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LES PARADOXES DU VOILE

Brigitte Tijou

Association Vacarme | « Vacarme »

2004/2 n° 27 | pages 109 à 116


ISSN 1253-2479
ISBN 9782915547986
DOI 10.3917/vaca.027.0109
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-vacarme-2004-2-page-109.htm
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objet de discordE
le voile
enquête
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les paradoxes
du voile par Brigitte Tijou

Comment aller au-delà d’un positionnement sur la loi ?


Comment sortir de cette polarité pour ou contre le foulard ?
Que faire des réticences instinctives liées à l’usage du voile
comme instrument d’oppression dans d’autres contextes
historiques et géographiques, quand on ne considère
pas les jeunes femmes voilées d’aujourd’hui comme une
menace pour la liberté des femmes ? Essayer de convertir
nos réticences empiriques en questionnements stratégi-
ques, d’éclaircir les positionnements et les contradictions
des filles voilées face aux nôtres.

S i le foulard dit « islamique » provoque tant de raidissements dans


les débats, si cette pratique vestimentaire est considérée comme
un enjeu féministe très important, cela tient sans doute aux proprié-
tés contradictoires de ce morceau de tissu, et donc aux dif-férentes
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manières de le définir.
Indiscutablement, le foulard dont on parle est un objet religieux. Il
peut être le signe de rapports différents à la religion, comme on le
verra plus tard, mais il est toujours porté d’abord pour des raisons
religieuses, même si chacune de ses différentes appellations (voile,
foulard, hijab, etc.) correspond à des pratiques spécifiques.
Mais ce sur quoi il est difficile de statuer, c’est finalement le « genre »
de cet objet. Cette étoffe, considérée comme imposée par les hommes,
est destinée à être portée par les femmes. Il est mis sur la tête des
femmes pour les cacher du regard des hommes. Est-ce alors un objet
des femmes ou un objet des hommes ?
Les trois jeunes femmes avec lesquelles nous avons discuté, Sabah,
Olivier Aubert, défilé contre la loi sur la laïcité, 14 février 2004.

Khadija et Nejia, ont choisi librement de porter le voile. Elles ont


le sentiment de se saisir d’un moyen autonome, d’une technique
essentiellement féminine, qui leur appartient en propre, et qu’elles
maîtrisent parfaitement puisqu’elles peuvent choisir leurs pratiques.
Inversement, pour ceux et celles qui sont « contre le voile », il s’agit
d’un objet symboliquement masculin qui signifie l’oppression des
femmes par les hommes.
Et c’est justement de cette radicalisation entre deux pôles que sont nés
les deux camps que l’on dit actuellement pour ou contre le voile, camps
irrémédiablement antagonistes. De ce fait, toute l’ambiguïté du foulard

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enquête
le voile

est écartée, ambiguïté qui pourtant s’est immiscée vais aller manifester et je m’en fous complètement
en lui dès son origine. Ce qui laisse les « ni pour ni des gens qui sont là, c’est juste pour dire que je suis
contre » dans un embarras et une perplexité sans contre, et c’est tout.” »
fond.
Pour en sortir, il est donc nécessaire de question- Sabah, Khadija, Nejia
ner le paradoxe qui fait du voile, objet masculin
si l’on se place du point de vue des rapports de Sabah a 22 ans, elle vit avec son mari à Pierrefitte.
domination, un objet d’affirmation féminine. Pour Elle travaille actuellement dans une crèche, mais
cela, il fallait sortir évidemment de l’attitude qui ne supporte plus les enfants et cherche un emploi
consiste à considérer les filles voilées comme néces- dans le commerce. Khadija a 31 ans, elle vit à Saint-
sairement aliénées ou auto-opprimées, aller discuter Germain-en-Laye. Elle a travaillé comme cadre chez
avec elles de cette pratique vestimentaire qu’elles Renault et souhaite reprendre des études de sociolo-
n’ont pas choisies par hasard, et les interroger sur gie sur la laïcité. Khadija milite au sein d’un collectif
leurs stratégies personnelles. contre la loi. Les familles de Khadija et Sabah sont
originaires du Maroc. Nejia a 21 ans, elle habite
De là l’envie de rencontrer des jeunes femmes sor- chez ses parents à Aubervilliers. Elle est en première
ties de l’adolescence, qui portent le voile par choix année de médecine. Entre l’âge de quatre et seize
personnel et non plus par pure obéissance ou simple ans, elle est partie vivre avec sa famille en Tunisie,
rébellion face à l’autorité des proches. Ces entretiens pays d’origine de ses parents.
se situent à mi-chemin entre une sorte d’enquête Sabah porte le voile depuis l’âge de 19 ans, Nejia l’a
sociologique et une discussion « entre filles » autour mis il y a un an, et Khadija quand elle avait 17 ans.
de questions féminines et féministes. Ce qui donne C’est donc quasiment au même âge que toutes trois
parfois une allure un peu bancale et des tonalités ont décidé de mettre un foulard.
changeantes à cet article qui oscille entre une empa- À la question simpliste qu’on a tendance à leur
thie nécessaire aux échanges et une posture plus poser, un pourquoi abrupt qui semble demander
critique. Loin de leur demander de rendre des des comptes et des justifications, comme s’il y avait
comptes, il s’agit d’interroger leurs pratiques du une seule raison – ou seulement des mauvaises – de
voile, de comprendre ce qui est en jeu pour elles mettre le voile, elles répondent en décrivant un
dans le port du voile, en tant que pratique vesti- cheminement et des configurations. Toutes les trois
mentaire féminine, au-delà d’une simple obéissance ont donc décidé de porter le voile par un choix per-
à la religion. L’objet de cette discussion ne sera pas sonnel et réfléchi, en se fondant sur le Coran, après
la question de la laïcité, le voile sera envisagé prin- une lecture des textes. Sabah a commencé à se poser
cipalement dans ses enjeux féministes. des questions à 19 ans pendant son BEP. « Avant de
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Au cours de l’entretien, on découvre que nos inter- le porter, j’ai réfléchi à beaucoup de choses, je ne
locutrices sont ravies de cette discussion libérée me suis pas dit : “Je vais le mettre et puis voilà.” »
d’un postulat pour ou contre le voile, loin des Elle s’inquiétait de ce qui se passerait à l’école, et
attitudes raides et figées du débat actuel. Nejia plus tard au travail, mais son père l’a rassurée en
est même très étonnée d’apprendre qu’il existe lui expliquant qu’elle pourrait toujours l’enlever
des non-musulmans, des féministes et des intel- à l’entrée de l’école, que Dieu verrait bien qu’elle
lectuels, qui ont pris position contre la loi. Mais n’avait pas le choix et qu’elle ne serait pas sanction-
dès lors, pour Nejia, cette nouvelle met en relief la née pour cela. Nejia a toujours voulu le porter, mais
question de l’absence de ces gens-là aux manifesta- n’avait pas le courage de le mettre au lycée, et n’avait
tions des filles voilées. « On s’attendait à ce qu’il y pas envie de passer son temps à l’enlever comme sa
ait des gens de toutes origines, parce que c’est une sœur. Mais elle a été encouragée en voyant de plus
loi qui touche aux valeurs de la République, et que en plus de filles le porter. Elle aussi est partie des
tous les Français sont concernés d’une manière ou textes sacrés, tout en confortant plus tard son choix
d’une autre. Or il n’y avait que des musulmans, et par les interprétations des savants musulmans.
même que des filles voilées, alors que cette question Cette référence directe aux textes sacrés, que ce
concerne toute la communauté musulmane. Je me soit pour décider du port du voile ou pour d’autres
suis dit que les Français étaient donc pour la loi. questions religieuses, est visiblement très impor-
Apparemment je me trompe et tant mieux. Vous, tante pour elles. Nejia a apporté une photoco-
vous n’y êtes pas allées parce que vous aviez peur pie de l’extrait du Coran où l’on parle du voile.
par rapport aux gens que vous connaissez ? Moi, je Elles insistent sur le fait qu’elles ont eu un che-
ne connaissais même pas toutes ces formes d’inté- mi-nement personnel jusqu’au voile, dans une
grisme, mais je me suis dit : “Je suis contre la loi, je relation individuelle à la religion et sans inter-

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objet de discorde

médiaire. En s’appuyant sur un islam loin des


traditions, qui serait exempt de sexisme, elles légi-
timent le port du voile comme une pratique reli- Dans leurs choix personnels, plus ou moins affirmés
gieuse autonome, et effacent tout ce que le voile a et déterminés, à travers le modèle de femme qu’elles
pu contenir d’oppression pour les femmes à travers voudraient représenter, on retrouve toujours les
les âges. Dès lors, le voile peut prendre pour elles idées de cohérence, de responsabilité. « Le choix de
d’autres sens, et être utilisé aux fins qu’elles ont porter le voile, c’est le choix d’être cohérente. Pour
choisies. être vraiment cohérente avec tout ce que je fais, il
Chez Khadija, qui théorise beaucoup plus tout ce faut que je le porte. » (Nejia). « Une femme qui a
décidé de porter le voile s’est posé des questions. Le
voile c’est un engagement. Ce n’est pas très facile,
il faut avoir de la volonté, ne pas avoir peur. Il y en
a qui portent le voile et qui sont hypocrites, mais
non, il faut faire tout ensemble, ou ne rien faire. »
(Sabah )
Si le voile n’est pas choisi, il ne sert à rien. « Si ça
ne vient pas de moi-même, j’aurais toujours dans la
tête quelque chose qui me gêne. De toutes façons ça
ne sert à rien d’obliger quelqu’un à mettre le voile,
parce qu’une fille qui le porte pour son père, elle va
aller dehors, elle va l’enlever, elle va commencer à
faire n’importe quoi, à fumer… Elle va faire encore
pire que ce que son père aurait pu penser. » (Sabah)
Elles assument donc en bloc les inconvénients que
peut entraîner le voile, les contraintes physiques
comme les tensions sociales qu’il provoque.
« J’ai l’habitude maintenant. Ca fait longtemps que
je le porte, j’aurais du mal à l’enlever. Je ne pourrais
même pas oublier de le mettre. Et puis il y a des
choses plus contraignantes… ». (Sabah)
« Les regards, ça ne me donne pas envie d’abandon-
ner, mais plutôt du courage, je suis assez têtue. Je
me dis que la lutte n’est pas finie, qu’il faudra beau-
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Présentation de coup de courage et de patience. » (Nejia)
modèles vendus en Le problème n’est donc pas de porter le voile ou
magasin, Paris. (DR) pas, mais de le porter correctement. Et là s’effritent
un certain nombre de clichés, d’accusations ou
d’objections qu’on est tenté de leur faire : manipu-
qu’elle fait, cette volonté d’affirmation personnelle lation, oppression, aliénation, manque de réflexion
est d’autant plus flagrante qu’elle a fait du port du – c’est dans le cadre d’une éthique du port du voile
voile une revendication sociale. Khadija s’est intéres- qu’elles répondent à ces objections. Le port correct,
sée à la religion à peu près au même âge, 17 ans, et a c’est d’abord montrer un « bon comportement »
découvert dans le Coran des réponses à ses interro- général, être une bonne personne, se comporter en
gations féminines. Khadija a toujours été féministe : bon musulman. Mais c’est aussi porter le voile à un
à 12 ans, elle se battait avec ses parents pour avoir le âge où l’on peut lire le Coran toute seule, et décider
droit de lâcher ses cheveux. À la même époque, avec d’être une femme responsable, autonome. Sabah
sa sœur, elles ont fait enlever à leur mère le voile explique qu’il y a un âge minimum, qu’il ne faut pas
traditionnel marocain que celle-ci portait toujours trop se presser de le porter : « L’âge idéal, je dirais
et qui cachait son visage. Porter le voile aujourd’hui que c’est autour de vingt ans. Pour le Coran, c’est la
pour Khadija revient à s’opposer aux traditions fami- majorité, 18 ans. Mais je trouve qu’à 18 ans on n’est
liales plus ou moins machistes, dont le voile que sa pas assez mûre pour porter le voile. Parce qu’on
mère ne portait pas par conviction religieuse, mais se dit qu’il faut s’amuser, on a envie de sortir. Une
uniquement par rapport aux hommes, sous la pres- femme qui porte le voile à 18 ans, c’est un tout petit
sion du quartier. peu chaud, parce qu’elle va porter le voile et deux
du bon usage du voile ou trois mois plus tard, elle l’enlèvera. »

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le voile

Et surtout, porter correctement le voile, c’est le si parfois le poids des regards est assez lourd, elles
porter par choix et après avoir réfléchi aux consé- les assument plutôt bien : « Je dis toujours que les
quences non seulement familiales, mais sociales. filles voilées sont des spécialistes du regard ; il est
Mais il s’agit aussi de le porter dans certaines limites. facile de savoir si c’est un regard de pitié, de mépris
Sabah est extrêmement choquée par les femmes ou d’admiration. » (Khadija)
entièrement voilées : « Il y a des gens qui s’inventent Pour Nejia, le voile permet principalement de cla-
des choses : je vois des femmes qui se couvrent rifier les relations avec les hommes, de maintenir
entièrement la tête, et le visage. Il y en a même qui à distance les importuns : « Avec le voile, on sait
mettent des gants en été ! Une femme qui se cache tout de suite comment je suis. On ne pourra me
entièrement, c’est vraiment une femme au foyer, proposer des choses que je ne pourrais pas faire, on
une femme qui ne bouge pas. Cela me choque, je sait d’avance que je ne peux pas. » Pour Sabah, le
ne sais pas pourquoi elle se cache autant que ça, voile est d’abord un élément structurant de la per-
Dieu a dit de se mettre le voile, pas de se cacher sonnalité, particulièrement dans le passage à l’âge
entièrement. Je ne pourrais pas me cacher comme adulte : elle emploie d’ailleurs systématiquement
ça parce que j’ai envie de travailler, de sortir, de faire le mot femme dès qu’elle parle d’une fille qui s’est
beaucoup de choses. Je suis en train de passer mon voilée. Il signifie à la fois le respect de sa famille et
permis, et si je me cache, comment est-ce que je vais de soi-même.
voir. Et mon champ visuel ? »
À toutes les questions autour du voile comme ins-
trument d’oppression, toutes les trois répondent en
terme de « mauvaise utilisation ». Nejia s’insurge
contre les discours des féministes maghrébines viru-
lentes opposées au voile, qui, dit-elle, généralisent et
mettent tout le monde dans le même sac : « Après,
je ne les connais pas, à chacun son histoire fami-
liale, moi, je parle des jeunes, des filles de mon âge,
aucune ne le porte par obligation. Mais je ne vois
vraiment pas pourquoi ce serait une forme d’oppres-
sion, par rapport à ma perception, du mariage,
comment je vois mon mari… ça ne colle pas du
tout avec mes rêves, ça n’a aucun lien au contraire. »
Dans un raccourci assez significatif, Sabah, elle, se
déclare « contre les femmes qui portent le voile par
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obligation ».
Quant à Khadija, elle estime même que le port du
voile ici pourra contribuer à faire évoluer la situa-
tion ailleurs, qu’il permettra de donner un modèle
aux pays noyés dans des visions archaïques de
l’islam, et coupera la route aux extrémismes – celui
qui juge l’islam perverti par une trop grande occi-
dentalisation, et celui qui stigmatise l’islam.

apaisements

Le bon usage du voile est d’autant plus important Quant à Khadija, elle énonce d’emblée une stratégie
que le choix s’est fait en vue d’une position plus clairement élaborée, qui se révèle en partie proche
forte et plus légitime. Si chacune développe une des positions de Sabah et Nejia, même si celles-ci ne
technique personnelle dans sa pratique du voile, l’expriment pas aussi clairement.
elles en font toutes simultanément un signe à Khadija explique que grâce au voile, on peut d’un
l’adresse de leurs proches et de la société. C’est côté lutter contre le machisme dans les familles
parce que le voile est un objet de visibilité très traditionnelles – il donne une légitimité de parole
fort, qu’elles s’en servent ainsi ; elles ont tout à suffisamment forte pour « ne plus repasser le pan-
fait conscience de jouer avec ce qui est à la fois un talon de [ses] frères pendant qu’ils font la grasse
vêtement féminin, un symbole d’appartenance à une matinée » – et de l’autre introduire une autre image
culture arabe, et un objet de tous les regards. Même de la femme émancipée, différente de celle de la

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objet de discorde

femme occidentale. Le voile devient un moyen des études sur le féminisme et la religion). Pour
d’affirmation de soi en tant que femme musulmane elle, qui a construit son féminisme en accord avec
intégrée dans la société, puisqu’il n’est pas associé le Coran, il n’y a pas de traces de sexisme dans les
à un enfermement des femmes au foyer. Il est au fondements de l’islam. Elle a constaté que les traits
contraire partie prenante d’une affirmation par le tra- de l’organisation familiale et les rapports hommes/
vail, que ce soit dans le choix personnel d’un métier femmes qui ne lui convenaient pas ne « venaient
ou dans la revendication du droit à l’emploi et à l’au- que des traditions et des interprétations masculines
tonomie financière. Elles insistent toutes les trois du texte qui n’avaient rien à voir avec l’esprit du
constamment sur ce point : l’importance d’avoir un Coran et les mœurs du prophète, car les femmes
métier qui leur plaît, aucune n’entend sacrifier son participaient à tous les niveaux de la société, et les
travail au reste de sa vie, à son mari ou à sa famille. tâches ménagères étaient partagées entre Moham-
De ce modèle de femme émancipée, elles ont med et les femmes ».
surtout retenu l’autonomie financière et l’affirmation Khadija espère bien y faire une place au féminisme
par le métier, mais sans s’éloigner de leur famille et des musulmanes, au nom d’un multiculturalisme
de leur « culture », auxquelles elles affirment leur féministe. Sans le formuler aussi clairement, Neija
attachement par la religion et le port du voile. se positionne de fait contre un féminisme qui se
En tant que jeunes femmes « issues de l’im- voudrait universaliste : « L’égalité homme/femme
migration », et perçues comme plus proches de la en France actuellement : j’aime bien. Mais ils ont
modernité que leurs parents ou leurs frères, elles tellement exagéré l’image de la femme. Le vrai
sont prises entre l’exigence de « modernité » que problème ici, c’est l’inégalité entre la femme musul-
leur intime la société et la cohésion familiale. Dans mane et la femme non musulmane, comme entre
ce contexte, le port du voile intervient comme les musulmans et les non musulmans. On sépare
le stade ultime dans une perspective d’apaise- trop les deux et on nous cache au nom du voile. »
ment des conflits familiaux et sociaux par la reli- Elle est d’autant plus confortée dans ce constat que
gion et comme un moyen de maintenir le lien les seules féministes qu’elle entend sont celles qui
entre la famille et la société. Elles ont accepté ce s’expriment en faveur de la loi.
rôle de médiatrices, avec toutes les responsabilités Pour Khadija, ce féminisme universaliste, qu’elle
qu’il entraîne ; elles ressentent comme d’autant associe à Élizabeth Badinter entre autres, représente
plus injustes les accusations d’être des femmes un féminisme « de la bourgeoisie » qui « ne se
soumises et aliénées. ballade pas dans les quartiers », qui se permet une
attitude maternaliste et s’oppose au féminisme
féminismes ? porté par des femmes refusant le rôle d’assistées.
Khadija s’affirme altermondialiste, contre la mar-
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Si toutes les trois se situent dans une perspective chandisation des corps, et pour cette raison juge
d’affirmation féminine, seule Khadija se reven- d’autant plus irréel ce féminisme qui publie une
dique de ce qu’elle appelle un « féminisme des pétition dans Elle, « journal de la femme-objet par
musulmanes » (elle a d’ailleurs le projet de faire excellence ». C’est d’ailleurs une des raisons qui l’a

Elif Oguz,
www.elifoguz.com

114
enquête
le voile

poussée à choisir le voile : « Je ne voulais plus qu’on affaire du foulard, c’est devenu un mouvement
mesure mon degré de libération à mon look. Ma qui se positionne contre le foulard, résultat d’une
libération se mesure à mon état d’esprit. J’ai alors manœuvre pour pointer du doigt l’islam. » Elle a
décidé que je devais choisir par rapport à quelque tendance, elle aussi, à simplifier le combat de Ni
chose qui m’est cher. Pour moi, c’est Dieu, mais cela putes ni soumises en n’y voyant que l’opposition
peut être autre chose, certains jeunes ont des idoles aux garçons – mais cette vision est malheureuse-
et imitent leurs façons de s’habiller. » ment la plus relayée par les médias. « Je trouve que
Par ailleurs, Khadija et Nejia se servent d’un même leurs revendications et le constat des difficultés
argument pour démontrer l’inefficacité de ce fémi- que les filles rencontrent au niveau des banlieues
nisme universaliste : le non-respect de la parité. Il sont tout à fait justes. Mais je ne suis pas d’accord
ne sert à rien d’acquérir des droits si leur application avec l’analyse qu’elles font de ces constats. Leur
est inexistante, et si l’on ne poursuit pas le combat mouvement s’inscrit maintenant dans un rapport
au-delà de leur acquisition, « dans la pratique » d’opposition avec ces garçons. C’est-à-dire qu’au
comme dit Khadija. La loi contre le voile conforte lieu d’essayer de comprendre les causes de cet
définitivement cette méfiance vis-à-vis du recours irrespect masculin, elles se sont arrêtées à l’affirma- « Si le voile
à la législation pour faire avancer les droits des tion que c’est l’islam qui dicte leur attitude. C’est
n’est pas
femmes. « Avant », dit Khadija, « les féministes faux : on est dans une zone où tous les problèmes,
se battaient toujours pour acquérir des droits plus sociaux, économiques et culturels sont cumulés. Ne choisi,
larges, maintenant, sous prétexte de protéger, on pouvant s’affirmer par le travail, les garçons veulent il ne sert
à rien ».
exclut. » rester maîtres de la situation et la domination mas-
culine se maintient encore plus fortement. »
stratégies concurrentes À travers les critiques adressées à Ni putes ni sou-
mises, le « sens » du voile apparaît de manière
Comment nos interlocutrices se situent-elles par encore plus flagrante. Sa spécificité tient à quelques
rapport aux positions du mouvement Ni putes ni positions simples : s’opposer au machisme fami-
soumises ? Au nom d’un désir d’apaiser les tensions, lial, souscrire aux valeurs d’émancipation fémi-
de refuser les ruptures, elles se placent dans une nine, mais refuser dans le même temps de
attitude critique envers Ni putes ni soumises, auquel rompre avec la famille et la collectivité. Pour
elles adressent une série de reproches très précis. Khadija, il s’agit aussi d’équilibrer les rapports
Nejia les accuse de cautionner la théorie du hommes/femmes dans une sorte de réponse à
« malaise des banlieues », d’accentuer la stigmati- l’accusation de violence faite à leurs frères. En por-
sation des « quartiers » comme lieux de violences tant le voile, elle a visiblement le sentiment d’avoir
sexuelles, de renforcer le stéréotype des « garçons choisi une solution et une affirmation non-violentes.
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arabes » violents. « Finalement, qui va bien dans la D’où son étonnement et son incompréhension face
société musulmane ? Les femmes et les filles sont au déchaînement de violence et de haine dans le
soumises, les hommes sont très autoritaires, les débat sur le voile, où les filles voilées se retrouvent
garçons de banlieue sont délinquants ? Alors, tout diabolisées tout autant que leurs frères. Elles sont
le monde devrait aller voir le psychologue pour se rejetées dans ce schéma simpliste : garçons violents
rétablir ? Donc ce sont des théories qui ne tiennent machos/filles voilées soumises, et subissent une
pas la route. » même réponse, judiciaire. On ne peut s’empêcher
De ce fait, elle réduit le positionnement de Ni putes de faire le parallèle entre la loi contre le voile pour
ni soumises à une lutte contre les violences des les filles, et celles sur la sécurité qui s’adressaient
garçons. « Ce qu’elles font, c’est bien. Mais si ces aux garçons – lois sur l’outrage ou contre les réu-
femmes veulent défendre les femmes et sont pour nions dans les halls d’immeubles.
la liberté totale sous toutes ses formes, elles doivent Khadija a l’impression de refuser beaucoup plus
être pour le voile quand la femme l’a choisi. Si elles catégoriquement que Ni putes, ni soumises la stig-
pensent qu’elles portent ça juste pour se protéger de matisation des garçons « arabes » et leur en veut de
la violence des garçons, elles ont tort. Le danger, ce figer de clichés, malgré elles : « Elles sont mainte-
n’est pas du tout ça. » nant les pudiques et nous sommes les impudiques.
Quant à Khadija, elle accuse Ni putes ni soumises Si elles sont agressées désormais, c’est parce que
d’avoir été récupéré par le PS, comme le mouve- nous, femmes voilées, nous jouons soi-disant la
ment des Beurs l’a été avec la mise en place de norme. Alors que dans ce genre de quartiers, si une
SOS Racisme. « Il faut savoir que dans la commis- fille en minijupe va être traitée de salope, une fille
sion Stasi, Ni putes ni soumises étaient contre la avec un foulard s’entendra dire : “ Que Dieu me
loi à l’origine. Elles ont changé d’avis. Avec cette donne une femme comme celle-ci avec laquelle je

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enquête
objet de discorde

Défilé contre la loi sur la laïcité,


14 février 2004. (O. Aubert)

fonderai une famille.” Dans un cas, il te considère dija. Pour répondre au machisme, apparemment
comme un objet de décor de la maison, dans l’autre il peut être efficace : « Le foulard déclenche une
comme un objet sexuel. Pour moi, dans les deux vraie remise en question chez les hommes musul-
cas, c’est irrespectueux. » mans, sur leur rapport aux femmes, et sur la place
Dans le féminisme de Khadija, le choix de porter des femmes dans la famille et dans la société. »
le voile est aussi une manière de s’éloigner d’une (Khadija)
attitude de victimisation, d’affirmer que les femmes Du point de vue de l’adresse à la société française,
ne sont pas victimes des traditions, victimes de on ne peut pas dire que cela fonctionne vraiment,
leurs frères, etc. Quand on lui rappelle les débats si l’on considère la dureté de la réponse légale.
autour de la prostitution, Khadija établit immé- De toute façon, leur position d’affirmation s’en est
diatement une comparaison entre les filles voilées trouvée fortifiée. Comme le dit Khadija : « Cela ren-
et les prostituées. « Qu’elles soient prostituées ou force mes défenses. » Celles qui persistent à porter
voilées, ces femmes et les femmes en général ne se le foulard sont aussi vues comme des héroïnes par
sont jamais positionnées dans une victimisation. certaines femmes musulmanes non voilées.
C’étaient toujours des femmes qui tentaient de faire Partant de ce qui ressemble à des techniques d’apai-
face. Dans les deux cas, on s’en prend aux soi-disant sement des conflits, elles se retrouvent finalement
© Association Vacarme | Téléchargé le 16/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 178.51.137.149)

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victimes, et on prend des dispositions législatives dans une tension permanente. C’est ce mécanisme
contre elles ! Ce mouvement n’a jamais été celui qui fait que Nejia se raidit encore plus, et se trouve
du féminisme. Le féminisme n’a jamais contraint acculée à imaginer s’enfuir dans un ailleurs qui
les femmes dans le but de leur émancipation mais a lui paraît moins compliqué, alors que Khadija se
toujours cherché des droits à leur profit. » nourrit de ces contradictions, et les transforme en
supplément d’énergie pour se battre contre des dis-
l’efficacité en question criminations différentes de celles qui touchent les
filles voilées. Sabah, quant à elle, s’en tient envers et
Peut-on considérer le port du voile comme le contre tout à ces idées d’apaisement et de négocia-
retournement d’un signe d’oppression ? Ceci est dif- tions. Elle imagine toujours dans le présent et dans
ficile, du fait de son utilisation paradoxale : au nom l’avenir une possibilité de transiger, de s’adapter.
d’un islam essentiel, en s’opposant à une autorité Elle a une vision plus optimiste que Nejia, et moins
traditionnelle, certaines jeunes femmes en font une combative que Khadija.
réponse au machisme familial en partie fondé sur Il s’agit ici de ne pas oublier que ces filles ne sont
l’islam. En revanche, le foulard fonctionne à l’évi- pas agressives, qu’elles n’apparaissent pas comme
dence comme un retournement de stigmate – affir- des foudres de guerre, au contraire, et que leurs
mation de la religion face à une discrimination, à stratégies sont avant tout personnelles. C’est cette
l’aide d’un objet particulièrement visible. singularité qui échappe à l’imaginaire répressif, qui
Mais pour nous, la question essentielle reste celle se nourrit de la crainte d’une « invasion ». De plus,
de l’efficacité stratégique du voile pour nos inter- le port du foulard apparaît souvent comme une
locutrices. En tout cas, c’est le moyen le plus technique locale et momentanée, sa réversibilité
efficace et adapté qu’elle ait trouvé, dit Kha- étant toujours possible. n

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