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Histoire et émotions.

La mise en scène de la Maison des


esclaves à Gorée au Sénégal
Martin Mourre
Dans Ethnologie française 2020/1 (Vol. 50), pages 77 à 89
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0046-2616
ISBN 9782130823193
DOI 10.3917/ethn.201.0077
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Histoire et émotions.
La mise en scène de la Maison des esclaves
à Gorée au Sénégal
Martin Mourre
Institut Historique Allemand (IHA)/Centre de recherches sur les politiques sociales – Institut des mondes africains,
Université Cheikh Anta Diop (UCAD)
martinmourre@hotmail.com

RÉSUMÉ
Cet article s’intéresse à un lieu célèbre de la mémoire de l’esclavage, la Maison des esclaves sur l’île de Gorée au Sénégal.
Il existe plusieurs travaux sur une représentation globalisée de la traite atlantique mais se concentrer sur un tel espace
permet de comprendre comment cette mémoire historique est liée à certaines émotions. Dans une première partie, grâce
à plusieurs observations ethnographiques, l’article souligne comment certains dispositifs architecturaux de la Maison sont
mis en scène. Dans une seconde partie, on montre que la mise en récit d’une telle mémoire de l’esclavage doit se
comprendre à travers une histoire de ces représentations à une autre échelle : UNESCO, politiques nationales sénégalaises
de patrimonialisation, visites de personnalités. Finalement, l’hypothèse principale développée est que le discours qui se
déploie dans la Maison des esclaves peut fonctionner car il met l’accent sur les souffrances des populations africaines
réduites en esclavage bien plus que sur la responsabilité des esclavagistes.
Mots-clés : Émotions. Mémoire historique. Île de Gorée. Esclavage. Sénégal.
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L’histoire ne ment pas. La traite des noirs fut l’un des qui, lors d’un voyage à la communauté catholique
plus grands génocides que l’humanité ait jamais connu sénégalaise, y délivrait une sorte d’onction mémorielle
et ce sanctuaire africain qu’est la Maison des esclaves en « implorant le pardon du ciel4 » pour les victimes
de l’île de Gorée fut capitale de souffrance de la traite, avant que plusieurs présidents américains
et de larmes. Des innocents sont morts ici – Clinton en 1998, Bush en 2004 et Obama en 2013
victimes du temps de la honte. (cf. Illustration 1) – visitent l’île. Mais, en décembre
(Joseph Ndiaye, sans date)
1996, au Sénégal, une polémique avait pris naissance.
Un article du journal français Le Monde, intitulé « Le
mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réa-
La Maison des esclaves sur l’île de Gorée au large lité »5, contestait le discours du conservateur de la
de Dakar au Sénégal, ici mentionnée dans le discours Maison et remettait en cause la place centrale de
de son premier conservateur, Joseph Ndiaye1, est Gorée dans le système esclavagiste transatlantique. Le
aujourd’hui un des symboles les plus connus de l’his- journaliste présentait Joseph Ndiaye comme un « cice-
toire de l’esclavage. Visitée chaque année par plusieurs rone inspiré » en avançant que dans tout ce qu’il décri-
dizaines de milliers de personnes2, cette maison s’est vait, notamment les pièces de la Maison, « tout [était]
constituée comme l’une des références les plus impor- faux, ou presque ». Cet article du Monde mentionnait
tantes d’une représentation globalisée de l’esclavage et aussi, quant au bilan comptable des populations afri-
plus spécifiquement de la traite atlantique3. Depuis la caines déportées aux Amériques depuis Gorée, des
fin du XXe siècle, via différents processus institution- chiffres de « deux cents à cinq cents esclaves par an »,
nels, c’est à l’échelle internationale qu’opère la renom- bien loin des millions – voire infra – mentionnés par
mée de la Maison des esclaves. Ainsi, dès 1978, Ndiaye dans le discours qu’il tenait aux visiteurs. Dans
l’Unesco classait l’île sur sa première liste du patri- la presse sénégalaise, cet article provoqua un vif émoi.
moine mondial. En 1992 c’est le Pape Jean-Paul II On accusait le journaliste français de révisionnisme et,

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Illustration 1 - Le couple Obama en visite dans la Maison des esclaves à Gorée, 27 juin 2013
(© Official White House, photo de Pete Souza).

en riposte, un colloque scientifique fut organisé Ricœur, 2000]. Les élites intellectuelles sénégalaises
quelques mois plus tard [Samb, 1997]. Signe de suivent attentivement ce qui se passe dans l’ancien pays
l’importance certaine de la question, dans les actes du colonisateur et cet article du journal Le Monde a égale-
colloque, le président de la République sénégalaise de ment sûrement fait réagir en raison de sa provenance.
l’époque, Abdou Diouf, adressait ses « félicitations » au Il est significatif que parmi les réponses qui furent
comité d’organisation. Pourtant, si les contributions adressées, un texte de Joseph Ndiaye intitulé « Les
concernaient l’étude de l’esclavage à Gorée et dans son révisionnistes veulent blanchir les négriers6 » se référait
arrière-pays sénégambien, aucune ne s’intéressait à Jean-Marie Le Pen qualifiant la solution finale de
directement à la Maison des esclaves et donc ne réfu-
« point de détail ». Aujourd’hui, bien qu’il ne soit pas
tait les accusations du Monde.
possible de dresser une généalogie exacte de la place
La polémique qui surgit à la fin des années 1990 est
liée à un contexte global de transformation des rap- qu’occupe cet article du Monde, Gorée, la Maison des
ports au passé. Dans les débats publiés dans la presse esclaves et le discours de son premier conservateur
ou dans des textes issus de manifestations scientifiques, apparaissent frappés d’un soupçon quant aux rapports
on peut lire les positions des uns et des autres sous entre histoire et mémoire – c’est ce qui ressort des
l’angle du paradigme mémoriel qui se déploie en discussions personnelles, depuis de nombreuses
France où, depuis les années 1980, s’est développé une années, avec des « touristes » allant à Gorée autant
conception alternative, entre le devoir de mémoire et qu’avec des chercheurs spécialistes de l’histoire colo-
les thèses révisionnistes-négationnistes [Ledoux, 2016 ; niale ou de l’esclavage. Restituer depuis cet espace de

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Histoire et émotions. La maison aux esclaves de l’île de Gorée 79

la Maison des esclaves l’épaisseur de ce « couple infer- s’appuyant sur un cadre globalisé des discours sur la
nal que forme la “mémoire” et l’“histoire” » [Chival- traite atlantique.
lon, 2012 : 18], impose d’en comprendre la trame À partir de plusieurs observations ethnographiques
contemporaine comme d’en démêler les fils histo- effectuées dans l’enceinte même de la Maison des
riques et les jeux d’échelle. esclaves, attentives aux paroles des deux conservateurs
Différents aspects de la mémoire de la traite atlan- successifs comme à celles des guides et aux modalités
tique ont récemment fait l’objet de travaux, à la fois par lesquelles certaines pièces ou emblèmes architectu-
dans une perspective globale, comparative [Araujo, raux de la Maison sont valorisés et mis en scène, cet
2014] et locale, notamment au Bénin, au Ghana ou article envisage d’abord les formes actuelles de ce récit
en Sierra Leone [Ciarcia, 2008, 2016 ; Abaka, 2011 ; liées à ce « temps de la honte »7. Mais ce récit n’est pas
Shaw, 2002]. Dans le cas qui nous intéresse, le travail stabilisé et on peut en repérer quelques inflexions. Il
doctoral de Chérif Bassène [2011] sur les constructions importe alors d’en tracer l’historicité, en suivant plu-
politiques de la mémoire de l’esclavage, comparant les sieurs pistes. Dans une seconde partie, il s’agit de souli-
cas gambien et sénégalais depuis les années 1960 gner les différentes trajectoires, patrimoniales,
jusqu’au milieu des années 2000, fait figure de réfé- politiques, religieuses et culturelles, qui ont fait de la
rence. Il montre le rôle central de Gorée dans cet Maison des esclaves de Gorée un lieu de mémoire. La
espace, notamment à travers l’action du premier prési- reconnaissance de Gorée en 1978, apportée par son
dent sénégalais Léopold Sédar Senghor et de son idéo- inscription sur la liste du patrimoine mondial de
logie de la négritude pensée comme un élément de l’UNESCO, est l’un des moments décisifs de la
« symbiose » des cultures et des peuples. D’autres tra- construction d’une représentation à caractère universa-
vaux sont venus nourrir cette réflexion sur Gorée, liste de la traite atlantique. On s’attardera sur cette pro-
s’intéressant aux liens entre justice et commémoration cédure de nomination qui explique comment a pu se
mettre en place et évoluer le discours tenu dans la
au Sénégal [Mourre, 2020a], aux mémoires institu-
Maison des esclaves. En conclusion, il s’agira de com-
tionnalisées de l’île dans le cadre de sa patrimonialisa-
prendre comment l’enjeu autour de la véracité des
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tion [Bocoum et Toulier, 2013] ou aux ambiguïtés et
événements et du lieu s’est déplacé vers d’autres ques-
aux injonctions de l’Unesco [Mourre, 2020b]. Mais
tions.
ces différentes études n’envisagent pas l’espace clos de
la Maison des esclaves comme un lieu central et pro-
ducteur de représentations à caractère historique. En
considérant les modalités par lesquelles un nombre ■ Une Maison pour fonder un discours
limité d’acteurs propose un récit sur, et dans, cette
Maison, on peut suivre une série de controverses qui Comme peut l’observer un passant matinal, lorsqu’il
lient la nature historique d’un récit et la légitimité de arrive dans les premières heures de la journée et qu’il
ceux qui le portent. L’espace de ces controverses faut mettre en route la Maison des esclaves, le conser-
semble polarisé par deux positions : soit Gorée est un vateur Éloi Coly, ouvre d’abord la « porte du voyage
« mythe », soit ceux qui avancent cette thèse sont des sans retour », lieu, d’après les dires de son prédécesseur,
« révisionnistes ». Malgré cette opposition, la Maison d’où partaient les esclaves : « ils allaient nos ancêtres
des esclaves continue d’être un lieu pour dire et figurer martyrs, les yeux fixés sur l’infini de la souffrance »
la réalité de l’esclavage. Depuis l’indépendance en [Ndiaye cité in Bassène, 2011 : 466]. Cette porte, tou-
1960, le bâtiment a connu seulement deux conserva- jours ouverte sur la mer pour les visiteurs, est l’un des
teurs. Joseph Ndiaye occupa la place après les indépen- éléments architecturaux les plus emblématiques utilisés
dances jusqu’à sa mort en 2009. Il est alors remplacé pour figurer ce qu’était la traite. Donner à un élément
par Éloi Coly, son adjoint depuis 1985. Celui-ci, du site un caractère intemporel – où l’horizon de
acteur de formation, et rattaché au ministère de la l’océan semble figurer l’infini – est une composante
Culture qui l’a affecté à Gorée, a imposé depuis lors structurante du récit du conservateur. Et ce récit
sa marque sur le discours en en modifiant quelques semble fonctionner : pour les visiteurs positionnés sur
passages. Il s’agit alors de comprendre les ressorts d’une le perron, l’immensité de l’horizon maritime impose
narration qui déborde celle d’une vérité scientifique un moment de recueillement. C’est ainsi qu’on peut
historique, en mobilisant des répertoires affectifs et en interpréter les photographies disponibles sur internet

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où l’on voit plusieurs personnages célèbres visitant la le discours de Ndiaye a pu se diffuser. Aujourd’hui, les
Maison8. Les visages graves relèvent en partie de la chaines sont situées dans la partie muséale de la
mise en scène – ces photos ont nécessité que des pho- Maison, au premier étage, un espace où l’on trouve
tographes soient sur un bateau en face –, il s’agit de des panneaux explicatifs et que le visiteur arpente seul,
suggérer qu’on ne regarde pas seulement l’océan mais sans le conservateur. Lors de mes visites, je n’ai jamais
bien un pan de l’histoire du peuple Noir, et plus géné- constaté l’utilisation de chaînes en fer, d’anneaux ou
ralement de l’humanité. Mais se tenir sur cette ouver- autres menottes (cf. illustration 2). S’il est difficile de
ture de la maison donnant sur l’océan est aussi un des dater le moment où le conservateur a cessé d’utiliser
passages obligés pour les visiteurs plus ordinaires qui de tels instruments dans sa monstration de l’esclavage,
arpentent ces lieux. Dans le discours qu’énonçait on peut faire l’hypothèse, avec Alain Corbin dans un
Ndiaye, et repris par Coly, c’est depuis cette porte que autre contexte12, qu’on est là dans le franchissement
« ces hommes, ces femmes et ces enfants traversèrent d’un « seuil de tolérance » [Corbin, 2016 : 86]. Autre-
physiquement et moralement des mondes, abandon- ment dit, ce qui est fructueux dans les années 1970
nant ce qu’ils étaient et devenant des êtres d’un peuple pour susciter telle ou telle émotion chez le visiteur, est
à venir. Ils ne formèrent qu’un seul peuple : afro-amé- problématique quarante à cinquante ans plus tard.
ricain » [Ndiaye cité in Bassène, 2011 : 466]. La porte Plusieurs ajustements narratifs ont ainsi été apportés.
est donc un élément-clé du récit du conservateur et Ainsi, avance Eloi Coly, Joseph Ndiaye parlait d’une
acquiert à ce titre un statut de chronotope9. Accolé à construction de la Maison des esclaves en « 1776 par
« l’infini », c’est ici la « souffrance » du peuple Noir les Hollandais [alors que ceux-ci] n’étaient plus là
bientôt diasporique, considéré comme « martyr », qui depuis 150 ans. Moi, même quand il était là, je parlais
figure un rapport à l’histoire dont le registre séman- de la construction de 1776, sans dire que c’était par
tique mobilisé est celui du vocabulaire de l’affliction les Hollandais. » Dans l’article du Monde, le journaliste
catholique. Aucune étude scientifique n’atteste que les avance lui que la Maison a été construite en 1783 par
les Français13. « L’attaque », du journal Le Monde, selon
captifs partaient effectivement de cette porte, aussi, en
les mots d’Éloi Coly, a donc entrainé des modifica-
l’absence d’éléments historiques fiables sur ce point, le
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tions. Mais en contredisant le récit de Joseph Ndiaye,
discours du conservateur fait figure de preuve10.
c’est l’autorité même de qui peut « dire » légitimement
l’histoire qui faisait débat. Comme le montre Arjun
Joseph Ndiaye occupe la place de conservateur de Appadurai dans le cas d’un temple hindou dans le sud
facto à partir de 1964 – sa situation ne fut qu’officiel- de l’Inde, le passé d’une communauté apparait bien
lement régularisée en 1967 [Diouf, 2006]11. Né en comme un enjeu et peut être appréhendé comme une
1922, habitant l’île lorsqu’il était enfant, soldat dans « ressource rare » [Appadurai, 1981]. En adaptant le
les troupes coloniales durant la guerre d’Indochine, discours de Ndiaye, il s’agit de protéger ce bien tout
Ndiaye a construit un discours qui va progressivement en préservant la stature de Joseph Ndiaye. Ainsi, pour
devenir « le » discours de référence sur Gorée ; notam- Eloi Coly, le discours du premier conservateur est « la
ment pour les différents autres guides, travaillant pour texture [de la visite], c’est à partir de la structure de ce
des tour-opérateurs ou à leur compte, qui font visiter discours de Joseph Ndiaye que nous avons
la Maison aux esclaves et qui le reprennent quasiment construit [cette visite]. » Si lors des visites l’écoute de
mot pour mot. « Cette maison, c’est vraiment lui. ce récit n’est pas obligatoire, il doit néanmoins s’écou-
Quand vous entrez c’est son esprit qui est là » avance ter en silence, sans prendre de photos, sans inter-
ainsi Éloi Coly lors d’un entretien réalisé en 2019. rompre pour poser des questions, et bien sûr sans
Mais comment se manifeste cet esprit ? Selon Hamady l’enregistrer14. Le sens général du récit dépend de la
Bocoum et Bernard Toulier, le récit de Joseph Ndiaye façon de le dire et, d’une certaine manière, l’attention
constituait : « une re-mémoration de la traite négrière qui est demandée aux auditeurs s’apparente davantage
à travers une mise en scène alliant parole, geste et à une forme obligée de recueillement qu’à une écoute
démonstration à l’aide des chaînes en fer reconstituées, pédagogique. Ce récit en forme de message a vocation
avec lesquelles les esclaves étaient attachés » [Bocoum autant à provoquer des émotions chez les auditeurs
et Toulier, 2013 : § 18]. Cette mise en scène est reprise qu’à les instruire de certaines données historiques.
dans la presse nationale où des photographies attestent
l’usage de ce matériel dans l’énonciation de la Il n’existe pas, à notre connaissance, de textes com-
mémoire de la traite et témoignent de la manière dont plets des discours de Joseph Ndiaye ni d’Éloi Coly qui

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Illustration 2 - Maison aux esclaves, exposition permanente au 1er étage
(photo M. Mourre, 2015).

permettraient de comparer plusieurs versions, mais on récitation mais qu’il ressente bien ce qu’il raconte »
peut en trouver des extraits audio sur Internet ou dans [cité in Bassène, 2011 : 465].
des interludes discographiques15. La façon dont le dis-
cours est prononcé – le timbre de la voix est grave, le Ces registres affectifs sont exprimés à différents
narrateur met l’emphase sur certains mots, accentue moments du discours. Ils passent notamment par une
des silences – importe au moins autant que son description de l’expérience des captifs durant leur pas-
contenu. Aujourd’hui, le moment où le conservateur sage dans la Maison qui doit permettre aux auditeurs
énonce son discours constitue un temps spécifique de de s’y identifier, de manière presque intime. La
la visite. Ce discours performatif façonne ce qui est dit Maison contient plusieurs cellules présentées comme
ayant accueilli différents types de populations : les
de l’esclavage à Gorée et permet d’éclairer la compré-
hommes, les femmes, les enfants, les jeunes filles, les
hension des visiteurs de de ce qu’était la traite. Ainsi, récalcitrants. Au-dessus de chaque porte, des panneaux
la structure du récit propose une narration de celle-ci ont été disposés indiquant le type de personnes qui se
sur un temps long, tout en recentrant certains points trouvaient dans ces cellules (cf. illustration 3). Selon le
sur la Maison et sur l’expérience des captifs africains à discours, la cellule des hommes formait un carré de 2
l’intérieur de ce lieu. Cette volonté était déjà assumée mètre 60 de côtés où les esclaves étaient assis, le dos
par Joseph Ndiaye. Alors que se posait la question de contre le mur, maintenus par des chaines au cou et au
celui qui allait prendre sa relève, il déclarait : « [j]e ne bras ; « ces pauvres n’étant libérés qu’une fois par jour
veux pas que mon remplaçant fasse seulement de la pour leur permettre de satisfaire leurs besoins » [cité

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in Bassène, 2011 : 466]. L’expérience de la détention


apparait comme un des catalyseurs du discours, sa des-
cription doit provoquer une forme de stupeur chez les
visiteurs. Il s’agit même, d’une certaine façon, de le
heurter, notamment lorsqu’est précisé le sort réservé
aux jeunes filles dont la valeur dépendait « de [leurs]
seins et de [leur] virginité ». Ndiaye insistait :

Certains négriers avaient des rapports avec des jeunes


filles esclaves et quand on constatait la jeune fille en
grossesse, elle était mise en liberté à Gorée ou à Saint-
Louis du Sénégal […]. C’était un intérêt pour ces jeunes
filles de se donner aux négriers pour être libres. En
somme pour ces jeunes filles je trouve que c’était leur
seule voie de salut.16

Lors de différentes visites, en suivant le parcours des


guides extérieurs, j’ai pu constater que ceux-ci
recourent parfois à cette dernière phrase suivant les
publics auxquels ils s’adressent – c’est le cas lorsque les
groupes sont de jeunes touristes occidentales. Il s’agit
là de mises en récit « situationnelles » de l’esclavage
comme on a pu le documenter, par exemple, sur le
site de Zanzibar [Fouéré, 2013 : 3].
Le conservateur, comme les guides, mobilise aussi
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des personnages historiques contemporains. Il prend
appui sur leur venue dans l’espace de la Maison des
Illustration 3 – « Maison aux esclaves, salle d’enfermement »
esclaves, telle celle de Nelson Mandela quand il s’agit (photo M. Mourre, 2015).
d’expliquer la fonction de « la salle des récalcitrants »
– ce minuscule espace d’un mètre de large autant de de la construction institutionnelle de la mémoire de
hauteur, sur un mètre cinquante de profondeur, où l’esclavage à Gorée et au Sénégal. En effet, comme le
étaient enfermés les détenus les plus indociles. Faisant remarque Bassène : « le discours du conservateur de la
fi du protocole, nous dit-on, Mandela s’est recroque- “Maison des esclaves”, n’a de valeur que si l’on prend
villé ici de longues minutes. Il aurait alors pleuré asso- en compte la philosophie de Senghor qui en est le
ciant le sort des déportés de l’esclavage à ceux des concepteur, et ce malgré les “in(ter)ventions” du
victimes de l’apartheid, et notamment à sa propre cap- conservateur qui a souvent été source de polémiques »
tivité à Robben Island. Sans passer par l’explication de [Bassène, 2011 : 439]. Ces représentations du « père
type académique, les souffrances des peuples d’Afrique de la nation » sénégalaise s’enracinent elles-mêmes
Noire sont ici racontées à travers des expériences per- dans une histoire plus longue.
sonnelles qui se réfèrent à un passé censé être connu
par les visiteurs. Dans le rapport d’oppression raciale
qu’il explicite, le discours du conservateur détermine
des cadres qui sont ceux d’un ailleurs. Ce lointain peut ■ L’histoire-mémoire de la Maison
être spatial comme temporel : l’Afrique du Sud au des esclaves
XXe siècle ou l’abolition progressive de l’esclavage des
nations occidentales au XIXe siècle. En 1848, l’esclavage est aboli dans les colonies fran-
çaises. En Afrique Occidentale, la mesure concerne
Comprendre comment a pu se construire le dis- essentiellement les comptoirs coloniaux de Saint-Louis
cours de Joseph Ndiaye depuis les années 1960 néces- et Gorée, il s’agit d’affranchir les captifs encore pré-
site de se tourner vers une histoire plus longue : celle sents sur les lieux, tout en indemnisant les maîtres qui

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Histoire et émotions. La maison aux esclaves de l’île de Gorée 83

perdaient leurs « biens »17. Il n’existe pas, à notre par les échanges entre différents artistes du « monde
connaissance, d’études prenant pour objet la vie à noir », que l’île acquiert une reconnaissance interna-
Gorée à la fin du XIXe siècle18, mais on sait que c’est tionale. En 1966, Senghor – devenu président du
dans le contexte de l’après Première Guerre mondiale Sénégal dans un système de parti-unique –, organise le
que l’île commence à être mise en valeur par les gou- Festival mondial des arts nègres. Ce sera « la première
vernements coloniaux comme un lieu destiné à rece- expérience politique de pèlerinage culturel (à côté des
voir des visiteurs. L’œuvre abolitionniste française y rencontres scientifiques) en Afrique des indépen-
est célébrée. En 1926, dans un guide touristique, dances, afin que les “descendants d’anciens esclaves”
rédigé par l’Agence économique de l’Afrique Occi- puissent “commémorer” l’Afrique et ses civilisations
dentale française (AOF), on y présente « les Français anciennes » [Bassène, 2011 : 343]. Il est significatif que
comme des libérateurs et des civilisateurs qui “abo- pour celui qui fit un discours lors de l’ouverture des
lirent l’esclavage et rassemblèrent la terre africaine” » festivités, André Malraux, le ministre français de la
[cité par Bocoum et Toulier, 2013 : § 6]. Bientôt va se Culture, les « maison de la culture n’apportent pas des
dessiner à Gorée « la fabrique d’un patrimoine » [ibid.], connaissances elles apportent des émotions » [cité in
dont les traits caractéristiques sont à la fois les diffé- Bassène, 2011 : 436]. Cette vocation, instruire par la
rentes procédures de classement de l’île liées à ce qui culture – celle-ci étant considérée comme un large
se fait en métropole mais aussi une représentation de répertoire d’affect – est présente chez Senghor [Sen-
l’île comme lieu de fondation d’une culture métisse19. ghor, 1964]. À Gorée, pendant trois semaines, chaque
En août 1937, un décret portant « sur la protection des soir, a lieu un spectacle « Son et Lumière ». Le com-
monuments naturels et des sites de caractère histo- missaire de l’exposition la décrit comme « cette petite
rique, légendaire ou pittoresque des colonies, pays de île qui vit partir du XVIIe au XVIIIe siècle la plus
protectorats et territoires sous mandat relevant du grande part des vingt millions de noirs déportés vers
ministère des Colonies », prolonge la loi de 1913 dans les Amériques » [Dioum, 1966]. Ce chiffre et l’idée
les territoires d’Outre-mer. André Villard, archiviste- qui fait de Gorée le lieu central de la déportation des
bibliothécaire en AOF, suggère de classer l’île à ce titre esclaves africains, semblent sans fondement scientifique
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et notamment « la maison dite des esclaves ». Le classe- même si la question du nombre de victimes de la traite
ment intervient finalement en 1944. En 1948, Ray- atlantique ne fait pas encore l’objet d’estimations
mond Mauny, administrateur colonial et historien, scientifiques dans les années 1960. Lors du premier
propose la création spécifique d’un musée de l’escla- Congrès des écrivains et artistes noirs, tenu à Paris en
vage à Gorée20. En cette année du centenaire du 1956, Senghor lui-même estime que la traite des
décret Schœlcher abolissant l’esclavage dans les colo- nègres a coûté deux cents millions de morts à
nies françaises se tient un colloque à Paris. Le premier l’Afrique [Senghor, 1956 : 51]. Plus de vingt ans plus
agrégé de grammaire d’origine africaine, le Sénégalais tard, en 1979, lors de l’inauguration de l’Université
Léopold Sédar Senghor, qui vient de lancer son parti des Mutants sur l’île de Gorée23, il reprend ce chiffre
politique21, intervient à la Sorbonne en compagnie de [Senghor, 1979]. Dans les années 1970, comme le
Gaston Monnerville et d’Aimé Césaire. Il y célèbre montre une lecture de la presse nationale, les chefs
l’œuvre de la République et de l’abolitionniste Victor d’États africains en visite au Sénégal commencent à se
Schœlcher [Senghor, 1948]22. Dans son intervention, rendre sur l’île et le détour par la Maison des esclaves
il lie le thème de la libération et de l’émancipation aux devient obligatoire. Le terme de « pèlerinage » y est
changements politiques qui doivent intervenir dans les repris en gros titre durant les visites du président
colonies – à cette date Senghor ne parle pas d’indé- Gabonais Albert-Bernard Bongo24 en 1972, de son
pendance mais de réformes assimilationnistes. homologue voltaïque Sangoulé Lamizana en 1973 ou
et du premier ministre congolais Henri Lopes l’année
En 1960, le Sénégal devient un État souverain et suivante. La Maison devient un lieu propice à un tou-
Gorée va s’imposer à une autre échelle comme sym- risme de recueillement pour la diaspora afro-améri-
bole de la traite tout en produisant plus nettement un caine. Parmi les visiteurs célèbres, l’île voit ainsi passer
discours à caractère historique. Il faut attendre James Brown ou les Jackson Five.
quelques années pour que la nouvelle autorité poli-
tique s’approprie cette forme de souveraineté mémo- Mais bientôt ce sont les institutions internationales
rielle, et c’est avant tout par la création culturelle, et qui vont poursuivre cette dynamique de légitimation

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84 Martin Mourre

de Gorée comme scène privilégiée pour « dire l’escla- privilégier une approche plus romanesque qu’histo-
vage ». Outre le rapport du « père de la nation » séné- rique – aucun historien n’est, semble-t-il, consulté par
galaise à la traite atlantique, c’est la patrimonialisation l’Unesco. Le dramaturge, mais aussi acteur patrimo-
de l’île par l’Unesco au milieu des années 1970 qui fut nial27, Michel Parent, chargé d’une étude en 1977
l’évènement décisif dans la forme que prend pour l’Unesco, est assurément celui, parmi ceux qui
aujourd’hui l’expression de cette mémoire. En 1972, produisentt le rapport, qui s’était le plus renseigné
l’Unesco adopte la convention sur le patrimoine, dont « scientifiquement » sur ce qu’était l’esclavage, comme
le premier article précise qu’il s’agit de tendre à la pré- en témoignent les références bibliographiques au
servation des monuments définis comme ayant une terme du document. Cependant, c’est en tant que lit-
« valeur universelle exceptionnelle du point de vue de téraire qu’il rend compte de Gorée ce « haut lieu sym-
l’histoire, de l’art ou de la science »25. Par cette bolique et tristement réel d’un malheur séculaire, le
convention, l’organisme inscrit alors des sites histo- pôle de la traite des Noirs, la porte africaine de la chair
riques, et les imaginaires politiques qui peuvent y être humaine, connu sous le nom de “bois d’ébène”, et son
attachés, comme des objets muséaux. Ratifiée en 1975 entrepôt de géhenne et de misère »28. Aujourd’hui, ce
par vingt États, ce qui assure son effectivité, c’est seu- style lyrique ne manque pas de surprendre :
lement trois ans plus tard que des sites commencent à
y être effectivement inscrits. En 1978 l’Unesco inscrit Il existe à Gorée un « charme » au sens plein du terme,
donc l’île de Gorée sur la première liste du patrimoine c’est-à-dire sous l’effet d’un véritable exercice magique
mondial. résultant de la confluence tantôt conflictuelle tantôt
Il est intéressant de revenir sur la demande d’inscrip- complice de deux cultures ; ce charme étymologique-
tion signée cette année-là par le ministre de la Culture ment de « carmen », ce « chant », énigmatique est pro-
Assane Seck, par ailleurs universitaire – géographe de tégé par le mystérieux dédoublement des forces
formation – et homme politique de premier plan au telluriques et des événements historiques : il a produit
Sénégal. On y note que Gorée est présentée comme « l’enchantement » de l’exilé, l’envoûtement du captif29.
« une place de choix dans le patrimoine culturel séné-
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galais en tant que vestige du choc de deux civilisations Le style narratif évacue toute compréhension des rap-
différentes et le témoin d’une expérience humaine ports de violence déshumanisante propres au système
sans précédent dans l’histoire des peuples »26. Dans ces esclavagiste. L’expert français veut se tourner vers
lignes, la traite atlantique, comme processus historique l’avenir. Il écrit que « le visiteur, ne l’oublions pas, doit
de longue durée, n’est pas nommée tandis que l’escla- être à sa façon un pèlerin. Gorée n’est ni Jérusalem ni la
vage, dans une métaphore euphémisée, est évoqué par Mecque. Mais c’est un lieu où l’homme a souffert et a
le biais des affects. En témoignent des termes comme souffert de l’homme. Le pèlerin qui se souvient de l’his-
« choc » ou « expérience ». Dans ce document, Gorée toire l’aborde aujourd’hui avec une certaine piété »30.
est ce lieu d’un « cortège de souffrance, de larmes et C’est donc à travers le paradigme religieux du pèleri-
de mort » tandis que l’auteur se place à un niveau qui nage et du recueillement, qu’il nomme « co-mémora-
est celui de « la conscience universelle ». Expliquer la tion », que Michel Parent envisage l’île. Cette mise en
traite atlantique, dans ce cadre, c’est se référer à patrimoine de la part de l’Unesco entre en interaction
« l’aveuglement et la haine [qui] ont naguère sévi », avec des références qui sont celles de l’État sénégalais,
sous-entendant que ce passé est définitivement révolu notamment cette « civilisation de l’universel » au centre
et qu’il n’a pas connu de prolongements. Le texte pré- de la théorie senghorienne.
cise que « l’attention que les autorités sénégalaises La trajectoire de la mémoire de l’île de Gorée, et de
portent à cette île ne se réfère pas à un désir de s’attar- son rapport au passé esclavagiste, va bientôt prendre
der sur un passé à jamais enfoui mais à une volonté de une nouvelle ampleur. En février 1992, lors d’une
faire de l’île de Gorée l’archétype de la souffrance de visite sur l’île, le pape Jean-Paul II évoque ce « sanc-
l’homme noir à travers les âges ». Cet archétype semble tuaire africain de la douleur noire » tout en décrivant
assumer une vocation œcuménique au détriment de « Gorée [comme] symbole de la venue de l’Évangile
représentations plus conflictuelles, et dialectiques, de de liberté, [qui] est aussi, hélas, le symbole de
l’histoire. l’effroyable égarement de ceux qui ont réduit en escla-
À cette époque plusieurs experts français sont dépê- vage des frères et des sœurs auxquels était destiné
chés à Gorée. Le choix d’un récit sur la traite semble l’Évangile de liberté »31. Si le pape avait emprunté sa

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Histoire et émotions. La maison aux esclaves de l’île de Gorée 85

demande de pardon au très catholique Senghor [Bas- de la traite atlantique a pris place à Gorée et dans la
sène, 2011 : 444], sa liturgie intègre la nécessité de se Maison des esclaves. Depuis les représentations du
souvenir : catholique Senghor jusqu’à la visite du Pape Jean-Paul
II, différentes références universalistes, censées être
On peut dire que cette île demeure dans la mémoire et consensuelles, ont façonné ce lieu de mémoire. Si
le cœur de toute la diaspora noire […]. Comment Joseph Ndiaye n’était pas chrétien, les références
oublier les énormes souffrances infligées, au mépris des
droits humains les plus élémentaires, aux populations implicites au catholicisme de son discours sur la traite
déportées du continent africain ? Comment oublier les négrière s’expliquaient par l’influence de ces représen-
vies humaines anéanties par l’esclavage ?32 tations globalisées dans ce contexte national.
Dans les actes du colloque mentionné dans l’intro-
Aux pèlerinages des chefs d’États africains et des duction de ce texte, censés répondre à l’article du
personnalités afro-américaines, succède donc une journaliste du Monde, la dernière contribution, écrite
demande de pardon de la part du responsable de par Ibrahima Thioub et Hamady Bocoum34, intitulée
l’Église catholique, correspondant à une nouvelle « Gorée et les mémoires de la Traite atlantique »,
manière de dire l’esclavage. Si – et peut-être parce concluait ainsi : « Est-il besoin d’aller plus loin pour
que – cette visite a eu un retentissement important sur affirmer la légitimité, par respect aux mémoires de la
la scène international, on peut s’interroger pour savoir traite négrière, de choisir tout bout de terre africaine
si cette demande de pardon n’a pas eu pour effet, pour en faire le patrimoine de l’Humanité ? »
intentionnel ou non, de neutraliser d’autres discours, [Bocoum et Thioub, 1997 : 213]. Cette question,
notamment ceux ayant trait à des demandes de répara- d’allure rhétorique, permettait d’évacuer le débat
tions financières. Celles-ci étaient énnoncées officiel-
scientifique sur les questions soulevées par le journa-
lement depuis l’Afrique33 au début des années 1990
lors de la Conférence mondiale sur les réparations à liste du Monde et sur le rôle historique de la Maison
l’Afrique et aux Africains de la diaspora, organisée à des esclaves dans la traite atlantique35. L’article de
Lagos puis lors de la Conférence panafricaine de Thioub et de Bocoum – comme les autres présents
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l’organisation de l’unité africaine à Abuja en 1993 dans le volume coordonné par Samb –ne s’intéresse
[Vuckovic, 2003 : 1024]. pas à la mémoire de la traite depuis Gorée d’un point
de vue analytique36. C’est ce que nous nous sommes
Ces différentes strates dans les façons de désigner la proposés de faire ici en nous intéressant à différents
traite atlantique, qu’il s’agisse d’une approche philoso- niveaux, et différentes temporalités de cette configu-
phique sous Senghor, d’une vision pragmatique liée à ration mémorielle liée à la traite atlantique au Sénégal,
une procédure de classement d’une institution supra- le hors-texte du discours de Ndiaye composant aussi
nationale, ou encore d’une idée religieuse du monde cette histoire de la mémoire de l’esclavage à Gorée.
qui juge les faits du passé suivant des critères de bien
et de mal, se retrouvent dans le discours du premier En mai 2001, avec la loi dite Taubira, la France
conservateur. Ces représentations de l’histoire, portées reconnaissait « la traite et l’esclavage comme crime
par des individus et des groupes sociaux distincts et à contre l’humanité ». Depuis bientôt une vingtaine
des époques différentes, correspondent à ce que Mau- d’années ce qui est censé s’être passé dans l’enceinte
rice Halbwachs nomme des « cadres sociaux de la de la Maison des esclaves à la fin du XVIIIe et au début
mémoire » [Halbwachs, 1925]. Ces cadres, abordés ici du XIX e siècle, la mise en esclavage et la déportation
dans leur dynamisme, permettent de comprendre
de captifs africains, est devenu un « crime contre
comment, aujourd’hui, une représentation dominante
de l’histoire opère, en mettant à distance toutes l’humanité ». Cette expression est aujourd’hui reprise
conflictualités potentielles. par Éloi Coly. Cette loi a rapidement été considérée
comme un modèle dans les luttes de reconnaissance
pour dire la réalité de la traite négrière. Son aspect
purement déclaratif a sûrement contribué à son suc-
■ Conclusion cès37. L’habileté du discours de Ndiaye puis de Coly
est probablement de partir de ce « crime » et donc,
Au début des années 1960, sous l’impulsion d’un aujourd’hui, de pouvoir éviter d’avoir à débattre de
homme, Joseph Ndiaye, une chronologie du souvenir cette Maison vue comme un « mythe », une Maison

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86 Martin Mourre

qui serait attaquée par des « révisionnistes ». Le dis- passé historique sur le terrain d’une justice civile, en
cours qui s’énonce dans cet espace insiste sur les expé- rejoignant ainsi les volontés du Pape Jean-Paul II qui
riences vécues tout en créant un cadrage temporel plaçait cette question dans le ciel des idées, au nom
spécifique. Hormis l’apartheid aucun lien n’est fait, par d’un pardon divin, permet de produire une alternative
exemple, avec les systèmes de domination coloniaux, entre pardon et réconciliation d’un côté et demande
encore moins avec les prolongations actuelles qui se de réparation de l’autre.
jouent dans les rapports internationaux et qui place le Si le discours du conservateur de la Maison des
continent africain en position subalterne38. Les propos esclaves mentionne des dates précises et des espaces
du conservateur, véritablement déclamés, semblent concrets, ce sont surtout des catégories anhistoriques,
acquérir une efficacité car ils sont récités dans un et donc apolitiques, qui dominent. C’est le choix
espace spécifique lié à un « événement », la traite atlan- d’une vision réconciliatrice de l’histoire qui est fait. À
Gorée, dans le discours du conservateur, la chronolo-
tique, qui est en partie déjà connue par les visiteurs.
gie factuelle de la traite atlantique est reléguée au
Pourtant, qui dit crime dit criminel. Mais le maitre
second plan au profit d’une narration qui insiste sur
et le négrier sont quasiment absents du discours du les expériences des captifs. Les chronotopes du récit
conservateur – le mot « blanc » n’est presque jamais de l’esclavage qui se donnent à observer lors d’une
prononcé au contraire du mot « noir ». Des objets qui visite de la Maison des esclaves sont à la fois des arte-
pourraient les figurer à l’intérieur de la Maison des facts – la porte du voyage sans retour, le cachot, hier
esclaves, tel le fouet, ne sont pas non plus mobilisés. la chaine d’esclaves – mais aussi des mots répétés plu-
Ce criminel – qui à l’époque avait le droit avec lui39 – sieurs fois par jour depuis près d’une soixantaine
pourrait prendre les traits de personnages bien d’années. Ainsi, dans la Maison des esclaves, on ne
concrets, qu’il s’agisse d’armateurs ou de monarques vend pas des livres d’histoire, il s’agit moins d’expli-
occidentaux. Cela permettrait d’orienter le récit dans quer que de faire ressentir et c’est peut-être ce qui
une autre direction. Mais éviter de placer le débat du explique son succès.
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Si ces deux chiffres sont exacts, on constate 6. Cité in BASSÈNE 2011 : 282. Ce texte,
▍Notes donc une réelle augmentation du nombre de précise Cherif Bassène, a seulement circulé sur
visiteurs depuis une quinzaine d’années. internet et n’est plus consultable.
3. La littérature sur l’esclavage est bien trop
Cette publication a été réalisée avec le sou- abondante pour ne serait-ce qu’en esquisser 7. Six visites à caractère ethnographique ont
tien financier de la fondation Max Weber, de une brève synthèse dans le cadre de ce travail. été effectuées entre 2017 et 2019. Ces visites
l’Institut historique allemand et du Centre de Notons simplement un élément important, la succédaient à une fréquentation du site de la
recherche et d’études sur les politiques sociales. distinction qui s’est opérée, d’un point de vue Maison des esclaves, de manière dispersée et
L’auteur tient par ailleurs à remercier les relecteurs scientifique puis en partie dans le débat public, sans nécessairement y recueillir des données
anonymes pour leurs commentaires. entre différentes formes d’esclavages ayant eu mais qui ont été de l’ordre de l’imprégnation,
1. Il existe plusieurs versions du discours – voir lieu sur le continent africain. Outre la traite pendant plus de quinze ans. Un entretien a été
infra –, celle-ci est une retranscription de la voix atlantique, on peut noter la traite orientale qui effectué en janvier 2019 avec le conservateur
de Joseph Ndiaye, que l’on trouve sur la plate- se déroule du XVe au XIXe siècle, la traite saha- Éloi Coly qui a succédé à Joseph Ndiaye à la
forme Youtube mise en ligne le 31 août 2015. rienne, qui débute au VIIe siècle, enfin ce que mort de ce dernier en 2009. Par ailleurs, je me
Dans cette vidéo « Récit de la traite négrière de l’on regroupe sous le terme d’esclavage interne. suis appuyé sur le dossier de nomination de l’île
Joseph Ndiaye », le discours de Nidaye accom- Pour un ouvrage de synthèse sur ces différents aux archives de l’UNESCO.
pagne des images du film Roots, tiré du roman processus, voir l’ouvrage dirigé par Antonio de
éponyme d’Alex Haley dont le succès avait sensi- ALMEIDA MENDES, Myriam COTTIAS et Eli- 8. Il est intéressant, par exemple, d’observer
bilisé le public à la question de l’esclavage, en par- sabeth CUNIN [2010]. les photographies des trois présidents améri-
ticulier aux États-Unis. 4. Jean-Paul II, « Discours de sa sainteté cains, Clinton, Bush et Obama. Celles-ci sont
2. Lors d’un entretien effectué en janvier Jean-Paul II à la communauté catholique de presque identiques. À chaque fois on y voit le
2019, le nouveau conservateur Éloi Coly – voir l’île de Gorée dans l’Église de Saint Charles couple présidentiel, la première dame légère-
infra – disait espérer entre 150 000 et 200 000 Borromée », le 22 févier 1992 [disponible sur le ment en retrait, tandis que « Mister president »
visiteurs pour l’année à venir. Dans un article site du Vatican : https://w2.vatican.va/content/ fixe l’horizon.
de 2009 et évoquant des chiffres de 2003, john-paul-ii/fr/speeches/1992/february/
Hélène Quashie mentionnait, selon les statis- documents/hf_jp-ii_spe_19920222_isola- 9. Rappelons que selon Mikhaïl Bakhtine,
tiques du Port autonome de Dakar, un chiffre goree.html]. théoricien russe de la littérature, le chronotope
de 119 509 visiteurs pour l’île de Gorée 5. Emmanuel DE ROUX, « Le Mythe de la sert à enchâsser différents registres narratifs, à
– nécessairement supérieur aux seuls visiteurs Maison des esclaves qui résiste à la réalité », Le lier de manière solidaire des unités de temps et
de la Maison des esclaves [QUASHIE 2009 : 68]. Monde, 27 décembre 1996. d’espaces [BAKTHINE 1978].

Ethnologie française, L, 2020, 1


Histoire et émotions. La maison aux esclaves de l’île de Gorée 87

10. Il serait ainsi intéressant de déterminer le complète de Senghor, voir Vaillant 2006. Plus 34. Il n’est pas inutile de dire un mot de ces
rapport du discours de Joseph Ndiaye à l’histo- précisément, pour comprendre ce qu’a été deux auteurs. Ibrahima Thioub est historien de
riographie ou aux archives. Lors de notre entre- l’année 1948 pour Senghor, voir RIESZ 2011. formation. Ses premiers travaux portent sur l’éco-
tien avec Éloi Coly, le conservateur actuel nomie coloniale puis, plus largement, sur la théma-
avance que des recherches ont été faites dans les 22. Jusqu’à récemment la fin de l’esclavage, tique du contrôle social. Il est aujourd’hui reconnu
archives, mais que Ndiaye s’est surtout « docu- en France, a été appréhendée sous le prisme de pour ses nombreux articles sur l’esclavage, notam-
menté comme il a pu ». l’œuvre de Schœlcher occultant d’autres pro- ment parce qu’il insiste sur la nécessité de travailler
cessus, liés notamment aux révoltes d’esclaves. les formes d’esclavages dites internes. Cet article de
11. Éloi Coly avance que la situation de Sur l’abolitionnisme, voir SCHMIDT 2005. 1997 est peut-être l’un des premiers sur cette thé-
Joseph Ndiaye ne fut régularisée qu’en 1975. 23. L’Université des Mutants était un projet matique. Il est aussi recteur de l’Université Cheikh
12. Le travail de l’historien Alain Corbin initié par Senghor qui visait, par des séminaires et Anta Diop de Dakar depuis 2014. Hamady
s’attache à tracer une histoire des sensibilités, des colloques, à assurer, selon ses mots, « un dia- Bocoum est lui archéologue. Personnalité du
notamment depuis le XIXe siècle en France. logue des cultures ». Dans les faits, une fois que monde académique au Sénégal, il est notamment
Dans l’ouvrage sur lequel nous nous appuyons, Senghor quitta le pouvoir en décembre 1980, le directeur du Musée des civilisations noires, le
il s’agit pour Corbin de s’intéresser aux odeurs l’Université cessa pratiquement ses activités. grand musée ouvert en décembre 2018 à Dakar. Il
et comment celles-ci relèvent d’une construc- est également co-auteur d’un article sur Gorée et
24. La conversion d’Omar Bongo à l’Islam sa mise en patrimoine – voire supra.
tion sociale. et son changement de prénom interviennent en
13. Plus précisément, elle fut construite, 1973. 35. Dans son travail de thèse, Pape Chérif
selon l’archéologue Ibrahima Thiaw, entre 1780 25. Pour l’ensemble de la convention, on se Bertrand Bassène mentionne qu’outre cet article
et 1784 [THIAW 2011 : 130]. reportera au site de l’Unesco [http:// du Monde, quelques mois plus tôt sur le réseau
www.unesco.org/new/en/unesco/resources/ internet H-NET Africa, l’historien Phillip Curtin,
14. Le conservateur s’interrompt régulière- connu pour avoir le premier proposé une estima-
ment pour rappeler ces règles à ceux qui vou- online-materials/publications/unesdoc-
database/] tion chiffrée de la traite atlantique [CURTIN
draient prendre des photos. 1969], avait vivement attaqué Joseph Ndiaye. La
26. Toutes les citations de ce paragraphe sont réaction de la communauté académique sénéga-
15. Outre l’extrait mentionné plus haut, dis- extraites du formulaire de proposition d’inscrip-
ponible sur la plate-forme Youtube, le groupe laise serait en partie liée à cette attaque, bien qu’elle
tion de l’île de Gorée au patrimoine de l’Unesco ne soit pas mentionnée dans les actes du colloque
de rap Daara-J, un groupe extrêmement popu- [« Dossier de nomination de l’île de Gorée »,
laire au Sénégal, reprend aussi un passage de ce [BASSÈNE 2011 : 387].
UNESCO CLT/WHC/Gorée/14].
discours dans l’album Xalima. 36. L’article s’attache à montrer que Gorée
27. Michel Parent est né en 1916. D’abord
16. Discours de Joseph Ndiaye, sans date, Conservateur du Musée des plans reliefs dans fut bien l’un des centres de la traite atlantique
disponible sur la plateforme Youtube mise en l’après-Guerre, puis inspecteur général des au XVIIIe siècle en développant plusieurs argu-
ligne le 31 août 2015 dans une vidéo qui porte Monuments historiques à la fin des années ments : sur le nombre de captiveries et non de
comme titre « Récit de la traite négrière de 1960, il a été, en plus d’être chargé de missions simples maisons pour entreposer les esclaves ou
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Joseph Ndiaye ». d’expertises pour l’Unesco, directeur du Centre sur la question de l’approvisionnement en eau
de recherche sur les monuments historiques potable.
17. L’esclavage ne disparait pas avec le décret
Schœlcher. Sur le continent, il faut plusieurs (1969-1984) et Président-fondateur du Festival 37. Aucune demande de réparation explicite
décennies pour que commence à véritablement des nuits de Bourgogne (1954-84). Pour une ne sera formulée. L’historienne Françoise Vergès
décroitre de telles pratiques [voir KLEIN 1998]. biographie plus complète, voir sa notice sur le avance plutôt que lors des débats préalables le mot
Au moment de l’abolition, l’État français décide site du Who’s Who : https://www.whos- même de « réparation » ne devait « pas apparaître,
d’indemniser les propriétaires d’esclaves et crée, who.fr/decede/biographie-michel-parent_ car les élus, de gauche comme de droite [crai-
en 1853, la banque du Sénégal, lointain ancêtre 2576. gnaient] que cela n’ouvre la porte à des dérives »
de la Banque Centrale des États d’Afrique de 28. Michel Parent, « L’avenir de Gorée », in [VERGÈS, 2008 : 115-116].
l’Ouest chargée de la gestion du Franc CFA « dossier de nomination de l’île de Gorée »,
[AMAÏZO 2001]. Unesco CLT/WHC/Gorée/14. 38. C’est pourtant un parallèle qui est fait au
Sénégal dans des discours plus revendicatifs. Ce
18. L’ouvrage de Guillaume Vial, sorti en 29. Ibid. fut le cas lors du vote d’une loi en 2010 recon-
2019 et que nous n’avons pas pu encore consul- 30. Ibid. naissant l’esclavage comme crime contre
ter, viendra probablement combler ce manque. l’humanité. Lors des débats au parlement, un
31. Jean-Paul II, « Discours de sa sainteté sénateur, Pathé Guissé, émit le souhait d’une loi
19. Cette « culture métisse » est bien une réa- Jean-Paul II à la communauté catholique de déclarant la colonisation comme crime contre
lité. Ainsi beaucoup de colons européens, adminis- l’île de Gorée dans l’Église de Saint Charles l’humanité, mais également que dans le futur,
trateurs, voyageurs, militaires, etc., eurent une Borromée », le 22 févier 1992 [disponible sur le le présent – qui serait alors du passé – soit jugé :
concubine à Gorée, donnant naissance à un type de site du Vatican : https://w2.vatican.va/content/ « La colonisation a déstructuré toutes nos socié-
société particulière. Sur ces concubines, appelées john-paul-ii/fr/speeches/1992/february/ tés, nos royaumes. Peut-être qu’un jour le Par-
Signares, et leur pouvoir réel à Gorée mais aussi à documents/hf_jp-ii_spe_19920222_isola- lement votera une loi déclarant la colonisation
Saint-Louis, voir VIAL 2019. goree.html]. crime contre l’humanité […]. Nous espérons
20. Raymond Mauny est un historien dont 32. Ibid. également que la jeunesse africaine libérée de
l’œuvre pléthorique porte sur l’Afrique de certaines contraintes votera un jour une loi cri-
l’Ouest. Les acteurs qui participent de la 33. Depuis les États-Unis, ces réparations minalisant le néo-colonialisme et les plans
mémoire de Gorée peuvent donc avoir diffé- financières se sont posées dès l’abolition dans la d’ajustement structurel », « Un sénateur préco-
rentes fonctions. deuxième moitié du XIXe siècle. Dans un autre nise de criminaliser la colonisation », APS, 27
contexte, et en s’appuyant sur les indemnisa- avril 2010.
21. Senghor était entré en politique en 1945 tions dont avaient bénéficié les populations
au sein de la commission Monnerville qui allait juives après la Seconde Guerre mondiale, elles 39. Durant l’esclavage, la loi est bien du côté
discuter de la place des colonies dans la future sont réitérées par les Blacks Panthers dans les de l’esclavagiste. L’exemple le plus connu étant
assemblée constituante. Pour une biographie années 1960. le « code noir » de Colbert.

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88 Martin Mourre

▍Références bibliographiques LAHMANI Jacqueline, 2013, « Espaces des politiques mémo-


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© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 196.207.215.52)

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Histoire et émotions. La maison aux esclaves de l’île de Gorée 89

▍ABSTRACT
History and emotion. The Slave House in Gorée Island, Senegal
This article focuses on a critical element in the memory of slavery, the Slave House on Gorée Island in Senegal. While there are
now several studies on a globalized representation of the Atlantic slave trade, focusing on such a space helps us to understand how
this historical memory is linked to certain emotions. In the first part, thanks to several ethnographic observations, we highlight how
certain architectural features of the House are presented. In the second part, we analyse how such a memory of slavery must be
understood through a history of these representations on another scale: UNESCO, Senegalese national heritage policies, visits by
personalities, and so on. Finally, the main hypothesis developed is that the discourse that unfolds in the Slave House works because
it emphasizes the suffering of African populations reduced to slavery much more than the responsibility of slavers.
Keywords: Emotions. Historical Memory. Gorée Island. Slavery. Senegal.

▍ZUSAMMENFASSUNG
Geschichte und Emotionen. Die Inszenierung des Sklavenhauses
in Goree, Senegal.
Dieser Artikel konzentriert sich auf einen bekannten Ort der Erinnerung an Sklaverei, das Sklavenhaus auf der Insel Gorée im
Senegal. Auch wenn es bereits mehrere Arbeiten zu einer globalisierten Darstellung des Atlantikvertrags gibt, trägt die Fokussierung
auf einen solchen Raum dazu bei, besser zu verstehen, wie diese historische Erinnerung mit bestimmten Emotionen verbunden ist.
Im ersten Teil wird anhand mehrerer ethnografischer Beobachtungen die Inszenierung bestimmter architektonischer Elemente des
Hauses unterstrichen. In einem zweiten Teil zeigen wir, dass die Erzählung einer solchen Erinnerung an Sklaverei als Geschichte
auf einer anderen Ebene verstanden werden muss: UNESCO, nationale senegalesische Kulturerbepolitik, Besuche von politischen
Persönlichkeiten. Schließlich wird die Hauptthese aufgestellt, dass der Diskurs, der sich im Sklavenhaus entfaltet, funktionieren kann,
weil er das Leiden der versklavten afrikanischen Bevölkerung viel stärker betont als die Verantwortung der Sklavenhändler.
Schlagwörter: Emotionen. Historisches Gedächtnis. Insel Gorée. Sklaverei. Senegal.

▍RESUMEN
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 196.207.215.52)

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Historia y emociones. La puesta en escena de la Casa de los Esclavos en Gorée, Senegal.
Este artículo se centra en un lugar famoso de la memoria de la esclavitud, la Casa de los Esclavos en la isla de Gorée en Senegal.
Hay varios trabajos sobre una representación globalizada del Tratado del Atlántico, pero centrarse en ese espacio permite comprender
cómo esta memoria histórica está vinculada a ciertas emociones. En la primera parte, gracias a varias observaciones etnográficas, el
artículo subraya cómo ciertos dispositivos arquitectónicos de la casa están puestos en escena. En una segunda parte, se muestra que
la narrativa de tal recuerdo de la esclavitud debe entenderse a través de la historia de estas representaciones en otra escala : UNESCO,
políticas patrimoniales senegalesas, visitas de personalidades. Finalmente, la hipótesis principal desarrollada es que el discurso que
tiene lugar en la Casa de los Esclavos puede funcionar porque enfatiza el sufrimiento de las poblaciones africanas esclavizadas mucho
más que la responsabilidad de los esclavistas.
Palabras clave: Memoria histórica. Isla de Gorée. Esclavitud. Senegal.

Ethnologie française, L, 2020, 1

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