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L’absente.

Pourquoi les rituels maçonniques n’évoquent-ils


aucun personnage féminin
Pierre Auréjac
Dans La chaîne d'union 2013/2 (N° 64), pages 38 à 49
Éditions Grand Orient de France
ISSN 0292-8000
DOI 10.3917/cdu.064.0038
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Illustration
Jean-Pie Robillot
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DOSSIER

LA LONGUE MARCHE DES FRANC-MAÇONNES

L’ABSENTE
POURQUOI LES RITUELS MAÇONNIQUES
N’ÉVOQUENT-ILS AUCUN PERSONNAGE FÉMININ

PAR PIERRE AURÉJAC

LL es francs-maçons se nomment entre eux « les enfants de la Veuve ».


Mais cette appellation demeure elle-même veuve de tout nom. Dans
aucun rite, il n’est dit qui est cette Veuve. Non seulement le maître ● 39
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mythique, Hiram, n’a aucune compagne qui viendrait se mêler à la
recherche de sa dépouille, mais encore aucune image féminine n’est
évoquée dans un des degrés de l’initiation.

L’absence de toute femme dans le rituel maçonnique, quel


qu’il soit, mérite interrogation, même si une telle absence ne trouble
guère les Frères et les Sœurs qui se satisfont de la réponse convenue et
désespérément habile selon laquelle la Veuve est la franc-maçonnerie.
L’autoréférence crée plus de problèmes qu’elle n’en résout.

Dans l’ordre maçonnique, tout tourne autour du personnage


mythique d’Hiram. La source de ce mythe est – nous le savons – prob-
lématique. Dans la Bible, Hiram n’est pas l’architecte du Temple, il en
est l’accessoiriste : fondeur (I Rois, 7:13) ou graveur (II Ch. 2,14).
Spécialiste du bronze, il est censé avoir réalisé les colonnes J et B et la
mer d’airain. Le Maître-Architecte Hiram des francs-maçons est d’autant
plus une création « orpheline » que, dans les premiers rituels du 3ème
degré, l’Architecte était Noé.

Retour sur le bref prédécesseur d’Hiram, Noé, et sur sa femme

En 1726, bien que le nom d’Hiram ait été évoqué par les
Constitutions d’Anderson (1723), Noé est encore le personnage central
pour nombre de rituels de Maître : à cette date, le manuscrit Graham

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DOSSIER

L’ivresse de Noé, 1509, Michel Ange, voûte de la Chapelle Sixtine.

décrit le relèvement de son cadavre par ses trois fils opérant selon les
cinq points parfaits : pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre
poitrine, joue contre joue, et la main dans le dos. Le même manuscrit
mentionne le mot substitué que les Maîtres utilisent encore, ainsi que la
méthode retenue pour l’établir et le communiquer. La substitution
40 ● d’Hiram à Noé s’opéra ensuite avec un succès rapide, en à peine plus
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d’une décennie. Les raisons d’une telle rapidité demeurent inconnues,
car la transmission des rituels était alors orale.

On peut tenter une hypothèse : la présence de Noé dans les


premiers rituels de Maître s’expliquait parce qu’ayant réalisé l’arche, il
avait construit le meilleur « bâtiment » possible face au déluge.
Problème : Noé est architecte du bois, non de la pierre. C’est faire la
gloire des charpentiers, surtout de marine, et frustrer les tailleurs de
pierre, les qualités nautiques de la pierre, même parfaitement taillée,
n’étant pas évidentes. Les tailleurs de pierre étaient nombreux dans les
loges opératives.

Noé, à la différence d’Hiram, a une femme puisqu’il eut trois


fils : Sem, Cham et Japhet. La Bible, curieusement, n’en donne pas le
nom bien qu’elle en indique à plusieurs reprises la présence. A la
différence d’autres patriarches, Noé n’eut officiellement que cette seule
femme. Faut-il en conclure que si la femme est la seule, elle ne mérite
pas attention ? Noé, redescendu sur terre, se fit vigneron. Cultivant la
vigne, il en goûta le jus. Rien à dire, sauf que Noé exagèra. Laissons
parler la Bible : « Il but du vin, s’enivra, et se découvrit au milieu de sa
tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta
dehors à ses deux frères » Bigre !

On s’épargnera ici les vertigineuses interprétations rabbiniques


et chrétiennes de cet épisode, le personnage de Noé étant assurément

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difficile à gérer dans le cadre d’une construction symbolique cohérente.
Ce d’autant plus que Noé, dessoulé et furieux, se livra à une méchante
vengeance : il lança sa malédiction sur la descendance du dénonciateur.
Cette malédiction biblique fut largement utilisée dans les églises et les
temples protestants jusqu’au début du XIXe siècle, notamment aux Etats-
Unis, pour justifier fort chrétiennement l’esclavage des africains noirs
supposés descendre de Cham. Cette incongruité, pour ne pas dire plus,
a pu troubler les premières loges.

Quoiqu’il en soit, la tradition initiatique des métiers du bois


s’appuyait plus sur la vie dans les forêts que dans les villes, et elle était
ancrée sur les mythes agrestes autour des arbres, des animaux, et même
sur quelques vestiges de pratiques chamaniques et totémiques que
combattaient tous les pouvoirs : clergé, royauté, aristocratie, bourgeoisie
des villes. Elle était sans doute accueillante aux femmes et elle opérait
dans les clairières cachées. Noé pouvait lui convenir. Mais pas aux loges
plus urbaines. La victoire d’Hiram sur Noé ne serait-elle pas celle de
l’homme de la ville contre l’homme de la nature ? Mais pourquoi, en ce
cas, le choix d’un héros mythique purement célibataire ? Est-ce par
référence au Christ ?

Hiram et le Christ : le redoublement de l’interrogation

Evoquer un lien probable entre les figures d’Hiram et du Christ


relativement à la question de la Veuve – et plus généralement des ● 41
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femmes – n’arrange pas les choses du côté maçonnique. Dans les
Evangiles, plusieurs femmes apparaissent autour de Jésus pour jouer un
rôle majeur à des moments décisifs. On ne parlera pas ici de la Vierge,
puisque, par définition, elle ne peut être la Veuve. Mais il convient d’évo-
quer Marie-Madeleine qui inspire encore quantité d’ouvrages à grand
succès commercial.

Sous ce prénom, est-ce la même qui versa un parfum coûteux


sur les pieds du Jésus, les essuyant ensuite avec ses cheveux – scène
d’anthologie – et qui alla plus tard au tombeau pour ensevelir le cadavre
du crucifié ? Des exégètes pieux veulent en douter : ils disent que, dans
l’épisode du parfum, cette Marie-là est, soit une prostituée, soit Marie,
sœur de Marthe. Tandis qu’au tombeau, c’est Marie de Magdala. Cette
subtilité ne convainc pas ceux qui retiennent que, dés sa première
rencontre avec Jésus, Marie, sœur de Marthe demeure éperdue à
l’écouter, laissant sa sœur jalouse, et fort énervée, seule à faire la
cuisine. Il est donc cohérent d’imaginer que c’est la même dans
l’épisode du parfum et celui du tombeau.

Le comportement de Marie-Madeleine au tombeau inspira à


Maître Eckhart un sermon (le 55ème) où il la montre « cherchant un corps
mort » – même démarche que celle des Maîtres dans le rituel du 3ème
degré – sans avoir peur, ni des soldats, ni de la mort pour elle-même.
Eckhart est admiratif : « On pourrait se demander pourquoi elle approcha
si près alors qu’elle était une femme et que les hommes qui étaient là

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Sainte Marie Madeleine pénitente, Guy François,
1620-1630, Musée du Louvre, Paris

– l’un qui aimait Dieu (Pierre), l’autre qui était aimé de Dieu (Jean) –
étaient saisis de crainte ». Elle, par contre, « se tient debout (…) avec
toutes ses puissances ». Eckhart décrit une femme dans la double
énergie de l’amour et du désespoir. Les puissances d’amour et de
désespoir que montre le rituel maçonnique de la recherche du corps
d’Hiram ont-elles une force symbolique comparable ? La question peut
se poser.

Avec Marie-Madeleine, Eckhart n’hésite pas à aller au fond des


choses sans utiliser les ressources de sa théologie. Il demande : « Qu’as-tu
en vue, Seigneur, quand tu pus te dérober si longtemps à cette
femme ? » Puis il note que Marie-Madeleine a vu deux anges au
tombeau : « Elle cherchait un corps mort et trouva deux anges vivants,
l’un à la tête et l’autre aux pieds …» Il propose alors une interprétation

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qui parle aussi bien aux athées qu’aux croyants : « Parce que là elle
cherchait « un » et trouva « deux », pour cette raison, elle ne pouvait se
trouver consolée. » Splendide allusion initiatique à la question de l’unité
et de la dualité des êtres dans l’amour. Est-ce une telle approche qui
manque au grade de Maître, et nécessite les degrés complémentaires ?

Les francs-maçons parvenus au 3ème degré apprécient à juste


titre la puissance évocatrice du rituel qu’ils viennent de vivre. Mais,
en même temps, ils s’interrogent sur le récit qui leur est fait. Les
incohérences en sont assez connues et il n’est pas utile d’y insister. Le
plus problématique est le « mot substitué », simple constat de mort sans
rien qui prépare la résurrection symbolique venant ensuite et qui fait
d’évidence écho à celle du matin de Pâques. Comment nier la source
plus chrétienne qu’hébraïque du personnage d’Hiram ? Et des degrés
complémentaires ? Quel que soit le rite, la création de ces degrés s’est
fondée sur la recherche d’une autre parole, porteuse d’espoir et de vie.

Ceci dit, on ne comprend toujours pas la raison de l’absence de


toute présence féminine au 3ème degré et au-delà, alors que le rôle des
femmes auprès des morts est une constante dans tous les grands mythes
traditionnels. Mais sommes-nous certains que les rituels du 3ème degré
présentent la version la plus complète de la légende telle qu’elle aurait
pu se diffuser dans les loges ? La quasi unanimité des rituels n’enlève
pas tous les doutes, car il convient également de se demander s’il
n’existe pas des récits « apocryphes » du mythe d’Hiram comme il en ● 43
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existe pour les Evangiles. De fait, nous disposons d’au moins un récit
apocryphe de la légende d’Hiram : on le trouve dans le Voyage en Orient
de Gérard de Nerval.

L’autre version de la légende d’Hiram

Au chapitre 3 – les Conteurs – des Nuits du Ramazan de son


Voyage en Orient, Nerval développe, par la bouche d’un conteur opérant
dans un café de Constantinople, l’Histoire de la Reine du Matin et de
Soliman, prince des Génies. Nombre des titres des douze sous-chapitres
(et surtout le dernier) parlent d’eux-mêmes: « Adoniram, le Temple), la mer
d’airain, le monde souterrain, les trois compagnons, Makbénach … »

Il n’est pas avéré que Gérard de Nerval fut franc-maçon et il est


encore plus improbable qu’il soit parvenu au grade de Maître. Pour son
Voyage en Orient, il utilisa vraisemblablement une tradition orale issue
des premiers rituels de perfection transmise sans doute par voie famil-
iale. Voici le résumé de la légende telle qu’il la raconte :

Adoniram (Hiram) est recruté par le roi Soliman (Salomon) pour


la construction du Temple. Mais le roi devient jaloux d’Adoniram à
cause de son ascendant spirituel sur le peuple, puis surtout à
cause de Balkis, la reine de Saba, qu’il a fait venir à Jérusalem en
usant de sa suzeraineté sur elle. Salomon est subjugué par l’intel-
ligence et la beauté de Balkis. Il la désire à la fois comme femme

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et comme reine à mettre à sa merci. Mais, en tant que reine et en
tant que femme, Balkis hésite à se lier à Salomon. C’est alors
qu’Adoniram, épris également de Balkis, se révèle, par l’oracle
d’une huppe, lui aussi descendant de la même race qu’elle – celle
de Tubalkaïn – et donc le « frère-époux » (Isis-Osiris ?) de tout
temps à elle destiné. Salomon, pressentant ce qui se passe, va pré-
cipiter la mort d’Adoniram en incitant tacitement trois com-
pagnons à le tuer : précisément ceux qui ont déjà tenté de faire
échouer la coulée de la mer d’airain parce qu’ils ne supportaient
pas l’ascendant du Maître. Ces trois-là sont donc déjà à la merci
de Salomon et ne peuvent rien lui refuser. Le meurtre d’Adoniram
par les compagnons a lieu dans le temple la nuit où Balkis, req-
uise par Salomon à Mello, son palais d’été, va lui échapper en le
faisant endormir. Fuyant ce palais avant le réveil de Salomon,
Balkis va croiser dans la nuit, sans le savoir, la dépouille
d’Adoniram emportée par les trois compagnons.

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Ce récit légendaire fait donc de Balkis, reine de Saba, la veuve Rencontre de la


d’Adoniram. Cette version de la légende est clairement maçonnique car, Reine de Saba
et du Roi Salomon,
non seulement elle livre quantité d’éléments figurant encore tels quels
fresque de
dans les rituels, mais elle apporte d’autres éléments qui donnent à sa Piero della Francesca
version du mythe la cohérence qui semble manquer aux versions pra- 1452-1466
tiquées des rituels. Concernant ces nouveaux éléments, on ne parlera
pas ici de ceux qui, comme la huppe, figurent également dans le
soufisme et autres traditions initiatiques d’Orient, ou de ceux qui,
comme la culpabilité de Salomon et la mise en cause du pouvoir royal,
ont sans doute provoqué son interdiction : on se limitera à la seule image
féminine de Balkis dont la qualité maçonnique est sidérante.

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DOSSIER
Balkis, la Parole perdue

Dans le Voyage en Orient, Balkis est porteuse de signes essen-


tiels selon la tradition maçonnique : descendante de Tubalcaïn, maître
du feu, elle est aussi maîtresse de l’air car, via la huppe, elle commande
aux êtres ailés et elle offre ainsi à Salomon un ombrage vivant en plein
soleil. Elle est d’une parfaite maîtrise d’elle-même en tous ses échanges :
lorsque Salomon l’accueille en l’enveloppant de propos insinuants et
d’attentions qui cherchent à la piéger, notamment par l’épreuve de
l’eau lorsqu’il la prive de toute boisson lors du repas fort épicé où il l’a
invitée ; lorsqu’elle se rend dans la « gueule du loup » sous son injonction
impatiente ; lorsqu’elle se découvre sœur-épouse d’Adoniram, lui aussi
maître du feu puisqu’il a maîtrisé la coulée de la Mer d’Airain, etc. Entre
elle et Adoniram, la parole circule selon la perfection maîtrisée d’un
amour se construisant sur une reconnaissance mutuelle. De fait, elle ne
succombe pas à la force de son désir, mais conçoit avec sagesse, force
et beauté que c’est ailleurs, au-delà de toute contrainte, qu’elle rejoindra
Adoniram, lequel veut aussi quitter Salomon et Jérusalem puisque le
Temple est achevé.

Après le meurtre d’Adoniram, tout se passe comme si Balkis


n’avait plus lieu d’être. Le récit nervalien en termine avec elle avec une
remarquable concision dans l’évocation de la rencontre ultime, qui n’en
est pas une : dans sa fuite nocturne sur le sentier de Béthanie, Balkis
croise les trois mauvais compagnons. Elle s’aperçoit qu’ils portent un ● 45
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corps et elle ne sait pas que c’est celui d’Adoniram. L’allusion à
Béthanie n’est peut-être pas fortuite : c’est là, selon l’Evangile, que
demeurait celle qui versa un parfum sur les pieds de Jésus, l’onction de
Béthanie que Jésus justifie comme annonciatrice de sa propre sépulture.
Et c’est vers Béthanie que Balkis quitte le corps d’Adoniram comme
« la chair quitte les os », alors qu’elle ne pense qu’à s’éloigner avec
bonheur d’un Salomon sans maîtrise de lui-même et dont elle a su se
délivrer sans violence et sans trahir sa propre parole.

Avec l’image de Balkis, la recherche de la parole perdue prend


un sens autrement maçonnique. Pour elle, Adoniram s’était révélé
le seul, et elle est désormais vouée, d’une façon ontologique, à demeurer
veuve. Destin sans remède. Mais peut-être est-ce justement
l’irréversibilité de ce deuil qui constitue le secret le plus central de
l’initiation en montrant la nécessité tragique de passer d’un amour
« matériel » à un amour « spirituel ». Cette nécessité tragique, qui peut
l’entendre sans l’avoir réellement éprouvée ?

Les rituels ne peuvent pas, et ne doivent pas, tout dire. A peine


peuvent-ils suggérer des ouvertures vers le silence, l’indicible, ce que les
mystiques religieux ou athées nomment les ténèbres ou la nuit obscure.
La façon dont Nerval présente Balkis n’impose-t-elle pas finalement la
pensée que tout ce qu’elle aurait pu exprimer et signifier après le
meurtre d’Adoniram ne peut être communiqué que dans l’épreuve d’une
absence définitive ?

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Selon cette perspective, la légende d’Hiram selon Nerval ne
délégitime pas les actuels rituels du 3ème degré, elle en montre les lim-
ites en tant que nec plus ultra de toute représentation ritualisée d’une
absence indicible. Mais comme au 30ème degré du REAA, ce nec plus
ultra ne signifie pas une borne indépassable : il suggère qu’au-delà de
toute parole substituée, rituellement convenue, il existe une expérience
« séparée », « kadosh », de vie et de mort où la parole – ce avec quoi
s’établit tout rituel – n’a plus lieu d’être.

En deçà de cette séparation, le Voyage en Orient offre, par con-


tre, l’image d’une intelligence féminine éclatante de profondeur et de
subtilité, maîtresse d’elle-même et cherchant l’être égal auquel s’unir.

Une absence inchangée avec la mixité ou la féminité des loges

Avec les « régulateurs », nous avons la preuve que les rituels


peuvent changer, se réduire ou se compléter de façon importante sur
quelques dizaines d’années. Par exemple, l’arbre des Séphiroth n’a été
introduit dans le 13ème degré du REAA qu’à la fin du XIXe siècle. Or
force est de constater que, malgré la magnifique évocation maçonnique
du Voyage en Orient, rien, absolument rien n’a changé, malgré la créa-
tion des obédiences mixtes ou féminines, quant à l’absence de toute
référence féminine dans le contenu des rituels ! Il y a donc quelque
chose de granitique dans l’acceptation mentale par les FF et les SS de
46 ● cette absence.
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Puisque ni la mixité en loge, ni la constitution de loges pure-
ment féminines, n’y changent rien, c’est donc bien au plus profond des
« ressentis » que se trouvent les raisons de ce non-dit communément
partagé. C’est une composante fondamentale – en « blanc » – de l’imag-
inaire maçonnique. Ce « blanc » n’a d’ailleurs pas été remis en cause
lors des débats au GODF sur la mixité dans les loges.

D’un côté, c’est comme si l’expression associative du fémin-


isme avait des limites tacitement acceptées par tous et toutes au niveau
des symboles. De l’autre côté, on peut s’interroger sur la confusion et
parfois l’agressivité des débats sur la mixité : ils ont souvent donné lieu
à des « dialogues de sourds » entre ceux qui parlent de principes de
droit, et ceux qui parlent de fidélité à une tradition et un serment.
Comme si l’accord au fond et « non dit » sur les images fondatrices ne
pouvait éclairer la construction d’un autre accord, plus engageant,
puisqu’il concerne les pratiques en loge ; ni même, ce qui est paradox-
al selon l’idéal maçonnique même, justifier la coexistence de pratiques
différentes orientées à même fin.

Là-dessus, c’est le « ressenti » des SS qui serait maintenant le


plus parlant. Puisque tout se passe comme si, dans les obédiences et les
loges qui les accueillent, les SS ne manifestent aucun besoin1 que des
images, paroles et références à leur genre soient données comme sym-
boles d’initiation, il serait en effet éclairant de savoir pourquoi elles se

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DOSSIER

Le Sabbat des sorcières,


1797-1798, Francisco
Goya, Musée Lazaro
Galdiano, Madrid

trouvent à l’aise dans cet univers symbolique qui les ignorent de façon ● 47
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absolue en tant que figures inspiratrices d’initiation spirituelle. Alors
que, d’évidence, elles le sont dans la réalité la plus universelle et la plus
profane.
Pourquoi, en franc-maçonnerie, les Sœurs ne ressentent-elles
pas l’utilité de références « narcissiques » ? Disposeraient-elles d’un
« secret de maître » ? Et les Frères ne pressentiraient-ils pas qu’ils
rejoueraient aux « mauvais compagnons » en cherchant à leur arracher
leur secret ? Emettre cette hypothèse expliquerait sans doute pourquoi
les choses se passent différemment à propos des loges strictement
féminines dont nul Frère ou Sœur n’a demandé l’ouverture aux Frères.
Cette étonnante dissymétrie par rapport au principe d’égalité aurait-elle
quelque chose à voir avec le « secret » même de l’initiation maçonnique ?

L’éclairage de l’Histoire profane

Si la réponse à la question de la mixité est à la fois si évidente


et si difficile, c’est peut-être parce que la franc-maçonnerie – et il faut
pour cela revenir à l’Histoire – a été créée par des individus du genre
masculin, oppressés par les conséquences de leur propre violence. Les
premières loges britanniques, anglaises et écossaises, subissaient la
double guerre – religieuse et politique – entre Angleterre et Ecosse qui
se termina dans un bain de sang en 1746, à Culloden, prés de trente
ans après la création de la Grande Loge de Londres. « Réunir ce qui est
épars » n’était donc pas une affaire de complaisance mondaine, c’était
autrement plus éprouvant. Les épées que l’on maniait dans les loges

LA CHAÎNE D’UNION n°64 ● Avril 2013


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L’ABSENTE - POURQUOI LES RITUELS MAÇONNIQUES N’ÉVOQUENT-ILS AUCUN PERSONNAGE FÉMININ


DOSSIER
étaient des outils servant vraiment à tuer : imaginons que nos tenues
se passent aujourd’hui avec le brandissement, en guise d’outils
symboliques, de revolvers chargés ...

Il n’y avait pas que la question du pouvoir religieux et politique.


Dans la période qui vit la création de la franc-maçonnerie, les Eglises,
l’aristocratie et la bourgeoisie commençaient à peine à échapper à la
peur collective du genre féminin qui s’était traduite par la multiplication
des procès en sorcellerie d’où les femmes ne sortaient que pour être
réellement carbonisées : la dernière et plus grande vague de ces procès
eut lieu après la Réforme, de 1560 à 1650, sur un siècle, faisant entre
50 000 et 100 000 victimes dans l’Europe chrétienne.

Nous peinons aujourd’hui à imaginer jusqu’à quel degré d’insanité,


de la fin du Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle, monta la peur des femmes
dans toute l’Europe. Si le puritanisme y eut sa part, on peut souligner la
concomitance entre la multiplication des procès de sorcellerie contre les
femmes et le développement de l’esclavage des noirs par les pays chrétiens.
Dans la naissance du capitalisme, n’était-ce pas le même mâle acharnement
à vouloir tout posséder, quitte à brûler pour l’exemple quiconque
échappe ou résiste aux envies de possession les plus meurtrières, aux
viols les plus crucifiants ?

Dans ces conditions, on peut commencer à comprendre


48 ● pourquoi, pas plus que des images de nègres, des images de femmes ne
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pouvaient apparaître dans l’imaginaire des premiers francs-maçons
tentant, avec quelques symboles de l’art de bâtir, de premiers essais
d’introspection en loge en essayant d’éloigner tout dogmatisme assassin.
A cette époque, pour les rois comme pour les nobles ou les bourgeois,
les femmes n’étaient que sexe et ventre. La franc-maçonnerie a d’abord
été le très lent travail d’adoucissement intérieur dont parle Ramsay. De
ce fait, malgré quelques adoptions mondaines, les femmes n’y avaient
pas place : le travail en loge n’était pas le leur.

Les jeunes individus du genre masculin commencent toujours


par singulièrement douter d’eux-mêmes – ce qui est bon signe –
lorsqu’on leur demande de faire plutôt l’amour que la guerre. Cela
change-t-il en vieillissant ? Peut-être alors, dans la recherche de leur
propre part féminine – la rose au centre de la croix ? –, fallait-il que les
hommes commencent par éclairer leurs contradictions en ces « lieux
d’utopie » que sont par essence les loges, comme ailleurs les
monastères. Lieux fondamentalement contradictoires où, implicitement,
a été voulu un semblant d’oubli de toute femme pour initier le désir
d’unité au miroir intérieur.

Conclusion ?

Passer par l’histoire des rites, par l’histoire des sociétés et par
les histoires personnelles, permet, sinon de trouver la vérité, du moins
d’éviter les illusions des dogmes, qu’ils soient religieux ou sur le mode

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DOSSIER
qui se dit laïc, sans vouloir savoir ce que cela implique au plan spirituel.
Aussi bien, donc, les illusions de la soumission à des traditions mal com-
prises que celles d’une modernité qui prétend niaisement faire « table
rase » du passé.

La franc-maçonnerie est, à l’image de cet objet fantastique


dont parle Borges dans l’un de ses plus célèbres contes : une sorte
d’Aleph où l’on peut tout voir. Tout voir, y compris comme nécessairement
absente celle que contraint au veuvage et à l’exil l’hubris des mâles.
Balkis, reine de Saba, veuve d’Adoniram tué par Salomon, pouvait-on
l’imaginer tournant rituellement autour de l’acacia pour trouver le
cadavre de celui qu’elle aime ? Et quoi d’autre qu’un cri de désespoir
aurait-elle pu exprimer en le trouvant ? Ce cri d’horreur est pourtant la
parole substituée.

L’imaginaire maçonnique a été bâti par des hommes pour


maîtriser leur propre démesure, source de mort. Si les femmes qui viennent
en franc-maçonnerie se trouvent d’emblée à l’aise dans cette forme
d’initiation, est-ce parce qu’elles sentent bien qu’elles en sont elles-
mêmes l’Orient, mais seulement à un certain degré de conscience ?
N’espèrent-elles pas des hommes qu’elles y rencontrent qu’ils en viennent
à penser, comme Maître Eckhart, que « l’esprit est femme dans la gratitude
qui engendre sans retour » ? Le silence symbolique à leur propos leur
conviendrait donc, la moindre parole sur elles pouvant rétablir la
démesure. Mais, de ce degré de conscience, elles seules détiennent la clef. ● 49
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Leur présence dans les loges est donc clivante. Du point de vue
des hommes, il en va peut-être d’elles comme de « Dieu » : la moindre
image, la moindre présence qui en détermine une essence particulière,
est éclairante pour les uns, mais obscurcissante ou troublante pour
les autres. Dans l’espace indéfini du désir, un nom de femme, c’est déjà
un sillage.

Le seul symbole que l’on peut considérer comme féminin dans


les rituels est la rose. Pourquoi ne vient-il qu’à ce degré où c’est finale-
ment le silence et le détachement que l’initiation appelle sur toute
fleur ? Est-ce encore l’épreuve tragique imposée à Balkis, selon Nerval ?
Il faut être aussi un peu poète pour avancer comme franc-maçon.
Laissons Mallarmé conclure : « Je dis une fleur, et hors de l’oubli où ma
voix ne relève aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les
calices sus, musicalement se lève - idée même et suave - l’absente de
tous bouquets ».
■ PIERRE AURÉJAC

(1) Cf. cependant le dossier « Lumière sur l’initiation au féminin », in La Chaîne d’Union n° 28,
printemps 2004, et notamment les articles de Nicole Morvan « Hiram côté femmes », p. 29
et celui de Denise Oberlin « Good bye, Mr. Anderson ! », p. 5.

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