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BABETTE ET BANANIA

Qu'est-ce qu'une violence par l'image ?

Monique Sicard

Gallimard | « Les cahiers de médiologie »

2002/1 N° 13 | pages 143 à 153


ISSN 1270-0665
DOI 10.3917/cdm.013.0143
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MONIQUE SICARD

Babette
et Banania
Qu’est-ce qu’une
violence par l’image ?
« Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de
France ! » : Léopold Sédar Senghor dénonce les vio-
lences du Y’a bon, de son sympathique tirailleur sé-
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négalais 14-18. Envoyé à la mort à des fins militaires,
transféré sur fond de banane à des fins publicitaires.
« Babette, je la lie, je la fouette, et parfois, elle passe
à la casserole! ». La phrase, sur tablier de cuisine d’une
femme sans tête mais aux poings sur les hanches, a
Shomei
Tomatsu,
suscité la levée des boucliers de la féminitude : il faut
Temps arrêté
à 11h02 le
n’avoir jamais croisé la victime de violences verbales
9 août 1945
à Nagasaki, ou physiques pour que ce rire encourage l’achat
Photo réalisée
en 1961, d’un pot de crème. L’affiche fait aux femmes ce qu’elle
© Shomei
Tomatsu. n’ose plus faire aux nègres de Senghor.

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Publicitaires

Babette et Banania font rire les uns en terrifiant les autres. Pas de corps dé-
chiquetés. La violence ne tient pas aux référents des images mais au fait qu’elles
accompagnent le sacrifice délibéré d’une dignité collective à des fins consu-
méristes. « Ressources mises à disposition d’un groupe pour exercer sa force
(vis) et contraindre, finalement, à un acte » (un achat), l’affiche publici-
taire obéit, en elle-même, à la définition de la violence (Le Robert 1964).
Si, de plus, ses images sont avilissantes pour une catégorie de la population,
si elles sont susceptibles à court ou moyen terme d’ouvrir la voie du mépris,
voire des insultes ou des coups, ce caractère violent est démultiplié. Comme
il est renforcé par la distribution aveugle de figures – Babettes et Bananias
– semées à tout vent sur les murs de la ville. D’un souffle empirique, appe-
lant les sourires, martelant les tristesses.
Violence : le mot est à la mode, le concept est mouvant. Voire mou. On
s’accorde pour dénoncer son noyau dur, physique (coups et blessures). On
connaît moins les violences symboliques. Invisibles mais assassines, nées,
elles aussi, de l’abus de la force. Qu’une image, qui s’enracine étymologi-
quement dans une immobilité de masque mortuaire, dans une sagesse de
statue, puisse générer un sentiment de violence et de frustres passages à l’acte,
voilà qui peut surprendre. Le colleur d’affiches en période électorale en sait
quelque chose : installer une image peut être payé d’assassinat.
La violence naît autant d’un contenu (la figure haïe) que de ce que l’image
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révèle de réseaux de fabrication et de distribution sous-jacents : son emprise.
Immédiateté, affect, mutité : l’affiche rend difficile l’analyse critique, le re-
cours au langage, l’activation d’une polis 1. Aucun droit de réponse puisque
l’image « ne dit rien ». Pas de recours au droit de l’image puisque aucun
individu n’est directement attaqué.
Reste que si l’image est violente lorsqu’elle entraîne la suspension du rai-
sonnement ou du simple bon sens au profit d’une réaction émotionnelle désor-
ganisatrice, la violence, elle, se fait images. Psychiques, ancrées dans la mémoire,
elles explosent à chaque madeleine, générant chaque fois de nouvelles terreurs.

Télévisuelles
1. Forme d’or-
ganisation de Nous savons, bien sûr, que les images sont fabriquées, mais nous faisons comme
la vie en com-
mun. si elles étaient la chose même. Les lectures immédiates, simples, qui confon-

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Babette et Banania : qu’est-ce qu’une violence par l’image ?

dent l’image et son référent, nous reposent. Nous aimons croire aux trans-
parences. Les innombrables scènes télédiffusant la souffrance de victimes
(des guerres, attentats, actes de torture, catastrophes naturelles…) plongent
dans l’insoutenable lorsque se manifeste à l’image l’ombre d’une caméra, la
présence d’un micro. Ni l’identification avec la victime, ni la fascination am-
biguë pour le spectacle de ses souffrances, ni la compassion ne résistent au
rejet violent du savoir qu’entraîne la vue de dix preneurs de son captant à
la perche les pleurs d’un homme à l’annonce du crash de l’avion qu’il at-
tendait à Saint-Domingue.
Durant la guerre du Rwanda, Le Monde diplomatique publia la photo-
graphie d’un journaliste européen muni d’un long télé-objectif, captant une
scène lointaine, accroupi à côté d’un monceau de corps africains. Encore le
journal avait-il pris soin de ne pas publier cette autre image du journaliste
perché sur le tas de cadavres, photographiant de même. Images de violence.
Invitant à soupçonner toutes les images de guerre, toutes les prises de vue,
tous les réseaux d’information. Cet homme là, pourtant, n’obéit qu’au de-
voir d’informer. Ceux-là sont morts et ne ressentent rien. Le cœur solide de
la violence (mutilations et assassinats) n’est pas même visible. Mais la sé-
quence rappelle trop brutalement notre piètre condition de voyeur aveugle,
clic claquant par devoir d’informer.
France 2, Journal de 13 heures, 16 novembre 2001. Afghanistan.
Libération de Kaboul. Coups de feu. Des moudjahidins de l’Alliance du Nord
pénètrent enfin dans les ruines d’une caserne de terre : vide. Une seule pré-
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sence ; un ennemi blessé, assis sur un tapis, tient à pleines mains sa jambe
ensanglantée. Brutalement, l’un des moudjahidins s’avance, prend le temps
de frapper l’homme à terre par trois fois avec la crosse de son fusil, annonce
qu’il va le tuer. Contre toute attente, cependant, l’homme de l’Alliance cesse
soudainement et disparaît de la scène.
France 2, Journal de 13 heures, 16 novembre 2001. Afghanistan.
Libération de Kaboul. « Nous attaquons maintenant une caserne de terre » :
les hommes courent. Parmi eux, un preneur de son et un opérateur image
de la télévision française : leurs ombres les devancent. Échange de coups de
feu. Il faut courir, ne pas cesser de filmer : l’image bascule de droite et de
gauche. Les opérateurs télé suivent les moudjahidins dans la caserne de terre
dont il ne reste que les murs ; découvrent dans une pièce un homme blessé,
à terre, assis sur un tapis. Le commentaire off prévient qu’il s’agit d’un ta-
liban. L’opérateur image conserve l’œil collé à l’oculaire ; l’opérateur son fait
tourner le magnétophone. Un moudjahidin les rejoint, fouille le blessé : ni

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arme, ni talkie-walkie. La présence d’une caméra de télévision l’incite à prendre
la parole : « Je veux dire à tous les talibans qu’ils se rendent sans combattre ».
La caméra continue de tourner. Surgit un second moudjahidin. Prenant son
élan, il frappe violemment l’homme à terre. Une fois. Une seconde, plus fort
encore. Une troisième, plus brutalement. La caméra filme ; le son enregistre
le bruit des coups. L’homme annonce qu’il va tuer le taliban. Le commen-
taire off fournit au téléspectateur français une explication psychologique :
ce moudjahidin « vient de perdre son frère dans les combats contre les tali-
bans ». Les menaces, cependant, ne sont pas mises à exécution. L’homme
de l’Alliance quitte la scène. Restée seule, l’équipe française continue de fil-
mer. Le visage de l’homme à terre se tord sous la douleur. Le plan image se
prolonge, fixe. Suit un mouvement de rotation de belle maîtrise. Le came-
raman quitte la scène à reculons sans cesser de filmer. L’opérateur son le
suit sans se montrer à l’image. Le blessé sort du cadre.
Deux récits, deux réceptions d’une même séquence.
Une lecture ordinaire du Journal télévisé en ignore volontiers les proces-
sus de fabrication. Une analyse critique les prend en compte. Or, toute image
de violence doit être soupçonnée : sa diffusion n’a-t-elle pas pour fin de main-
tenir captif un public, de créer l’emprise par l’émotion, d’éviter le zapping ?
Dans toute image se cachent les indices de sa fabrication, de sa distribution :
chacune est lieu du crime, donc enjeu du crible. Quel fut le poids des tech-
niques et institutions télévisuelles dans la scène observée ? Et si, au lieu de
conserver professionnellement l’œil collé à l’objectif, ou la main sur le micro,
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les opérateurs s’étaient efforcés d’empêcher les coups ? Et si le moudjahidin
n’avait frappé que parce qu’il savait que l’image de sa propre « bravoure »
serait diffusée au monde ? La présence de l’équipe de tournage n’est pas pas-
sée inaperçue, elle a structuré en partie la scène ; en témoignent les paroles
du taliban s’adressant à la caméra.
La télévision française, enfin, aurait-elle diffusé ces images si l’homme
avait succombé ? Et si cette violence était conséquence de notre caméra oc-
cidentale plutôt que sa cause ? Si elle en était le symptôme ?
La prise en compte de la chaîne de fabrication des images puis la remontée
de l’objet au minerai, de la réception à la saisie, de l’aval vers l’amont, condui-
sent à une approche neuve des images de violence. La distribution (consti-
tution d’un public captif) pourrait être en partie cause de la prise de vue, et
la prise de vue, en partie cause des faits (frapper un homme blessé). Certes,
nos appareils de vision occidentaux ne sont pas responsables des actes de
violence commis lors des guerres ou des attentats, mais en en produisant des

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Babette et Banania : qu’est-ce qu’une violence par l’image ?

images et représentations mentales, ils façonnent un réel obéissant en par-


tie aux désirs du spectateur occidental : ce que nous prenons naïvement pour
la réalité.
Nos dispositifs d’observation sont toujours présents dans la scène obser-
vée. Le « fait de violence » à valeur documentaire et emblématique pour-
rait dès lors impliquer, dans une certaine mesure, nos appareils de vision
(techniques et institués). Au-delà, notre responsabilité de téléspectateurs.
Les images de large diffusion sont sous tension paradoxale : elles enre-
gistrent les scènes de violence afin de témoigner, mais leur appartenance au
grand marché de l’affect occidental conditionne l’angle de prise de vue, la
focale, la sélection des scènes filmées, voire l’existence même des faits. Entre
ces images et les faits de violence, il y a coévolution.
La séquence du 16 novembre 2001, rediffusée au journal de 20 heures,
valut au médiateur de France 2 un abondant courrier tant sa violence avait
choqué les téléspectateurs. Le devoir d’informer – y compris sur les exac-
tions de nos alliés – fut donné en réponse.

Photographiques

« Je t’envoie, cher Alfred, un matériel photographique complet qui t’amu-


sera sans doute durant les moments de loisir. Et si tu pouvais m’envoyer en
retour une vue d’une belle bataille, je t’en serai obligée.
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PS : Si tu pouvais prendre l’image juste au moment de la victoire, j’en serai
enchantée ». La relégation des combats dans d’infinies abstractions parti-
cipe de la construction des héros. Ainsi témoigne d’une emprise picturale la
lettre apocryphe d’une jeune femme envoyée à son fiancé en 1855 durant
la guerre de Crimée. La peinture avait laissé dans les mémoires les traces
des victoires plus que des malheurs de la guerre et la photographie émer-
geante ne lui avait pas encore substitué le réalisme cru des réalités.
Dès les premières guerres photographiées, on eut conscience pourtant, en
haut lieu, de l’impact potentiel de la diffusion d’images de corps meurtris.
Au « celui qui gagne est celui qui ne meurt pas », on ajoutera un « celui qui
gagne est celui qui ne tue pas » ou, plus radicalement, un « celui qui ne cô-
toie pas la mort. » Rassurer, masquer les violences, fut l’une des premières
fonctions attribuée aux images photographiques de guerre.
Roger Fenton, photographe officiel, envoyé sur le terrain par le gouver-
nement anglais afin de contrer les critiques écrites de W. Russel dans The

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Times, réalise 360 images durant les quatre mois passés en Crimée. Aucune
goutte de sang. L’atmosphère paisible et poétique de ses « tableaux » lui va-
lent un succès immédiat dans l’Angleterre victorienne. Dans sa célèbre « Vallée
de l’ombre de la mort », quelques boulets de canon gisent abandonnés sur
un chemin de terre. Les halos poétiques de ses portraits et paysages de guerre
contredisent pourtant ses propres lettres à sa famille : « Nous sommes tom-
bés par hasard sur de nombreux squelettes à moitié calcinés. L’un s’appuyait
sur son épaule comme s’il avait voulu se lever. Il était encore suffisamment
enveloppé de chair pour ne pas s’effondrer. » Paradoxe de l’écrivain et du
photographe : à l’heure où la modernité technique semble éloigner les dé-
mons de Waterloo – les transports de troupes s’effectuent par chemin de fer
– l’image photographique, si neuve, apparaît, bien mieux que l’écrit, sup-
port de l’exactitude et de la vérité. Le progrès est technique, l’image tech-
nique est progrès : elle doit être crue. Le régime photographique, alors, se
distingue nettement du régime journalistique : ils ne se rejoindront que dans
l’entre-deux guerres, initiant les heures glorieuses du photojournalisme. En
1855, une photographie est un objet précieux, fruit de multiples précautions,
reproductible, certes, mais diffusée en un faible nombre d’exemplaires. Il fau-
dra attendre des dizaines d’années (la fin du XIXe siècle) pour que l’inven-
tion des trames permette la diffusion à grande échelle de photographies de
presse écrite. Encore leur qualité sera-t-elle bien insuffisante. À partir de
1950 se manifeste une emprise télévisuelle qui ne cessera de s’étendre.
Quelques années après la guerre de Crimée, des cadavres figurent à l’image.
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Felice Beato photographie la pendaison de mutins en Inde, sous l’œil attentif
d’une escouade d’hommes en uniformes et en armes (1858) ; puis le sol du
Fort de Taku en Chine (1860), jonché de morts. Dix ans plus tard, l’évi-
dence du champ de bataille saute aux yeux avec les photographies de Timothy
O. Sullivan. Peu importe que les innombrables cadavres jonchant le sol après
l’effroyable bataille de Gettysburg (1863) aient été rejoués par des figurants
couchés à terre, ou même photographiés longtemps après la bataille : l’hor-
reur réaliste suscite l’effroi, génère de brutales démythifications. « Voici les
détails horribles ! Qu’ils nous aident à prévenir la venue d’une autre cala-
2. Hubertus mité sur la nation » 2. La violence des images donne naissance à des posi-
von Ame-
lunxen, Le mé- tions non violentes, offrant déjà des contre-exemples aux hypothèses formulées
morial du dès 1917 sur les liens entre la violence des scènes figurées et la délinquance
siècle, in
M. Frizot, des jeunes gens.
Nouvelle his- À peine née cependant, la photographie de l’horreur militaire oscille entre
toire de la
photographie. document et performance, entre éthique et esthétique. Un témoin conte l’ex-

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Babette et Banania : qu’est-ce qu’une violence par l’image ?

citation de Felice Beato qualifiant de « magnifique » un ensemble de cadavres.


Et l’on attend avec impatience l’instantané qui permettra de revivre le com-
bat, en s’immisçant au cœur du périmètre inconnu du champ de bataille.
Pour Timothy O’Sullivan, le temps est proche où « un éclair de lumière, aussi
soudain et aussi bref que celui de la foudre qui montre une roue tournante
comme si elle était immobile, au repos (pourrait) préserver le moment même
du choc, du contact des puissantes armées qui se concentrent à l’heure ac-
tuelle » 3. Pour des raisons techniques, il faut attendre la première guerre
mondiale pour obtenir des photographies réalisées au cœur des affrontements.
En corollaire se mettent en place des commissions de censure.

Journalistiques

En cette année 1945, Paris-Soir inaugure une ère nouvelle du photojour-


nalisme : la photographie ne doit plus être une simple illustration mais s’im-
poser première au lecteur, commander à la lecture du journal. En ce 9 août
1945, pourtant, la photographie de la première page est une image « qui ne
montre pas ». Le navire en flammes qu’elle figure est légendé : « À côté de
la terrifiante bombe atomique, l’avion-suicide japonais paraît maintenant
une arme dérisoire. » Le gros titre fournit l’information : « La bombe ato-
mique qui va détruire le Japon ne laisse derrière elle que le néant ». Encore
incertaine, reçue par la radio américaine, la nouvelle juxtapose le futur im-
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médiat au présent. « Un éclair gigantesque d’une intensité formidable, un
remous monstrueux, un grondement terrifiant » témoigne le pilote de l’avion
qui largua la bombe de très haut, à l’aide d’un appareil de visée construit
pour la circonstance. Il était 8 h 25 du matin, la visibilité était excellente. Il
faisait beau. Hiroshima vaquait à ses occupations. Elle disparut « dans un
geyser fantastique de fumée noire à sa base et d’une blancheur de neige au
sommet », à quelques 12 000 mètres au-dessus du sol. L’avion qui s’était
éloigné entre-temps de 16 km fut très violemment secoué. L’écran opaque
du panache empêcha ses occupants de voir.
L’absence d’images servit les Alliés : la bombe fut décrite comme « une
machine à terminer la guerre », « une immense performance scientifique ».
Certes, la nouvelle étreignit d’angoisse les alliés occidentaux : « Imaginez ce
qui se serait passé si Hitler avait disposé de l’arme atomique… ». L’absence
3. Hubertus de témoignages directs, d’images au sol, renvoyèrent « La Bombe » dans une
von Ame-
lunxen, op.cit. abstraction.

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Dès le 17 août 4, Jean Eiffel pouvait diffuser les premiers dessins humo-
ristiques. Un colonel crie à ses soldats : « Désintégration ! Rompez les rangs
et que ça saute ! ». Suit une explosion. Novembre de la même année, pho-
tographie d’une jeune fille dans le second numéro du journal Elle 5: « La
sœur de la bombe atomique s’appelle Catherine » ; elle est l’une des filles
du physicien français Pierre Auger, ayant travaillé à la mise au point de la
bombe et donc, sœur de celle-ci. Et, dans la rubrique « Beauté », cette fois,
sous la forme d’un très beau profil féminin : « Bombe atomique dans la coif-
fure : la permanente à froid » 6. La double censure américano-japonaise fera
le reste : le panache atomique devient une icône publicitaire éloignant pour
des années le spectre de la terreur nucléaire. Il fonctionne aujourd’hui en
doublet symbolique : emblème du pire et de l’effroyable, brandi lors des ma-
nifestations antinucléaires mais figurant sur les pochettes de disques des
groupes branchés et dynamiques. Il fallut attendre l’indépendance du Japon
pour qu’un journal japonais 7 consacre 26 pages illustrées de photographies
aux effets de la bombe atomique.
La polémique fut avivée au moment de la célébration du 50e anniver-
saire de Hiroshima et Nagasaki, en 1995. Conflit air-sol, point de vue élevé
contre altérité terre-à-terre, abstraction contre réalisme. Le timbre com-
4. Paris-Soir,
17 août 1945, mémoratif proposé par les postes américaines, orné du fameux panache, dé-
Paris. clenche des tempêtes de protestation tant du côté américain que du côté ja-
5. Elle n°2, 28
novembre ponais : il était à vrai dire légendé : « Les bombes atomiques hâtent la fin
1945.
6. Elle n°8, 9
de la guerre, août 1945 » 8. En retour, les organisateurs des commémora-
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janvier 1946. tions du cinquantenaire sont choqués par le panier à déjeuner fondu et l’uni-
7. Les Dom-
mages causés forme d’écolier en lambeaux que le Japon se propose d’exposer au Smithsonian
par la bombe Institute de Washington (Musée de l’air et de l’espace).
atomique ren-
dus publics Renforcée par une double censure américano-japonaise, l’absence
pour la pre-
mière fois,
d’images au sol a pesé lourd. Elle occulta le souvenir de la grande crimi-
Asahi Gurafu, nalité de la politique expansionniste japonaise en Asie ; renvoya dans un
1952.
8. Abé Mark lointain mathématique – 210 000 morts et 154 000 blessés dans les deux
Nornas, villes – l’acte terroriste d’envergure fomenté par les États-Unis contre des
L’honneur na-
tional sauvé ? civils. Le manque d’images servit les deux partis. Pour nous, Européens,
L’exposition loin de favoriser la parole, les échanges, l’analyse, elle installa Hiroshima
du cinquante-
naire, in Hiro- dans un espace d’ambiguïté, comme suspendu hors de l’histoire. Les po-
shima 50 ans,
revue Autre- pulations victimes furent reléguées dans les Terra incognita de l’informa-
ment n° 39, tion. Cette absence d’images autorisa conjointement l’extrême violence et
septembre
1995. son impunité.

150
Babette et Banania : qu’est-ce qu’une violence par l’image ?

Cette absence d’images autorisa conjointement l’extrême violence et son


impunité. De nos jours, en régime télévisuel, l’absence d’images est aussi fré-
quemment déplorée que la surabondance d’images de violence. La première
invite à soupçonner la production des faits ; la seconde, les mécanismes de
réponse des industries dites culturelles aux désirs des consommateurs.
Paradoxe des images. Présentes, elles empêchent de voir. Absentes, elles ren-
dent aveugles.

Hypervisuelles

Au matin du 12 septembre 2001, la photographie pleine page des Twin Towers


en flammes occupe entièrement la première page du journal Libération ; au
lendemain des attentats, elle est, déjà, une citation : celle des séquences té-
lédiffusées de la veille. Influençant en retour la presse écrite, le régime télé-
visuel en cantonne le texte dans une extrême concision. Pour titre du même
journal, une seule date : 11 septembre 2002.
Nous ne disposons d’aucune preuve permettant d’affirmer que les attentats
contre les tours jumelles et le Pentagone ont été perpétrés en prévision de
leur impact spectaculaire et de leur diffusion mondiale par les réseaux télé-
visés ou l’Internet. Pourtant, si l’événement, étymologiquement, est « ce qui
a un résultat 9 », alors les images constituèrent le véritable événement. C’est
par elles – aussi – que l’homme occidental vit désormais les guerres, les at-
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tentats, les dérapages suicidaires. Et le scoop que ne concurrencent pas les
talents radiophoniques, c’est la mort saisie et transmise en direct à la pla-
9. « Événe- nète entière. Non seulement celle d’un enfant palestinien tombant sous les
ment est une
formation
feux israéliens, mais, en ce mois de septembre 2001, celle de milliers d’em-
savante ployés de bureaux et de cadres d’entreprises œuvrant sur sol américain.
(av. 1461)
faite sur le En régime télévisuel, l’événement est indissociable d’une visibilité. De nom-
modèle de breuses guerres, de nombreuses catastrophes naturelles font – hélas ! – plus
avènement à
partir du latin de victimes que l’effondrement des Twin Towers : elles n’en constituent pas
evenire (sortir,
avoir un résul-
pour autant des événements si elles restent sans couverture photographique
tat, se produi- ou télévisuelle. La mort seule ne fonctionne pas ; l’effectif comme l’affectif
re) »,
Le Robert, émanent du doublet mort + images.
Dictionnaire Le 11 septembre mit en œuvre l’image absolue. Celle qui, s’affranchis-
historique de
la langue sant du temps (direct, quasi-direct) et de l’espace (mondialité, simultanéité),
française,
Alain Rey,
réinstalla une date, une historicité perdue. Isola, pour tous, un avant et un
Paris, 1992. après, donnant naissance à un monde nouveau dont les règles de fonction-

151
nement seraient à reconstruire. Images absolues, elles furent l’Événement :
imprévisible, faisant succéder l’analyse aux faits, reléguant dans l’obscurité
ce qui le précédait. Le monde occidental fut affecté profondément par quelques
séquences d’images rediffusées à l’écœurement.
Cet écroulement du monde, nous l’avons reçu dans l’illusion du temps
réel. Avec le paradoxal sentiment d’une participation concrète aux affaires
du monde et l’éloge implicite fait à nos propres technologies occidentales.
Car ce direct auquel nous fait croire la télévision – en réalité, un transmis,
un différé – est, nous le savons, une performance de la technologie satelli-
taire. Vivre l’Événement, ce n’est pas seulement s’informer ou compatir, c’est
aussi, pour un Occidental, observer ses propres performances dans les eaux
narcissiques du petit écran.
Pourtant, l’Événement ne relevait pas de la seule visibilité télévisuelle,
mais, déjà, d’une sensibilité hypervisuelle, d’un nouveau régime de visibi-
lité. En juillet – août 1945, la ville de Kyoto, ancienne capitale du Japon et
foyer artistique et intellectuel, avait été écartée des cibles potentielles de la
bombe américaine. Hiroshima, son déficit symbolique, lui avaient été pré-
férés. Ce 11 Septembre 2001, à l’inverse, les cibles symboliques ont été re-
cherchées : cœur décisionnel, cœur militaire, cœur des affaires. Le déport
vers le symbolique ne fonctionne cependant comme menace et comme ter-
reur que parce qu’il s’accompagne de destructions effectives. Terreur n’est
pas rumeur. La première se nourrit d’une réalité matérielle. L’efficacité de
la mise en scène destructrice tint à l’actualisation d’une hyperscène, sous forme
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d’icônes quasi-enfantines ; à l’abandon du concept au profit des images.
L’avion matérialisa le concept de mondialisation. La cassette vidéo prit
en dérision notre monde tout-images. L’avion contre la tour rappela les jeux
vidéo sur ciel trop bleu. La Maison Blanche, le Pentagone, les tours jumelles :
l’hégémonie américaine. La tour rendue infernale : les grandes productions
hollywoodiennes. Le cutter : le pouvoir administratif du grand État. Les en-
veloppes garnies de poudre blanche, la poste et ses bureaux actualisèrent les
réseaux virtuels, la multiplication des connexions. Des espions devenus ac-
teurs empruntèrent matériellement le langage, les gestes, les comportements,
les codes, les réseaux de transmission des savoirs (pilotage des avions) d’une
société haïe. Le jeu de rôle remplaça la politique.
Agir par la terreur, c’est-à-dire contraindre par la menace, n’est pas user
de la « force des idées » comme dirait Karl Marx, mais manipuler des ob-
jets métaphoriques, des figures mentales simples, des icônes. Les contes pour
enfants savent faire cela, qui visent à modifier des comportements par des

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Babette et Banania : qu’est-ce qu’une violence par l’image ?

images joyeuses, mais générant la peur. La menace (Ne te promène pas seule,
fillette, ne fais pas confiance aux inconnus) ne devient effective que par la
traduction imagée, concrète, quasi ludique de rapports humains impossibles
à décrire par le langage (ou le loup te mangera…). Rien ne sert de maîtri-
ser les technologies sophistiquées (Tire la chevillette et la bobinette cherra !) :
l’autre qui te veut du mal sait répondre par leurres à l’arrogance du point
de vue unique auquel tu adhères (Oh grand-mère, que vous avez de grandes
dents !).
La grande violence conduite contre les États-Unis sur leur sol même ne
fut pas une mise en scène spectaculaire à destination de l’ensemble de la pla-
nète, ni même une mise à mort en direct pour un non-spectacle. Elle signa
le retour frontal et rude de l’actuel dans un monde devenu abstrait, riche
d’images matérielles mais pauvre en images psychiques. Rien ne fut dit, ou
si peu. La mutité fut une composante importante de l’Événement. Nous n’étions
déjà plus dans le domaine de la polis.
Les avions contre les tours réussirent un coup de force : celui de bran-
dir un miroir à l’Occident, l’empêchant d’accéder à l’autre, à l’ailleurs 10,
le privant d’une sommaire explication. En rendant obscures les causes des
attentats, il a accru la peur, fait planer partout l’ombre imprécise de la mort
collective.
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10. Sicard M.,
L’impossible
ailleurs, Com-
munication et
Langages,
Belin, Paris,
2002.

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