Vous êtes sur la page 1sur 26

Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

Angel Pino, Isabelle Rabut


Dans Extrême-Orient Extrême-Occident 2020/1 (n° 44), pages 17 à 40
Éditions Presses universitaires de Vincennes
ISSN 0754-5010
ISBN 9782379241383
DOI 10.4000/extremeorient.1686
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-extreme-orient-extreme-occident-2020-1-page-17.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Presses universitaires de Vincennes.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Extrême-Orient Extrême-Occident
44 | 2020
Histoire(s) à vendre : la marchandisation du passé
dans l'Asie contemporaine

Le commerce de la nostalgie dans la Chine


d’aujourd’hui
Aspects of a Multi-Faceted Process: The Circulation of Enamel Wares between the
Vatican and Kangxi’s Court (1700-1722)
当今中国的怀旧商业

Angel Pino et Isabelle Rabut

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/extremeorient/1686
DOI : 10.4000/extremeorient.1686
ISSN : 2108-7105

Éditeur
Presses universitaires de Vincennes

Édition imprimée
Date de publication : 7 décembre 2020
Pagination : 17-40
ISBN : 978-2-37924-138-3
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


ISSN : 0754-5010

Distribution électronique Cairn

Référence électronique
Angel Pino et Isabelle Rabut, « Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui », Extrême-
Orient Extrême-Occident [En ligne], 44 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 02 février
2021. URL : http://journals.openedition.org/extremeorient/1686 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
extremeorient.1686

© PUV
Extrême-Orient, Extrême-Occident, 44 – 2020

Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

Angel Pino 安必诺 et Isabelle Rabut 何碧玉

À peine la furie iconoclaste de la Révolution culturelle (1966-1976) était-


elle apaisée que les bulldozers entraient en action pour bâtir une nouvelle
Chine, à l’avant-garde de la modernité. La brutalité de ces changements,
évoquée magistralement par Yu Hua dans son roman Brothers, a fait de la
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


Chine d’aujourd’hui un univers déboussolé. L’arrachement au passé a produit
par réaction une curiosité à l’égard du monde disparu, voire un désir de retour
que traduit plus clairement que notre « nostalgie » le mot chinois de huaijiu
(souvenir du passé, regret du passé 1). C’est aux diverses manifestations
contemporaines de cette nostalgie que va s’attacher le présent article.
Sentiment diffus, à la fois individuel et collectif, la nostalgie se prête à
toutes sortes de manipulations : politiques d’abord ; commerciales ensuite.
Depuis les années 1990, qui ont vu se développer, parallèlement aux succès
économiques, un nouveau nationalisme chinois, le passé est redevenu une
source de fierté, voire un atout à faire valoir dans le jeu géopolitique. Sur le
plan commercial, les profits à tirer de l’exploitation des ressources touristiques
sont évidents. Sans nier l’imbrication des motivations qui sous-tendent les
entreprises de revalorisation du passé 2, motivations si intimement mêlées qu’il
serait vain de vouloir les distinguer, nous nous efforcerons de mettre ici plus
spécialement en lumière les arrière-plans mercantiles de la nostalgie.

1. Le chinois possède d’autres termes, qui évoquent plus particulièrement la nostalgie du


pays natal, comme huaixiangbing ou xiangchou.
2. Greffe 2011. Voir aussi Sofield & Li 1998 : ce dernier article analyse bien l’intrication
des différents enjeux qui sous-tendent le développement du tourisme en Chine, lequel
s’inscrit dans le projet de modernisation du pays tout en servant des buts politiques
tels que la célébration de l’identité et de l’unité nationales à travers la promotion de
l’héritage patrimonial et de la diversité culturelle.
Angel Pino et Isabelle Rabut

Nous avons conçu cette étude comme une promenade à travers différents
lieux où s’incarne la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui, en prenant soin de
ne retenir que les cas où la mise en valeur des lieux est tributaire d’une logique
commerciale, même si celle-ci n’est pas exclusive d’autres visées. De ces
dernières, nous ne traiterons pas ici, sinon par incidence. La littérature occupe
en revanche dans ce parcours une place privilégiée, non pas comme un exemple
parmi d’autres du phénomène de marchandisation, mais pour les témoignages
précieux qu’elle apporte sur l’esprit d’une époque, ses rêves et ses angoisses.

Un âge nostalgique
Créé à Shanghai en 1943, le bonbon à la crème Da baitu (White Rabbit)
a marqué de manière indélébile l’enfance des Chinois qui ont grandi pendant
les décennies de pénurie de la République populaire de Chine. Dans son
roman Brothers, Yu Hua décrit longuement la gourmandise quasi religieuse
avec laquelle deux gamins dégustent ce caramel de forme oblongue, enveloppé
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


dans un papier de trois couleurs (blanc, bleu et rouge) orné d’un dessin de lapin 3.

Li Guangtou et Song Gang placèrent un bonbon dans leur bouche, ils le sucèrent
lentement, croquèrent dedans lentement, avalèrent leur salive lentement. Leur
salive était aussi sucrée que le bonbon, aussi parfumée que le lait. Li Guangtou mit
du riz dans sa bouche et le mâcha en même temps que le bonbon, et Song Gang
l’imita. Le riz qu’ils avaient dans la bouche devint à son tour aussi sucré que le
bonbon, il devint aussi parfumé que le lait. Le riz qu’ils avaient dans la bouche
s’appelait maintenant lui aussi Lapin Blanc 4.

Concurrencé au début de la période de réforme et d’ouverture (gaige


kaifang) par des confiseries de marques étrangères, le bonbon White Rabbit
fut relancé en 2008 par des compagnies commerciales rompues aux techniques
du marketing, qui surent habilement utiliser le potentiel de nostalgie que
renfermait cette friandise mythique. Dans un spot publicitaire télévisé de
2012, elle apparaît comme le fil conducteur qui relie les étapes de la vie (des
années 1960 au nouveau siècle), le « goût de l’enfance » qui se transmet d’une
génération à l’autre 5.
Si la nostalgie est un sentiment universel, elle est exacerbée dans la
Chine d’aujourd’hui par la violence des bouleversements successifs et par les

3. Wei 2017.
4. Yu 2008 : 63.
5. Wei 2017.

18
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

dommages collatéraux de la modernisation (inégalités, pollution, décadence


morale…). Une des caractéristiques du désir de retour au passé est qu’il
ne se fixe pas durablement sur une période donnée, mais évolue au gré des
événements et des mutations historiques. Comme le rappelle Zhang Lun, les
Chinois qui ont vécu la fin de la Révolution culturelle ont d’abord éprouvé
une nostalgie pour les « dix-sept années » (1949-1966), puis pour les années
1930 et 1940, voire pour la période glorieuse du 4 mai 1919, ce mouvement
régressif s’expliquant par la prise de conscience du lien qui relie les dix-sept
années à la décennie de la Révolution culturelle 6. Selon lui, deux nostalgies
contradictoires coexistaient en Chine à la veille de l’accession au pouvoir de
Xi Jinping en 2013 : celle de l’époque de Mao, motivée par une aspiration à
l’égalité, mais contenant des germes de populisme, et celle des années 1980,
résurgence des idéaux de démocratie et de liberté 7.
La situation analysée par Zhang Lun sous l’angle politique atteste que
la nostalgie ne concerne pas exclusivement des périodes que les sujets ont
connues mais peut porter aussi sur des époques plus reculées, par exemple
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


sur le 4 mai 1919 qu’aucun de ses contemporains n’a vécu directement. Il
s’agit dans ce cas d’une nostalgie imaginaire. Qu’elle soit réelle ou imaginaire,
la nostalgie est le plus souvent liée à l’insatisfaction, voire à l’angoisse que
suscite le présent. Mais elle peut aussi parfois servir tout bonnement à recréer
une attache avec le passé et à donner le sentiment rassurant d’une continuité.
Les formes que prend dans la Chine d’aujourd’hui cet engouement pour
l’ancien sont trop nombreuses pour être évoquées en totalité. Nous nous
concentrerons sur deux d’entre elles : la vogue de la mise en valeur des
quartiers anciens et celle des hôtels et restaurants à thème.

Tourisme et protection du patrimoine :


la restauration des villes et des quartiers anciens
« Alors que les vestiges du passé en tant que symbole de l’ancienne société
ont été mis à mal durant les décennies maoïstes, écrit Maylis Bellocq, l’arrivée
au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978 marque un tournant en matière de
préservation du patrimoine 8. » De fait, la période de réforme et d’ouverture
ne marque pas seulement le début d’un vaste mouvement de modernisation
qui se traduira notamment par une urbanisation accélérée ; elle s’accompagne
parallèlement d’un effort pour recenser et mettre en valeur le patrimoine

6. Zhang 2018 : 50.


7. Zhang 2018 : 51-54.
8. Bellocq 2017 : 350.

19
Angel Pino et Isabelle Rabut

culturel chinois. Trois listes de « villes célèbres nationalement pour leur histoire
et leur culture » (Guojia lishi wenhua mingcheng) – antiques capitales, cités
remarquables pour leur site ou leur architecture, ou témoignant d’une période
particulière de l’histoire – sont publiées successivement en 1982, 1986 et 1994.
En 2003 est dressé un premier inventaire des « bourgs chinois célèbres pour
leur histoire et leur culture » (Zhongguo lishi wenhua mingzhen), sur lequel
seront inscrites plusieurs localités du Jiangnan telles que Tongli, Zhouzhuang,
Luzhi, Wuzhen, Nanxun, ou Xitang 9. Ces initiatives visant à protéger et à
mettre en valeur le patrimoine sont souvent intervenues tardivement, après de
brutales transformations dont témoigne l’auto­biographie de l’artiste et écrivain
Gao Ertai : de retour à Chunxi, son pays natal du Jiangsu, dans les années 1980,
il retrouve une agglomération sale et polluée dont la superficie a été multipliée
par dix. Chunxi figure aujourd’hui sur la liste des bourgs historiques 10.
La protection du patrimoine est liée d’emblée au développement du
« tourisme cultu­rel » (wenhua lüyou). Une alliance justifiée par le constat selon
lequel « développer le tourisme en s’appuyant sur les ressources patrimoniales
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


est un moyen efficace de mettre pleinement en valeur le contenu historique
et culturel de ces ressources et de résoudre certains problèmes comme celui
de la faiblesse en termes de dynamique ». En un mot « la protection et la
préservation des quartiers historiques fournissent les conditions matérielles
pour le développement du tourisme, lequel offre en retour une garantie
financière pour la réalisation de ce travail de protection et de préservation 11 ».
Il s’agissait, initialement, d’attirer les visiteurs étrangers, à commencer par
les Chinois d’outremer, avant que le tourisme domestique ne prenne le pas
sur le tourisme international, grâce à l’élévation du niveau de vie des Chinois
et à l’allongement de la durée des vacances qui leur sont accordées 12. Le
développement des mégapoles chinoises, avec leur lot d’agitation, de bruit et
de pollution, a fourni les conditions objectives pour permettre l’émergence d’un
« tourisme nostalgique » (huaijiu lüyou), que certains chercheurs rattachent au
concept nouveau d’« économie de l’expérience » (tiyan jingji) : l’objectif étant
de « faire vivre à ceux qui visitent les vieux bourgs une expérience diversifiée
de retour au passé, à travers les décors naturels, l’architecture des maisons,
les arts populaires, les spécialités culinaires traditionnelles, etc., de façon à

9. Sur ces bourgs du Jiangnan, voir l’article de Françoise Ged dans cette livraison
d’Extrême-Orient, Extrême-Occident (note de l’éditeur).
10. Gao 2019 : 17 sq.
11. Ma & Wu 2005 : 51.
12. Shen et al. 2018. De source officielle, le tourisme interne serait passé de 280 millions
de visiteurs à 5 001 millions entre 1990 et 2017 (National Bureau of Statistics 2018).

20
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

satisfaire pleinement le besoin qui s’exprime dans cette nostalgie 13 ». À


l’intérêt financier que représente ce tourisme nostalgique s’ajoute bien sûr une
dimension spirituelle, celle de la redécouverte d’un riche patrimoine national
propre à conforter le patriotisme.
Dans la région de Suzhou, la plupart des villages sur l’eau sont ainsi
devenus des zones touristiques, avec accès payant, les tickets d’entrée assurant
de considérables rentrées d’argent, qui ne constituent cependant qu’une mince
partie des revenus tirés du tourisme 14. Beaucoup d’entre eux ont abrité les
demeures de grands mandarins ou d’intellectuels célèbres, lesquelles sont
parfois transformées en musées de la culture traditionnelle. Par exemple un
musée du vêtement à Luzhi, ou bien, à Wuzhen (Zhejiang), un musée des
traditions populaires, un musée du lit ancien et même un musée des pieds bandés.
Les parcours balisés pour le visiteur mettent aussi en relief la vie et l’œuvre
des écrivains modernes qui y sont nés ou y ont travaillé : Ye Shengtao à Luzhi,
Mao Dun à Wuzhen. Mais en dépit du mécanisme vertueux décrit ci-dessus,
qui devait voir converger les intérêts de l’État (responsable de la protection du
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


patrimoine), des promoteurs et de la population, le développement du tourisme
dans ces villages semble avoir peu profité aux résidents. Qui plus est, il a
engendré des effets secondaires qui vont à l’encontre du souci d’authenticité,
comme la multiplication des boutiques vendant des produits sans rapport avec
la culture locale 15. Et le succès des réhabilitations de quartiers anciens a été tel
que des villages du Jiangsu qui avaient négligé, au départ, la mise en valeur
de leur patrimoine, ont fait le choix, au milieu des années 1990, « d’aménager
des rues pastiches 16 ».
Les quartiers reconstitués sont devenus une attraction touristique
incontournable un peu partout en Chine : à Hangzhou, par exemple, dans le
quartier de Qinghefang, a été recréée une rue des Song du Sud, époque où
Hangzhou était capitale sous le nom de Lin’an. À Pékin, les destructions de
quartiers anciens furent légions, suivies parfois de reconstruction à l’identique,
mais qui s’apparentent davantage à des « reconstitutions imaginaires 17 », le
quartier factice le plus célèbre étant sans doute celui de la rue Qianmen, dont le
faux style d’époque Qing a des allures de Disneyland. Avant les Jeux olympiques

13. Liu & Zhang 2006 : 39-40. Le concept d’« économie de l’expérience », forgé en 1998
par les économistes américains B. Joseph Pine II et James H. Gilmore, est utilisé
dans l’article en question, dont les auteurs sont rattachés à l’Institut du tourisme de
l’université normale du Sichuan, à Chengdu.
14. Un peu plus de 11% en 2003 pour la ville de Tongli (Bellocq 2017 : 354).
15. Bellocq 2017 : 354.
16. Bellocq 2017 : 353.
17. Yang 2012 : 41.

21
Angel Pino et Isabelle Rabut

de 2008, une vaste zone fut complètement rasée à proximité, et malgré le statut
de zone historique protégée qui lui avait été accordé par la municipalité de
Pékin en 1990 18, Dazhalan (prononcé habituellement Dashilar), qui fut jadis
le foyer d’une culture locale appelée « Xuannan wenhua » (littéralement
« culture du sud de la porte Xuanwu »), ne fut pas épargné par les démolitions
successives, paradoxalement destinées à lui redonner son lustre d’antan 19.
L’entreprise fut une aubaine pour les investisseurs.
C’est sur le charme rétro de ce qui fut, sous les Qing, la ville chinoise avec
ses rues grouillantes, que Dazhalan a bâti son succès. Parmi les attractions
locales, on trouve « la rue culturelle » (wenhua jie) de Liulichang, avec ses
magasins de livres anciens et d’antiquités, mais aussi le salon de thé Lao She,
où les consommateurs sont invités à goûter l’authentique culture pékinoise
dans un mobilier d’époque et en suivant les représentations des chanteurs
d’opéra ou des conteurs, ou bien encore le Daguanlou, la salle de cinéma où
fut projeté en 1905 le premier film chinois. Mais Dazhalan reste avant tout
un quartier commerçant, avec ses innombrables boutiques, certaines plus que
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


centenaires 20. Logique mercantile et mise en valeur du patrimoine culturel se
conjuguent dans le descriptif en ligne du magasin de soierie Qianxiangyi :
fondée en 1840 et devenue en 2000 une SARL, l’entreprise illustrerait « le
passage de l’économie planifiée à l’économie de marché » tout en ouvrant
à la culture chinoise de la soie une fenêtre sur le monde 21. Culture de la soie
chez Qianxiangyi ou chez Ruifuxiang, un magasin ouvert en 1862, culture du
thé chez Zhang Yiyuan, une boutique datant de 1925 : dans tous les cas, un
élément de la culture traditionnelle nourrit une « expérience » à haut potentiel
commercial.

18. Bao 2017 : 30.


19. Layton 2007 ; Felli 2005 : 277.
20. Sur les palissades qui entouraient le quartier en reconstruction, on pouvait lire ce
slogan : « Dashilar : Along the Forbidden City, 600 Years Legend Commerce » (Meyer
2008 : 235).
21. En ligne : [http://www.bjdzj.gov.cn/jingji/qiye/007.html], consulté en juillet 2019.

22
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

Les hôtels et restaurants à thème


Avec l’expansion du tourisme s’est développé le concept d’hôtel à thème,
lequel se décline en cinq types centrés sur les sites naturels (ziran fengguang),
l’histoire et la culture (lishi wenhua), le cachet urbain (chengshi tese), les
célébrités (mingren wenhua) et le cachet artistique (yishu tese) 22. Le premier
« hôtel à thème culturel » (wenhua zhuti jiudian) — sur le thème de la culture
taoïste — a vu le jour en Chine dès 1998, mais le concept n’a vraiment
émergé qu’à partir de 2004 23. Le mouvement est encouragé en 2014 par une
directive du Conseil des affaires d’État, soucieux de promouvoir l’héritage
culturel 24. Il s’agissait, selon une autre directive du Conseil des affaires d’État
promulguée la même année, de « rehausser par la culture la qualité des contenus
touristiques, et d’élargir par le tourisme la diffusion et la consommation de la
culture 25 ». Ainsi sont nés des hôtels consacrés à des sujets aussi variés que la
culture tibétaine, la culture des Trois Royaumes, la culture taoïste, la culture
de la soie ou celle du thé. Naturellement, ces hôtels visent aussi la clientèle
étrangère friande d’im­mersion dans la culture chinoise. Ainsi que le soulignent
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


les auteurs d’un rapport sur la question, « the success of themes related to the
past and current Chinese culture resulted from the preference of the majority of
foreign guests, and this trend is also growing for urban Chinese residents 26 ».
L’hôtel Xinxin de Hangzhou, le New Hotel, ouvert en 1913 et réhabilité
entre 2004 et 2008 dans le respect de son architecture et de son style d’origine,
est devenu un des joyaux de la « zone clé protégée du quartier historique et
culturel de la rue Beishan » (Beishan jie lishi wenhua jiequ zhongdian baohu
qu), qui se singularise par son architecture occidentale héritée de la période

22. Tang & Zhao 2012 : 23. Cette classification, que l’on retrouve presque à l’identique dans
d’autres publications, n’a pas un caractère officiel. On possède des chiffres concernant
les hôtels à thème chinois, mais ils ne permettent pas de distinguer quelle proportion
d’entre eux relèvent de la catégorie des hôtels à thème culturel. Il aurait existé 22 hôtels
à thème en 2004, 400 en 2010, et on compterait plus de 2000 aujourd’hui (Li 2019 :
A2 ; Wassler, Li & Hung 2015).
23. Li 2019 : A2. L’hôtel en question, Hexiang shanzhuang (L’auberge montagnarde du
vol de la grue), est situé près de Chengdu, au Sichuan.
24. « Guowuyuan guanyu cujin lüyouye gaige fazhan de ruogan yijian » (Quelques
observations du Conseil des affaires d’État sur la promotion de la réforme et du
développement du tourisme), 9 août 2014.
25. « Guowuyuan guanyu tuijin wenhua chuangyi he sheji fuwu yu xiangguan chanye
rongqia fazhan de ruogan yijian » (Quelques observations du Conseil des affaires d’État
sur la promotion de la créativité culturelle et du service design et sur le développement
harmonieux des industries connexes), 26 février 2014.
26. Wassler, Li & Hung 2015.

23
Angel Pino et Isabelle Rabut

républicaine. Si la robe longue et la calotte des employés qui accueillent le


touriste ajoutent au charme rétro de l’hôtel, selon une stratégie commerciale
bien rodée, ces tenues sont là aussi pour rappeler le passé prestigieux de
l’établissement, qui vit défiler entre ses murs dans les années 1920 ou 1930
nombre d’écrivains et d’intellectuels célèbres, de Ba Jin ou Hu Shi à John
Dewey ou Akutagawa Ryūnosuke, clientèle sur laquelle il a bâti sa réputation
d’hôtel à thème.

Les restaurants, lieux de culture et de nostalgie


Lieux de convivialité par excellence, les restaurants fondent volontiers leur
réputation sur leur capacité à perpétuer la tradition, ou sur les personnages
importants qui les ont fréquentés. Après avoir célébré dans son roman
Meishijia, traduit en français sous le titre Vie et passion d’un gastronome
chinois 27, la renaissance de l’art de la cuisine dans sa ville de Suzhou, Lu
Wenfu (1927-2005) a fondé en 1993 le restaurant Au vieux Suzhou (Lao
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


Suzhou), actuellement géré par la fédération locale des écrivains et artistes. À
Pékin comme à Shanghai, où le premier restaurant de ce qui n’était pas encore
une chaîne semble avoir été ouvert en 1999, Kong Yiji, du nom de la célèbre
nouvelle de Lu Xun, sert de la cuisine de Shaoxing (ville dont est originaire
l’écrivain) dans un décor évoquant les villages sur l’eau du Jiangnan. Sans
parler des restaurants qui se targuent de servir les plats favoris de Mao, ou tout
simplement ceux de sa province natale, le Hunan, et tentent de renforcer leur
crédibilité en exhibant à l’entrée de leur salle le buste du grand homme (ainsi
à Luzhi).
Ancienne résidence d’un prince mandchou 28, cédée aux débuts de la
République à la famille Yue, propriétaire de la célèbre pharmacie Tongrentang,
puis transformée en lycée, le restaurant Baijia dayuan (Enclos de la famille
Bai), à Pékin, multiplie les allusions à son identité première, aussi bien dans sa
carte gastronomique, où la viande d’âne voisine avec les tendons de cerf, que
dans les tenues vestimentaires de ses employés, hommes et femmes, qui vous
saluent à l’entrée d’un « Nin jixiang » (littéralement « Que la chance soit avec
vous »), formule de salutation en usage sous le gouvernement des Qing.

27. Lu 1988.
28. La résidence, qui s’appelait autrefois le parc du Prince honnête (Liqinwang huayuan)
– le « Prince honnête », doronggo cin wang en mandchou, désignant un titre de
noblesse transmissible sous les Qing –, aurait été construite sous le règne de l’empereur
Qianlong (r. 1736-1795) par le prince Yong’en (1727-1805), membre du clan impérial
Aisin Gioro.

24
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

Un des phénomènes les plus troublants de la période post-maoïste est


l’émergence de restaurants sur le thème de la Révolution culturelle. En 1996,
le sinologue Michel Bonnin leur consacrait déjà un article : « Les “restaurants
à thèmeˮ, notait-il, se sont développés à une vitesse étonnante à Pékin depuis
trois ou quatre ans. Nous ne connaissons aucune autre ville où ils soient aussi
nombreux 29. » Appliquant les recettes du marketing, ces restaurants s’adressent
prioritairement à une clientèle d’anciens jeunes instruits (zhiqing) nostalgiques
de leurs années d’exil à la campagne 30. Leurs noms mêmes renvoient clairement
à l’expérience vécue par les zhiqing : Lao san jie, les trois vieilles promotions,
en référence aux lycéens ayant achevé leurs études en 1966, 1967 ou 1968, qui
furent les premiers à quitter les villes pour les campagnes, ou Lao cha jiujia, le
restaurant des anciens installés à la campagne.
Lorsque les jeunes instruits rentrent chez eux à la fin de la Révolution
culturelle, la tonalité dominante de leurs souvenirs est celle de la souffrance,
telle qu’elle s’exprime par exemple dans la « littérature des cicatrices »
(shanghen wenxue). Si la « littérature de recherche des racines » (xungen
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


wenxue) du milieu des années 1980, elle aussi produite en grande partie par
des jeunes instruits, comportait déjà une part de nostalgie, c’est dans les années
1990 qu’un véritable climat nostalgique s’installe parmi les zhiqing, donnant
matière à des expositions, à de nombreuses publications (journaux intimes,
lettres, essais auto­biographi­ques), voire à la constitution de sites internet 31.
Le sociologue Yang Guobin y détecte à juste titre « une forme de résistance
culturelle 32 » de la part de cette génération frappée de plein fouet par la montée
du chômage et qui, dans le consumérisme ambiant, voit s’estomper les valeurs
auxquelles elle adhérait jusque-là. Des agences de voyage sauront profiter du
désir de cette clientèle de revenir sur les lieux où s’est déroulé « l’âge d’or »
de leur jeunesse 33.
L’anthropologue Jennifer Hubbert a étudié deux restaurants de jeunes
instruits, situés respectivement à Pékin et à Kunming, en s’interrogeant sur
l’incongruité de la rencontre entre la logique consumériste et celle de l’ère

29. Bonnin 1996. L’article est suivi d’une liste de sept restaurants de jeunes instruits et de
quatre autres restaurants « nostalgiques ».
30. Voir Zhong 2003. Il s’agit d’un guide pratique à destination des entrepreneurs qui
désirent ouvrir un restaurant. Il y est question des études de marché, du choix du site, de
la décoration, de la gestion du personnel, de la constitution des menus et de la cave, etc.
31. Yang 2003 : 271.
32. Yang 2003 : 269.
33. Yang 2003 : 277. L’Âge d’or (Huangjin shidai) est précisément le titre d’un court roman
de Wang Xiaobo paru à Taiwan en 1991, et dont le héros est un jeune instruit envoyé à
la campagne (il existe une version française : Wang 2001).

25
Angel Pino et Isabelle Rabut

révolutionnaire 34. Le premier, Heitudi (La terre noire), fondé en 1994, évoque
la province du Heilongjiang où son propriétaire avait été envoyé durant la
Révolution culturelle. Le menu y rappelle non seulement la cuisine de là-
bas, mais la diète austère à laquelle la population était soumise en ces temps
difficiles, avec des plats tels que les herbes sauvages ou les beignets, même si,
comme le signale Michel Bonnin, les plats de légumes sauvages ou les pains à
la farine de maïs servis dans ces restaurants sont gustativement beaucoup plus
relevés que dans la réalité de l’époque 35. On y mange dans un décor pseudo-
révolutionnaire, entouré d’affiches d’opéras modèles, d’outils agricoles et de
slogans, servi par des employés vêtus en uniformes de gardes rouges ou de
soldats de l’Armée populaire de libération. Le deuxième, baptisé Lao Zhiqing
(Les anciens jeunes instruits), sert une cuisine du Xishuangbanna, autre terre
de destination des jeunes instruits 36, en mettant l’accent sur la couleur locale
propre à cette région du Yunnan peuplée de minorités.
Les entretiens de l’anthropologue avec M. Yang, le patron du Heitudi,
révèlent des motivations tout autant culturelles et idéologiques que
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


commerciales : désireux de fournir aux anciens jeunes instruits un lieu où
ils pourront se rappeler leur vie d’hier, il n’hésite pas à se référer à Ba Jin,
qui s’était fait l’apôtre d’un musée de la Révolution culturelle 37. Toutefois,
insiste-t-elle, si Heitudi rompt une politique d’oubli, « it does so in a way
that privileges a new politics of entrepreneurialism 38 ». Le discours de M.
Yang implique para­doxa­lement une valorisation de l’expérience passée, au
cours de laquelle les jeunes instruits auraient forgé les qualités qui ont permis
leur réussite dans le monde post-maoïste. Ce que matérialise le mur sur lequel
sont placardées les cartes de visite des clients mentionnant les unités de travail
auxquelles ils furent affectés pendant la Révolution culturelle. Ces restaurants
remplissent aussi une fonction sociale en permettant aux jeunes instruits de
renouer des liens, voire de s’entraider.

Réconciliation avec le passé ou perte de sens ?


La mise en valeur touristique du patrimoine a pour visée et pour
conséquence de faire ressortir la singularité et la richesse des cultures locales.

34. Hubbert 2005 : 125-150.


35. Bonnin 1996 : 32.
36. Par exemple l’écrivain A Cheng, un des principaux auteurs du courant de « recherche
des racines » (xungen pai). C’est au Xishuangbanna qu’il situe l’action de sa série sur
les « rois » (A 1988).
37. Pa 1996.
38. Hubbert 2005 : 136.

26
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

Si ces particularités avaient été largement étouffées sous l’ère maoïste, qui avait
imposé à tout le pays un discours politique uniforme, elles sont aujourd’hui
un enjeu à la fois commercial et identitaire. Le passé concerné se distingue
généralement par son ancienneté : la culture de Chu à Wuhan, celle de Bayu à
Chongqing. Même Shanghai, qui ne peut se prévaloir d’une lointaine antiquité,
capitalise sur son passé prestigieux de Paris de l’Orient : la nostalgie de
l’époque républi­caine, où elle fut à son apogée, se manifeste par la profusion
de calendriers, affiches, cartes postales ou boîtes à maquillage affichant des
portraits de belles Shanghaïennes anonymes ou de stars de l’époque, de la
romancière Eileen Chang à la chanteuse et comédienne Zhou Xuan.
L’industrie du tourisme a tôt fait de donner un parfum d’authenticité à ce
qui constituait, à l’origine, une pure invention ou une reconstitution fantaisiste
de la culture locale. Dans son roman Le Show de la vie 39, paru en 2000, Chi
Li met en scène une vendeuse de cous de canard épicés qui a installé son étal
dans un célèbre quartier de petites gargotes en plein air, au cœur de la ville de
Wuhan. Le succès du livre, adapté sous de multiples formes, à la télévision ou
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


au cinéma, a été tel que de vrais commerçants ont repris la recette élaborée
par la romancière (des cous de canard cuits à la sauce de soja) pour en faire
la spécialité du lieu : ici, la réalité s’est emparée de la fiction, et ce qui n’était
au départ qu’un produit de l’imagination romanesque est devenu un plat
incontournable de la gastronomie locale, dont la réputation s’est répandue bien
au-delà des frontières de la ville. Comme le dit l’intéressée, « une fiction à
succès est devenue en quelques années une réalité à succès 40 ».
Ainsi qu’on l’a vu, la nostalgie culturelle est intimement mêlée aux
préoccupations ludiques et commerciales. D’ailleurs, la réhabilitation touche
souvent des quartiers qui se distinguaient par leur vitalité marchande : en Chine,
la nostalgie ne s’adresse pas seulement aux paysages ou aux monuments,
mais aussi aux magasins célèbres, pharmacies anciennes, vieilles boutiques
de soierie, restaurants fameux, signe probable d’un attachement aux valeurs
de prospérité longtemps malmenées. Par exemple, à Hangzhou, le quartier de
Qinghefang, qui devait sa notoriété à ses négoces, restaurants, salons de thé et
autres comptoirs d’apothicaires séculaires : le magasin d’éventails Wangxingji,
la coutellerie Zhang Xiaoquan, les jambons Wanlong (Wanlong huotui), le
restaurant Zhuangyuanguan, la pharmacie Baohetang, etc. En même temps

39. Chi 2011, pour la version française.


40. Dans cette interview récente, Chi Li explique que les cous de canard ne faisaient pas
partie des plats traditionnels de Wuhan, et que l’on voyait même là-bas très peu de
canards et de poulets pendant la dizaine d’années qui ont suivi les débuts de la réforme
et de l’ouverture (Chi 2018 : A06).

27
Angel Pino et Isabelle Rabut

que l’architecture d’antan, c’est la qualité de l’industrie nationale qui retrouve


son lustre à Dazhalan, avec par exemple la succursale de la célèbre chapellerie
Shengxifu, une entreprise montée à Tianjin en 1911 et dont la maison mère,
installée rue Wangfujing, avait les faveurs de Zhou Enlai et de Mao Zedong
en personne.
Shanghai reste le meilleur exemple de cette nostalgie d’un âge d’or
combinant raffinement et abondance matérielle : ce sentiment a gagné la ville
dans les années 1990, alors qu’elle sortait à peine des affres de la Révolution
culturelle — et plus généralement de décennies au cours desquelles ses
antécédents capitalistes et cosmopolites avaient été stigmatisés — et amorçait
tout juste sa spectaculaire renaissance. Les marques légendaires antérieures
à 1949 ont de ce jour été l’objet d’un engouement jamais vu 41. On pourrait
s’étonner de la persistance d’un tel attachement aux brillantes années 1930
alors même que la cité, littéralement métamorphosée, n’a plus rien à envier
en termes de modernité aux grandes métropoles mondiales. Sans doute
s’agit-il moins, ici, d’effacer le présent que de le magnifier en le parant d’une
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


profondeur temporelle : comme le dit l’historien Lu Hanchao, « the Shanghai
nostalgia was unique in the sense that it was not essentially about protesting
but was in a “positive mood”, in that it was both an approval of the present
and an expression of confidence about the future 42 ». Cet état d’esprit explique
le succès du Grand Restaurant des années trente (Sanshi niandai dafandian)
ouvert en 1999 rue Nanyang 43. En continuant à diffuser ses produits dans des
boîtes au décor rétro, portant l’inscription « Si shui nianhua 44 » (la fuite du
temps), la marque de cosmétique Modeng hongren (Modern Lady), créée à
Shanghai en 1930, n’exprime pas elle non plus un banal sentiment de nostalgie,
elle proclame fièrement l’ancrage ancien de la ville dans la modernité.
Mais dans quelle mesure l’engouement commercial ou touristique pour un
aspect de l’histoire implique-t-il un changement de regard sur cette période ?
Pour celui qui va dîner au Baijia dayuan, entouré de serveuses en costume
mandchou, il est sans doute difficile d’imaginer que les Mandchous furent les
maîtres détestés de la dernière dynastie des Qing, ceux qui avaient soumis
les Han et leur avaient imposé le port de la natte. Leur culture est vue non
plus comme celle d’une dynastie étrangère décriée, mais comme une culture
minoritaire à préserver, et qui peut représenter un atout touristique pour les

41. Lu 2002 : 171. L’auteur cite le cas de deux restaurants célèbres, Dasanyuan (fondé en
1930) et Meiweizhai (fondé en 1920), dont les noms furent vendus aux enchères en 2001.
42. Lu 2002 : 173.
43. Lu 2002 : 174.
44. Cette expression a servi à rendre en chinois le titre de l’œuvre de Proust À la recherche
du temps perdu.

28
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

provinces du Nord-Est, mais aussi pour Pékin. Ici, la folklorisation va de pair


avec un certain désinvestissement idéologique.
Le développement des quartiers historiques à vocation touristique permet
en quelque sorte à la population de se réapproprier le passé sans les blessures
qui l’accompagnent : lorsque Akutagawa Ryūnosuke séjourne à l’hôtel
Xinxin en 1921, il est surtout frappé par le comportement grossier de clients
américains qui, joint à la multiplication des bâtiments occidentaux, détruit son
rêve chinois 45. Aujourd’hui, l’hôtel centenaire et tout le quartier qui l’entoure
sont pleinement intégrés au patrimoine chinois. De même, les anciennes
concessions étrangères, naguère symboles de l’impérialisme occidental, sont
devenues des attractions prisées à la fois des touristes chinois et étrangers,
tel le quartier de Xintiandi (Le nouvel univers), à Shanghai, réhabilité par un
investisseur hongkongais 46 et ouvert en 2003. Et les cafés qui pullulent dans ces
endroits, comme une marque du retour décomplexé à l’occidentalisme d’antan,
cultivent soigneusement dans leur décoration, et parfois même dans leur nom,
le souvenir du Shanghai des années 1930 47. L’exploitation commerciale
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


d’aspects du passé jadis honnis est donc le symptôme de l’affaiblissement
de certains tabous. Mais celui-ci reste sous le contrôle du pouvoir, et ne fait
qu’entériner, dans le cas d’une ville comme Shanghai, la nouvelle idéologie de
la réforme et de l’ouverture.
Les nouveaux sites touristiques ne sont d’ailleurs pas vidés de toute
référence politique : dans la rue Hefang de Hangzhou, un jeu de massacre invite
le passant à renverser avec des balles de son la figurine de bois représentant
Qin Hui, le traître qui causa la perte du héros national Yue Fei 48. Appel
incontestable au patriotisme, même s’il est difficile de démêler ici la part du
sérieux et celle du divertissement. Quant aux vestiges de l’ancien Palais d’été
(Yuanmingyuan), autrefois laissés à l’abandon au milieu des champs, ils sont
aujourd’hui soigneusement mis en scène comme une plaie témoignant des
exactions de l’Occident à partir des guerres de l’opium.

45. D’après les extraits de son ouvrage Kōnan yūki (Journal de voyage au Jiangnan)
traduits en chinois dans Xu 2008 : 143-145.
46. Lu 2002 : 174.
47. Lu 2002 : 177. L’auteur cite par exemple le « Vieux bar pour la nostalgie et les chefs
d’œuvre artistiques », le « 1931’S » et le « Madrid Café ».
48. Général de la dynastie des Song du Sud et partisan de la résistance aux « barbares »
Jürchen, Yue Fei (1103-1041) fit l’objet d’une conspiration qui lui valut d’être jeté en
prison et assassiné avec ses acolytes. Il fut plus tard réhabilité. Dans les années 1980,
sur le site de la tombe de Yue Fei à Hangzhou, les touristes chinois crachaient sur la
statue agenouillée du traître Qin Hui qui causa la perte du héros.

29
Angel Pino et Isabelle Rabut

La neutralisation du passé est plus problématique quand elle touche à des


désastres récents comme celui de la Révolution culturelle. Ainsi que le souligne
Jennifer Hubbert, avec les restaurants à thème : « The Cultural Revolution
becomes a detached icon, referencing a past, but one largely stripped of its
contentious nature. It is a consumable product, offered as a backdrop for
leisure and consumption 49 ». La nostalgie, nourrie par les désillusions du
présent, risque ainsi de déboucher sur une vision tronquée du passé. Les
musées que constituent, à leur manière, les restaurants sur la Révolution
culturelle contribuent en définitive à la « désensibilisation » (desensitization)
du traumatisme historique 50.
La marchandisation de la nostalgie par le biais du tourisme favorise, quoi
qu’il en soit, une mise à distance salutaire des références du passé : en devenant
un haut lieu du « tourisme rouge » (hongse lüyou) 51, Yan’an a sans doute perdu
pour partie son caractère sacré. Dans La Chine en dix mots, dans le chapitre
consacré au shanzhai, le faux, Yu Hua montre bien comment, d’icône vénérée,
Mao Zedong est devenu un attrape-touristes :
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


Quarante-trois ans après sa mort, Mao Zedong, notre ex grand leader, grand guide,
grand commandant et grand timonier, est devenu comme Obama la vedette de
détournements publicitaires en Chine. Le 1er octobre de cette année [2009], jour du
soixantième anni­versaire de la fondation de la République populaire de Chine, une
affiche géante de couleur rouge était suspendue des deux côtés de la porte principale

49. Hubbert 2005 : 141.


50. Hubbert 2005 : 145. Dans son article déjà cité, Michel Bonnin prenait toutefois soin de
noter que la nostal­gie des jeunes instruits n’excluait pas une vision critique du passé,
et que leurs réunions étaient surveillées de près par les autorités (Bonnin 1996 : 34).
51. Van Houtryve 2010 : 72-79. L’article est consacré principalement à un cas plus ambigu,
celui du village rouge de Nanjie, au Henan, fruit d’une expérience de recollectivisation
menée à partir de 1984 et aujourd’hui contestée. Au moment de la visite du
photographe, ce village mythique attirait annuellement 300 000 touristes chinois. Le
tourisme rouge, qui a commencé au milieu des années 2000 par la publication d’une
première liste de 100 hauts lieux révolutionnaires à rénover, répond à des objectifs
à la fois idéologiques et économiques : renforcer le prestige du parti communiste et
stimuler le sentiment nationaliste de la population tout en faisant profiter les régions
concernées des retombées financières liées à l’exploitation de ces sites et aux nouvelles
infrastructures mises en place pour en faciliter l’accès. Il a pris diverses formes, des
circuits organisés le long de l’itinéraire de la célèbre Longue Marche à la visite des
anciennes bases rouges. Si les visiteurs se comptent annuellement par centaines de
milliers, voire plus d’un million sur certains sites (3,9 millions en 2009 à Yan’an), il
semble qu’il s’agisse dans une certaine mesure d’un tourisme forcé, visant notamment
le public des établissements scolaires. Sur ce point, Jaurès 2012.

30
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

d’un karaoké quel­que part au Zhejiang. Cette affiche montrait Mao Zedong en
uniforme de l’armée avec un couvre-chef militaire, chantant des chansons rouges
un micro à la main. Son allure n’avait plus rien à voir avec celle du dirigeant qu’il
était de son vivant, on aurait plutôt dit un petit fonctionnaire local qui passe ses
nuits dans les clubs de karaoké. Dans le coin droit de l’affiche étaient alignés les
titres d’une dizaine de chansons rouges dont Aujourd’hui c’est ton anniversaire, Ma
patrie, Chine je t’aime, Chinois, et Le Chant de la patrie.

Les employés du karaoké n’étaient pas peu fiers de leur coup :

— On a accroché les affiches le 1er octobre, c’est notre façon à nous de célébrer
cette grande fête nationale.

En 2008, afin de stimuler le développement du tourisme, au Hunan, province natale


de Mao Zedong, on a élu des sosies de Mao venus des quatre coins du pays. Le but
était d’attirer le touriste au Hunan comme on appâte le poisson. Ainsi que l’a admis
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


un fonctionnaire local de la Culture :

— C’est une première dans la réforme du système culturel de la province. Cette


mesure va donner un sérieux coup de fouet à l’industrie du tourisme culturel de
notre province 52.

Yu Hua va jusqu’à considérer les sosies de Mao comme la quintessence de


la culture du faux qui a envahi la Chine d’aujourd’hui. Il poursuit :

Cent trente faux Mao ont parcouru des centaines de kilomètres pour rallier le
Hunan, et au terme d’une série d’épreuves treize d’entre eux ont accédé à la finale.
Les treize faux Mao sélectionnés se sont assis en rang sur l’estrade lors de la
conférence de presse. Ils avaient tous une fausse verrue collée au menton. Certains
d’entre eux imitaient les mimiques de l’original, jambes croisées, une cigarette à
la main. Le Mao Zedong original s’exprimait avec un accent original de Xiangtan,
aussi, lors de la conférence de presse, l’estrade n’a cessé de retentir de faux accents
de Xiangtan. La plupart de ces faux Mao Zedong portaient le costume Sun Yat-sen
ou la vareuse militaire, et l’un d’entre eux avait sur la tête la casquette octogonale
qui était celle de Mao pendant la Longue Marche. Les autres étaient coiffés en
arrière, comme lui. Il n’y en avait pas deux du même âge, et chacun prétendait
être une réplique de Mao Zedong à une période différente. Il y avait le faux Mao
Zedong de l’époque des monts Jinggang, le faux Mao Zedong de l’époque de la

52. Yu 2010 : 228-229.

31
Angel Pino et Isabelle Rabut

Longue Marche, ou bien le faux Mao Zedong tel qu’il était le jour où il a proclamé
la fondation de la République populaire de Chine 53…

Bien sûr, les stratégies commerciales n’expliquent pas à elles seules


l’engouement intermittent pour la figure de Mao : celui-ci est dû tout autant
à des raisons sociales et politiques, et en particulier à l’angoisse générée par
l’aggravation des inégalités dans la société contemporaine 54. Mais les utilisations
mercantiles participent incontestablement de la désacralisation du personnage.

Muséification de la culture : préservation ou dévitalisation ?


Comme on l’a vu, la mise en place d’une politique de préservation
du patrimoine a coïncidé avec le lancement de la politique de réforme et
d’ouverture, qui allait se concrétiser, surtout à partir des années 1990, par
une modernisation accélérée du pays. Les occasions de conflit entre ces deux
objectifs n’ont évidemment pas manqué, et le souci de préserver l’ancien
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


a parfois eu du mal à s’imposer dès lors qu’il contrariait les projets de
développement échafaudés par les responsables locaux 55.
Le modèle de développement actuel tend à scinder les villes en deux
parties : l’une ancienne, et touristique, l’autre moderne. Autrement dit, si la
culture traditionnelle irriguait autrefois l’ensemble de l’espace urbain, elle est
maintenant cantonnée à des zones précises, semblables à des ghettos. Dans les
bourgs sur l’eau du Sud, les centres convertis en sites touristiques perdent leurs
services publics, relocalisés dans les villes nouvelles 56, et leur aménagement
entraîne souvent le départ forcé et le relogement de la population d’origine, ce
qui renforce le caractère artificiel de cette opération 57.
Cette ghettoïsation serait-elle le seul moyen de préserver le passé ? La
disparition progressive de la culture chinoise ancienne dans un environnement
moderne et cosmopolite incite en effet à concevoir des sites spécifiques voués
à sa conservation. Ce type d’entreprise a pu exciter l’inventivité de mécènes
comme Chen Jingen, un homme d’affaires et collection­neur de pierres rares,

53. Yu 2010 : 229-232.


54. Lu 2002 : 184-185. L’auteur fait observer que la « fièvre Mao Zedong » a connu un
pic au début des années 1990, après les événements de Tian’anmen, mais qu’elle a pris
ensuite un caractère essentiellement com­mercial.
55. Bellocq 2017 : 351. La réflexion sur la préservation des petites villes du Jiangnan avait
été confiée à l’université shanghaïenne de Tongji.
56. Bellocq 2017 : 357.
57. C’est le cas, par exemple, pour les quartiers touristiques de Zhouzhuang, au Jiangsu, et
de Wuzhen, au Zhejiang (Bellocq 2017 : 358).

32
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

concepteur du jardin de la Méditation (Jingsi yuan), un jardin privé ouvert


aux visiteurs en 2003 à proximité de Suzhou. Ce lieu, qui offre un condensé
de l’architecture des jardins anciens, avec une collection d’arbres nains, une
galerie ornée de plaques célébrant les réalisations de scientifiques chinois
célèbres ainsi que des pierres — dont la plus célèbre, haute de 9 mètres, a été
rapportée de la province de l’Anhui à l’aide de moyens techniques titanesques
—, a acquis le statut de « site d’immersion dans la culture chinoise » (Zhongguo
wenhua tiyan jidi), à destination notamment des étudiants étrangers.
Le roman de Jia Pingwa Tumen 58, publié en 1995 en pleine fièvre du
tourisme patri­monial, pose la question de la place du passé dans le contexte
de la modernisation. En même temps il peut se lire comme une parabole sur ce
que devient une culture quand, perdant sa signification première et son emprise
réelle sur la vie des gens, elle se mue en un pur fétiche. Renhoucun, « le village
de la bienveillance et de l’honnêteté » imaginé par l’auteur, est un village datant
des Ming, menacé par l’urbanisation galopante et la spéculation immobilière,
et que son nouveau maire, Cheng Yi, une sorte d’illuminé, espère bien sauver
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


de sa disparition programmée. À l’instar des promoteurs des villages sur
l’eau, il entend exploiter les atouts « touristiques » de Renhou, dans l’espoir
d’en faire « le village le plus typique de Chine 59 » : en l’occurrence il a dans
l’idée de mettre à profit les talents de guérisseur d’un de ses habitants. Renhou
deviendra ainsi un village hôpital où les malades atteints d’hépatite, sur la
foi des annonces publicitaires diffusées à la radio et à la télévision, afflueront
de toute la Chine pour bénéficier de traitements traditionnels. Mais alors que
la démarche des respon­sables de l’aménagement des villages touristiques est
avant tout pragmatique, faisant coexister l’ancien (ou le pseudo-ancien) et le
moderne, et mettant généralement le premier au service du second, Cheng Yi
est un idéologue fou, qui entend bien transformer le village en une « source
des fleurs de pêcher » (taohua yuan, la version chinoise du paradis originel) où
aucune concession ne sera consentie à la modernité ambiante, où les maisons
devront rester basses parce que le paysan doit garder son rapport à la terre
et où le gazon, d’origine occidentale, sera proscrit. Les règles strictes qu’il
tente d’imposer, inspirées à la fois des vertus confucéennes et de la discipline
communiste, et pour lesquelles il prévoit une échelle de sanctions, ne sont
d’ailleurs pas sans rappeler l’utopie du village rouge de Nanjie 60. Son coup

58. Jia 1996. Il existe une traduction française de ce roman, malheureusement très
incomplète (sans que, du reste, le lecteur ne soit averti des coupes opérées) et souvent
approximative : Jia 2000. Tumen se trouve être le nom d’un quartier de la ville de
Xi’an, également présente dans le texte sous le nom de Xijing.
59. Jia 1996 : 264.
60. Brown & Van Nieuwenhuizen 2016 : 145 sq.

33
Angel Pino et Isabelle Rabut

de maître consistera dans la construction d’un portique (pailou) sur lequel


seront sculptés des scènes du roman des Trois Royaumes, les douze signes du
zodiaque chinois, la légende populaire du bouvier et de la tisserande (pas pour
l’histoire d’amour, précise Cheng Yi, mais pour ce symbole de la terre qu’est
le bœuf), ainsi que les 24 images de la piété filiale, en bref un condensé de la
culture ancienne, chargé de surcroît d’une intention didactique.
La vision du passé qu’incarne le personnage de Cheng Yi est en apparence
diamétra­lement opposée à celle que mettent en œuvre les acteurs du tourisme
culturel : même si, répétons-le, idéologie et intérêts économiques sont rarement
séparés de manière stricte, Cheng Yi incarne l’utopie dans sa version la plus
radicale. Si le village vit de l’accueil des malades (symbole, sans doute, du
mal introduit en son sein sous prétexte de le sauver), le maire a instauré une
règle exigeant, au grand dam des villageois, que ceux-ci reversent à un fond de
développement un cinquième des revenus qu’ils tirent de cette activité. Mais le
monde qu’il tente de préserver, ou plutôt de reconstituer, sur sa parcelle de terre
n’est pas plus vrai que le Dazhalan des années 2000. La culture s’y réduit à une
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


collection d’emblèmes aussi éloignés de la réalité que le nom du village, dont les
habitants, bien que placés sous l’égide de la bienveillance et de l’honnêteté, font
bien peu honneur à ces vertus. Qui plus est, son intolérance empêche toute critique
nuancée du présent et du passé. Dans cette parabole, Jia Pingwa n’exprime pas
seulement son inquiétude face à la perspective de la disparition des campagnes,
il montre aussi que la pureté du passé, comme la pureté révolutionnaire, est un
mythe vain, voire dangereux. Cheng Yi parviendra à rester jusqu’au bout fidèle
à son idéal, mais au prix de sa vie : arrêté pour le vol de la tête d’un soldat de
l’armée de terre cuite de Qin Shihuangdi, qu’il comptait monnayer auprès d’un
antiquaire pour aider à la survie du village, il est exécuté. Le village, quant à lui,
est rasé. Face à l’utopie de Cheng Yi, un autre personnage du roman, l’écrivain
Fan Jingquan, prône un modèle alternatif : le canton de Shenheyuan, qui a effacé
les distinctions entre ville et campagne, passé et présent.

Conclusion
Ce rapide parcours a fait émerger une idée-force : la nostalgie, en tant que
sentiment collectif, n’exige nullement un véritable retour au passé. La première
conséquence de cet état de fait est qu’il relègue au second plan la question
de l’authenticité. Certes, il convient de prendre en compte, dans le cas de la
Chine, le statut particulier du patrimoine architectural : comme l’a expliqué
Pierre Ryckmans alias Simon Leys, le passé chinois est enfermé dans les livres

34
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

bien plus que dans les monuments sans cesse démolis et reconstruits 61. Mais
l’indifférence relative à l’authenticité est aussi la rançon de la prise en charge du
passé par l’industrie touristique et, dans une certaine mesure, par les politiques.
Dès lors que les planificateurs interviennent dans l’évolution naturelle d’un
lieu, ils ont besoin d’un récit autour duquel structurer leurs projets : le passé
mandchou pour Pékin, la modernité occidentale pour Shanghai. Au risque de
créer des simulacres de passé.
La deuxième conséquence est ce que nous avons appelé la tendance à
la ghettoïsation. Si la marchandisation du passé révèle toujours un fond de
nostalgie, celle-ci s’accommode fort bien de la modernité. Dans tous les
exemples examinés, le passé reste en marge de la vie moderne, il procure
simplement des occasions de dépaysement, et au-delà, dans le meilleur des
cas, une relation apaisée avec l’histoire et avec la tradition.
Enfin, à travers le cas de la rénovation ou de la réhabilitation des anciens
quartiers commerçants, nous avons tenté de montrer dans quelle mesure
le passé, ou du moins son image, pouvait être un miroir des succès de la
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


Chine d’aujourd’hui. La marchandisation a par elle-même une signification
idéologique, car elle est la signature du capitalisme post-maoïste dans lequel le
pays est entré. Voilà pourquoi, alors que ce dernier semble résolument tourné
vers l’avenir, le marché de la nostalgie n’a jamais été aussi dynamique.

61. Leys 1987. Dans le même ordre d’idées, l’habitude des Chinois de relier les paysages
et les monuments aux textes qui les ont célébrés (les poèmes notamment) contribue à
relativiser, dans la culture chinoise, la sacralité de l’original. Voir Sofield & Li 1998 : 384.

35
Angel Pino et Isabelle Rabut

Bibliographie

A Cheng 阿城 (1988). Les Trois rois, courts romans, trad. et postfacés par Noël Dutrait.
Aix-en-Provence, Alinéa. Comprend : Le Roi des échecs (Qi wang 棋王, 1984),
Le Roi des arbres (Shuwang 树王, 1985), Le Roi des enfants (Haiziwang 孩子
王, 1985).
Bao Lufang 包路芳 (2017). « Dazhalan gaizao yu Beijing lishi jiequ baohu 大栅栏
改造与北京历史街区保护 (La rénovation de Dazhalan et la protection des
quartiers histo­riques de Pékin) ». Qunyan 3 : 29-32.
Bellocq Maylis (2017). « Le Patrimoine culturel comme ressource touristique : le
bourg ancien de Tongli, province du Jiangsu ». L’Espace géographique 46.4 :
346-363.
Bonnin Michel (1996). « À propos de quelques “restaurants à thème” de Pékin : la
nostalgie du mauvais temps ». Perspectives chinoises 33 : 31-37.
Brown Kerry & Van Nieuwenhuizen Simone (2016). China and the New Maoists.
Londres, Zed Books.
Chi Li 池莉 (2011). Le Show de la vie (Shenghuo xiu 生活秀, 2000), roman, trad. par
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


Hervé Denès. Arles, Actes Sud, « Lettres chinoises ».
Chi Li 池莉 (2018). « Wenxue fengxi li de ya bozi zhenxiang 文学缝隙里的鸭脖子
真相 (Des cous de canard dans les interstices de la littérature : récit véridique) »,
interview accordée à Liu Wofeng 刘我风. Chu tian dushi bao 楚天都市报 11
juillet : A06-A07.
Felli Romain (2005). « Le patrimoine à Pékin, entre destruction et détournement : les
effets d’une gouvernance urbaine entrepreneuriale ». Geographica Helvetica 60 :
275-283.
Gao Ertai 高尔泰 (2019). En quête d’une terre à soi (Xunzhao jiayuan 寻找家园,
2009), trad. par Danielle Chou et Mathilde Chou. Arles, Actes Sud, « Lettres
chinoises ».
Greffe Xavier (2011). « L’Économie politique du patrimoine culturel : de la médaille
au rhizome ». Paris, ICOMOS 17th General Assembly : 928-936.
Hubbert Jennifer (2005). « Revolution is a Dinner Party : Cultural Revolution
Restaurants in Contemporary China ». The China Review 5.2 : 125-150.
jaurès Anne (2012). « Le tourisme rouge en Chine : véritable engouement ou carte
forcée ? ». Monde chinois 29 : 88-101.
Jia Pingwa 贾平凹 (1996). Tumen 土门. Shenyang, Chunfeng wenyi chuwbanshe.
Jia Pingwa 贾平凹 (2000). Le Village englouti, roman, trad. par Geneviève Imbot-
Bichet. Paris, Stock, « Nouveau Cabinet cosmopolite ».
Layton Kelly (2007). « Qianmen, Gateway to a Beijing Heritage ». China Heritage
Quar­terly, 12 (décembre). En ligne : [http://www.chinaheritagequarterly.org/
articles.php?searchterm=012_qianmen.inc&issue=012].
Leys Simon (1987). « L’Attitude des Chinois à l’égard du passé ». Commentaire 39
(au­tomne) : 447-457.

36
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

Li Yuan 李原 (2019). « Wenhua zhuti jiudian de fazhan yu zhanwang (shang) 文化主


题酒店的发展与展望(上) (Développement et perspectives des hôtels à thèmes
culturels, première partie) ». Zhongguo lüyou bao 中国旅游报 13 juin : A2.
Liu Jing 刘婧 & Zhang Pei 张培 (2006). « Huaijiu wenhua yu Chongqing guzhen
lüyou de fazhan 怀旧文化与重庆古镇旅游的发展 (La culture de la nostalgie et
le développe­ment du tourisme dans les bourgs anciens de Chongqing) ». Fuling
shifan xueyuan xuebao 涪陵师范学院学报22.3 : 37-40.
Lu Hanchao (2002). « Nostalgia for the Future : The Resurgence of an Alienated
Culture in China ». Pacific Affairs 75.2 : 169-186.
Lu Wenfu 陆文夫 (1988). Vie et passion d’un gastronome chinois (Meishijia 美食家,
1983), roman, trad. par Annie Curien et Feng Chen, précédé d’un avant-goût par
Françoise Sabban. Arles, Philippe Picquier-Unesco.
Ma Xiaolong 马晓龙 & Wu Bihu 吴必虎 (2005). « Lishi jiequ chixu fazhan de lüyouye
xietong : yi Beijing Dazhalan wei li 历史街区持续发展的旅游业协同——以
北京大栅栏为例 (La collaboration du tourisme au développement durable des
quartiers historiques : l’exem­ple de Dazhalan à Pékin) ». Chengshi guihua 城市
规划 29.9 : 49-54.
Meyer Michael (2008). The Last Days of Old Beijing : Life in the Vanishing Backstreets
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


of a City Transformed. New York, Walker & Company.
National Bureau of Statistics of the People’s Republic of China (2018). China Statistical
Yearbook. Pékin, Chinese Statistics Press.
Pa Kin [Ba Jin] (1996). Pour un musée de la « Révolution culturelle » (Au fil de la
plume), textes choisis, traduits, annotés et présentés par Angel Pino. Paris, Bleu
de Chine.
Shen Han, Wang Qiucheng, Ye Chuou & Liu Jessica Shihchi (2018). « The Evolution
of Holiday System in China and its Influence on Domestic Tourism Demand ».
Journal of Tourism Futures 4.2 : 139-151.
Sofield Trevor H. B. & Li Fung Mei Sarah (1998). « Tourism Development and
Cultural Policies in China ». Annals of Tourism Research 25.2 : 362-392.
Tang Jianbing 唐建兵 & Zhao Jing 赵静 (2012). « Daojiao yuansu zai zhuti jiudian
shejizhong de yunyong 道教元素在主题酒店设计中的运用(L’utilisation des
éléments taoïstes dans la conception des hôtels à thème) ». Zhongguo shangmao
中国商贸 12 (avril) : 23-24.
Van Houtryve Thomas (2010). « Maostalgia, A Photo Essay ». Foreign Policy 179 :
72-79.
Wang Xiaobo (2001). L’Âge d’or (Huangjin shidai 黄金时代, 1991), roman, trad. par
Jacques Seurre, préface de Michel Bonnin. Versailles, éditions du Sorgho.
Wassler Philipp, Li Xiang (Robert) & Hung Kam (2015). « Hotel Theming in China :
A Qualitative Study of Practitioners’ Views ». Journal of Travel & Tourism
Marketing 32.6 : 712-729.
Wei Dakai (2017). « Nostalgie et management des marques en Chine : étude de
cas de la publi­ cité du White Rabbit ». Groupe 13 UQAM (Université du
Québec à Montréal). En ligne (août 2019) : [https://groupe13uqam.wordpress.

37
Angel Pino et Isabelle Rabut

com/2017/12/01/nostalgie-et-management-des-marques-en-chine-etude-de-cas-
de-la-publicite-du-white-rabbit/].
Xu Burong 徐步荣 (dir.) (2008). Bainian Xinxin 百年新新 (Hangzhou the New Hotel).
Hangzhou, Zhong­guo meishu xueyuan chubanshe.
Yang Guobin (2003). « China’s Zhiqing Generation : Nostalgia, Identity, and Cultural
Resis­tance in the 1990s ». Modern China 20.3 : 267-296.
Yang Sizhou (2012). « Destruction et reconstruction : pratique du renouvellement
urbain dans la métropole chinoise, pièce en six tableaux ». Mémoire de master,
École poly­technique fédérale de Lausanne.
Yu Hua 余华 (2008). Brothers (Xiongdi 兄弟, 2005-2006), roman, trad. du chinois et
annoté par Angel Pino et Isabelle Rabut. Arles, Actes Sud, « Lettres chinoises ».
Yu Hua 余华 (2010). La Chine en dix mots (Shige cihui li de Zhongguo 十个词汇里
的中国, 2010), essai, trad. par Angel Pino et Isabelle Rabut. Arles, Actes Sud,
« Lettres chinoises ».
Zhang Lun (2018). La Chine désorientée, avec la collaboration d’Aurore Merle,
préface par Marianne Bastid-Bruguière. Paris, Charles Léopold Mayer.
Zhong Fanglei 钟方雷 (2003). Kai yijia you tese de canguan 开一家有特色的餐馆
(Ouvrir un restaurant de caractère). Pékin, Qiye guanli chubanshe.
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


Glossaire

Akutagawa Ryūnosuke 芥川龍之介


Bayu 巴渝
Baijia dayuan 白家大院
Baohetang 保和堂
Beishan jie lishi wenhua jiequ zhongdian baohu qu 北山街历史文化街区重点保护区
Chang Eileen (Zhang Ailing) 张爱玲
Chen Jingen 陈金根
Cheng Yi 成义
Chengshi tese 城市特色
Chu 楚
Chunxi 淳溪
Da baitu 大白兔
Daguanlou 大观楼
Dasanyuan 大三元
Dazhalan 大栅栏
Fan Jingquan 范景全
gaige kaifang 改革开放
Guojia lishi wenhua mingcheng 国家历史文化名城
Guowuyuan guanyu cujin lüyouye gaige fazhan de ruogan yijian 国务院关于促进旅

38
Le commerce de la nostalgie dans la Chine d’aujourd’hui

游业改革发展的若干意见
Guowuyuan guanyu tuijin wenhua chuangyi he sheji fuwu yu xiangguan chanye
rongqia fazhan de ruogan yijian 国务院关于推进文化创意和设计服务与相关产业
融合发展的若干意见
Hefang 河坊
Heitudi 黑土地
Hexiang shanzhuang 鹤翔山庄
hongse lüyou 红色旅游
huaijiu 怀旧
huaijiu lüyou 怀旧旅游
huaixiangbing 怀乡病
Jinggang 井冈
Jingsi yuan 静思园
Kōnan yūki 江南游記
Kongyiji 孔乙己
Lao cha jiujia 老插酒家
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


Lao san jie 老三届
Lao She 老舍
Lao Suzhou 老苏州
Lao zhiqing 老知青
Lin’an 临安
Liqinwang huayuan 礼亲王花园
Lishi wenhua 历史文化
Liulichang 琉璃厂
Lu Xun 鲁迅
Luzhi 甪直
Mao Dun 茅盾
Meishijia 美食家
Meiweizhai 美味斋
mingren wenhua 名人文化
Modeng hongren 摩登红人
Nanjiecun 南街村
Nanxun 南浔
Nin jixiang 您吉祥
Pailou 牌楼
Qianmen 前门
Qianxiangyi 谦祥溢
Qin Hui 秦桧
Qin Shihuangdi 秦始皇帝
Qinghefang 清河坊

39
Angel Pino et Isabelle Rabut

Renhoucun 仁厚村
Ruifuxiang 瑞蚨祥
Sanshi niandai dafandian 三十年代大饭店
Shanghen wenxue 伤痕文学
Shanzhai 山寨
Shenghuo xiu 生活秀
Shengxifu 盛锡福
Shenheyuan 神禾塬
Si shui nianhua 似水年华
Taohua yuan 桃花源
Tongli 同里
Tiyan jingji 体验经济
Tongrentang 同仁堂
Wangxingji 王星记
Wanlong huotui 万隆火腿
Wenhua jie 文化街
© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)

© Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 25/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.245.17.1)


Wenhua lüyou 文化旅游
Wenhua zhuti jiudian 文化主题酒店
Wuzhen 乌镇
Xiangchou 乡愁
Xintiandi 新天地
Xinxin 新新
Xitang 西塘
Xuannan wenhua 宣南文化
Xungen wenxue 寻根文学
Ye Shengtao 叶圣陶
Yishu tese 艺术特色
Yong’en 永恩
Yuanmingyuan 圆明园
Yue Fei 岳飞
Zhang Yiyuan 张一元
Zhang Xiaoquan 张小泉
Zhiqing 知青
Zhongguo lishi wenhua mingzhen 中国历史文化名镇
Zhongguo wenhua tiyan jidi 中国文化体验基地
Zhou Xuan 周璇
Zhouzhuang 周庄
Zhuangyuanguan 状元馆
Ziran fengguang 自然风光

40

Vous aimerez peut-être aussi