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Célébrer, savoir et fêter

Mona Ozouf
Dans Le Débat 1989/5 (n° 57), pages 16 à 31
Éditions Gallimard
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070717569
DOI 10.3917/deba.057.0016
© Gallimard | Téléchargé le 26/03/2024 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 195.221.71.72)

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Cela peut se chanter sur un air de Trénet : « Que reste-t-il de tout cela, dites-le moi ? » De l’année
qu’ils ont passée avec leur Révolution, qu’auront retenu les Français ? Et d’abord qu’ont-ils vu ? Sur la
grande avenue parisienne un ours blanc, des poneys maquillés en zèbres, une locomotive, des tambours
africains, le simulacre d’une averse britannique, les faux flocons d’une neige moscovite. À l’étal des
vitrines, des foulards à la Déclaration, des caleçons de soie encocardés (signés Hermès), des boucles
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d’oreilles façon guillotine. Dans les fêtes villageoises, Charlotte Corday présidant au « méchoui du
14 Juillet », le mangeur de boudin le plus véloce couronné du bonnet phrygien. Une parade, un négoce,
une mascarade. Rien que du factice, du fugace. Une parade, du reste, c’est « une apparition et une dispa-
rition », a dit Goude, conscient d’avoir, comme les organisateurs des cortèges révolutionnaires eux-
mêmes, toujours plus inspirés dans les traversées que dans les installations, mieux réussi son défilé que
son arrivée. Même la manifestation qui, au vu des premières déclarations, promettait d’être la moins déca-
lée, s’est pliée, en fin de compte, au génie allusif et évasif de la représentation : Valmy a été un « parcours-
spectacle », on avait flanqué le moulin d’une grande roue, fait couler les rafraîchissements, gentiment
conseillé aux participants de se munir d’un vêtement chaud. « Bonne fête à Valmy », disait l’invitation.
Cette mise en scène a fait naître deux flots de commentaires. L’un est admiratif. Il recense les efforts
dépensés, les participants concernés, les hôtels combles, les restaurants apoplectiques avec leurs menus
thermidoriens, la France hérissée de tricolore le temps d’un été. L’autre est volontiers indigné : ça, la
Révolution ? Dites plutôt fric, frime, fripe. On peut conjuguer les deux discours : « Tout attestera que la
France aura été prête au rendez-vous qu’elle a donné au monde. En revanche, rien ne rappellera que ce
prodigieux déploiement de l’activité nationale a pour origine la célébration du Bicentenaire. »
Phrase définitive, dont j’ai seulement changé le dernier mot : elle a été écrite à l’occasion du Cen-
tenaire par Maurice Tourneux, dans La Gazette des Beaux-Arts. Il est instructif de replonger dans la
presse d’il y a cent ans. Nous imaginons trop volontiers un Centenaire enthousiaste. Il avait en réalité
engendré une longue perplexité sur la nature de l’objet célébré, ouvert des hostilités, l’évocation y avait
été au moins aussi décalée que dans la « gouderie ». Il fallait avoir bonne vue pour lire la Révolution
dans l’abstraite ferraille de la tour Eiffel, ou dans les couplets allégoriques d’une cantate qui ne faisait
dialoguer ni Danton, ni Saint-Just, ni Robespierre, mais l’Ignorance, la Tyrannie, le Désespoir ; dont le
titre d’ailleurs (89 : Chant séculaire) indiquait assez qu’on entendait commémorer un siècle de patients
efforts accumulés et non dix années convulsives et incongrues. On avait alors le bon goût d’ignorer le
mot de consensus, qui suggère un veule assentiment de fait. Mais on parlait de concorde, de pacifica-
tion (Jules Ferry souhaitait les voir présider au Centenaire) : ce qui, avec la nuance d’énergie en plus,

Mona Ouzouf vient de faire paraître L’Homme régénéré (Gallimard). Le Débat a notamment publié « Peut-on commé-
morer la Révolution française ? » (n° 26, 1983).
Cet article est paru en novembre-décembre 1989 dans le n°57 du Débat (pp. 17 à 33).
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n’est pas si différent. Bref l’histoire de l’année 1889 est une bonne occasion de comprendre que, lors-
qu’il s’agit de la Révolution française, la ferveur commémorative comporte toujours ses bémols.
Le Centenaire tombait mal, il est vrai : en pleine crise boulangiste. Le Cent-cinquantenaire a eu
moins de chance encore : dans l’imminence angoissée du cauchemar. Mais précisément : le Bicente-
naire, lui, est bien tombé, dans la paix d’une réconciliation nationale et avec au pouvoir une gauche civi-
lisée et, mieux encore, tenue pour telle. Et pourtant, comme les deux précédents anniversaires, celui-ci
a vu ses projets ambitieux abandonnés en chemin, fait lever ses querelles, cultivé l’allégorie, refusé la
reconstitution. Cet air de famille entre trois célébrations que leur inscription historique rend si différentes
suggère qu’il n’est jamais facile de commémorer la Révolution française. L’épreuve en a du reste été
faite sur-le-champ. Les cérémonies que la Révolution avait imaginées pour s’autocélébrer ont eu un des-
tin ironique, au fur et à mesure que les grands hommes s’entre-excommuniaient et s’entre-guillotinaient ;
le calendrier lui-même, en faisant partir du 22 septembre 1792 l’ère nouvelle, renvoyait à l’obscurité,
voire à l’infamie, les dates lumineuses que nous honorons aujourd’hui. On peine d’autant plus à célébrer
un événement contradictoire que ses acteurs ont rêvé d’unité et mal toléré les antagonismes qu’ils fai-
saient pourtant vivre. Si bien qu’une commémoration nuancée, ou balancée, de l’événement paraît s’ins-
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crire en faux contre son esprit.
Notre époque n’a pas levé ces embarras, au contraire. L’air du temps n’est pas clément à l’activité
commémorative. Ce n’est pas seulement qu’on n’apprend plus l’histoire de France et que le sentiment
de la nation, réceptacle des grands souvenirs collectifs, se décolore. C’est aussi que lorsqu’on ne se fait
plus de l’avenir aucune image nette, les leçons du passé s’embrument elles-mêmes : on ne sait plus quel
appui prendre sur l’histoire ni pour quel élan. C’est enfin que la société des individus permet mal le par-
tage de l’émotion : le plus mémorable, souvent, y est le moins commémorable. Difficultés inédites à
ajouter aux précédentes, et qu’il faut garder en mémoire pour examiner le fond du procès fait au Bicen-
tenaire : d’avoir entretenu par rapport à son objet un immense mensonge. Supercherie dénoncée d’une
extrémité à l’autre de l’éventail politique. À l’extrême gauche, on crie plutôt au mensonge par défaut :
une idéologie soft, lâche et aseptique, cultivant l’omission, aurait présidé à un embaumement. À l’ex-
trême droite, à un mensonge par excès : une idéologie arrogante et agressive, cultivant la provocation,
aurait ressuscité un événement qu’il eût mieux valu enterrer. Dans l’un et l’autre cas, les commémorants
n’auraient su inventer et faire vivre que des formes absurdement inadéquates à l’événement commé-
moré. Décalage, en effet : Jean-Paul Goude ne croyait pas si bien dire.

Il y a dans ce procès une hésitation à définir ce qu’est une commémoration. On la ridiculise volon-
tiers ici et là parce que ses procédures sont grossières, ses enjeux voyants, ses ficelles énormes, qu’elle
vit d’à-peu-près, élit et exclut à sa fantaisie. Toute la question est de savoir si elle peut faire autrement.
Commémorer est une activité étrange, qui oscille entre la présence et l’absence. Si elle ne parvient
pas à restituer la palpitation d’une présence, la commémoration, comme l’éloge funèbre obligé, est une
entreprise glaçante. Cette présence pourtant signale et consacre une absence. À la différence de la célé-
bration religieuse qui manifeste l’éternité de la présence, la célébration historique, comme du reste la
célébration privée, sait que son objet n’est plus là. Les commémorants sont toujours habités par deux
anxiétés jumelles : du côté du passé, ils redoutent l’érosion mélancolique, et pourtant si naturelle, des sou-
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venirs ; du côté de l’avenir, ils n’aiment pas avoir à imaginer le bourgeonnement d’événements nouveaux,
capables de recouvrir, de submerger, de réfuter les événements commémorés. Les fidèles ne peuvent donc
jamais vraiment croire que commémorer c’est refaire. Même lorsqu’ils accompagnent leurs rites de dis-
cours exaltés, qui plaident pour la reprise comme pour la seule commémoration digne de l’événement,
ils savent bien, dans la mesure même où ils sont occupés à la célébrer, qu’ils ne refont pas la Révolu-
tion. C’est une vérité si rustique qu’on a un peu honte de la redire. Mais il le faut, car elle déconsidère
d’un seul coup le chapelet de platitudes égrené tout au long de cette année sur la « Révolution sans révo-
lution » qu’un Bicentenaire menteur aurait donné à voir. N’est-ce pas toujours ainsi ? Nous commémo-
rons la guerre en temps de paix, la République sous l’Empire, les jours heureux quand ils ont fui, notre
jeunesse quand nous en sommes bannis. Donner aux émotions révolues et aux chers disparus la seule
forme d’existence qui leur soit encore accessible, telle est la loi nostalgique de la commémoration.
Aucun de nous d’autre part ne peut passer à célébrer autant de temps qu’il en a mis à vivre. Nouveau
truisme. Mais il entraîne cette évidence : non seulement les commémorants ont le droit de trier, mais
comment pourraient-ils s’y prendre autrement ? Si nous étions privés de la capacité de faire dans nos
souvenirs de grands ménages de printemps et d’automne, décidant à chaque saison de ce que nous
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jetons, gardons, rangeons sous clef ou remettons à l’honneur des étagères, nous serions condamnés à
l’hallucination du passé : une adhérence qui aussi sûrement que l’oubli interdirait toute adhésion. Il nous
faut donc bien, quoi qu’il puisse nous en coûter, trier dans l’immense fleuve du mémorable. Enclore en une
journée, une figure, un geste, une sentence, les événements ou les hommes commémorés. Bref, choisir.
Il est surprenant que ce choix, la chose du monde la mieux partagée par les commémorants, et la
moins évitable, ait cette fois fait l’objet d’un procès aux attendus bavards. Le plus inoffensif déplore la
dramaturgie sommaire ainsi imposée à la complexité des faits. En choisissant vos grands hommes et vos
grandes journées, en établissant votre calendrier de fêtes, vous cédez à la simplification d’un imagier
naïf. Vous sautez par exemple, comme l’écrit un Michel Morineau grondeur, de « la nuit semi-abolis-
sante (celle du 4 Août, au cas où vous n’auriez pas compris) au moulin de Valmy, avec mutisme hermé-
tique sur les mesures bâtardes et les malencontres »1. Mais oui, c’est ainsi, la commémoration stylise,
retient les épisodes exaltants et les rencontres exceptionnelles et quand nous célébrons les grandes dates
de notre existence, levant notre verre au souvenir de ce que nous avons vécu, nous oublions aussi, c’est
le but même de l’affaire, les « malencontres ». Plus épineuse est la critique de Philippe Dujardin2 : en
faisant votre marché à l’étal révolutionnaire, élisant les dates appétissantes, rejetant ce qui ne vous paraît
plus très frais, vous faites comme s’il existait des événements absolument décents, des hommes de bout
en bout recommandables et bien sûr vous nagez en plein arbitraire. De cet argument, nous connaissons
la version politique : comme tout dans la Révolution se tient, violence et loi, droit et force, c’est un
songe-creux centriste de penser pouvoir les séparer. Inutile même d’évoquer l’impossible choix entre
1789 et 1793. À lui seul le 14 Juillet est déjà un lot à saisir, sans faire le détail. Jules Guesde, qui com-
mente en 1880 dans Le Citoyen le choix du 14 Juillet pour la fête nationale, note que, du même coup, la
« bourgeoisie gouvernementale » avait « choisi la force, au risque de glorifier tout ce qu’elle condamne
aujourd’hui ». Cent ans après, les héritiers de Guesde ne disent pas autre chose, lisez seulement Régis

1. Michel Morineau, « Les ambiguïtés de la Révolution française », in L’Image de la Révolution française, dir.
M. Vovelle, t. III, Pergamon Press, 1989.
2. Philippe Dujardin, « Mémoire blessée des Lyonnais », Le Monde de la Révolution française, n° 8, juin 1989.
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Debray. Et avec eux, choriste inattendu mais sonore, Pierre Chaunu pour qui le 14 Juillet est « la légiti-
mation du mensonge et de la violence ». Conclusion : vous êtes tenu de tout commémorer (version
Debray) ou de ne rien commémorer (version Chaunu), mais en aucun cas vous ne pouvez trier. Vous
vous obstinez ? Vous êtes un niais ou un coupable ; de toute manière vous voici un saccageur d’histoire,
produit, selon Claude Mazauric, de l’« obscurantisme contemporain ».
Quand nous choisissons, est-ce si arbitraire ? Une fois de plus, tâchons de ne pas oublier ce que sont
les commémorations. Il n’en existe que par l’entretien volontaire du souvenir. Pourtant nul ne peut croire
que la volonté de commémorer est ici toute-puissante. On ne donnerait pas cher des cérémonies qui ne
devraient compter que sur elle. Songeons seulement à Capet. Pas Louis, Hugues. Le millénaire qu’on lui
a bricolé pour faire pièce au Bicentenaire (ainsi le présentait Le Figaro-Magazine) n’a pas été capable,
malgré tout le bon vouloir déployé, de faire naître l’ombre d’une ferveur. Si donc la commémoration est
toujours un choix, qui laisse un certain jeu aux arrangements des hommes, elle ne peut être n’importe
lequel. Philippe Dujardin en convient lui-même : après avoir plaidé pour qu’on ne laisse rien de l’his-
toire lyonnaise dans l’ombre, il croit préférable pourtant de ne pas montrer de guillotine aux Brotteaux
et de confier plutôt le souvenir des victimes à la symbolique funèbre d’une pyramide : une « allusion his-
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torique ». Je maintiens qu’il s’agit d’un choix.
Ce qui amarre et oriente ce choix, et l’empêche d’être arbitraire, c’est l’histoire présente. Pour des
souvenirs menacés de se faner, rien ne vaut l’eau fraîche de l’impression actuelle. Rien ne sert mieux les
commémorants à relancer la ferveur que la force évocatrice de l’événement présent ou le frémissement
d’une sensibilité vivante. On sait ce que l’historiographie du XIXe siècle demande à « la visite au vieux
conventionnel », devenue un topos littéraire : un morceau d’émotion garantie, qui redonne à l’événement
un peu de sa verdeur. On peut le vérifier encore sur l’exemple apparemment le plus neutre. Les spécia-
listes d’histoire littéraire ont la chance, lorsqu’ils organisent leurs rencontres, de pouvoir titrer George
Sand parmi nous, ou Actualité de Chateaubriand. Mais parions qu’ils glissent alors sur des pans entiers
de l’œuvre tombés en déshérence, sur Indiana, Les Martyrs, Les Natchez. Pour élire en revanche L’His-
toire de ma vie, les Mémoires d’outre-tombe. La Vie de Rancé : bref ce qui nous parle le mieux aujour-
d’hui. C’est naturellement plus vrai encore du souvenir historique : il suffit de songer à la manière dont
le Front populaire avait rajeuni le 14 Juillet, en le rechargeant d’espérances, le réaimantant vers l’avenir.
À quoi donc la conjoncture de 1989 a-t-elle redonné vie dans la Révolution française ? Dans l’immense
événement que nous a-t-elle incliné à choisir ? Que nous a-t-elle en revanche interdit de choisir ? On
tient là, il me semble, la véritable question du Bicentenaire.
Or cette question ne s’identifie nullement à celle du travail historique, autre embarras à écarter
d’entrée de jeu, puisqu’on accuse inlassablement les partisans du choix commémoratif de trahir l’his-
toire. Il va de soi que la commémoration et l’histoire s’appellent l’une l’autre : un bicentenaire fait tra-
vailler les historiens. Reste que les deux entreprises ont leur génie propre. Le travail historique est une
activité solitaire, qui s’accommode de la dissonance et du conflit ; la commémoration en revanche, selon
la logique de son préfixe, rêve de conjonction et d’unité. L’histoire suspecte d’emblée le témoignage ;
la commémoration s’en émerveille et l’accueille sans scrupule, excessif. L’histoire est soucieuse de res-
tituer les entours, les non-dits, déteste le raccourci, hait la simplification, au point que le mot fétiche du
conférencier historien, avant le vif du sujet, est de prévenir l’auditoire que « tout est beaucoup plus com-
pliqué qu’il ne croit » ; la commémoration, elle, ne peut vivre qu’en simplifiant et se soucie peu du récit
lié. L’histoire enfin restitue scrupuleusement les ombres du tableau ; la commémoration les gomme, dore
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et poétise la scène. Sa fidélité est faite de menus coups de pouce, d’arrangements décoratifs. On pour-
rait aisément la convaincre de trahison si elle se proposait l’exactitude, mais ses ambitions sont ailleurs.
Le souvenir des grands hommes, disait Rémusat à propos de Napoléon, perdrait à être pesé au trébuchet
des historiens : « La poésie les préserve de l’histoire. » Du coup, il n’est pas sûr que l’argument qui attri-
bue les à-peu-près du Bicentenaire à l’incertaine culture historique des Français ait la valeur démons-
trative qu’on lui prête, car ces à-peu-près font partie du jeu. On peut donc récuser en bloc le procès en
faux historique intenté à la commémoration. Il n’a prospéré que sur une croyance mal fondée : celle de
l’identité entre l’histoire vécue, l’histoire conçue, l’histoire remémorée, l’histoire commémorée.
Cette confusion pourtant n’a cessé de flotter sur les bilans du Bicentenaire comme sur ses apprêts.
J’ai encore dans l’oreille, lors des premières réunions préparatoires à la commémoration, la voix d’Ernest
Labrousse, exalté et charmant : « Nous entrons véritablement dans des années pré-révolutionnaires ! »
La déception qui suit la commémoration véritable – aucune révolution réelle n’est évidemment sortie de
cette pré-révolution rêvée – est à la mesure de l’illusion.
Le Bicentenaire réel, en tout cas, a choisi : célébrer 1789, ne pas célébrer 1793. On dira que c’est loin
d’être un scoop. Il en allait ainsi il y a cinquante ans ; ainsi il y a cent ans. De l’un à l’autre de nos grands
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jubilés, les mêmes dates ont toujours été élues : 5 mai, 23 juin, 14 juillet, 20-21 septembre. Le Cente-
naire y avait ajouté la nuit du 4 Août, cette fois-ci curieusement occultée, mais il est vrai que dans le
livre de l’année le mois d’août n’était pas encore ce grand chapitre blanc qu’un pays tout entier saute
rêveusement. Une fois de plus donc, et malgré les propositions extrémistes, soit enthousiastes (fêtons
l’an II !), soit indignées (vous allez voir qu’ils vont fêter l’an II !), nous ne dépasserons pas Valmy. Il ne
faut pas en conclure que rien n’a changé. L’accent du premier grand anniversaire avait été nationaliste :
la France, dix-neuf ans après une défaite, célébrait conjointement son redressement et le souvenir de sa
Révolution. Face à un monde hostile. Bourgeois, en ouvrant en 1884 à Lyon son cours d’histoire de la
Révolution, disait penser « aux bords de la Sprée, où règne une tradition de dénigrement de la Révolu-
tion française ». Tout le Centenaire avait donc retenti de l’affirmation nationale, jointe à l’hymne au pro-
grès du siècle. Rien de tel ne s’est entendu en 1989.
Cette fois, nous avons fêté les droits de l’homme, jusqu’à ajouter au chapelet de nos anniversaires
celui de la Déclaration des droits. Telle est la représentation forte qui a donné son souffle à notre Bicen-
tenaire. Le contenu de ce choix a fait naître au moins autant de dérision que le simple fait de choisir.
Comment prendre au sérieux ces « drouadlom », comme écrit Régis Debray3, si pleins d’enflure solennelle
chez les discoureurs des cérémonies, si grêles dans la vie quotidienne ? Tantôt on ironise sur la frivolité de
commémorants mal résolus à leur accorder autre chose qu’un coup d’archet (comme l’a, il est vrai, illus-
tré le spectacle-patronage du 26 août). Tantôt, sur l’incurable sottise mise à célébrer des constituants trop
timorés pour appliquer les droits qu’ils proclamaient eux-mêmes (vision qui méconnaît le ferment cri-
tique introduit dès l’origine par les droits dans une société qui, avec eux, installe en son sein son propre
tribunal). Tantôt enfin, sur la mystification des droits formels, imposture tant que n’a pas lui le jour des
droits réels. Vieille chanson celle-ci, mais justement : la voici complètement discréditée. Car d’une part
nous répugnons désormais à faire du droit le pur produit de l’histoire. D’autre part, nous en savons assez
sur les expériences de « réalisation » des droits pour mesurer ce qu’il en est résulté non seulement pour
les droits de l’homme à l’expression, à la communication, mais plus encore à la sûreté et à la vie. Les

3. Régis Debray, Que vive la République, Paris, Éd. Odile Jacob, 1989.
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droits-libertés, de dire, d’écrire, de se rencontrer, superflu bourgeois d’avant-hier, sont devenus l’in-
dispensable d’aujourd’hui, aussi nécessaire à nos yeux que le pain quotidien. On aurait du mal à nous
persuader de nouveau qu’on gagne l’un en renonçant aux autres. Qu’il faut moins de libertés formelles
pour avoir plus de libertés matérielles.
C’est cette conviction renouvelée, ragaillardie, désormais invincible, qui empêche d’imaginer un
autre anniversaire que celui que nous avons eu, et quels qu’aient été les souhaits pieux pour que soit
« prise en compte, comme on dit en termes galants, la globalité de l’événement » : c’est-à-dire pour inté-
grer 1793 à la commémoration, comme l’accomplissement/dépassement de 1789, promesse des révolu-
tions futures. Au lendemain de la victoire de la gauche, avec les communistes au gouvernement, après
les déclarations du congrès de Valence, propos d’après boire électoral tenus par des vainqueurs incrédules
sur la lancée de leur vieille rhétorique, on a cru qu’il pourrait y avoir une autre commémoration. Rien
pourtant n’est moins sûr. Le parti socialiste de 1981 ne mettait déjà plus son espérance dans le rempla-
cement de la société bourgeoise par un système socialiste, avait perdu sa foi dans le but – la société
future – et le moyen – la révolution. Il ne fallut pas trois ans pour s’en aviser.
Le fait qu’à l’Est l’histoire entre à nouveau « en verve », comme disait Saint-Simon, confère un éclat
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supplémentaire à la défaite de l’idée révolutionnaire, mais ne fait qu’exhiber une réalité patente depuis
trente ans au moins. Il va pourtant donner un supplément de conviction à l’image que nous renvoient de
la Révolution les hommes qui ont vécu sous le régime communiste, l’ont défendu et le soutiennent
encore. Alexandre Tacovlev, le bras droit de Gorbatchev, a confié que « beaucoup de camarades
croyaient à la force purificatrice de la Terreur pour accélérer la création d’une société nouvelle », que
les vrais révolutionnaires ne doivent pourtant pas « faire un dieu de la Révolution », car « la seule révo-
lution qui convienne aujourd’hui est celle des consciences ». Comme toujours, c’est Georges Marchais,
avec l’audace théorique qui lui a déjà fait jeter par-dessus bord la dictature du prolétariat, qui vend la
mèche dans son éditorial de L’Humanité, le 14 juillet dernier, à propos des droits bourgeois : « Avons-
nous toujours accordé à ceux-ci la priorité qu’ils doivent avoir dans notre politique ? Sans doute pas.
Nous n’avons pas donné à la liberté la place qui doit être la sienne. » Et de souligner « cet étrange para-
doxe, qui devrait donner aujourd’hui à réfléchir aux historiens, c’est le parti communiste qui a qualifié
de bourgeoise cette liberté que nous voyons aujourd’hui la bourgeoisie fouler aux pieds ».
Dans le contexte pédagogique que donne au Bicentenaire l’actualité de 1989, comment célébrer de
la Révolution d’autres épisodes que ceux qui ont été retenus ? Comment honorer d’autres figures ? Com-
ment en particulier ériger en exemples ceux qui ont été, peu ou prou, compromis avec la Terreur ? Les
héros du Centenaire avaient été Carnot, Danton. Nous avons tous vu cet été dans nos voyages en France
frissonner sur les places les rescapés du Bicentenaire, les petits prunus ou les acacias grêles, touchants
arbres de la Liberté ; mais aucun autel de la patrie. L’idée nationale a perdu ses couleurs, et quand on
choisit Carnot et Danton comme incarnations de l’esprit révolutionnaire, ce ne peut être, comme l’a dit
le président de la République, qu’en « référence à un seul critère déterminant de l’histoire révolution-
naire, la guerre ». Il s’agit ici d’une citation historique, d’un exemple-illustration, pas d’un exemple-caution,
encore moins d’un exemple-élévation. Le Cent-cinquantenaire avait peiné à désigner ses héros : la
figure de Danton était alors en plein discrédit et Edouard Herriot, historien officiel de la célébration,
avait un tendre pour les girondins. Mais la pugnacité des extrêmes avait fait de Marat, de Saint-Just et
de Robespierre, soit dans l’exécration, soit dans l’adulation, les vedettes de l’anniversaire. Cinquante
ans après, ils continuent à diviser l’opinion. Ils ne sont toujours pas panthéonisables.
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Notre aversion à l’égard de la Terreur, en effet, est devenue telle que nous tenons compte à Danton,
terroriste, d’avoir été une victime de la Terreur et de l’avoir, même s’il était bien tard, dénoncée. Et
Robespierre ? Nous savons bien qu’il a été abattu par plus terroriste que lui, et par infiniment plus cor-
rompu. Mais voilà, il a mis la Terreur en sentences. C’est pourquoi les voix qui supplient le président
d’arpenter la crypte du Panthéon, rosé au poing pour Robespierre, n’ont aucune chance d’être entendues.
Même à Arras, où sa condition d’enfant du pays naturalise ses actes et ses paroles, où on a fait copier en
bronze le buste inauguré en 1933 et mis depuis au piquet dans une salle de l’hôtel de ville, le maire
socialiste ne sait pas très bien que faire de Robespierre. On sent qu’au lieu de l’installer au grand jour
de la place du Théâtre, où il serait bien voyant, chacun préférerait le mettre à l’ombre : sous les fron-
daisons du parc du lycée, très exactement.
Il n’est donc pas surprenant de voir élire aujourd’hui parmi les hommes de la Révolution ceux qui
peuvent être l’objet de l’assentiment collectif, parce qu’ils ont illustré, au-delà des enracinements par-
ticuliers, des différences de statut, de sexe, de religion, l’universalité des droits. Restitué, ou au moins
voulu le faire, leurs droits aux femmes, aux juifs, aux protestants, aux esclaves : Condorcet, Toussaint
Louverture, Grégoire. À vrai dire, même à ceux-ci il faudra donner un sérieux coup de brosse pour en
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faire les héros du consensus. Voyez Grégoire : les catholiques renâclent, on les comprend, à panthéoniser
l’évêque jureur, le champion raide d’une Église constitutionnelle qui avait été selon lui « étranglée » par
les femmes qui campaient aux portes des églises, réclamant qu’on leur rende l’éclat des ornements d’au-
tel et la musique des cloches : des femmes « crapuleuses et séditieuses », disait-il, ce qui n’est pas exacte-
ment évangélique. La promotion 1989 de panthéonisés illustrera une fois encore ce fait : qu’en révolution
il y a peu d’acteurs capables de rassembler sur eux l’ensemble des sympathies.
Dira-t-on par ailleurs que le choix des droits de l’homme illustre la timidité de l’époque, son inca-
pacité à célébrer autre chose que les grands principes, sa propension à fuir dans l’abstraction ? Qu’il
manifeste toujours le même recul de bonne compagnie devant les procédés révolutionnaires ? Aglaia
Hartig et Olivier Bétourné4 évoquent la bataille que les historiens « révisionnistes » auraient tôt enga-
gée pour empêcher la commémoration de 1793. Propos inutilement dramatisé, il n’y a pas eu l’ombre
d’une escarmouche : 1793 n’est pas commémorable. Au cœur même de la Révolution, lorsque Quatre-
mère de Quincy arrangeait son édifice commémoratif, ce Panthéon sur lequel, mieux que partout
ailleurs, elle a laissé sa marque, il déclarait que le monument créé par la Révolution ne devait pas être
celui de la Révolution ; qu’on pouvait y honorer son « règne » mais non sa « conquête ». Le propos n’a
pas pris une ride. Supposons pourtant qu’il soit possible de célébrer cette conquête orageuse. Le
devrions-nous ? Guizot, dans sa préface à la vie de Washington, a dit mieux que personne les conditions
d’une commémoration réussie : « Quand des faits anciens et respectés dirigent l’homme sans l’asservir
et le contiennent en le soutenant, il peut avancer et s’élever sans courir le risque de se laisser emporter
au vol téméraire de son esprit et s’engourdir de lassitude. » On tient ici le délicat point d’équilibre que
cherche à atteindre toute commémoration : à mi-chemin entre la répétition paralysante et la promesse
aventureuse, sous la libre inspiration d’un modèle respecté. Dans ce qu’il a eu de sanglant, 1793 ne nous
inspire ni respect ni élan.

4. Olivier Bétourné et Aglaia Hartig, Penser l’histoire de la Révolution, Paris, La Découverte, 1989.
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Il s’est donc agi du seul choix que permettait l’époque ; modulé différemment il est vrai selon les
hommes successivement chargés des festivités. Placé sous la bannière des Lumières, avec Michel
Baroin, qui disait vouloir célébrer « dans l’esprit de la Constituante ». Tiré avec Edgar Faure du côté
d’une fraternité œcuménique, bienheureusement nuageuse. Béni, enfin, par l’équanimité compétente de
Jean-Noël Jeanneney. Que leur a-t-il manqué à tous, pourtant, pour convaincre ? Une seule chose à mon
sens : de dire clairement les raisons de leur choix, dont on a pu croire qu’ils ne le choisissaient pas vrai-
ment. Le président de la République, que les milieux catholiques imploraient depuis des mois d’avoir
un mot pour les victimes, l’a prononcé sans équivoque. Il a dit être sensible aux malheurs de la Vendée,
à la tragédie des Carmes, au scandale d’une Terreur qui ne tenait pas tout entière dans les nécessités du
salut public. Mais je n’ai pas beaucoup vu répercuter ses propos dans la presse. À droite, on aurait assu-
rément préféré ne pas les lui voir tenir. À gauche, on a mieux aimé, dans le discours si exactement ajusté
du chef de l’État, entendre et retenir autre chose. Quant à Jean-Noël Jeanneney, je regrette qu’il ait mis
l’ongle dans une vieille et lugubre comptabilité, et seulement accepté, comme jadis Pierre Larousse, de
confronter quatorze mois de terreur révolutionnaire et une terreur de quatorze siècles. Cette balance,
avec dans un plateau le gibet et la roue, et dans l’autre la guillotine, où pour faire bon poids aux prêtres
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massacrés on convoque une fois de plus Damiens pour un interminable supplice, nous en rappelle tant
d’autres : morts guatémaltèques contre emmurés soviétiques, torturés chiliens contre déportés roumains,
folie cruelle d’Hitler contre cruelle folie de Staline. Rien de tel que ce tennis sinistre, qui renvoie inlas-
sablement la balle de l’exaction dans le camp d’en face, pour rendre insensible à l’injustice. Résistons
donc au discours par lequel on nous somme de mettre en regard la férocité d’Ancien Régime et la féro-
cité révolutionnaire et de comprendre celle-ci par la vitesse acquise de celle-là. Comprendre, nous vou-
lons bien. Mais justifier ? Mais aimer ? N’en demandez pas trop. Il eût fallu crier que ce n’est pas cela
que nous commémorons ; que si nous aimons la Révolution française, ce n’est nullement parce que, tout
compte fait, elle n’a pas été plus féroce que l’Ancien Régime.
Dire ces choses simples, c’était rendre possible aux Français de vivre ensemble l’anniversaire d’un
événement dont ils sont tous les héritiers. Ne pas les dire, c’était priver le Bicentenaire d’un lieu com-
mun, d’un sens commun. Pourquoi des hommes intelligents, informés et sincères, n’en ont-ils pas été
capables ? Il n’y a qu’une explication : la timidité persistante à l’égard d’une histoire qui s’est ingéniée
à occulter la Terreur, à la couvrir d’une définition décente (la dernière en date, celle de Claude Mazauric,
en fait « la mise en forme légale et administrative de l’intimidation des opposants à la Révolution fran-
çaise »5), à la réduire à n’être que l’autre nom de la guerre extérieure et intérieure, un processus inéluctable,
et au demeurant efficace. Sans doute un accent de déploration accompagne désormais tout discours sur
la Terreur, mais déplorer des « erreurs », vite fait bien fait, est un assez bon moyen de n’en pas rendre
compte. Bref ce n’est pas tant de la légèreté et du défaut de savoir qu’a souffert la commémoration, mais
d’une révérence à l’égard d’une histoire conventionnelle, forte d’un pouvoir d’intimidation qui survit
encore chez ceux qui ont appris l’histoire entre Mathiez et Soboul.

5. Claude Mazauric, « Terreur », in Albert Soboul, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, P.U.F., 1989.
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Commémorer n’est pas connaître. Ce n’est pas forcément méconnaître. Cet anniversaire, comme les
précédents, a fait lever une nuée de publications, de colloques, de rencontres. À tel point que leur sai-
sissante addition est souvent invoquée comme la preuve même d’une large discussion. Il y a eu en effet
de très bons livres, mais la musique du débat public, où personne n’a semblé écouter personne, a fait plu-
tôt l’effet d’une rengaine.
La résurgence d’une agressive histoire de droite a sans doute beaucoup fait pour immobiliser la dis-
cussion. Quelques historiens ont trouvé une source de jouvence pugnace dans le sentiment d’illégitimité
scandaleuse que leur procurait l’incroyable victoire de la gauche. Et celle-ci, à son tour, s’est empres-
sée d’oublier le contenu de leurs arguments, sans un regard pour une « histoire de l’anathème ». Sous
l’outrance allègre et provocatrice du propos, il y avait pourtant dans le discours de Pierre Chaunu6 un
refus digne d’une vraie attention : la protestation, au nom de la continuité des temps et de la solidarité
des espaces, contre les deux idées grossières qui lui paraissaient faire le fond de la célébration : que
l’histoire de France commence en 1789 ; que la liberté et l’égalité sont des spécialités nationales. L’idée
forte de Chaunu est que l’initial n’est jamais simple, que dès l’origine l’homme est immergé dans la
complexité d’une société qui lui préexiste, dont les usages et les habitudes composent le plancton lumi-
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neux et dense hors duquel il ne peut vivre. Ce n’est pas une idée neuve, Burke a sur-le-champ bâti sur
elle son rejet, les anniversaires la font toujours resurgir : en 1889 déjà l’Œuvre des cercles catholiques
avait entrepris de dresser un état de la France de 1789, destiné à mettre en évidence l’aberration de la
table rase. Elle vaut pourtant encore qu’on en débatte. Peut-on, comme le dit Pierre Chaunu, réduire
1789 à la requête d’une « multitude d’ajustements de détail » ? Tout ce qui est longuement enraciné est-
il de facto justifié ? La légitimation par l’ancienneté de la tradition suffit-elle à établir le droit ?
On pouvait aussi demander à Pierre Chaunu de mieux argumenter son sentiment à l’égard des droits
de l’homme. C’est au nom de ces droits bafoués qu’il réclame justice posthume pour la Vendée. Mais
c’est plus spontanément encore que la critique des droits vient sous sa plume, tant pour lui l’individu des
droits est – comme il l’est chez Marx – le membre imaginaire d’une souveraineté imaginaire, une illu-
sion menteuse et morose, un triste individu, vraiment. Les droits que Pierre Chaunu révère, ces droits
réels bien plantés dans la glèbe concrète des existences, n’empêchent-ils pas, précisément, de prêter au
droit une fonction critique ? Si les êtres n’ont pas les mêmes fins, si leurs droits n’existent que rappor-
tés à ces fins, et si on spécifie donc le contenu du droit, comment brandir encore cette arme contre le
droit positif ? Là-dessus on aurait pu ouvrir un débat, bien loin d’être frivole.
En lieu et place de ces vraies questions, nous avons entendu moudre le moulin à prières : le mar-
monnement inlassé de deux formules, toujours les mêmes. La première, « la Révolution est un bloc »,
nul n’ignore plus qui l’a signée. Malheureux Clemenceau ! Il l’a lâchée dans une discussion en elle-
même fort suspecte puisqu’il s’agissait de l’interdiction d’une pièce supposée injurieuse pour la Révo-
lution. La Chambre, ce 26 janvier 1891, avait entendu Reinach – dans une intervention injustement
oubliée – plaider à la fois pour la liberté de l’art dramatique et contre l’orthodoxie de l’histoire révolu-
tionnaire. Les insulteurs de la République, disait-il, sont précisément ceux « qui voudraient faire prendre
le tribunal révolutionnaire pour la Révolution ». Là-dessus Clemenceau bondit pour la fameuse repartie,
que nous ne citons du reste plus qu’à demi : « La Révolution est un bloc dont on ne peut rien distraire

6. Pierre Chaunu, Le Grand Déclassement, Paris, Laffont, 1989.


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parce que la vérité historique ne le permet pas. » Fort loin d’assumer la Terreur « comme un fait dou-
loureux » – version dévote de Régis Debray – Clemenceau l’avait insolemment agitée sous le nez des
ennemis du jour, selon lui « toujours les mêmes », ces « dantonistes inattendus qui ont surgi tout à coup
de ce côté-ci de la salle » (le côté droit), avec une impudente bonne humeur. Rien ne l’aurait davantage
étonné, j’imagine, que le succès théorique et posthume fait à sa provocante muleta.
La longue tendresse montrée à ce propos d’assemblée dignifié en vérité métaphysique vient des faci-
lités qu’il offre aux deux extrêmes, dont Janet, voici cent ans, avait souligné la symétrie : « Les uns
condamnent le but parce qu’ils le confondent avec les moyens. D’autres, plus insensés encore, admirent
les moyens parce qu’ils le confondent avec le but. » Or, comme chacun le sait pour peu qu’il se soit inté-
ressé à la Révolution française, l’événement n’est un bloc ni pour ceux qui le pensent ni pour ceux qui
le vivent. Pour ceux qui le pensent et refusent donc de se laisser intimider par la masse de l’événement :
interpréter, c’est faire le détail. Pour ceux qui le vivent, fort conscients du divorce entre les grands prin-
cipes et le cours des choses, eux-mêmes du reste auteurs de ce découpage calendaire qui fend en deux
l’étoffé révolutionnaire. On peut plaider l’unité du phénomène révolutionnaire. Mais à condition d’en
avoir préalablement distingué les phases ; surtout, sans se sentir tenu de lui accorder ce quitus moral que
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toute une gauche a réclamé, au nom du « bloc ».
Le cœur, pourtant, n’y est visiblement plus. Seule la droite trouve encore son compte à prétendre
que, de la nuit du 4 Août aux massacres de Septembre, tout se tient dans la Révolution française. L’his-
toriographie jacobine continue à épingler à son chapeau cette vieille cocarde, toujours « son principe et
son point de rassemblement »7 (Mazauric). On sent pourtant qu’elle a commencé à l’épousseter discrè-
tement. Nous avons ainsi successivement entendu dire que la Révolution n’est pas un bloc mais un tout,
qu’elle n’est pas un tout mais un mouvement, ou encore qu’elle est bien un bloc mais que ce bloc a des
« facettes ». Consciente de ramer à la fois contre le courant – 82 % des Français estiment qu’il y a plu-
sieurs révolutions dans la Révolution –, et contre son propre travail historique, elle ne tient plus –
Michel Vovelle l’a dit – à se laisser enfermer dans cette équivalence réductrice. À moins que – recours
ultime – elle n’opte pour la version élastique qu’a proposée Claude Nicolet. La Révolution est un bloc,
parce qu’« il a fallu vivre et comprendre tous les actes de la pièce », parce « que tout y a été dit, essayé,
esquissé » 8. À ce compte, la Samaritaine aussi est un bloc. Rien ne dit mieux, en dépit des pages noir-
cies, la formule éreintée : un grigri.
L’autre mot de passe a meilleure mine. « La Révolution n’est pas terminée », cela se dit et se redit
sur un air de vaillance, parfois même avec un mouvement de menton assez fiérot : « Elle n’est pas et ne
peut pas être terminée. » Celui qui a inventé le prototype, sous sa forme positive, devrait bien réclamer
des royalties, car il a fourni pour longtemps de la copie aux journalistes et des idées à ceux qui n’en ont
pas. Le sens du propos de François Furet, exprimé dans Penser la Révolution française, était parfaite-
ment clair. Il s’agissait d’abord de revendiquer pour les historiens de la Révolution le droit d’entrer en
histoire sans avoir à montrer la patte blanche, rouge ou bleue de leur opinion : avec la distance que sup-
pose toute recherche et qui est la politesse élémentaire de l’historien. Une proposition plutôt modeste.
Il s’agissait encore de saluer un crépuscule : celui de l’espoir mis dans l’organisation étatique du bon-

7. Claude Mazauric, « La Révolution dans les processus d’acculturation politique des Français contemporains », in
L’Image de la Révolution française, op. cit.
8. Claude Nicolet, « Faut-il larguer la République ? », in Le Monde diplomatique, n° 423, juin 1989.
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heur collectif. Si la Révolution française est terminée, c’est que nul ne croit plus à ce qui fut sa foi cen-
trale : qu’on transforme la société par décrets et qu’on peut appuyer cette transformation par la terreur.
Scepticisme désormais bien partagé. Entre « La Révolution française est terminée » et « La Révolution
française ne sera pas recommencée », proposition qu’on doit à Maurice Agulhon, quel dieu verrait la dif-
férence ? La seconde, accotée, il est vrai, au « respect des grands accomplissements du passé », mais
néanmoins fermement conclue sur « le refus d’y puiser des modèles »9, est tout environnée de déférence.
Autour de la première en revanche ont fleuri les interprétations sans bienveillance, qui prêtent à son
auteur des intentions mauvaises, sur le simple parfum réactionnaire flairé sur le mot « terminer ».
De toutes, la plus simple consiste à lui faire dire que toute histoire est désormais close, propos trop
grossier pour mériter réfutation. Une autre, à peine moins rustaude, à lui prêter le sentiment selon lequel
l’historiographie de la Révolution se boucle définitivement sur ses propres livres : un comble pour un
auteur qui souligne l’énigme persistante du phénomène révolutionnaire. Une autre, qui a encore de
beaux jours devant elle, fait de la formule le fer de lance d’une stratégie mûrement réfléchie. Furet, ayant
eu l’esprit de constater que pour nos concitoyens la Révolution est un patrimoine à contempler et non
plus une incitation à refaire, aurait imaginé cette sentence-choc « dont la force est de coller à la vision
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commune ». Le résultat, selon Patrick Garcia et Yannick Bosc, c’est une Révolution « refroidie, assa-
gie, muséifiée ». Bref, « le positionnement de la Révolution au centre gauche est conforme à l’idée d’une
Révolution porteuse de justice et libérée du poids de son processus »10. En quoi une Révolution
conforme à l’idée de justice est-elle « assagie » ? C’est le mystère de ce ramage. Une autre interpréta-
tion enfin fait un crime à Furet d’avoir tenu boutique de munitions pour la droite (celle-ci, supposée
débile, attendait une « brèche » pour pouvoir s’y ruer et tendait la main pour mendier la « menue monnaie »
de l’argumentation furetienne11). Ses thèses, disent gravement Hartig et Bétourné, sont « utilisables »
par les adeptes du génocide franco-français. Combien de temps, combien d’affreux exemples faudra-t-
il pour établir qu’un propos « utilisable », c’est-à-dire joyeusement exploité par la réaction, ne cesse pas
pour autant d’être tristement vrai ?
On touche ici à la raison majeure qui a empêché le débat de seulement naître : l’indifférence ennuyée
montrée aux idées, jointe à la curiosité allumée par leur généalogie. Des propositions de Furet – car s’il
est au centre de la polémique, c’est que ses adversaires ont mieux œuvré encore que les média pour le
« positionner », comme ils disent gracieusement, au milieu de la scène – qu’a-t-on cherché à discuter ?
Il a paru plus simple de lui prêter des arrière-pensées que des pensées. Rien qui immunise mieux contre
les surprises d’un débat que ce vieux truc d’escamoteur : ne jamais entrer au vif d’une argumentation,
mais en reconstituer les entours, ou, comme ils disent encore, « les conditions extérieures de produc-
tion ». La pensée alors, privée de toute agilité autonome, gît là, entièrement captive de la biographie, du
moment, du rapport de forces, des buts poursuivis, si démunie, si prévisible, qu’on la tient enfin.
De la biographie. Être « fils de directeur de banque », lié aux milieux branchés de l’intelligentsia
parisienne (car dans ce registre tout tourne vite au commérage pauvre), c’est une mauvaise affaire.
Comment pourrait-on alors tenir un autre discours que celui de la « bourgeoisie intellectuelle » ? Tant il

9. Maurice Agulhon, « En avant les idées », in Armées d’aujourd’hui, n° 138, mars 1989.
10. Yannick Bosc et Patrick Garcia, « La perception de la Révolution française à la veille du Bicentenaire », in L’Image
de la Révolution française, op. cit.
11. Argumentation fort répandue. Qui veut en lire une version particulièrement malintentionnée peut se référer à
François Dosse, « Furet l’embaumeur », in Politis, 25 nov. 1988.
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est vrai qu’un historien ne saurait traduire « que la classe à quoi il appartient ou au service de laquelle
il s’est placé ». Deux propositions dont leur auteur, Philippe Gut, ne semble pas voir qu’elles s’annulent12,
mais qui ont la commodité de pouvoir faire tout servir à la disqualification. Il n’est pas jusqu’à un séjour
éclair au parti communiste qui ne constitue une circonstance terriblement aggravante. Un passage bref
suppose un homme désabusé, un homme désabusé suppose un croyant d’hier et sur le croyant s’est donc
définitivement imprimée la marque de la foi stalinienne. Trente-cinq ou quarante ans passés sous la
faucille et le marteau constituent en revanche une bien meilleure configuration. En avoir tant vu, en
être si souvent revenu, n’avoir à aucun moment rompu, suppose qu’on n’ait jamais rien cru. Le stali-
nisme a glissé comme une eau pure sur les plumes de ces canards persévérants qui peuvent donc,
comme Hartig et Bétourné le disent exquisément d’Albert Soboul, « pratiquer l’insubordination dans
une fidélité sans faille »13.
Mauvaise bio, donc. En revanche, moment parfait pour publier de gros livres, pavés balancés à point
nommé sur la barricade du Bicentenaire, avec un ajustement à la circonstance qui dénonce une sagacité
scélérate (la date du Bicentenaire aurait-elle été tenue secrète pour ses adversaires ? Que faisaient-ils,
au temps chaud ?). Autrefois, nous avons tous appris à rapporter la vérité d’un propos au moment où il
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est proféré. Rend-on un hommage admiratif à Marx ? Ce n’est pas un hasard, mais un coup de chapeau
adapté « aux conditions politiques du Bicentenaire » (Hartig-Bétourné). Égratigne-t-on l’histoire uni-
versitaire de la Révolution ? Ce n’est pas un hasard non plus, au moment même « où se dégrade l’image
du corps enseignant dans l’opinion publique » (E. Guibert-Sledziewski14). Pour saisir aux cheveux de
telles occasions, il fallait un « professionnel de la guerre idéologique » : toujours Elisabeth Guibert, qui
s’est mise en marche derrière le clairon de l’idiome militaire et dont la vaillance s’emploie à détermi-
ner combien la troupe adverse possède de divisions.
Enjeux détestables enfin. Car à quoi servent ces gros livres ? À leur auteur bien sûr, qui à travers eux
fait la revue de ses réseaux, compte ses affidés, assure son hold-up sur « la plus grosse part du gâteau
commémoratif ». Mais il y a un but plus sournois encore dont Claude Nicolet a découvert l’ampleur
néfaste en lisant le Dictionnaire critique de la Révolution française : l’invitation faite aux lecteurs
« d’avoir à se fondre dans une République américano-atlantiste »15. Dans quels articles du Dictionnaire
cette injonction est-elle lisible ? Nulle part évidemment, les auteurs n’auraient pas eu l’ingénuité d’un
tel aveu. Qu’est-ce donc alors ? Eh bien l’accent, le ton, le timbre qui font flotter un « certain malaise ».
Touche jésuitique, celle-ci, qui, sous cette plume, m’amuse bien.
D’où viens-tu ? D’où parles-tu ? À quoi, à qui sers-tu ? Sur quel ton le dis-tu ? Et pourquoi jamais
que dis-tu ? On peut traverser ces textes sans même comprendre de quoi parlent « le Dictionnaire cri-
tique » et La Révolution 1770-1880. Selon Claude Nicolet, le « malaise » diffusé par le Dictionnaire ne
tient pas à la dimension essentiellement politique qu’il donne à la Révolution, mais à la confusion
hypocritement entretenue entre le politique et l’« imaginaire ». Or rien dans le Dictionnaire n’autorise
une telle conclusion. Le livre fait très peu de place à l’histoire des mentalités, très peu encore à l’histoire
symbolique. Imaginaire, la souveraineté nationale ? On y détaille les lourdes conséquences, bien réelles,
du principe d’indivisibilité de la souveraineté, gros du droit du peuple à s’insurger (comme au

12. Philippe Gut, L’Humanité, jeudi 1er déc. 1988.


13. Olivier Bétourné et Aglaia Hartig, op. cit.
14. Élisabeth Guibert-Sledziewski, « La stratégie Furet », in Raison présente, n° 91, 2e trimestre 1989.
15. Claude Nicolet, op. cit.
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10 août 1792) ou à purger le corps représentatif (comme au 31 mai 1793). Imaginaire, l’obsession péda-
gogique ? Non seulement le Dictionnaire la met au cœur des institutions scolaires de la Révolution, mais
de toutes celles qu’elle a créées pour former l’adulte aussi bien que l’enfant. Comment enfin affirmer
qu’un tel livre invite à « larguer » les principes de la Révolution, quand il déclare d’entrée de jeu que
nous vivons toujours dans le monde qu’elle a ouvert ? Mais tout cet explicite compte peu, pour celui qui
aborde l’ouvrage les yeux fermés à ce qu’il dit, et rivés au contraire au lieu méphitique d’où il est censé
venir, « les rives du parisianisme le plus distingué ».
Cette indifférence superbe à l’égard du contenu, Hartig et Bétourné en livrent la raison : on ne peut
« se contenter d’appliquer à ces travaux les critères historiographiques classiques. S’attacher aux ressorts
internes de chaque ouvrage ou de chaque article ne permet pas d’en épuiser le sens ». C’est commode,
bien plus vite expédié, ça dispense de franchir le massif des pages. En effet, ajoute Jacques Guilhaumou16,
« leur évaluation scientifique est difficile ». Pourquoi une telle perplexité ? En raison de leur « surinves-
tissement médiatique », à la fois brouillard, brouillage, embrouille. Alouette aveuglée par les media,
Jacques Guilhaumou ne sait-il plus lire ? Mais justement, il n’en a plus envie. La Révolution française est
triste, hélas, quand on lit trop de livres. Foin donc de l’historiographie, dont l’écorce épaisse étouffe le
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tronc de la Révolution ; allons droit au cœur du bois, au rugueux et authentique contact de l’archive, à la
vérité vraie enfin, « la parole anonyme du jacobin obscur ». Pourquoi pas l’archive et l’histoire ? On ne
sait pas. On retiendra que l’injonction d’avoir à abandonner les livres est mise hardiment sous le patro-
nage d’Hanriot qui, aux Cordeliers, avait lancé : « Brûlons nos bibliothèques17 ! »
La logique de cette argumentation consisterait à absoudre de leurs propos des auteurs qui sont les
purs instruments de la nécessité bourgeoise, support d’intérêts qui les dépassent infiniment. Mais cela
priverait leurs adversaires des satisfactions qu’ils ont à imaginer derrière la toile un machiniste roué. On
les voit donc godiller sans principes de la ruse de la raison aux raisons de la ruse. Imaginer un historien
qui n’a pas la maîtrise de ses énoncés mais assez de puissance pour impressionner « les praticiens des
sciences humaines et sociales » et dévaloriser un immense programme « auprès des jeunes chercheurs ».
Jacques Guilhaumou ne parierait pas un sou, on le sent, sur la recherche de ce bataillon de trembleurs.
Les gardiens de l’orthodoxie, pourtant, sont fatigués ; ils n’ont plus qu’une règle molle pour taper sur
les doigts rebelles. Ils ne digèrent plus la Terreur avec l’entrain d’autrefois, ils savent qu’il faut la faire
passer. Ils ne sont plus trop épris du vieux modèle, mais ils n’en sont pas dépris non plus. Ils ne pratiquent
plus guère mais à tout hasard ils veulent encore toucher leurs amulettes. Ils rédigent des ordonnances dés-
enchantées. Hartig et Bétourné, contempteurs retournés in fine en suiveurs, proposent bonnement de
reprendre le programme d’une histoire politique trouvée chez Furet, mais en y mettant plus « d’esprit
de suite ». Ce n’est pas la potion-miracle. Pas plus que l’idée venue à Michel Morineau : réhabiliter la
« continuité la plus simple », considérer « un événement successeur d’un autre, une année après la pré-
cédente, avant la suivante, rétablie sans pétition de principe, mais sans refus a priori d’une logique ou
d’un aléa... »18. Des chronologies de la Révolution, il y en a déjà beaucoup, le premier tome des Ora-
teurs de la Pléiade en contient une excellente pour la Constituante. C’est pourtant ce programme élé-

16. Jacques Guilhaumou, « L’historiographie de la Révolution française existe : je ne l’ai pas rencontrée », in Raison
présente, op. cit.
17. Ibid.
18. Michel Morineau, op. cit.
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mentaire, exigé de tout étudiant de licence, dans lequel Michel Morineau met son espérance : « un bel-
védère épistémologique », à l’en croire. De là-haut, c’est sûr, le souffle va nous manquer.
Alors, une commémoration sans aucun bénéfice intellectuel dérivé ? Non, pas tout à fait. Elle a permis
de recenser les questions qui seront l’objet des futures discussions. Et les voici, en vrac : est-il pertinent,
ou non, de remettre le projecteur sur les doctrines, les débats, les idées, le discours de la Révolution sur
elle-même ? Peut-on, en le faisant, considérer qu’on n’a pas renoué pour autant avec la vieille histoire
intellectuelle des sources et des influences ? A-t-on quelques raisons, au-delà de tous les commentaires
désobligeants, de mettre au centre des problèmes posés par la Révolution française, celui des rapports
entre démocratie et despotisme ? Est-il juste de considérer l’instance politique comme autre chose
qu’une efflorescence tardive et masquée de l’économique ? Lorsqu’on sera sorti des gloses rafistoleuses
du Bicentenaire, il faudra bien y revenir. Ce sont ces questions qu’il faudra examiner, critiquer, analy-
ser. Donc « réviser ». Beau mot à réhabiliter, tant il est vrai que l’histoire est révisionniste, ou n’est pas.


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Pour le moment, nul n’a pu trancher vraiment la question de savoir si le Bicentenaire a révélé l’en-
gouement des Français pour leur Révolution ou au contraire l’engourdissement de leur esprit civique. La
première raison de cette incertitude est qu’on ne peut la lever en arguant du nombre des manifestations :
le nombre est l’indicatif nécessaire, mais pas toujours suffisant de la ferveur, et celle-ci n’est pas forcé-
ment dans la dépendance de celui-là. Les comptes rendus des fêtes, cet été, ont submergé la presse de pro-
vince et ils supposent une énorme participation : il a bien fallu des volontaires pour coudre les costumes,
répéter les bouts de rôles, apprendre des hymnes oubliés et réciter la Déclaration des droits. J’entends
d’ici les voix grincheuses, répétant, après Jean Guéhenno il y a cinquante ans, que dans cette mascarade,
« nul n’ignorait qu’il était déguisé ». Une passion du costume d’époque a semblé en effet habiter les
Français, jusqu’à prendre prétexte du Bicentenaire pour mêler les temps et les figures, le Moyen Âge et
la Révolution, les heaumes et les bonnets phrygiens19. L’argument pourtant ne me convainc guère. Ceux
qui font la fête n’ignorent pas que sa loi est de prendre fin quand le soir est venu. Ils ne confondent
jamais, en dépit des commentaires gauchistes, la commémoration révolutionnaire avec la journée révo-
lutionnaire, dont à l’inverse on ne sait jamais si elle finira, et comment. Et que voulait-on donc qu’ils
fissent, les sans-culottes et les tricoteuses d’un jour ? Ils savaient si bien leur geste non subversif et leur
révolution « pacifique », comme le titrait le journal du lendemain, qu’ils ont parfois promené la guillo-
tine dans leurs cortèges. Débonnaire, la presse locale commentait : « La guillotine est de sortie. » Voilà
qui eût été inimaginable en 1889. Quand la guillotine fait une pause au carrefour, entre l’horloge et la
fontaine, juste avant le cracheur de feu tricolore et après la course en sac des aristos, et qu’une Marie-
Antoinette enrubannée la mène comme à Trianon ses agneaux, c’est qu’on la sait décidément décorative.
Signe que les Français sont contents d’honorer leur Révolution, sans terreurs incongrues ni transe mys-
tique. Bref sans en faire une affaire, encore moins une cause. Il faut déplorer cette tranquillité ? Je veux
bien. Mais sans oublier que sur elle la gauche a parié... et gagné ; Entre l’apathie et la paisible sympathie
montrées à l’anniversaire par nos concitoyens, si nous ne savons pas bien où faire passer la frontière, c’est

19. La Dépèche du Midi, lundi 21 août 1989.


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aussi que les organisateurs avaient choisi la carte de l’initiative locale. Il y a donc eu une profusion de mani-
festations, et peu de visibilité d’ensemble. Mais cette décentralisation a contribué elle-même à l’apaisement
du débat. Ayons seulement un regard sur la manière dont le plus grand quotidien de l’Ouest a rendu
compte des fêtes et sur le remarquable numéro spécial qu’il a consacré à la Révolution. L’éditorial
d’Ouest-France, signé Roger Dupuy, annonce la couleur : il s’agit d’aider à connaître, « à ramener à la
conscience claire ce qui tient, soit de la fidélité irraisonnée, soit du rejet de principe ». Le journal, qui
décrit la Révolution française comme une réalité complexe et contrastée, n’en appelle pas moins au ras-
semblement autour d’elle. Son courrier des lecteurs publie des lettres vendéennes qui demandent qu’on
aborde ces années dans un esprit de réconciliation plus que de rancœur et réclament justice pour toutes
les victimes. Volonté de mieux connaître ou désir de mieux célébrer, les expositions, les conférences et
les fêtes ont tiré leur élan de ces simples mots : cela s’est passé chez nous. « Il était une fois Recloses »,
ou Lavergne, ou Guipavas, titraient les programmes des comités de fêtes. Il s’est agi de rendre hommage
aux siens, de quelque camp qu’ils aient été, aux lieux mêmes où ils avaient vécu, autour du témoignage
obscur et muet que délivrent la grotte, le pâtis, le moulin et le chemin creux. Tragédies, affrontements,
drames disparaissent alors dans le consentement à un destin collectif : moins sans doute parce qu’ils sont
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vus à travers le voile embellissant du temps passé que parce qu’on les circonscrit à l’intimité réconfor-
tante d’un espace cent fois parcouru et partagé. Bleus et Blancs ne font peut-être pas ensemble d’excel-
lents Français ; mais de bons Bretons, de bons Lyonnais sûrement. Il y a quelque chose de paradoxal
dans ce mouvement d’authentifïcation par un lieu : on y apprivoise le message de la Révolution en passant
par la Lorraine ou la Provence, à travers cette particularité des terroirs qu’elle a si vigoureusement com-
battue. Hommage du vice à la vertu dirait Pierre Chaunu, revanche des groupes concrets sur l’abstraction.
Je n’en suis pourtant pas sûre. Ce qui a beaucoup pâli, c’est l’idée de la Révolution comme événement
national : il y a eu très peu de chauvinisme dans notre Bicentenaire. En revanche, on a voulu d’un côté
retrouver les bouleversements apportés par la Révolution dans une région particulière, et on a de l’autre
salué l’événement universel.
Ce qui le prouverait aussi, c’est l’émergence d’une nouvelle race de contestataires de la Révolution.
Ne les confondons pas avec les intégristes, ceux qui devaient le 15 août apporter au Bicentenaire la
réponse de « la France traditionaliste, monarchiste et catholique » et qui avec leurs 7 000, 10 000,
50 000 participants (?) ont de toute manière fait une démonstration d’impuissance (et montré aussi que
ce qui fédère les militants du Front national, ce n’est pas l’histoire des luttes franco-françaises). En
revanche dans toutes les conférences de province, des groupes toujours attentifs, toujours sérieux, sou-
vent rudement réduits au silence par la salle, levaient des mains studieuses pour demander qu’on leur
explique les raisons de l’exécution du roi ou l’opportunité de la loi des suspects. Non pas au nom de la
critique des droits mystificateurs. Bien au contraire, en se rangeant sous la bannière des droits de
l’homme. Tenant pour évident, avec Philippe de Villiers, que la guerre vendéenne a été un combat pour
la liberté, l’égalité, une insurrection des droits. Là me paraît être une des originalités de ce Bicentenaire.
Critiquer la Révolution, pendant longtemps, ça a été protester contre les droits tronqués que la Consti-
tuante n’avait déclarés que pour les accorder à demi, les refuser aux citoyens passifs, aux femmes et aux
esclaves. Mais on peut aussi critiquer la Révolution pour avoir, à partir de 1793, tout à fait renoncé à fon-
der la République sur la loi. Nouvelle infidélité aux droits, plus décisive que la première. Là il s’agis-
sait d’une application incomplète des droits, ici d’une suspension délibérée du droit. Or c’est celle-ci,
aujourd’hui, qui paraît le vrai scandale. Elle ne fait pas surgir des contre-commémorants, mais des non-
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commémorants, qui partagent désormais avec les commémorants des valeurs identiques. Sur l’exemple
du Bicentenaire vécu en Vendée, Jean-Clément Martin20 écrit qu’il s’agit non d’une contre-France, plu-
tôt d’une autre France. Mais s’il est vrai que c’est sur le terreau des droits de l’homme que pousse une
nouvelle résistance à la Révolution française, on regrette d’autant plus de n’avoir pas entendu un dis-
cours moins timoré et plus clair. Il ne devait pas être si difficile de rallier ces hommes. De faire com-
prendre que l’enjeu ici ne tient pas dans les péripéties, que le sens déborde l’exactitude historique, et que
la lettre s’efface devant l’esprit. Que ni les embardées de la Révolution dans le despotisme ni son arri-
vée dans le césarisme ne parviennent à porter témoignage contre la gloire de son départ.

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20. Jean-Clément Martin, « L’autre France », Le Monde de la Révolution, n° 9.

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