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GWEIGGA

Mémoires d’une femme sahraouie

Sophie Caratini

L'Harmattan | « L’Ouest Saharien »

2022/1 Vol. 16 | pages 181 à 199


ISSN 2739-3623
ISBN 9782140271977
DOI 10.3917/ousa.221.0181
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-ouest-saharien-2022-1-page-181.htm
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RÉCIT
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GWEIGGA
MÉMOIRES D’UNE FEMME SAHRAOUIE

SOPHIE CARATINI
CNRS (UMR CITERES)

Résumé
Gweigga a passé 26 ans dans les camps de réfugiés sahraouis. En 1997, à 85 ans,
elle livre le témoignage de son parcours de vie, paradigmatique de cette génération
qui a connu l'époque du grand nomadisme chamelier. S'adressant à la fois à
l'anthropologue qui l'interroge et aux jeunes qui l'entourent, elle raconte les grands
campements de son enfance, les personnages hauts en couleur de sa famille qui la
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gâtaient, son gavage, son mariage et les beaux moments de retrouvailles sur les
pâturages. Contrainte comme tant d'autres à la sédentarisation par la grande sécheresse
des années 1960-1970 elle s'installe à Zouérate, puis rejoint les camps de réfugiés en
1979. De la révolution sahraouie elle retient surtout le statut de la femme et l'éducation
des enfants, ce « progrès » qui lui semble essentiel.
Mots-clés : Sahara Occidental, Mauritanie, nomadisme, statut de la femme, camps de
réfugiés.

Abstract
Gweigga spent 26 years in the Saharawi refugee camps. In 1997, at the age of 85,
she gave an account of her life journey, paradigmatic of this generation that
experienced the era of the great camel nomadism. Addressing both the anthropologist
who interviewed her and the young people around her, she recounts the large camps
of her childhood, the colourful members of her family who spoiled her, her force-
feeding, her marriage and the beautiful moments of reunion on the pastures. Forced,
like so many others, to settle down by the great drought of the 1960s and 1970s, she
settled in Zouérate, then joined the refugee camps in 1979. From the Saharawi
revolution she retains above all the status of women and the education of children,
this "progress" which seems essential to her.
Keywords: Western Sahara; Mauritania; nomadism; status of women; refugee camps.
182 SOPHIE CARATINI

Chaque anthropologue a « son terrain », l’univers culturel dans lequel il


doit s’immerger pendant des mois, parfois des années, dans l’espoir d’en
déchiffrer les arcanes. Avec les gens qui l’accueillent, il crée des liens dont on
ne sait pas toujours comment les nommer. Pour ma part, j’ai été « adoptée »
par une famille de grands pasteurs chameliers mauritano-sahraouis de la
tribu des Rgaybat1, rencontrée en Mauritanie en 1974-1975 : la famille Daf2.
Quelques mois après mon retour en France, la guerre du Sahara éclatait,
jetant pour quatre années dans un conflit absurde Mauritaniens et
Sahraouis. Quand elle prit fin, nombre de Rgaybat sédentarisés en
Mauritanie rejoignirent le Front POLISARIO 3 pour participer à la lutte de
libération du Sahara Occidental. Une partie de la famille Daf entreprit alors
une dernière transhumance et rejoignit les camps de réfugiés de Tindouf, en
Algérie. Je l’ai retrouvée vingt ans plus tard, quand j’ai enfin été autorisée à
enquêter dans les camps4. Parmi eux était Gweigga mint5 Daf6 qui m’a confié
en 1997 le récit de son parcours personnel, tel qu’elle aurait voulu pouvoir
le raconter de vive voix à son petit-neveu Mohamed resté en Mauritanie avec
ses parents. Elle avait alors 85 ans. Son témoignage montre bien le type de
représentation de leur pays et d’eux-mêmes qu’avaient les Sahraouis de la
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génération qui avaient vécu la vie nomade. Les images qu’elles recèlent,
communes à beaucoup d’entre eux, ont largement été évoquées et
transmises dans les camps de réfugiés comme dans les territoires occupés,

1
ar-Rgaybāt. Les Rgaybāt ont constitué avec le temps la plus importante tribu de pasteurs
chameliers du Nord-Ouest saharien. Leur nom leur vient de leur ancêtre commun (réel ou
classificatoire) : Sīd Aḥmad ar-Rgaybī, un saint homme qui vécut au début du XVIIe siècle,
et que d’aucuns considèrent comme descendant du prophète de l’islam. En 1885, au Congrès
de Berlin, la France et l’Espagne se disputent le Sahara des grands nomades avant même de
l’avoir conquis, et cinq ans plus tard (traité du 27 juin 1900) s’accordent finalement sur le
tracé des frontières de ce qui allait devenir d’un côté la Mauritanie et de l’autre le Sahara
espagnol ou « Rio de Oro ». Ce tracé sera modifié en 1958 par un accord maroco-espagnol,
le Maroc devenu indépendant intégrant alors au royaume l’oued Draa où est enterré l’ancêtre
éponyme de la tribu, cf. Caratini 1989 et 2003.
2
ahl ad-Dāf. La famille Daf constitue un segment d’une sous-fraction (awlād Laḥsan, les fils
de Lahsen) des awlād Mūsā (les fils de Moussa), la fraction qui détient le leadership des
Rgaybat nomadisant de part et d’autre de la frontière mauritano-sahraouie. Dans la logique
de la structure sociale dite « segmentaire », les descendants de l’ancêtre fondateur d’une tribu
étaient en effet organisés en fractions (segments), chacune regroupant les lignages
descendants d’un fils ou petit-fils de l’ancêtre. Sur le récit de cette rencontre avec ma famille
d’adoption cf. Caratini 2022.
3
Frente Popular de Liberación de Saguía el Hamra y Río de Oro.
4
La direction du Front POLISARIO, devenue de plus en plus suspicieuse après le
déclenchement de la guerre au point de connaître dans les années 1980 une période de dérive
totalitaire, a mis des années avant de reconnaître que je n’étais pas une espionne à la solde de
l’ennemi.
5
mint, fille de, est l’équivalent de wuld, fils de.
6
Gwayggā mint ad-Dāf (1912-2002).
GWEIGGA 183

au point qu’elles continuent sans doute à alimenter pour une grande part
l’imaginaire des jeunes générations7.

« Lorsque je suis née, ma mère avait déjà trois filles, mon frère Dih8 est
arrivé juste après moi, nous étions cinq. L’aînée était ma sœur Nouha9, elle
était née en 1905. Nah 10 , mon père, se préoccupait beaucoup de notre
éducation : il est allé chercher un marabout 11 pour l’installer dans notre
campement, et nous a donné à chacun des planches à Coran12. Chaque matin,
nous partions à l’aube, même quand il faisait très froid, même quand il faisait
très chaud, pour aller chez le marabout lire et écrire le Coran.
J’étudiais encore lorsqu’ils ont commencé à me gaver 13 . Une de nos
esclaves était chargée de s’occuper de moi. Elle nous gavait, mes sœurs et
moi. Comme on devait boire toute la journée nous habitions chez elle, elle est
devenue comme notre mère. Le matin, on allait à l’école du marabout, puis on
revenait pour boire le lait14. L’esclave nous frappait pour nous obliger à boire,
c’était pénible. Quand je vomissais, elle voulait m’obliger à boire mon vomi !
Il y avait des petites filles qui buvaient ça, mais moi, je refusais, et chaque fois
elle me frappait. Elle m’a tellement frappé cette femme-là ! Ce que j’ai eu
comme souffrances ! En même temps j’étais contente d’être gavée, vraiment
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très contente, car c’était joli pour moi de grossir ainsi. Mon bras était devenu
si gros que je pouvais l’utiliser comme coussin. Une femme qui n’a pas été
gavée n’est pas une femme15. Et puis c’était très mal vu de ne pas gaver ses
filles quand on en avait les moyens, or mon grand-père était très riche.
Il s’appelait Daf16, et il était extraordinaire. Il avait fait fortune tout seul. Il
avait d’immenses troupeaux de chameaux et une grande famille avec des fils

7
Mon intervention sur ce témoignage (qui a été enregistré) a consisté à en réorganiser
légèrement les éléments pour en faciliter la lecture, mais sans rien modifier des propos qui
ont été tenus. La traduction initiale a été faite par Mohamed Ould Daf, petit-neveu de
Gweigga, ainsi que la relecture de la version du texte présenté ici.
8
ad-Dīh wuld ad-Dāf (1918-2000).
9
Nūḥa mint ad-Dāf.
10
an-Nāḥ wuld ad-Dāf (1880-1979).
11
mrābuṭ, membre d’une tribu de lettrés ou zawāyā, cf. ci-dessous note 62.
12
Tablettes de bois utilisées dans les écoles coraniques en guise « d’ardoise », sur lesquelles
l’enfant apprenait à écrire avec une plume dont la pointe était trempée dans un encrier.
13
Les jeunes filles de bonne famille (ou de familles aisées) étaient gavées à partir de la chute
de leurs premières dents de lait.
14
Le gavage se faisait essentiellement au lait de chamelle.
15
Sur l’expérience du gavage et du mariage précoce des femmes maures cf. le récit de Mariem
mint Touileb in Caratini 2011 : 189-201.
16
ad-Dāf wuld Mḥammad wuld Sayīd a su faire prospérer sa fortune en participant activement
aux caravanes qui transportaient le sel des mines d’Idjil vers les marchés de Ouadane. Les
archives militaires françaises mentionnent l’importance de son troupeau, évalué à plusieurs
184 SOPHIE CARATINI

et des filles exemplaires, d’ailleurs sa première épouse, ma grand-mère, la


mère de ses grands fils17, avait la baraka18. Daf s’est marié quatre fois. Sa
deuxième femme lui a donné trois filles. Ensuite il a épousé sa servante dont
il a eu un garçon, Mokhtar19, qui est devenu un grand homme. La quatrième
lui a donné un fils qui est encore en vie. Mes oncles paternels aussi étaient
formidables, et ils m’aimaient. Je leur montrais que j’étais gâtée en disant
n’importe quoi devant eux, mais ils adoraient écouter mes histoires. Certaines
de mes tantes paternelles ont été mariées à des hommes qui n’avaient pas
beaucoup de biens20, mais Daf avait suffisamment de moyens pour s’occuper
de tout le monde.
On a continué à lire le Coran jusqu’à ce qu’on le connaisse suffisamment.
Nah avait veillé à ce que soient également éduqués avec nous les fils d’Omar,
son frère aîné, et celui de son demi-frère Mokhtar. Notre marabout était
tellement réputé que d’autres familles sont venues s’installer à côté de notre
campement juste pour que leurs enfants puissent profiter de son
enseignement21. Mon frère Dih était très brillant, et il aimait tant étudier qu’il
s’est carrément installé à demeure chez lui. On le voyait toujours accroché à
sa jambe, il le suivait partout. Il était tellement intelligent qu’il a récité le
Coran par cœur trois fois, et plus tard il l’a enseigné à ses neveux, les fils de
ses sœurs.
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Nah avait épousé une très grande dame, une Rgaybiyya22 que personne n’a
jamais pu égaler : Drayja23 , ma mère. Elle était courageuse, très pieuse et
généreuse. Elle a tissé des tentes pour ses filles et servantes, et construit des
maisons belles comme des palais 24. Quand il y avait des conflits entre les

milliers de chameaux. Sa tombe, toujours vénérée par ses descendants, est exactement située
sur la frontière mauritano-sahraouie au niveau de Larwīyat, à une cinquantaine de kilomètres
au sud-ouest de Fdérik.
17
Sa première épouse dont il a eu dix enfants avant de la répudier. Il sera ensuite polygame
(phénomène plutôt rare en pays maure) dans la perspective d’augmenter rapidement sa
descendance, stratégie matrimoniale de « développement », pourrait-on dire, de l’influence
économique et politique de sa lignée.
18
Était bénie de Dieu.
19
Muḫtār wuld ad-Dāf.
20
La préoccupation matrimoniale majeure des familles maures était de marier leurs filles à un
prétendant appartenant à une famille de statut supérieur en regard des logiques structurelles
de la configuration sociale, le meilleur « parti » n’étant pas forcément lié à sa fortune, du
moins à cette époque, cf. Caratini 1989 : 221-246.
21
Plusieurs marabouts ont instruit les enfants de Nah. Certains nomadisaient avec eux tandis
que d’autres résidaient à Chinguetti où la famille séjournait quelques semaines pendant la
période estivale de la récolte des dattes.
22
Rgaybiyya, féminin singulier de Rgaybāt.
23
Drayǧa mint Bābi wuld Būzayd (1890-1975) avait épousé Nah en 1905.
24
Daf avait acquis des terrains un peu partout en Adrar − c’est-à-dire dans la région oasienne
la plus proche du Tiris −, pour y créer ses propres palmeraies. Il y avait installé des esclaves
GWEIGGA 185

familles, c’était Drayja qui assumait la médiation jusqu’à ce qu’elles se


réconcilient. Je ne mens pas ! Et je ne cherche pas non plus à me vanter, ce
que je dis est la pure vérité. C’est ce que Dieu lui a donné. Elle était pratiquante
et faisait la charité. Elle avait la baraka, qu’elle soit bénie25.
La tente de Nah26, si tu l’avais vue ! Elle était tellement vaste que les plus
grands chevaux y avaient une place où ils pouvaient s’abriter du soleil. Du
temps où il y avait des chevaux, quatre ou cinq d’entre eux pouvaient ainsi
passer la journée sous la tente avec les gens.
Vivre dans le désert comme nous le faisions était fabuleux... Surtout
pendant la bonne saison. On parcourait de très longues distances27, on allait
du Hodh28 jusqu’au Tiris29, tandis que nos caravanes suivaient les pistes qui
vont du Sud marocain jusqu’à Saint-Louis ; certaines s’en allaient même
parfois jusqu’à Nioro, au Mali. Les caravaniers allaient vendre le sel de la
sebkha30 d’Idjill, et nous ramenaient le matériel et les vivres dont nous avions
besoin. A nous, les femmes, ils rapportaient des melhafa-s31, de l’encens, des
bijoux, des cotonnades pour la tente, beaucoup de choses.
Quand on devait changer de place, c’était aux femmes de faire la majeure
partie du travail : elles devaient abattre et plier les tentes au moment du départ,
et les remonter ensuite là où les hommes avaient décidé de s’installer. Pour
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chargés de les entretenir, et fait construire quelques maisons pour y résider avec sa famille au
moment de la récolte des dattes.
25
Nah et Drayja ont été enterrés côte à côte à la demande de Nah, ce qui est très rare. Contraints
au début des années 1970 d’abandonner la nomadisation et de rentrer en ville après que la
sécheresse ait décimé tout leur bétail, ils reposent au cimetière de Fdérik, à une quarantaine
de kilomètre de la frontière du Sahara Occidental.
26
La décence oblige à utiliser le nom du mari pour désigner l’habitation qu’en réalité son
épouse a confectionnée, qu’elle entretient, et qu’elle monte et démonte seule ou aidée de ses
parentes, compagnes et servantes quand elle en a. Pour les mêmes raisons, le mot « épouse »
est évité comme tout le vocabulaire susceptible d’évoquer l’union d’un homme et d’une
femme, et remplacé par le mot « tente ». On demande donc à un homme « comment va ta
tente » ce qui équivaut à « comment va ton épouse », ou « comment vont ton épouse et tes
enfants ».
27
Les Rgaybat nommés parfois « fils des nuages », pouvaient parcourir certaines années
jusqu’à 1 000 km.
28
Région du sud-est de la Mauritanie.
29
Région réputée pour ses pâturages chameliers qui s’étend de part et d’autre de la frontière
qui sépare le Sahara Occidental dans sa partie méridionale (l’ancienne province « espagnole »
du Rio de Oro), du Nord mauritanien.
30
sabḫa : dépôts de sel formés par l’évaporation des eaux de pluies accumulées au fond des
dépressions.
31
malḥfa, terme arabe dérivé de la racine laḥafa, vêtir, qui signifie « pièce d’étoffe dont on
enveloppe tout le corps ». En français, il est généralement traduit par « voile » bien que les
Mauresques ne soient pas voilées à proprement parler. Il s’agit d’une pièce de tissu léger
(jadis exclusivement en coton souvent teinté à l’indigo) d’environ 2 mètres de large et 5
mètres de long, attachée d’un côté par un simple nœud au-dessus de l’épaule droite puis
enroulée autour du corps, passée sur la tête, et finalement rejetée par-dessus l’épaule gauche.
186 SOPHIE CARATINI

les confectionner − ou les réparer quand elles étaient abîmées −, on s’associait


à plusieurs : on faisait la touiza 32 pour tisser des flij 33 de 12,5 mètres. On
fabriquait aussi des cordes avec la peau des chameaux, et des outres avec celle
des chèvres. Car en plus des chamelles, nous avions des chèvres qui avaient
leurs propres bergers. Avec leur lait, on préparait du beurre qu’on conservait
dans ces outres.
Mes parents m’ont appris très jeune à reconnaître sur le sable les traces de
pas des gens et des animaux, et à observer le mouvement des astres dans le
ciel. On avait des proverbes. On disait par exemple : « Si Soraya [la
constellation des Pléiades] apparaît au crépuscule, achète une couverture à ton
enfant, si elle apparaît à l’aube, achète-lui une petite guerba34 ». Et, bien sûr,
il y avait les chameaux. Moi, je ne montais que sur des chameaux faciles, bien
distingués. À partir de l’âge de 15 ans je n’étais plus guidée, je les dirigeais
toute seule.
On mangeait du couscous, du qsūr35, du blé concassé… mais je ne sais
toujours pas cuisiner car j’ai toujours eu des servantes. D’ailleurs, quand
j’étais petite, je n’aimais pas travailler, je prenais la fuite chaque fois qu’on
m’appelait pour faire quelque chose. Je n’acceptais que le gavage ou la lecture
du Coran chez le marabout. Les nattes, c’étaient mes sœurs qui les tissaient,
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moi, j’étais choyée. La seule chose que je savais faire c’étaient les outres36.
Lorsqu’on était petites, avec mes sœurs, nous n’avions qu’un seul frère, Dih,
qui était plus jeune que nous37. On jouait avec lui mais parfois on le frappait.
Nous étions très proches mon père et moi, et sans gêne aucune38. Je lui
parlais de manière très libre, et lui me disait toujours : « ça ne se fait pas ! »
Pourtant il en riait, je crois qu’au fond, il aimait bien ça. Quoi que je désire ou
quoi que j’aime, il me l’offrait. Mes frères aussi cédaient à tous mes caprices.
Je disposais de la fortune de Nah plus librement qu’eux, et pouvais donner ce
que je voulais à qui me plaisait. Je donnais en puisant parmi ses biens, et mes

32
twīza, contrat tacite d’entraide réciproque qui se manifeste à l’occasion de certains travaux
collectifs. Le terme comme la pratique sont issus de la culture berbère encore très présente
dans les coutumes mauritaniennes.
33
flīǧ. Les flij sont de longues bandes tissées en poil de chameau puis cousues bord à bord, ce
qui permet de réparer la tente facilement par le remplacement des endroits abîmés au fur et à
mesure de leur usure ou endommagement. De leur longueur et de leur nombre dépend la taille
de la tente.
34
ilā ṭala’aṯ-ṯuraya ‘ašīyā ašrī wuldak aksīyā, wa ilâ ṭāla’at āgaybā ašrīlū agraybā.
35
qsūr est le pluriel de qsar. Peut-être cette recette a-t-elle été reprise des habitudes culinaires
des habitants des oasis qui cultivent le blé dont sont faites les crêpes qui accompagnent ce
ragoût.
36
garba, pl. agrab : outre en peau de chèvre qui permettait de garder l’eau fraîche et nécessitait
une longue préparation
37
Gweigga aura d’autres frères et sœurs par la suite, puisque sur l’ensemble de sa fratrie neuf
atteindront l’âge adulte.
38
Sans respecter les règles de la pudeur en usage dans les relations entre parents et enfants.
GWEIGGA 187

frères ne pouvaient rien me dire si ce n’est : « prends ». Jusqu’à présent c’est


toujours comme ça.
Notre mère nous a mariées, mes sœurs et moi, quand elle a considéré que
nous avions atteint l’âge de comprendre ce qui se passe entre les hommes et
les femmes 39 . Pourtant nous étions totalement ignorantes des mauvaises
choses40, et nous prenions la fuite quand on voyait des hommes rentrer chez
nous et qu’ils nous regardaient. On ne les aimait pas. Ma sœur aînée a été
mariée très petite, elle ne se rendait compte de rien41. Najla, ma petite sœur, a
continué à étudier avec moi jusqu’à ce qu’on soit devenues grandes.
Seules les femmes qui ont un peu d’expérience parlaient avec les hommes.
Dans le campement, les petites filles ne pouvaient pas. Elles n’avaient aucune
relation avec eux. Les plus grandes, au contraire, les fréquentaient sans
problème, mais bien à l’écart des vieux42. Ils se faisaient la cour. Certains
hommes récitaient des poèmes à leurs bien-aimées, comme le font les Arabes.
Avant mes noces, je ne connaissais pas l’homme que j’ai épousé43. Il n’était
venu qu’une fois chez nous, avec d’autres messieurs. Il a été notre hôte pour
quelques jours, il m’a vue… et c’est tout. Je ne lui avais jamais fait le thé ni
rien. Mais j’ai compris toute seule qu’on avait décidé de me marier. Je ne suis
pas idiote : tout le monde en parlait. Pour faire sa demande, le prétendant doit
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d’abord informer la mère de la fille, soit directement, soit en lui envoyant
quelqu’un. Ensuite, c’est elle qui informe le père, les tantes et les oncles de
cette demande. Si tous les parents sont d’accord, l’homme doit réunir la dot.
Mon mari a donné beaucoup de choses, mais je ne sais plus combien. Quant à
moi j’ai eu peur bien sûr.
Je me suis mariée comme le voulait la coutume. Il y avait beaucoup de
gens, et plein d’esclaves et des Mauresques 44 frappaient sur les tambours.
Dans une petite tente dressée à l’écart où je devais rester à l’abri des regards
dans la journée, les femmes m’ont coiffée et m’ont vêtue d’un voile de nilé45
recouvert d’un drap blanc qu’elles avaient parfumé avec de l’encens. En

39
Expression utilisée pour désigner la période de la puberté.
40
En l’occurrence les choses du sexe.
41
Littéralement « elle n’avait pas de cœur » dans le sens où elle était trop petite pour
comprendre ce qui se passait.
42
Cette distance n’est pas liée à une quelconque interdiction, elle est seulement imposée par le
code de la pudeur en usage chez les Maures.
43
Gweigga a épousé ‘Ali wuld ‘Ammī ‘Ūmar de la famille Bellao (ahl Ballāw) structurellement
détentrice de la chefferie des Rgaybat Sahel, donc théoriquement la plus « noble » d’entre
eux. Devenue veuve en 1959, elle ne se remariera pas.
44
bayẓaniyyat, Mauresques, féminin de bayẓān, les Maures. Les Maures sont à la fois les
« Blancs » locuteurs de la langue hassaniya, et les personnes libres par opposition à leurs
esclaves.
45
nīla, cotonnade teinte à l’indigo dont le frottement ombre la peau de bleu, lorsque le vêtement
(melhafa ou turban), est porté.
188 SOPHIE CARATINI

général on doit faire de la bonne nourriture pour la nouvelle mariée avant


qu’elle ne rejoigne la tente du mariage où elle doit passer la première nuit avec
son époux. Donc elles m’ont apporté le repas, j’ai mangé, et là, elles m’ont
encerclée… ça je ne l’oublierai jamais ! Elles m’ont traînée dehors parce que
je refusais de les suivre. En fait, elles devaient surtout m’aider à me cacher
jusqu’à ce que mon fiancé et ses amis me trouvent. C’était comme ça, à
l’époque, car il fallait que l’homme démontre qu’il aimait vraiment sa
promise. Quant à la mariée, la première nuit, elle devait le griffer chaque fois
qu’il s’approchait en laissant des traces bien visibles sur son visage. Le matin,
de bonne heure, elle retournait se cacher jusqu’à la nuit suivante.
Pendant une semaine, les gens ont égorgé moutons et chameaux, et ils ont
servi du couscous et de la viande à tout le monde. Et puis il y avait des griots
car la famille Abba46 est venue. Après cette période de folie et d’ambiance la
situation est revenue à la normale, et mes parentes et amies ont monté une
bénia47. Pendant les premiers jours, la mariée doit s’installer là, tandis que les
femmes du campement viennent la voir et restent avec elles pour lui apporter
une sorte de soutien moral.
Après le mariage, ma mère m’a dit qu’il ne fallait pas que je fasse les
choses qui ne sont pas bien vues, et surtout que j’évite de parler aux hommes.
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Les conseils de la mère sont nombreux, elle les délivre pendant toute sa vie à
ses filles et à ses fils.
J’ai eu ma propre tente quand je suis devenue femme, avec des tapis de
laine rouge et un palanquin48. Elle a été dressée là, dans le campement de mon
père, c’est ainsi dans les premiers temps. Ma fille Adila49 est née, puis quatre
ans plus tard Mmalymenin50. Ce n’est qu’à ce moment-là que je suis partie
m’installer dans le campement de mes beaux-parents.
J’ai quitté mes parents avec beaucoup de matériel, car lorsque la mariée
part vivre chez ses beaux-parents elle doit leur apporter des cadeaux. Elle a
aussi ses propres affaires, sa tente et son mobilier. Celle dont les parents
possèdent des troupeaux de chamelles, comme moi, a en plus de tout ça du
bétail et une esclave. Et de l’autre côté, lorsqu’elle arrive pour s’installer chez
eux, ses beaux-parents égorgent un chameau avant même que sa tente soit
dressée.

46
ahl Abbā, célèbre famille de musiciens (griots) attachée à la famille de l’émir du Tagant et à
la tribu des Kounta (Kuntā).
47
banya, toile de coton utilisée soit comme doublure intérieure de la tente, soit seule comme
petite tente provisoire.
48
mšāqab, palanquin de bois sculpté qui était solidement arrimé sur un chameau de bât et
surmonté d’une cotonnade pour abriter les femmes et les petits enfants lors des
transhumances.
49
‘Adila mint ‘Alī wuld ‘Ammī Ūmar.
50
Maylimanīn mint ‘Alī wuld ‘Ammī Ūmar.
GWEIGGA 189

Chez mes beaux-parents, je n’ai trouvé que des hommes car c’était une
famille sans filles. Ma belle-mère était seule, elle n’avait que quatre garçons,
mais Dieu merci ma belle-famille avait des esclaves, des hommes et des
femmes, et j’avais avec moi ma servante personnelle. J’ai pleuré quand je suis
arrivée la première fois, parce que je ne connaissais pas cette nouvelle vie. En
réalité ce campement était presque comme celui de mes parents, car la mère
du cheikh du campement, le grand guerrier Mohamed Ould Cheikh
M’Barek51, était une sœur de Daf, donc une parente à moi. Quant à ma belle-
mère, elle n’était autre que ma grand-tante Lehbeila52, la fille gâtée de Daf.
Lehbeila était une femme exemplaire, très courageuse et généreuse. Elle
m’a reçue comme si j’étais sa propre fille, elle m’aimait beaucoup. Moi aussi
je l’ai considérée comme ma mère, et tout ce qu’elle me demandait, je le
faisais. Nous nous promenions ensemble, et elle m’envoyait quelqu’un pour
m’apporter le repas si elle préparait quelque chose à manger. Elle me disait
souvent « tu as maigri depuis que tu es là », pour que je mange plus. Chaque
fois qu’ils partaient en voyage, mes beaux-parents me rapportaient des
cadeaux, et je suis devenue pour leurs fils la sœur dont ils avaient besoin. L’un
d’eux est là, toujours en vie. Je les aimais plus que mon propre frère, ou autant.
Plus tard, lorsqu’ils se sont mariés, nos relations sont restées les mêmes.
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Mon mari ne m’a jamais fait aucun mal, il n’avait pas d’histoires avec les
femmes, et il n’y avait rien de mauvais en lui. Il venait toujours bien mis, et
s’il constatait que je n’étais pas joliment habillée ou bien coiffée, il me disait :
« Pourquoi es-tu ainsi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce que tu as ? » Il
était comme ça, très attentionné, et il ne m’a jamais laissée manquer de rien53.
La vie était bonne pour moi. En plus, j’avais toujours mon troupeau personnel,
celui que mes parents m’avaient donné lorsque je les avais quittés et que
j’avais amené avec moi. C’est une tradition dans les familles sahraouies qui
ont les moyens de donner des biens à leur fille quand elle s’en va. Les femmes
emportent avec elles un troupeau de chamelles laitières et des chameaux
castrés, des affaires, des tapis de laine rouge, des tassoufra-s54, des coussins,
tout ça, c’est le rhil55 qui leur vient de leurs familles.

51
Muḥammad wuld Šīḫ Mbārik, cousin germain de l’époux de Gweigga.
52
al-Ḥbayla mint ad-Dāf.
53
Littéralement « je n’ai jamais eu faim » .
54
tasūvra, grande sacoche de cuir cousue et ornée de décors géométrique peints, confectionnée
par les femmes des forgerons. Légère, de grande contenance et facile à arrimer sur les
chameaux, la tassoufra est le bagage idéal des pasteurs nomades.
55
ar-rḥīl désigne l’ensemble des biens que la fille reçoit de ses parents au moment de rejoindre
son nouveau domicile (conformément aux règles de la patrilocalité alors en vigueur), et qui
lui appartiennent en propre. Cette coutume a pour fonction de permettre à la femme qui vit
loin de ses parents de ne pas être totalement sous la houlette de son époux.
190 SOPHIE CARATINI

Au début c’était difficile car c’était le temps de la peur56. J’ai dû attendre


un an et demi avant de pouvoir retourner chez mes parents. Après, quand le
temps de la paix est revenu, j’ai vécu en faisant la navette entre les deux
campements, car chaque fois que je disais à mon époux que j’avais envie de
voir ma famille, il acceptait, après m’avoir bien sûr donné son point de vue.
À mon époque, la femme ne s’occupait que de sa tente, et quand elle allait
chez sa mère, elle emportait avec elle beaucoup de choses. Son mari
l’accompagnait dans ce voyage, et ils passaient quelque temps chez ses
parents à elle. Si le matériel de sa tente n’était plus bon, elle le changeait là-
bas, et si elle voulait laisser sa servante pour en prendre une autre, elle le
faisait. Lors des fêtes religieuses, tandis que les hommes amenaient les
chameaux à égorger, le beau-fils offrait du sucre et du parfum à ses beaux-
parents.
Il pouvait arriver qu’on campe tous au même endroit : mes parents, mes
beaux-parents, et d’autres parents. Dans ces cas-là on formait un seul grand
campement qui pouvait être composé de toutes les familles de la même
fraction, ou même de plusieurs fractions. Les tentes étaient généralement
alignées par rangées, mais parfois, au temps de la peur, on faisait des
campements circulaires. Ça, c’était plutôt quand on campait au nord, du côté
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de l’oued Draa. Mes parents à moi ne l’ont jamais fait.
Les plus beaux moments de ma vie, c’était l’hivernage, la pluie, quand les
pâturages apparaissent. Le désert devient vert, et les campements sont plus
animés et plus joyeux que jamais. Les guerriers sont splendides, ils dansent et
font des courses de chameaux.
Notre campement était très grand, il pouvait regrouper quarante tentes. Nos
esclaves habitaient avec nous, on partageait avec eux tout ce qu’on mangeait.
La servante cuisinait pour ses parents57 et mangeait la même chose qu’eux. Il
pouvait arriver que certains esclaves volent, mais il y avait aussi d’excellentes
femmes esclaves. Ils avaient leurs tentes, qui étaient petites par rapport aux
nôtres, et chez nous les esclaves ont toujours eu leur propre troupeau de
chamelles laitières58.
Les forgerons59 étaient respectés par tout le monde. Quand ils venaient
habiter à côté d’une famille maure, cette famille devait leur donner un
troupeau de chamelles laitières. Pour leur travail, ça dépendait. Ils faisaient

56
Le « temps de la peur » désigne les périodes d’insécurité qui peuvent être liées aux guerres
intestines ou à des agressions venues de l’extérieur.
57
C’est-à-dire ses maîtres : sur la relation complexe maître/esclaves en pays maure cf.
l’excellente thèse de Mariem Baba Ahmed 2015.
58
Cette situation est exceptionnelle, peut-être pour une part liée à la richesse de la famille Daf
en troupeaux, tous les esclaves des Maures n’étaient pas traités ainsi, loin s’en faut, cf. Baba
Ahmed 2015.
59
Comme les esclaves, les forgerons formaient un groupe subalterne strictement endogame.
Les hommes travaillaient le métal (fer, cuivre et argent principalement) et les femmes le cuir.
GWEIGGA 191

certains travaux sans demander de contrepartie, alors que d’autres avaient un


prix fixe.
Avec nous, il y avait aussi quelques marabouts, et des familles démunies à
qui l’on réservait l’aumône légale, la zekkat60. D’une manière générale, les
Sahraouis s’entraidaient en toutes choses. Par exemple, si une famille n’avait
plus de thé, ses voisins étaient moralement obligés de lui en donner. Et même
quand tout le monde en avait, quand une famille préparait le thé, elle envoyait
quelqu’un inviter ses voisins à venir le boire avec elle. Si l’une des familles
accueillait un grand nombre d’hôtes, ses voisins leur apportaient des
calebasses de lait et leur préparaient de quoi manger. Et quand notre caravane
revenait avec les achats, on en donnait une partie à nos voisins.
En plus de s’entraider entre parents et voisins, les grandes familles
sahraouies hébergeaient beaucoup d’autres familles qui n’avaient avec elles
aucun lien de parenté. Les gens généreux aidaient ceux qui n’avaient rien. Il
y avait aussi les chamelles laitières qu’on prêtait à ceux qui n’en avaient pas,
on pouvait prêter comme ça des troupeaux d’une trentaine de chamelles. Que
l’on donne ou que l’on prête, c’était connu de tout le monde. On disait que les
biens de la famille untel supportaient la famille untel.
Quand on déménageait, tous ces gens-là partaient avec nous. Là où on
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allait, ils allaient avec nous. C’était surtout des zwaya61 qui avaient besoin de
nous, car ils ne savaient pas se défendre, ils ne connaissaient pas les fusils. Au
temps de la peur, on les protégeait, et personne ne pouvait leur faire de mal.
Les moments les plus heureux, à part l’hivernage des années où il avait
bien plu, c’était le temps de la récolte des dattes, la guetna62. Les gens se
retrouvaient dans les palmeraies, il y avait beaucoup de tam-tams. Et parfois
les griots venaient chez nous et restaient quelques semaines. Lors des
mariages aussi, ils venaient. On leur donnait des chameaux. Tout le temps
qu’ils passaient avec nous était un moment de bonheur. Et quand ils partaient,
on était un peu triste.
Dieu merci, tout ce que j’ai eu dans cette vie était bon. Je n’ai jamais eu
besoin de quoi que ce soit, mon père m’offrait tout ce que je voulais. Il est
parti deux fois à La Mecque, pour le pèlerinage. La première fois, il a mis trop
longtemps à revenir, beaucoup de gens pensaient qu’il était mort. Ils ne nous

60
zākat, l’aumône est un des cinq piliers de l’islam.
61
zawāyā, lettrés, marabouts, tribus non armées mais détentrices de la connaissance des
sciences islamiques et surtout du droit malékite. Dotés parfois d’une autorité spirituelle non
négligeable, les plus savants faisaient office d’enseignants, de conseillers, de juges et de
médiateurs des conflits.
62
al-gatnā, période de la récolte des dattes, en juillet-août. Moment festif associé aux grands
rassemblements des pasteurs nomades dans les palmeraies de l’Adrar mauritanien (avant la
colonisation, pour des raisons climatiques, il n’y avait pas de populations sédentaires au
Sahara Occidental, donc pas de villages oasiens ni palmeraies entretenues, partant pas de
guetna possible).
192 SOPHIE CARATINI

l’ont pas dit parce que ma sœur était en état de grossesse63. Quand ils ont
appris qu’enfin il approchait, ils ont dressé de belles tentes pour l’accueillir,
et quand il est entré dans le campement, il y a eu des youyous et des tambours,
c’était la fête. Il le méritait vraiment car il avait rapporté des cadeaux pour tout
le monde, pour tous les gens du campement, et même pour nos voisins et
connaissances lointaines. Je n’étais pas là mais on me l’a raconté quand je suis
arrivée avec ma sœur. Après, nous sommes tous partis à la guetna. C’est un
de mes plus beaux souvenirs.
Mes plus mauvais souvenirs c’est le chagrin que j’ai éprouvé à la mort de
mes amis ou proches parents, et quand ils étaient dans le malheur.
Il y avait dans les campements des sages-femmes traditionnelles, ma mère
en était une, elle m’a assistée pour la naissance de mes trois premiers enfants.
J’ai quatre enfants. Mes grossesses se sont bien passées, tout était normal. La
seule fois où j’ai accouché chez ma belle-mère, nous sommes restées tout le
temps ensemble. C’était elle qui préparait à manger pour moi et pour mon
bébé. Drayja, ma mère, faisait le va-et-vient entre sa tente et la mienne, et s’il
le fallait, si je tombais malade ou si mon enfant était malade, elle passait la
nuit avec nous. Dès la naissance de l’enfant, on le lavait, on l’allongeait, et on
lui donnait le sein avant de lui faire le-hjabe64 pour le protéger des diables.
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Pour ça, la mère doit toujours s’étendre tout contre lui pour pouvoir le
surveiller tout le temps. Le marabout vient et lui fait l’appel à la prière dans
les oreilles, puis il lui écrit un ktab65 que l’enfant portera en bracelet. Il y a
beaucoup de traditions dans ce domaine66.
Pendant quarante jours la femme reste obligatoirement à côté de l’enfant.
Ce n’est qu’après ces quarante jours qu’elle peut sortir et reprendre le cours
de la vie normale, petit à petit. Tant que le bébé est tout petit, les autres
femmes, parentes, voisines ou esclaves, lui donnent le lait de leur sein. Et c’est
la belle-mère qui s’occupe de lui.
Les filles étaient excisées à mon époque. Il y avait toujours une femme
spécialiste qui pouvait opérer. Les accidents étaient rares, en général ça se
passait bien, Dieu merci ! Moi j’ai fait exciser ma fille juste après sa naissance.
Maintenant on ne le fait plus, peut-être parce que les femmes aiment plus leurs
filles que dans ces temps-là.
A la veille du baptême, les voisins amènent des moutons à égorger à la
famille, parfois même des chameaux. La cérémonie consiste à tirer au sort

63
Évoquer un malheur attire le malheur.
64
al-ḥajāb, rite de protection.
65
ktāb, écrit, livre. Ici simple papier sur lequel le marabout écrit une phrase ou un verset du
Coran destiné à protéger l’enfant du malheur. Le papier est ensuite replié et rangé dans un
étui relié à un cordon de cuir qui permet de porter cette amulette prophylactique en collier ou
bracelet.
66
Cf. à ce propos le récit d’une autre femme maure, Mariem mint Touileb, restitué in Caratini
2011 : 43-64.
GWEIGGA 193

plusieurs prénoms pour en choisir un au nouveau-né. L’éponyme du bébé sera


obligé de lui donner quelque chose de valeur : une chamelle, une servante, un
cheval… Nah a donné à chacun de mes fils nouveau-nés un petit esclave pour
qu’il s’occupe de lui, et une chamelle. Il voulait toujours que ses filles soient
dans les meilleures conditions. C’était un homme exceptionnel, il n’avait pas
d’égal. Dieu m’avait donné un père pas comme les autres.
Les garçons sont circoncis entre huit et dix ans. La circoncision est une
pratique qui vient de loin, elle est prescrite dans la Sunna 67 du Prophète
Mohamed − que le salut soit sur lui. Il y avait toujours dans le campement un
spécialiste qui s’en chargeait. Quatre ou cinq jours plus tard, l’enfant
recommençait à jouer. Aujourd’hui on fait ça dans les hôpitaux.
Le plus dur à vivre étaient les martyrs, quand nos guerriers qui nous
défendaient au temps de la peur étaient tués. J’ai vu beaucoup de Rgaybat se
battre contre les autres tribus 68 . Je me souviens de cette fois où des
Mauritaniens ont pillé des troupeaux de la famille Daf. Ils ont pris 1 600
chameaux dont certains appartenaient à la famille Sidi Salem des Oulad
Lahsen et à la famille Brahim Mohammed des Oulad el-Qadi. Quand elles
étaient en guerre, les tribus se volaient les troupeaux. Et après, elles se sont
battues contre les Nsara 69 , c’était trop. A cette époque-là, on n’avait pas
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encore signé l’acte avec les chrétiens. Entre les Français et les Rgaybat, il s’est
passé beaucoup de choses, jusqu’à l’année Tiguiguil70. Après, la paix a régné.

67
Recueil de paroles, actes et jugements du Prophète et de ses compagnons.
68
La grande tribu chamelière des Rgaybat a connu une période d’expansion guerrière (et
démographique) à la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Elle a ensuite été l’une des
dernières grandes tribus à lutter les armes à la main contre la pénétration française, favorisée
en cela par la position de ses terrains de parcours chameliers qui chevauchaient la frontière,
et par l’afflux dans la zone espagnole de résistants mauritaniens (en particulier l’émir de
l’Adrar qui sera tué en 1932). La partie du Sahara colonisée par l’Espagne est en effet restée
interdite d’accès aux troupes françaises pratiquement jusqu’en 1958. De leur côté, les
Espagnols qui n’avaient pas les moyens de la France sont restés en quelques points de la côte
atlantique sans pouvoir pénétrer leur colonie. C’est donc là, hors d’atteinte des uns comme
des autres, que s’est concentrée la lutte anticoloniale, jusqu’à ce que les forces françaises
aient réussi à occuper tout le nord de la Mauritanie (en 1934), et donc à « coincer », pourrait-
on dire, les Rgaybat fragilisés par la nature a-périodique de leurs nomadisations entièrement
soumises aux caprices de la pluie.
69
Nṣārā, littéralement les Nazaréens, ainsi nomme-t-on les Occidentaux en pays maure.
70
‘ām Tigīgil, 1932-33, est l’année du dernier grand rezzou de la résistance Rgaybat, dit « le
rezzou du Soudan », qui fut décimé au lieu-dit « Tiguiguil » au sud-est de la Mauritanie par
les forces françaises, et dont j’ai pu recueillir le témoignage du seul survivant, retrouvé dans
les camps de réfugiés de Tindouf, témoignage qu’on trouvera restitué intégralement dans une
scène fictive ajoutée au récit du général du Boucher, alors jeune officier méhariste dans le
Groupe Nomade d’Idjill, in Caratini 2017 : 314-321.
194 SOPHIE CARATINI

L’année des étoiles71 est celle où l’on a signé notre soumission, comme
toutes les fractions des Rgaybat Sahel72. On n’a pas pu faire autrement parce
que c’était une très mauvaise année : il n’avait pas plu au Tiris, les gens ont
dû emmener leurs troupeaux pâturer du côté mauritanien, certains sont même
allés jusqu’au Tagant. Donc on s’est fait enregistrer par les Français, on n’a
pas eu le choix. En plus, nous, la famille Daf, nous avions des maisons à
Chinguetti et à Ouadane. Nous les avons jusqu’à présent, elles sont occupées
par nos anciens esclaves que nous avons affranchis. Je me souviens des
premières fois où j’ai vu des chrétiens. Ils venaient parfois chez nous, j’avais
peur d’eux. Quand on était petits, on se cachait quand on les voyait.
Je me rappelle un jour où un Français est venu regarder les troupeaux. Il a
choisi les meilleurs chameaux et il les a emmenés à son camp militaire73. Un
peu plus tard, il a envoyé quelqu’un dire aux propriétaires de ces chameaux
qu’ils devaient se présenter à ce camp pour y recevoir l’argent correspondant
à la valeur de leur bétail. Les gens y sont allés, sauf Nah. Il lui a fait répondre
que l’argent ne l’intéressait pas, qu’il ne voulait que ses chameaux. Quand il
a constaté qu’on ne les lui rendait pas, il est parti voir le commandant de Cercle
de l’Adrar et lui a donné le choix, il lui a dit : « Soit tu m’écris un papier pour
le gouverneur de Saint-Louis74 disant que je porte plainte, soit tu me donnes
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des explications ». Alors le commandant de Cercle a rendu à Nah tous les
chameaux que le Français avait pris à la famille Daf.
Je n’ai pas oublié non plus l’année où les Espagnols nous ont chassés, on
l’appelle l’année de l’expulsion espagnole75. Nous étions partis très loin vers
l’ouest, à Bir Nzrane, et les Espagnols nous avaient refoulés jusqu’à Mijik.
Cette année-là, il y a eu de grands mariages. Le célèbre griot Sidati Ould

71
‘ām an-njūm, 1934-35. Les nomades donnent aux années du calendrier solaire, qui
commence chaque automne après les pluies, un nom qui évoque un événement important de
la vie politique ou de la vie pastorale. L’année des étoiles est 1933-1934, au cours de laquelle
la jonction des troupes françaises du nord et du sud a contraint les Rgaybat à la reddition.
72
La grande tribu des Rgaybat était divisée en deux groupes, les Rgaybāt al-Gwāsim,
descendants du fils aîné de l’ancêtre éponyme, qui nomadisaient habituellement (lorsque les
pâturages le permettaient) à l’extrême nord de l’Ouest saharien, et les Rgaybāt Sāḥil,
descendants des fils cadets de l’ancêtre, dont les terrains de parcours étaient au sud-sud-ouest
des premiers, sans pour autant que cette répartition soit figée puisque la totalité de leur vaste
territoire de nomadisation était indistinctement accessible à tous.
73
La soumission puis le contrôle des populations nomades par l’armée française ont été le fait
de « Groupes Nomades », unités méharistes associées à des postes garnisons construits en des
points stratégiques du territoire des chameliers. Les militaires français qui administraient les
régions sahariennes devaient donc se procurer des montures qu’ils achetaient − ou
réquisitionnaient − chez les éleveurs. Ils instauraient en outre à leur profit une priorité d’accès
− manu militari − à certains puits ainsi qu’aux meilleurs pâturages, cf. Caratini 2017.
74
La Mauritanie était administrée à partir de Saint-Louis du Sénégal.
75
‘ām sūv as-sbāniyya. Les Espagnols et les Français n’étant pas en bons termes, il était
fréquent que les nomades recensés dans une des deux colonies soit refoulés vers la frontière
quand ils nomadisaient sur le territoire de l’autre.
GWEIGGA 195

Abba76 est venu chanter pour nous avec d’autres personnes. C’était l’année du
mariage de mon oncle Mokhtar. Et plus tard, l’année de la naissance de
Moulaye Aly77. Dih, comme il le faisait souvent, a appelé les griots, et Sidati
ould Abba est revenu. Les gens n’aimaient pas que les griots viennent chez
eux parce qu’ils sont une grande charge, mais Dih faisait tout pour qu’ils
viennent chez lui. C’était vraiment de beaux moments.
La vie a été bonne pour nous jusqu’en 1960, l’année où les Français sont
partis. Nous n’étions pas heureux de leur départ, car on disait qu’ils avaient la
baraka, on les aimait bien, nous étions amis. Après leur départ, la sécheresse
s’est abattue sur toute la région, elle a duré pendant des années. Les gens ont
perdu leur bétail, ils ont dû rentrer en ville. Au début, ce n’était pas trop grave
pour nous parce que la famille Daf avait tellement de troupeaux qu’il en restait
toujours un peu, ça nous suffisait. Mais au bout d’une dizaine d’années, on
n’avait plus rien. La famille Daf a perdu sa fortune essentiellement à cause de
la sécheresse. On a dû nous aussi rentrer en ville.
Nous aimons les Mauritaniens car nous sommes tous des Maures, mais le
Front nous a dit qu’il fallait qu’on libère notre terre. Notre Sahara78, c’est tout
ce qu’on possède, c’est notre patrie. Je ne la connais pas toute, car elle est
immense, je connais surtout le Tiris où nos troupeaux restaient en bonne
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forme, les guelbs79, et la mer jusqu’à La Guerra, en face de Nouadhibou. À
cette époque80, Nah était malade, il était très faible, il était dans sa maison de
Zouérate et il ne bougeait plus. On est tous restés auprès de lui, on l’a
accompagné jusqu’à sa mort. Il est parti vers Dieu en 1979. C’est alors que
nous avons rejoint les camps de réfugiés.

76
Sīdati wuld Abbā (1926-2019), le musicien le plus talentueux de la famille Abbā de l’époque,
parfois qualifié de « grand maître de la musique maure ».
77
Mūlāy Ilī wuld an-Nāḥ (1949-2020), le fils aîné de Dih.
78
Au sens de Sahara Occidental.
79
Rochers et massifs rocheux qui surplombent la platitude du désert dans cette partie du Sahara.
80
Il s’agit ici du déclenchement de la guerre du Sahara, en 1975, lorsque les armées
mauritaniennes au sud et marocaines au nord ont investi le territoire du Sahara Occidental au
moment du retrait des Espagnols, cf. Miské 1978.
196 SOPHIE CARATINI

On l’appelle l’année du grand départ81. Tous ceux de nos cousins82 qui


travaillaient à la SNIM83 de Zouérate, 70 hommes, ont décidé de rejoindre le
Front. C’était un samedi soir, je m’en souviens très bien. C’était leur volonté,
ils étaient très motivés, et discrets. Leur départ a été bien organisé : ils ont
réglé toutes leurs dettes, et, à la dernière minute, ils ont informé le gouverneur
de Zouérate84. Au début, seuls les hommes sont partis. Ensuite les familles de
mes frères Dih et Saddafa les ont suivis, et finalement nous les avons rattrapés
à Nouadhibou. On était parti les mains vides, ce n’est qu’après avoir atteint
les camps85 que les choses ont commencé à revenir à la normale, parce que le
Front s’occupe de tout ici. Dès notre arrivée il nous a tout donné : des tentes,
du sucre, du riz… Par la suite on a acheté des chèvres pour pouvoir avoir du
zrig86. Jusqu’à présent le Front nous donne tout.
La révolution a bouleversé notre vie, elle a apporté de belles choses.
D’abord elle a fraternisé tout le monde, unifié tous les Sahraouis qui étaient
dispersés. Ensuite la vie des femmes a changé, Dieu en soit loué ! Elles ne se
rendaient pas toujours bien compte de leur situation, elles vivaient dans
l’insouciance, sans se poser de questions. Aujourd’hui elles participent à la
révolution, elles travaillent, elles étudient, elles sont devenues fortes et il ne
leur manque rien. Elles travaillent dans les administrations ou dans les
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hôpitaux, et leurs enfants, garçons et filles, étudient partout dans le monde : à
Cuba, en Algérie, en Espagne, en France... Et puis elles ne se marient que si
elles le désirent, ce qui n’était pas le cas à mon époque. Avant, ce qui était
bien vu était que la femme soit polie, qu’elle ne dise pas de gros mots, qu’elle

81
‘ām al-inṭilāqa, l’année du départ. En réalité deux années portent ce nom :’ām al-inṭilāqa al-
awāl (l’année du premier départ) est 1975-76. Elle correspond à la période de l’exode des
populations qui fuient le territoire espagnol violemment envahi par l’armée marocaine au
nord et par l’armée mauritanienne au sud. La seconde est celle de 1978-79 qu’évoque ici
Gweigga, restée dans les mémoires sous le nom de ‘ām al-inṭilāqa aṯ-ṯaniya (l’année du
second départ). Cette deuxième exode concerne les populations qui étaient en territoire
mauritanien (certains avec la nationalité mauritanienne) et qui ont rejoint la lutte de libération
lorsque la Mauritanie s’est retirée du conflit.
82
Gweigga désigne ici l’ensemble de ses contribules, la notion de awlād ‘amm (littéralement
fils de l’oncle paternel), généralement traduit en français local par les mots « cousins » ou
« parents », englobant potentiellement tous les descendants réels ou classificatoires de
l’ancêtre éponyme de la tribu.
83
SNIM, Société Nationale Industrielle et Minière de Mauritanie, en charge de l’exploitation
des mines de fer de Zouérate, récemment nationalisée, était le principal employeur des
travailleurs salariés de la région.
84
Quarante d’entre eux étaient agents de maîtrise à la SNIM, ils ont également prévenu leur
directeur de l’entreprise et rendu leurs voitures de fonction.
85
Le mot « camp » désigne ici les camps de réfugiés muḫayyam, par opposition aux
campements des pasteurs nomades vargān sing. vrīg.
86
Zrīg, mélange d’eau et de lait de chèvre sucré présenté dans une fine calebasse de bois sombre
dans laquelle chacun trempe ses lèvres.
GWEIGGA 197

ne bouge pas trop, qu’elle fasse ce qu’on lui demande et qu’elle ne parle pas
aux hommes.
Quand je suis arrivée ici, je ne savais rien faire. J’ai trouvé là des comités,
des cellules politiques, plein de choses nouvelles, mais on m’a expliqué et je
m’y suis mise comme tout le monde. J’ai été affectée au comité de l’industrie,
je participais aux réunions et j’ai cousu des guitounes87. Je suis même allée
aux congrès pour étudier le programme national du travail. Dans les comités
chacun peut donner son avis, on discute de tout, et ensuite on rend compte aux
responsables.
On est très organisé, on a des établissements, il faut venir voir ça. Il y a des
femmes qui ont de la valeur dans la société d’aujourd’hui, parce qu’elles le
méritent, elles font du bon travail, on les considère beaucoup. Pendant la
guerre, la plupart faisaient le service militaire 88 , or celles qui avaient été
gavées étant petites étaient encore grosses, c’était pénible pour elles.
Aujourd’hui encore les femmes sont parfois trop fatiguées par le travail. Il y
a le vent, la chaleur, et elles doivent prendre en charge beaucoup de choses en
même temps : elles font la cuisine, elles vont chercher l’eau, s’occupent des
enfants, et elles ont les vieux dans leurs tentes à soigner en plus de militer dans
les comités, sans compter qu’elles sont parfois en état de grossesse.
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Le plus pénible, dans la vie des camps, ce n’est pas tant l’absence des
enfants qui étudient au loin. Ça, on l’accepte. Même quand ça dure. Mon
neveu, par exemple, il est parti il y a quelques années, et on a eu de ses
nouvelles que rarement. Mais il a fait de bonnes études, il va maintenant
pouvoir se spécialiser. Étudier, c’est bien. Ce qui n’est pas bien c’est le fait de
ne rien apprendre.
Le plus dur à supporter, le plus douloureux, c’est la maladie et la mort,
surtout lorsqu’il s’agit d’un martyr.
Les jeunes d’aujourd’hui, nous leur reprochons beaucoup de choses parce
qu’ils n’ont pas été éduqués comme nous89. Je n’aime pas cette éducation-là.
De mon temps, les enfants qui grandissaient avec leurs parents étaient bien
élevés, ils apprenaient le Coran. Maintenant, c’est l’école qui les éduque. Or
il arrive parfois qu’un jeune qui étudie au loin oublie un peu nos coutumes et
prend d’autres habitudes. Ses enseignants n’y sont pour rien, ça n’engage que
lui-même, mais c’est dommage. On n’aime pas ça. Le plus important est
quand même qu’il réussisse dans ses études, ça, ça nous rend fiers de lui. Alors

87
Terme à l’évidence d’origine française et militaire. On appelle ainsi les tentes de toile
confectionnées par les femmes sahraouies dans les camps de réfugiés.
88
Jusqu’au cessez-le-feu de 1991. Il ne s’agissait pas d’un véritable service militaire, on
apprenait aux femmes à manier quelques armes légères et on leur faisait faire un peu de sport,
l’idée étant que si les camps étaient attaqués elles pourraient participer à leur défense.
89
Cf. Corbet 2008.
198 SOPHIE CARATINI

que s’il vole ou se comporte mal, c’est la honte pour tous, on préfère la mort
à ces choses-là.
Il y a aussi le fait que lorsque les parents doivent marier leur fille il faut
qu’ils prennent son avis. Nous n’étions pas comme ça, et c’était beaucoup
mieux parce que les parents font toujours le bon choix pour leurs filles 90 .
D’ailleurs il y a beaucoup plus de divorces dans les camps qu’il n’y en avait
dans les campements de ma jeunesse. Je ne sais pas si c’est parce que les
femmes choisissent elles-mêmes leurs époux ou si c’est parce qu’elles se
fâchent très vite. À mon époque la relation entre mari et femme était bien
meilleure. Les femmes sont devenues très matérialistes. Sans compter que ça
pose des problèmes quand elles ont des enfants de tribus différentes, surtout
si l’homme ne donne rien. Il vaut toujours mieux que les enfants grandissent
avec leurs deux parents, leur père et leur mère. On essaye de les raisonner
mais il n’y a rien à faire. La nouvelle génération est turbulente, elle croit que
c’est ça, être « civilisée », alors que pour moi, la meilleure façon de se libérer,
c’est de progresser.
Dans ma vie j’ai eu beaucoup de bonheur, tout ce que je voulais, mon père
me l’a offert. Quand viendra le jour de l’indépendance je partirai là où tous
mes parents iront. Ce que je souhaite, ce que tous les martyrs désiraient, c’est
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le Sahara91, la terre de nos origines, notre propriété, la vie. Si on retrouve notre
terre, nous serons enfin libres.
Dieu seul est maître du destin des Sahraouis. »

Gweigga mint Daf, camp d’Aousserd, Tindouf, 1997.

90
Gweigga évoque ici la fréquence des divorces dans les camps de réfugiés, et le
développement de « mésalliances » au sens de la logique structurelle qui fonde le système
tribal que les premiers révolutionnaires du Front POLISARIO espéraient parvenir à dépasser,
cf. Caratini 2003 : 97-125.
91
Au sens de Sahara Occidental.
GWEIGGA 199

Bibliographie
BABA AHMED M.,
2015, Mobilité sociale du statut servile en milieu hassanophone de Mauritanie.
Espaces et discours, Thèse de doctorat en anthropologie, université de Lorraine,
Metz.
CARATINI S.,
1989, Les Rgaybat (1610-1934), Tome 2 : Territoire et Société, Paris, L’Harmattan.
2003, La République des sables. Anthropologie d’une révolution, Paris, L’Harmattan.
2011, La fille du chasseur, Paris, Éd. Thierry Marchaisse.
2017, Antinea mon amour, Paris, Éd. Thierry Marchaisse.
2022, Les enfants des nuages, Une ethnologue dans la tourmente saharienne, Paris,
Éd. Thierry Marchaisse, sous presse.
CORBET A.,
2008, Nés dans les camps : changements identitaires de la nouvelle génération de
réfugiés sahraouis et transformation des camps, thèse de doctorat en
Anthropologie, Paris, EHESS.
MISKÉ A.B.,
1978, Front POLISARIO, l’âme d’un peuple, Paris, Éditions ruptures.
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TAUZIN A.,
2001, Figures du féminin dans la société maure (Mauritanie), Paris, Karthala.

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