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La commémoration : illusion ou artifice ?

Philippe Raynaud
Dans Le Débat 1994/1 (n° 78), pages 99 à 110
Éditions Gallimard
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070737185
DOI 10.3917/deba.078.0099
© Gallimard | Téléchargé le 26/03/2024 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 195.221.71.72)

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Philippe Raynaud

La commémoration :
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En 1987, les Américains ont commémoré la rédaction de leur Constitution, pendant que les
Français célébraient le millénaire capétien. En 1988, le souvenir des événements de mai-juin 1968
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a été l’objet d’une célébration qui, pour ne pas être officielle, n’en fut pas moins ardente. Le bicen-
tenaire de la Révolution française a dominé les années 1988-1989. 1990 a été l’année De Gaulle ;
1991 est l’année Mozart ; 1992 fut celle de la commémoration (d’ailleurs problématique) de la
découverte de l’Amérique.
À en juger par cet inventaire, on pourrait penser que la vie politique et culturelle des sociétés
contemporaines est de plus en plus rythmée, voire dominée par des commémorations nombreuses,
variées, emphatiques. D’un autre côté, nombre de nos contemporains sont portés à déplorer la perte
du sens du passé ou la faculté d’oubli qui caractériseraient les sociétés d’aujourd’hui. Tel serait donc
le paradoxe des commémorations dans la politique contemporaine : elles seraient à la fois omni-
présentes et inopérantes. On aurait tort, cependant, de s’en tenir ici à une opposition trop simple entre
un monde traditionnel, respectueux du passé, et un monde moderne, soucieux seulement du présent
et de l’avenir. Il n’est pas impossible, au contraire, que les sociétés modernes soient d’autant plus
portées à revenir sur leur passé que ce retour est pour elles le moyen de la redéfinition permanente
d’une identité toujours disputée, voire contestée.
Partons d’abord des définitions consignées dans les dictionnaires les plus courants. La commé-
moration, c’est en premier lieu la cérémonie destinée à rappeler le souvenir d’une personne ou
d’un événement. C’est plus spécialement, pour l’Église, la fête des Morts, le 2 novembre. C’est enfin,
plus généralement, l’effort accompli pour perpétuer le souvenir. L’étymologie atteste l’origine
religieuse du terme et indique l’idée d’un lien entre les hommes, fondé sur la mémoire.
Si je devais risquer une formule pour caractériser sa place particulière dans l’univers politique
moderne et contemporain, je dirais qu’elle est d’autant plus importante que nos sociétés se com-
prennent comme des sociétés historiques, qu’elles se veulent laïques et qu’elles ont le souci, ou du
moins la prétention, de se fonder sur une connaissance exacte de leur passé.

L’origine de ce texte se trouve dans un sujet de leçon donné à l’agrégation de science politique en 1991. Pierre Nora, dont
le séminaire portait alors sur « Les commémorations », me fit l’amitié de me demander d’y présenter les résultats de cet exer-
cice ; c’est cette version adaptée que publie Le Débat.

Philippe Raynaud est professeur de science politique à l’université de Lille II. Le Débat a récemment publié : « No
smoking » (n° 62, novembre-décembre 1990), « De la tyrannie de la majorité à la tyrannie des minorités » (n° 69, mars-
avril 1992), « Le juge et la communauté » (n° 74, mars-avril 1993).
Cet article est paru en janvier-février 1994, dans le n° 78 du Débat (pp. 104 à 115)
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Ces sociétés se comprennent comme historiques. Cela ne signifie pas seulement qu’elles se
réfèrent au passé ; cela veut dire surtout qu’elles tendent à se comprendre comme issues d’une
rupture opérée volontairement par les hommes eux-mêmes et ouvrant sur un avenir indéterminé. C’est
pourquoi, parmi les événements commémorés le plus volontiers, on trouve les œuvres de pensée
porteuses de l’esprit moderne, les révolutions, les indépendances nationales, les fondations réussies
de régimes politiques.
C’est précisément parce que l’imaginaire moderne fait une si large place à l’action volontaire,
délibérée, instituante des hommes, que les sociétés où il est actif tendent à se considérer comme
laïques. Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’idée de la liberté humaine ait été absente dans les so-
ciétés antérieures, ni que les nôtres ignorent les convictions et les passions religieuses. Cela signi-
fie simplement que les principes de légitimité qui se sont diffusés depuis deux siècles – qu’il s’agisse
de la nation, de la souveraineté de l’État ou de la liberté des individus – supposent tous un minimum
de neutralisation politique de la religion. C’est pourquoi on commémore en premier lieu les signes
de l’émancipation des hommes à l’égard de la religion ; mais, en même temps, la symbolique et les
rituels des commémorations évoquent irrésistiblement l’image de la religion à travers ce qu’il est
juste d’appeler la religion civile.
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Cette émancipation, voulue ou proclamée, à l’égard de la religion, explique enfin l’importance
que les sociétés modernes accordent à la connaissance exacte ou scientifique du passé. Les événe-
ments commémorés doivent pouvoir être datés et leur historicité doit pouvoir être établie par les voies
indirectes de la preuve historique et non pas simplement par la continuité de la tradition. De là,
d’abord, l’âpreté des controverses sur la nature et sur l’étendue de ce qui peut être l’objet d’une com-
mémoration civile. De là, aussi, le lien de plus en plus étroit entre les commémorations et la recherche
historique : celle-ci permet de mieux déterminer le sens et la portée des événements commémorés,
mais elle permet également la mise en forme des controverses, des divisions, voire des affrontements,
dont les commémorations sont l’occasion.
Au cœur des pratiques contemporaines de la commémoration, il y a donc bien rupture avec la
tradition et non pas assujettissement au passé.
Essayons, de ce point de vue, de comparer les modes de commémoration issus des principales
révolutions modernes.
La première, qui passe pour la plus modérée et la plus respectueuse de la religion et de la tradition,
est la révolution anglaise, la Glorieuse Révolution de 1688, dont le but proclamé était la restaura-
tion des « libertés anglaises ». Or, précisément, de tous les grands États modernes, le Royaume-Uni
est peut-être le moins porté à la commémoration. Le tricentenaire de la Glorieuse Révolution et du
Bill of Rights y a été fort peu célébré, les fêtes civiles y sont peu nombreuses et, d’ailleurs, il n’y a
pas là de fête nationale proprement dite.
Les États-Unis, quant à eux, sont clairement nés du choix des colons, proclamant leur indépen-
dance et établissant une constitution au terme d’une délibération politique. Même si les croyances
religieuses antérieures sont vivaces, ce processus délibéré et dans son fond laïc de création politique
est cependant l’objet de commémorations nombreuses dont la permanence et les succès permettent
aux meilleurs historiens et sociologues de parler d’une véritable « religion civile » américaine1.

1. Robert N. Bellah, « La religion civile aux États-Unis » (trad.), Le Débat, n° 30, mai 1984.
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La Révolution française se distingue à la fois par l’ampleur de ses ambitions (recommencer


l’histoire humaine) et par la violence de son conflit avec la religion héritée, mais elle a donné lieu
d’emblée à une extraordinaire profusion de célébrations commémoratives dont la fête de la Fédé-
ration n’est même pas la première. Dans la tradition républicaine ultérieure, la ferveur s’est d’ailleurs
nourrie de la radicalité de la rupture initiale, en même temps qu’elle était ravivée par les dissensions
sur ce qui, dans la Révolution, devait être commémoré.
À la différence de ces trois exemples, la révolution russe s’est voulue non seulement plus radi-
calement émancipatrice, mais encore fondée sur une connaissance certaine, parce que scientifique,
des lois de l’histoire. Or, le régime qui en est issu, plus qu’aucun autre, a vécu de la commémoration
de ses origines, affectant à cette célébration permanente des ressources considérables. À vrai dire,
la légitimité tout entière du régime tenait dans ses origines. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’effon-
drement du communisme s’est accompagné de la contestation ouverte de la « révolution d’Octobre ».
Les commémorations occupent donc bien une place centrale dans l’univers politique contem-
porain : elles contribuent à définir les identités et les légitimités politiques. Dans la mesure même
où l’acte de commémorer s’inscrit dans un rapport problématique à l’histoire, on comprend qu’il ne
peut pas être vu comme un simple moyen de produire du consensus, mais aussi comme le révéla-
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teur de tensions et de conflits. Au reste, les commémorations qui prétendent toucher la masse des
citoyens traduisent en même temps des stratégies politiques et des processus de décision ou de mise
en œuvre qui ne sont pas lisibles immédiatement : c’est de cette opacité première que s’autorise la
sociologie politique « critique » lorsqu’elle prétend « déconstruire » ou démystifier la logique des
commémorations, comme elle le fait de la représentation ou de la démocratie.
Dès lors, l’étude des commémorations nous paraît appeler deux séries d’interrogations. Il nous
faudra d’abord analyser ce qu’on pourrait appeler la « construction » des commémorations, avant
de déterminer leurs fonctions dans les institutions et dans la vie politique contemporaine. Nous
étudierons donc en premier lieu les producteurs des commémorations avant de nous pencher sur leurs
formes et sur leur réception ; nous verrons ensuite comment les commémorations contribuent à
instituer le corps politique, pour déterminer enfin leurs fonctions spécifiques selon les différents
systèmes politiques contemporains.

Qu’est-ce que commémorer ?

Qui commémore ?

Aux origines des commémorations, on rencontre deux types d’acteurs : il peut s’agir ou bien des
communautés politiques elles-mêmes ou bien, plus étroitement, d’appareils particuliers.
En tant qu’il incarne une communauté politique, l’État est le principal initiateur de commé-
morations ; mais il n’est pas le seul, car la commémoration peut aussi être le fait de groupements
préétatiques ou encore de minorités nationales ou religieuses.
Organisée par un État, la commémoration a d’abord pour fonction de célébrer l’événement tenu
pour l’acte fondateur de la communauté nationale : naissance d’une nation, accession à l’indépen-
dance. Ainsi les États-Unis fêtent-ils la Déclaration d’indépendance des treize colonies, le
4 juillet 1776, ainsi que l’édiction de la Constitution. La France fête le 14 juillet, qui commémore
le Pacte et la fête de la Fédération du 14 juillet 1790, et qui est donc une fête de l’unité nationale.
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La R.F.A. a longtemps fait figure de cas particulier, puisque l’État ne recoupait pas la nation, mais
prétendait préparer sa réunification ; la fête nationale fut donc fixée au 27 juin, en souvenir des insur-
rections de 1953 à Berlin-Est, avant que l’on en vienne au 3 octobre, en référence aux premières
élections panallemandes de 1990.
L’État commémore également la perpétuation d’événements considérés comme vitaux ou tout au
moins glorieux, comme les victoires militaires : tel est le cas du 11 novembre qui rappelle le souvenir
de l’armistice de 1918. Mais la célébration de ces dates peut parfois être problématique, comme le
montre l’exemple, en France, du 8 Mai, qui subit les fluctuations du contexte politique. L’intrusion
de l’actualité a parfois conduit à donner de l’éclat à cette date, comme après la défaite de Diên Biên
Phu, mais elle a aussi provoqué de singulières polémiques : en 1978, on tente d’abolir le « 8 Mai »
pour ne plus célébrer que le 11 Novembre, et l’affaire devient un argument électoral entre les deux
tours de l’élection présidentielle de 1981.
Le modèle de la commémoration étatique est reproduit par les mouvements qui se présentent
comme l’embryon d’un futur État. C’est ainsi que l’O.L.P. fête depuis une douzaine d’années la
« journée de la terre », en souvenir d’une manifestation réprimée en Galilée ; de même, le Congrès
national africain en exil célébrait-il des événements jugés majeurs, comme sa propre fondation ou
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comme les émeutes de Sharpville (1960).
Enfin, les commémorations peuvent aider les communautés religieuses ou politiques à définir,
à préserver ou à durcir leur « identité » dans un contexte où celle-ci peut sembler menacée. On s’en
tiendra ici à trois exemples. Le calendrier religieux spécifique des chiites ainsi que leurs lieux saints
leur ont permis d’affirmer leur identité propre dans l’Irak « laïc » et d’incarner la tradition bafouée
dans l’Iran du shah lorsque celui-ci cherchait au contraire à étayer le ralliement au modèle politique
et économique occidental sur la célébration de la Perse préislamique2. De façon similaire, les oran-
gistes irlandais, qui sont minoritaires dans l’île, y célèbrent la présence de l’État britannique par une
commémoration annuelle de la bataille de la Boyne (1690), qui vit la défaite de Jacques II face à
Guillaume d’Orange. De la même manière encore, les Kurdes, peuple dispersé, se reconnaissent dans
la célébration de leur Nouvel An (Nev Roz).
Cette dualité de la commémoration – étatique ou identitaire – se retrouve dans les appareils
chargés de l’organiser.
Les administrations – instruments de l’État – sont les premiers organisateurs de commémorations.
L’État administratif français est ici exemplaire, puisqu’il existe en France une structure spécifique-
ment chargée des commémorations : la Mission permanente aux commémorations, rattachée au
secrétariat d’État aux Anciens Combattants ; en outre, les cérémonies publiques organisées « sur ordre
du gouvernement ou à l’initiative d’une autorité publique » sont très strictement réglementées3.
Ces structures correspondent à ce que l’on peut appeler des commémorations de perpétuation ;
mais des événements exceptionnels peuvent, eux aussi, conduire à la création d’une entité admi-
nistrative spéciale. Tel est le cas de la mission du Bicentenaire créée en septembre 1986 auprès du
Premier ministre pour susciter l’initiative et coordonner un ensemble des manifestations dont
l’initiative même lui échappe. Cette commémoration de la révolution de 1789 illustre le rôle de
l’administration, à la fois initiateur et fédérateur d’initiatives. L’administration ne détermine pas un

2. On se souvient des grandes fêtes de Persépolis en 1971.


3. Décret du 13 septembre 1989, modifiant celui de 1907.
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espace commémoratif, elle l’organise. Parallèlement, les partis politiques peuvent entretenir une
mémoire spécifique, particulièrement lorsqu’ils sont exclus de la possibilité d’exercer le pouvoir.
Ainsi, jusque dans les années 1970, le P.C.F. célébrait l’appel du 10 juillet 1940 comme seul appel
national à la résistance alors que le R.P.F, avait très vite commémoré l’appel du 18 juin.
D’autres organisations sociales ou politiques peuvent également revendiquer une histoire qui leur
est propre. Le cas du 1er Mai est, de ce point de vue, significatif. À l’origine, il s’agit d’une mobi-
lisation internationale décidée en 1890 par la IIe Internationale pour commémorer la manifestation
réprimée de Chicago en 1884. Cependant, cette commémoration s’ouvre aussi à l’histoire nationale :
le 1er mai en France, on se rend devant le mur des Fédérés en souvenir de la répression de la Com-
mune ; désormais intégrée au calendrier civique, cette célébration a évolué en un rituel syndical et,
de plus en plus, elle apparaît comme un jour chômé plus que comme une manifestation de la mémoire
militante. Il faut d’ailleurs ajouter que les commémorations peuvent avoir parfois un cadre plus
restreint : une ville et son grand homme, une institution et sa création4. Il arrive, enfin, que des inspi-
rations locales ou régionalistes se traduisent, elles aussi, par des commémorations folkloriques5. Ainsi
la commémoration déborde-t-elle largement du cadre étatique.
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Les formes de la commémoration et leur réception

Parce que les commémorations sont des constructions volontaires, elles impliquent une mise en
scène organisée, codifiée, qui vise la participation, voire l’enthousiasme de la population.
Commémorer, c’est d’abord mettre en scène, emprunter aux formes de la sacralisation religieuse
ou héroïque les modèles d’une théâtralisation profane et d’une pédagogie vertuiste. Pour cela, la com-
mémoration doit se déployer dans un espace et investir des lieux ; cet espace peut être « sans qua-
lités », mais il prend sens parce qu’il est investi par les célébrants de la commémoration. Ainsi, pour
les révolutionnaires français, le Champ-de-Mars devient-il le théâtre d’une fête, celle de la Fédéra-
tion en 1790 ; de même, le mouvement ouvrier parisien organise volontiers ses manifestations com-
mémoratives sur le parcours de la Bastille à la République qui n’a de signification que par les deux
noms fortement symboliques qui en indiquent les termes. Des « lieux de mémoire » sont également
institués, qui permettent de fixer les errances de la foule. La commémoration du grand homme
passe par la transfiguration d’un lieu lié à sa vie privée ou publique en un lieu de pèlerinage, de
rassemblement, bref en un lieu public : La Boisserie, Colombey-les-Deux-Églises pour le général
de Gaulle, la grotte de Yenan pour Mao Tsé-toung, le château de Blenheim pour Churchill ou la
maison de Washington en constituent des exemples significatifs. Mais l’institutionnalisation de ces
lieux trouve son plein épanouissement lorsqu’ils sont liés à la mort, individuelle pour les « grands
hommes », collective pour les autres. Dans les régimes communistes, les mausolées perpétuent le
souvenir de la figure fondatrice : Lénine, Hô Chi Minh, Mao personnifiaient le régime qu’ils avaient
créé, comme leurs monuments symbolisaient son immortalité supposée. Dans un contexte, tout dif-
férent, le Panthéon, comme Westminster, abrite pour l’éternité ceux des membres de la communauté
nationale que les pouvoirs publics ont désignés. La commémoration peut aussi honorer des collec-

4. La Cour de cassation a ainsi récemment commémoré (1990) sa propre création.


5. On peut cependant remarquer que, dans ce cas, on est parfois assez proche d’un comportement préétatique, semblable
à celui des mouvements de « libération nationale ».
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tivités : en France, le Soldat inconnu concentre sous l’arc de Triomphe les cérémonies de portée natio-
nale, comme le fait, en Italie, l’autel de la Patrie à Rome. Les monuments aux morts disséminés dans
toute l’Europe constituent autant de bornes funéraires. Il est, enfin, des lieux plus spécifiques : mur
des Fédérés pour le mouvement ouvrier, mont Valérien pour la Résistance française.
Il n’y a pas de mise en scène de la commémoration qui ne cherche à faire appel au public, même
si la participation de celui-ci se trouve ainsi organisée, voire fortement encadrée ou dirigée. On
peut tenter ici de distinguer, sur le mode du type-idéal, trois types de relations des commémorations
avec leur public.
La reconstitution d’un événement fondateur suppose la participation populaire d’un public
rassemblé à cet effet. Le bicentenaire de la révolution américaine et celui de la Révolution française
ont ainsi rejoué des épisodes historiques devenus emblématiques : reconstitution de la bataille de
Yorktown, de Valmy, du cortège des États Généraux à Versailles, plantation d’arbres de la Liberté.
Les défilés militaires exaltent l’union de l’armée et de la nation. Ils sollicitent l’adhésion de
l’assistance. Les manifestations civiles, par exemple le 1er Mai dans presque tous les pays, sont
codifiées et respectent une gestuelle : costumes pendant longtemps ostentatoires d’une profession,
poings levés depuis le début des années trente, chansons et slogans.
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Les cérémonies sont la théâtralisation funèbre (transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon)
ou festive de la conscience du temps dans les consciences. Tous ces rituels ont pour fonction de
perpétuer les symboles pour les acteurs participants et les destinataires. De la sorte, c’est toute une
stratégie qui s’élabore, en quête de participation et de mobilisation.
Analysons maintenant la réception dont tous ces moyens sont l’objet. Toute commémoration
s’adresse à un groupe défini. Il peut s’agir de la communauté nationale tout entière si l’État est
l’organisateur, ou de segments plus restreints, jeunesse sans mémoire, catégories sociales spéci-
fiées ou témoins privilégiés.
La participation peut être volontaire, ritualisée ou contrainte.
Volontaire, elle peut attester un consensus sur de grandes valeurs réunissant toute la nation.
Le 11 Novembre, en France, a rassemblé pendant l’entre-deux-guerres des citoyens qui célébraient
en même temps la victoire et la paix. Bon nombre de participants pensaient d’ailleurs avant tout à
l’idée qu’il s’agissait de la « der des der ».
La ritualisation guette même les commémorations qui semblaient leur échapper. On peut douter
que la participation des enfants et des adolescents aille au-delà de la présence physique, après la
Seconde Guerre mondiale, tant pour les cérémonies du 11 Novembre que pour celles du 8 Mai et
du 14 Juillet.
Plus complexe se révèle la participation aux commémorations organisées par les régimes dic-
tatoriaux, autoritaires et totalitaires. En effet, leur nature et leur fonctionnement les amènent à
susciter dans la population une mobilisation « enthousiaste » : l’arrivée au pouvoir de Hitler le
30 janvier, les « martyrs » du putsch de 1923 le 9 novembre, la prise du pouvoir par Fidel Castro en
janvier 1959, le 18 juillet dans l’Espagne franquiste, le jour de l’Indépendance dans la plupart des
pays d’Afrique noire, le jour anniversaire de la révolution d’Octobre se traduisaient (ou se tra-
duisent) tous par des manifestations importantes. Mais il est difficile ici de faire la part de la
croyance, de la conviction de l’intérêt et de la contrainte ; tout au plus remarquera-t-on que dans le
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communisme soviétique le règne de l’Idéologie s’exerçait sans partage mais, à la limite, pouvait se
passer de croyance6.
Ces formes de participation indiquent autant d’usages sociaux de la commémoration : les par-
ticipants peuvent parfaitement obéir à des motivations et poursuivre des objectifs différents de ceux
qu’affichent les organisateurs.
Au demeurant, ces divergences sur les objectifs peuvent, avec le temps, aboutir à l’indifférence,
voire se retourner en contestation ouverte.
C’est là, en effet, un des traits particulièrement marquants des pratiques commémoratives, et très
visible dans les sociétés à système pluraliste : leur sens paraît s’épuiser progressivement. Il suffit de
suivre le calendrier des fêtes civiles françaises : le 11 Novembre, les 1er et 8 Mai, le 14 Juillet ne
sont plus guère considérés que comme des jours fériés voués aux loisirs. Cette désaffection peut être
due à l’extinction de la mémoire vivante (11 Novembre) ou à une décision politique (8 Mai). Mais
elle est aussi l’expression d’une perte d’identité de groupe par rapport à la nation (14 Juillet) ou à
la classe (1er Mai). Il n’est pas jusqu’au bicentenaire de la Révolution lui-même qu’on n’ait pu
juger plus ludique, plus médiatique que réellement commémoratif.
À l’inverse, se fait jour un type de comportement activiste qui cherche, par la commémoration,
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à affirmer une identité minoritaire ou persécutée. En France, les royalistes s’opposent à la République
en commémorant tous les 21 janvier la mort de Louis XVI. Plus récemment, le député vendéen
Philippe de Villiers a tenté d’« inventer une tradition » (pour parler comme Eric Hobsbawn) en
réclamant la reconnaissance officielle et la commémoration de ce qu’il appelle le « génocide »
vendéen. Aux États-Unis, les Indiens célèbrent la victoire de Wounded Knee pour mettre en cause
un des mythes fondateurs des États-Unis. Si de telles commémorations contestatrices existent dans
les démocraties libérales, c’est a fortiori vrai dans les régimes autoritaires ou totalitaires : c’est
ainsi que les manifestations périodiques à la mémoire de Jan Palach ont été une des formes de résis-
tance au régime communiste en Tchécoslovaquie.
Les commémorations présentent donc des effets politiques contrastés puisqu’elles peuvent ser-
vir à mettre en scène l’unité mais aussi au contraire à affirmer la division.

Pourquoi commémorer ?

Instituer le corps politique

Même si certaines commémorations divisent, il reste que l’intention première de la commé-


moration est de rassembler et donc de proclamer une unité tout en travaillant à la produire. C’est pour
cela que, pour une société politique donnée, le choix des événements à commémorer peut revêtir une
signification capitale. Le premier de ces événements sera celui qu’on jugera le plus propre à tenir
le rôle d’un moment (ou mieux : d’un acte fondateur), dont on pourra dater la naissance du corps
politique. Dans le processus long et continu de sa formation réelle, une opération de choix introduira
la coupure nécessaire à l’institution d’un événement donné en origine. Cette coupure aura un degré
d’arbitraire évidemment variable : un acte de rupture révolutionnaire comme la Déclaration d’indé-
pendance américaine semble réduire à rien cet arbitraire et offrir une coupure inscrite dans le réel
6. On pense ici aux analyses classiques d’Alain Besançon sur le régime soviétique (Présent soviétique et passé russe, Paris,
Hachette, coll. « Pluriel », 1980).
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même. Chacun le sait, la nation française n’est pas apparue en 1789. Il suffit toutefois de comparer
la relative discrétion du « millénaire capétien » de 1987 aux fastes de 1989 pour percevoir que
l’événement choisi comme origine l’est en fonction de critères présents : la fête « nationale » du
14 Juillet ne célèbre pas la nation française en tant que peuple et civilisation multiséculaires, mais
en tant que pays de la Révolution.
Le débat auquel a donné lieu, chez les républicains de 1880, le choix de la fête nationale fait d’ailleurs
bien apparaître la part d’arbitraire avec laquelle une société politique peut décider de sa propre date de
naissance. Fallait-il fêter 1789, comme le voulaient les opportunistes, ou 1792, selon les vœux des radi-
caux ? Le 4 septembre, lié à la défaite de 1870, ne recueillait aucun suffrage, mais le 24 février 1848
avait des partisans. L’an 1789 une fois reconnu, plusieurs dates s’offraient. Le 20 juin (serment du Jeu
de paume) n’intégrait pas l’action populaire, non plus que le 4 août, dont le caractère consensuel et
dépourvu de violence séduisait les modérés. Le 14 Juillet a prévalu : la fête de la Fédération symboli-
sait à merveille la fondation d’un corps national uni. Certes, sa date était aussi celle de la prise de la
Bastille, d’où résulte une incontestable ambiguïté dans la perception publique de cette fête ; on peut
toutefois penser que cette ambiguïté elle-même concourt à l’efficacité de la décision prise.
On le voit : en choisissant le jour qu’elle commémorera comme acte fondateur, une société poli-
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tique nous parle de ce qu’elle choisit d’être. Cela reste vrai même dans les cas où l’histoire semble
laisser peu de choix. Comme nous l’avons déjà noté, nombre d’États africains ont choisi pour fête
nationale la date de leur indépendance : c’est pour dire leur volonté de se concevoir comme entités
étatiques de type moderne et non comme héritiers politiques de l’Afrique traditionnelle et de sa
mosaïque ethnique. Ces États s’inscrivent parmi ceux dont la fête nationale fait référence à un acte
créateur institutionnel tel qu’une déclaration d’indépendance, acte de nature juridique. S’en dis-
tinguent les États qui choisissent la référence à un acte politique, éventuellement violent ; l’Algérie
fête ainsi conjointement l’acte juridique de l’indépendance et le début de l’insurrection de 1954.
Certaines évolutions sont significatives. En 1976, l’Espagne a abandonné le 18 juillet, anni-
versaire de l’insurrection franquiste, au profit du 24 juin, fête du roi, rejoignant ainsi un dispositif
traditionnel proche de ceux de la Grande-Bretagne et du Japon. C’est, en revanche, aux Lumières
et à la Révolution française que la Pologne a récemment choisi de se rattacher en optant pour le 3 mai,
anniversaire de sa Constitution de 1791.
Dans son histoire telle que le reconstruit le corps politique, l’acte fondateur n’est pas le seul objet
de commémoration. On célébrera aussi les épreuves où le corps politique a manqué périr, et dont
l’issue heureuse se laisse interpréter comme renaissance et refondation ; c’est ainsi que les États-Unis,
en commémorant la fin de la guerre civile, célèbrent non la victoire du Nord sur le Sud, mais celle
de l’Union en tant que telle. On se remémorera des faits d’armes heureux – voire malheureux, si de
brillantes vertus y ont éclaté. La nation s’enorgueillira de ses grands hommes, et elle pourra aussi
saluer ceux de l’étranger, notamment dans l’ordre de la « culture ». La multiplication de mani-
festations telles que l’année Bach ou l’année Mozart indique aussi qu’une société politique peut
choisir de célébrer son appartenance à un univers culturel qui excède ses propres frontières, qu’il
s’agisse de l’Europe ou du genre humain. Cette reconnaissance d’une unité plus grande ne se limite
d’ailleurs pas à l’ordre de la culture : la Communauté européenne7 comme les Nations unies ont ainsi

7. Les cérémonies organisées par les institutions européennes se rapprochent néanmoins également du modèle étatique
classique, puisqu’elles visent à créer un corps politique nouveau, qui transcenderait les États-nations.
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développé des célébrations qui leur sont propres. Inversement, comme nous l’avons remarqué, ce
travail de construction de l’identité ne concerne pas les seules unités étatiques et interétatiques,
mais tout segment de la société qui entend se constituer en sujet politique.
Les commémorations n’ont pas pour unique visée d’affirmer l’existence d’une unité politique :
elles travaillent aussi à la produire. L’identité proclamée, dont on a reconstruit l’histoire à travers
les dates symboliques choisies, doit être effectivement inscrite dans le corps social par une stratégie
de la mémoire qui tend à donner à cette identité la continuité temporelle – par laquelle le passé, qu’on
a réinstruit à la lumière des valeurs du présent, deviendra garant de l’avenir souhaité. Les cérémo-
nies commémoratives revêtiront donc l’aspect d’une pédagogie. L’impératif de transmettre le souvenir
est parfois ressenti par les contemporains de l’événement qui deviendra objet de la commémoration.
On sait qu’en France les premières cérémonies en l’honneur des morts de la Grande Guerre ont été
le fait de combattants, et cela avant même l’armistice ; l’impératif de ne pas oublier s’est imposé aux
acteurs eux-mêmes et si les institutions politiques (en l’occurrence les communes, avec l’aide de
l’État) ont développé un ample programme de construction de monuments aux morts, ce sont encore
les combattants qui ont organisé les premières célébrations et imposé, en 1922, la reconnaissance
du 11 Novembre comme fête officielle. Ces cérémonies ont revêtu un aspect pédagogique marqué,
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avec un message dont on doit souligner, à la suite d’Antoine Prost8, la complexité et la conformité
aux principes républicains : l’exemple des soldats tombés devait inculquer aux écoliers la rude
morale du devoir, mais la patrie témoignait aux défunts sa gratitude pour un sacrifice considéré
comme librement consenti. L’esprit des cérémonies n’était point belliciste : en même temps que la
victoire, c’est la paix que l’on célébrait, avec l’intention de la consolider.
Dans un cas de ce type, l’événement impose sa commémoration à ses propres contemporains :
on pourrait dire qu’il se transforme immédiatement en souvenir qu’il faut transmettre. Plus étrange
est le cas où l’événement est séparé par un certain temps du moment où s’impose à l’esprit public
la nécessité de le commémorer. C’est ainsi que les juifs de France, victimes de l’extermination
hitlérienne, ont pu sembler, jusque dans les années 1970, menacés d’un relatif oubli, dont émergent
très peu de rappels spécifiques (exception faite, dans une certaine mesure, du mémorial de la
Déportation à Paris), jusqu’à ce que leur souvenir s’impose, tardivement, mais irrésistiblement.
Il peut enfin arriver qu’une opération de nature plus volontariste aille rechercher dans le passé
un événement susceptible de satisfaire à la nécessité présente de répandre un certain message. La
continuité de la mémoire n’est pas ici donnée mais décrétée, avec une dimension instrumentale plus
marquée : c’est ainsi, par exemple, que les grandes figures de l’histoire prérévolutionnaire ont pu
être convoquées pour nourrir le patriotisme russe pendant la Seconde Guerre mondiale. Paradoxe
de cette mémoire : les événements fondateurs, que le souvenir veut inscrire dans la permanence, mani-
festent, par la pluralité conflictuelle des significations qu’on leur attribue, leur relativité aux exigences
du présent. Ainsi a-t-on pu, dans le cas exceptionnel d’une nation divisée en deux États, mesurer la
différence qui peut exister entre les divers modes d’appropriation du passé à l’occasion du millénaire
de la Prusse. Cet événement a fourni, en Allemagne fédérale, l’occasion de souligner les promesses
démocratiques contenues dans une histoire brutalement interrompue par le national-socialisme ;
par-delà cette rupture, on a cherché à renoué avec une Prusse présentée comme le pays des
Lumières : on n’a pas manqué ainsi de rappeler que le Land prussien avait connu le dernier

8. Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la société française, 1914-1939, Paris, F.N.S.P., 1977.
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gouvernement social-démocrate, illégalement dissous par la dictature. L’interprétation de la R.D.A.


tendait, au contraire, à imputer à l’Ouest l’héritage de tout le négatif de l’histoire allemande, de
l’autoritarisme bismarckien au nazisme, en s’appropriant la figure de Frédéric II et même la Réforme
luthérienne.
L’entreprise commémorative apparaît donc paradoxale. Tendant à reconstruire la diversité des
expériences dans l’unité d’une identité politique, elle doit poser des événements fondateurs de cette
unité, et les placer au-dessus de toute érosion par le temps. Mais cette opération suppose une dimen-
sion impossible à éliminer de construction et d’interprétation, par où s’introduisent et la pluralité
conflictuelle et l’évolution historique. On peut donc se demander si l’entreprise commémorative,
comme visée de production d’une unité, n’est pas, à certains égards, illusoire.

Les commémorations dans les systèmes politiques contemporains

Le moment est venu d’ordonner la diversité des types de commémoration en relation avec les
conditions politiques contemporaines. Nous avons déjà distingué les commémorations d’opposition
des commémorations officielles. Les premières sont pour ainsi dire « trans-régimes » ; toutefois elles
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seront d’autant plus vivaces que le régime est monolithique ou réprime les oppositions : ce fut le cas
en Tchécoslovaquie, pour le suicide de Jan Palach, ou en Iran, où la religion chiite a tendu à subvenir
le régime. À côté de cette commémoration d’opposition, aux figures multiples dans le temps et
l’espace, on peut dégager deux grands types de commémorations « officielles », que l’on peut
rattacher à deux types de régimes politiques.
Le premier type de commémoration, que l’on pourrait appeler la commémoration permanente est
propre aux régimes révolutionnaires pour lesquels il ne s’agit pas seulement de rappeler le souve-
nir de l’acte autoritaire de leur fondation, la révolution, mais d’en manifester le caractère contem-
porain, constitutif du régime lui-même. Le cas limite de cette commémoration permanente fut sans
doute l’existence en R.D.A. depuis 1961 d’une célébration officielle, avec médailles et explication
dans les écoles, de l’édification du mur de Berlin le 21 août, en tant qu’étape de la construction du
socialisme. Cette corrélation entre commémoration permanente et régime révolutionnaire est stricte,
comme le prouve l’exemple de l’anniversaire de la révolution d’octobre 1917 en U.R.S.S. : dès que
le régime eut admis un minimum de pluralisme politique, la cérémonie se transforma en mani-
festation contre Gorbatchev, le 7 novembre 1990. La contestation de la cérémonie accompagne
ainsi la décomposition du régime lui-même.
Le second type regroupe les commémorations officielles des régimes démocratiques ; il prend des
formes à la fois plus banales et plus ouvertes pour ce qui est de leur sens. Ces commémorations ne
sont pas nécessaires au maintien ou à la survie du régime ; elles portent sur des enjeux suffisamment
ouverts pour que l’opposition finisse par s’exprimer à travers elles : elles contribuent à la codification
des divergences dans le cadre du système démocratique.
C’est ainsi, par exemple, que la commémoration de la Révolution en 1989 a permis l’affirmation
de différences politiques et culturelles significatives, grâce à des débats que relayait la discussion
historiographique. La gauche et la droite peuvent se réconcilier partiellement sur 1789 alors que les
citoyens de l’ex-Union soviétique ne le peuvent pas sur novembre 1917. Dans les systèmes démo-
cratiques, les commémorations unifient et divisent tout à la fois en articulant les divergences. Ainsi,
la révolution aura été pour le P.C. une révolution « bourgeoise » qui contient en elle la promesse d’une
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autre révolution sociale, pour la gauche socialiste l’anticipation de la lutte contre l’« exclusion »
(grâce à l’abbé Grégoire), pour la droite libérale l’occasion d’invoquer les droits de l’homme contre
une éventuelle tyrannie de la gauche ; quant à la droite populiste, elle y puise la légitimation d’un
certain bonapartisme opposé aux nouvelles féodalités. La commémoration démocratique exprime
donc l’unité conflictuelle de la démocratie. Le débat sur la révolution mine le débat politique contem-
porain : cela est vrai même de la manifestation distanciée et désacralisante organisée par
Jean-Paul Goude, qui fait écho aux interrogations contemporaines sur la crise du modèle républi-
cain. La « fête de famille » républicaine (Mona Ozouf) devient ainsi une fête des familles. Plus géné-
ralement, on peut dire que, sous l’apparence de la répétition des divisions ou d’un unanimisme
niveleur, le processus des commémorations contribue, en réalité, à redéfinir l’unité conflictuelle de
la démocratie.
On peut donc, sur ce point, rapprocher la fonction des commémorations dans le régime démo-
cratique de celles qu’y remplissent d’autres institutions ou pratiques comme la représentation ou la
manifestation. La délimitation du champ de ce qui peut être l’objet de commémoration est opérée
par des acteurs privilégiés selon un processus essentiellement inégalitaire. Mais elle permet aussi de
sélectionner des images pertinentes pour exprimer à la fois l’identité des collectivités politiques et
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les divisions qui les traversent ; de ce fait, les commémorations ne sont pas simplement l’occasion
d’une imposition arbitraire de significations préétablies à un peuple essentiellement passif, elles sont
également le moyen de donner un sens proprement politique à des clivages qui, sans cela, resteraient
strictement sociaux, idéologiques ou religieux.
Les commémorations s’intègrent ainsi dans le processus dit démocratique de formation de la
volonté publique par la délibération : comme les procédures représentatives, elles enveloppent un
principe élitiste, puisque tous les citoyens ne sont pas en état de faire accepter une commémoration.
Mais, là encore, comme dans la représentation, ces mécanismes ne peuvent fonctionner sans un
minimum de légitimité populaire, laquelle ne manque pas de rejaillir sur la signification des com-
mémorations.
Parallèlement, on peut considérer que l’érosion progressive de l’investissement passionnel dont
certaines commémorations ont été l’objet dans le passé est un processus de même nature que celui
qui, après avoir substitué la manifestation à l’émeute, en a progressivement dédramatisé les rituels
et les ostentations9.

Au début de cette enquête, nous étions partis de deux questions :


– le goût des commémorations dans la politique contemporaine exprime-t-il l’asservissement de
nos sociétés au passé ou favorise-t-il au contraire leur ouverture sur l’avenir ?
– la ritualisation du souvenir et la sélection arbitraire des faits commémorables sont-elles des
processus de nature essentiellement oligarchique ?
Nous percevons maintenant que ces questions ne prennent leur sens réel que si l’on admet le
caractère à la fois intérieurement divisé et intrinsèquement incapable d’une relation de part en part

9. Voir sur ce point Pierre Favre (s.d.), La Manifestation, Paris, F.N.S.P., 1990.
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rationnelle avec leur passé qui reste celui des sociétés modernes, même démocratiques. C’est ce qui
justifie à la fois l’acharnement du sociologue « critique » à mettre au jour les mécanismes
oligarchiques et le sentiment du citoyen qui, malgré tout, peut estimer que les rites commémoratifs
contribuent parfois à son intégration dans la cité. La commémoration n’est pas une simple illusion :
elle fait partie des artifices par lesquels les sociétés libres se donnent une forme et une unité.

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