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MORT GREQUE, MORT À DEUX FACES

Jean-Pierre Vernant

Gallimard | « Le Débat »

1981/5 n° 12 | pages 51 à 59
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070248667
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-le-debat-1981-5-page-51.htm
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Jean-Pierre Vernant

MORT GRECQUE
MORT À DEUX FACES

Telle qu’elle se présente dans l’épopée, où elle occupe une position centrale, la mort grecque appa-
raît déconcertante. Elle a deux visages, contraires. Avec le premier elle se présente en gloire, elle
resplendit comme l’idéal auquel le héros authentique a voué son existence ; avec le second, elle incarne
l’indicible, l’insoutenable, elle se manifeste comme horreur terrifiante.
C’est à préciser le sens de ce double aspect et à marquer la nécessaire complémentarité des deux
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figures opposées de la mort, en Grèce archaïque, que s’attachent ces quelques remarques.
I. La mort, idéal de la vie héroïque. Comment cela est-il possible ? Écoutons Achille, le modèle du
héros, celui que l’Iliade présente comme le « meilleur des Achéens », l’excellence accomplie. Deux
destins se sont, explique-t-il, offerts à lui dès l’origine. Ou bien une longue existence, en son pays, dans
la paix du foyer et l’absence de toute gloire. Ou bien la « vie brève », la « prompte mort », en pleine
jeunesse, sur le champ de bataille, et une gloire impérissable. En refusant la longue vie, en se vouant,
comme du même pas, à la guerre, à l’exploit et à la mort, le héros cherche à s’assurer le statut de mort
glorieux – de « beau mort » disent les Grecs – parce qu’il n’est pas d’autre moyen pour une créature
mortelle d’inscrire à jamais son nom, ses hauts faits, sa carrière de vie dans la mémoire des hommes à
venir. « Il meurt jeune, celui que les dieux aiment », proclame Ménandre. Il meurt jeune, mais sa figure
demeure vivante, dans l’éclat d’une jeunesse inaltérable, pour toute la suite des générations futures.
L’idéal héroïque dont s’inspire l’épopée constitue ainsi une des réponses que les Grecs ont élaborées
face au problème du déclin inexorable des forces, du vieillissement continu, de la fatalité de la mort. En
ce sens, il y a, entre le rituel grec des funérailles et le chant épique, parallélisme ou continuité. L’épopée

Au nom de Jean-Pierre Vernant s’attache un profond renouvellement des études grecques en France.
Les Origines de la pensée grecque (P.U.F., 1954 ; 4e éd., 1981) et Mythe et pensée chez les Grecs (Maspero, 1965,
8e éd., 1981) ont transformé l’image que l’on pouvait se faire de l’émergence de la pensée rationnelle en Grèce par le coup
de projecteur jeté sur les conditions sociales de son apparition.
Il s’est, depuis, préoccupé d’introduire le regard et les méthodes de l’anthropologie dans le champ des études classiques,
et plus particulièrement celui de la mythologie et de la religion : Mythe et tragédie en Grèce ancienne (en collaboration avec
Pierre Vidal-Naquet, Maspero, 1972 ; 4e éd., 1979), Mythe et société en Grèce ancienne (ibid., 1977, 2e éd., 1980), ainsi que
Les Ruses de l’intelligence. La Métis des Grecs (Flammarion, 1974 ; 2e éd., 1978) et La Cuisine du sacrifice en pays grec
(Gallimard, 1979), ces deux derniers en collaboration avec Marcel Detienne. Enfin, tout récemment, un recueil d’articles,
Religions, Histoires, Raisons (Maspero, 1980).

Cet article est paru en mai 1981, dans le n° 12 du Débat (pp. 51-59).
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fait seulement, dans la même ligne, un pas de plus. Les rites funéraires visent à procurer à quiconque a
perdu la vie l’accès à une nouvelle condition d’existence sociale, à transformer l’absence du disparu en
un état positif plus ou moins stable : le statut de mort. L’épopée va plus loin ; à une petite minorité
d’élus – qui s’opposent ainsi à la masse ordinaire des défunts, définis comme la foule des « sans-nom » –,
elle assure par la louange glorifiante, indéfiniment répétée, la permanence du nom, du renom, des
exploits accomplis. Par là, elle achève et couronne le processus que les funérailles avaient déjà engagé :
transformer un individu qui a cessé d’être en la figure d’un personnage dont la présence, en tant que
mort, est à jamais inscrite dans l’existence du groupe.
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Couroi de Cleobis et de Biton, début du VIe, musée de Delphes. Pour récompenser


l’exploit qu’ils venaient d’accomplir, la mère des deux jeunes gens, prêtresse d’Héra,
pria la déesse de leur donner « ce que l’homme peut obtenir de meilleur ». Exauçant
ce souhait la divinité accorda aux deux frères, endormis dans le temple, de ne plus
se réveiller et de mourir dans la gloire du haut-fait, dans l’éclat du jeune âge. « Les
Argiens, rapporte Hérodote, firent faire d’eux des statues qu’ils consacrèrent à
Delphes comme celles d’hommes exemplaires. » (Histoires, I, 31). Voici l’un des deux
« couroi », du VIe siècle (musée de Delphes).
Photo © Alinari-Giraudon.
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La mort grecque

Par rapport à d’autres civilisations, la stratégie des Grecs à l’égard de la mort comporte deux traits
caractéristiques, solidaires. L’un concerne certains aspects de la personne dans le mort, l’autre les formes
de la mémorisation sociale.
Dans son statut de mort, le héros n’est pas envisagé en tant que représentant d’une lignée familiale,
comme maillon dans la chaîne continue des générations, ni non plus en tant que titulaire, au sommet de
l’édifice social, d’une fonction royale ou d’un sacerdoce religieux. Dans le chant qui dit sa gloire, sur la
stèle qui signale son tombeau, il fait figure d’individu, défini en lui-même par ses hauts faits ; il coïncide,
comme défunt, avec la carrière de vie qui lui fut propre et qui, dans la fleur de son âge, dans sa pleine
vitalité, a trouvé son accomplissement dans la « belle mort » du combattant.
Exister « individuellement », pour le Grec, c’est se faire et demeurer « mémorable » : on échappe à
l’anonymat, à l’oubli, à l’effacement – à la mort donc – par la mort même, une mon qui, en vous ouvrant
l’accès au chant glorificateur, vous rend plus présent à la communauté, dans votre condition de héros
défunt, que les vivants ne le sont à eux-mêmes. Ce maintien continu de la présence au sein du groupe,
c’est l’épopée, dans sa forme de poésie orale, qui en assure principalement la charge. En célébrant les
exploits des héros d’autrefois, elle fait fonction, pour l’ensemble du monde grec, de mémoire collective.
Par la mémoire du chant répété à toutes les oreilles, d’abord, par le mémorial funéraire offert aux yeux
de tous, ensuite, une relation s’établit entre un individu mort et une communauté de vivants. Cette com-
munauté n’est pas de l’ordre de la famille ; elle ne se limite pas non plus aux frontières d’un groupe social
particulier. En arrachant le héros à l’oubli, la mémorisation le dépouille du même coup de ses caractères
purement privés ; elle l’établit dans le domaine public ; elle en fait un des éléments de la culture commune
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des Grecs. Dans et par le chant épique, les héros représentent les « hommes d’autrefois », ils constituent
pour le groupe son « passé » ; ils forment ainsi les racines où s’implante la tradition culturelle qui sert de
ciment à l’ensemble des Hellènes, où ils se reconnaissent eux-mêmes parce que c’est seulement à travers
la geste de ces personnages disparus que leur propre existence sociale acquiert sens, valeur, continuité.
L’individualité du mort n’est pas liée à ses qualités psychologiques, à sa dimension intime de sujet
unique et irremplaçable. Par ses exploits, sa vie brève, son destin héroïque, le mort incarne des
« valeurs » : beauté, jeunesse, virilité, courage. Mais la rigueur de sa biographie, son refus de tout com-
promis, le radicalisme de ses engagements, l’extrême exigence qui lui fait choisir la mort pour gagner
la gloire, donnent à l’« excellence » dont il est, aux yeux des vivants, le modèle, un éclat, une puissance,
une pérennité que la vie ordinaire ne comporte pas. À travers l’exemplarité du personnage héroïque, tel
que le chant en fait le récit, tel que la stèle le présente figuré, les valeurs vitales et « mondaines » de force,
de beauté, de juvénilité, d’ardeur au combat, acquièrent une consistance, une stabilité, une permanence
qui les font échapper à l’inexorable déclin marquant toutes les choses humaines. En arrachant à l’oubli
le nom des héros, c’est en réalité tout un système de valeurs que la mémoire sociale tente d’implanter
dans l’absolu pour le préserver de la précarité, de l’instabilité, de la destruction, bref pour le mettre à
l’abri du temps et de la mort.
Dans le jeu qui s’institue, par les formes de mémorisation collective, entre l’individu, dans sa bio-
graphie héroïque, et le public, l’expérience grecque de la mort se transpose sur un plan esthétique et
éthique (avec une dimension « métaphysique »). De même qu’ils ont élaboré ce que les historiens des
mathématiques ont appelé l’idéalité de l’espace, on pourrait dire des Grecs qu’ils ont construit l’idéalité
de la mort ou, pour être plus exact, qu’ils ont entrepris de socialiser, de civiliser la mort – c’est-à-dire
de la neutraliser – en en faisant l’idéalité de la vie.
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La mort grecque

II. L’épopée n’a pas seulement donné au visage de la mort l’éclat de l’extrême existence, le rayonne-
ment de la vie – une vie qui, pour s’accomplir et se sublimer, doit d’abord se perdre, qui pour s’affirmer à
jamais doit disparaître du monde visible et se transmuer en gloire dans la remémoration poétique. L’épopée
a, de plusieurs manières, dénié cette idéalité même qu’elle avait pour mission d’édifier dans son chant.
Quand le texte épique se contente de poser, en face de la belle mort du jeune guerrier tombé héroï-
quement en plein combat dans la fleur de sa jeunesse, l’affreuse mort d’un vieillard égorgé sans défense,
comme une bête, ou quand, en contraste avec l’admirable cadavre du héros étendu sur le champ de
bataille et où « tout est beauté », il fait voir un corps rendu méconnaissable par l’outrage, défiguré,
mutilé, coupé en morceaux, une charogne livrée aux bêtes ou pourrissant en plein air, la dénégation ne
pose pas vraiment problème : les deux formes contraires de mort se confirment et se renforcent par
exclusion réciproque. Mais il est des cas où la dénégation, opérant comme de l’intérieur, met en cause
cela même que l’épopée célèbre dans la belle mort : le destin glorieux du héros. D’autre part, elle des-
sine de la mort en général et de la crainte qu’elle inspire à tout être humain un tableau si horrible et si
terrifiant, en son réalisme, que le prix à payer pour la « remembrance » semble bien lourd et que l’idéal
de « gloire impérissable » risque de passer pour un marché de dupes.
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Cratère d’Euphronios, fin du VIe (Metropolitan, New York). Sur l’ordre de Zeus, Hypnos et Thanatos (Sommeil et Mort)
s’emparent du cadavre de Sarpédon, tombé sous la pique de Patrocle et que les Grecs veulent outrager jusqu’à le rendre
méconnaissable. Lavé d’eau pure, oint d’ambroisie, le corps demeurera intact. Transporté en Lycie dans l’intégrité de sa
forme pour y recevoir les honneurs funèbres, il assurera à Sarpédon le statut de « beau mort » que le jeune homme a mérité
en choisissant la vie brève du guerrier héroïque. Photo © The Metropolitan Museum of Art.
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La mort grecque

Commençons par le plus général. Si la mort n’apparaissait pas dans l’épopée comme le comble de
l’horreur, si elle n’empruntait pas le masque monstrueux de Gorgô pour incarner ce qui est en dehors de
l’humain, l’indicible, l’impensable, la radicale altérité, il n’y aurait pas d’idéal héroïque. Le héros
n’aurait pas de mérite à affronter la mort, à la choisir, à la faire sienne : il n’est pas de héros s’il n’y a
pas de monstre à combattre et à vaincre. Édifier une idéalité de la mort ne consiste pas à ignorer ou à
nier son affreuse réalité, tout au contraire l’idéalité n’est à construire que dans la mesure où le « réel »
est clairement défini comme contraire à cette idéalité (la construction d’un espace mathématique abstrait
et parfait suppose, comme sa condition, la dépréciation de l’espace sensible). Loin de méconnaître la
réalité de la mort, l’entreprise d’idéalité, partant de ce réel, prenant appui sur lui, tel qu’il est, vise à le
dépasser par un retournement de perspective, une inversion des termes du problème ; à la question com-
mune ; comment toute vie s’abîme et sombre dans la mort, l’épopée en ajoute une autre : comment
certains morts restent à jamais présents dans la vie des vivants. Ces deux questions, dont la première fait
de la mort le mal humain irrémédiable, la seconde de la mort héroïque la condition de la survie en gloire
dans la mémoire des hommes, ont en commun de ne concerner l’une et l’autre que les vivants. Affreuse ou
glorieuse, dans sa réalité comme dans son idéalité, la mort est toujours l’affaire exclusive de ceux qui sont
en vie. C’est cette impossibilité de penser la mort du point de vue des morts qui tout à la fois constitue son
horreur, son étrangeté radicale, sa complète altérité, et permet aux vivants de la dépasser en instituant, dans
leur existence sociale, une constante remémoration de certains types de morts. Dans sa fonction de
mémoire collective, l’épopée n’est pas faite pour les morts ; quand elle parle d’eux ou de la mort, c’est
toujours aux vivants qu’elle s’adresse. De la mort en elle-même, des morts chez les morts, il n’y a rien à
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dire. Ils sont de l’autre côté d’un seuil que personne ne peut franchir sans disparaître, que nul mot ne peut
atteindre sans perdre tout sens : monde de la nuit où règne l’inaudible, à la fois silence et vacarme.
Au XIe chant de l’Odyssée, Ulysse ayant passé le pays des Cimmériens, enveloppé de nuit, franchit
les eaux du fleuve Océan, frontière du monde, et aborde aux rives du pays d’Hadès. C’est là que se situe
la rencontre du héros vivant avec l’ombre d’Achille mort. Entre le champion d’endurance dont l’idéal,
contre vents et marées, est de retourner sain et sauf au logis et le « meilleur des Achéens », le modèle
du guerrier héroïque, dont l’Iliade tout entière exalte la mémoire parce qu’il a choisi la vie brève et a su
s’acquérir par la belle mort la gloire impérissable, quels mots vont s’échanger ? Pour Ulysse, le vivant,
il n’y a point de doute. Instruit par les épreuves, les malheurs sans fin qu’il endure en cette vie, l’un suc-
cédant à l’autre, Ulysse salue en Achille « le plus heureux » des êtres, celui que sur cette terre chacun
honorait comme un dieu et qui continue, dans l’Hadès où il domine de haut tous les autres, à ignorer
l’affliction, lot commun de tous les mortels. Or la réplique d’Achille semble d’un mot jeter à bas tout
l’édifice construit par l’Iliade pour justifier, célébrer, exalter la belle mort du héros. Ne viens pas, dit Achille
à Ulysse, me chanter la louange de la mort pour me consoler ; j’aimerais mieux vivre comme le dernier
des valets au service d’un pauvre hère que de régner en maître sur la masse innombrable des morts.
Même en faisant la part de ce que l’Odyssée peut comporter de polémique à l’égard de l’Iliade et de
la rivalité qui s’exprime dans les deux œuvres entre le personnage d’Ulysse et celui d’Achille, il reste
que l’épisode paraît bien inscrire, dans l’épopée même, le plus radical déni de cette mort héroïque que
le chant de l’aède présente comme survie en gloire impérissable. Mais y a-t-il vraiment contradiction ?
Ce serait le cas si la survie glorieuse était localisée, pour les Grecs, au royaume des morts, si la récom-
pense de la mort héroïque était l’entrée du défunt au Paradis et non la présence continûment maintenue
de son souvenir dans la mémoire des hommes. Au pays des ombres, l’ombre d’Achille n’a pas d’oreille
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pour entendre le chant louangeur de ses exploits, pas de mémoire pour évoquer et conserver le souvenir
de lui-même. Achille ne recouvre le sens, l’esprit, la conscience – son identité – que le court moment où,
ayant bu le sang de la victime immolée par Ulysse pour évoquer les morts, il rétablit une sorte de
contact passager avec l’univers des vivants. Avant de se perdre, de se dissoudre à nouveau dans la foule
indistincte des morts, il a juste le temps, redevenu pour un instant Achille, de se réjouir à la nouvelle que
son fils, chez les vivants, est de la même trempe héroïque que son père.
La survie en gloire pour laquelle Achille a donné sa vie et choisi la mort, c’est celle qui hante la
mémoire d’Ulysse et de ses compagnons, persuadés qu’il n’est pas de destin plus heureux que le sien,
celle de Néoptolème, désireux d’égaler son père, celle de tous les vivants, auditeurs d’Homère, et qui ne
conçoivent leur propre existence, leur propre identité que par référence à l’exemple héroïque. Mais dans
l’Hadès il ne saurait y avoir de survie en gloire ; Hadès est le lieu de l’Oubli. Comment, pourquoi les
morts se souviendraient-ils ? On ne se remémore que dans le temps. Les morts ne vivent pas dans le
temps, ni dans le temps passager des vivants périssables ni dans le temps constant des dieux éternels.
Les morts, ces têtes vides, sans force, encapuchonnées de ténèbres, n’ont rien à se remémorer.
L’épisode de la Nekyia, dont nous venons d’évoquer un moment, s’achève sur le départ précipité
d’Ulysse vers ses vaisseaux. La « crainte verte » s’est tout à coup emparée du héros à l’idée que du fond de
l’Hadès Perséphone pourrait lui envoyer « la tête gorgonéenne du monstre terrifiant » (XI, 633-635). Cette
tête, dont le regard change en pierre, marque la limite entre morts et vivants ; elle interdit de franchir le seuil
à ceux qui appartiennent encore à ce monde de la lumière, de la claire parole articulée et de la remembrance,
où chaque être, ayant sa forme propre (son eidos), demeure lui-même aussi longtemps du moins qu’il n’a
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pas basculé dans l’autre royaume : lieu de ténèbres, d’oubli, de confusion, que nul mot ne peut dire.
Cette terreur affreuse qu’inspire le masque de Gorgô, Ulysse l’avait déjà éprouvée tout au début de la
Nekyia, et il l’avait exprimée exactement dans les mêmes termes : « La crainte verte me saisit » (XI, 43).

Statère de Lesbos, fin du VIe. Un exem-


plaire de la face monstrueuse de Gorgô,
dont le regard, qui change en pierre,
porte la mort. « La crainte verte me
saisit raconte Ulysse, à la pensée que du
fond de l’Hadès Perséphone pourrait
m’envoyer la tête de Gorgô, monstre de
terreur. » (Odyssée, XI, 633-5.)
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La mort grecque

Ce qui le bouleversait alors d’effroi n’était pas le masque de Gorgô, mais cette monstrueuse altérité qui
se donne à voir à travers lui. Ulysse tremblait d’apercevoir, en quelque sorte de l’autre côté du seuil, les
morts se rassemblant chez eux, la foule grouillante, la masse indistincte des morts, l’innombrable cohue
d’ombres qui ne sont plus personne et dont l’immense clameur, confuse et inaudible, ne comporte plus
rien d’humain.
Évoquer les morts, comme l’entreprend Ulysse pour interroger l’ombre de Tirésias, c’est, dans ce
magma informe, apporter l’ordre et le nombre, distinguer des individus en les contraignant à se mettre en
file, à la suite, à se présenter chacun à son tour et chacun pour soi, à parler en son nom et à se souvenir.
Ulysse, héros de la fidélité à la vie, accomplit, en exécutant un rite d’évocation qui, pour un bref
moment, réintroduit les morts illustres dans l’univers des vivants, la même œuvre que l’aède : quand le
poète, inspiré par Mémoire, entame son chant de remembrance, il s’avoue incapable de dire le nom et
les exploits de toute la foule obscure des combattants tombés sous les murs de Troie. Dans cette masse
anonyme et sans visage, il détache et retient les figures exemplaires d’un petit nombre d’élus. De la
même façon, Ulysse, s’aidant de son glaive, écarte du sang des victimes l’immense cohorte des ombres
inconsistantes pour ne laisser boire que ceux qu’il reconnaît parce que leur nom, sauvé de l’oubli, a
survécu dans la tradition épique.
L’épisode de la Nekyia ne contredit pas l’idéal de la mort héroïque, de la belle mort. Il le conforte et
le complète. Le monde de la mort, terrifiant, c’est celui de la confusion, du chaos, de l’inintelligible, où
n’existe plus rien ni personne. Il n’y a pas d’autres valeurs que celles de la vie, pas d’autre réalité que
les vivants. Si Achille choisit de mourir jeune, ce n’est pas qu’il met la mort au-dessus de la vie. Tout
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au contraire, il ne peut accepter de sombrer, comme tout un chacun, dans l’obscurité de l’oubli, de se
fondre dans la masse indistincte des « sans-nom ». Il veut résider à jamais dans le monde des vivants,
survivre au milieu d’eux, en eux, et y demeurer en tant que lui-même, distinct de tout autre, par la
mémoire indestructible de son nom et de son renom.
L’idéalité de la mort grecque, c’est cette tentative héroïque pour rejeter au plus loin, par-delà le seuil
infranchissable, l’horreur du chaos, de l’informe, du non-sens, et pour affirmer, envers et contre tout, la
permanence sociale de cette individualité humaine qui, par nature, doit nécessairement s’abîmer et
disparaître.

Jean-Pierre Vernant.

Ce texte a fait l’objet d’une communication à un colloque organisé par le Département d’anthropologie de University
College London, en juin 1980. Il paraîtra en anglais, sous une forme un peu différente, dans le volume intitulé Death, Burial
and Associated Practices and Beliefs, édité par Academic Press (Londres).
Il s’appuie, sans s’y référer explicitement, sur une série de travaux récemment publiés ou en cours de publication. Pour
nous en tenir à l’essentiel, nous citerons : S.C. Humphreys, « Family tombs and tomb cult in Ancient Athens : tradition or
traditionalism ? », The Journal of Hellenic Studies, 1980, pp. 96-126. – Nicole Loraux, « HBH et AN∆PEIA, deux versions
de la mort du combattant athénien », Ancient Society, 6, 1975, pp. 1-31 ; « Mourir devant Troie, tomber pour Athènes. De la
gloire du héros à l’idée de la Cité », Information sur les Sciences sociales, XVII, 1978, pp. 801-817 ; « La “belle mort” spar-
tiate », Ktèma, 2, 1977, pp. 105-120 ; L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la cité classique, à paraître
chez Mouton. – James M. Redfield, Nature and Culture in the Iliad. The Tragedy of Hector, Chicago et Londres, 1975.
– J.-P. Vernant, « ΠANTA KAΛA. D’Homère à Simonide », Annali della Scuola normale di Pisa, vol. IX, 4, 1979, pp. 1365-
1374 ; « La belle mort et le cadavre outragé », Journal de Psychologie, n° 2-3, 1980, pp. 209-241. – La Mort, les morts dans
les sociétés antiques. Actes du colloque d’Ischia sur l’idéologie funéraire, à paraître à Cambridge University Press.

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