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RÉSUMÉ
Cet article s’intéresse à un lieu célèbre de la mémoire de l’esclavage, la Maison des esclaves sur l’île de Gorée au Sénégal.
Il existe plusieurs travaux sur une représentation globalisée de la traite atlantique mais se concentrer sur un tel espace
permet de comprendre comment cette mémoire historique est liée à certaines émotions. Dans une première partie, grâce
à plusieurs observations ethnographiques, l’article souligne comment certains dispositifs architecturaux de la Maison sont
mis en scène. Dans une seconde partie, on montre que la mise en récit d’une telle mémoire de l’esclavage doit se
comprendre à travers une histoire de ces représentations à une autre échelle : UNESCO, politiques nationales sénégalaises
de patrimonialisation, visites de personnalités. Finalement, l’hypothèse principale développée est que le discours qui se
déploie dans la Maison des esclaves peut fonctionner car il met l’accent sur les souffrances des populations africaines
réduites en esclavage bien plus que sur la responsabilité des esclavagistes.
Mots-clés : Émotions. Mémoire historique. Île de Gorée. Esclavage. Sénégal.
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en riposte, un colloque scientifique fut organisé Ricœur, 2000]. Les élites intellectuelles sénégalaises
quelques mois plus tard [Samb, 1997]. Signe de suivent attentivement ce qui se passe dans l’ancien pays
l’importance certaine de la question, dans les actes du colonisateur et cet article du journal Le Monde a égale-
colloque, le président de la République sénégalaise de ment sûrement fait réagir en raison de sa provenance.
l’époque, Abdou Diouf, adressait ses « félicitations » au Il est significatif que parmi les réponses qui furent
comité d’organisation. Pourtant, si les contributions adressées, un texte de Joseph Ndiaye intitulé « Les
concernaient l’étude de l’esclavage à Gorée et dans son révisionnistes veulent blanchir les négriers6 » se référait
arrière-pays sénégambien, aucune ne s’intéressait à Jean-Marie Le Pen qualifiant la solution finale de
directement à la Maison des esclaves et donc ne réfu-
« point de détail ». Aujourd’hui, bien qu’il ne soit pas
tait les accusations du Monde.
possible de dresser une généalogie exacte de la place
La polémique qui surgit à la fin des années 1990 est
liée à un contexte global de transformation des rap- qu’occupe cet article du Monde, Gorée, la Maison des
ports au passé. Dans les débats publiés dans la presse esclaves et le discours de son premier conservateur
ou dans des textes issus de manifestations scientifiques, apparaissent frappés d’un soupçon quant aux rapports
on peut lire les positions des uns et des autres sous entre histoire et mémoire – c’est ce qui ressort des
l’angle du paradigme mémoriel qui se déploie en discussions personnelles, depuis de nombreuses
France où, depuis les années 1980, s’est développé une années, avec des « touristes » allant à Gorée autant
conception alternative, entre le devoir de mémoire et qu’avec des chercheurs spécialistes de l’histoire colo-
les thèses révisionnistes-négationnistes [Ledoux, 2016 ; niale ou de l’esclavage. Restituer depuis cet espace de
la Maison des esclaves l’épaisseur de ce « couple infer- s’appuyant sur un cadre globalisé des discours sur la
nal que forme la “mémoire” et l’“histoire” » [Chival- traite atlantique.
lon, 2012 : 18], impose d’en comprendre la trame À partir de plusieurs observations ethnographiques
contemporaine comme d’en démêler les fils histo- effectuées dans l’enceinte même de la Maison des
riques et les jeux d’échelle. esclaves, attentives aux paroles des deux conservateurs
Différents aspects de la mémoire de la traite atlan- successifs comme à celles des guides et aux modalités
tique ont récemment fait l’objet de travaux, à la fois par lesquelles certaines pièces ou emblèmes architectu-
dans une perspective globale, comparative [Araujo, raux de la Maison sont valorisés et mis en scène, cet
2014] et locale, notamment au Bénin, au Ghana ou article envisage d’abord les formes actuelles de ce récit
en Sierra Leone [Ciarcia, 2008, 2016 ; Abaka, 2011 ; liées à ce « temps de la honte »7. Mais ce récit n’est pas
Shaw, 2002]. Dans le cas qui nous intéresse, le travail stabilisé et on peut en repérer quelques inflexions. Il
doctoral de Chérif Bassène [2011] sur les constructions importe alors d’en tracer l’historicité, en suivant plu-
politiques de la mémoire de l’esclavage, comparant les sieurs pistes. Dans une seconde partie, il s’agit de souli-
cas gambien et sénégalais depuis les années 1960 gner les différentes trajectoires, patrimoniales,
jusqu’au milieu des années 2000, fait figure de réfé- politiques, religieuses et culturelles, qui ont fait de la
rence. Il montre le rôle central de Gorée dans cet Maison des esclaves de Gorée un lieu de mémoire. La
espace, notamment à travers l’action du premier prési- reconnaissance de Gorée en 1978, apportée par son
dent sénégalais Léopold Sédar Senghor et de son idéo- inscription sur la liste du patrimoine mondial de
logie de la négritude pensée comme un élément de l’UNESCO, est l’un des moments décisifs de la
« symbiose » des cultures et des peuples. D’autres tra- construction d’une représentation à caractère universa-
vaux sont venus nourrir cette réflexion sur Gorée, liste de la traite atlantique. On s’attardera sur cette pro-
s’intéressant aux liens entre justice et commémoration cédure de nomination qui explique comment a pu se
mettre en place et évoluer le discours tenu dans la
au Sénégal [Mourre, 2020a], aux mémoires institu-
Maison des esclaves. En conclusion, il s’agira de com-
tionnalisées de l’île dans le cadre de sa patrimonialisa-
prendre comment l’enjeu autour de la véracité des
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où l’on voit plusieurs personnages célèbres visitant la le discours de Ndiaye a pu se diffuser. Aujourd’hui, les
Maison8. Les visages graves relèvent en partie de la chaines sont situées dans la partie muséale de la
mise en scène – ces photos ont nécessité que des pho- Maison, au premier étage, un espace où l’on trouve
tographes soient sur un bateau en face –, il s’agit de des panneaux explicatifs et que le visiteur arpente seul,
suggérer qu’on ne regarde pas seulement l’océan mais sans le conservateur. Lors de mes visites, je n’ai jamais
bien un pan de l’histoire du peuple Noir, et plus géné- constaté l’utilisation de chaînes en fer, d’anneaux ou
ralement de l’humanité. Mais se tenir sur cette ouver- autres menottes (cf. illustration 2). S’il est difficile de
ture de la maison donnant sur l’océan est aussi un des dater le moment où le conservateur a cessé d’utiliser
passages obligés pour les visiteurs plus ordinaires qui de tels instruments dans sa monstration de l’esclavage,
arpentent ces lieux. Dans le discours qu’énonçait on peut faire l’hypothèse, avec Alain Corbin dans un
Ndiaye, et repris par Coly, c’est depuis cette porte que autre contexte12, qu’on est là dans le franchissement
« ces hommes, ces femmes et ces enfants traversèrent d’un « seuil de tolérance » [Corbin, 2016 : 86]. Autre-
physiquement et moralement des mondes, abandon- ment dit, ce qui est fructueux dans les années 1970
nant ce qu’ils étaient et devenant des êtres d’un peuple pour susciter telle ou telle émotion chez le visiteur, est
à venir. Ils ne formèrent qu’un seul peuple : afro-amé- problématique quarante à cinquante ans plus tard.
ricain » [Ndiaye cité in Bassène, 2011 : 466]. La porte Plusieurs ajustements narratifs ont ainsi été apportés.
est donc un élément-clé du récit du conservateur et Ainsi, avance Eloi Coly, Joseph Ndiaye parlait d’une
acquiert à ce titre un statut de chronotope9. Accolé à construction de la Maison des esclaves en « 1776 par
« l’infini », c’est ici la « souffrance » du peuple Noir les Hollandais [alors que ceux-ci] n’étaient plus là
bientôt diasporique, considéré comme « martyr », qui depuis 150 ans. Moi, même quand il était là, je parlais
figure un rapport à l’histoire dont le registre séman- de la construction de 1776, sans dire que c’était par
tique mobilisé est celui du vocabulaire de l’affliction les Hollandais. » Dans l’article du Monde, le journaliste
catholique. Aucune étude scientifique n’atteste que les avance lui que la Maison a été construite en 1783 par
les Français13. « L’attaque », du journal Le Monde, selon
captifs partaient effectivement de cette porte, aussi, en
les mots d’Éloi Coly, a donc entrainé des modifica-
l’absence d’éléments historiques fiables sur ce point, le
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permettraient de comparer plusieurs versions, mais on récitation mais qu’il ressente bien ce qu’il raconte »
peut en trouver des extraits audio sur Internet ou dans [cité in Bassène, 2011 : 465].
des interludes discographiques15. La façon dont le dis-
cours est prononcé – le timbre de la voix est grave, le Ces registres affectifs sont exprimés à différents
narrateur met l’emphase sur certains mots, accentue moments du discours. Ils passent notamment par une
des silences – importe au moins autant que son description de l’expérience des captifs durant leur pas-
contenu. Aujourd’hui, le moment où le conservateur sage dans la Maison qui doit permettre aux auditeurs
énonce son discours constitue un temps spécifique de de s’y identifier, de manière presque intime. La
la visite. Ce discours performatif façonne ce qui est dit Maison contient plusieurs cellules présentées comme
ayant accueilli différents types de populations : les
de l’esclavage à Gorée et permet d’éclairer la compré-
hommes, les femmes, les enfants, les jeunes filles, les
hension des visiteurs de de ce qu’était la traite. Ainsi, récalcitrants. Au-dessus de chaque porte, des panneaux
la structure du récit propose une narration de celle-ci ont été disposés indiquant le type de personnes qui se
sur un temps long, tout en recentrant certains points trouvaient dans ces cellules (cf. illustration 3). Selon le
sur la Maison et sur l’expérience des captifs africains à discours, la cellule des hommes formait un carré de 2
l’intérieur de ce lieu. Cette volonté était déjà assumée mètre 60 de côtés où les esclaves étaient assis, le dos
par Joseph Ndiaye. Alors que se posait la question de contre le mur, maintenus par des chaines au cou et au
celui qui allait prendre sa relève, il déclarait : « [j]e ne bras ; « ces pauvres n’étant libérés qu’une fois par jour
veux pas que mon remplaçant fasse seulement de la pour leur permettre de satisfaire leurs besoins » [cité
perdaient leurs « biens »17. Il n’existe pas, à notre par les échanges entre différents artistes du « monde
connaissance, d’études prenant pour objet la vie à noir », que l’île acquiert une reconnaissance interna-
Gorée à la fin du XIXe siècle18, mais on sait que c’est tionale. En 1966, Senghor – devenu président du
dans le contexte de l’après Première Guerre mondiale Sénégal dans un système de parti-unique –, organise le
que l’île commence à être mise en valeur par les gou- Festival mondial des arts nègres. Ce sera « la première
vernements coloniaux comme un lieu destiné à rece- expérience politique de pèlerinage culturel (à côté des
voir des visiteurs. L’œuvre abolitionniste française y rencontres scientifiques) en Afrique des indépen-
est célébrée. En 1926, dans un guide touristique, dances, afin que les “descendants d’anciens esclaves”
rédigé par l’Agence économique de l’Afrique Occi- puissent “commémorer” l’Afrique et ses civilisations
dentale française (AOF), on y présente « les Français anciennes » [Bassène, 2011 : 343]. Il est significatif que
comme des libérateurs et des civilisateurs qui “abo- pour celui qui fit un discours lors de l’ouverture des
lirent l’esclavage et rassemblèrent la terre africaine” » festivités, André Malraux, le ministre français de la
[cité par Bocoum et Toulier, 2013 : § 6]. Bientôt va se Culture, les « maison de la culture n’apportent pas des
dessiner à Gorée « la fabrique d’un patrimoine » [ibid.], connaissances elles apportent des émotions » [cité in
dont les traits caractéristiques sont à la fois les diffé- Bassène, 2011 : 436]. Cette vocation, instruire par la
rentes procédures de classement de l’île liées à ce qui culture – celle-ci étant considérée comme un large
se fait en métropole mais aussi une représentation de répertoire d’affect – est présente chez Senghor [Sen-
l’île comme lieu de fondation d’une culture métisse19. ghor, 1964]. À Gorée, pendant trois semaines, chaque
En août 1937, un décret portant « sur la protection des soir, a lieu un spectacle « Son et Lumière ». Le com-
monuments naturels et des sites de caractère histo- missaire de l’exposition la décrit comme « cette petite
rique, légendaire ou pittoresque des colonies, pays de île qui vit partir du XVIIe au XVIIIe siècle la plus
protectorats et territoires sous mandat relevant du grande part des vingt millions de noirs déportés vers
ministère des Colonies », prolonge la loi de 1913 dans les Amériques » [Dioum, 1966]. Ce chiffre et l’idée
les territoires d’Outre-mer. André Villard, archiviste- qui fait de Gorée le lieu central de la déportation des
bibliothécaire en AOF, suggère de classer l’île à ce titre esclaves africains, semblent sans fondement scientifique
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de Gorée comme scène privilégiée pour « dire l’escla- privilégier une approche plus romanesque qu’histo-
vage ». Outre le rapport du « père de la nation » séné- rique – aucun historien n’est, semble-t-il, consulté par
galaise à la traite atlantique, c’est la patrimonialisation l’Unesco. Le dramaturge, mais aussi acteur patrimo-
de l’île par l’Unesco au milieu des années 1970 qui fut nial27, Michel Parent, chargé d’une étude en 1977
l’évènement décisif dans la forme que prend pour l’Unesco, est assurément celui, parmi ceux qui
aujourd’hui l’expression de cette mémoire. En 1972, produisentt le rapport, qui s’était le plus renseigné
l’Unesco adopte la convention sur le patrimoine, dont « scientifiquement » sur ce qu’était l’esclavage, comme
le premier article précise qu’il s’agit de tendre à la pré- en témoignent les références bibliographiques au
servation des monuments définis comme ayant une terme du document. Cependant, c’est en tant que lit-
« valeur universelle exceptionnelle du point de vue de téraire qu’il rend compte de Gorée ce « haut lieu sym-
l’histoire, de l’art ou de la science »25. Par cette bolique et tristement réel d’un malheur séculaire, le
convention, l’organisme inscrit alors des sites histo- pôle de la traite des Noirs, la porte africaine de la chair
riques, et les imaginaires politiques qui peuvent y être humaine, connu sous le nom de “bois d’ébène”, et son
attachés, comme des objets muséaux. Ratifiée en 1975 entrepôt de géhenne et de misère »28. Aujourd’hui, ce
par vingt États, ce qui assure son effectivité, c’est seu- style lyrique ne manque pas de surprendre :
lement trois ans plus tard que des sites commencent à
y être effectivement inscrits. En 1978 l’Unesco inscrit Il existe à Gorée un « charme » au sens plein du terme,
donc l’île de Gorée sur la première liste du patrimoine c’est-à-dire sous l’effet d’un véritable exercice magique
mondial. résultant de la confluence tantôt conflictuelle tantôt
Il est intéressant de revenir sur la demande d’inscrip- complice de deux cultures ; ce charme étymologique-
tion signée cette année-là par le ministre de la Culture ment de « carmen », ce « chant », énigmatique est pro-
Assane Seck, par ailleurs universitaire – géographe de tégé par le mystérieux dédoublement des forces
formation – et homme politique de premier plan au telluriques et des événements historiques : il a produit
Sénégal. On y note que Gorée est présentée comme « l’enchantement » de l’exilé, l’envoûtement du captif29.
« une place de choix dans le patrimoine culturel séné-
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demande de pardon au très catholique Senghor [Bas- de la traite atlantique a pris place à Gorée et dans la
sène, 2011 : 444], sa liturgie intègre la nécessité de se Maison des esclaves. Depuis les représentations du
souvenir : catholique Senghor jusqu’à la visite du Pape Jean-Paul
II, différentes références universalistes, censées être
On peut dire que cette île demeure dans la mémoire et consensuelles, ont façonné ce lieu de mémoire. Si
le cœur de toute la diaspora noire […]. Comment Joseph Ndiaye n’était pas chrétien, les références
oublier les énormes souffrances infligées, au mépris des
droits humains les plus élémentaires, aux populations implicites au catholicisme de son discours sur la traite
déportées du continent africain ? Comment oublier les négrière s’expliquaient par l’influence de ces représen-
vies humaines anéanties par l’esclavage ?32 tations globalisées dans ce contexte national.
Dans les actes du colloque mentionné dans l’intro-
Aux pèlerinages des chefs d’États africains et des duction de ce texte, censés répondre à l’article du
personnalités afro-américaines, succède donc une journaliste du Monde, la dernière contribution, écrite
demande de pardon de la part du responsable de par Ibrahima Thioub et Hamady Bocoum34, intitulée
l’Église catholique, correspondant à une nouvelle « Gorée et les mémoires de la Traite atlantique »,
manière de dire l’esclavage. Si – et peut-être parce concluait ainsi : « Est-il besoin d’aller plus loin pour
que – cette visite a eu un retentissement important sur affirmer la légitimité, par respect aux mémoires de la
la scène international, on peut s’interroger pour savoir traite négrière, de choisir tout bout de terre africaine
si cette demande de pardon n’a pas eu pour effet, pour en faire le patrimoine de l’Humanité ? »
intentionnel ou non, de neutraliser d’autres discours, [Bocoum et Thioub, 1997 : 213]. Cette question,
notamment ceux ayant trait à des demandes de répara- d’allure rhétorique, permettait d’évacuer le débat
tions financières. Celles-ci étaient énnoncées officiel-
scientifique sur les questions soulevées par le journa-
lement depuis l’Afrique33 au début des années 1990
lors de la Conférence mondiale sur les réparations à liste du Monde et sur le rôle historique de la Maison
l’Afrique et aux Africains de la diaspora, organisée à des esclaves dans la traite atlantique35. L’article de
Lagos puis lors de la Conférence panafricaine de Thioub et de Bocoum – comme les autres présents
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qui serait attaquée par des « révisionnistes ». Le dis- passé historique sur le terrain d’une justice civile, en
cours qui s’énonce dans cet espace insiste sur les expé- rejoignant ainsi les volontés du Pape Jean-Paul II qui
riences vécues tout en créant un cadrage temporel plaçait cette question dans le ciel des idées, au nom
spécifique. Hormis l’apartheid aucun lien n’est fait, par d’un pardon divin, permet de produire une alternative
exemple, avec les systèmes de domination coloniaux, entre pardon et réconciliation d’un côté et demande
encore moins avec les prolongations actuelles qui se de réparation de l’autre.
jouent dans les rapports internationaux et qui place le Si le discours du conservateur de la Maison des
continent africain en position subalterne38. Les propos esclaves mentionne des dates précises et des espaces
du conservateur, véritablement déclamés, semblent concrets, ce sont surtout des catégories anhistoriques,
acquérir une efficacité car ils sont récités dans un et donc apolitiques, qui dominent. C’est le choix
espace spécifique lié à un « événement », la traite atlan- d’une vision réconciliatrice de l’histoire qui est fait. À
Gorée, dans le discours du conservateur, la chronolo-
tique, qui est en partie déjà connue par les visiteurs.
gie factuelle de la traite atlantique est reléguée au
Pourtant, qui dit crime dit criminel. Mais le maitre
second plan au profit d’une narration qui insiste sur
et le négrier sont quasiment absents du discours du les expériences des captifs. Les chronotopes du récit
conservateur – le mot « blanc » n’est presque jamais de l’esclavage qui se donnent à observer lors d’une
prononcé au contraire du mot « noir ». Des objets qui visite de la Maison des esclaves sont à la fois des arte-
pourraient les figurer à l’intérieur de la Maison des facts – la porte du voyage sans retour, le cachot, hier
esclaves, tel le fouet, ne sont pas non plus mobilisés. la chaine d’esclaves – mais aussi des mots répétés plu-
Ce criminel – qui à l’époque avait le droit avec lui39 – sieurs fois par jour depuis près d’une soixantaine
pourrait prendre les traits de personnages bien d’années. Ainsi, dans la Maison des esclaves, on ne
concrets, qu’il s’agisse d’armateurs ou de monarques vend pas des livres d’histoire, il s’agit moins d’expli-
occidentaux. Cela permettrait d’orienter le récit dans quer que de faire ressentir et c’est peut-être ce qui
une autre direction. Mais éviter de placer le débat du explique son succès.
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10. Il serait ainsi intéressant de déterminer le complète de Senghor, voir Vaillant 2006. Plus 34. Il n’est pas inutile de dire un mot de ces
rapport du discours de Joseph Ndiaye à l’histo- précisément, pour comprendre ce qu’a été deux auteurs. Ibrahima Thioub est historien de
riographie ou aux archives. Lors de notre entre- l’année 1948 pour Senghor, voir RIESZ 2011. formation. Ses premiers travaux portent sur l’éco-
tien avec Éloi Coly, le conservateur actuel nomie coloniale puis, plus largement, sur la théma-
avance que des recherches ont été faites dans les 22. Jusqu’à récemment la fin de l’esclavage, tique du contrôle social. Il est aujourd’hui reconnu
archives, mais que Ndiaye s’est surtout « docu- en France, a été appréhendée sous le prisme de pour ses nombreux articles sur l’esclavage, notam-
menté comme il a pu ». l’œuvre de Schœlcher occultant d’autres pro- ment parce qu’il insiste sur la nécessité de travailler
cessus, liés notamment aux révoltes d’esclaves. les formes d’esclavages dites internes. Cet article de
11. Éloi Coly avance que la situation de Sur l’abolitionnisme, voir SCHMIDT 2005. 1997 est peut-être l’un des premiers sur cette thé-
Joseph Ndiaye ne fut régularisée qu’en 1975. 23. L’Université des Mutants était un projet matique. Il est aussi recteur de l’Université Cheikh
12. Le travail de l’historien Alain Corbin initié par Senghor qui visait, par des séminaires et Anta Diop de Dakar depuis 2014. Hamady
s’attache à tracer une histoire des sensibilités, des colloques, à assurer, selon ses mots, « un dia- Bocoum est lui archéologue. Personnalité du
notamment depuis le XIXe siècle en France. logue des cultures ». Dans les faits, une fois que monde académique au Sénégal, il est notamment
Dans l’ouvrage sur lequel nous nous appuyons, Senghor quitta le pouvoir en décembre 1980, le directeur du Musée des civilisations noires, le
il s’agit pour Corbin de s’intéresser aux odeurs l’Université cessa pratiquement ses activités. grand musée ouvert en décembre 2018 à Dakar. Il
et comment celles-ci relèvent d’une construc- est également co-auteur d’un article sur Gorée et
24. La conversion d’Omar Bongo à l’Islam sa mise en patrimoine – voire supra.
tion sociale. et son changement de prénom interviennent en
13. Plus précisément, elle fut construite, 1973. 35. Dans son travail de thèse, Pape Chérif
selon l’archéologue Ibrahima Thiaw, entre 1780 25. Pour l’ensemble de la convention, on se Bertrand Bassène mentionne qu’outre cet article
et 1784 [THIAW 2011 : 130]. reportera au site de l’Unesco [http:// du Monde, quelques mois plus tôt sur le réseau
www.unesco.org/new/en/unesco/resources/ internet H-NET Africa, l’historien Phillip Curtin,
14. Le conservateur s’interrompt régulière- connu pour avoir le premier proposé une estima-
ment pour rappeler ces règles à ceux qui vou- online-materials/publications/unesdoc-
database/] tion chiffrée de la traite atlantique [CURTIN
draient prendre des photos. 1969], avait vivement attaqué Joseph Ndiaye. La
26. Toutes les citations de ce paragraphe sont réaction de la communauté académique sénéga-
15. Outre l’extrait mentionné plus haut, dis- extraites du formulaire de proposition d’inscrip-
ponible sur la plate-forme Youtube, le groupe laise serait en partie liée à cette attaque, bien qu’elle
tion de l’île de Gorée au patrimoine de l’Unesco ne soit pas mentionnée dans les actes du colloque
de rap Daara-J, un groupe extrêmement popu- [« Dossier de nomination de l’île de Gorée »,
laire au Sénégal, reprend aussi un passage de ce [BASSÈNE 2011 : 387].
UNESCO CLT/WHC/Gorée/14].
discours dans l’album Xalima. 36. L’article s’attache à montrer que Gorée
27. Michel Parent est né en 1916. D’abord
16. Discours de Joseph Ndiaye, sans date, Conservateur du Musée des plans reliefs dans fut bien l’un des centres de la traite atlantique
disponible sur la plateforme Youtube mise en l’après-Guerre, puis inspecteur général des au XVIIIe siècle en développant plusieurs argu-
ligne le 31 août 2015 dans une vidéo qui porte Monuments historiques à la fin des années ments : sur le nombre de captiveries et non de
comme titre « Récit de la traite négrière de 1960, il a été, en plus d’être chargé de missions simples maisons pour entreposer les esclaves ou
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▍ABSTRACT
History and emotion. The Slave House in Gorée Island, Senegal
This article focuses on a critical element in the memory of slavery, the Slave House on Gorée Island in Senegal. While there are
now several studies on a globalized representation of the Atlantic slave trade, focusing on such a space helps us to understand how
this historical memory is linked to certain emotions. In the first part, thanks to several ethnographic observations, we highlight how
certain architectural features of the House are presented. In the second part, we analyse how such a memory of slavery must be
understood through a history of these representations on another scale: UNESCO, Senegalese national heritage policies, visits by
personalities, and so on. Finally, the main hypothesis developed is that the discourse that unfolds in the Slave House works because
it emphasizes the suffering of African populations reduced to slavery much more than the responsibility of slavers.
Keywords: Emotions. Historical Memory. Gorée Island. Slavery. Senegal.
▍ZUSAMMENFASSUNG
Geschichte und Emotionen. Die Inszenierung des Sklavenhauses
in Goree, Senegal.
Dieser Artikel konzentriert sich auf einen bekannten Ort der Erinnerung an Sklaverei, das Sklavenhaus auf der Insel Gorée im
Senegal. Auch wenn es bereits mehrere Arbeiten zu einer globalisierten Darstellung des Atlantikvertrags gibt, trägt die Fokussierung
auf einen solchen Raum dazu bei, besser zu verstehen, wie diese historische Erinnerung mit bestimmten Emotionen verbunden ist.
Im ersten Teil wird anhand mehrerer ethnografischer Beobachtungen die Inszenierung bestimmter architektonischer Elemente des
Hauses unterstrichen. In einem zweiten Teil zeigen wir, dass die Erzählung einer solchen Erinnerung an Sklaverei als Geschichte
auf einer anderen Ebene verstanden werden muss: UNESCO, nationale senegalesische Kulturerbepolitik, Besuche von politischen
Persönlichkeiten. Schließlich wird die Hauptthese aufgestellt, dass der Diskurs, der sich im Sklavenhaus entfaltet, funktionieren kann,
weil er das Leiden der versklavten afrikanischen Bevölkerung viel stärker betont als die Verantwortung der Sklavenhändler.
Schlagwörter: Emotionen. Historisches Gedächtnis. Insel Gorée. Sklaverei. Senegal.
▍RESUMEN
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