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Brigitte Tijou
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enquête
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est écartée, ambiguïté qui pourtant s’est immiscée vais aller manifester et je m’en fous complètement
en lui dès son origine. Ce qui laisse les « ni pour ni des gens qui sont là, c’est juste pour dire que je suis
contre » dans un embarras et une perplexité sans contre, et c’est tout.” »
fond.
Pour en sortir, il est donc nécessaire de question- Sabah, Khadija, Nejia
ner le paradoxe qui fait du voile, objet masculin
si l’on se place du point de vue des rapports de Sabah a 22 ans, elle vit avec son mari à Pierrefitte.
domination, un objet d’affirmation féminine. Pour Elle travaille actuellement dans une crèche, mais
cela, il fallait sortir évidemment de l’attitude qui ne supporte plus les enfants et cherche un emploi
consiste à considérer les filles voilées comme néces- dans le commerce. Khadija a 31 ans, elle vit à Saint-
sairement aliénées ou auto-opprimées, aller discuter Germain-en-Laye. Elle a travaillé comme cadre chez
avec elles de cette pratique vestimentaire qu’elles Renault et souhaite reprendre des études de sociolo-
n’ont pas choisies par hasard, et les interroger sur gie sur la laïcité. Khadija milite au sein d’un collectif
leurs stratégies personnelles. contre la loi. Les familles de Khadija et Sabah sont
originaires du Maroc. Nejia a 21 ans, elle habite
De là l’envie de rencontrer des jeunes femmes sor- chez ses parents à Aubervilliers. Elle est en première
ties de l’adolescence, qui portent le voile par choix année de médecine. Entre l’âge de quatre et seize
personnel et non plus par pure obéissance ou simple ans, elle est partie vivre avec sa famille en Tunisie,
rébellion face à l’autorité des proches. Ces entretiens pays d’origine de ses parents.
se situent à mi-chemin entre une sorte d’enquête Sabah porte le voile depuis l’âge de 19 ans, Nejia l’a
sociologique et une discussion « entre filles » autour mis il y a un an, et Khadija quand elle avait 17 ans.
de questions féminines et féministes. Ce qui donne C’est donc quasiment au même âge que toutes trois
parfois une allure un peu bancale et des tonalités ont décidé de mettre un foulard.
changeantes à cet article qui oscille entre une empa- À la question simpliste qu’on a tendance à leur
thie nécessaire aux échanges et une posture plus poser, un pourquoi abrupt qui semble demander
critique. Loin de leur demander de rendre des des comptes et des justifications, comme s’il y avait
comptes, il s’agit d’interroger leurs pratiques du une seule raison – ou seulement des mauvaises – de
voile, de comprendre ce qui est en jeu pour elles mettre le voile, elles répondent en décrivant un
dans le port du voile, en tant que pratique vesti- cheminement et des configurations. Toutes les trois
mentaire féminine, au-delà d’une simple obéissance ont donc décidé de porter le voile par un choix per-
à la religion. L’objet de cette discussion ne sera pas sonnel et réfléchi, en se fondant sur le Coran, après
la question de la laïcité, le voile sera envisagé prin- une lecture des textes. Sabah a commencé à se poser
cipalement dans ses enjeux féministes. des questions à 19 ans pendant son BEP. « Avant de
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Et surtout, porter correctement le voile, c’est le si parfois le poids des regards est assez lourd, elles
porter par choix et après avoir réfléchi aux consé- les assument plutôt bien : « Je dis toujours que les
quences non seulement familiales, mais sociales. filles voilées sont des spécialistes du regard ; il est
Mais il s’agit aussi de le porter dans certaines limites. facile de savoir si c’est un regard de pitié, de mépris
Sabah est extrêmement choquée par les femmes ou d’admiration. » (Khadija)
entièrement voilées : « Il y a des gens qui s’inventent Pour Nejia, le voile permet principalement de cla-
des choses : je vois des femmes qui se couvrent rifier les relations avec les hommes, de maintenir
entièrement la tête, et le visage. Il y en a même qui à distance les importuns : « Avec le voile, on sait
mettent des gants en été ! Une femme qui se cache tout de suite comment je suis. On ne pourra me
entièrement, c’est vraiment une femme au foyer, proposer des choses que je ne pourrais pas faire, on
une femme qui ne bouge pas. Cela me choque, je sait d’avance que je ne peux pas. » Pour Sabah, le
ne sais pas pourquoi elle se cache autant que ça, voile est d’abord un élément structurant de la per-
Dieu a dit de se mettre le voile, pas de se cacher sonnalité, particulièrement dans le passage à l’âge
entièrement. Je ne pourrais pas me cacher comme adulte : elle emploie d’ailleurs systématiquement
ça parce que j’ai envie de travailler, de sortir, de faire le mot femme dès qu’elle parle d’une fille qui s’est
beaucoup de choses. Je suis en train de passer mon voilée. Il signifie à la fois le respect de sa famille et
permis, et si je me cache, comment est-ce que je vais de soi-même.
voir. Et mon champ visuel ? »
À toutes les questions autour du voile comme ins-
trument d’oppression, toutes les trois répondent en
terme de « mauvaise utilisation ». Nejia s’insurge
contre les discours des féministes maghrébines viru-
lentes opposées au voile, qui, dit-elle, généralisent et
mettent tout le monde dans le même sac : « Après,
je ne les connais pas, à chacun son histoire fami-
liale, moi, je parle des jeunes, des filles de mon âge,
aucune ne le porte par obligation. Mais je ne vois
vraiment pas pourquoi ce serait une forme d’oppres-
sion, par rapport à ma perception, du mariage,
comment je vois mon mari… ça ne colle pas du
tout avec mes rêves, ça n’a aucun lien au contraire. »
Dans un raccourci assez significatif, Sabah, elle, se
déclare « contre les femmes qui portent le voile par
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apaisements
Le bon usage du voile est d’autant plus important Quant à Khadija, elle énonce d’emblée une stratégie
que le choix s’est fait en vue d’une position plus clairement élaborée, qui se révèle en partie proche
forte et plus légitime. Si chacune développe une des positions de Sabah et Nejia, même si celles-ci ne
technique personnelle dans sa pratique du voile, l’expriment pas aussi clairement.
elles en font toutes simultanément un signe à Khadija explique que grâce au voile, on peut d’un
l’adresse de leurs proches et de la société. C’est côté lutter contre le machisme dans les familles
parce que le voile est un objet de visibilité très traditionnelles – il donne une légitimité de parole
fort, qu’elles s’en servent ainsi ; elles ont tout à suffisamment forte pour « ne plus repasser le pan-
fait conscience de jouer avec ce qui est à la fois un talon de [ses] frères pendant qu’ils font la grasse
vêtement féminin, un symbole d’appartenance à une matinée » – et de l’autre introduire une autre image
culture arabe, et un objet de tous les regards. Même de la femme émancipée, différente de celle de la
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femme occidentale. Le voile devient un moyen des études sur le féminisme et la religion). Pour
d’affirmation de soi en tant que femme musulmane elle, qui a construit son féminisme en accord avec
intégrée dans la société, puisqu’il n’est pas associé le Coran, il n’y a pas de traces de sexisme dans les
à un enfermement des femmes au foyer. Il est au fondements de l’islam. Elle a constaté que les traits
contraire partie prenante d’une affirmation par le tra- de l’organisation familiale et les rapports hommes/
vail, que ce soit dans le choix personnel d’un métier femmes qui ne lui convenaient pas ne « venaient
ou dans la revendication du droit à l’emploi et à l’au- que des traditions et des interprétations masculines
tonomie financière. Elles insistent toutes les trois du texte qui n’avaient rien à voir avec l’esprit du
constamment sur ce point : l’importance d’avoir un Coran et les mœurs du prophète, car les femmes
métier qui leur plaît, aucune n’entend sacrifier son participaient à tous les niveaux de la société, et les
travail au reste de sa vie, à son mari ou à sa famille. tâches ménagères étaient partagées entre Moham-
De ce modèle de femme émancipée, elles ont med et les femmes ».
surtout retenu l’autonomie financière et l’affirmation Khadija espère bien y faire une place au féminisme
par le métier, mais sans s’éloigner de leur famille et des musulmanes, au nom d’un multiculturalisme
de leur « culture », auxquelles elles affirment leur féministe. Sans le formuler aussi clairement, Neija
attachement par la religion et le port du voile. se positionne de fait contre un féminisme qui se
En tant que jeunes femmes « issues de l’im- voudrait universaliste : « L’égalité homme/femme
migration », et perçues comme plus proches de la en France actuellement : j’aime bien. Mais ils ont
modernité que leurs parents ou leurs frères, elles tellement exagéré l’image de la femme. Le vrai
sont prises entre l’exigence de « modernité » que problème ici, c’est l’inégalité entre la femme musul-
leur intime la société et la cohésion familiale. Dans mane et la femme non musulmane, comme entre
ce contexte, le port du voile intervient comme les musulmans et les non musulmans. On sépare
le stade ultime dans une perspective d’apaise- trop les deux et on nous cache au nom du voile. »
ment des conflits familiaux et sociaux par la reli- Elle est d’autant plus confortée dans ce constat que
gion et comme un moyen de maintenir le lien les seules féministes qu’elle entend sont celles qui
entre la famille et la société. Elles ont accepté ce s’expriment en faveur de la loi.
rôle de médiatrices, avec toutes les responsabilités Pour Khadija, ce féminisme universaliste, qu’elle
qu’il entraîne ; elles ressentent comme d’autant associe à Élizabeth Badinter entre autres, représente
plus injustes les accusations d’être des femmes un féminisme « de la bourgeoisie » qui « ne se
soumises et aliénées. ballade pas dans les quartiers », qui se permet une
attitude maternaliste et s’oppose au féminisme
féminismes ? porté par des femmes refusant le rôle d’assistées.
Khadija s’affirme altermondialiste, contre la mar-
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Elif Oguz,
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poussée à choisir le voile : « Je ne voulais plus qu’on affaire du foulard, c’est devenu un mouvement
mesure mon degré de libération à mon look. Ma qui se positionne contre le foulard, résultat d’une
libération se mesure à mon état d’esprit. J’ai alors manœuvre pour pointer du doigt l’islam. » Elle a
décidé que je devais choisir par rapport à quelque tendance, elle aussi, à simplifier le combat de Ni
chose qui m’est cher. Pour moi, c’est Dieu, mais cela putes ni soumises en n’y voyant que l’opposition
peut être autre chose, certains jeunes ont des idoles aux garçons – mais cette vision est malheureuse-
et imitent leurs façons de s’habiller. » ment la plus relayée par les médias. « Je trouve que
Par ailleurs, Khadija et Nejia se servent d’un même leurs revendications et le constat des difficultés
argument pour démontrer l’inefficacité de ce fémi- que les filles rencontrent au niveau des banlieues
nisme universaliste : le non-respect de la parité. Il sont tout à fait justes. Mais je ne suis pas d’accord
ne sert à rien d’acquérir des droits si leur application avec l’analyse qu’elles font de ces constats. Leur
est inexistante, et si l’on ne poursuit pas le combat mouvement s’inscrit maintenant dans un rapport
au-delà de leur acquisition, « dans la pratique » d’opposition avec ces garçons. C’est-à-dire qu’au
comme dit Khadija. La loi contre le voile conforte lieu d’essayer de comprendre les causes de cet
définitivement cette méfiance vis-à-vis du recours irrespect masculin, elles se sont arrêtées à l’affirma- « Si le voile
à la législation pour faire avancer les droits des tion que c’est l’islam qui dicte leur attitude. C’est
n’est pas
femmes. « Avant », dit Khadija, « les féministes faux : on est dans une zone où tous les problèmes,
se battaient toujours pour acquérir des droits plus sociaux, économiques et culturels sont cumulés. Ne choisi,
larges, maintenant, sous prétexte de protéger, on pouvant s’affirmer par le travail, les garçons veulent il ne sert
à rien ».
exclut. » rester maîtres de la situation et la domination mas-
culine se maintient encore plus fortement. »
stratégies concurrentes À travers les critiques adressées à Ni putes ni sou-
mises, le « sens » du voile apparaît de manière
Comment nos interlocutrices se situent-elles par encore plus flagrante. Sa spécificité tient à quelques
rapport aux positions du mouvement Ni putes ni positions simples : s’opposer au machisme fami-
soumises ? Au nom d’un désir d’apaiser les tensions, lial, souscrire aux valeurs d’émancipation fémi-
de refuser les ruptures, elles se placent dans une nine, mais refuser dans le même temps de
attitude critique envers Ni putes ni soumises, auquel rompre avec la famille et la collectivité. Pour
elles adressent une série de reproches très précis. Khadija, il s’agit aussi d’équilibrer les rapports
Nejia les accuse de cautionner la théorie du hommes/femmes dans une sorte de réponse à
« malaise des banlieues », d’accentuer la stigmati- l’accusation de violence faite à leurs frères. En por-
sation des « quartiers » comme lieux de violences tant le voile, elle a visiblement le sentiment d’avoir
sexuelles, de renforcer le stéréotype des « garçons choisi une solution et une affirmation non-violentes.
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fonderai une famille.” Dans un cas, il te considère dija. Pour répondre au machisme, apparemment
comme un objet de décor de la maison, dans l’autre il peut être efficace : « Le foulard déclenche une
comme un objet sexuel. Pour moi, dans les deux vraie remise en question chez les hommes musul-
cas, c’est irrespectueux. » mans, sur leur rapport aux femmes, et sur la place
Dans le féminisme de Khadija, le choix de porter des femmes dans la famille et dans la société. »
le voile est aussi une manière de s’éloigner d’une (Khadija)
attitude de victimisation, d’affirmer que les femmes Du point de vue de l’adresse à la société française,
ne sont pas victimes des traditions, victimes de on ne peut pas dire que cela fonctionne vraiment,
leurs frères, etc. Quand on lui rappelle les débats si l’on considère la dureté de la réponse légale.
autour de la prostitution, Khadija établit immé- De toute façon, leur position d’affirmation s’en est
diatement une comparaison entre les filles voilées trouvée fortifiée. Comme le dit Khadija : « Cela ren-
et les prostituées. « Qu’elles soient prostituées ou force mes défenses. » Celles qui persistent à porter
voilées, ces femmes et les femmes en général ne se le foulard sont aussi vues comme des héroïnes par
sont jamais positionnées dans une victimisation. certaines femmes musulmanes non voilées.
C’étaient toujours des femmes qui tentaient de faire Partant de ce qui ressemble à des techniques d’apai-
face. Dans les deux cas, on s’en prend aux soi-disant sement des conflits, elles se retrouvent finalement
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