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Monique Sicard
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Babette
et Banania
Qu’est-ce qu’une
violence par l’image ?
« Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de
France ! » : Léopold Sédar Senghor dénonce les vio-
lences du Y’a bon, de son sympathique tirailleur sé-
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Publicitaires
Babette et Banania font rire les uns en terrifiant les autres. Pas de corps dé-
chiquetés. La violence ne tient pas aux référents des images mais au fait qu’elles
accompagnent le sacrifice délibéré d’une dignité collective à des fins consu-
méristes. « Ressources mises à disposition d’un groupe pour exercer sa force
(vis) et contraindre, finalement, à un acte » (un achat), l’affiche publici-
taire obéit, en elle-même, à la définition de la violence (Le Robert 1964).
Si, de plus, ses images sont avilissantes pour une catégorie de la population,
si elles sont susceptibles à court ou moyen terme d’ouvrir la voie du mépris,
voire des insultes ou des coups, ce caractère violent est démultiplié. Comme
il est renforcé par la distribution aveugle de figures – Babettes et Bananias
– semées à tout vent sur les murs de la ville. D’un souffle empirique, appe-
lant les sourires, martelant les tristesses.
Violence : le mot est à la mode, le concept est mouvant. Voire mou. On
s’accorde pour dénoncer son noyau dur, physique (coups et blessures). On
connaît moins les violences symboliques. Invisibles mais assassines, nées,
elles aussi, de l’abus de la force. Qu’une image, qui s’enracine étymologi-
quement dans une immobilité de masque mortuaire, dans une sagesse de
statue, puisse générer un sentiment de violence et de frustres passages à l’acte,
voilà qui peut surprendre. Le colleur d’affiches en période électorale en sait
quelque chose : installer une image peut être payé d’assassinat.
La violence naît autant d’un contenu (la figure haïe) que de ce que l’image
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Télévisuelles
1. Forme d’or-
ganisation de Nous savons, bien sûr, que les images sont fabriquées, mais nous faisons comme
la vie en com-
mun. si elles étaient la chose même. Les lectures immédiates, simples, qui confon-
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Babette et Banania : qu’est-ce qu’une violence par l’image ?
dent l’image et son référent, nous reposent. Nous aimons croire aux trans-
parences. Les innombrables scènes télédiffusant la souffrance de victimes
(des guerres, attentats, actes de torture, catastrophes naturelles…) plongent
dans l’insoutenable lorsque se manifeste à l’image l’ombre d’une caméra, la
présence d’un micro. Ni l’identification avec la victime, ni la fascination am-
biguë pour le spectacle de ses souffrances, ni la compassion ne résistent au
rejet violent du savoir qu’entraîne la vue de dix preneurs de son captant à
la perche les pleurs d’un homme à l’annonce du crash de l’avion qu’il at-
tendait à Saint-Domingue.
Durant la guerre du Rwanda, Le Monde diplomatique publia la photo-
graphie d’un journaliste européen muni d’un long télé-objectif, captant une
scène lointaine, accroupi à côté d’un monceau de corps africains. Encore le
journal avait-il pris soin de ne pas publier cette autre image du journaliste
perché sur le tas de cadavres, photographiant de même. Images de violence.
Invitant à soupçonner toutes les images de guerre, toutes les prises de vue,
tous les réseaux d’information. Cet homme là, pourtant, n’obéit qu’au de-
voir d’informer. Ceux-là sont morts et ne ressentent rien. Le cœur solide de
la violence (mutilations et assassinats) n’est pas même visible. Mais la sé-
quence rappelle trop brutalement notre piètre condition de voyeur aveugle,
clic claquant par devoir d’informer.
France 2, Journal de 13 heures, 16 novembre 2001. Afghanistan.
Libération de Kaboul. Coups de feu. Des moudjahidins de l’Alliance du Nord
pénètrent enfin dans les ruines d’une caserne de terre : vide. Une seule pré-
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arme, ni talkie-walkie. La présence d’une caméra de télévision l’incite à prendre
la parole : « Je veux dire à tous les talibans qu’ils se rendent sans combattre ».
La caméra continue de tourner. Surgit un second moudjahidin. Prenant son
élan, il frappe violemment l’homme à terre. Une fois. Une seconde, plus fort
encore. Une troisième, plus brutalement. La caméra filme ; le son enregistre
le bruit des coups. L’homme annonce qu’il va tuer le taliban. Le commen-
taire off fournit au téléspectateur français une explication psychologique :
ce moudjahidin « vient de perdre son frère dans les combats contre les tali-
bans ». Les menaces, cependant, ne sont pas mises à exécution. L’homme
de l’Alliance quitte la scène. Restée seule, l’équipe française continue de fil-
mer. Le visage de l’homme à terre se tord sous la douleur. Le plan image se
prolonge, fixe. Suit un mouvement de rotation de belle maîtrise. Le came-
raman quitte la scène à reculons sans cesser de filmer. L’opérateur son le
suit sans se montrer à l’image. Le blessé sort du cadre.
Deux récits, deux réceptions d’une même séquence.
Une lecture ordinaire du Journal télévisé en ignore volontiers les proces-
sus de fabrication. Une analyse critique les prend en compte. Or, toute image
de violence doit être soupçonnée : sa diffusion n’a-t-elle pas pour fin de main-
tenir captif un public, de créer l’emprise par l’émotion, d’éviter le zapping ?
Dans toute image se cachent les indices de sa fabrication, de sa distribution :
chacune est lieu du crime, donc enjeu du crible. Quel fut le poids des tech-
niques et institutions télévisuelles dans la scène observée ? Et si, au lieu de
conserver professionnellement l’œil collé à l’objectif, ou la main sur le micro,
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Photographiques
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Times, réalise 360 images durant les quatre mois passés en Crimée. Aucune
goutte de sang. L’atmosphère paisible et poétique de ses « tableaux » lui va-
lent un succès immédiat dans l’Angleterre victorienne. Dans sa célèbre « Vallée
de l’ombre de la mort », quelques boulets de canon gisent abandonnés sur
un chemin de terre. Les halos poétiques de ses portraits et paysages de guerre
contredisent pourtant ses propres lettres à sa famille : « Nous sommes tom-
bés par hasard sur de nombreux squelettes à moitié calcinés. L’un s’appuyait
sur son épaule comme s’il avait voulu se lever. Il était encore suffisamment
enveloppé de chair pour ne pas s’effondrer. » Paradoxe de l’écrivain et du
photographe : à l’heure où la modernité technique semble éloigner les dé-
mons de Waterloo – les transports de troupes s’effectuent par chemin de fer
– l’image photographique, si neuve, apparaît, bien mieux que l’écrit, sup-
port de l’exactitude et de la vérité. Le progrès est technique, l’image tech-
nique est progrès : elle doit être crue. Le régime photographique, alors, se
distingue nettement du régime journalistique : ils ne se rejoindront que dans
l’entre-deux guerres, initiant les heures glorieuses du photojournalisme. En
1855, une photographie est un objet précieux, fruit de multiples précautions,
reproductible, certes, mais diffusée en un faible nombre d’exemplaires. Il fau-
dra attendre des dizaines d’années (la fin du XIXe siècle) pour que l’inven-
tion des trames permette la diffusion à grande échelle de photographies de
presse écrite. Encore leur qualité sera-t-elle bien insuffisante. À partir de
1950 se manifeste une emprise télévisuelle qui ne cessera de s’étendre.
Quelques années après la guerre de Crimée, des cadavres figurent à l’image.
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Journalistiques
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Dès le 17 août 4, Jean Eiffel pouvait diffuser les premiers dessins humo-
ristiques. Un colonel crie à ses soldats : « Désintégration ! Rompez les rangs
et que ça saute ! ». Suit une explosion. Novembre de la même année, pho-
tographie d’une jeune fille dans le second numéro du journal Elle 5: « La
sœur de la bombe atomique s’appelle Catherine » ; elle est l’une des filles
du physicien français Pierre Auger, ayant travaillé à la mise au point de la
bombe et donc, sœur de celle-ci. Et, dans la rubrique « Beauté », cette fois,
sous la forme d’un très beau profil féminin : « Bombe atomique dans la coif-
fure : la permanente à froid » 6. La double censure américano-japonaise fera
le reste : le panache atomique devient une icône publicitaire éloignant pour
des années le spectre de la terreur nucléaire. Il fonctionne aujourd’hui en
doublet symbolique : emblème du pire et de l’effroyable, brandi lors des ma-
nifestations antinucléaires mais figurant sur les pochettes de disques des
groupes branchés et dynamiques. Il fallut attendre l’indépendance du Japon
pour qu’un journal japonais 7 consacre 26 pages illustrées de photographies
aux effets de la bombe atomique.
La polémique fut avivée au moment de la célébration du 50e anniver-
saire de Hiroshima et Nagasaki, en 1995. Conflit air-sol, point de vue élevé
contre altérité terre-à-terre, abstraction contre réalisme. Le timbre com-
4. Paris-Soir,
17 août 1945, mémoratif proposé par les postes américaines, orné du fameux panache, dé-
Paris. clenche des tempêtes de protestation tant du côté américain que du côté ja-
5. Elle n°2, 28
novembre ponais : il était à vrai dire légendé : « Les bombes atomiques hâtent la fin
1945.
6. Elle n°8, 9
de la guerre, août 1945 » 8. En retour, les organisateurs des commémora-
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Hypervisuelles
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nement seraient à reconstruire. Images absolues, elles furent l’Événement :
imprévisible, faisant succéder l’analyse aux faits, reléguant dans l’obscurité
ce qui le précédait. Le monde occidental fut affecté profondément par quelques
séquences d’images rediffusées à l’écœurement.
Cet écroulement du monde, nous l’avons reçu dans l’illusion du temps
réel. Avec le paradoxal sentiment d’une participation concrète aux affaires
du monde et l’éloge implicite fait à nos propres technologies occidentales.
Car ce direct auquel nous fait croire la télévision – en réalité, un transmis,
un différé – est, nous le savons, une performance de la technologie satelli-
taire. Vivre l’Événement, ce n’est pas seulement s’informer ou compatir, c’est
aussi, pour un Occidental, observer ses propres performances dans les eaux
narcissiques du petit écran.
Pourtant, l’Événement ne relevait pas de la seule visibilité télévisuelle,
mais, déjà, d’une sensibilité hypervisuelle, d’un nouveau régime de visibi-
lité. En juillet – août 1945, la ville de Kyoto, ancienne capitale du Japon et
foyer artistique et intellectuel, avait été écartée des cibles potentielles de la
bombe américaine. Hiroshima, son déficit symbolique, lui avaient été pré-
férés. Ce 11 Septembre 2001, à l’inverse, les cibles symboliques ont été re-
cherchées : cœur décisionnel, cœur militaire, cœur des affaires. Le déport
vers le symbolique ne fonctionne cependant comme menace et comme ter-
reur que parce qu’il s’accompagne de destructions effectives. Terreur n’est
pas rumeur. La première se nourrit d’une réalité matérielle. L’efficacité de
la mise en scène destructrice tint à l’actualisation d’une hyperscène, sous forme
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images joyeuses, mais générant la peur. La menace (Ne te promène pas seule,
fillette, ne fais pas confiance aux inconnus) ne devient effective que par la
traduction imagée, concrète, quasi ludique de rapports humains impossibles
à décrire par le langage (ou le loup te mangera…). Rien ne sert de maîtri-
ser les technologies sophistiquées (Tire la chevillette et la bobinette cherra !) :
l’autre qui te veut du mal sait répondre par leurres à l’arrogance du point
de vue unique auquel tu adhères (Oh grand-mère, que vous avez de grandes
dents !).
La grande violence conduite contre les États-Unis sur leur sol même ne
fut pas une mise en scène spectaculaire à destination de l’ensemble de la pla-
nète, ni même une mise à mort en direct pour un non-spectacle. Elle signa
le retour frontal et rude de l’actuel dans un monde devenu abstrait, riche
d’images matérielles mais pauvre en images psychiques. Rien ne fut dit, ou
si peu. La mutité fut une composante importante de l’Événement. Nous n’étions
déjà plus dans le domaine de la polis.
Les avions contre les tours réussirent un coup de force : celui de bran-
dir un miroir à l’Occident, l’empêchant d’accéder à l’autre, à l’ailleurs 10,
le privant d’une sommaire explication. En rendant obscures les causes des
attentats, il a accru la peur, fait planer partout l’ombre imprécise de la mort
collective.
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