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Abdelmajid Arrif
Dans Ethnologie française 2001/1 (Vol. 31), pages 29 à 39
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0046-2616
ISBN 9782130515050
DOI 10.3917/ethn.011.0029
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.66.2.7)
RÉSUMÉ
Mener une enquête ethnologique auprès d’une population soumise à une opération de relogement et marquée par sa dépendance des autorités
publiques intervenant sur le cours de son destin résidentiel recèle des difficultés et des pièges que la vigilance méthodologique ne peut suffire
à surmonter. Le rapport au pouvoir affecte les prises de paroles et les jugements, et brouille le statut du chercheur soucieux de trouver la
bonne distance.
Mot-clefs : Bidonville. Relogement. Pouvoir. Écriture. Maroc.
Abdelmajid Arrif
IREMAM
5, rue du Château-de-l’Horloge
13094 Aix-en-Provence
« Tu sais, moi si je pouvais tomber sur quelqu’un qui puisse – Donne-leur du pain et du thé, qu’ils s’en aillent à
me comprendre [rwani, litt. “me boire”] et que je le l’école. » (Extrait d’un entretien)
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chercheur sur un terrain donné, justifiée par une volonté à la nécessité de contextualiser et de mettre en perspec-
de savoir, rencontre d’autres enjeux qui dépassent ceux, tive la parole des habitants de Hay Moulay Rachid. Ils
intellectuels et académiques, propres à cette volonté. avaient constamment le bidonville à l’esprit dans leur
Or, l’enquêteur, tout en se défendant d’être l’un des interprétation et positionnement par rapport à leur pas-
acteurs pris dans les enjeux qui parcourent son terrain, sage d’une forme territoriale et résidentielle à une autre.
intervient dans le déroulement des choses, non seule- La qualité du lieu et les ressources sociales, symboliques
ment à travers la position qu’on lui assigne et la repré- et affectives, que ces habitants lui attachaient m’ame-
sentation que l’on se fait de son rôle, de son identité et naient à rechercher le registre adéquat pour en rendre
de l’objet même de sa présence, mais aussi à travers sa compte sans succomber aux écueils du misérabilisme ou
propre pratique d’enquête – entretiens, photos, relevés, de l’enchantement ethnologique du vécu de ces per-
transcriptions, enregistrements, etc. – qui peut susciter sonnes. Les habitants procédaient eux-mêmes aux réa-
appréhension et malentendus et requiert dans tous les justements discursifs nécessaires pour juger les gains
cas un rapport de confiance. matériels et symboliques de cette mutation résidentielle.
Sur le terrain, l’activité de recherche scientifique Le résultat de ce travail est paradoxal. Les jugements sont
s’inscrit dans le cadre de la communication ordinaire et moins tranchés balançant entre le sentiment nostalgique
de ses multiples interactions et rituels (hospitalité, socia- d’une perte des qualités humaines du bidonville, tout
bilité, rapports statutaires de type générationnels, par en appréciant l’amélioration des conditions d’habitation,
exemple), mais également dans un rapport de pouvoir et une volonté de rupture et d’affranchissement de cette
où l’oral et l’écrit sont primordiaux, où les prises de mémoire synonyme d’une identité stigmatisée et d’un
paroles des enquêtés peuvent représenter une menace rapport d’exclusion de la ville.
pour eux et pour leur sécurité. Ils peuvent déployer des Ancré dans un territoire donné, Hay Moulay Rachid
stratégies discursives en manipulant les informations et s’inscrivait dans un entre-deux, un espace-temps de
en recourant aux ruses de la duplicité, du double langage transition où la parole mettait au présent le passé pour
et de la « servitude volontaire » pour se protéger. juger de ce présent et envisager l’avenir. Il s’agissait
d’une situation de rupture et de recomposition qui affec-
tait tout à la fois les formes territoriales, l’habitat, les
relations sociales, les identités et les catégories symboli-
■ Un terrain en mouvement ques de jugement et d’interprétation. L’enquête, elle-
même, a été prise et saisie par ce mouvement : elle s’est
Ces considérations méthodologiques générales peu- déroulée sur le lieu du relogement, à savoir le lotisse-
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ça. Maintenant, il est mieux. C’est la France qui a fait un urbanistes, architectes, agents d’autorité liés à la préfec-
plan pour le bidonville et l’a réglementé. Les baraques sont ture et à la police, etc.) et ses conséquences en termes
rangées dos à dos. Il y a plusieurs rues. De toute façon, là où de perturbation et de déstructuration des propriétés
il y a des rues et des blocs, ça veut dire qu’il y a eu un plan. locales du territoire, le chercheur risque de succomber
Le bidonville, on l’installait dans des jardins ; et les gens à une sorte de déterminisme. Il peut ainsi être amené à
abattaient les arbres pour construire leurs baraques. Ils utili- imputer les différents changements, réajustements et
saient les bidons américains, ils se servaient des bidons qu’ils ruptures, à l’intervention de ces acteurs, sorte de
aplatissaient. Le problème actuel du bidonville c’est qu’il a été démiurges décideurs qui seuls impriment à l’action son
entouré de constructions en dur ; il s’est sali. On le considère sens et son orientation. Cela recoupe l’idée, avancée par
comme de la saleté, comme une ordure parce que situé au centre P. Bourdieu et A. Sayad, de « loi ethnologique » qui associe
de la ville propre. Comme si tu as, par exemple, quelque chose de façon déterministe la destruction du support mor-
de propre dont le centre est sale. » (Un habitant de Hay phologique (territoire, habitat) d’un groupe social et la
Moulay Rachid) déstabilisation de ses fondements culturels, symboliques
Il faut attendre 1982 pour voir le début d’une opé- et sociaux. « Tout se passe comme si le colonisateur retrouvait
ration de relogement des habitants de Ben M’sik à la d’instinct la loi ethnologique qui veut que la réorganisation de
suite d’un projet avorté de restructuration in situ qui ne l’habitat, projection symbolique des structures les plus fonda-
résistera pas aux troubles et aux émeutes de juin 1981 1. mentales de la culture, entraîne une transformation généralisée
Ce projet initié avec l’aide de la Banque mondiale et de du système culturel. M. Lévi-Strauss remarque par exemple
l’USAID (US Agency for International Development) que les missionnaires ont vu dans la transformation de l’habitat
sera écarté au bénéfice d’une opération classique de relo- imposée aux Bororo le moyen le plus sûr d’obtenir leur conver-
gement. Ce revirement trahit une volonté de maîtriser sion. La réorganisation de l’espace habité est donc obscurément
l’opération et de contrôler la population concernée. saisie comme une façon décisive de faire table rase du passé en
L’administration chargée de l’aménagement optera pour imposant un cadre d’existence nouveau en même temps que
une gestion plus centralisée, administrative et autoritaire, d’imprimer sur le sol la marque de la prise de possession. »
marquant le projet de sa présence. Le relogement [1964 : 26-27]
devient un enjeu politique fort. Au moment de l’en- Cette « loi ethnologique » est opérante tant que nous
quête, seule une partie des habitants de Ben M’sik, qui nous plaçons du côté de la logique des « reformulations
compte 80 000 habitants, a été relogée dans les premières exogènes violentes », pour reprendre les termes de
tranches réalisées du lotissement. F.P. Lévy et de M. Segaud [1983]. L’observation du
Ma recherche sur la mutation résidentielle s’inscrivait
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c’est le pauvre. » « Je ne comprends rien. Comment ? Non, boutique, prétendait-elle, ne se trouvait pas loin. Je l’ai
non je ne comprends rien à tout ça, je ne sais pas en parler. » suivie et nous sommes arrivés devant un garage où
Plus tard, à l’occasion d’autres rencontres, l’auteur de s’affairaient des hommes en uniforme. J’ai compris que
ces propos a justifié son attitude : « Je sais bien, j’ai bien nous nous trouvions dans le local des « forces auxiliaires »
compris ta démarche, ce que tu fais. Je sais, mais si le serpent à qui j’ai expliqué les événements. La femme leur a
te mord ne serait-ce qu’une fois, tu as peur après même d’une présenté le papier et a avancé sa volonté de coopérer
corde. » avec les agents de l’autorité en contrôlant ce qui se
Ces affirmations éclairent une stratégie d’ignorance passait dans son quartier. Ces derniers ont contacté leur
et illustrent le jeu de simulacre. L’homme m’a expliqué supérieur par radio, qui leur a demandé de me rendre
qu’il avait été l’objet de harcèlements de la part des mon autorisation et de ne pas l’« embêter avec ces histoires ».
autorités, à la suite d’un entretien qu’il avait accordé à Ils m’ont expliqué que la réaction de cette femme était
un journaliste de la radio officielle au sujet du projet de normale et qu’elle faisait partie des traditions marocaines
relogement. Dans ce cas, c’est l’autorisation d’enquête de surveillance du voisinage. « Les enfants ne contrôlent-ils
qui a permis de désamorcer les choses et de changer pas les passants étrangers au quartier, et ne chassent-ils pas les
le registre du discours. L’autorisation fait, en quelque intrus qui s’attardent près des fontaines publiques [fréquentées
sorte, intervenir en permanence l’interlocuteur institu- par les femmes] ? Les hommes ne signalent-ils pas la présence
tionnel trop présent malgré son absence physique, mais d’intrus dans leurs rues ou leur quartier au m’qadem ? »
convoqué en permanence, lors des entretiens. Ceci fait
de l’enquête un dialogue à trois voix.
D’autres incidents peuvent être plus significatifs de
l’instrumentalisation de l’autorisation d’enquête et de la ■ L’écrit comme relation d’autorité
« convocation » de ce tiers « absent-présent ». Ainsi, une
femme qui, après un long entretien que j’ai passé avec Ces quelques éléments relatifs à l’autorisation d’en-
un homme âgé vivant seul, au rez-de-chaussée de la quêter soulignent un autre aspect important dans la
maison qu’elle habite, m’a interpellé. J’avais remarqué relation d’enquête. Il s’agit du rapport à l’écrit comme
ses allées et venues et sa libre circulation dans la maison véhicule et symbole du pouvoir et comme référence à
de l’homme. Elle donnait à manger aux poules dans la la loi. Ceci est d’autant plus sensible que mon terrain
cour de celui-ci, étendait le linge, jetait un regard dans est surinvesti physiquement et symboliquement par les
la pièce où se déroulait notre entretien. L’homme a fini représentants de la loi. Leur présence est liée, d’une part,
par m’expliquer le conflit qu’il avait avec sa voisine du à des considérations de maintien de l’ordre dans le cadre
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payer ? » reste souvent pour l’enquêté une abstraction démarche auprès des autorités, on n’a contacté ni préfet ni caïd,
dont il mesure mal les contours, mais dont il ressent, en on attendait le jugement [la décision] de Dieu le glorieux
revanche, l’enjeu. « Des instituteurs sont arrivés pour le jusqu’à ce qu’on atteigne cette terre heureuse [i.e. Hay Moulay
recensement, ils nous demandaient : “Qui es-tu ? Qui vit avec Rachid]. On n’espérait pas tant. C’est grâce à Dieu et à Sa
toi ? Quel travail fais-tu ? Combien gagnes-tu ?” Et d’autres Majesté qu’on a pu atterrir ici. »
choses encore. Ils ne discutaient pas avec nous, ils ne nous Face à cet « espace blanc » pénible à supporter, les
expliquaient rien. Plus tard, une commission est passée [sans habitants ont essayé de reconstituer le puzzle et de don-
doute la cellule de Ben M’sik, s’occupant du suivi de ner sens à leur attente et à leur destin par une sorte de
l’opération] ; elle marquait sur un papier nos réponses aux sémiologie et surtout par la rumeur. La rumeur et la
questions du type : “Habites-tu ici ? Depuis quand ?” Puis confusion qui s’ensuivent n’étant que le corollaire de
on nous demandait : “Combien peux-tu payer ?” Sans insister l’absence d’information. Pour mieux rendre compte de
mais on ne nous a pas prévenus. Si on nous avait dit depuis ce « travail sémiologique » et de leur tentative de s’ins-
le début qu’on allait payer 4 000 DH 6, puis 4 000 DH et crire dans le projet malgré leur exclusion, je citerai un
2 000 DH comme avance, personne n’aurait accepté, sois-en passage d’entretien : « Il y avait beaucoup de rumeurs. Au
sûr. Personne n’aurait accepté. Si on avait su qu’il fallait début des enquêteurs sont arrivés, puis d’autres plus tard encore.
d’abord faire une avance de 10 000 DH et 1 000 DH avant Ils nous avaient demandé combien on pouvait payer en cas de
d’être relogés et en plus dans une maison dont la construction relogement, combien on gagnait d’argent ; puis un an passe
n’est pas achevée. » sans que rien n’advienne, on commençait à douter. Puis ils
Dans ces enquêtes institutionnelles, les habitants ne sont revenus pour relever la surface des baraques, on s’est dit
sont pas informés de « ce qui se trame autour d’eux » et de qu’on affecterait à chacun une maison dont la surface corres-
ce qui engage leur avenir. Étant en marge du projet, ils pondrait à celle de sa baraque. Certains se sont mis alors à
se trouvent dans l’obligation de développer leur capacité acheter une ou plusieurs baraques plus grandes que celles qu’ils
à décoder les agissements des « forces obscures » inter- occupaient [...]. Ils ne nous ont rien expliqué. Les gens ayant
venant sur leur destin, et d’être à l’affût des moindres remarqué la construction de certains lotissements à Sidi
signes de la présence des autorités et des techniciens. Mas’oûd ou à Hay Inara se sont dit que c’était destiné au
Dans les entretiens, nous n’avons décelé aucune trace relogement des habitants de Ben M’sik. Les gens n’ont été
de sensibilisation de la population au projet, et de son rassurés que lorsqu’ils ont vu les maisons échantillons construi-
information. Les seuls contacts que celle-ci a pu avoir tes près de la faculté. Il s’agissait de trois plans de maisons
sont tributaires des enquêteurs. Leurs passages sont des différents, mais aucun n’a été retenu. Nous on a été relogés
moments dramatiques, dans la mesure où ils contribuent
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jour où ils ont vu arriver les papiers nous autorisant à À l’occasion de mes déambulations et de mes pre-
déménager. » mières prises de contact, j’ai pris quelques photographies
Ainsi, la relation de dépendance des habitants vis-à-vis de baraques et de scènes de la vie du bidonville. Les
des différents acteurs institutionnels – agents de l’auto- habitants étaient, dans un premier temps, sur la défensive
rité, agents de recensement, enquêteurs – connaît une pour ne pas dire hostiles. J’ai été souvent interpellé,
sorte d’« enchantement », dans le sens où l’intervention essentiellement par les hommes, et j’ai dû expliquer
institutionnelle est perçue en référence au religieux, en pourquoi je faisais des photos. Certains ont exigé que
termes de sacré et de merveilleux, et comme une « lote- je leur présente une autorisation, invoquant le m’qadem
rie du destin ». L’« irrationnel », loin de s’opposer aux à l’appui de leur requête, car ce dernier leur aurait dit
formes autoritaires du modernisme, le renforce 7. Ce de procéder ainsi et de l’en informer. D’autres ne pou-
don divin est exprimé par le passage de l’enfer, le bidon- vaient concevoir ma démarche qu’en l’associant à celle
ville, au paradis, le lieu de relogement. Ce passage étant d’un journaliste qui vend ses photos à des journaux
de l’ordre de l’inaccessible par la seule force des habi- étrangers (occidentaux, bien sûr) et qui salit l’image du
tants, seules certaines forces politiques détentrices de la pays. « Le bidonville, c’est pas le zoo », m’a-t-on dit. Ce
puissance du sacré et aidées par la force divine pouvaient qui en dit long sur la violence symbolique qu’un tel acte
l’accomplir. L’enjeu pour chacun est énorme : achever peut receler. Si l’on conçoit plus ou moins qu’un étran-
le cycle citadin, relégitimer sa présence dans le territoire ger, souvent assimilé à un touriste, puisse prendre des
urbain malgré une longue implantation (le bidonville photos, on conçoit mal qu’un Marocain le fasse, car cela
date de la fin des années dix), passer du bidonville au suppose qu’il a « traversé la frontière » et que son regard
b’ni (le « dur »), s’affranchir – ne serait-ce que symboli- n’est plus familier de cette culture, mais distancié et
quement – de la misère et d’une identité stigmatisée. synonyme de rupture. « Il se prend pour un touriste », dit-
on. Loin de correspondre à l’idée, souvent véhiculée,
que l’image est interdite dans les sociétés musulmanes,
ces réactions posent plus la question du statut du regard
■ Garder les distances et de celui des frontières de l’espace de l’« intimité col-
lective ». Elles posent également la question des condi-
Mon travail de terrain ne pouvait faire abstraction de tions d’exposition du soi individuel ou collectif à un
ce contexte et des relations que les habitants avaient regard extérieur « médiatisé » par un appareil photo.
établies avec les différents acteurs institutionnels qui tra- J’ai éprouvé la même difficulté quand mes questions
versaient leur espace pour les contrôler, réduire leur portaient sur des aspects de la culture et des pratiques
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« questions réponses ». D’autres événements interfèrent, rester raisonnable. Elle est restée tranquille tout au long
ponctuent et interrompent l’entretien. En voici un de l’entretien collectif, et ne faisait que confirmer les
exemple : je frappe à la porte d’une maison, on appelle réponses données par le voisin et sa femme.
une vieille dame âgée d’au moins soixante-quinze ans. Celui-ci m’a reçu dans la pièce des invités, qui est
Elle me parle comme si je faisais partie de son cercle aussi utilisée par la famille. Sachant qu’il est né à Ben
familial ou comme si j’étais l’une de ses connaissances. Ahmad, je lui dis qu’il est m’zabi comme moi. Cette
Elle me demande des nouvelles de ma famille, me ques- information l’a intéressé. « Je suis des Oulad l’Maârif, près
tionne sur ma santé, etc., s’assoit sur le seuil ; je l’imite de Sid Zbir. » « Que Dieu nous fasse profiter de sa baraka.
et tente de lui expliquer le motif de ma visite. Je vois Comme ça tu es m’zabi comme moi. On est oulad l’âm
qu’elle ne comprend rien à mon histoire. Elle saisit la [“cousins”]. » Cette proximité tribale donne un autre
première question pour me parler de tout autre chose : sens à l’entretien et lui confère une forte charge sym-
d’elle-même, de son âge, de sa fatigue, de sa maladie, bolique et sociale. Car notre affinité tribale est supposée
de sa pauvreté, de ses enfants qui ne l’aident pas. (c’est l’ethnologue qui prend ses distances et neutralise
J’essaie de reprendre la maîtrise de l’entretien et je cette affinité) nous rapprocher et réactiver les ressorts de
pose une autre question. Elle refuse de répondre avec la solidarité et des rapports symboliques de cousinage.
précision, et explique ce fait par son âge avancé, sa Cette découverte fera basculer l’entretien dans des rap-
maladie. Elle fait des raccourcis vertigineux de sa vie : ports plus amicaux, voire familiers. La tante de son
elle était à la campagne, elle s’est mariée, son mari est épouse entre et me voit en train de transcrire les paroles
mort, que Dieu le bénisse, son enfant est devenu aveu- de Mohamed. Elle me dit : « Qui es-tu mon fils ? Qu’écris-
gle. Il habite au bloc 4 et l’autre fils travaillait en France, tu ? » Les autres s’empressent de lui dire : « C’est un
maintenant il est au chômage. À chaque fois, elle s’arme M’zabi de Oulad Zbir. » J’essaie de lui répondre en lui
de formules rituelles pour répondre à des questions qui faisant comprendre que je n’ai qu’une modeste pratique
la concernent personnellement et qui touchent à son de la campagne et de Oulad l’Maârif. Elle me parle du
passé et à son vécu. « J’ignore tout ça, je suis vieille, regarde pays avec nostalgie et des gens du M’zab comme si ceux
mon ventre : c’est l’amertume et les enfants qui m’ont délaissée d’aujourd’hui ne valaient rien et que les anciens étaient
qui sont responsables de ma maladie. » Elle avait une sorte les seuls dignes de porter le nom d’hommes.
de poche qui s’avançait un peu, au niveau du nombril. Ces affinités donnent plus de chaleur à l’entretien. Sa
Elle me répond dans son langage et refuse ma façon de femme intervenait sans que cela pose problème. Peut-
mener l’entretien. être parce que j’étais assimilé à un fqih et que je faisais
Cet entretien se déroulant dans un espace semi-public partie de la même tribu. Elle travaillait la laine comme
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peut-on puiser en soi et en sa discipline pour affronter expérience montre que les canons méthodologiques de
les rues du bidonville dont l’odeur pestilentielle m’aurait l’enquête ethnologique sont parfois battus en brèche,
amené, dans d’autres conditions, à les éviter ? Comment et rappelle l’enquêteur à la modestie. Je dirais que la
garder certains entretiens cohérents alors qu’ils se trou- pratique de l’enquête est de nature paradoxale. Car
vent parfois saisis par d’autres interactions : l’interviewé qu’est-ce qu’il y a de plus artificiel comme registre de
répondant par le silence ou par l’énervement aux solli- communication que celui de l’enquête ? Qu’est-ce qu’il
citations de ses enfants affamés ; l’arrivée du percepteur y a de plus paradoxal que l’intrusion temporaire de
exigeant le paiement des factures d’eau et d’électricité. l’ethnologue dans une population dont il veut s’assurer
Un sentiment étrange d’irréalité et de dédoublement : la sympathie et la collaboration en la soumettant à des
être ici et maintenant, tout en étant ailleurs, préoccupé questions qui exigeraient dans d’autres types d’interac-
de l’utilisation des propos recueillis et des situations tion la discrétion, la distance et le respect de la vie
observées. Une sorte de rapport instrumentaliste traverse privée ?
parfois la « scène » de l’enquête, enquête qui révèle une J’ai toujours été frappé par la disponibilité que me
expérience humaine faite d’hésitation, de réajustements manifestaient souvent mes interlocuteurs malgré mon
des discours et des positions. C’est une expérience qui intrusion dans leur vie privée ou publique et malgré la
parfois s’apparente au dédoublement de la personnalité, perception floue qu’ils avaient des raisons de ma pré-
au mensonge par omission, où l’on se laisse emporter par sence et de mon identité. Je reste convaincu que ma
le hasard des rencontres, par le profil psychologique et le démarche était restée, dans la plupart des cas, incomprise
caractère de chacun des interlocuteurs. de mes interlocuteurs. J’étais pour eux une sorte de
La restitution de quelques moments de cette « SENI », un « sujet enquêtant non identifié » 9. ■
Références bibliographiques L’urbain dans le monde arabe. Politiques, instruments et acteurs, Paris,
Éd. du CNRS.
ABOUHANI A., 1999, « Le rôle des amicales dans le fonctionne- ALTHABE G., B. LEGÉ, M. SÉLIM, 1984, Urbanisme et réhabilitation
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ABSTRACT
Fragments of a research project in a Casablanca slum
An ethnological research project concerning a population subjected to relocation and marked by a dependence on the public
authorities that set the course of its residential destiny harbours difficulties and traps which methodological vigilance alone cannot
overcome. To deal with power affects statements and judgements, and confounds the status of the researcher who tries to find his
proper distance.
Keywords : Slums. Relocation. Power. Writing. Morocco.
ZUSAMMENFASSUNG
Fragmente einer Untersuchung in einem Elendsviertel von Casablanca
Die Durchführung einer ethnologischen Untersuchung über eine Gruppe, die einer Umsiedlung unterworfen wird und von den
Behörden in Bezug auf die ihnen zugewiesenen Unterkünfte abhängt, ist voller Schwierigkeiten und Fallen, die eine methodologische
Wachsamkeit allein nicht überwinden kann. Die Beziehung zu den Autoritäten beeinflusst Äusserungen und Beurteilungen und stört
den Forscher bei seinem Bemühen, den richtigen Abstand zu finden.
Stichwörter : Elendsviertel. Umsiedlung. Behörden. Schrift. Marokko.
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