92 du Conseil du 7 décembre 1992 concernant l’application du principe de
libre circulation des services aux transports maritimes à l ’intérieur des Etats membres, JOCE n° L.
364 du 12 décembre 1992.
44. Rapport 1992-1993 sur les progrès accomplis dans la mise en œuvre du POSEIDOM présenté par
la Commission au Conseil et au Parlement européen conformément au titre V de la déc. n°
89/687/ CEE et de l’article 23 du règl. (CEE)
n° 3763/91, COM (94) 200 final, Bruxelles, le 30 mai 1994, point n° 88.
45. Dir. n° 1692/96 du Parlement européen et du Conseil du 23 juillet 1996 sur les orientations
communautaires pour le développement du réseau transeuropéen de transport ; JOCE n° L. 228 du
9 septembre 1996, p. 1.
46. Art. 129 B § 2 du traité CE.
47. Art. 129 B § 2 du traité CE.
48. TPI 27 février 1997, Aff. 106/95, FFSA et autres c./ Commissions point n° 70, non publié.
49. Déc. Commission des 2 et 9 octobre 1996 relative aux financements publics accordés à la
Chaîne de TV publique portugaise RTP, Bull. UE 10-1996, n° 1.3.61, p. 32.
50. Pour une application de l ’article 4 § 1, a) du règl. n° 2409/92 aux régions reculées, v. l ’
obligation de service public imposée à la société Transportes Aeros Portugueses pour l ’
exploitation des lignes à destination des régions autonomes portugaises des Açores et Madère
(JOCE n° L. 260 du 8 octobre 1994, p. 77).
51. CJCE 1l avril 1989, Aff. 66/86, Aff Ahmed Saeed Flugreisen, Rec. 1989, p. 803.
52. V. communication au titre de l ’article 1 § 4 de la dir. n° 96/67/CE du Conseil (97/C. 117/09) ;
JOCE n° C. 117 du 15 avril 1997, p. 13.
53. Jean-Pierre Hache, “ The implications of European Union legislation upon the provision of
transport services with regards to Islands regions ” in Systems of the Islands, L ’Harmattan, p. 11.
54. Communication du 4 août 1995, JOCE n° L. 200, p. 3-8.
55. Loïc Grard, “ Les obligations de services publics et le transport aérien ”, Colloque Cedece,
Irène, Strasbourg, 17-19 octobre 1996, Service   public   et   Communauté   européenne :   entre   l ’intérêt
général et le marché.
56. Le Conseil d’Etat s’est notamment prononcé sur le cas de l’Ile du Ré (CE.
10 mai 1974, Denoyez et Chorques, Rec. Lebon. 274).
57. Dans la communication du 4 août 1995 concernant les Açores, une réduction tarifaire aux
résidents ou étudiants poursuivant leurs études dans les îles a été envisagée.
58. Euristes, Systèmes de transport dans les îles, L’Harmattan, Ed. 1996, p. 18.
59. Françoise Odier, Transports maritimes, orientations générales, J-Cl. Europe, Fasc. 1140, 5, 1994, p.
18.
60. Les régions ultrapériphériques ne sont pas les seules à bénéficier de la dérogation au
principe d’interdiction des aides visées à l’article 92 § 3 littera a. Est, entre autres, également visé
par les aides au fonctionnement l’ensemble constitué de la Grèce, du Portugal de l’Irlande ainsi
que de l’Irlande du Nord. A propos des îles Canaries, seules sont concernées Las Palmas et
Ténériffe.
61. Un dégrèvement ou une exonération fiscale constitue une aide au sens de l ’article 92 (CJCE 2
juillet 1974, Aff 173/73, République italienne c./ Commission, Rec. 1974, p. 709).
62. Bernard Castagnède, La défiscalisation des investissements d’outre-mer, Paris, PUF, Ed. 1987.
63. JOCE n° C. 125 du 22 avril 1997, p.13.
64. Bull. UE 12‑1996, point n° 1.3.83.
65. CJCE 2 mars 1991, Aff. 305/89, Italie c./ Commission, Alfa Roméo, Rec. 1991, p. 1603, point n°
24 ; CJCE 21 mars 1991, Aff. 303/88 Italie c/ Commission, Rec. 1991, p. 1433, point n° 20 ; CJCE 14
septembre 1994, Aff. 42/93, Espagne c./ Commission, Rec 1994, p. I-4175, point n° 14.

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172

66. CJCE 17 septembre 1980, Aff. 730/79, Philip Morris, Rec. 1980, p. 2671.
67. CJCE 14 octobre 1987, Aff. 248/84, RFA c./ Commission, Rec. 1987, p. 401.
68. CJCE 14 janvier 1997, Aff. C-169/95, Royaume d ’Espagne c./ Commission, point n ° 17, Rec.
1997, p I-135.
69. Il s ’agit d’un organisme public intervenant en délivrant au cas par cas des accords de
réescompte ou de classement pour les concours à court ou moyen terme accordés aux entreprises
des DOM. Les accords de réescompte permettent de refinancer à des taux préférentiels les crédits
consentis à certaines entreprises des DOM dans certains secteurs d ’activité. Grâce à ces accords,
les établissements de crédits obtiennent un financement à taux réduit assuré par l ’IEDOM (aide de
fonctionnement). De même, ils permettent aux entreprises des DOM de diminuer les coûts de
certains de leurs emprunts (aide au fonctionnement).
70. Bull. UE 5-1994, p. 24, point 1.2.35.
71. Bull. UE 12-1996, p. 65, point 1.3.86.
72. Ce seuil n’est pas anodin, puisque la directive (CEE) n° 90/684 du Conseil du
21 décembre 1990, concernant les aides à la construction navale, en son article 1 er a) définit la
construction navale comme la construction à coque métallique de navires de commerce pour le
transport de passagers ou de marchandises, d’au moins 100 tonnes brutes, de bateaux de pêche d’
au moins 100 tonnes brutes et de dragues ou autres navires pour travaux en mer, d ’au moins 100
tonnes brutes, à l’exclusion des plates-formes de forages.
73. Loi n° 95-115 du 4 février 1995, JORF du 5 février 1995.
74. La Commission avait déjà examiné, en 1984, le versement pour la France, de primes d ’
aménagement du territoire que le gouvernement envisageait d’octroyer en faveur de projets
industriels dans plusieurs départements (Bull. 1984. 10, point
n° 2.1.45).
75. Pour les aides accordées au Pays basque à la Papeeiera Espanola, JOCE n° C 123 du 5 mai 1993.
76. Déc. Commission, 17 juillet 1996 concernant l ’aide à la Compagnie Générale Maritime dans le
cadre d’un plan de restructuration, Aff. 97/14/CE, point n° V, i ; n° L. 5 du 9 janvier 1997, p. 40.
77. Point n° IX, i.
78. Sur ce dernier aspect, v. Danielle Perrot, “ A propos de l ’arrêt Legros, quelques réflexions sur
le statut communautaire desdépartements français d’outre-mer ”, Rev. March. Comm. n° 368, mai
1993, p. 427.
79. TPI 29 juin 1993, Aff T-7/92, Asia Motor France SA (II) c. a c./ Commissions point n° 10, Rec.
1993, p II-669.
80. TPI 18 septembre 1996, Aff. T-387/94, Asia Motor (III) c./ Commission, point n° 43, Rec. 1996,
p. II-961.
81. Point n° 43.
82. Point n° 44.
83. Point n° 71. En effet, si une mesure étatique ne prend pas les éléments d ’une entente entre
opérateurs ou est prise en consultation et avec l’accord des opérateurs concernés, les opérateurs
ne sauraient invoquer la nature contraignante de la réglementation pour échapper à l ’article 85 §
I (CJCE 30 avril 1986, Aff. 209/84 à 213/84, Asjes, Rec. 19869, Rec 1986,p. 1425, point n° 17).
84. Asia Motor III, préc.
85. Point n° 75.
86. Point n° 76.
87. CJCE 17 novembre 1993, Aff. C-245/91, Ohra, Rec. 1993, p I-5851,point
n° 15.
88. Laurence Idot, Rev. Euope, novembre 1996, n° 419, p. 19.

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89. CJCE 30 novembre 1995, Aff. C-134/94, Esso SA c./ Comunidad Autonoma de Canarias, point n°
19, Rec. 1995, p. I-4223.
90. Dans l’arrêt Campus Oil (CJCE 10 juillet 1984, Aff. 72/83, Campus Oil c./ Ministre de l ’Industrie
et de l’Energie, Rec. 1984, p. 2727), des entreprises avaient fermé si bien que le gouvernement
avait pris des mesures en vue du maintien d’une raffinerie publique.
91. CJCE 30 novembre 1995, Aff C-134/94, Esso SA c./ Comunidad Autonoma de Canarias, Rec. 1995,
p. I-4223.
92. CJCE 10 juillet 1984, Aff. 72/83, Campus Oil, Rec. 1984, p. 2727.
93. Déc. Commission du 22 décembre 1992, Aff. IV/33.151, Jahrhundertvertrag et Aff. IV/33.997,
VIK-GVSt ; J.O.C.E. n° L. 50 du 2 mars 1993, p. 14.
94. TPI 18 novembre 1992, Aff. T-16/91, Rendo N.V. e. a. c./ Commission, point
n° 105, Rec. 1992, p. II-2417.
95. CJCE 26 mars 1987, Aff. 58/86, Coopérative Agricole d ’Approvisionnement des Avirons c/
Direction des Douanes et Droits indirects de la Réunion, Rec. 1987,
p. 1525.

RÉSUMÉS
Les régions ultrapériphériques présentent l’originalité d’avoir une structure de marchés distincte
du continent européen. Insulaires sauf la Guyane, petites, avec des productions différentes et un
lien de dépendance économique fort par rapport à leur métropole respective, l ’analyse
structurelle a de ce fait une pertinence toute particulière. Bien sûr, il est délicat d ’apprécier dans
quelle mesure le droit communautaire de la concurrence s’applique à ces régions d’autant plus
que la condition d’affectation du commerce entre les Etats membres doit être remplie. Les
perspectives d’une application limitée ne sont bien sûr pas de nature à écarter le principe d ’
application récemment rappelé à propos des départements d’outre-mer dans l’arrêt Chevassus. L’
intérêt de cet article se situe également dans le fait que les dérogations découlant du droit
communautaire de la concurrence peuvent être justifiées sur le fondement des critères de la
différenciation. Ceux-ci sont pris en compte dans le cadre de ce droit en vertu du principe d ’
application immédiate dégagée à l’article 227 § 2 alinéa 1 du traité CE (avant le traité d ’
Amsterdam). Enfin, étant donné que l’intervention des Etats membres respectifs est intense, à
quelque titre que ce soit, leur comportement doit être scrupuleusement appréhendé.

The originality of the so-called ultra-peripheral regions lies in that their market structures are
distinct from those of the European continent. Being small size islands (with the notable
exception of La Guyane) with different productions and a strong link of economic dependence on
their respective mainlands, they beautifully fit into the structural analysis model. Of course, it is
not easy to assess how far EC laws on fair competition apply to those regions, the more so as the
condition of trade affectation between member-states must be met. The outlook of limited
implementation are not likely to set aside the principle of implementation itself as recently
underscored with respect to the overseas departments in the Chevassus-Marche ruling. The
interest of the paper also lies in the fact that the dispensations provided for within the
framework of the EC laws on fair competition can find their legal grounds in the differentiation
criteria. Such criteria are taken into account under the immediate implementation clause as

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174

referred to in article 227 subsection 2 paragraph 1 of EC Treaty (before the Amsterdam Treaty).
Last, owing to how much member-states intervene on whatever grounds, there is a necessity to
anticipate their behavior the best one can.

INDEX
Mots-clés : concurrence, droit communautaire, régions ultrapériphériques, RUP
Keywords : competition, EC Law, ultra-peripheral regions

AUTEUR
JEAN-MICHEL RAGALD

Doctorant en droit
Membre du CRPLC de l’Université des Antilles et de la Guyane

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(Re)construccion de una identidad


negra en Venezuela
Alain Charier

Del folklore a la cultura popular


1 En Venezuela, las culturas étnicas o regionales no pudieron participar plenamente en
los proyectos modernizadores promovidos por las élites, pero padecieron de las
consecuencias de los mismos. El mito del mestizaje y el de la democracia racial 1 se
unieron para reducir la cultura popular, especialmente de origen afro, a un espacio
folklórico. Además, las regiones de población negra, cercanas en su mayoría las grandes
ciudades, han sufrido un violento proceso de éxodo rural que ha debilitado sus
identidades.
2 Sin embargo, se ha podido observar a partir de 1945 un nuevo interés hacia las
manifestaciones culturales negras y indígenas. Según G. Carrera-Damas 2 esta nueva
actitud fue motivada por el peligro que representaba para el dominio de la burguesía
criolla la llegada de una poderosa inmigración europea (por otra parte favorecida por
ella a fin de « blanquear » el país), las élites quisieron promover una nuevaidentidad
nacional sin modificar porlo tanto la jerarquia social.
3 Se trataba sin embargo de un enfoque paseísta que veía en estas culturas unas
sobrevivencias o reliquias del pasado, cerradas a cualquier tipo de evolución socio-
económica. No se tomó en cuenta las diversas estrategias que empezaron a poner en
marcha estos sectores de la población para (re)construirse como actores sociales.
4 Esta visión folklorista, que todavía sobrevive en el seno de varias instituciones, luce
como muy inadecuada en un país donde más del 85 % de la población es urbana y en el
cual la mayoria de las manifestacionesculturales populares se desarrollan en el ámbito
de la ciudad ; tampoco toma en cuenta el hecho de que ninguna parte del territorio ha
escapado a la destructuración promovida por los medios de comunicación, por el
sistema escolar, por el turismo masivo, y más recientemente por las políticas
neoliberales en general.

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5 A partir de los años ochenta una nueva generación de investigadores (herederos de M.


Acosta-Saignes3 emp ezó a preocuparse por establecer un vínculo entre el estudio de las
culturas populares y la búsqueda de políticas innovadoras en este campo, reubicando
así varios aportes-especificamente el negro-dentro de la dinámica histórica de la
sociedad venezolana. El problema de la identidad surge de ahora en adelante con más
fuerza4.
6 Los acontecimientos que van a transformar la vida política, social y económica del país
a partir de 1983, y sobre todo de 1989, van a dinamizar también estas propuestas y
darles más resonancia.

Un nuevo interes hacia lo cultural


7 Dentro de una situación duradera de crisis se encuentran elementos
estructuralesyconyunturales. En el caso venezolano si loconyuntural surgió en los
ochenta, lo estructural era mucho más antiguo y se remontaba, tal vez, hasta los inicios
de la colonización misma y a la construcción progresiva de una red de privilegios y de
clientelismos. Sin embargo, el fín de muchas certidumbres fue una oportunidad
inesperada de promover la cultura en el mismo momentoque se manifestaba la
existencia de una incipiente “nueva sociedad civil”.
8 Se pudo observar entonces una gran creatividad en todos los campos artísticos y una
creciente demanda de parte de un público en busca de fuertes señales. Se constató
también un aumento sustencial de los subsidios atribuidos por parte del Conac (Consejo
nacional de la cultura) y – por primerea vez en la historia venezolana – la cultura se
divisó como un desafío político mayor.
9 Esta evolución tiene varias causas : la cultura apareció en primer lugar como siendo una
compensación a ofrecer a una ciudadanía fuertemente golpeada por los fracasos
económicos y sociales ; era una manera de dar una dimensión humana a los ajustes
neoliberales que habían hecho más visibles las desigualdades que hasta el momento, el
populismo había sabido ocultar. La cultura se impuso como un factor de cohesión social
y nacional. En esta última perspectiva, favorecer ‑ aunque sea de formamuy limitada –
las culturasregionales y étnicas minoritarias podía aparecer como el inicio de una
integración de las mismas como componentes de pleno derecho de la identidad
nacional.
10 Había también por el medio el beneficio que se podía esperar al nivel internacional,
más que todo cuando se trata de las culturas negras, en el Caribe insular. La dimensión
económica no puede tampoco ser dejada de lado, no solamemte al considerar la cultura
y sus producciones como fuentes de recursos sino también como factor de
mejoramiento de la imagen empresarial. De hecho se pudo constatar cierta
transformaciónde la actitud del sector privado al respecto, un impulso se dióhacia el
mecenato.
11 En el contexto que acabamos de describir, la cultura popular afro que se había
beneficiado de cierta revalorización y del trabajo de varias organizaciones populares,
va a convertirse en un nuevo centro de interés por parte de los poderes políticos
locales, regionales y nacional.

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La cultura popular como reto para los poderes


12 Resultaría imposible abordar en el espacio limitado de esta ponencia el conjunto de
acciones llevadas a cabo por varias instancias en pro del desarrollo de la cultura afro-
venezolana, sin embargo un breve recorrido nos permitirá poner de relieve el empuje
determinante dado por la sociedad civil a este proceso.
13 A partir de 1990 el Conac vió aumentar sustancialmente su presupuesto y a pesar de
que el porcentaje reservado a la cultura popular se quedó muy limitado (todavía lo es),
este sector se benefició también con este crecimiento. Pero más que todo, fue al nivel
de los métodos de intervención donde se pudo observar cierta evolución de las mentes
y la voluntad de hacer progresar un partenariado entre el Estado y los varios actores
culturales.
14 Los gobernadores por su parte, a raíz de su eleccióndirecta (1989)buscaron afianzar su
base política a través del reconocimiento de las culturas locales y étnicas. Promovieron
textos y decretos en favor de ellas, pero frecuentemente sin acordar los subsidios
necesarios para permitir realizaciones concretas.
15 Los municipios también beneficiarios de la reforma, mantuvieron generalmente una
postura más tímida y su acción fue de hecho más limitada : en el ámbito rural
frecuentemente por falta de recursos o de preparación de los responsables. Pero en las
grandes ciudades como Caracas, donde las comunidades son tal vez más organizadas, la
cultura popular ha sido tomada en cuenta, considerándola como un remedio parcial a
los problemas engendrados por la marginalidad y la fragmentación étnico-social del
territorio urbano.
16 De hecho, se ha subrayado abundantemente la importancia para toda acción cultural de
la existencia de una comunidad claramente identificada, teniendo como base un
territorio bien delimitado y historicamente compartido. La apropiación del pasado por
ella debe permitir de no caer en las trampas de la unidad abstracta o de la diversidad
irracional5. Esta búsqueda de auto-identificación ha sido la base del desarrollo del
movimiento cultural dentro de las comuninades negras rurales. La necesidad de
estructurar comunidades nuevas ha estimulado en los barrios urbanos la acción de la
sociedad civil.

Barlovento : “laboratorio” de la reconstruccion


identitaria
17 La acción de las organizaciones populares en Barlovento ha sido fundamental y ha
convertido esta región en un laboratorio cultural permitiendo así la removilización de
una población fuertemente golpeada económicay culturalmemte. Surgió un nuevo tipo
de política cultural abierta a la participación real de sectores importantes de esta
comunidad y propicia a la toma de palabra por parte de sus miembros que habían sido
por demasiado tiempo únicamente objetos del discurso académico.
18 Estas organizaciones han tratado de abrir para Barlovento y sus tradiciones un camino
hacia la modernidad, una modernidad diferente de la modernización incontrolada que
había sufrido hasta el momento.Gracias a su S oder de convocatoria y a la acumulacion

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de experiencias que había logrado durante los diez últimos años, la sociedad civil supo
convertirse en un interlocutor indispensable de los diversos poderes instituciones.
19 Barlovento está ubicado a cien kilómetros al este de Caracas y abarca una superficie de
4 610 km², su población alcanza en la actualidad los 200 000 habitantes. Desde hace
mucho tiempo esta región a sido considerada como la esencia misma de la presencia
negra en Venezuela. Tardíamente explotada (al iniziarse el siglo XVIII) conoció su aúge
económico finalizándose el périodo colonial con la producción del cacao, rubro
principal de exportacióon de la provincia. Esta especialización condujó a la existencia
de la más grande concentración de esclavos que hubo en el país y al hecho de que,
todavía, Barlovento sigue siendola mayor zona de poblamiento negro de Venezuela.
20 A partir de la abolicióndela esclavitud en 1854, la región entró en decadencia al nivel
económico, proceso que se aceleró durante el siglo XX debido a un éxodo masivo hacia
la capital y las zonas petroleras. La apertura de carreteras acabó con el
aislamientosecular de Barlovento, y un turismo descontrolado provocó una
deculturación aparentemente irreversible. Sin embargo, la población no quedó
deprovista de recursós frente a un cambio tan violento. Tal vez porque era la
herederade una fuerte tradición de resistencia forjada en el cimarronaje y de una
capacidad organizacional que se había manifestado por ejemplo a través del catolicismo
popular6 y en el marco de la defensa de sus tierras comunitarias. De hecho su cultura,
sea en el campode la oralidad, de la música o de la danza, quedó mucho más vigenteque
las de otras partes del país.
21 Ya en los años cuarenta, bajo la influencia del escritor J.-P. Sojo aparecieron
asociaciones culturales de raíz folklórica, las cuales se mantuvieron hasta los setenta. A
esta última época un militantismo étnico-cultural nuevoempezó a desarrollarse en
Barlovento, fue un movimiento que reflejaba una profunda preocupación al respecto de
la política del Conac, orientada en aquel entonces hacia una folklorización
despreciativa de la cultura popular local a través de espectáculos para turistas
(desgraciadamente esta tendencia no ha desaparecido completamente) 7.
22 Paradójicamente, un proyecto educacional iniciado por el Estado el Pasin (Pensamiento,
Acción social, Identidad Nacional) sirvió de base para la unificación de las energías
locales, permitió la emergencia de un nuevo tipo de organizaciones populares en
Barlovento y frendró asi el ocaso cultural que se vislumbraba.
23 Resulta importante subrayar el contenido de este proyecto y las razones de su fracaso
porque las circunstancias de este permitieron la toma de conciencia por parte de los
actores locales de la necesidad de tomar en mano propiasu desarrollo cultural. La nueva
visión del proceso histórico que conllevaba el Pasin, centrada en lo local, encontró una
violenta oposiciónpor parte de varios intelectuales influyentes y el gobierno siguiente,
a quien le tocó poner en marcha la reforma se dejó llevar por ellos y la abandono en
1986. Sin embargo 1a semilla quedó y los líderes comunitarios ‑ más específicamente los
de Curiepe y San-José ‑ quienes habían participado en la experiencia, lanzaron sus
proyectos autónomos, teniendo como objetivo el conocimiento de la comunidad por sí
misma, su acercamiento a su propia génesis histórica y su toma de conciencia relativa a
sus lazos con el Caribe y Africat8.
24 Se trataba de una estrategiaquetenía como meta, la elaboración de una identidad
venezolana más auténtica, capaz de abrir el camino a nuevas prácticas democráticas.
Así nació en 1986 como asociación civil el CIDOCUB : Centro de Investigación y

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Documentación de la Cultura Barloventeña. Esta organización tenía tres ejes de trabajo


fundamentales : poner en marchauna investigación participativa, reunir una
documentación accesible a la población barloventeña, promover una enseñanza
adaptada a la vida de la gente. Se trataba de considerar la comunidad en su conjunto
como algo más que un grupo sin cohesión y sin objetivo comun.
25 Los miembros fundadores del Cidocub se apoyaron también sobre el aporte de los
especialistas (historiadores, sociólogos, antropólogos) oriundos de la región o muy
ligados a ella, relacionando sus conocimientos a la memoria colectiva de la población.
26 Tal proceso encontró un eco favorable dentro de la comunidad, y más que todo en los
pueblos más amenazados por las mutaciones nacidas del turismo como lo son Curiepe,
Higuerote, San-José y Rio-Chico.
27 Existía también la inquietud de ver los resultados de las investigaciones ser leídos,
discutidos y criticados por la gente. Lo que determinó la creación de los dos centros de
documentación de Curiepe y de San-José.
28 A partir de 1987, el Cidocub replanteó el problema del contenido de los pogramas
escolares y llevó a cabo una reflexión al respecto, la cual le permitió presentar en 1990
proposiciones concretas al nuevo gobernador por primera vez elegido por voto popular
y recibir una acogida favorable de parte de la dirección regional de la cultura.
Negociado con el Cidocub, el proyecto de enseñanza de la historia regional trataba de
favorecer la toma de conciencia de los maestros (partiendo de sus vivencias) y de
promover las aptitudes de los alumnos como investigadores de sus proprias
comunidades, eso a fín de poder publicar manuales que reflejasen realidades locales 9.
29 Si se acepta la afirmación según la cual la existencia de manifestaciones culturales
propias de una comunidad es un signo evidente su capacidad de movilización y de
liderazgo10, se puede sin lugar a dudas constatar cierta declinación del Barlovento que
hay sin embargo, que relativizar. Las situaciones locales siguen siendo muy diversas :
algunas comunidades como Curiepe defienden con fuerza sus tradiciones, otras como
Caucagua y San-José esperan el impulso de las organizaciones de la sociedad civil, unas
quedan sin organización alguna.
30 Un hecho importante resulta ser la aparición de nuevos intercambios que se dan a
través de varios festivales (Voz negra, Percusión de San-José) que han relacionado los
pueblos de Barlovento con otras comunidades afro-venezolanas, afro-americanas e
incluso africanas. La multiplicación de esos eventos que ocurren fuera del calendario
festivo y religioso tradicional, sus origenes diversos, relativizan profundamente el uso
del término « tradicional » para definir las manifestaciones que promoven. Se observa
claramente que la mayoría no podría desarrollarse sín la convergencia de los esfuerzos
de la sociedad civil y de varias instituciones oficiales, asi se vislumbra el cuadro general
de la evolución actual de la cultura popular.
31 Unas iniciativas en el campo musical nos van a dar excelentes ejemplos de este
fenómeno. La música es uno de los elementos más identificatorios de Barlovento,
especialmente por la energía que ha brindado siempre a la resistencia cultural, pero
desgraciadamente, también por los estereotipos que ha promovido como el del “negro
tomando ron y tocando tambor”. Particularmente rica en su registro rítmico y en su
conjunto instrumental de percusiones (mina curbata, culepuya), la música de
Barlovento no se ha salvado de la deculturación acelerada que ha sufrido la región. La
Escuela de percusión de San-José, fundada en 1984, ha querido dar una respuesta global

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a este desafío, buscando demostrar así que la música podía ser una solución – puntual
por cierto – a los problemas nacidos de una difícil realidad social que se caracteriza por
un importante analfabetismo y un desempleo crecientedentro de la población jóven,
favoreciendo un aumento de la delincuencia.
32 La experiencia empezó con una sensibilización de la comunidad a través de sus
organizaciones de base (juntas vecinales, sindicatos agrícolas), después de esta fase se
realizó una selección de los niños más dotados y por fin se instaló una red de transporte
para permitir a los niños acudir a las clases en el centro de ensenanza ubicado en el
pueblo de San-José.
33 E1 contenido pedagógico propuesto era progresivo y se acercaba a la cultura afro-
venezolana a través de una visión amplia que abarcaba las culturas negras en su
conjunto, los varios géneros musicales del Caribe y el conocimiento necesario del
solfeo-oportunidad para la alfabetizacion11.
34 Promovido por miembros del Cidocub trabajando también en el seno del Conac, la
escuela recibió el apoyo de este organismo y subsidios de la Dirección regional de la
cultura, pero el objetivo inicial de los fundadores de extender el proyecto a otras
comunidades negras de Venezuela no pudo darse por falta de recursos y la experiencia
se ha detenido en San-José. Esta situación ilustra perfectamente el hecho que las
iniciativas culturales nacidas de la propia sociedad civil necesitan todavía el apoyo
oficial para poder crecer.
35 Caucagua, población al margen occidental de Barlovento y que se encuentra más y más
absorbida por Caracas nos da un ejemplo singular : animadores culturales ligados a las
organizaciones populares trataron de llevar a cabo una una acción dentro de una
alcadia12 y tuvieron que volver al trabajo dentro de la comunidad. Este intento de
cultura municipal (1990-92) fracasó por falta de recursos, y más que todo, debido a la
ausencia de interés real por parte del alcalde, actitud que se puede observar ‑ fuera del
périodo electoral ‑ en la mayoría de los municipios de Barlovento y de otras regiones
del país. En Caucagua la fundación Victor Sosa se ha de hecho, transformada en e1 eje
central de la vida cultural, esta organización es integrada por un conjunto de grupos
musicales de varios estilós : percusionistas tradicionales, tocadores de jazz, salseros,
músicos clásicos interesados en los temas ligados al patrimonio regional. Uno de ellos ,
el grupo experimental Caucaucuar es dirigido por el antoguo responsable cultural de la
alcaldía. Esta formación desarrola un repertorio que mezcla piezas tr dicionales y
composiciones proprias que reflejan los problemas actuales de la comunidad. La
fundación conduce una política de relaciones públicas que tiene como meta el
reconocimiento de la cultura barloventeña al nivel nacional (se hace muy presente en
Caracas) e internacional. Su competencia al nivel de la enseñanza musical le ha
permitido imponerse como responsable del nuevo centro cultural financiado
conjuntamente por el Conac y la Dirrección regional de la cultura, se trata del primer
instituto de este tipo en Barlovento.
36 Río-Chico ha sido la sede de una experiencia muy original que tiene como meta del
renacimiento socio-cultural y ciudadano gracias a la lucha en favor del medio
ambiente. Sus iniciadores apoyándose sobre el hecho se que e Barlovento, por causa del
desarrollo turístico anárguigo de su litoral – completamente urbanizado – corría un
riesgo ecológico mayor (destrucción de su espacio que encierra las bases mismas de su
cultura) decidieron hacer público el debate sobre este tema tan importante.

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37 En esta perspectiva crearon en 1984 la asociación « Represénta te-tú » 13. Este nombre
indicaba claramente la voluntad de sus miembros de promover, más allà de la simple
denunciación de la contaminación, una nueva toma de responsabilidad por parte de la
comunidad para asumir su propio futuro. Las causas fundamentales del problema
ecológico en Barlovento son por una parte el afán de lucro de los promotores, quienes
no han vacilado por ejemplo en destruir con productos quimcos los manglares de la
Laguna de Tacarigua ‑ teoricamente Parque nacional ‑ provocando asi un daño
irremediable a su comunidad de pescadores : y por otra parte la irresponsabilidad – a
veces la corrupción ‑ de los ediles, quienes pretenden promover el turismo masivo
como el único camino hacia el empleo y sobre todo la modernidad. El argumento
econónico en ausencia de una formación real de la población joven aparece muy
ilusoria.
38 Además un turismo desligado de las realidades socio-económicas locales, ejerce una
fuerte presión sobre las tierras agrícolas y conotribuye a transformar las
manifestaciones culturales en mero espectáculo.
39 La acción de Represéntate-tú es múltiple pero siempre se apoya sobre la movilización y
la participación de la comunidad : juicios en contra de las empresas contaminadoras,
organización de una cooperativa de reciclaje de la basura, iniciacción de los campesinos
a las técnicas de recuperación de los suelos, sensibilización de los turistas al necesario
respeto a las costumbres autóctonas. La organización publicó un periódico y aprovecho
la oportunidad que le proporcionaron las elecciones municipales para dar a conocer sus
reinvendicaciones y poder así obligara las autoridades locales a dar una respuesta a los
problemas que había planteado. Es asi como ha sido realizada finalmente la tan
necesaria laguna de oxidación.
40 Este breve panorama no sería completo si no se tomara en cuentala acción de la Unión
de las mujeres negras fundada en 1984. Conscientes de la doble discriminación que
padecen en Venezuela14, como negras y como mujeres, sus miembros provocarón una
reflexión en los medios de comunicación al respecto, denunciando los estereótipos
dominantes y organizaron talleres de auto-estima a fin de luchar en contra del
endoracismo difundido desde la infancia.
41 Esta organización ha promovido campañas para realzar el papel histórico y social de las
mujeres negras por ejemplo en Barlovento dónde constituyen 40 % de los jefes de
familia y cumplen este papel dentro de una situación económica difícil y sin aceso a la
educación. Proyectos de artesanía y de turismo ambiental han sido desarrollados,
iniciando respuestas concretas15.

Situaciones heterogeneas de las comunidades negras


42 E1 nivel alcanzado en su trabajo de reconstrucción identitaria por cada comunidad
afro-venezolana varía mucho y se encuentra generalmente vinculado con el desarrollo
de la sociedad civil local y con la institucionalización de la cultura popular promovida
por los poderes regionales.
43 En el municipio Veroes del Estado Yaracuy, un asentamiento negro antiguo ha visto su
estructura agrícola y socio-cultural (culto a San-Juan) completamente negada a raíz de
la pérdida de la tenencia de sus tierras a favor de la producción azucarera
industrializada. Hubo que esperar los años ochenta16 para que un grupo de animadores

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exteriores (pero algunos oriundos del municipio) se encargaran de “recrear” las


manifestaciones tradicionales. Más recientemente, la autonomización del municipio, la
nueva actitud de la gobernación y el crecimiento de asociaciones autóctonas
(relacionadas frecuentemente al sindicalismo agrícola17 parecen abrir el camino hacia
una real toma de conciencia identitaria de la población.
44 En el extremo oriente del país, la región costera de Cariaco/Carupanor y Paria (Estado
Sucre) ha siempre sido caracterizada por las relaciones muy estrechas que mantiene
con el Caribe insular (más que todo Trinidad, pero también con Granada y en un pasado
no tan lejano con las islas francófonas) y tiene por lo mismo una cultura singular.
Actualmente una red integrada por investigadores18, Ateneos19, Casas de la cultura20 y
fundaciones privadas21 trata de rescatar y de promover ‑ en todos sus aspectos ‑ esta
identidad original. Sin embargo la apertura económica (forajes petroleros) no deja de
ser una ameneza para las comunidades negras de esta región en proceso de
reafirmación.
45 A lo largo del Litoral central (Municipio Vargas del Districto Federal, Estado Aragua) se
puede observar una movilización de los pueblos negros alrededor de proyectos micro-
económicos ligados al turismo (Chichi Riviche, La Sabana) o a la pesca (Chuspa). Estas
comunidades buscan alcanzar de esta mamera un desarrollo sustentable negociando, a
veces directamente, con actores extranjeros (Comunidad europea).
46 En el sur del Lago de Maracaïbo (Estados Zulia y Mérida) una zonade poblamiento negro
antiguocon tradiciones culturales muy fuertes (Culto a San-Benito) pero sumamente
pobre y olvidada por Gobernadores lejanos (Maracaïbo, Mérida) trata de proyectarse
gracias a su Ateneo (Bobures). Luchas por el liderazgo socio-cultural local han
obstaculizado un real progreso en este sentido.

La identidad negra en la ciudad


47 En las principales ciudades de Venezuela, y más que todo en Caracas, cualquier politica
cultural tiene que afrentarse a una situación muy compleja. La capital ha crecido sin
planificación y los 680 000 habitantes de 1950 son hoy más de 4,5 millones el 20 % de la
población de la nación. Este crecimiento es más que todo el resultado de un
importantísimo movimiento migratorio desde el campo ; varias regiones negras
(Barlovento, Litoral central) están muy presentes dentro de este proceso.
48 Estos últimos contingentes se han agrupado generalmente en las áreas marginales
(ranchitos, urbanizaciones pobres), zonas que por mucho tiempo han sufrido un
abandono completo al nivel de la acción cultural por parte de autoridades, negandoles
cualquier necesidad al respecto22.
49 La Vega es un barrio relativamente “antiguo”, que ha empezado a constituirse hace más
de treinta años con la instalación de estas poblaciones rurales, que se ha extendido ‑
como la mayoria de las comunidades de este tipo ‑ sobre las laderas de un cerro : los
últimos integrantes tuvieron que radicarse cada vez más arriba. Hoy en día, su centro
conocido como la parroquía San-Juan, tiene una apariencia realmente urbana.
50 La población es esencialmente venezolana y proviene de varias partes del interior del
país : Oriente, Andes, Litoral del Districto federal, Barlovento. En La Vega ha ya nacido y
crecido toda una generaci país n.

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51 E1 barrides ‑ con razón ‑ considerado como muy peligroso, pero es también el lugar de
implantación de una fuerte tradición organizativa al nivel popular, y cuando fue
fundado el grupo Autóctono en 1980 existían ya una junta de vecinos, clubes
deportivos, un grupo de teatro y un grupo de danza nacionalista.
52 Autóctono fue originalmente un grupo de música popular venezolana. Sus fundadores,
después de haber llevado a cabo un trabajo de investigación en el interior del país,
orientaron su acción hacia la permanencia de las tradiciones en el seno de esta pequeña
sociedad de inmigrantes de identidad incierta y frágil frente a los efectos
destructuradores del ambiente capitalino23. E1 repertorio del grupo ha sido
predominantemente afro-venezolano ; de hecho muchos integrantes ‑ incluyendo su
presidente ‑ son negros, pero la razón principal radica en el poder de convocatoria y de
proyección de este componente cultural, lo cúal ha permitido una integración de la
comunidad, agregando inclusive miembros herederos de tradiciones culturales
distintas.
53 Este proceso se ha visto reforzado por el nacimiento y el desarrollo del culto a San‑Juan
en esta parroquia (este culto se ha extendido a múltiples áreas de Caracas en el
transcurso de los últimos años) y por la organización anual del “Encuentro de los
Santos de los Negros de Venezuela”. Se trata de hecho de dos manifestaciones muy
distintas en lo que se refiere a sus origenes.
54 La primera corresponde al surgimiento de una tradición rural en el ambiente urbano a
raíz de una promesa personal que recibió apoyo y respuesta por parte de la comunidad,
la segunda resultó de la voluntad de varios actores culturales (con el apoyo del Conac y
de Fundarte-organismo cultural del municipio Libertador) de poner en escena de hacer
encontrarse en un mismo lugar varias tradiciones ligádas al catolicismo popular afro-
venezolano.
55 Sin embargo en ambos casos se puede observar el nacimiento de una integración (local
o nacional) al interior de vivencia común a la vez tradicional y moderno, rural y
urbano. Resulta fundamental igualmente el compromiso de la comunidad al nivel de la
acogida del público y de los grupos : ha permitido es solamente ella que el éxito de estas
manifestaciones son el resultado de la cohesión que la cultura afro – a través de los
organizaciones populares – ha llevado al barrio de La Vega.
56 Un proyecto comparable con el de “Autóctono” en La Vega está empezando a ponerse
en marcha a una escala mucho más grande en Caracas : se trata de el de ACU (Asociacion
de Cultores Urbanos). Catia es en realidad una zona immensa y diversa, sin clara
definición administrativa, que abarca toda la parte occidental del Municipio Libertador
(Caracas misma) y cuenta casi con dos millones de habitantes (40 % de la población
capitalina).
57 Catia es también una suma de los problemas urbanos en América latina : segregación
espacial étnico-social, divorcio entre instituciones y prácticas culturales, dificultad para
construir nuevas identidades colectivas24.
58 Promover una identidad para Catia, construir una ciudadanía de proximidad, mejorar
la vida de la población son los objetivos de los miembros fundadores de Acu 25 oriundos
ellos mismos de las varias organizaciones populares locales. En este proceso el papel de
las manifestaciones culturales de origen negra resulta muy importante, el poder de
convocatoria que ellas tienen permite una movilización inicial de la gente 26.

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59 Por otra parte, Catia cuenta con varias comunidades de inmigrantes extranjeros, unas
negras como la de los haïtianos (agrupada en el barrio Los Magallanes). Esta última,
trata de conciliar su deseo de integración y su voluntad de reafirmación identitaria
gracias a una nueva organización independiente del poder político de su país de
origen27.
60 Las dos experiencias que acabamos de evocar son muy recientes, y es todavía
demasiado temprano para hacer un balance. Muy diferente es el caso del barrio San-
Millán de Puerto-Cabello.
61 Otra vez marginado, San-Millán se ha convertido, a raíz del largo trabajo de la
asociación “Tambores de San-Millán”28, en el simbolo de esta ciudad caribeña y le ha
permitido reanudar sus lazos con las islas neerlandófonas vecinas(Curacao, Aruba). Sin
embargo la falta de relevo del liderazgo fundador y una organización insuficiente
asombrecen el futuro de un proyecto hasta el momento exitoso.

Un cambio duradero ?
62 Como lo hemos dicto anteriormente 1as experiencias evocadas aquí se han
desarrollado, en su mayoría, dentro de un período relativamente breve y, a veces,
dentro de comunidades muy específicas, por lo tanto no permiten sacar conclusiones a
largo plazo.
63 Los logros pueden revertirse, por ejemplo en Barlovento entre 1993 y 1996 cuando la
situación se había vuelto muy tensa a raíz de un cambio de color político de la
Gobernación : la cultura negra y las organizaciones populares habían sido relegadas a
un papel secundario29. Sin embargoen esta oportunidad, la sociedad civil y
lascomunidades supieron reaccionar y el impulso inicial se quedó : hoy en día una
dinámica nueva se ha puesto en marcha.
64 E1 balance provisorio de la acción del grupo “Autóctono”, en un ambiete tan difícil
como lo es el de La Vega, resulta se positivo – más que todo en lo que se refiere a la
participación, la construcción identitaria y la cohesión de la comunidad ‑ pero esta
organización debe enfrentarse diariamente a una pobreza y una violencia crecientes.
65 Sin embargo, en ambos casos (Barlovento, La Vega) el trabajo socio-cultural llevado a
cabo por las organizaciones populares, por más de diez años, con el apoyo de las
poblaciones ha demostrado ser un camino válido por la búsqueda de una nueva
modernidad integrada por una identidad (re)construida. Semejantes movimientos
podrían contribuir a una nueva definición de la identidad nacional reconocedora de las
diversidades regionales y étnicas30.
66 Gracias a estas experiencias, la cultura popular, por fin despojada de carácter
folklórico, podría comprobar su capacidad de adaptación a la modernidad, modernidad
que había sido por mucho tiempo confiscada por las élites. Se abren igualmentee
perspectivas en la busqueda de un desarrollo sustentable, en contacto con las
realidades de las minorías “invisibles” como lo ha sido la negra en América latina 31.
67 Es dentro de esta perspectiva donde se ubica la investigación que llevamos actualmente
a cabo en el marco del CRPLC/CNRS, ampliando nuestro terreno de estudio a un conjunto
representativo de las comunidades negras en Venezuela y deseando intercambiar datos
y conclusiones con investigadores que trabajan sobre otras sociedades carbeñas.

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NOTES
1. Wright Winthrop, Café con leche: a brief louk at race relations in twentieth century, Venezuela,
Austin, University of texas Press, 1992.
2. Carrera-Damas Germán, El dominador cautivo, Caracas, Ed. Grijalbo, 1988.
3. Acosta-Saignes Miguel, Vida de los esclavos negros en Venezuela, Caracas, Ed. Vavell Hermanos,
1967.
4. Montañez Ligia, El racismo scutto en una sociedad no racista, Caracas, Ed. Tropykos, 1993.
5. Guadarrama P.G. Pereliguin N., Lo universal y lo específico en la cultura, Bogotá, Ed. Quijana,
Caballero, 1988, p. 93.
6. Chacón Alfredo, Curiepe, ensayo sobre la realización del sentido en la actividad máyicoreligiosa de un
pueblo venezuelano, Caracas, Ed. UCV, 1977.
7. Mosonyi Esteban, Identidad   y   culturas   populares, Caracas, Ed. La Enseñanza viva, 1982,
pp. 353-355.
8. Entrevista con Tomás Ponce, Presidente del Cidocub, Curiepe, 26/05/1991.
9. Entrevista con Pilarica de Romero, Directriz de la cultura del Estado Miranda, Los Teques,
24/04/1991.
10. Gonzales-Ordosgoítti, E.A. Siete fiestas residenciales canaqueñas, Caracas, Ed. Fundarte, 1991,
p. 101.
11. Ponencia de Miguel Urbina, Director de la escuela de percusiones de San-José, Encuentro
Didáctico de los musicos percusionistas, Caracas, 26/10/1993.
12. Entrevista con Carlos Martinisky, Director municipal de la cuttura, Caucagua, 26/04/1991.
13. Entrevista con Carlos Rodriguez, Presidente de « Represéntate-tú », Rio-Chico, 19/05/1991.
14. Situación de la mujer negra, Caracas, Ed. Cisfe, 1992, p. 184.
15. Entrevista con Reina Arrapia, Presidenta de la Asociación de las Mujeres negras de
Venezuela, Caracas, 19/03/1997.
16. Entrevista con la Pra-Lisbella Paéz, san Felipe, 05/12/1996.
17. Entrevista con David-Villegas, Pr. Fundación « La misma gente », El Chino, 30/03/1997.
18. Entrevista con Juan de Dios Diaz, Ir. Instit. Est. Etnicos de Paria, Carúpano, 20/11/1996.
19. Entrevista con Merbys Rodriguez, Director del Ateneo, Guiria, 21/11/1996.
20. Entrevista con Josué Villaroel, Uir-Casa de la Cultura, Yaguaraparo, 09/04/1997.
21. Entrevista con S. Vicentelli, « Fondación Proyecto Paria », Carúpano, 10/04/1997.
22. Zuluoga Pablo, « San Agustín, La otra cara », Criticarte, n° 6, Caracas, 05/1992.
23. Entrevista con William Ochoa, Presidente de « Autóctono », La Vega, Caracas, 24/06/1994.
24. T. Bolívar, J. Baldó, La cuestión de los barrios, Ed. Monte Avila, Caracas, 1995.
25. Entrevista con Charley Nora, miembro fundador de ACU, Caracas, 17/03/1997 .
26. Entrevista con Ricardo Linares, director del grupo « Cañon », Caracas, 25/04/1997.
27. Entrevista con Fritz Saint-Louis, presidente de la asociación Haïtiana, Caracas, 25/04/1997.
28. Entrevista con Hernán Vilanueva, director de « Tambores de San-Millán », Puerto-Cabello,
04/12/1996.
29. Entrevista con Jesús Garcia, Presidente de la Fundación Afroamérica, Caracas, 29/11/1996.
30. Garcia Canclini, N. (Coord.) Culturas en globalización, Ed. Nueva Sociedad, Caracas, 1996.
31. Friedeman, N. de « Estudios de negros en la antropologia colombiana » in Un siglo de investigación
social : antropologia en Colombia, Ed. Etno, Bogotá, 1984.

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RÉSUMÉS
Depuis quelques années, on peut observer au Venezuela un renouveau des pratiques culturelles
liées à l’identité noire. Ce processus a été complexe et s’inscrit dans l’affirmation d’une nouvelle
société civile indépendante du système des parties et des structures traditionnelles de pouvoir.
Les organisations noires ont investi de nombreux domaines de la vie sociale : défense de
l’environnement, économie, santé, éducation, culture. La mise en évidence de la relation entre
lutte ethnico-culturelle et revendication sociale a été au cœur de son action. Des exemples choisis
dans des communautés rurales et urbaines illustreront cette nouvelle réalité.

Desde hace unis años se puede observar una nueva affirmación de la cultura y de la identidad
afro-venezolana se trata del resultado de un proceso complejo. Su característica más revelante
fue su emergencia dentro de la “nueva sociedad civil” distanciada de los partidos politicos y de
los poderes tradicionales. El movimiento negro venezuelano se ha impuestio como interlocutor
en varios campos de la vida pùblica defensa del medio : ambiente, economia, salud, educación,
cultura. Frecuentemente su acción se ha caracterizado por la voluntad de ligar lo étnico y lo
social como se podrá demostrar con ejemplos escogidos en varias comunidades urbanas y rurales.

INDEX
Index géographique : Venezuela
Mots-clés : afro-américanisme, culture populaire, ethnicité, société civile
Palabras claves : afro-amercanismo, cultura popular, etnicidad, sociedad civil

AUTEUR
ALAIN CHARIER

Chargé de recherche CRPLC/CNRS


Ponencia presentada en la XXII Conferencia Anual de la Asociación de Estudios del
Caribe, Barranquilla), 26 - 30/05/1997

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Forum

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Points de repères historiques pour


comprendre l’Haïti d’aujourd’hui
Guy Alexandre

NOTE DE L'AUTEUR
Le texte qui suit date de mars 1993.
Il avait été conçu pour servir d’introduction à une discussion entre des démocrates
français et haïtiens, autour de la problématique des origines et fondements de la
situation socio-politique haïtienne de ce moment là.
Haïti était alors – on s’en souvient – en plein régime de coup d’état. Pour les démocrates
haïtiens et leurs amis, était à l’ordre du jour la lutte pour le retour à l’ordre
constitutionnel en Haïti.
Les difficultés de toutes sortes qui ont suivi la restauration de cet ordre – celles qu’Haïti
est encore en train de vivre en ce début d’été 1997 – confirment entre autres, la
proposition ici soutenue selon laquelle « incontournable », le retour en Haïti du
Président constitutionnel ne constituait pas à soi seul le retour à la démocratie.
Au fond, ce que ce texte donnait à entendre et que les démocrates et le peuple haïtien
sont en train d’expérimenter durement depuis octobre 1994, c’est combien il est
difficile de « changer l’Etat », même quand la transformation de l’Etat correspond à une
aspiration majoritaire. En particulier, dans un contexte où divers éléments des
traditions politiques propres aux pays contribuent à freiner le processus de la
nécessaire institutionnalisation de la vie politique.1
Peut-être est-il utile que je précise, au départ, que le titre annoncé est à prendre
rigoureusement au pied de la lettre.

1 Je ne procéderai pas, en effet, à un exposé historique sur Haïti ; en particulier, je


présenterai fort peu d’éléments chronologiques.
2 Mon intention est d’énoncer, sous forme de « propositions », un certain nombre de
données du cheminement historique de la société haïtienne – de produits d’histoire –

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comme « matériaux »   pour   comprendre   les   luttes   politiques   les   plus   immédiatement
contemporaines, les problèmes et enjeux qui s’y jouent.
3 Ma première proposition, je la formulerai ainsi : en dépit du caractère indiscutablement
progressiste de la conquête de l’indépendance du pays – entre autres, parce que celle-ci y
consacre à jamais l’abolition de l’esclavage – l’Etat haïtien naît comme Etat anti-populaire,
antidémocratique, largement antinational.
4 Les formules de pouvoir générées tout au long de son histoire désignent un « pouvoir
de type oligarchique, patrimonial, dictatorial et autocratique ».
5 Rappelons, peut-être, pour les amis français :
6 1 - Une alliance avait été rendue nécessaire entre les trois « groupes sociaux
indigènes » de la colonie de Saint-Domingue pour l’indépendance, à raison de la
politique de « terreur » des troupes napoléoniennes et du projet de restauration de
l’esclavage porté par le corps expéditionnaire, à partir de 1802. Ces trois groupes sont
la masse des anciens esclaves devenus paysans cultivateurs, la minorité issue des
anciens esclaves constituée en nouvelle couche de propriétaires terriens, et le groupe
des Anciens Libres propriétaires ;
7 2 - cependant, les contradictions d’intérêts spécifiques entre les trois groupes sur la
question de la propriété de la terre – déjà exprimées dès 1801 avec l’affaire Moyse – se
redéploieront après 1804. Elles détermineront la nature de l’Etat, serviront de
fondement aux formules de pouvoir qui s’y articuleront ainsi qu’aux formes mêmes des
luttes politiques qui se développeront par la suite.
8 Bref, en tout état de cause, à sa naissance même, l’Etat haïtien se constitue, avec – entre
autres traits caractéristiques – ses « marques de fabrique » d’Etat répressif, corrompu,
et arbitraire.
9 Et voici ma deuxième proposition : l’ensemble des luttes politiques du XIX e siècle jusqu’à
l’occupation   américaine   (1915-1934)   ont   pour   objet,   une   double   compétition,   une   double
opposition :
10 1. - entre deux ailes, deux fractions de l’oligarchie locale, qui a succédé à la plantocratie
blanche :
• les descendants de Toussaint Louverture, Dessalines, Christophe (« Noirs », en majorité,
anciens esclaves devenus la « couche privilégiée des Nouveaux Libres » de la fin de la
période coloniale) ;
• les héritiers de Petion, Boyer, Beauvais (en majorité « Mulâtres », Anciens, Libres de la
période coloniale) ;
11 2. - entre ces deux ailes de l’oligarchie réunies et l’ensemble des masses populaires,
anciens esclaves ou descendants d’anciens esclaves devenus paysans cultivateurs.
12 Du premier jeu de cette compétition-opposition existent de multiples illustrations,
depuis la scission en deux de l’Etat haïtien après l’assassinat de Dessalines en octobre
1806 jusqu’à la querelle entre les Libéraux et les Nationaux, à la fin du XIX e siècle.
13 Le second jeu exprime, toutes les luttes agraires du XIXe siècle, de la révolte des
Cultivateurs du Nord contre Toussaint fin octobre 1801 (Affaire Moyse, déjà évoquée)
jusqu’aux mouvements Piquet et Caco, de la fin du siècle, en passant par les
soulèvements de Goman, d’Acau. Sans compter la révolte des cultivateurs du Sud contre
Dessalines en 1805.

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14 Précision pour les amis français : ladite Affaire Moyse met en branle, dans les derniers
jours d’octobre 1801, à un moment où Toussaint Louverture, précurseur de notre
indépendance, est le tout puissant gouverneur général de la colonie, un soulèvement de
cultivateurs, protestant entre autres contre sa politique agraire vouée à reconstituer la
grande propriété, la grande plantation de l’âge d’or de la Saint-Domingue esclavagiste.
Ce soulèvement est durement réprimé dans le sang. Y compris, Moyse Louverture,
neveu et fils adoptif de Toussaint, qui apparaît comme le porte-drapeau de la révolte,
est fusillé.
15 La troisième proposition est ainsi formulée :
16 La nature de l’Etat haïtien traditionnel et les formes des luttes qui historiquement se
sont déroulées pour sa conquête et sa maîtrise sont au fondement de la faible
institutionnalisation de l’Etat lui-même comme système d’appareils, comme appareil de
« régulation » de la vie sociale d’une part et de la faible structuration également de la
société civile d’autre part.
17 Le fait est que, réserve faite d’un examen spécifique des facteurs d’« exacerbation »
propre au phénomène duvaliériste, l’Etat haïtien, tout au long de son histoire,
fonctionne principalement à la répression. Entre autres choses, c’est un Etat qui ne
dispense pas – ou peu – de « services » à la population. Qui se soucie peu d’assurer la
« cohésion idéologique » de l’ensemble de la société.
18 D’un autre côté, les diverses forces sociales, classes et fractions de classes sociales ont
également une faible expression politique formelle : il n’y a pas eu en Haïti – ou guère –
de partis ou formations ou groupes politiques organisés. La comparaison avec la
République Dominicaine voisine serait sans doute éclairante, de ce point de vue, dans la
mesure où, en son temps, la dictature trujilliste elle-même s’est donnée une expression
« partidiste », à travers le Parti Dominicain.
19 En tout état de cause, voici la quatrième proposition :
20 Le régime politique né de notre type d’Etat est, en un sens, en situation de « crise
permanente ». Une expression de ce fait étant son incapacité générale, permanente, à
assurer, à organiser la succession d’un chef d’Etat à un autre sur une base
institutionnelle, pacifique.
21 Le mode courant de succession est le « coup de force », y compris – au XIX e siècle – à la
suite d’affrontements entre troupes. Et, il faut tenir compte du fait que, à l’époque
contemporaine, la quasi-totalité des Chefs d’Etat sortant manœuvre pour une
réélection… le plus souvent prohibée par les textes constitutionnels.
22 La cinquième proposition sera énoncée sur un mode paradoxale, par rapport à la
précédente :
23 En dépit de ce que désigne la proposition 4 – et compte-tenu ou compte non tenu de la
« parenthèse » – tentative avortée de modernisation que représente l’occupation
américaine le même système politique, le même Etat en crise permanente a pu se
reproduire d’année en année, de décennie en décennie… jusqu’à 1946-1956.
24 1946 – la dénommée « révolution de 1946 » – est une première secousse, en partie
dévoyée par l’utilisation de la part d’une fraction des classes est une nouvelle secousse,
plus forte, mais qui sera « absorbée-résorbée » pour un temps par l’accès au pouvoir du
courant Duvalier.

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25 Dans les deux cas, il s’agit de la contestation par de larges fractions de la population
d’un trait fondamental de notre type d’Etat et du régime politique haïtien, qui n’a pas
été mentionné au départ : l’« exclusion » de la majorité de la population, de l’ensemble
des catégories sociales et couches du peuple haïtien, de toute forme de participation
politique, notamment des couches paysannes, utilisées essentiellement comme
« clientèle » à l’occasion des mascarades électorales périodiques.
26 En ce sens, autant 1946 que 1956 représentent des tentatives d’émergence politique,
spécifique des couches populaires urbaines.
27 Voici, à présent, ma sixième proposition, qui nous situera dans l’« actualité » la plus
proche :
28 Etant entendu que la période des Duvalier – pour des raisons diverses – porte à
l’extrême les traits fondamentaux, les « marques de fabrique » de l’Etat et du régime
politique haïtiens, les années 1980, lafin des années 1980 ouvrent une crise
indépassable, « définitive », de l’Etat haïtien.
29 Pour aller vite, disons que, dans la décennie 1980, prolongeant diverses formes de lutte
qui se sont succédé toutes les 40 à 50 années antérieures, un ample mouvement social
revendicatif apparaît et se développe – sous des formes diverses, mais en prenant
principalement pour expression le mode associatif, et en se déployant par « saccades »
successives et continues.
30 Composent ce mouvement social revendicatif – et les éléments sont cités dans le
désordre et sans aucun principe de hiérarchisation :
• les ouvriers qui, à travers leurs syndicats et comités réclament augmentation de salaires et
amélioration des conditions de travail ;
• les paysans qui, à travers divers « Mouvements » (M.P.P., Tet tole) revendiquent à la fois
réforme agraire et – peut-être surtout – refonte du système de commercialisation des
produits de la terre ;
• les professionnels, en général, qui demandent qu’enfin rationalité et compétence soient les
critères de l’organisation du travail, notamment dans la fonction publique ;
• une fraction des hommes d’affaires, des entrepreneurs qui réclament, par exemple, moralisation
et honnêteté dans le système de collecte des impôts et taxes et de leur utilisation.
31 Il convient de ne pas oublier :
• les étudiants et les enseignants, aspirant à une réforme du système éducatif formel ;
• les groupes de femmes qui réclament un statut d’égalité avec les hommes et plus précisément
l’accès au statut d’êtres majeurs ;
• les gens d’Eglise et autres concernés exigeant le respect des droits de la personne.
32 Dans tous les cas, on aura noté qu’à travers des effets de l’organisation et de la « gestion »
de la société, des institutions et de l’économie, c’est l’Etat traditionnel même qui se trouve
en cause.
33 Et d’ailleurs, de fait, plus on avance dans le temps vers 1990, plus le mot d’ordre, maître
mot du vocabulaire politique de ces années-là – fok sa change (il faut que ça change) –
désignera explicitement l’Etat de manière directe. L’illustration la plus claire de ce fait
étant, par exemple, cette prise de position du collectif de concertation intersyndicale
constitué autour de la Confédération Nationale des Enseignants d’Haïti et de six
centrales ouvrières, titrant à quelques semaines du départ du Général Avril : « Pour
sortir de la crise, une nécessité : changer l’Etat ».

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34 La septièmeest la suivante :
35 Autour de la période 84 - 86 - 90, le déploiement du mouvement social revendicatif évoqué
institue, quelque part, une véritable délimitation entre :
• le mouvement social proprement dit, porteur polyvalent des aspirations de la majorité de la
population, des diverses catégories et couches du peuple, au changement ; et notamment au
changement de l’Etat, au moins dans son fonctionnement et dans son rapport à la société
civile ;
• et les partis politiques, peu connectés aux aspirations réelles de la population.
36 Cela est dit en dehors de tout esprit « polémique » à l’égard desdits partis, du moins de
ceux qui se réclament de la démocratie. 1986-1990, Haïti sort à peine d’une longue
dictature. Et la plupart des « partis » naissent ou se reconstituent à partir de cadres
revenus d’exil, naturellement peu liés au mouvement social réel des dernières années.
37 Et voici la huitième proposition : qui – comme les deux dernières – suscitera sans
doute le plus de discussion :
38 L’opération Lavalas, la candidature du Révérend Père Jean Bertrand Aristide, entre la mi-octobre
et   la   mi-décembre   1990,   constitue   sans   conteste   la   formule   de   la   représentation   politique
desaspirations populaires enfin trouvée. Du moins sur le terrain propre des élections.
39 Elle est inévitablement victorieuse, à raison de l’ampleur de l’appui que lui porte le
peuple à travers son vote, mais elle est stratégiquement faible de sa non-organisation en
véritable   instrument   de   combat   politique. Ce dont le Président Aristide lui-même à
l’intuition, puisque c’est lui qui, le 4 février 1991, déclarera la « fin de l’étape de
l’opération « Lavalas » et l’ouverture de la phase « organisation Lavalas ».
40 Je formulerai, ensemble, pour terminer, la neuvième et dixième proposition, portant
un constat et une « directive ».
41 1. - La chute de notre gouvernement constitutionnel est le produit à la fois de la sanglante
résistance antidémocratique au changement et des faiblesses internes dudit
gouvernement et des courants et secteurs politiques qui le soutenaient, dues à
l’inorganisation autant qu’à la division de ces derniers.
42 2. - La   tâche   historique, la responsabilité aujourd’hui, des partisans de l’ordre
constitutionnel démocratique pour assurer le retour à la démocratie et la restitution
dans ses fonctions du Président légitime et également pour garantir la viabilité et la
consolidation de ce retour à l’ordre, – notre responsabilité – est d’entreprendre résolument
d’organiser la société civile et de structurer la société politique…
43 En clair, cela veut dire que doivent, d’un côté, recommencer à essaimer – gaye –
syndicats démocratiques, associations socio-professionnelles, comités de quartier,
mouvements de femmes, groupes de jeunes, associations de paysans, de
consommateurs, etc.… Toutes choses qui, à l’expérience, constituent le terrain – le socle
– pour l’édification d’un Etat démocratique.
44 Mais cela veut dire aussi que, le moment est venu, pour un certain nombre de partisans
de la démocratie, de prendre à cœur d’édifier de véritables formations politiques. Celles-
ci sont appelées – pour les années et décennies qui viennent – à constituer les
instruments à la fois pour accompagner-encadrer les combats politiques du peuple,
« unifier » les revendications de ses diverses composantes, pour approfondir et
stabiliser les conquêtes démocratiques, et fournir des cadres politiques travaillant, de
l’intérieur et de l’extérieur de l’appareil, à la gestion-transformation de l’Etat.

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45 Le   retour   en   Haïti   de   notre   Président   est   un   pas   incontournable   vers   la   reconquête   de   la


constitutionnalité. Mais à soi seul, il ne constitue pas le retour à la démocratie.
46 De ce point de vue – l’expérience même nous l’a montré, par défaut – une fois l’élection
acquise, Démocratie = Société Civile Structurée + Société Politique Organisée.
47 De ce point de vue là aussi, si « Démocratie ou la mort » était un mot d’ordre juste dans
les années 1986-1990, la directive de la période est bien aujourd’hui Organisation ou la
Mort.
48 Paris, le 6 mars 1993

NOTES
1. Nota bene : Au moment où le texte est écrit, l’auteur est Ambassadeur de son pays en
République Dominicaine. Le texte lui-même a été légèrement remanié, au point de vue forme,
même si le style oral a été dans l’ensemble maintenu.

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Législation

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Loi n° 96-1241 du 30 décembre 1996


relative à l’aménagement, la
protection et la mise en valeur de la
zone des cinquante pas
géométriques dans les DOM
Innovations essentielles et limites

Monique Moutoussamy

1 La loi du 30 décembre 1996 sur les cinquante pas géométriques est le résultat d’un long
processus juridique commencé depuis l’époque de l’établissement de la France dans les
anciennes colonies (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion).
2 Cette réserve, constituée par une bande de 81,20 mètres à partir du rivage de la mer, a
changé plusieurs fois de statut juridique.
3 Classée à l’origine dans le domaine public de l’Etat pour permettre la défense des côtes
contre les ennemis, elle a changé de statut en 1955 en vertu du décret n° 55-885 du 30
juin 1955 pris en application de la loi n° 55-349 du 2 avril 1955 accordant au
gouvernement des pouvoirs spéciaux en matière économique, sociale et fiscale.
4 Ce décret de 1955 l’a transférée dans le domaine privé de l’Etat.
5 Cette zone a, à nouveau, changé de statut en 1986 en vertu de la loi n° 86-2 du 3 janvier
1986 relative à « l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral » qui l’a
reclassée dans le domaine public maritime.
6 C’est ainsi que pendant 31 ans cette zone est restée dans le domaine privé de l’Etat,
c’est-à-dire que les règles de la domanialité publique (inaliénabilité, imprescriptibilité,
insaisissabilité) ne s’appliquaient plus et que l’Etat pouvait rendre. Cependant, en ce qui
concerne les règles de prescription, ce décret prévoyait qu’elles ne pouvaient
s’appliquer qu’à partir de la clôture officielle des opérations de délimitation de la
réserve domaniale.

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7 Si à la Réunion, cette règle a pu s’appliquer puisque la réserve a été officiellement


délimitée, il n’en a pas été de même à la Martinique où jusqu’à ce jour ces opérations de
délimitation ne sont pas officiellement closes.
8 La loi de 1986, par dérogation à ces principes de domanialité publique, avait tout de
même prévu des possibilités de cession du domaine public maritime qui ont été
précisées par le décret n° 89-734 du 13 octobre 1989 portant modification du code du
domaine de l’Etat pour l’application des articles L 87 à L 89 de ce même code. C’est ainsi
qu’un certain nombre de cessions individuelles ont pu se faire.
9 Des conventions de transfert de gestion ont pu être signées notamment avec quatre
collectivités locales de la Martinique (Marin, Trinité, Robert, Saint-Pierre) pour leur
permettre non seulement de gérer mais de faire des acquisitions indispensables pour
les projets publics. D’autres projets de conventions étaient en cours d’étude.
10 Après dix ans d’application de cette loi, les problèmes rencontrés sur la zone littorale
dans les DOM ne pouvaient toujours pas être réglés dans leur globalité.
11 Bien des situations n’avaient pas été prises en compte, notamment ceux qui disposaient
d’un titre de propriété non validé, le coût d’acquisition des terrains qui ne tenait pas
compte de l’ancienneté d’occupation des lieux, la gestion différentielle des terrains
domaniaux, la prise en charge du coût des aménagements…, auxquelles s’ajoutait
l’impuissance des pouvoirs publics à contrôler les nombreuses constructions illégales.
12 C’est dans ce contexte qu’est intervenue la loi n° 96-1241 du 30 décembre 1996 relative
à « l’aménagement, la protection et la mise en valeur de la zone dite des cinquante pas
géométriques dans les DOM ».
13 A l’inverse de la loi « littoral » qui concernait l’ensemble du territoire national, cette loi
ne concerne spécifiquement que les DOM à savoir la Martinique, la Guadeloupe, la
Guyane et la Réunion.
14 Cette loi a été très discutée à l’Assemblée Nationale et au Sénat avant son adoption
(deux lectures préalables dans les deux assemblées avant l’adoption d’un texte par une
Commission Mixte Paritaire).
15 Pour le rapporteur de cette commission, Monsieur Yvon Jacob « ce texte a pour objectif
de mettre un terme à plus de deux siècles d’incohérence dans la gestion de cette zone
qui concerne environ 40 000 familles et 150 000 personnes ».
16 Elle répond aux mêmes objectifs contradictoires que la loi de 1986, à savoir protéger,
développer, tout en respectant les droits acquis des occupants.
17 Qu’apporte-t-elle de nouveau ?

I – Les innovations essentielles


18 Présentation de la loi
19 La loi du 30 décembre 1986 comporte 13 articles et modifie :
• le Code du Domaine de l’Etat par l’insertion de 11 articles : L89-1 à L89-9, L88-1 à L88-2
• le Code du Domaine Forestier par l’insertion d’un article : L171-2 relatif à l’imprescriptibilité
des forêts et terrains à boiser
• le Code Général des Impôts par l’insertion de 2 articles : L 1609C et 1609D relatifs à la taxe
spéciale d’équipement au profit de l’agence

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• le Code de l’Urbanisme par une nouvelle rédaction de l’article L 156-3 relatif à l’affectation
des terrains situés dans les parties actuellement urbanisées de la commune et l’introduction
d’un nouvel article (L 156-4) relatif aux secteurs occupés par une urbanisation diffuse et
situés à proximité des parties actuellement urbanisées de la commune.
20 L’application de cette loi est soumise à des décrets d’application (huit) dont aucun
n’était sorti au moment de la rédaction du présent article.

1 – Institution de la Commission Départementale de vérification des


titres

21 Cette loi remet en place la Commission de Vérification des Titres qui existait en 1955.
22 Il faut savoir, en effet, que beaucoup d’occupants n’ont pas pu faire valider leur titre de
propriété antérieur à 1955 par ignorance le plus souvent, faute d’information, et aussi
en raison du court délai qui leur était donné (un an). Cette fois, ils auront deux ans pour
présenter leur titre dès la constitution de cette Commission sous peine de forclusion.
23 Cependant, la situation actuelle est bien compliquée. Si en 1955, les terrains « propriété
privée non légitimée » étaient plus ou moins libres de construction, aujourd’hui, un bon
nombre est occupé par des familles parfois différentes des familles possédantes ; l’Etat
n’ayant pas assuré la police de son territoire comme il le devrait.
24 Parfois des hôtels ont pu être construits grâce à des autorisations d’occupation
temporaire du Domaine Public Maritime. Des routes (communales ou départementales)
y ont été réalisées, quand ce n’est pas l’Office National des Forêts dont le domaine de
gestion a été délimité dans l’intervalle par l’Etat qui a entrepris des procédures
d’expulsion à l’encontre de ces mêmes familles possédantes ayant construit après 1981
sans permis.
25 Dès lors certaines familles deviendront propriétaires « a posteriori » de terrains
largement occupés. Il est donc permis de se poser un certain nombre de questions :
• le propriétaire nouvellement réhabilité dans son titre pourra-t-il utiliser les procédures
d’expulsion pour retrouver son terrain libre de toute occupation ?
• cette justice que l’on veut rétablir 41 ans après ne risque-t-elle pas d’être contrecarrée par la
prescription trentenaire qui pourrait être invoquée cette fois par les occupants des terrains
devenus privés ?
26 Il est dit à l’article L 89-2 du code du domaine de l’Etat que la Commission appréciera la
validité des titres pour autant qu’ils ne sont pas « contrariés par aucun fait de
possession d’un tiers à la date du
1er janvier 1995 ».
27 Va-t-on systématiquement privilégier la possession d’un tiers ?
28 En réalité, cette procédure sous-entend un contentieux lourd de conséquences.
29 Cette Commission de nature juridictionnelle aura donc fort à faire et ses décisions sont
d’ailleurs susceptibles d’appel. Sa composition a légèrement changé : deux magistrats,
un membre de la Chambre Régionale des Comptes, assistés d’un notaire et de deux
représentants des Services Extérieurs de l’Etat.
30 Pour les terrains non occupés par les tiers, une validation de titre 41 ans après serait
justice.

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31 Par ailleurs, la loi impose au détenteur du titre de faire un choix de procédure, puisqu’il
ne peut simultanément déposer une demande de validation de titres et une demande de
cession à titre onéreux. Ce choix, il le fera sans aucun doute en fonction de l’état
d’occupation de son terrain et des risques de contentieux prévisibles.
32 Finalement, l’occupant réel s’il est différent du propriétaire « non légitimé » sera tenté
de saisir les tribunaux, afin d’avoir un sursis de validation de titre dont le possesseur
n’aura d’autre intérêt que de vendre, peut être au prix fort pour réparer un préjudice,
ou expulser.
33 Va-t-on imposer à ce nouveau propriétaire de lotir son terrain avant de vendre si un
morcellement en plus de deux lots est envisagé et si les constructions datent de moins
de dix ans ?
34 Aura-t-il les moyens de contraindre l’occupant à acheter ?
35 Le contestataire peut simplement être l’Office National des Forêts dont le domaine de
gestion a été délimité dans les années 1980 pour la plupart des communes de la
Martinique, et qui gère plus de cinquante pour cent de la frange littorale, sans compter
les nombreux îlets.
36 Ainsi, si la réinstitution de cette commission est programmée par la loi, elle suscite un
certain nombre d’interrogations qui seront certainement réglées par le décret
d’application fort attendu.

2 - Délimitation des secteurs de la zone des cinquante pas par le


Préfet

37 Le Préfet aura à délimiter, par arrêté, après consultation des communes, à l’intérieur de
la zone des 50 pas :
• les espaces urbains,
• les secteurs occupés par une urbanisation diffuse,
• les espaces naturels.
38 Le législateur a ainsi voulu traiter globalement l’occupation de cette zone puisqu’il ne
fait pas de distinction entre le domaine privé de l’Etat (géré par l’ ONF), le domaine public
et le domaine privé des particuliers.
39 Quand on sait que l’ONF gère plus de la moitié de la bande littorale à la Martinique, et
que sa politique de régularisation de l’occupation était différente de celle de la
Direction Départementale de l’Equipement, il s’agit là d’une innovation importante.
40 La loi « littoral » avait, en effet, exclu d’office de la classification en domaine public
maritime les terrains domaniaux gérés par l’ONF.
41 Toutefois, le nouvel article L 172-2 du Code du Domaine Forestier dispose que « les
forêts et terrains à boiser du domaine de l’Etat situés dans les départements de la
Guadeloupe et de la Martinique sont imprescriptibles ».
42 Dans la pratique, la définition de ces espaces n’est pas aisée. Services de l’Etat et
Communes ne s’entendent pas toujours sur les définitions (d’ailleurs il n’y en a pas dans
la loi) ; ce qui va certainement nécessiter l’arbitrage du Préfet.
43 Il faut savoir, en effet, que les sous-préfectures de la Martinique ont déjà lancé le travail
de délimitation avant même que le décret d’application prévu dans les 3 mois (c’est-à-

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


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dire avant le 1er avril 1997) n’intervienne, car le délai qui est accordé au Préfet est bref
: un an à compter de la publication de la loi. Elles ont décidé d’associer, dès le départ,
les communes au travail de terrain.
44 Doit-on prendre en compte pour les espaces urbains, les mêmes critères qui conduisent
au classement en zone U au Plan d’Occupation des Sols c’est-à-dire l’état de
viabilisation du terrain permettant de délivrer immédiatement un permis de construire
? Ou doit-on tout simplement tenir compte du nombre de constructions au kilomètre
carré ?

3 - Création d’une institution nouvelle : l’Agence pour la mise en


valeur des espaces urbains de la zone des 50 pas géométriques
(article 4 de la loi)

45 La dénomination même de cette agence est en contradiction avec la rédaction de


l’article 4 de la loi puisqu’il est dit que « le domaine de compétences de chaque agence
s’étend aux espaces urbains et aux secteurs occupés par une urbanisation diffuse ».
46 Cette agence sera un Etablissement Public d’Etat dont la durée d’existence serait égale à
dix ans.
47 Ses attributions ne sont pas clairement définies. Va-t-elle agir comme un aménageur ou
un lotisseur et ensuite vendre les terrains viabilisés ?
48 Ce qui est prévu à l’article 5 c’est que « les terrains du secteur urbain et du secteur
occupé par une urbanisation diffuse seront mis gratuitement à leur disposition par
l’Etat » afin qu’elles établissent un programme d’équipement et qu’elles seront
« consultées sur la comptabilité entre les projets de cession envisagés et le programme
d’équipement qu’elles auront établis ».
49 A la lecture du texte, on ne sait pas si c’est l’agence qui instruira et délivrera les
autorisations d’occupation temporaire (AOT) et si c’est également elle qui instruira les
demandes de cessions et vendra effectivement les terrains.
50 Il est précisé qu’elles agiront dans un cadre de coordination avec les Collectivités
Territoriales.
51 Pour le Professeur P. Saint Cyr (Journal France-Antilles du 13 mars 1997) « c’est
l’agence en fait qui aura pour mission d’accepter ou de refuser les demandes de
cession ».
52 Selon le professeur J. Chapuisat (intervention publique le 15 avril 1997 au CNFPT) on
peut adopter soit une version maximaliste, soit une version minimaliste du rôle de
l’agence compte tenu du flou des textes.
53 En réalité, cette agence n’aurait aucun rôle commercial. Elle ne pourra pas vendre, mais
seulement équiper les terrains.
54 On peut supposer que les cessions se feront comme par le passé conformément à
l’article R 165 à R 168 du Code du Domaine de l’Etat issu du décret n° 89-734 du 13
octobre 1989, c’est-à-dire après avis de la Commission des cinquante pas géométriques
constituée dans le Département et qui n’a pas été abrogée.
55 En tout cas, un certain nombre de questions reste posé. C’est d’ailleurs l’institution de
cette agence qui a suscité les plus vifs débats lors de la discussion du projet de loi,
certains y ont vu une atteinte sérieuse à la décentralisation.

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56 Il convient de rappeler, en effet, que la loi « littoral » organisait un transfert de gestion


au profit des Collectivités Locales. C’est ainsi qu’en Martinique quatre conventions de
transfert de gestion ont pu être signées avec l’Etat (communes du Marin, de Trinité,
Robert, Saint-Pierre). La loi ne dit rien concernant le sort de ces conventions.

Moyens de l’agence (article 7 de la loi)

57 Les ressources de l’agence seront alimentées par :


• des subventions de la Communauté Européenne, de l’Etat et des Collectivités Territoriales,
• des redevances d’occupation du DPM,
• des produits de cession du DPM,
• des produits d’une taxe spéciale d’équipement qui sera instituée.
58 C’est le Conseil d’Administration de l’agence qui fixera le montant de la taxe après
consultation des communes. Cet impôt concernera les personnes habituellement
assujetties aux impôts locaux situées dans les communes dont une partie du territoire
est comprise dans la zone de compétence de l’agence. En réalité, cet impôt est
susceptible de concerner 27 communes de l’île de la Martinique sur 34. Il est à noter
que le mode de calcul n’est pas déterminé.

Administration (article 6 de la loi)

59 Le Président et le Directeur de l’Agence seront nommés par décret. Le Conseil


d’Administration donnera un avis sur le choix du directeur.

Composition du Conseil d’Administration:

• représentants des services de l’Etat,


• représentants des élus de la Région,
• représentants des élus du Département,
• représentants des élus des Communes,
• représentants de l’Agence d’Urbanisme et d’Aménagement,
• de personnes choisies en raison de leurs compétences dans le domaine de l’urbanisme et de
leur connaissance du littoral.
60 En définitive, quand on sait les nombreux services de l’Etat qui sont présents dans les
DOM, on peut penser que les représentants des élus seront largement minoritaires.

4 - Gestion par le Conservatoire du Littoral et des Rivages Lacustres


des espaces naturels

61 Les espaces identifiés comme espaces naturels dans l’arrêté préfectoral de délimitation
seront confiés au Conservatoire du Littoral et des Rivages Lacustres des espaces
naturels. On peut penser qu’il s’agira, essentiellement, des anciens terrains en gestion
ONF.

62 Cependant, il est dit que le Conservatoire peut refuser et peut confier la gestion à une
collectivité territoriale par une convention. De même, il est permis de penser que le
Conservatoire pourra passer des conventions avec l’Office National des Forêts. Il est
également dit que les constructions éparses ne font pas obstacle à l’identification d’un
secteur comme espace naturel, mais rien n’est prévu quant au sort de ces

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


201

constructions. Va-t-on les démolir ? Ou va-t-on obliger les propriétaires du bâti à


vendre au Conservatoire ?

5 - Les terrains cessibles

63 Seuls les terrains situés en espaces urbains ou secteurs occupés par une urbanisation
diffuse sont cessibles, mais le déclassement aux fins de cession relève de l’appréciation
de l’Etat.
64 La loi distingue selon que la construction est affectée à usage d’habitation principale ou
à usage professionnel.
65 Le décret de 1989 ne faisait pas cette distinction et concernait « les constructions
édifiées avant 1986 ».
66 Désormais, on tiendra compte de l’occupation avant le 1er janvier 1995.

6 - Le prix de la cession
1° - Cessions gratuites de terrains

67 Au profit des communes et des organismes de construction d’habitat social (article L.


89-3 du code du domaine de l’Etat).
68 En Martinique, ce sont les trois sociétés de construction D’HLM : SIMAR, OZANAM, SMHLM.
69 Cette innovation est importante. En effet, les terrains étaient vendus aux Communes,
en vertu du décret de 1989, à la valeur vénale et il n’était pas prévu de cession directe
aux organismes d’HLM. De plus, les cessions ne pouvaient se faire que dans le cadre
d’une convention de transfert de gestion globale conclue avec la Commune, et
seulement sur les zones urbaines du Plan d’Occupation des Sols.
70 Dans la nouvelle loi, la cession pourra se faire sur les zones classées en espaces urbains
ou les secteurs occupés par une urbanisation diffuse. Mais, l’Etat conserve une liberté
d’appréciation et un droit de contrôle. En effet, si les terrains n’ont pas été utilisés dans
un délai de 10 ans à compter de la date de la cession conformément à l’objet qui l’a
justifiée, ils reviennent dans le patrimoine de l’Etat.

2° - Cessions à titre onéreux avec aide exceptionnelle de l’Etat (art. 3 de la loi)

71 Cette possibilité ne concerne que les régularisations des constructions à usage


d’habitation principale.
72 Cette aide sera accordée en fonction des ressources, de l’ancienneté d’occupation et du
rapport entre le revenu et le nombre de membres du foyer fiscal. Afin de lutter contre
la spéculation, en cas de revente du bien dans les 10 ans de l’attribution de l’aide, le
montant de l’aide devra être reversé à l’Etat. C’est pour garantir le reversement de
l’aide qu’une hypothèque légale sera inscrite sur le bien au profit du Trésor.

3° - Pour les autres cas

73 Le prix de cession est déterminé d’après la valeur vénale du terrain nu.

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7 - Droit de préemption (article L 89-8 du code du domaine de l’Etat)

74 Sur les terrains cédés à titre d’usage professionnel ou à titre d’usage d’habitation, les
communes et les agences peuvent exercer un droit de préemption dans un délai de 6
mois à compter de la réalisation de l’acte.

8 - Urbanisation à l’intérieur de la zone des cinquante pas


géométriques (articulation avec le Plan d’Occupation des Sols et le
Schéma d’Aménagement Régional)

75 Ces dispositions sont prévues aux articles L 156-2 – L 156-3 – L 156-4 du code de
l’Urbanisme (art. 10 et 12 de la loi).
76 Il est dit à l’article L 89-1 du code du domaine de l’Etat que le Schéma d’Aménagement
Régional et le Plan d’Occupation des Sols sont pris en compte lors de l’arrêté
préfectoral de délimitation des zones. Cependant, les modalités ne sont pas définies.
C’est ainsi que les zones d’urbanisation future (zone NA) ne sont pas prévues dans les
trois espaces que doit délimiter le Préfet.
77 Les règles issues de la loi « littoral » n’ont pas réellement changé. La distinction, parties
actuellement urbanisées et secteurs occupés par une urbanisation diffuse, continue de
s’appliquer. Dans les parties actuellement urbanisées des cinquante pas géométriques,
c’est le Plan d’Occupation des Sols qui fixe seul la règle. Dans les secteurs occupés par
une urbanisation diffuse, le Schéma d’Aménagement Régional doit avoir identifié
préalablement les zones destinées à recevoir les services publics, les équipements
collectifs, les activités commerciales, artisanales, touristiques et hôtelières. Dans les
deux cas, « l’adaptation, la réfection et l’extension limitée des constructions
existantes » seront autorisées.
78 Ce qui est nouveau, c’est la notion de proximité qui est instituée par la loi. Ainsi, on
distingue les terrains situés « au droit des parties » actuellement urbanisées de la
Commune et qui sont déjà équipés ou occupés et les secteurs occupés par une
urbanisation diffuse mais « à proximité » des parties actuellement urbanisées de la
Commune.
79 Dans le premier cas, c’est le POS qui fixe la règle pour l’accueil des activités
économiques « dont la localisation est justifiée par une nécessité économique de
desserte par voie maritime » ; dans le deuxième cas le SAR/SMVM doit avoir identifié les
secteurs. Il y a donc une extension des possibilités d’urbanisation de la zone des
cinquante pas géométriques.
80 En définitive, cette loi apporte beaucoup d’innovations dont l’application ne semble pas
être aisée en l’absence de décret d’application compte tenu du flou des textes ou
simplement des contradictions rédactionnelles. S’ajoutent à cela, un certain nombre de
situations non traitées par la présente loi et qui ont toute leur importance quant on sait
que l’objectif initial recherché par le législateur c’était de traiter définitivement le
problème de l’occupation de la zone des cinquante pas géométriques et plus
globalement du littoral.

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II – Les limites de la loi


1 - La zone du domaine public maritime remblayé

81 Cette loi ne concerne que la bande de 81,20 m du littoral délimitée à partir de la limite
du rivage de la mer. Elle ne concerne pas la zone du domaine public maritime remblayé
depuis des années et qui pourrait aussi faire l’objet de cession au profit des occupants.
82 Il faut savoir, en effet, que le rivage de la mer a été délimité en Martinique une fois
pour toute il y a environ 30 ans. Cette opération n’a d’ailleurs pas été achevée
(volontairement ou involontairement). Environ trois kilomètres sur la zone de la
Caravelle sur le territoire de Trinité n’ont pas été délimités, de sorte que les
prescriptions trentenaires qui devaient s’appliquer à partir de l’acte officiel de constat
n’ont jamais pu être appliquées.
83 Aujourd’hui, une grande partie des bourgs de certaines communes littorales est
constituée par la zone remblayée mise en valeur par la population. Cette zone est
parfois bien plus étendue qu’une simple bande de 81,20 m. La loi n’a pas remis en cause
les délimitations du rivage déjà effectuées. Aucun dispositif nouveau n’a été prévu pour
régler ces situations qui, en somme, sont similaires à celles rencontrées sur la bande de
81,20 m. Autrement dit, les habitants qui auront le malheur d’être sur le domaine
public remblayé qu’ils auront contribué à mettre en valeur continueront à être déchus
de tout droit de propriété.
84 La loi de 1986 dans son art. 36 avait eu le mérite d’abroger l’article 7 de la loi n° 63-1178
du 28 novembre 1963. Il faut savoir, en effet, que la loi de 1963 incorporait dans le
domaine public maritime les lais et relais de la mer et que l’article 7 de cette loi excluait
de son champ d’application les DOM de sorte que jusqu’à 1986 les lais et relais futurs
demeuraient dans le domaine privé de l’Etat. Cependant, dans la réalité, tout se passait
comme si cette zone avait toujours été dans le domaine public de l’Etat, alors que
pendant 23 ans, l’Etat pouvait vendre les relais remblayés.
85 Cette loi sur les 50 pas géométriques ignore cette situation. Il va s’en dire que sur le
terrain la « discrimination positive » en faveur des occupants des 50 pas et la
« discrimination négative » au détriment des occupants de la zone remblayée posera de
réels problèmes.

2 - Les résidences secondaires

86 La loi ne régularise que les occupations à usage d’habitation principale mais ne dit rien
concernant le sort des résidences secondaires. L’Etat va-t-il dresser des procès-verbaux
de contravention de grande voirie pour les faire démolir ?

3 - Initiative de l’occupant

87 Tout le dispositif prévu par la loi repose sur la volonté et l’initiative initiale de
l’occupant. Il n’est fait aucune obligation pour l’occupant de faire une démarche de
régularisation. Dès lors qu’il ne s’agit pas pour l’occupant de reconstruire son
habitation, ou d’effectuer des réparations, quel intérêt aura-t-il à régulariser si c’est

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


204

pour simplement avoir un titre de propriété en soi et être assujetti aux impôts fonciers
?

4 - Liberté d’appréciation de l’Etat

88 Quand bien même la démarche serait faite, il n’y a aucune obligation pour l’Etat de
régulariser une situation de fait, celui-ci conserve sa liberté d’appréciation. Il est dit
dans toute la loi que « l’Etat peut déclasser aux fins de cession ».

5 - Absence de dispositif nouveau de contrôle de l’occupation de


l’espace

89 Quand on sait dans quelles conditions cette bande littorale a été occupée, il est
regrettable que la loi n’ait pas prévu un dispositif de contrôle plus draconien que ce qui
se faisait jusqu’à maintenant. En réalité, face à l’insuffisance des moyens de contrôle
tant matériels que humains et face à l’obsolescence des procédures actuelles
(impossibilité juridique de dresser un procès-verbal 3 ans après l’achèvement des
travaux pour construction illégale, lenteur des procédures administratives et
contentieuses…) on peut craindre une poursuite de la squatterisation et la
revendication par la suite de nouveaux droits.

6 - Absence de définition des notions essentielles contenues dans


la loi

90 Il eût été souhaitable pour une application plus uniforme de la loi que les secteurs
urbains, les secteurs occupés par une urbanisation diffuse soient définis pour éviter un
long contentieux comme celui qu’a laissé la loi « littoral » au sujet de la notion « lié à
l’usage de la mer ».
91 Peut-être que si le texte était plus longuement rédigé (13 articles alors que la « loi
littoral » en comportait 42) il serait plus précis sur bien des points et ne se contenterait
pas de renvoyer à des décrets d’application qui pour l’heure ne sont pas encore sortis.
92 En définitive, cette loi est loin de régler définitivement le problème de l’occupation du
littoral à la Martinique et dans les autres DOM. Si le gouvernement déposait chaque
année devant le parlement un rapport sur l’application de la loi littoral comme il est dit
à l’article 41 de cette même loi, peut-être que cette loi des 50 pas géométriques serait
beaucoup plus complète et plus précise.
93 Dans la pratique seule la formation, l’intelligence et le bon sens des hommes qui auront
à l’appliquer en permettront un usage positif.

Pouvoirs dans la Caraïbe, 10 | 1998


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AUTEUR
MONIQUE MOUTOUSSAMY

Urbaniste-praticien
Directeur du Service de l’Urbanisme de la Ville du Robert
Doctorant en Droit

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Notes de lecture

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Bernard HERVIEU, Du droit des


peuples à se nourrir eux-mêmes
Marie-Joseph Aglaé

RÉFÉRENCE
Bernard HERVIEU, Du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes. Paris : Flammarion, 1996.

1 Comme le suggère le titre de l’ouvrage, B. Hervieu1 prononce un véritable plaidoyer en


faveur du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes. La volonté de “ tordre le cou à
l’idée communément admise ” qu’il appartient “ aux pays les plus nantis de nourrir le
reste de l’humanité ” est au cœur de la démonstration de l’auteur.
2 S’il expose de prime abord des thèmes récurrents de l’économie alimentaire tels, la
nécessité de concilier, dans chaque pays, un minimum d’économie agricole et
d’autosuffisance avec les exigences de la mondialisation des échanges de produits
agricoles et agro-alimentaires, ou la lancinante interrogation sur les moyens de nourrir
une humanité forte de 10 milliards d’hommes en 2025 dont 7 milliards vivront dans les
pays dits “ en voie de développement ”, c’est pour mieux rappeler les enjeux
fondamentaux d’une question, en vérité, fort complexe. Car la question alimentaire
n’apparaît plus comme un problème agricole, mais comme un phénomène mettant en
cause autant l’organisation des sociétés que la mise en œuvre de savoirs techniques.
Cela engage aussi bien les grands équilibres sociaux que la place et le sens du travail au
sein des sociétés. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité note l’auteur, “ les
habitants de continents et sous-continents vivent comme s’ils avaient l’assurance de
manger à leur faim et de boire à leur soif, et à satiété, jusqu’à leur mort. Cette
assurance, et l’insouciance qui lui correspond est une situation des populations et une
aggravation extrême des écarts entre ceux qui sont bien nourris, voire surnourris, et
ceux qui sont mal nourris et qui souffrent de la faim.
3 Dans les pays industrialisés, c’est le cas par exemple des deux premières puissances
exportatrices mondiales de produits agricoles et agro-alimentaires, les Etats-Unis
d’Amérique et la France, on observe une situation proprement incroyable “ où la faim

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peut exister au cœur même de la surabondance ”. Dans ces sociétés, un nombre


croissant d’hommes et de femmes frappés par le développement du chômage et de la
précarité se trouvent dans l’incapacité d’accéder à des biens alimentaires pourtant
disponibles à profusion. Dans le même temps, l’univers de la consommation se peuple
d’abstractions. Des franges entières de nouvelles générations “ connaissent la purée
déshydratée sans avoir jamais vu de pommes de terre ” ou “ découvrent la brique de
lait avant de rencontrer une vache ”, marques d’un éloignement culturel nouveau entre
l’homme et l’alimentation. Parallèlement, on assiste à une chosification de l’animal, une
mutation mettant en cause la gestion du vivant dans la vie quotidienne. En somme,
insiste l’auteur, nous sommes en train d’apprendre qu’il n’est plus possible de réduire
le projet agricole au seul impératif de rendement, il faut replacer l’agriculture au cœur
d’un projet. Dans cette perspective, le modèle occidental d’agriculture ne peut plus être
pensé comme un modèle universel. Il est temps d’en finir avec la vision missionnaire de
la coopération agricole. Les pratiques d’aide, leurs objectifs, et les méthodes utilisées,
doivent être reconsidérés ”. Certes toutes les paysanneries du monde doivent continuer
à se rencontrer et partager leurs expériences, l’amélioration des connaissances
mutuelles ne peut être que bénéfique. Mais il faut échapper à cette “ ambition
messianique de quelques uns de dire (et de montrer) le chemin de la vérité pour le reste
du monde ”. De même, il convient de remettre en cause les pratiques d’exportation qui
conduisent à la destruction des marchés locaux dans les pays en développement, et à
l’hégémonie commerciale des grandes firmes. La faim que subissent de trop
nombreuses populations n’est pas une fatalité naturelle. Les facteurs politiques et
économiques sont bien plus déterminants aujourd’hui dans l’apparition et le
développement des famines que les phénomènes naturels. Nous sommes bien loin des
idées reçues.
4 Le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes se traduit par une exigence : celle du droit
des pays les moins avancés à des politiques agricoles nationales. L’accès à cette
exigence passe par une redéfinition des rapports Nord-Sud, par la mobilisation des
ressources locales et le développement de la recherche. Le cas de la révolution verte en
Asie est à cet égard exemplaire. La recherche adaptée aux structures sociales et aux
savoir-faire locaux a joué un rôle considérable dans la conquête de l’autonomie
alimentaire de plusieurs pays de la région. Certes, de nouveaux problèmes surgissent,
mais l’expérience est édifiante. Quant à l’Afrique, elle subit les effets dévastateurs du
déversement de surplus (bas quartiers de viande bovine, carcasses de poulets…) et de la
surenchère des pays riches qui subventionnent leurs exportations pour assurer leur
présence sur les marchés mondiaux. C’est enfin, à l’Etat de prendre en charge les
problèmes de l’alimentation. C’est déjà le cas depuis longtemps dans les grandes
puissances industrielles. Car “ c’est à partir de la mise en place des politiques agricoles
dans un cadre national que les régulations internationales indispensables pourront être
établies ”.
5 Sombre tableau serait-on tenté de conclure. Mais les questions soulevées par B. Hervieu
sont à la mesure des défis qui attendent l’humanité sur le plan alimentaire. Comment se
résoudre à accepter le développement de la sous-alimentation et de la faim au sein de
nos sociétés de surabondance ? Comment accepter que la mondialisation des échanges,
même s’il existe d’heureuses initiatives, asphyxient tant d’agricultures locales et
contribuent à maintenir tant d’êtres humains dans la dépendance alimentaire.

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6 Le livre de B. Hervieu d’un abord aisé, a l’immense mérite de mettre à la portée de


chacun les formidables enjeux de l’agriculture et de l’économie alimentaire.

NOTES
1. Bertrand Hervieu est Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre d’études de la vie
politique française. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages sur l’agriculture et le monde rural.

AUTEURS
MARIE-JOSEPH AGLAÉ

Docteur en droit
Chargé d’enseignement à la Faculté de droit de Rouen

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Débats identitaires et impasse


statutaire à Porto Rico
Justin Daniel

RÉFÉRENCE
NANCY MORRIS, Puerto Rico, Culture, Politics and Identity. Westport : Praeger, 1995.
FRANCES NEGRÓN-MUNTANER, RAMÓN GROSFOGUEL (eds), Puerto Rican Jam, Essays on
Culture and Politics. Minneapolis : University of Minnesota Press, 1997.
JOSE LUIS MENDEZ, Entre el limbo y el consenso, El dilema de Puerto Rico para el próximo siglo.
San Juan : Ediciones Milenio, 1997.

1 L’approche du centenaire de l’annexion de Porto Rico par les Etats-Unis a


incontestablement contribué à relancer la réflexion non seulement sur les problèmes
d’identité et de culture, mais aussi sur l’avenir politico-institutionnel de l’ancienne
colonie espagnole. S’il est vrai que ces questionnements n’ont jamais abandonné la
scène intellectuelle et politique insulaire, il est non moins sûr qu’ils connaissent depuis
quelques année un regain de faveur : plus que jamais persiste à Porto Rico le sentiment
d’un malaise profond dans les rapports avec les Etats-Unis ; sentiment nourri sans
doute par l’échec des tentatives visant à transcender un statut politique qui semble
avoir épuisé ses potentialités et sa capacité à réaliser une articulation satisfaisante
entre les trois “ libertés ” fondamentales – économique, politique et culturelle –
identifiées par son père fondateur dans les années 40. D’échecs relatifs en tentatives
avortées, l’avenir politique de Porto Rico semble se dessiner en creux, sous la forme
d’une impasse statutaire qui, par un effet de retour, focalise l’attention des chercheurs,
dont la réflexion est rarement dissociable de préoccupations directement politiques,
sur des thèmes – le nationalisme, l’identité, la culture et le politique… – considérés
comme autant de passages obligés pour rendre intelligible une situation relativement
complexe. Il faut dire que la société portoricaine, dans sa (vaine ?) tentative pour
concilier le “ meilleur des deux mondes ” offre un champ d’observation pour le moins
intéressant à propos de ces questions.

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2 Les trois ouvrages analysés ci-dessous n’ont pas la même ambition : certains d’entre
eux privilégient la rigueur du discours universitaire là ou les autres épousent la liberté
de ton qu’autorisent les essais. Ils ont néanmoins le mérite de contribuer à des débats,
certes récurrents, mais abordés en des termes renouvelés en bousculant parfois
certaines idées reçues.
3 A commencer tout d’abord par l’ouvrage de Nancy Morris, Puerto Rico, Culture, Politics
and Identity. Spécialiste des problèmes de communication, d’origine américaine tout en
ayant longtemps travaillé sur les sociétés d’Amérique du Sud avant de gagner l’Ecosse,
l’auteur se penche ici sur la question de l’identité nationale à Porto Rico à partir de
deux sources de données : d’une part, des documents historiques de première et de
seconde main ; d’autre part, une enquête de terrain qui l’a conduit à interroger, sous
forme d’entretiens, dix-neuf hommes politiques représentatifs des trois principaux
partis portoricains et à organiser onze entretiens au sein de groupes composés de
militants issus également des trois mouvements qui structurent la vie politique
insulaire. La richesse des entretiens témoigne d’une excellente maîtrise de cette
technique d’investigation qui, il faut le rappeler, est d’une manipulation délicate, a
fortiori dans un contexte caractérisé par des débats linguistiques passionnés et dans
lequel l’usage d’une langue est rarement perçu comme neutre. On peut regretter que
l’approche strictement élitiste retenue par l’auteur l’ait amené à renoncer à toute
extension d’une technique d’investigation riche de potentialités au delà des cercles
politiques officiels. Car l’ouvrage repose sur une hypothèse clairement annoncée : les
leaders politiques jouent un rôle décisif dans les phénomènes de construction
identitaire, non seulement en ayant accès aux canaux permettant de façonner l’identité
elle même, mais aussi en étant sensibles, dans leur quête de soutiens politiques, aux
attitudes des électeurs face aux enjeux identitaires. Dès lors, il faut bien admettre que
Nancy Morris explore essentiellement les stratégies et les représentations identitaires
des élites politiques au risque de négliger la part prise par tous les autres acteurs dans
la construction d’une identité dont elle souligne, très justement par ailleurs, le
caractère multiple.
4 L’ouvrage se décompose en trois parties précédées d’un chapitre théorique à travers
lequel l’auteur s’efforce de définir les principaux concepts servant de support à son
analyse. S’inspirant très largement des travaux d’Eric Hobsbawn, elle définit la nation
comme “ une communauté de personnes qui se définissent comme telle [et] qui
partagent un sentiment de solidarité fondé sur la croyance en un héritage commun et
qui revendiquent des droits pouvant inclure l’autodétermination ” (p. 12) et l’identité
nationale comme “ le sentiment individuel d’appartenir à une collectivité qui
s’autoproclame une nation ” (p. 14). Sur la base de ces définitions, Porto Rico apparaît
sans l’ombre d’un doute comme une nation qui présente la particularité de ne pas être
érigée en Etat. Le terme “ nation ” ou “ nationalité ” est d’ailleurs mobilisé par la
majorité des hommes politiques insulaires (huit sur quatorze) dans la définition qu’ils
proposent de Porto Rico et l’existence d’une culture et d’une identité portoricaines est
reprise en chœur par les adhérents de l’ensemble des partis, indépendamment de leur
option sur le plan politico-institutionnel. Le paradoxe est donc frappant entre la
faiblesse des soutiens électoraux dont bénéficie l’indépendance et la force avec laquelle
est affirmée, selon des modalités et des voies variables, une identité distincte.
5 La première partie de l’ouvrage correspond à la description de la période qui s’étend de
1898, date de l’annexion de l’île par les Etats-Unis à 1993, année durant laquelle fut

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organisé le dernier référendum à ce jour sur la question du statut. Il s’agit en réalité de


près d’un siècle de relations complexes et parfois mouvementées entre l’ancienne
colonie espagnole et sa nouvelle métropole. Nancy Morris rappelle ainsi les hésitations
qui ont accompagné la mise en place d’un gouvernement civil, l’octroi de la citoyenneté
américaine en 1917, le processus d’“ américanisation” et la montée d’une insatisfaction
et de frustrations qui s’expriment dans les années 30 à travers les canaux intellectuels
et politiques. En 1938 se produit un événement dont les répercussions ultérieures sur la
vie politique insulaire sont considérables : l’aile du Parti libéral favorable à
l’indépendance fait scission et donne naissance au Parti Populaire Démocratique ( PPD) à
l’initiative de Luis Muñoz Marín, grande figure du paysage politique insulaire, qui
choisit comme symbole le jíbaro dans le souci manifeste d’incorporer le monde rural
dans sa stratégie. Cette évolution annonce la mise en place du statut d’Etat Libre
Associé intervenu en 1952, et qui suscitera plus tard de nouvelles contestations et
interrogations sur l’avenir. Elaborée principalement à partir de sources secondaires,
cette partie de l’ouvrage a néanmoins le mérite d’attirer l’attention sur les différents
symboles mobilisés – le drapeau, l’hymne, les jours fériés – dans le cadre de la
construction d’une identité, voire d’un nationalisme culturel, transcendant dans une
large mesure les divergences politiques.
6 C’est là d’ailleurs un constat que vient conforter la deuxième partie de l’ouvrage. Ici
l’auteur s’attache, sur la base des entretiens réalisés, à mettre au jour les attitudes des
leaders politiques et des adhérents des partis face à la question de l’identité
portoricaine. Nul doute en effet que cette dernière est affirmée avec force d’un bout à
l’autre du spectre politique et que les Portoricains, indépendamment de tout clivage
politique, s’accordent sur ce qui, à leurs yeux, en constitue les éléments-clés et tendent
à les distinguer des autres : la langue, l’histoire et les traditions, la musique, les
coutumes alimentaires… Il est à noter l’importance accordée à la participation des
sportifs portoricains, sous leur propre bannière, aux jeux olympiques, et de manière
plus générale, aux compétitions internationales. Largement couverts par les médias
locaux, ces événements permettent de bénéficier d’une représentation distincte et de
se projeter en tant que telle sur la scène internationale, non sans une certaine
ambiguïté : si les partisans du statut d’ELA1 sont unanimes à faire référence à l’équipe
olympique, il n’en va de même pour les protagonistes de l’indépendance ou de
l’annexion soucieux, semble-t-il, de se démarquer de tout ce qui pourrait cautionner la
représentation officielle de l’ELA (p. 93).
7 La grande majorité des enquêtés, y compris ceux qui se situent dans la mouvance
annexionniste s’identifient avant tout comme portoricains (chapitre 5). Les réponses
apportées par ces derniers vont du rejet de toute identification aux Etats-Unis à
l’affirmation, sur un mode égalitaire, d’une double appartenance, américaine et
portoricaine. Le sentiment d’appartenir à la Caraïbe – et à l’Amérique latine – varie
pour sa part en fonction d’une combinaison complexe de facteurs faisant intervenir les
préférences politiques, le lieu de résidence dans l’île et l’âge. Ainsi les partisans de
l’autonomie et de l’indépendance ont-ils tendance à privilégier leurs affinités avec la
Caraïbe et l’Amérique latine au détriment des Etats-Unis. On retrouve des divergences
semblables à propos des allégeances locales, des Nuyoricans 2, de sorte que la catégorie
centrale autour de laquelle se construit l’identité reste incontestablement le fait
portoricain sur lequel viennent se greffer d’autres appartenances revendiquées avec

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plus ou moins de force. D’où les deux caractéristiques de l’identité portoricaine isolées
par l’auteur : fluidité et cristallisation sur la base des différentes expériences sociales.
8 La capacité de résistance (resilience) de l’identité culturelle dans le contexte de la
domination américaine donne lieu à des appréciations divergentes dans la troisième
partie de l’ouvrage. Si les enquêtés sont unanimes à reconnaître l’influence des Etats-
Unis, ils évaluent sa portée en fonction de leur affiliation partisane : là où les tenants de
l’annexion soulignent les éléments positifs de la présence américaine ainsi que la
capacité de résistance de l’identité, y compris en cas de transformation de l’île en 51 ème
Etat, les partisans de l’autonomie et de l’indépendance déplorent les conséquence
néfastes d’une telle présence, tout en reconnaissant qu’elle a permis d’assurer le
fonctionnement de la démocratie ; là où les uns restent confiants, les autres redoutent
une assimilation culturelle. Il reste que la plupart des enquêtés ne considèrent pas
comme une réelle menace certains produits culturels importés, qu’il s’agisse de la
musique nord-américaine et, de la cuisine rapide qui connaissent un important succès
et coexistent avec des habitudes locales. A l’inverse, d’autres produits, pratiques, ou
symboles font l’objet d’un incontestable rejet comme, par exemple, la fête de Santa
Claus qui tend à supplanter la fête locale des “ Rois mages ”, la télévision par câble, ou
encore la langue anglaise. Pour l’auteur, la perception d’une menace pesant sur les
symboles de l’identité a, par un effet de retour, contribué à renforcer ces derniers.
Nancy Morris souligne ainsi la capacité de la culture portoricaine à absorber et à
adapter les éléments importés, tout en se préservant et en se renouvelant.
9 Le dernier chapitre est d’ailleurs consacré à la résistance de la culture locale. Il faut dire
que les leaders politiques, quelles que soient leurs divergences sur la question du statut,
s’accordent tous sur la défense de cette culture et le respect de l’identité nationale.
Cette identité nationale s’exprime à travers un corpus symbolique qui est loin d’être
figé. Trois éléments constitutifs de l’identité ont ainsi changé de sens à travers
l’histoire : dissociée de l’annexion, la citoyenneté américaine a été d’abord rejetée par
la majorité du Parti Unioniste en 1916, avant d’être acceptée l’année suivante comme
un élément du dispositif de décolonisation, d’être fixée dans la constitution de 1952 et
d’être revendiquée aujourd’hui par la majorité de la population, y compris une frange
du mouvement indépendantiste3 ; la participation des Portoricains aux compétitions
sportives internationales génère des tensions avec les Etats-Unis qui traduisent assez
bien la difficile conciliation entre les avantages inhérents à la citoyenneté américaine
et l’adhésion passionnée à l’idée de “ sports citizenship ” (citoyenneté sportive), une
notion dérivée des règles permettant aux Portoricains de représenter leur île (et non
l’État dont ils sont les citoyens) et qui joue un rôle essentiel dans la construction
identitaire quoique inconnue avant le milieu de ce siècle ; enfin, le drapeau portoricain
fut conçu initialement comme un symbole de la lutte pour l’indépendance durant la
domination espagnole, avant de rallier l’ensemble de la population, indépendamment
des préférences en matière de statut, d’être adopté en 1952 pour représenter le
Commonwealth4 et de flotter aux côtés de la bannière étoilée comme emblème d’une
relation hétérodoxe et délicate à assumer (p. 159).
10 Si les emblèmes et les symboles qui servent de support à l’identité ne sont pas
pérennes, ils font également l’objet d’une appropriation différenciée de la part des
groupes sociaux. Ainsi, la langue espagnole, érigée en symbole d’identification par
rapport à l’anglais, sert-elle en même temps de marqueur à différents groupes
énonçant leurs positions divergentes et concurrentielles au sein de l’espace public sur

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les questions d’identité culturelle et de statut politique. De manière plus générale,


chacune des représentations identitaires est constamment négociée par une très
grande diversité de groupes, de sous-groupes et d’acteurs sociaux.
11 Au total l’ouvrage de Nancy Morris présente un triple intérêt : d’abord, nourri par une
recherche sur le terrain (on ne soulignera jamais assez la richesse des entretiens), il
permet de mettre au jour les attitudes des leaders, mais aussi des adhérents des trois
principaux partis politiques sur une question – l’identité – qui n’a jamais cessé de
tramer la vie politique insulaire, en particulier depuis l’arrivée des Américains. En
second lieu, il constitue un apport indéniable sur le plan théorique. Refusant toute
conception substantialiste de l’identité, l’auteur déjoue en même temps le piège –
clairement mis en évidence par Christine Chivallon5 – d’identités mobiles exclusives des
expériences sociales dans lesquelles pourtant elles s’enracinent et se recomposent.
Enfin, Nancy Morris a le mérite de rappeler la dimension stratégique des phénomènes
de construction identitaire indissociables des enjeux du moment et des modalités
d’appropriation de ces enjeux par des acteurs en lutte pour le pouvoir et/ou la
reconnaissance symbolique.
12 Malgré tout, l’ouvrage n’échappe pas à un reproche majeur. Autant, les enquêtes
réalisées sur le terrain se sont révélées d’une incontestable richesse, autant on ne peut
s’empêcher de regretter que l’auteur ait choisi de les limiter aux élites politiques et à
une frange de la jeunesse au nom d’un postulat plus ou moins contestable : les élites
sont nécessairement sensibles aux attitudes de l’électorat au regard de la question
identitaire et reprennent à leur compte ses conceptions et attentes. Il en résulte que les
conclusions de l’auteur peuvent être difficilement généralisées à l’ensemble de la
population : d’une part, elles concernent, par un effet de la méthode utilisée, des
leaders politiques relativement jeunes, au risque de procéder, par delà des clivages
partisans, à une homogénéisation quelque peu déformatrice ; d’autre part, les données
recueillies se réfèrent aux attitudes des leaders politiques, en négligeant les secteurs
populaires, appréhendant du même coup la question de l’identité exclusivement à
travers le moule – pour ne pas dire le prisme déformant – de l’élite politique et des
affiliations partisanes. Or il est à peine besoin de rappeler que les acteurs politiques
sont loin d’être les seuls à participer aux processus de construction identitaire et le rôle
joué en la matière par les secteurs populaires.
13 Telle est d’ailleurs l’impression qui se dégage de la lecture de Puerto Rican Jam. Rédigé
par une nouvelle génération d’intellectuels portoricains qui entendent proposer une
analyse originale du colonialisme et des discours nationalistes, cet ouvrage comprend
une douzaine d’articles dont le ciment est en quelque sorte constitué par une approche
très largement sensible au postmodernisme ambiant. Les auteurs ambitionnent de
sortir de la dichotomie classique opposant le “ mal ” (le colonialisme) à son “ remède ”
supposé, (le nationalisme), en produisant un discours novateur permettant d’aborder
les défis auxquels se trouvent confrontés les Portoricains en cette fin de siècle. Dans
une longue introduction, Ramón Grosfoguel, Frances Negrón-Muntaner et Chloé
Georas, proposent non pas de régler, comme beaucoup d’autres dans le passé, la
question du colonialisme à Porto Rico, mais de jeter un regard critique sur le couple
discursif colonial/national à partir de la mise au jour d’un ensemble de stratégies trop
souvent négligées par les analyses classiques. Par une sorte de clin d’œil – non
clairement explicité – à la théorie critique chère à Habermas, ils affirment sans

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ambiguïté que leurs théories sont constitutives de leur action politique et que le lien
entre les deux doit être examiné de manière critique.
14 Analysant les discours sur le colonialisme et le nationalisme, les auteurs soulignent
qu’ils ont entrés en crise et que leur capacité de mobilisation s’est considérablement
affaiblie. Sans doute faut-il y voir la résultante d’une trajectoire historique singulière
que l’on peut difficilement restituer à partir de l’opposition simpliste entre les tenants
du colonialisme et ceux qui le combattent : les groupes sociaux subordonnés ont dirigé
leur lutte non pas tant contre la métropole que contre les élites politiques locales, en
mobilisant les discours sur les droits de l’homme produits par le centre…métropolitain.
Mariano Negrón-Portillo6 voit dans le mécontentement de la plupart de ces groupes à
l’égard de l’élite créole et du régime colonial espagnol l’une des causes principales de
l’absence de cohésion du discours nationaliste au début du siècle : de larges secteurs
sociaux en voie de prolétarisation ont en effet articulé un projet politique de
modernisation dans le cadre d’une alliance avec les Etats-Unis et en opposition à leur
ennemi de classe, l’élite créole ; inversement, l’orientation hispanisante du discours
nationaliste a été source de ressentiment à l’égard non seulement du régime espagnol,
mais aussi de ses alliés et de ceux qui prétendent incarner une identité fondée sur
l’héritage espagnol. Autrement dit, le clivage central ne se situe pas entre les colonisés
et les colons, mais se décompose en de multiples clivages se cristallisant autour des
intérêts liés aux appartenances de classe, de race et de sexe qui ne sauraient être
regardés comme déterminés par la question nationale. Bien au contraire, ces clivages
s’opèrent sur la base d’alliances parfois surprenantes comme le révèle l’analyse – pour
le moins provocatrice – proposée par Gladys Jiménez-Muñoz7 : au début du siècle, les
suffragettes portoricaines ont recherché une alliance avec les féministes américaines
qui ont fait appel en leur nom aux membres du Congrès, sans distinction de sexe, pour
qu’ils favorisent l’extension du droit de vote aux femmes insulaires dans le cadre des
élections locales ; en d’autres termes, une stratégie (délibérément tournée contre les
hommes portoricains) s’est appuyée sur une solidarité entre femmes (portoricaines et
américaines d’origine blanche) issues des classes moyennes et sur une demande
d’intervention adressée au centre colonial.
15 On pourrait multiplier les exemples du même ordre. Ainsi Ramón Grosfoguel 8 s’efforce
de montrer comment le jeu complexe de la politique coloniale américaine ne se résume
pas en la poursuite d’intérêts strictement économiques. Il arrive même que plusieurs
objectifs contradictoires soient envisagés simultanément dans certaines conjonctures
historiques. Le processus d’accumulation capitaliste, souvent présenté comme le
moteur de la politique coloniale, a dû s’accommoder de l’extension des droits sociaux et
des transferts fédéraux au cours de la seconde moitié du vingtième siècle. Cette
évolution a directement affecté la situation des firmes nord-américaines implantées
dans l’île, révélant du même coup la dimension symbolique de la présence des Etats-
Unis ; ces derniers entendant faire de Porto Rico une sorte de vitrine dans la Caraïbe
dans le cadre de leur stratégie globale de développement. De sorte que l’oscillation
permanente de la politique coloniale entre des tendances ou des prétentions
contradictoires constitue un obstacle à l’émergence d’un nationalisme structuré.
16 Plusieurs articles présentent, par ailleurs, un point de vue critique sur le statut d’Etat
Libre Associé, source de nombreuses illusions. Pour Jaime Benson-Arias 9 par exemple,
Porto Rico demeure une colonie, au sens politique du terme, dans la mesure où ce
territoire a été complètement absorbé par l’économie américaine au point d’apparaître

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comme une simple extension régionale de cette dernière tout en lui étant subordonné.
Pourtant, l’ELA est sous-tendu par une représentation de l’île en termes de “ nation ”
qui, sans avoir pu s’ériger en Etat, contrôle un espace interne échappant à l’emprise du
capitalisme mondial. Le statut d’Etat Libre Associé occulte le rapport colonial unissant
Porto Rico aux Etats-Unis et explique d’une certaine façon les tenants et les
aboutissants du débat culturel. A n’en pas douter en effet, l’ambiguïté du statut
politique ne s’est nullement traduite par une remise en cause de l’identité culturelle,
contrairement aux allégations du discours dénonçant “ l’impérialisme culturel ”, mais
au contraire par la démultiplication des niveaux d’identification et par des phénomènes
d’hybridation repérables à travers le jeu des acteurs sociaux. Contestant le point de vue
négatif des “ théoriciens ” de l’impérialisme culturel, Raquel Rivera 10 s’efforce de
montrer comment la musique et la culture rap sont le lieu d’expression d’une jeunesse
urbaine, noire et démunie permettant en outre de recomposer des solidarités – sur la
base de critères de classe et de race – transcendant l’opposition colonial/national.
L’essai signale en outre la persistance d’un racisme à l’encontre des noirs à Porto Rico
que les discours nationaliste et colonialiste ignore en subsumant dans un prétendu
rapport égalitaire les différentes composantes raciales et ethniques de la population.
17 Au delà de la question culturelle, plusieurs thèmes sont abordés qu’il serait assurément
fastidieux de passer en revue. On se contentera de relever quelques-uns d’entre eux et
surtout d’attirer l’attention sur les questions qui sont ainsi soulevées. De ce point de
vue, il est clair que Porto Rico est “ imaginé ” non seulement comme un espace
géographique spécifique, mais aussi comme une communauté symbolique revendiquée
aussi bien par les membres qui vivent sur l’île que par ceux résidant aux Etats-Unis 11,
avec tout ce que cela suppose comme problèmes. Cette appartenance à “ deux mondes ”
explique l’acuité du débat linguistique12 et la difficulté à analyser les représentations
collectives que les Portoricains ont forgé d’eux mêmes. Dans l’introduction précitée, les
auteurs en viennent à conceptualiser ces représentations à partir d’un double constat
dont les éléments sont solidaires : une “ ethno-nation ” en voie de déterritorialisation
aux Etats-Unis et une “ ethno-nation ” territorialisée à Porto Rico (p. 19).
18 C’est dire que la solution politique à une telle situation n’est pas aisée. Fidèles à leur
objectif, sortir du débat actuel en forme de dilemme, et à la démarche annoncée,
nourrir leur stratégie politique de leurs analyses scientifiques, Ramón Grosfoguel,
Frances Negrón-Muntaner et Chloé Georas considèrent que le projet de décolonisation
de Porto Rico ne peut être compris uniquement comme un processus formel
d’autodétermination politique, mais doit être envisagé comme une transformation
radicale des vieilles hiérarchies coloniales, raciales, sexuelles et de classes forgées dans
le cadre d’un rapport de subordination constamment réactivé. Cet objectif suppose la
capitalisation des pratiques culturelles et politiques nouvelles, des nouveaux
mouvements sociaux, de discours novateurs prenant le contre-pied des prémisses de la
pensée politique et des pratiques nationalistes, y compris celles en cours dans la
métropole. Pour déconstruire le dualisme improductif colonialisme/nationalisme et
dégager de nouvelles perspectives, il convient de recourir à des stratégies dites de
“ complicité subversive ” (Grosfoguel) qui dans le passé ont permis d’arracher des
concessions au système colonial tout en anticipant le postmodernisme actuel : le
“ mimétisme sans identification ” ou la “ parodie postmoderniste ”. Les auteurs
affirment ainsi qu’une féminisation de la vie politique portoricaine, entendue comme
une stratégie non-essentialiste étendant et généralisant aux luttes politiques les
comportements féminins – tels que la séduction, l’ambiguïté et la négociation –

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historiquement associés au patriarcat pourrait prouver toute son efficacité dans un


contexte de domination. En réalité, plutôt que de se situer en dehors du système
capitaliste ou de chercher à l’affronter ouvertement, il convient de le subvertir de
l’intérieur par une sorte de complicité active, en le parodiant et en essayant d’en tirer
le maximum d’avantages. Au fond, cela revient à réactiver une tradition populaire
connue sous le nom de Jaibería, du nom d’un crabe des montagnes (jaiba) se déplaçant
latéralement pour avancer. La métaphore de la jaibería renvoie à des pratiques
collectives de négociation et à des stratégies de changement qui tout en évitant la
confrontation directe s’efforcent d’atteindre les objectifs fixés par des voies
détournées…
19 Ces analyses ont incontestablement le mérite de se défaire de manière radicale des
catégories essentialistes qui sont mobilisées par les intellectuels et les acteurs
politiques. En déconstruisant les notions de colonialisme et de nationalisme, elles
dévoilent une situation dont la complexité ne peut être épuisée par ces catégories
discursives. Il est évident que de nouvelles formes d’expression, de “ culture ” se font
jour, à Porto Rico comme ailleurs ; que d’anciens clivages se trouvent bousculés et
redéfinis et que ces changements doivent être repensés à partir d’une démarche
nouvelle. Du même coup, apparaît l’inanité de certaines stratégies politiques insulaires,
comme en témoigne l’impasse actuelle due au caractère irréconciliable des positions
qui s’affrontent dans le champ politique. Ce n’est pas dire pour autant que la
déconstruction et la reformulation postmoderniste proposées ici permettront de sortir
de l’impasse politique. Significativement, les auteurs se sont abstenus de proposer une
traduction politique concrète de leurs prises de position. Car la solution est pour le
moins complexe ; elle pose un double problème : comment faire pour circonscrire à
partir du potentiel de créativité mis en évidence l’espace commun d’une alternative
crédible ? De ce point de vue, la métaphore de la Jaibería paraît bien insuffisante dans
la mesure où elle ne possède pas son propre dépassement. Elle rappelle la stratégie de
la ruse telle qu’elle s’est déployée sous l’esclavage et dont la condition de possibilité est
précisément l’existence d’un lien de subordination. En l’absence d’un objectif
clairement défini fédérant les micro-inventions culturelles, elle peut devenir
fonctionnelle par rapport à la domination combattue. D’autant que, et c’est le deuxième
problème, les nouvelles formes de lutte et les mouvements qui se recomposent en
déplaçant les lignes de clivage traditionnel, peuvent difficilement restés confinés dans
leur espace propre en se maintenant à l’écart des grands mouvements traditionnels
formés par l’histoire, même si ces derniers ne sauraient être réifiés par l’analyse et
doivent se restructurer en termes de stratégie.
20 Pour José Luis Méndez, ces forces traditionnelles ont pourtant un rôle important à
jouer. Son essai intitulé Entre   el   limbo   y   el   consenso13, procède en effet d’un constat
simple : à défaut de rallier leurs adversaires à leurs positions, les partis politiques
portoricains se contentent d’empêcher que le point de vue de leurs rivaux ne triomphe
sur la scène politique insulaire. D’où une sorte d’“alliance pour l’immobilisme ” qui
perpétue le statu quo et interdit d’opérer la jonction entre les sphères politiques
traditionnelles et les forces nouvelles issues de la société civile lesquelles semblent en
mesure d’enclencher une dynamique de changement. Dans une langue claire et imagée,
José Luis Méndez explique qu’il est possible de sortir de l’impasse actuelle en
recherchant une solution démocratique et négociée. A condition toutefois de se
dégager de la posture adoptée durant quasiment un siècle ; posture consistant à

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enregistrer les désaccords successifs sur la question du statut entre des forces
politiques se neutralisant mutuellement.
21 On l’aura sans doute compris, le maître mot de l’ouvrage est le consensus, entendu non
pas simplement comme une attitude ou une démarche, mais aussi comme un objectif à
atteindre. Un consensus que l’on pourrait envisager à partir de dix points au moins
(pp. 11-13) parmi lesquels : l’élaboration d’un nouveau modèle économique, l’idée que
les Portoricains résidant aux Etats-Unis et ceux vivant sur l’île appartiennent à un seul
et même peuple et que les premiers devraient être nécessairement consultés en cas de
plébiscite sur le statut…
22 Cette stratégie fondée sur la recherche d’un accord paraît d’autant plus viable qu’il
existe de toute évidence un écart grandissant entre les options politiques incarnées par
les trois principaux partis, telles qu’elles se sont cristallisées au cours des années, et les
attentes actuelles. Nul doute que le contenu de l’autonomie, de l’annexion et de
l’indépendance a profondément évolué, rapprochant partiellement ces différentes
options14 et libérant un espace possible de négociations. D’autant que par ailleurs,
l’examen du contenu de ces options révèle des préoccupations et des aspirations
similaires et rappelle, par delà les clivages politiques, l’appartenance à une même
culture, la pratique d’une langue commune et l’utilisation des mêmes symboles. Par
conséquent, la voie consensuelle est le seul moyen d’éviter une solution imposée depuis
la Métropole, comme c’est le cas avec le projet Young – actuellement en discussion au
Congrès fédéral – qui n’est que la simple reproduction d’un anachronisme colonial.
Pour l’auteur, cette solution passe par une réévaluation des notions qui structurent la
vie politique locale, en particulier celle d’annexionnisme et d’assimilationnisme. Ces
deux notions sont en effet loin d’être synonymes, même si elles peuvent entretenir un
lien étroit et font référence à des comportements qui peuvent se conforter
mutuellement : la première désigne une stratégie politique d’intégration
institutionnelle ; la seconde correspond à un processus de dilution d’une entité
culturelle dans un ensemble plus vaste. Après une longue période durant laquelle
assimilationnisme et annexionnisme semblaient aller de pair, les années 70 donnent le
signal d’un double mouvement divergent : d’un côté l’annexionnisme amorce une
ascension ayant permis au Patido Nuevo Progresista (PNP), actuellement au pouvoir,
d’alterner régulièrement au gouvernement avec son homologue autonomiste ; de
l’autre, le déclin du soutien apporté par la population à l’assimilation culturelle et
linguistique de Porto Rico aux Etats-Unis. En d’autres termes, on assiste à la montée en
puissance d’un annexionnisme sans assimilation qui témoigne de l’échec des tentatives
d’américanisation et induit trois conséquences principales : la nécessité pour le
mouvement annexionniste de rompre avec un discours à double portée, nationaliste et
patriotique lorsqu’il est destiné à l’électeur portoricain, assimilationniste et boiteux
lorsqu’il s’adresse aux membres du Congrès ou aux fonctionnaires fédéraux ; la place
prise par l’espagnol à Porto Rico paraît difficilement compatible avec un projet
d’annexion sans assimilation, compte tenu des oppositions très vives dans les milieux
conservateurs aux Etats-Unis ; enfin, l’annexionnisme devra choisir entre une stratégie
à court terme à géométrie variable et ambiguë et une stratégie à long terme clairement
assumée et visant à faire accepter par le Congrès fédéral, de manière pleinement
consciente, Porto Rico tel qu’il s’est forgé au long de l’histoire.
23 Plusieurs autres thèmes meublant traditionnellement la vie politique insulaire – la
relation entre citoyenneté et nationalité, le problème de la langue, la place du leader

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nationaliste Pedro Albizu Campos dans la société insulaire – sont abordés par l’auteur,
sans oublier un chapitre consacré à la salsa analysée ici comme le lieu d’intégration de
différentes expériences musicales latino-américaines, un formidable espace de
communication et d’échanges se nourrissant, dans le cas de Porto Rico, des flux entre
l’île et les Etats-Unis et fortifiant l’identité portoricaine : en adoptant la salsa, Porto
Rico s’affirme non seulement comme un pays hispanique ayant des racines afro-
caraïbéennes, mais construit simultanément son identité sur le terrain des luttes
politiques et sociales aux Etats-Unis en rejetant toute idée d’assimilation dans le cadre
du “ melting-pot ” au sens où l’entendent les secteurs représentatifs de l’hégémonie
culturelle anglo-saxonne. Il en résulte que la salsa a servi de rempart à l’assimilation
culturelle des classes populaires tout en posant les bases d’une alternative latine, afro-
antillaise et démocratique face aux prétentions assimilatrices des classes dominantes à
Porto Rico.
24 Au total, José Luis Méndez propose un diagnostic clair et précis de l’impasse
portoricaine assorti d’une démarche volontariste susceptible de dégager un espace de
négociations entre partenaire/adversaires campés sur des positions jugées
irréductibles et une voie nouvelle pour sortir du dilemme dans lequel se trouvent
enfermés les Portoricains. Bien sûr, il ne se hasarde pas à envisager des solutions
concrètes mais dessine les contours, sinon d’un projet, du moins d’un objectif
permettant de réaliser l’intégration, même partielle, de points de vue réputés
inconciliables. Encore faudrait-il parvenir à briser l’alliance pour l’immobilisme. Un
combat qui est loin d’être gagné, tant il est vrai qu’à Porto Rico les matrices originelles
d’alignements partisans tendent à cristalliser les positions, voire à les figer dans un
rapport conflictuel parfois éloigné des préoccupations immédiates de la population.
Pourtant, il est clair que les idées, elles, évoluent dans la mesure où elles font
nécessairement écho aux interrogations du temps et aux nouveaux enjeux qui
affleurent la scène sociale et politique. Et s’il est vrai que les partis politiques
continuent à structurer très largement la vie partisane, il est non moins certain qu’ils
courent le risque sinon de se couper de la population, du moins d’être discrédités
comme vecteur d’un changement trop souvent différé.

NOTES
1. Etat Libre Associé.
2. Il s’agit des Portoricains émigrés aux Etats-Unis.
3. Lors des négociations entamées il y a quelques années sur l’avenir institutionnel de Porto
Rico, le Partido Independentista Puertorriqueño (PIP) a plaidé pour le concept de “ permanent
dual citizenship ”.
4. Commonwealth est la traduction anglaise d’Estado Libre Asociado ( ELA).
5. Cet auteur écrit très justement : “ Le postulat de l’identité comme nécessairement mobile,
quand il évacue ou discrimine certains pans de l’expérience sociale, conduit sur le versant d’un
autre essentialisme, trait à trait opposé à l’identité ”substance”. Il n’y a plus assignation
identitaire au groupe et au territoire mais assignation identitaire à des formes changeantes et

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hybrides ”, voir Christine Chivallon, “ Du territoire au réseau : comment penser l’identité


antillaise ”, Cahiers d’Etudes africaines, 148, XXXVII-4, 1997, p. 787.
6. “ Puerto Rico : Surviving Colonialism and Nationalism ”, pp. 39-56.
7. Voir aussi l’analyse proposée par Yolanda Martinez qui explore les tensions – apparues au sein
des femmes portoricaines – liées à des facteurs de classe, de race et aux positions idéologiques
(chapitre 6 : “ Deconsctructing Puerto Ricanness through Sexuality : Female Counternarratives
on Puerto Rican Identity (1894-1934) ”, pp. 127-139.
8. “ The Divorce of Nationalist Discourses from the Puerto Rican People : A Sociohistorical
Perspective ”, pp. 57-76.
9. “ Puerto Rico : The myth of the National Economy ”, pp. 77-92.
10. Pour sa part Alena Dávila estime que la mondialisation ne signifie nullement l’alignement sur
les normes culturelles dominantes. Cet auteur montre comment les firmes américaines
implantées à Porto Rico instrumentalisent les représentations culturelles en puisant dans un
répertoire – davantage populaire qu’élitiste ou nostalgique – mêlant différentes composantes.
(“ Rapping Two Versions of the Same Requiem ”, pp. 243-256)
11. Agustín Lao, “ Islands at the Crossroads : Puerto Ricanness Travelling between the Translocal
Nation and the Global City ”, pp. 169-188.
12. Frances-Negrón-Muntaner, “ English Only Jamás but Spanish Only Cuidado : Language and
Nationalism in Contemporary Puerto Rico ”, pp. 257-285.
13. Que l’on pourrait traduire ainsi “ Entre la paralysie et le consensus ”.
14. Un point de vue analogue a été défendu par d’autres auteurs, voir par exemple Angel Israel
Rivera & Aarón Gamaliel Ramos, “ The Quest for a New Political Arrangement in Puerto Rico :
Issues and Challenges ”, Caribbean Studies, 26(3-4), juillet-decembre 1993, pp. 265-292.

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Fred CONSTANT & Justin DANIEL


(dir.). Cinquante ans de
départementalisation Outre-mer
Thierry Michalon

1 Confier au nouveau-venu au CRPLC le soin de rendre compte dans cette revue du


dernier en date des ouvrages collectifs de l’équipe est un excellent moyen de faciliter
son intégration à celle-ci , tout en sollicitant de son regard neuf des remarques qu’une
longue collaboration atténuera peut-être !
2 L’ouvrage que voici, tout d’abord, n’est pas conforme à son titre... mais on doit s’en
louer. Plutôt qu’un bilan de cinquante ans de départementalisation “ outre-mer ”, il ne
s’agit ici, à l’exception d’une contribution touchant à la Guyane, que de la Martinique.
Mais “ qui trop embrasse mal étreint ” affirme le dicton, et ce que ce travail perd quant
à l’ampleur de son objet, il le gagne par la qualité des contributions présentées, la
variété des points de vue, et le tangible engagement de chacun sur un objet d’étude
dont le sort, à l’évidence, le concerne personnellement. Et nous sommes loin, ici, de ces
disciplines tournées sur elles-mêmes, frileusement repliées sur leurs ésotérismes, et se
nourrissant des controverses doctrinales fleurissant en leur sein plus qu’elles ne sont
soucieuses de faire progresser la connaissance et la construction du monde...
3 Un livre sur la Martinique, donc, mais un ouvrage rigoureux et complet, qui procède en
trois approches successives . Un premier groupe de contributions cherche à analyser
les politiques publiques conduites dans les nouveaux départements, depuis 1946, par les
administrations de l’Etat, et débouche sur deux remarques centrales : en premier lieu,
ces politiques ont constamment oscillé – comme le permet l’article 73 de la
Constitution, qui prévoit pour les départements d’outre-mer d’éventuelles “ mesures
d’adaptation ” – entre l’application du droit commun et des mesures dérogatoires,
notamment en matière de droit social et de domaine public, engendrant des régimes
juridiques souvent confus et suscitant maintes frustrations ; en second lieu, les effets
des politiques menées ont fréquemment démenti les objectifs poursuivis par les
pouvoirs publics et, dès lors, rendre compte de ceux-là s’avère plus fécond, d’un point
de vue scientifique, que la simple analyse de ceux-ci.

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4 Un second groupe de contributions s’efforce de retracer, sur le demi-siècle écoulé,


l’évolution de la compétition politique à la Martinique. Celle-ci a emprunté trois axes
principaux. La départementalisation a, tout d’abord, érigé l’extension aux
départements d’outre-mer de la législation sociale en vigueur en métropole, motivation
première de la loi du 19 mars 1946 (“ c’était le meilleur moyen d’améliorer rapidement
le sort du peuple ”, confia rétrospectivement Aimé Césaire), en enjeu central de la vie
politique locale. Ensuite, ou plutôt parallèlement, le champ politique martiniquais s’est
restructuré autour de l’interrogation sur l’évolution statutaire du pays, en trois
principaux courants : départementaliste, autonomiste, indépendantiste. Enfin, la
progression contemporaine, dans les urnes, de ce troisième courant, s’avère le fait d’un
électorat jeune, citadin, et protestataire.
5 La troisième partie de l’ouvrage, Identités, culture et idéologie, s’attelle quant à elle avec
un certain courage à la critique de courants d’idée pourtant prédominants parmi l’élite
intellectuelle martiniquaise. On s’y attardera donc plus ici. Plusieurs contributeurs
s’inscrivent en effet en faux contre certaines analyses ayant le vent en poupe, et que
des phénomènes d’entraînement diffusent largement au sein de l’opinion, bien au-delà
des cercles restreints les ayant engendrées.
6 Cette critique porte d’abord sur la thèse de l’ “ oppression culturalo-idéologique ”
délibérée qui serait à la racine de la dépendance croissante suscitée, au fil du demi-
siècle écoulé, par la départementalisation : rompant avec ce confort intellectuel,
certaines pages de J.Daniel, notamment, démontrent, exemples à l’appui, que cette
dépendance est surtout le produit d’une convergence objective d’intérêts à la fois
nationaux et locaux. Dès lors, dénouer l’écheveau de nos intérêts serait une démarche
d’émancipation certainement plus honnête et plus efficace que la dénonciation réitérée
de leur oppression...
7 Une approche tout aussi décapante est empruntée pour le champ culturel. Y. Bernabé,
V. Capgras et P. Murgier dénoncent en effet “ la fiction d’un groupe uni dans un
consensus culturel communautaire ”, “l’absence de confrontation artistique,
l’ouverture réduite aux mouvements internationaux ”, “ la fausse évidence d’une
culture qui serait, immédiatement, unique et universelle ”, ainsi que “ la
confusion...entre le rôle social de l’action culturelle, d’une part, et la création artistique
de l’autre ”. Ils en appellent ainsi, très directement, en matière d’expression culturelle,
à l’éveil d’un esprit critique aujourd’hui émoussé par un unanimisme “ militant ” voué
à de redoutables impasses.
8 On retrouve ce regard libre dans le domaine fondamental de l’identité, surtout abordé
par M. Giraud et E. Jos. Tous deux dénoncent les dangers que représente le courant de
pensée actuellement prépondérant, celui de la “ créolité ”, lorsqu’il croit trouver les
fondements de l’identité martiniquaise dans un héritage culturel, dans une lignée
généalogique, dans une “ essence ” ethnique transmise de génération en génération,
selon une conception “ verticale ” de la nation rappelant singulièrement celle de Fichte
dans son “ Discours à la Nation allemande ” (1808). Tous deux en appellent à E. Glissant
pour affirmer que l’identité n’est pas une racine, une nature, mais une relation au
monde, en perpétuelle transformation, en permanente construction, et ils en appellent
aussi à Renan et à sa conception “ horizontale ”, agrégative, politique, de l’identité
nationale, fondée sur l’adhésion rationnelle à un ensemble de valeurs fondant un projet
commun. Allant plus loin, M. Giraud affirme avec vigueur, au sujet des courants
successifs de la “ négritude ” et de la “ créolité ”, que “ la conception essentialiste de

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l’identité qui (les) imprègne grève lourdement le débat idéologique et la vie politique,
(...) contribue à la racialisation de l’affirmation identitaire (et) pourrait bien être le
fourrier d’un ordre totalitaire (...) sous le couvert d’un populisme démagogique. ” Un an
et demi après la rédaction de ces lignes, on se prend à espérer qu’elles ne s’avèrent pas
rapidement prémonitoires...
9 On le voit, les rédacteurs de cet ouvrage n’ont cure du prétendu “ détachement
scientifique ” qui mure tant de chercheurs en sciences sociales dans un ésotérisme
protecteur et stérilise largement leurs travaux eu égard à la demande sociale implicite
qui s’exprime envers eux. “ Voir clair ”, selon la consigne de Valéry, demeure la
consigne d’une équipe plus soucieuse d’éclairer la voie que de gagner la reconnaissance
d’un milieu académique trop souvent coupé du monde. Et elle s’y efforce dans ce
douloureux contexte antillais : “ avoir à lutter contre une part de ce qui vous constitue
fondamentalement ”, selon la bouleversante formule de M. Giraud.

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