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Éthique publique
Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale

vol. 13, n° 2 | 2011


Dialogues pour réinventer la démocratie
Dialogues pour réinventer la démocratie

La démocratie à l’africaine
Biléou Sakpane-Gbati
https://doi.org/10.4000/ethiquepublique.679

Résumés
Français English
À l’école de la démocratie, les États africains ont la triste réputation d’être de mauvais
élèves. L’édification d’une véritable démocratie est mise à mal par la persistance de
considérations tribales, ethniques ou encore claniques. Il importe alors de repenser la
démocratie en Afrique en commençant par s’affranchir du mythe selon lequel, en raison
de leur organisation traditionnelle, les sociétés africaines seraient incompatibles avec la
démocratie. La marche engagée par l’Afrique vers la démocratie par la voie
institutionnelle ne sera véritablement effective qu’avec l’essor d’une véritable culture
démocratique des hommes.

At the school of democracy, the African nations have the sad reputation of being bad
students. The edification of a genuine democracy is badly affected by the persistence of
tribal, ethnic or clan considerations. It then matters to rethink about democracy in Africa,
by starting getting free from the myth according to which, the African societies would be
incom­patible with democracy because of their traditional organization. The journey of
democracy in which Africa is embarked through the institu­tional way will only be
effective with the rapid growth of men's genuine democratic culture.

Entrées d’index
Mots-clés : Afrique, coups d’État, décentralisation, légitimité, nation, politique, tradition
Keywords: Africa, coups d’État, decentralization, legitimacy, nation, politics, tradition

Texte intégral
1 « La démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le
peuple. » L’actualité de cette assertion de l’ancien président américain Abraham
Lincoln(1809-1865) n’est plus à démontrer, tant elle transparaît dans la plupart
des discours politiques en Afrique et dans les récents évén­e­ments en Côte
d’Ivoire, en Tunisie, en Égypte, en Libye…
2 Nombreux sont ces pays africains qui ont été épinglés et mis au ban de la
communauté internationale pour déficit démocratique né d’intermi­nables crises
politiques. En effet, la communauté internationale qui était originellement
permissive sur la gestion politique des États a fait désor­mais de la légitimité
démocratiqueune condition de reconnaissance des gouvernements. De
nombreuses crises d’ordre politique, social, économi­que et institutionnel ont
abouti à des révolutions ou soulèvements popu­laires, à des rébellions et, pire
encore, à des coups d’État militaires. Les séries de coups d’État, formes décriées
d’accessions antidémocratiques au pouvoir, mais malheureusement prisées des
pays africains majoritairement francophones, ont jalonné l’histoire de ces pays
depuis leur accession à la souveraineté internationale. Si les années 1960 ont été
considérées comme celles des indépendances et des régimes de partis uniques
caractérisés par une gestion opaque, partisane ou clanique des affaires de l’État,
les années 1990 au contraire ont rimé avec démocratie, multipartisme et un
cortège de conférences nationales ou d’assises nationales devant servir de cadres
transitionnels des États vers la démocratie, en passant par une refondation des
républiques fortement troublées à l’époque par des revendications populaires de
nature démocratique.
3 Malheureusement, les débats qui se devaient d’être constructifs ont fait place
aux mensonges, au despotisme, à la calomnie, aux discours hai­neux, voire
tribaux. Ces évènements ont contribué à l’altération du cli­mat politique, à
l’accentuation des clivages personnels, politiques, voire ethni­ques, au maintien et
à la radicalisation des régimes dictatoriaux issus des partis uniques qui sont
devenus des partis forts qui n’ont rien à envier aux partis uniques d’antan avec
en toile de fond une pluralité de petits partis pour la plupart sans envergure
nationale. Les fruits n’auront pas tenu la promesse des fleurs ! Par la suite, les
politiques ont brisé de facto le climat de confiance d’une part entre eux-mêmes et
d’autre part entre eux et la population du fait du jeu illisible des alliances contre
nature qui se font et se défont au gré des situations politiques. L’histoire
mouvementée et récente du continent aux alternances difficiles nous confronte à
une inter­rogation. Faut-il réinventer « une démocratie à l’africaine » et une vie
politique qui inspire confiance et fierté ? Nul besoin de réinventer une
démocratie et une vie politique, la démocratie est en construction, les
propositions allant dans le sens de la consolidation de la démocratie et de
l’assainissement de la vie politique existent déjà.

La pertinence de réinventer une


démocratie en Afrique
4 « L’Afrique ne serait pas prête pour la démocratie ! »Ce propos prêté à l’ancien
président français Jacques Chirac (1995-2007), choquant pour plus d’un Africain
sur deux, mérite qu’on s’y intéresse pour analyser les arguments qui militent en
faveur de cette croyance et en faire une contre-analyse en démontrant que
l’Afrique est déjà en marche vers la démocratie.

Une Afrique inapte à faire siennes les valeurs


démocratiques : fausse croyance
5 La barrière culturelle est souvent évoquée pour expliquer les difficultés
rencontrées par l’Afrique dans son processus de démocratisation. La culture du
chef qui caractérise les sociétés africaines ne serait pas un bon réceptacle pour
l’incrustation de la démocratie. En réalité, cette culture ne saurait être un frein à
l’émergence de démocratie ; cette idée reçue est erronée. La plupart des nations
africaines avant la colonisation étaient constituées en royaumes dont
l’organisation n’était pas éloignée de celle de la monarchie parlementaire
britannique. Les affaires de la cité se réglaient autour « des arbres à palabres »
avec la participation des populations ou leurs représentants : c’était le temps de
légiférer, de décider, de juger… Dès lors, on peut sans équivoque établir un
parallèle entre la structure des « chefs traditionnelset notables » et celle des
« chefs d’État et notables ». Le pouvoir était délégué, les peuples étaient associés à
la gestion des royau­mes, on assistait déjà à une forme d’élection des chefs où il
s’agissait, pour les populations, de s’aligner derrière le candidat de leur choix.
Celui qui emportait l’adhésion populaire était intronisé, comme le montre
l’exemple des peuples du nord du Togo. Ce modèle d’organisation sera mis à mal
par la colonisation et la décolonisation.
6 L’héritage de la colonisation est la politique du diviser pour mieux régner et le
repli ethnique. Si « la démocratie est la dictature de la majorité sur la minorité »,
comment les minorités ethniques sont-elles arrivées à prendre le pouvoir et à le
conserver dans un contexte où les clivages ethniques ou tribalistes comme en
Lybie ont été créés et entretenus à des­sein par les colons puis repris après les
indépendances par les clans prési­dentiels pour continuer à exercer le pouvoir et
à faire main basse sur les ressources de leur pays ? Les frontières issues de la
colonisation n’ayant tenu aucun compte des limites des royaumes, leurs
populations se sont retrouvées disloquées entre plusieurs pays, d’où la nécessité
de travailler à la construction de nouvelles nations. Si, avec les indépendances,
on a assisté à une réelle volonté de créer des nations, le constat de l’échec est
probant puisque le vote ethnique, tribaliste surtout régionaliste est légion en
Afrique, comme le montrent les exemples des dernières élections présidentielles
et législatives au Kenya, au Togo, en Côte d’Ivoire, en Guinée, etc. Il est
pratiquement impossible à un homme du sud de se faire élire au nord et vice-
versa ; dans une région donnée, c’est le facteur ethnique qui prédomine.
7 Les États africains ont-ils échoué dans la construction de leur nation ?
Manifestement OUI. On n’entend parler de nation que dans les discours
politiques, la fibre patriotique et nationaliste n’est palpable que lors des victoires
des équipes nationales de football pour ne citer que celles-là… La vie politique
n’inspire plus confiance, surtout en prenant en compte le rôle prépondérant des
armées à la solde des clans présidentiels, n’hésitant pas à retourner leurs armes
contre leurs propres concitoyens et à renverser des présidents
démocratiquement élus, au lieu d’être des armées impartiales et républicaines.
Tous ces éléments expliquent bien le climat délétère qui règne sur les pays à
l’approche des élections. Paradoxalement, l’adhésion des États africains aux
instruments régionaux et internationaux allant dans le sens de la consolidation
de la démocratie et de la sauvegarde des droits humains ne tarit pas, leur
application constitue donc le véritable enjeu sinon le défi de la démocratisation
des sociétés africaines.

Une Afrique en marche vers la démocratie


8 L’Afrique a enregistré des avancées notables et des échecs qui s’inscrivent dans
le cours normal du processus de démocratisation qui est plus ou moins long
selon les spécificités des pays. Avec ses multiples accords, traités internationaux,
continentaux et régionaux, l’Afrique a déjà un cadre assez séduisant et propice à
l’émergence de véritables démocraties. Le remède existe déjà et il est connu de
tous : il émanera de la volonté des au­torités politiques africaines de traduire dans
les faits ces différents textes ; nous en citerons quelques-uns en guise d’exemple.
La Charte africaine de la démocratie et des élections, adoptée le 30 janvier 2007 à
Addis-Abeba (Éthiopie), constitue la manifestation de la volonté des États
africains d’ériger la démocratie en modèle de développement en s’engageant
dans la promotion de la démocratie, du principe de l’État de droit et des droits de
l’homme. Le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance
(protocole additionnel aux protocoles sur la prévention des conflits armés) en
son article 2 section 2 relative aux élections (chapitre 1) interdit la modification
des constitutions six mois avant les élections. La Déclaration de Bamako du
3 novembre 2000, adoptée après le Sympo­sium international sur le bilan des
pratiques de la démocratie, des droits et libertés dans l’espace francophone, a
recensé les acquis, les insuffisances et échecs de la démocratie pour enfin
proposer des solutions à l’ensemble des pays africains. Cet arsenal de textes
traduit qu’un effort substantiel est fourni, en tout cas dans un cadre assez
théorique, pour trouver un bon moule à la taille des aspirations pressantes et
manifestées des peuples africains qui ont soif de démocratie. Les manifestations
plus ou moins violentes des Tunisiens, Égyptiens et Libyens ont contribué à
mettre la question de la démocratie à l’ordre du jour dans les pays d’Afrique
noire en passant par la Chine et les grandes monarchies arabes.

Des démocraties africaines en


construction
9 Il s’agit des mutations internes et des apports de la communauté interna­tio­nale
dans l’édification de véritables démocraties en Afrique.

Les mutations internes


10 Le discours du président américain Barack Obama prononcé au Ghana en
2010, lors d’une visite officielle, disait : « L’Afrique, au lieu d’avoir des hommes
forts, doit avoir des institutions fortes. » Cela étant, la nécessité de choisir des
personnes de bonne volonté pour animer ces institutions est également
primordiale. Il faudra d’ores et déjà mettre fin au manque d’indépendance de
certaines institutions et aux contraintes de nature économique, financière,
sociale, suscitant la désaffection des citoyens. Il faut établir une gestion
participative en faisant la promotion de la démo­cratie locale par la
décentralisation, en passant par l’organisation d’élec­tions libres, fiables et
transparentes et au niveau des partis politiques organiser des élections
primaires. Il y a lieu de travailler à l’instauration d’une culture de l’alternance,
un principe sacro-saint de la démocratie, de prévoir un statut de l’opposition et
d’oser aller vers une bipolarisation de la vie politique qui aura pour avantage
d’éliminer les nombreux partis politiques à caractère tribaliste, sans assise
nationale, voire sans idéologie politique claire et dirigés par des individus guidés
par des intérêts inavoués.
11 Une moralisation de la vie politique est souhaitable, on ne cessera de le dire.
« On ne fait pas de la politique avec la morale, on n’en fait pas davantage sans »
(André Malraux). Cela doit passer par l’arrêt de la pra­tique répandue des achats
de consciences et de votes, une libéralisation encadrée des médias, une véritable
lutte contre l’impunité et la consolida­tion de l’État de droit. La nécessité de la
réinstauration des services militaires obligatoires ou des travaux d’intérêt
général pour renforcer la fibre patriotique et inculquer des valeurs citoyennes se
fait sentir pour parachever l’œuvre de création des nations, aux dimensions des
États qui se sont imparfaitement constitués.

Les apports de la communauté internationale


12 La communauté internationale doit véritablement accompagner le processus
de démocratisation de l’Afrique dans le respect du droit des peuples africains à
disposer d’eux-mêmes. Le rôle joué par la communauté internationale,
gardienne de valeurs, dans la résolution des conflits, voire dans leur prévention
est louable et souhaitable au regard des difficultés à régler des crises internes.
Cependant, son champ d’intervention s’étant élargi et ses actions diversifiées, elle
doit se garder de se confondre avec une société internationale qui a contrario
défend des intérêts. Les acteurs de la société internationale étant les mêmes que
ceux de la communauté internationale, le pas est vite franchi quand ceux-ci sont
ostensiblement permissifs avec des régimes aux pratiques peu démocratiques ou,
pire, quand ils n’hésitent pas à faire de ces régimes boiteux, illégitimes et
mafieux des partenaires privilégiés leur assurant de facto des pouvoirs à vie et
des successions dynastiques au grand dam des populations. Il faut que ça cesse !
Les conditionnalités de l’aide au développementdoivent être respectées sans
régime de faveur, mais la real politik nous apprend égale­ment que le monde a
toujours existé avec des intérêts. Sachant que la meilleure manière de se faire
servir est de servir soi-même, les politiques africains doivent prendre leur
responsabilité devant leur peuple et devant l’Histoire ; sinon, tel un virus
cybernétique, le parfum de jasmin continuera à faire son bonhomme de chemin.
Cependant, il est impérieux de préciser que « la démocratie n’est pas dans les
institutions mais dans les hommes » (Georges Burdeau)…

Pour citer cet article


Référence électronique
Biléou Sakpane-Gbati, « La démocratie à l’africaine », Éthique publique [En ligne], vol. 13, n°
2 | 2011, mis en ligne le 30 octobre 2012, consulté le 05 avril 2024. URL :
http://journals.openedition.org/ethiquepublique/679 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/ethiquepublique.679

Cet article est cité par


Kibangou, Hermann-Habib. (2017) The Reversal of African Democracy.
SSRN Electronic Journal . DOI: 10.2139/ssrn.3147425

Auteur
Biléou Sakpane-Gbati

Juriste publiciste en fin de formation à l’Université de Lomé, Biléou Sakpane-Gbati est né à Lomé,
d’un père officier de la marine et d’une mère coiffeuse et syndicaliste. Son inspiration
fondamentalement « so­ciale », telle qu’établie dans son engagement dans les diverses
associations humanitaires et de défense des droits de l’homme, se confirme ici dans une remise
en cause des systèmes politiques qui marginalisent leur population au profit d’une minorité au
sommet. Il vient de faire ses premiers pas dans la société civile togolaise et son intérêt
manifeste pour les questions liées à la démocratie, aux droits de l’homme, à la bonne
gouvernance et au développement durable s’est affermi. Dans un futur proche, il projette de
préparer un master en relations internationales.

Droits d’auteur
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