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QUI A PEUR DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL ?

Laurent Cohen-Tanugi

Gallimard | « Le Débat »

1987/1 n° 43 | pages 53 à 68
ISSN 0246-2346
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ISBN 9782070708581
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Laurent Cohen-Tanugi

Qui a peur
du Conseil constitutionnel ?
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Les bonnes questions.

La tournure nouvelle et l’arrivée sur le devant de la scène publique de la polémique relative au rôle
du Conseil constitutionnel, récurrente depuis la naissance de l’institution, manifestent, paradoxalement,
le progrès de la vie politique française vers la démocratie juridique. Au-delà des visées tactiques des uns
et des autres et des sempiternels refrains sur le « gouvernement des juges », les prises de position inter-
venues depuis l’été 1986 dépassent en effet, au moins partiellement, le rejet primaire du contrôle de
constitutionnalité pour poser implicitement ou explicitement des questions relativement neuves dans le
contexte politique français, susceptibles d’un véritable débat :
– L’incorporation au « bloc de constitutionnalité » des principes visés au préambule de la Constitution
de 1958, réalisée en 1971 par le Conseil constitutionnel, et l’ouverture à l’opposition parlementaire, en
1974, de la saisine de l’institution conduisent-elles à lui faire jouer un rôle politique « illégitime » ?
– La généralité des principes de référence, notamment ceux de la Déclaration des droits de l’homme,
et l’indétermination des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », confèrent-
elles des pouvoirs anormaux au Conseil ?
– Quelle est la bonne herméneutique de la Constitution ? Serait-il possible, et souhaitable, comme
le suggérait M. Albin Chalandon, garde des Sceaux1, de circonscrire le champ de référence du Conseil
par la rédaction de « tables de la loi » supposées plus précises ?
– L’évolution de la jurisprudence du Conseil conduit-elle à terme à faire exercer aux juridictions
judiciaires et administratives un contrôle de constitutionnalité dérivé, et, dans l’affirmative, cela est-il
néfaste ?
– Ces divers développements appellent-ils une réduction des pouvoirs du Conseil ou, au contraire,
un élargissement des modalités du contrôle de constitutionnalité en France ?
Ces questions nouvelles sont à opposer aux « débats de première génération », caractéristiques des
deux premières décennies d’existence du Conseil constitutionnel : mises en cause sommaires de son

1. Le Monde, 9 août 1986.

Laurent Cohen-Tanugi est l’auteur de Le Droit sans l’État. Sur la démocratie en France et en Amérique, Paris, P.U.F., 1985.

Cet article est paru en janvier-mars 1987 dans le n° 43 du Débat (pp. 53 à 68).
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recrutement et querelles académiques sur sa nature, politique ou juridictionnelle. Elles n’appellent guère
de réponse simple, car elles portent en elles la tension, constitutive de la démocratie libérale, entre le
principe majoritaire et les exigences de l’État de droit. Dans le contexte français, cette tension s’exa-
cerbe aujourd’hui en un conflit latent entre l’évolution du rôle du Conseil constitutionnel depuis le tour-
nant de 1971 et le poids d’une tradition politique hostile à la limitation de la souveraineté populaire par
des principes juridiques. Si la question d’une « réforme » du rôle du Conseil constitutionnel agite à
nouveau les esprits, le contenu d’une telle réforme ne peut résulter que d’une clarification préalable des
problèmes posés : la polémique actuelle n’a-t-elle pas en effet pour caractéristique de mêler à loisir faux
et vrais problèmes, pour suggérer le plus souvent de fausses solutions ?

La perspective américaine.

Si elle n’est pas nouvelle en cette matière, la référence à l’expérience américaine a jusqu’à présent
été limitée pour l’essentiel à l’invocation de la Cour suprême des États-Unis, soit comme repoussoir, par
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des adversaires d’un réel contrôle de constitutionnalité en quête d’une incarnation de leur « gouverne-
ment des juges », soit comme solution alternative plus ou moins mythique au Conseil constitutionnel2.
À l’heure où celui-ci est devenu de facto assez proche d’une véritable cour constitutionnelle, cible
d’une polémique d’envergure, porter un regard plus large en direction de l’expérience américaine revêt
une double utilité. Tout d’abord, c’est depuis près de deux siècles que les problèmes qui émergent
aujourd’hui en France sont, aux États-Unis, l’objet de fertiles débats : l’apport de la théorie politique
américaine et le recul du temps permettent de distinguer, dans la foule de faux débats à laquelle la polé-
mique a tendance à les mêler, les quelques vrais problèmes que pose l’évolution du Conseil constitu-
tionnel. En second lieu, il n’est pas inutile d’observer que certaines des critiques nouvellement formulées
à l’encontre du Conseil constitutionnel en France sont très voisines de celles que les reaganiens les plus
conservateurs ont réactivées depuis six ans contre la Cour suprême pour tenter – sans succès décisif
jusqu’ici – de remettre en cause trente années de jurisprudence constitutionnelle libérale, voire l’ensemble
du rôle joué par la Cour3. La polémique de ces dernières années sur les interprétations du Bill of Rights
léguées par la Cour suprême d’Earl Warren (1953-1969) et sur les nominations reaganiennes à la tête de
l’appareil judiciaire fédéral ne devraient plus nous paraître si étrangères. Malgré les différences de
situation, un curieux parallélisme unit ainsi aujourd’hui, autour de ces thèmes, le débat politique de part
et d’autre de l’Atlantique.

En France, de même que la plus grande sophistication des critiques et le soutien de l’institution
exprimé par l’opinion ne doivent pas inciter à prendre à la légère les velléités de réduction du rôle du
Conseil manifestées tant à droite qu’à gauche, de même les visées politiciennes des uns et les pesanteurs
idéologiques des autres ne doivent pas induire les défenseurs du contrôle de constitutionnalité à ignorer
la pertinence de certains arguments. Là encore, la comparaison américaine peut contribuer à clarifier le

2. Voir R. Chiroux, « Faut-il réformer le Conseil ? », Pouvoirs, n° 13 (P.U.F., 1986).


3. Edwin Meese, Attorney General des États-Unis, a poussé l’offensive jusqu’à déclarer, en octobre 1986, que l’exécutif
n’était pas lié par les interprétations de la Constitution rendues par la Cour suprême, affirmation contraire aux fondements
mêmes de la démocratie américaine, qui a soulevé un tollé de protestations.
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débat : elle fait apparaître que l’évolution du rôle du Conseil constitutionnel et les attaques qu’elle
engendre appellent avant tout un effort de rigueur intellectuelle, une correction de nos déséquilibres
institutionnels et un contrôle plus ouvert de la constitutionnalité des lois.

I. Le « gouvernement des juges » : analyse d’une allergie.

Derrière le spectre mille et une fois brandi du « gouvernement des juges » se manifeste la profonde
allergie de la classe politique française à tout rôle politique, au sens large, d’une institution telle que le
Conseil constitutionnel.
Alors que dans la première phase de son existence le Conseil était accusé d’être un organe politisé
et partial (eu égard notamment au mode de recrutement de ses membres), les attaques récentes dirigées
contre lui visent à présent la nature politique de sa fonction. La remise en cause par un collège de neuf
personnalités non élues de lois régulièrement votées par la représentation nationale, les allures de troi-
sième chambre que confère au Conseil le caractère de plus en plus systématique des saisines de l’opposition
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parlementaire depuis le début des années quatre-vingt, le poids des décisions d’une telle institution dans
des domaines de la vie nationale toujours plus nombreux sont les manifestations le plus couramment
évoquées de ce rôle politique. Un bref regard sur le fonctionnement du système américain fait cependant
apparaître que cette critique générale renvoie à une problématique idéologique et institutionnelle spéci-
fiquement française : idéologique, parce que la question n’apparaît avec autant d’acuité qu’eu égard à
une certaine tradition politique ; institutionnelle, parce que la spécificité française du contrôle de consti-
tutionnalité des lois, quels que soient ses mérites propres, aggrave singulièrement l’allergie.

La souveraineté sans le droit.

L’épouvantail du « gouvernement des juges » reflète la longue identification de la démocratie française


au jacobinisme majoritaire, tempéré de relativement fraîche date par une sensibilité nouvelle – mais
encore fragile – aux exigences de l’État de droit constitutionnel. Contrairement à la plupart des grandes
démocraties occidentales, la France a dû attendre 1971 pour se doter d’un véritable contrôle de consti-
tutionnalité des lois. Le legs malheureux des institutions judiciaires d’Ancien Régime, la pesanteur des
théories rousseauistes de la souveraineté populaire et de la volonté générale expliquent, sans pour autant
la justifier, l’étonnante absence dans la tradition politique française d’une véritable théorie du contrôle
de constitutionnalité et de la limitation nécessaire, dans une démocratie, du pouvoir des majorités poli-
tiques par le droit.
Aux États-Unis, si la compatibilité du contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois avec les fon-
dements de la démocratie représentative faisait déjà l’objet de débats entre les Pères fondateurs de la
Constitution (avant même l’affirmation de ce contrôle par la Cour suprême en 1803), ce problème n’a à
aucun moment paru susceptible de remettre en cause la mission du pouvoir judiciaire et la fonction de
la règle de droit dans la démocratie américaine.
Le débat sur la compatibilité entre ces deux théories extrêmes de la démocratie que sont la souve-
raineté populaire illimitée et un contrôle de constitutionnalité susceptible de s’étendre jusqu’au gouver-
nement des juges est d’ordre méta-constitutionnel et ne saurait être exposé dans les limites du présent
article. Dans la mesure où la souveraineté du peuple et le respect de la Constitution sont inhérents à la
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vision moderne de la démocratie, leur compatibilité ne peut en tout état de cause être assurée que dans
le cadre d’un compromis à gérer en permanence : celui d’un État de droit démocratique ou d’une souve-
raineté populaire limitée. Dans un État de droit constitutionnel, c’est en effet la Constitution, et non la loi,
qui exprime le pacte social fondamental. La mission du juge constitutionnel, qui agit au nom du peuple,
est alors de faire prévaloir ce pacte fondamental sur la volonté de majorités d’un moment4. Le défaut
d’élection des juges constitutionnels, qui leur est si souvent reproché, est nécessaire à une telle mission
et ne devrait pas davantage entraîner de querelle de légitimité que ce n’est le cas pour la magistrature
ou la haute fonction publique dans son ensemble. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs fort bien
exprimé, dans les termes mêmes de l’idéologie publique française, le compromis inhérent à la démo-
cratie libérale : « La loi votée... n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution5. »
Formulation qu’on opposera au fameux « vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politique-
ment minoritaires », aux résonances plus profondes dans le passé français et européen.
Mais le poids de l’histoire suffit-il à expliquer, sans référence au présent, l’allergie manifeste de la
majeure partie de la classe politique française à une limitation de son pouvoir par le droit, et l’évidente
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incapacité des détracteurs actuels du Conseil constitutionnel à intégrer à leur récente profession de foi
libérale trois des composantes fondamentales de cette conception de la démocratie : la séparation des
pouvoirs, la défiance à l’égard des majorités politiques et le contrôle de constitutionnalité des lois par
un pouvoir public indépendant ?

Les effets pervers du contrôle préventif.

Sans doute faut-il chercher ailleurs un complément d’explication. Il est vrai que, par le biais institu-
tionnel cette fois, le système français de contrôle de constitutionnalité des lois froisse l’orthodoxie de la
séparation des pouvoirs et prête le flanc à la critique du rôle « politique » du Conseil constitutionnel. On
sait que l’originalité du système français de contrôle de constitutionnalité tient à son caractère « pré-
ventif » : il a lieu une fois pour toutes avant la promulgation de la loi, et in abstracto, hors de tout litige
portant sur des faits particuliers. Or, aux États-Unis, ce type de contrôle a priori est précisément interdit
aux tribunaux judiciaires, au nom de la séparation des pouvoirs.
La Constitution des États-Unis limite la compétence du pouvoir judiciaire fédéral à la résolution de
litiges (cases) ou de différends (controversies), c’est-à-dire de questions présentées dans un cadre
contradictoire et dans une forme considérée historiquement comme susceptible d’une résolution judi-
ciaire. Une telle limitation a plus largement pour objet de définir le rôle assigné au pouvoir judiciaire
fédéral, par opposition à celui des pouvoirs législatif et exécutif.
Cette restriction de la compétence du pouvoir judiciaire aux États-Unis éclaire le débat français sur
le contrôle de constitutionnalité sous d’importants aspects. En premier lieu, elle fournit (par anticipa-
tion) la réponse des constituants d’outre-Atlantique aux jacobins français, trop pressés de dénoncer dans
la démocratie américaine les méfaits du « gouvernement des juges ». Localisant avec justesse dans le

4. La nécessité du contrôle de constitutionnalité répond par ailleurs aux imperfections inhérentes à la représentation :
médiation de la souveraineté populaire par des majorités partisanes ; question des minorités dans des sociétés démocratiques
appelées à devenir de plus en plus hétérogènes et internationalisées ; imprécision des limites du mandat conféré par l’élection
au suffrage universel...
5. Décision n° 85-197 DC du 23 août 1985.
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contrôle de constitutionnalité des lois la source du rôle politique des tribunaux américains, Tocqueville
expose longuement les garde-fous imposés par la Constitution américaine au pouvoir des juges : « Les
Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir politique ; mais en les obligeant à
n’attaquer les lois que par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers de ce pouvoir6. »
Comme on le sait, la conception française du contrôle de constitutionnalité des lois n’est pas judi-
ciaire. Cette caractéristique a plusieurs explications d’ordre historique et culturel. La méfiance de la
tradition politique française à l’égard de l’institution judiciaire au sens large interdisait de confier aux
tribunaux une prérogative en elle-même problématique eu égard aux fondements de la démocratie majo-
ritaire. De plus, la conception étroite du contrôle de constitutionnalité qui était celle des constituants de
1958 ne laissait en tout état de cause aucune place à un contrôle de type judiciaire.
Les avantages du contrôle préventif ont été souvent rappelés7. D’autres facteurs, liés à la culture juri-
dique française, s’y ajoutent vraisemblablement pour expliquer l’absence de remise en cause ultérieure
de ce mode de contrôle : primauté de la loi sur la jurisprudence et préférence donnée à une certaine sécu-
rité juridique de type quasi législatif sur l’innovation et l’évolutionnisme jurisprudentiels ; conception
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quelque peu immobiliste (mais non toujours exempte d’hypocrisie) de l’égalité devant la loi ; surtout,
importance secondaire, dans la conception générale du droit, de l’analyse factuelle par rapport à l’arti-
culation (le plus souvent syllogistique) de principes normatifs abstraits.
Quels que soient les mérites techniques du modèle français de contrôle de constitutionnalité – soli-
dement ancré dans une tradition nationale au point de rendre vaine toute tentative de transposition d’un
modèle judiciaire étranger –, sa spécificité préventive favorise cependant, et explique pour une large
part, les attaques visant le rôle « politique » du Conseil constitutionnel. Tocqueville notait ainsi : « Lorsqu’un
juge, à propos d’un procès, attaque une loi relative à ce procès, il étend le cercle de ses attributions, mais
il n’en sort pas, puisqu’il lui a fallu, en quelque sorte, juger la loi pour arriver à juger le procès. Lorsqu’il
prononce sur cette loi, sans partir d’un procès, il sort complètement de sa sphère, et il pénètre dans celle
du pouvoir législatif8. »
Pour satisfaire à l’esprit de système, la spécificité française du contrôle de constitutionnalité des lois
n’est donc pas sans effet sur l’allergie de la classe politique à l’idée même d’un tel contrôle. Intervenant
dans le cadre du processus législatif plutôt que dans un cadre judiciaire, le contrôle de constitutionna-
lité irrite tout naturellement un législateur en théorie souverain, en pratique de plus en plus largement
dépossédé par l’exécutif du pouvoir de légiférer. Comme on le verra, une telle explication n’implique

6. De la Démocratie en Amérique, I, chap. VI, « Du pouvoir judiciaire aux États-Unis et de son action sur la société
politique ».
7. S’adressant au Conseil constitutionnel le 8 novembre 1977, Valéry Giscard d’Estaing, père de la réforme de 1974,
exposait comme suit les avantages du système français, par rapport notamment au système américain : « Le propre d’une
Cour suprême est de ne contrôler les lois que par voie d’exception, au hasard du déroulement des procédures judiciaires, et
toujours a posteriori. Il en résulte une part d’aléa dans l’exercice de ce contrôle, et une précarité dans les situations juri-
diques individuelles. Au contraire, la censure de votre Conseil s’exerce par voie d’action directe, avant que la loi n’entre en
application. Elle est plus systématique pour l’avenir et, au regard du passé, plus respectueuse des “droits acquis”. Voir également
B. Poullain, « Remarques sur le modèle français de contrôle de constitutionnalité des lois », Pouvoirs, n° 13.
8. Op. cit. L’analyse de l’auteur de La Démocratie semble avoir anticipé les polémiques touchant aujourd’hui le
Conseil : « Si le juge avait pu attaquer les lois d’une façon théorique et générale ; s’il avait pu prendre l’initiative et censurer
le législateur, il fût entré avec éclat sur la scène politique, devenu le champion ou l’adversaire d’un parti, il eût appelé toutes
les passions qui divisent le pays à prendre part à la lutte. Mais quand le juge attaque une loi dans un débat obscur et sur une
application particulière, il dérobe en partie l’importance de l’attaque aux regards du public. Son arrêt n’a pour but que de
frapper un intérêt individuel ; la loi ne se trouve blessée que par hasard. » (Op. cit.)
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pas nécessairement une remise en cause du contrôle préventif. Peut-être est-ce à la crainte d’une telle
remise en cause qu’il faut attribuer l’occultation relative de cette explication, y compris chez les défenseurs
de l’État de droit, au profit des débats théologiques sur le « gouvernement des juges ».

Droit et politique : une illusion française.

Les « malentendus » relatifs au contrôle de constitutionnalité semblent enfin puiser leurs racines
dans l’illusion française d’une dissociation radicale entre le juridique et le politique. Il est d’ailleurs
significatif que cette dissociation se retrouve implicitement dans les polémiques successives qui ont
marqué l’histoire du Conseil constitutionnel. Elle est ainsi au fondement de la vieille controverse concer-
nant la nature, juridictionnelle ou non, de l’institution : les tenants de la nature non juridictionnelle, donc
« politique », du Conseil ne justifiaient-ils pas leur position en opposant le rôle et le fonctionnement du
Conseil à ceux, de type judiciaire, d’une véritable cour constitutionnelle de type américain9 ? Aujour-
d’hui, paradoxalement, c’est précisément parce que le Conseil constitutionnel évolue vers le statut de
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cour suprême que ses détracteurs, de quelque bord qu’ils soient, l’accusent de jouer un rôle politique
illégitime !
Ces deux propositions ont en commun de reposer sur la prémisse, caractéristique de la culture juri-
dico-politique française, que le droit et la politique sont deux univers qui ne doivent pas s’interpéné-
trer10. Or il est clair, aux yeux de la philosophie juridique moderne, que la distinction droit/politique est
largement illusoire. Le droit est par nature expression politique ; il en résulte notamment que le combat
politique, le fonctionnement de la démocratie se jouent en tout premier lieu sur le terrain juridique. Cet
acquis du legal realism américain, qui supplanta le formalisme juridique vers les années 1920, est parti-
culièrement manifeste en matière constitutionnelle : lorsque le Conseil constitutionnel est appelé à se
prononcer sur la constitutionnalité de lois de nationalisation ou de privatisation, de lois sur la commu-
nication audiovisuelle ou la presse, et maints autres sujets affectant en profondeur l’organisation de la
cité, comment les termes de sa saisine et ceux de sa décision pourraient-ils ne pas être par essence poli-
tiques ? Le droit constitutionnel a rapport avec la science du gouvernement et vise, à travers elle, la
société dans son ensemble. Dénier pour autant aux décisions du Conseil les caractères de la juridicité ne
revient-il pas à avoir du droit une idée bien pauvre ou bien naïve ?
Qui contestera, de même, que la Cour suprême des États-Unis, organe judiciaire s’il en est, joue un
rôle politique bien plus vaste que celui du Conseil constitutionnel11 ? Le contrôle a posteriori effectué
dans un cadre judiciaire par la Cour suprême américaine n’exclut d’ailleurs nullement les extrapolations

9. Voir à ce sujet, et sur la thèse selon laquelle le rôle du Conseil constitutionnel ne différerait pas fondamentalement
de celui de la Cour suprême, Michael H. Davis, « The Law/Politics Distinction, the French Conseil Constitutionnel, and the
U.S. Supreme Court », 34 American Journal of Comparative Law, 45 (1986).
10. La hiérarchisation de ces deux univers dans la pensée juridico-politique française se trouve décrite aux chapitres II
et III du Droit sans l’État (P.U.F., 3e éd., 1987). Dans une telle logique, reconnaître à l’activité du Conseil constitutionnel
une nature juridique reviendrait à s’interdire de mettre en cause ses décisions sur le terrain politique. D’où la préférence
manifestée par la majeure partie de la classe politique française de situer l’institution dans la sphère du politique pour pouvoir
la combattre sur ce terrain, ou, ce qui revient au même, son désir de la cantonner à un rôle « juridique », dans la définition
minimaliste qui s’attache souvent à cette qualification dans l’environnement français.
11. La Cour suprême des États-Unis cumule une partie des pouvoirs du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État et de
la Cour de cassation.
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abstraites qu’induit le système français. Pour être entendu par la haute juridiction fédérale, le plaideur
invoquant l’inconstitutionnalité d’une loi aura tout intérêt à dépasser son cas personnel pour élargir le
débat aux diverses circonstances d’inconstitutionnalité potentielle de cette loi.
Sans doute le Conseil constitutionnel n’est-il lui-même pas épargné par les méfaits d’une telle illusion
dissociative. Pour se protéger des accusations concernant sa nature « politique » et s’ancrer au contraire
dans le « juridique », le Conseil présente le plus souvent ses décisions dans les formes traditionnelles
des décisions de justice françaises : raisonnement syllogistique, affirmations péremptoires, occultation
du débat de fond, des considérations de politique juridique et des opinions dissidentes... Or, la matière
du droit constitutionnel se prête encore moins que les autres branches du droit à l’affirmation de vérités
absolues et à la présentation formelle qui lui correspond. L’effort du Conseil de coucher ses décisions
dans les formes de la tradition juridique française aboutit ainsi parfois, à l’exact opposé du but recherché,
à communiquer au public l’impression d’arbitraire. S’il est vrai que la forme n’est pas neutre quant au
débat de fond, les formes jurisprudentielles du droit politique demeurent à parfaire en France.
Si l’accolade de deux adjectifs peut contribuer à dissiper une illusion, concluons que l’activité du
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Conseil constitutionnel est indissociablement juridico-politique : elle soumet un fait juridico-politique,
la loi adoptée, à des normes elles-mêmes de nature juridico-politique, créant par ce processus un droit
politique. La frontière entre ce droit politique et le « gouvernement des juges » se trouve inscrite dans
la devise que M. Robert Badinter aurait placée face à son bureau de président du Conseil constitutionnel :
« Une loi inconstitutionnelle est nécessairement mauvaise, une loi mauvaise n’est pas nécessairement
inconstitutionnelle. » Mais, objectera-t-on, qu’est-ce qu’une loi inconstitutionnelle ? La polémique se
déplace alors naturellement sur le terrain de la détermination des normes de référence et de l’utilisation
qui en est faite par le Conseil.

II. Quelle herméneutique constitutionnelle ?

Si l’on recherchait dans l’histoire encore brève du Conseil constitutionnel l’équivalent du « coup de
force » de l’arrêt Marbury v. Madison, par lequel la Cour suprême des États-Unis en 1803, soit un peu
plus d’une dizaine d’années après sa naissance, affirma le pouvoir des tribunaux fédéraux d’interpréter
la Constitution en dernier ressort, donc de contrôler la constitutionnalité des lois, on le trouverait très
vraisemblablement dans la décision du Conseil, en 1971, soit également après treize années d’existence,
d’incorporer au « bloc de constitutionnalité » l’ensemble des principes visés au Préambule de la Consti-
tution de 1958. Coup de force, parce que cette incorporation, intervenue sur saisine non motivée du
président du Sénat, allait modifier en profondeur le rôle de l’institution et la nature de son contrôle, par
rapport à l’intention déclarée des constituants de 1958 : devenu gardien des libertés publiques, le Conseil
allait doter la France d’un véritable droit constitutionnel.
À n’en pas douter, la combinaison de ce développement jurisprudentiel et de la révision consti-
tutionnelle de 1974, qui étendit la saisine à l’opposition parlementaire, a constitué le développement
institutionnel le plus profondément libéral intervenu depuis la naissance de la Ve République. Nou-
veau paradoxe : ce sont aujourd’hui des « libéraux » qui, oublieux de la dimension juridique du libé-
ralisme, remettent en cause ce développement, au nom notamment de l’indétermination des normes
de référence et de leur application aux faits législatifs. Leurs arguments ne sont cependant pas négli-
geables.
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Le débat ouvert en France sur l’herméneutique constitutionnelle se subdivise en deux questions,


liées mais distinctes : celle de la délimitation du corpus des principes à valeur constitutionnelle et celle
de l’interprétation de ces principes.
Sur le premier point, la France et les États-Unis semblent en parfaite opposition. Aux États-Unis, la
Constitution a été l’acte fondateur de la démocratie, et l’adjonction du Bill of Rights, corpus idéologi-
quement cohérent destiné à garantir les droits et libertés individuels, constitue un acte soigneusement
délibéré et théorisé. Il ne viendrait de ce fait à l’esprit d’aucun critique de l’activisme judiciaire de la
Cour suprême de mettre en cause la légitimité constitutionnelle du Bill of Rights. Les principes français,
quant à eux, n’ont pas été conçus pour avoir valeur constitutionnelle ; ils résultent d’une sédimentation
historique et sont nés d’inspirations parfois contradictoires, reflétant la tension entre, schématiquement,
une pensée de type libéral (principes de 1789 et grandes lois de la IIIe République) et des aspirations de
type plus collectiviste (Préambule de 1946), sur laquelle s’est construite, autour de l’État, la démocratie
française. De plus, la force juridique potentielle de ces principes varie selon les textes, parfois vagues
et ambigus, et peut paraître évanescente lorsque les principes invoqués ne s’appuient sur aucun texte12.
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L’opposition qu’on vient de tracer sommairement doit cependant être nuancée. Tout d’abord, le
« bloc de constitutionnalité » américain est lui aussi ouvert, la Cour suprême n’étant pas tenue de se réfé-
rer à un texte13. Plus fondamentalement, l’univocité et l’homogénéité des principes constitutionnels
américains n’est pas telle qu’elle n’ait pu historiquement servir de fondement à deux lectures fort diffé-
rentes : celle de l’individualisme libéral, axée sur les notions de propriété et de contrat, jusqu’au milieu
des années 1930, puis, après le renversement du New Deal et jusqu’à la réaction reaganienne, celle du
liberalism progressiste et volontiers interventionniste. Aujourd’hui encore, comme l’atteste précisé-
ment l’offensive conservatrice, le Bill of Rights s’identifie à une jurisprudence progressiste en matière
de régulation sociale et de libertés individuelles. Pour être beaucoup moins accentuée qu’en France, la
tension entre deux philosophies sociales n’est donc pas étrangère à l’histoire démocratique américaine
et le rôle de la jurisprudence constitutionnelle a précisément été de la tempérer.
La référence à ce tournant de l’histoire constitutionnelle américaine – souvent réduit ici à la victoire
d’un Président éclairé sur un « gouvernement des juges » particulièrement borné – nous mène directe-
ment sur le terrain de l’herméneutique constitutionnelle. Là, dans une période de relative mutation idéo-
logique de part et d’autre de l’Atlantique, le débat américain, pour être beaucoup plus ancien, n’est pas
fondamentalement différent du nôtre.

L’Amérique reaganienne a lancé depuis plusieurs années, sur le terrain de l’herméneutique consti-
tutionnelle, une vaste offensive contre la jurisprudence libérale développée par la Cour suprême depuis
les années 1950. Historiquement, un tel débat a opposé les tenants d’une simple fidélité à la vision des
Pères fondateurs (« interpretivism »), les partisans d’un pouvoir d’interprétation limité à la police du bon

12. Ces constatations ne sont pas l’apanage exclusif des détracteurs du Conseil, dans la mesure où la généralité des
principes n’est pas automatiquement favorable aux libertés individuelles. Voir D. Loschak, « Le Conseil constitutionnel, pro-
tecteur des libertés ? », Pouvoirs, n° 13. Selon L. Favoreu (Pouvoirs, n° 13, éd. 1986, p. 27) cependant, « sur environ quatre-
vingt-dix cas d’annulation depuis 1959, dix seulement ne sont rattachables à aucun texte et sont motivés par une violation
des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (quatre) ou du principe d’égalité (six) ».
13. Le IXe amendement à la Constitution dispose que « rénumération dans la Constitution de certains droits ne peut être
interprétée de façon à en dénier ou à en bafouer d’autres retenus par le peuple ».
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Conseil constitutionnel ?

fonctionnement de la démocratie représentative14, et les défenseurs de la mission du pouvoir judiciaire


fédéral d’adapter les principes fondateurs de la nation américaine aux évolutions du corps social. Bien
que le débat se trouve aujourd’hui avivé par les prises de position ultraconservatrices de l’Administra-
tion Reagan, la grande majorité de l’opinion publique américaine reconnaît à la Cour suprême le rôle de
« gardien de la conscience nationale », et à sa jurisprudence la mission de sanctionner juridiquement
l’évolution de la morale publique. Laurence Tribe, ténor du droit constitutionnel américain, relevait à cet
égard que les deux décisions de la Cour suprême les plus contestées – sur la déségrégation raciale15 et
sur le principe one person – one vote16 – sont aujourd’hui largement acceptées par le corps politique
comme des principes fondamentaux du droit constitutionnel américain17.
Le Conseil constitutionnel français dispose-t-il d’un pouvoir d’interprétation plus vaste que la Cour
suprême des États-Unis ? À qui compare l’infinie variété des problèmes que l’ingéniosité et la largeur
de vues des juristes américains ont permis de poser et de faire juger par le canal de quelques amende-
ments constitutionnels, à la retenue à laquelle les pressions idéologiques et le caractère préventif du
contrôle contraignent le Conseil constitutionnel, il est permis d’en douter.
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Mais comparaison n’est pas raison : examinons donc les problèmes d’herméneutique constitution-
nelle propres à la France. Nul ne semble contester la nécessité pour le juge de disposer de principes
généraux, en ce domaine du droit plus encore que dans tout autre : sans principes généraux, il n’est pas
de jurisprudence et il n’est donc pas de permanence des principes constitutionnels dans le temps.
L’indétermination relative de certains des principes constitutionnels rejaillit en revanche sur la marge
d’interprétation du juge de la constitutionnalité des lois18.

À la recherche de la démocratie.

Pour répondre au double problème de l’indétermination du corpus de référence et de la marge d’in-


terprétation, jugée par lui excessive, qui en résulte pour le Conseil constitutionnel, M. Albin Chalandon,
garde des Sceaux, proposait récemment à la réflexion l’idée de rédiger des « tables de la loi », des com-
mandements précis destinés à se substituer aux principes visés au Préambule de la Constitution de
1958. Une telle proposition suscite d’emblée certaines interrogations : qui aurait autorité pour rédiger
ces commandements ? quel serait leur contenu et selon quels critères certains des principes des
préambules de 1958 et de 1946 seraient-ils conservés, d’autres éliminés ? comment espérer assurer la
longévité de principes trop précis ? comment espérer enfin, pour entériner un tel contenu, le consensus
politique requis pour une révision constitutionnelle ?
Cette dernière interrogation dépasse largement la technique juridique pour poser l’objection fonda-
mentale que suscite l’idée d’une rédaction de novo des principes constitutionnels. L’élaboration par le
Conseil constitutionnel d’une jurisprudence cohérente, sur le fondement de textes certes parfois trop

14. Voir J.H. Ely, Democracy and Distrust (Harvard University Press, 1980). Le contrôle de la constitutionnalité des
découpages électoraux relève éminemment de cette théorie intermédiaire.
15. Brown v. Board of Education, 347 U.S. 483 (1954).
16. Reynolds v. Sims, 377 U.S. 533 (1964).
17. L.H. Tribe, American Constitutional Law (Foundation Press, 1978), p. 52.
18. L’argument, distinct, selon lequel les principes de 1789 seraient un peu étroits pour les réalités d’aujourd’hui n’est
pas convaincant, puisqu’il ne fait que refléter une conception elle-même fort étroite de l’herméneutique constitutionnelle et
du rôle du Conseil.
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Conseil constitutionnel ?

généraux et d’inspirations certes parfois contradictoires, ne constitue rien d’autre qu’une recherche des
valeurs qui fondent historiquement la démocratie française.
Or, on ne réécrit pas l’histoire. Cette recherche d’une identité démocratique, ce retour sur un passé
pour avancer dans le présent et l’avenir, à quelle autorité incombe-t-elle davantage en dernier ressort
qu’au juge constitutionnel lui-même, quels que soient les tâtonnements, les incertitudes, voire les
contradictions dans le temps de sa jurisprudence ?
On peut, il est vrai, regretter qu’en l’état actuel de la pratique française du contrôle de constitution-
nalité, la détermination des valeurs constitutionnelles ne soit pas davantage partie du débat public,
comme c’est le cas aux États-Unis19. Il n’en reste pas moins que cette détermination, contradictoire et
historiquement située, constitue l’espace même de la délibération démocratique, qu’une nouvelle Décla-
ration des droits, à supposer qu’elle puisse être adoptée, aplatirait nécessairement20.
On peut se demander dès lors si le souhait de substituer de nouvelles « tables de la loi » aux principes
constitutionnels résultant de la jurisprudence du Conseil ne réitère pas tout simplement le vieux fan-
tasme français de la loi et de la codification, contrepartie d’une méfiance séculaire à l’égard de la création
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du droit par le juge. Les velléités de réduction des pouvoirs du Conseil auraient alors comme un parfum
de déjà vu...
Quelles que soient ses résonances dans la tradition juridique nationale, une telle aspiration est illu-
soire. Tout principe constitutionnel doit par essence conserver un large degré de généralité afin de guider
le juge et les pouvoirs publics par-delà les évolutions historiques. Le droit constitutionnel ne peut donc
être que jurisprudentiel : les Dix Commandements n’ont-ils pas d’ailleurs donné naissance au Talmud ?
La vraie préoccupation serait plutôt celle-ci : le Conseil constitutionnel doit faire preuve de la flexibilité
nécessaire pour accompagner les évolutions idéologiques du corps social et, en ces temps de déséta-
tisation, ne pas se trouver paralysé par le poids étatiste de notre droit public. L’inquiétude ne paraît
pas de mise : le Conseil a montré en plusieurs occasions qu’il savait se faire le champion des libertés
contre l’État.
Un tri parmi l’héritage des principes à valeur constitutionnelle pour en délimiter les contours et les
interprétations possibles serait éminemment souhaitable. Mais un tel tri résulte déjà partiellement de la
jurisprudence du Conseil et ne fera que se préciser avec le temps. Dans l’intervalle, n’est-ce pas aux
juristes et aux politologues qu’il revient d’effectuer un tel travail, en critiquant l’élaboration de la juris-
prudence du Conseil et en théorisant les diverses approches méthodologiques du contrôle de constitu-
tionnalité ? L’insuffisance en France des études constitutionnelles comparatives se fait ici particulièrement
sentir.

En délimitant, au gré des saisines, le contour des valeurs démocratiques françaises, le Conseil consti-
tutionnel est depuis une quinzaine d’années en train de combler une lacune – l’absence d’une Déclaration

19. La cohabitation a placé le droit constitutionnel au centre du débat politique, mais seulement dans sa dimension
institutionnelle et procédurale.
20. En ce qui concerne les États-Unis, Laurence Tribe écrit : « Malgré la croissance du pouvoir judiciaire fédéral, la
Constitution demeure un document fondamentalement démocratique, ouvert à des interprétations concurrentes que limitent
seulement les valeurs qui informent les dispositions constitutionnelles elles-mêmes et le processus politique complexe créé
par la Constitution – processus qui en diverses circonstances confère à la Cour suprême, au Congrès, au Président ou aux
États le dernier mot dans le débat constitutionnel. » Op. cit., p. 33.
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des droits fondatrice de la démocratie – et de rattraper un retard – celui de la France à concevoir la démo-
cratie comme un contenu, et non comme un simple processus. N’étant pas fondatrice, la détermination
du contenu des valeurs démocratiques ne peut être que rétrospective, exercice à l’ordre du jour en ces
temps de grandes interrogations sur la fonction de l’État, du droit et du marché dans le pacte social français.
Lorsque le Conseil constitutionnel, examinant les lois sur la presse et la communication audio-
visuelle, « découvre » – rappelle aux autres pouvoirs publics – que le pluralisme de la communication est
un élément fondamental de la démocratie, la seule vraie interrogation qu’une telle « découverte » sus-
cite est la suivante : pourquoi a-t-on attendu si longtemps pour s’en apercevoir ? Phénomène complexe,
l’évolution vers une définition « substantive » de la démocratie s’explique entre autres raisons, dans le
contexte français, par le mouvement de désétatisation et de déréglementation amorcé depuis quelques
années. Le débat juridique n’acquiert en effet sa pertinence que lorsque l’État cesse de se substituer aux
divers acteurs de la société civile : qui pouvait se soucier de pluralisme tant que l’État détenait juridi-
quement (et sans possibilité de sanction constitutionnelle) le monopole de la communication ?
Cette définition de la démocratie comme ensemble de valeurs et la détermination de ces valeurs par
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un organe non élu tel que le Conseil constitutionnel conduiraient, selon certains, à un divorce entre les
droits de l’homme et la souveraineté populaire. Isolant le cas américain, caractérisé par l’immersion du
juridique dans la vie publique, Paul Thibaud se demande ainsi si « la vague européenne du contrôle de
constitutionnalité [...] n’est pas aussi l’indice d’une maladie de la démocratie, quand elle ne sait plus
comment lier droits de l’homme et souveraineté du peuple21 ». C’est, selon le directeur d’Esprit, la répé-
tition de la « coïncidence de la souveraineté populaire et du respect des droits et libertés » qui fonde la
démocratie dans le présent, « alors que le meilleur contrôle de constitutionnalité ne peut s’appuyer que
sur une norme venue du passé ».
L’objection est intéressante, car elle ne se réduit pas au simple rejet du contrôle de constitutionnalité
au nom d’une mythique souveraineté populaire. Il est vrai qu’une révision systématique des lois au nom
de la Constitution aurait quelque chose de préoccupant, non pas tant d’ailleurs, dans la France de la
Ve République, du point de vue de l’adéquation de l’« esprit du peuple » aux droits de l’homme, mais,
plus concrètement, en ce qui concerne la qualité du travail législatif.
La préoccupation exprimée par P. Thibaud n’en paraît pas moins reposer sur des prémisses contes-
tables. La première est que le contrôle de constitutionnalité regarderait nécessairement vers le passé,
tandis que les mécanismes parlementaires donneraient seuls à la démocratie l’image d’une « conquête
à poursuivre ». En réalité, lorsque le juge constitutionnel applique les principes permanents – même s’ils
ont été formulés dans le passé – de la démocratie à des réalités nouvelles, il se situe naturellement dans
le présent, et regarde vers l’avenir. Le pluralisme en matière de communication est-il une norme venue
du passé ? Par ailleurs, l’idée que la démocratie constitutionnelle ne serait pas conquérante de nouveaux
droits et de nouvelles libertés se trouve contredite par l’histoire des États-Unis (déségrégation raciale,
avortement, procédure pénale...), ainsi que par les apports de la jurisprudence du Conseil constitution-
nel à l’État de droit depuis 1971.
Enfin, si l’adéquation parfaite de la volonté populaire aux droits de l’homme est indiscutablement
un idéal à atteindre, un objectif à rechercher, il est clair qu’une telle adéquation n’est pas spontanément
réalisée et que la mission du juge constitutionnel, que son statut doit rendre indifférent à la faveur des
majorités, est précisément de remédier au défaut d’une telle adéquation, mais aussi de rendre possible
cette adéquation dans l’avenir, en la devançant. L’erreur est ici de penser le contrôle constitutionnel
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exclusivement comme un rempart contre Hitler ou contre une majorité liberticide, alors que sa fonction
quotidienne est, fort heureusement, plus modeste et plus positive : arbitrer les conflits de valeurs, pro-
téger à la marge les libertés, et en conquérir de nouvelles qui, sans lui, n’existeraient pas, sans toutefois
que les adulateurs de la souveraineté populaire trouvent nécessairement dans cette carence matière à
crier au totalitarisme.

III. Quelles réformes ?

Corriger les déséquilibres institutionnels.

Après que le Conseil constitutionnel eut conféré au contrôle de constitutionnalité sa pleine portée,
le génie de la révision constitutionnelle de 1974 a consisté à soumettre la construction progressive de
l’État de droit par le Conseil à une dynamique totalement exogène à l’institution et à la problématique
des libertés publiques : la dynamique politique de l’opposition parlementaire. Les réformateurs de 1974
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avaient-ils anticipé l’apathie relative de la société civile et du barreau en matière de conquête des
libertés constitutionnelles ? La faible utilisation de la Convention européenne des droits de l’homme,
depuis qu’elle a été rendue accessible à tout citoyen, pour s’opposer à de probables violations des droits
de l’homme (par exemple, en matière de surpopulation pénitentiaire) suffirait aujourd’hui à leur donner
raison. Plus sûrement, les promoteurs de la réforme de 1974 ont vu dans l’ouverture de la saisine du
Conseil constitutionnel le remède à une carence majeure du système institutionnel français : l’absence
d’un statut de l’opposition parlementaire tel qu’il en existe, d’une manière ou d’une autre, dans toutes
les grandes démocraties.
La clé de la lente montée en puissance du Conseil constitutionnel ces dix dernières années ne doit
pas être recherchée ailleurs que dans cette préoccupation initiale. Elle n’obéit pas à une dynamique intel-
lectuelle, même si elle a pour résultat une construction intellectuelle qui faisait largement défaut à la
démocratie française et qui aboutira avec le temps à corriger les déséquilibres institutionnels qui lui ont
donné naissance, en modérant le pouvoir des majorités.
Depuis le début des années 1980, le rôle accru du Conseil constitutionnel ne fait que refléter, et tem-
pérer, dans une période d’alternance politique de forte amplitude et de production législative intense, les
déséquilibres inscrits dans les institutions et la vie politique de la Ve République : hégémonie de l’exé-
cutif, abaissement du Parlement, phénomène majoritaire, bipolarisation, absence d’un véritable pouvoir
judiciaire22 .
À mesure que s’aggravent les déséquilibres institutionnels, la mission du Conseil se fait tout natu-
rellement de plus en plus pressante, donc de plus en plus délicate. En amont, la procédure des ordon-
nances et la dépossession, à la fois politique et technique, du Parlement par l’utilisation de plus en plus
systématique de l’article 49-3 au seuil du débat parlementaire tend, ces temps derniers, à faire du
Conseil constitutionnel le seul (et non plus seulement le dernier) recours de l’opposition contre l’adop-

21. Paul Thibaud, « État de droit ou démocratie sous tutelle ? », Esprit, octobre 1986, p. 85.
22. La jurisprudence du Conseil en matière d’organisation des pouvoirs publics va également dans le sens de la correction
de ces déséquilibres. Voir sur ce point et d’autres la synthèse de Corinne Lepage Jessua, « Bilan et perspectives de la juris-
prudence constitutionnelle », Gazette du Palais, 6, 8 et 13 novembre 1986.
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tion de textes insuffisamment débattus, peut-être inconstitutionnels mais parfois aussi tout simplement
indésirables. En aval, l’absence de contrôle de constitutionnalité dans un cadre judiciaire après la pro-
mulgation de la loi laisse la société civile sans recours, rendant également d’autant plus impérieuse, dans
le doute, une saisine préventive. L’opposition parlementaire ajoute alors à son rôle purement politique
la fonction de gardien des libertés constitutionnelles. N’est-ce pas trop ?
Ce n’est donc pas au Conseil constitutionnel ou à la manière dont il conçoit son rôle qu’incombe
principalement la responsabilité de son intervention croissante dans la vie nationale, mais essentielle-
ment au déséquilibre des pouvoirs inscrit dans la Constitution de 1958 et au dérèglement croissant de la
pratique institutionnelle. Un phénomène comparable, bien qu’inverse, s’observe d’ailleurs aux États-
Unis, où l’intervention de la Cour suprême dans la sphère politique, notamment sur le problème noir et
d’autres problèmes sociaux, s’explique historiquement par la carence des pouvoirs législatif et exécutif. Il
est clair, dans ces conditions, que la réduction des pouvoirs du Conseil serait un remède pire que le mal :
elle abattrait le dernier rempart contre l’hégémonie d’un pouvoir et de sa majorité, quels qu’ils soient,
c’est-à-dire les fondements de l’État de droit. Peut-être la classe politique ferait-elle bien d’effectuer un
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retour sur elle-même avant d’imputer au Conseil constitutionnel la responsabilité d’une situation qui,
pour une large part, n’incombe qu’à elle.

Déconcentrer le contrôle en aval.

Les voies d’une solution aux problèmes que pose le fonctionnement actuel du Conseil consti-
tutionnel sont donc d’abord à rechercher à l’extérieur de l’institution, dans la correction des désé-
quilibres entre pouvoirs publics caractéristiques de la Ve République.
Au sein même du mécanisme de contrôle de constitutionnalité, une réforme relativement simple
serait cependant susceptible d’atténuer les tensions actuelles. S’il est exact que l’allergie de l’institution
parlementaire au contrôle de constitutionnalité résulte en large part de l’ancrage de ce contrôle au sein
d’un processus législatif dont elle est théoriquement investie, et, par ailleurs, que l’absence d’un
contrôle de constitutionnalité a posteriori dans un cadre judiciaire accentue la nécessité d’une saisine
parlementaire préventive, le rééquilibrage des modalités du contrôle de constitutionnalité en aval, par la
voie judiciaire, paraît susceptible de faire décroître les pressions de toute nature qui s’exercent aujourd’hui
sur le Conseil constitutionnel. Rééquilibrage par voie d’élargissement et non de substitution, car il ne
saurait être sérieusement question en France aujourd’hui de remplacer la mission du Conseil constitu-
tionnel par un contrôle de constitutionnalité exclusivement judiciaire.
Le contrôle a posteriori des actes de l’autorité publique, par la voie de l’exception d’inconstitution-
nalité soulevée devant les juridictions judiciaires et administratives et du renvoi éventuel de certaines
questions constitutionnelles au Conseil pour interprétation, viendrait ainsi alléger et compléter un
contrôle préventif dont l’efficacité n’est pas en cause. D’une part, le contrôle préventif se trouverait
allégé du simple fait qu’un recours ultérieur serait possible. L’opposition parlementaire n’aurait plus à
s’ériger, et à ériger le Conseil, systématiquement, en justicier des droits de l’homme. Elle se trouverait
réduite à assumer les risques ou à recueillir les bénéfices politiques de ses saisines éventuelles. De plus,
le contrôle de constitutionnalité se trouverait partiellement déplacé d’un environnement législatif à un
environnement judiciaire. Cette double évolution devrait apaiser les tensions que fait actuellement
naître ce contrôle.
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D’autre part, la complémentarité des deux types de contrôle est manifeste. Les modalités du contrôle
influent tout d’abord sur la nature des problèmes posés. Considérons à nouveau le débat sur la sur-
population pénitentiaire et la gestion privée des prisons. Aux États-Unis, pays du contrôle judiciaire
a posteriori, la Constitution a jusqu’à présent essentiellement été invoquée, avec succès, pour empêcher
les autorités publiques de placer des personnes en détention dans des établissements excédant un taux
d’occupation déterminé. La Cour suprême ne s’est en revanche pas encore prononcée sur la constitu-
tionnalité d’une délégation de certaines prestations du service public pénitentiaire au secteur privé. En
France, du fait des modalités actuelles du contrôle de constitutionnalité et de la jurisprudence adminis-
trative, la question de la surpopulation pénitentiaire ne peut faire l’objet d’un recours (sauf probable-
ment sur le fondement de la Convention européenne des droits de l’homme), et c’est le débat public/
privé, abstrait et parfois mal posé, qui déchaîne les passions et devra sans doute être tranché a priori,
sans qu’intervienne dans la balance la comparaison des modalités concrètes de détention dans les secteurs
public et privé.
D’autres raisons militent en faveur d’un contrôle a posteriori. On ne peut exclure qu’une loi irrépro-
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chable dans ses termes ne se trouve appliquée de manière non conforme à la Constitution. Par ailleurs,
un contrôle a posteriori offrirait l’unique recours dans l’hypothèse, il est vrai assez peu probable, où, du
fait de la pression de l’opinion publique, l’opposition parlementaire et les autres autorités investies du
droit de saisine se refuseraient à prendre le risque politique d’en appeler au Conseil constitutionnel sur
un problème sensible. Enfin et surtout, l’exception d’inconstitutionnalité fournirait, entre les citoyens et
leur Constitution et, à travers elle, entre eux et le Conseil, le lien indispensable pour mieux intégrer le
contrôle de constitutionnalité à la vie publique et pour épargner au Conseil, qui rend ses décisions au
nom du peuple français, l’isolement et les reproches d’élitisme. Aux États-Unis, le contrôle a posteriori
laisse à l’opinion publique le temps de se former sur un problème nouveau, ou d’évoluer sur un pro-
blème ancien, permettant ainsi au juge constitutionnel de prendre en compte d’éventuels consensus ou
dissensus dans ses décisions.
L’évolution vers un contrôle de constitutionnalité en aval paraît d’ailleurs amorcée par la dynamique
propre de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Facteur de réunification du droit public23, créa-
trice de normes constitutionnelles-relais, source d’interprétations législatives conditionnant certaines
décisions récentes de conformité (loi d’habilitation économique et sociale), la jurisprudence du Conseil
constitutionnel a valeur de précédent et appelle inévitablement un contrôle dérivé de constitutionnalité
par les juridictions judiciaires et administratives, auxquelles les décisions du Conseil s’imposent aux
termes de l’article 62, alinéa 2 de la Constitution. La Cour de cassation et le Conseil d’État se réfèrent
d’ores et déjà aux décisions du Conseil et le renvoi par ces juridictions de certaines questions au Conseil
pour interprétation pourrait bien se produire naturellement dans certains contextes juridictionnels.

« Ouvrir » le contrôle préventif.

Enfin, à certains égards – publicité des débats, caractère contradictoire de la procédure, discussion
au fond et rédaction d’opinions dissidentes –, le Conseil constitutionnel pourrait, en s’ouvrant davantage
au public, contribuer avantageusement à sa propre réforme. Les défenseurs les plus ardents du Conseil

23. Voir L. Favoreu, « L’apport du Conseil constitutionnel au droit public », Pouvoirs, n° 13.
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paraissent s’accorder avec ses détracteurs pour déplorer le caractère trop secret et insuffisamment
contradictoire du contrôle de constitutionnalité. Compte tenu du débat concernant les principes de réfé-
rence, ces défauts favorisent les accusations adressées au Conseil de camoufler l’« arbitraire » de ses
décisions sous un habillage juridique contestable. Se rejoignent ici plusieurs des thèmes explorés dans
les pages qui précèdent. Tout d’abord, la spécificité du droit constitutionnel s’accorde mal avec la forme
traditionnelle des décisions de justice françaises, par voie de syllogismes secs et d’affirmations péremp-
toires. Les décisions du Conseil constitutionnel devraient incorporer davantage les diverses considérations,
de politique juridique notamment, qui servent de base à ses conclusions. Une telle évolution, déjà per-
ceptible dans certaines décisions, éliminerait la fâcheuse impression d’arbitraire et de splendide isolement
qui s’attache à l’intervention des neuf sages, en livrant leur décision pour ce qu’elle est.
Dans cette logique, une plus grande transparence des débats signifie également la publication des
échanges de mémoires et, s’il y a lieu, la rédaction et la publication des opinions dissidentes pour évi-
ter des compromis boiteux. Cette pratique, courante aux États-Unis mais contraire à la tradition fran-
çaise, se justifie ici encore par la spécificité du droit constitutionnel. Peut-être suppose-t-elle en pratique
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que l’origine socioprofessionnelle des membres du Conseil les rende moins solidaires de telle ou telle
famille politique, et davantage de la profession juridico-politique. À tout le moins, la nomination au
Conseil constitutionnel ne saurait être assimilée à une nomination à un emploi public comme un autre24.
Enfin, comme le contrôle a posteriori, la plus grande ouverture du contrôle préventif au public est
indispensable pour ancrer davantage le Conseil constitutionnel et sa mission au sein de la vie démocra-
tique, et réduire ainsi l’écart qui sépare les contrôles de constitutionnalité français et américain du point
de vue de leur immersion dans la vie publique. La vertu majeure du contrôle de constitutionnalité à
l’américaine n’est finalement pas d’être moins « politique » – il l’est davantage que le nôtre – mais d’être,
en ce sens, plus démocratique.

Étranger à la tradition juridico-politique française, le contrôle de constitutionnalité des lois l’est non
seulement dans son principe, mais également à différents niveaux de sa mise en œuvre. Il ne constitue
cependant pas une institution qu’une démocratie avancée pourrait, au nom des traditions nationales, se
permettre d’ignorer comme un exotisme superflu. D’où la nécessité d’une convergence, par la réflexion
d’abord, par la réforme ensuite, entre la logique du contrôle de constitutionnalité et celle de la démo-
cratie majoritaire. Lorsque la première sera davantage entrée dans les mœurs et que le Conseil constitu-
tionnel aura mené à terme sa propre réforme en direction de l’ouverture, peut-être la classe politique
redoutera-t-elle moins les gardiens de la Constitution et s’en remettra-t-elle à celle-ci, à la jurisprudence
constitutionnelle, au poids de l’opinion publique et de l’environnement politique, à l’arme de la révision
constitutionnelle, et à la sagesse des juges, pour garder les gardiens.

Laurent Cohen-Tanugi.
24. Rappelons que dans le système américain la nomination à la Cour suprême vient généralement couronner une brillante
carrière juridique, et que la nomination à vie est alors considérée comme une indispensable garantie d’indépendance intellec-
tuelle. S’il est incontestable que les nominations présidentielles à la Cour suprême des États-Unis expriment des affinités idéo-
logiques, nul n’en conclut pour autant que le caractère politique de certaines nominations empêchera les nouveaux titulaires de
continuer à être de bons juges ou de bons juristes. Sans doute l’absence en France d’une condition de recrutement au Conseil
constitutionnel liée à la qualité de professionnel du droit nuit-elle à la « légitimité juridique » de l’institution.

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