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Pluralité et cosmopolitique
Étienne Tassin
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Au-delà du peuple ?
Pluralité et cosmopolitique
Étienne Tassin
Université Paris Diderot — Paris 7
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Je voudrais suggérer une manière d’appréhender l’idée de
peuple une fois celle-ci affranchie de sa figuration nationale
dans le contexte devenu pour nous un « horizon indépassable »,
à savoir l’horizon cosmopolitique lié au double processus de
globalisation et de mondialisation. Ce que Hannah Arendt avait
nommé le déclin de l’État-nation à l’aube du vingtième siècle —
et qui se confirme depuis la fin du siècle précédent — nous
invite cependant peut-être moins à penser un nouveau nom du
peuple qu’un « au-delà du peuple ». Mais qu’y a-t-il au-delà du
peuple ? Y a-t-il encore une politique au-delà du peuple — qui
ne soit pourtant pas une politique sans peuple ? La réponse tient
évidemment à la compréhension que nous avons de la
cosmopolitique et de ses acteurs, mais aussi de la pluralité,
concept qui se recommande d’Arendt pour penser, au-delà du
peuple, une politique conçue dans l’horizon du monde.
Pour justifier ce passage au-delà, je partirai du double
paradoxe qui travaille la notion de peuple pour examiner ensuite
les relations du peuple à l’État dans le contexte de la
globalisation économique et de la mondialisation politique qui
caractérisent notre horizon. On pourra alors décrire d’un point de
vue cosmopolitique l’étrange figure d’un peuple pluriel, ou
d’une pluralité de peuples divisés. Cette dernière considération
exigera de préciser ce que signifient une citoyenneté du monde
222 Au-delà du peuple. Pluralité et cosmopolitique
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politique. Il n’y pas là seulement une distinction réelle, mais un
décalage : le peuple au sens politique se constitue en écart du
peuple au sens anthropologique. Il en résulte qu’en son concept
le peuple politique n’a aucune signification anthropologique
particulière et que le peuple anthropologique n’a aucune
signification politique particulière. Pris en son sens
spécifiquement politique cette fois, le terme désigne bien une
entité politique : mais dans cet usage, le peuple politique (la
communauté des citoyens) ne désigne ni ne recouvre sa réalité
sociologique (la plèbe, le petit peuple, etc.). Il y a donc un autre
décalage : le peuple au sens politique se constitue en écart du
peuple au sens sociologique. Par une amphibologie du concept
que Giorgio Agamben a notée, le même terme désigne à la fois
l’ensemble de ceux qui sont reconnus comme des sujets
politiques et l’ensemble de ceux qui sont exclus de cette
reconnaissance ; l’ensemble de ceux qui sont déclarés citoyens
et l’ensemble de ceux qui sont réputés impropres à satisfaire aux
exigences de la citoyenneté1. Car la réalité sociologique du
peuple est que le « petit » peuple est tenu à l’écart des
responsabilités politiques, que ce soit par des dispositions
institutionnelles (régime censitaire, par exemple) ou par une
situation de fait qui le minorise dans la vie publique (la pauvreté,
le manque d’instruction, par exemple). En démocratie, peuple
désigne l’ensemble de ceux qui exercent le pouvoir en même
temps que l’ensemble de ceux qui en sont dépourvus ou qui sont
tenus à l’écart dudit pouvoir.
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fierté de ce titre… » (Robespierre3) ou que « La république est le
gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple »
(Constitution de la Ve république). Si le peuple au sens politique
est une fiction, c’est cependant une fiction opérationnelle,
polyvalente, multifonctionnelle, dont on s’imagine mal qu’on
puisse se passer dans le discours, les pratiques et les institutions.
On admettra d’autre part qu’il n’existe pas, à l’époque
moderne, de peuple politique hors d’un rapport à l’État, tout au
moins à la puissance publique, donc hors d’un cadre défini par
une autorité légitime, un territoire et une population, selon la
définition scolaire de l’État. Il y a peuple quand et si une autorité
définie s’exerce dans les limites d’un territoire défini sur une
population définie. La notion de peuple politique procède de la
définition d’un triple périmètre : périmètre de l’autorité, des
frontières territoriales et des associés ; un peuple se constitue au
croisement des trois frontières du pouvoir, de la terre, des
populations. On peut aussi bien dire que le peuple est fonction
de ces trois paramètres que dire qu’il est une fonction de ces
trois périmètres. Une population donnée prend le nom de peuple
quand elle est circonscrite dans un territoire sur lequel une
puissance étatique exerce son autorité. On appelle citoyens les
associés composant le peuple dès lors qu’ils sont dans un rapport
d’allégeance à ce pouvoir (autorité) et d’appartenance à cette
communauté (population/territoire).
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sens du peuple, lorsque le peuple sociologique se prend pour le
peuple politique ou que le peuple ethnique se prend pour le
peuple démotique. Toujours est-il que se pose alors un problème
spécifique, lié à ce qu’on appelle aujourd’hui à tort
mondialisation et qui relève plus précisément d’une
globalisation, qui induit l’orientation cosmopolitique, nouvelle et
inévitable, de toute politique.
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parce que législateur, et vice-versa. L’ensemble de ceux qui font
la loi est réputé strictement équivalent à l’ensemble de ceux qui
ont à y obéir. Ou encore : « les destinataires des lois doivent en
même temps se regarder comme leurs auteurs6 ». C’est une
manière de dire que le peuple est souverain dans la fiction
juridique selon laquelle, par principe, le concept politique doit
être adéquat au concept sociologique.
Il s’agit là en effet d’un concept juridique, celui qui définit
le pouvoir législatif comme propriété du peuple souverain. Cette
construction juridique acquiert consistance sous condition que la
délimitation sociale de la communauté politique (frontière de la
population) s’articule à la délimitation territoriale d’un domaine
(frontière du territoire) lui-même contrôlé par l’État (frontière de
l’autorité). On peut alors considérer, comme l’écrit Habermas,
que « dans les frontières de l’État territorial se constituent, d’un
côté le peuple politique en tant que sujet potentiel d’une
autolégislation mise en œuvre par les citoyens
démocratiquement rassemblés, et, de l’autre, la société en tant
qu’objet potentiel de son action7 », soit le peuple sociologique.
Si l’on poursuit ici l’argument de Habermas, on ajoutera
d’une part que la condition d’une autodétermination
démocratique du peuple politique requiert à son tour comme sa
condition la formation d’une nation de citoyens, soit
l’intégration culturelle de populations hétérogènes. Seule cette
construction symbolique du peuple comme nation est supposée
assurer la viabilité de l’autolégislation, c’est-à-dire de la fiction
5. Jürgen Habermas, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique,
tr. R. Rochlitz, Paris, Fayard, 2000, p. 130.
6. Ibid., p. 128.
7. Ibid., p. 51.
226 Au-delà du peuple. Pluralité et cosmopolitique
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justice, police), d’assistance (sécurité sociale, assurance maladie,
retraites, revenu de subsistance…) et de redistribution des
richesses.
Or, comme l’a relevé Habermas, il se trouve que sous
l’effet de la globalisation, les États sont pris en défaut sur les
trois registres qui conditionnent leur autorité. Ils souffrent d’une
part d’une perte des moyens de contrôle des dommages
extérieurs, dès lors qu’ils ne peuvent plus protéger leurs citoyens
contre les effets que produisent sur eux les décisions d’autres
États, d’acteurs économiques exerçant leur activité hors de ses
frontières, ou les réactions en chaîne qui excèdent leur
compétence territoriale (nuisance écologique, crime organisé,
décision d’un État menaçant les citoyens d’un autre État). Ils
sont affectés d’autre part d’un déficit de légitimation
démocratique, dès lors que l’ensemble de ceux qui prennent des
décisions politiques ne coïncide plus avec l’ensemble de ceux
qui subissent les conséquences de ces décisions (accords
interétatiques, réseaux supranationaux ou résidents étrangers, par
exemple). Il sont enfin incapables d’organiser leur politique
sociale à hauteur des demandes (ce dont pourtant dépendent leur
crédibilité et leur légitimation), dès lors que les capitaux tendent
à s’investir ailleurs, portant atteinte au budget de l’économie
nationale (pertes de ressources fiscales, impossibilité de stimuler
la croissance, par exemple). La perte de contrôle de ce qui arrive
sur le territoire à la population dont ils ont la charge, le déficit de
légitimité dans les procédures de décision, l’incapacité de
financer les politiques sociales : tels sont les effets politiques
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Pour engager une telle enquête, il faut cependant prêter
attention au vocabulaire que nous utilisons pour décrire cette
situation post-étatique et post-nationale, s’il est vrai que les
différences lexicales sont l’indice de différences conceptuelles
significatives.
En l’occurrence, ne confondons pas ce que la langue
française nomme mondialisation et ce que les autres langues
désignent comme globalisation. La différence est double. Si la
globalisation est un processus économique, la mondialisation est
un mouvement culturel et politique. Et si la référence au globe
prend l’unicité sphérique de la planète pour principe, la
référence au monde privilégie, elle, la pluralité des expériences
culturelles et des appartenances communautaires, mais aussi des
États ou des acteurs politiques. L’unification planétaire sous
l’effet du marché ne doit pas nous faire perdre de vue qu’il ne
saurait y avoir de mondes qu’au pluriel, et de politique que de
divisions. Retenons que l’unicité est au principe de l’économie
selon sa logique néolibérale globalisée (unification de la planète
au travers des systèmes d’allocations de capitaux, de systèmes
de production, de réseaux de distribution, de modes de
consommation) tandis que la pluralité est au principe des
mondes humains expérimentés dans des cultures, des
communautés et des combats émancipateurs singuliers9.
Dans une perspective post-statonationale et au regard de
ladite mondialisation encore entièrement dominée par une
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conceptions, leurs valeurs, leurs institutions juridiques et
religieuses, soit donc dans leur manière d’être au monde ou du
monde.
2. Voit-on, dans ces conditions, se dessiner, se profiler
une société mondiale ? Est-il aujourd’hui raisonnable de
considérer que le monde se donne à nous, ou se donnera
prochainement à nous, comme la nouvelle arène politique où les
peuples unifiés de la planète seront engagés dans une même
aventure, un même combat, un même projet d’émancipation ?
Bref, existe-t-il quelque chose comme une cosmopolis ? Ou une
telle cosmopolis se laisse-t-elle percevoir comme horizon de la
politique à venir ? Voire, même, doit-on penser que la formation
progressive d’une société civile mondiale et donc la constitution
d’un gouvernement, d’un État ou d’une organisation
cosmopolitique des peuples sont souhaitables ?
3. En quoi ou comment cette cosmocitoyenneté, cette
citoyenneté du monde, est-elle liée à un peuple, à une figure de
peuple ? Serait-ce celle d’un cosmodemos universel, nouvelle
fiction du peuple destinée à nourrir l’idée d’une politique
mondiale unifiée ? Ou doit-on au contraire renoncer à la fiction
d’un peuple pour s’enquérir d’un au-delà du peuple ? On peut
reformuler cette question à partir des premières distinctions
sollicitées : comment comprendre la manière dont les peuples
anthropologiques rencontrent les peuples politiques quand, dans
le même temps, il nous faut comprendre aussi la manière dont
les peuples sociologiques cherchent à s’affirmer comme des
peuples politiques contre les peuples ethnologiques, sur des
scènes cosmopolitiques et non strictement nationales ? Bref sur
des scènes non soumises à une autorité mondiale, scènes
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revendication d’être citoyen du monde peut revêtir trois
significations différentes que j’ai ailleurs présentées sous trois
figures distinctes, celles du rebelle, de l’officier et de l’essayeur
auxquelles correspondent, à mes yeux, trois orientations
philosophiques différentes : cynisme, stoïcisme et scepticisme10.
Si la première professe un refus de toute appartenance à une
communauté native ou élective et un refus corrélatif de toute
allégeance à une autorité politique, la seconde revendique au
contraire une pluri-appartenance à des ordres communautaires
imbriqués (moi, famille, amis, concitoyens, cosmocitoyens) et
donc une pluri-allégeance à des autorités morales et politiques la
plupart du temps difficilement conciliables. Il revient à la
troisième, sur un mode pragmatique, d’assumer cette double
polarité de la cosmocitoyenneté — être rebelle aux pouvoirs et
aux assignations communautaires ; remplir ses offices et
assumer ses responsabilités de citoyens — et les contradictions
qu’elle rend inévitables, en s’essayant à des manières de voir,
d’agir, de régler ses conduites et de concevoir son rapport au
monde dans le souci d’expérimenter l’extranéité des situations
d’étrangeté. Et donc aussi en se donnant pour principe d’assumer
un relativisme de ses propres valeurs, d’accepter compromis et
renoncements au nom de l’hospitalité due, de préférer la
possibilité d’un monde commun né de ses divisions et éprouvé
dans de multiples nœuds de conflits à l’affirmation péremptoire
d’un point de vue, fût-il présenté comme celui de la vérité ou de
l’intérêt communautaire. On ne saurait être au monde ou
appartenir au monde ou s’inscrire dans le monde, ou encore se
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travestissements requis pour s’adapter aux différentes
sollicitations contradictoires. Au vu de ces trois postures, et
singulièrement de la troisième qui résume et contient les apories
propres aux deux autres, il semble difficile de continuer à
envisager l’avenir du peuple dans l’horizon cosmopolitique sous
la forme d’un sujet unifié, comme si l’on pouvait et devait
imaginer que les peuples du monde se transformassent en un
unique et gigantesque demos mondial, toutes variétés
ethnologiques, sociologiques et politiques confondues, dans le
cadre d’une cosmopolis universelle. Bien au contraire, loin
d’être une figure d’unification planétaire et de co-appartenance
transnationale, la cosmocitoyenneté apparaît plutôt comme un
opérateur de divisons élevé à une puissance supérieure. Si les
États se revendiquent des peuples qui les légitiment et sur
lesquels ils exercent leur autorité, la cosmocitoyenneté divise ces
peuples de l’intérieur en cassant les codes de reconnaissance et
les critères d’exclusion constitutifs d’entités anthropologiques,
sociologiques ou politiques communautaires ou nationales. La
cosmocitoyenneté opère comme un principe de division interne
des peuples, un principe de peuplement alternatif qui recompose
des peuples pluriels, improbables, sur des bases non
anthropologiques, non sociologiques, et selon une nouvelle
entente politique de la notion de peuple : peuples d’acteurs,
peuples d’essayeurs, peuples composites et divisés noués dans et
par certaines actions politiques sur des scènes conflictuelles
hétérogènes mais entrant en résonance les unes avec les autres
par delà les frontières territoriales ; et, bien sûr, peuples aussi
précaires que le sont les luttes qui leur donnent naissance et les
scènes qui les accueillent.
Aussi, à l’alternative qui se dessine entre l’option de
politiques statonationales et de peuples communautaires, d’une
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démocratie cosmopolite ou démocratie cosmopolitique. « L’idée
qui est à la source de la démocratie cosmopolitique, écrit ce
dernier : mondialiser la démocratie tout en démocratisant la
mondialisation. » Il s’agit de concevoir et promouvoir « la mise
en place de la démocratie au sein de, entre et au-dessus des
États11 ». Même si les promoteurs de la démocratie
cosmopolitique se défendent de prôner l’instauration d’un État
mondial, celle-ci requiert l’institution d’une gouvernance
mondiale. Comment concevoir une gouvernance mondiale non
étatique ? Et quel rôle y est supposé jouer le peuple ? La seule
voie raisonnable est d’envisager une réforme de l’ONU qui
confèrerait à cette organisation internationale la responsabilité
d’une gouvernance mondiale. Mais cette notion de gouvernance
n’est pas elle-même sans ambiguïté puisqu’elle revient à habiller
une police internationale en autogouvernement d’un peuple
planétaire.
En l’état actuel l’ONU poursuit une double politique,
réactive en matière de sécurité et de droits de l’homme,
préventive en matière d’environnement. La première consiste à
prendre sous son contrôle les guerres interétatiques, les guerres
civiles et les crimes d’État ; la seconde à prévenir les
catastrophes humanitaires et les risques menaçant partout le
monde. Dans un cas comme dans l’autre, l’organisation se
cantonne à un rôle purement restrictif de maintien de l’ordre,
qu’elle échoue en grande partie à remplir. Transformer
l’Organisation des Nations unies en fer de lance d’une
démocratie cosmopolitique requiert des réformes
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L’idée de démocratie cosmopolite exige, on le voit, un
nouveau concept de souveraineté et un nouveau concept de
citoyenneté. Elle requiert en effet que des organisations
transnationales soient en mesure d’exercer des contraintes
légales sur les États, mais qu’elles disposent en même temps
d’une légitimité démocratique issue de la « société civile
globale » (ibid.). C’est pourquoi les habitants de la planète
doivent se munir, indépendamment des gouvernements
nationaux, d’une représentation politique mondiale en se
constituant eux-mêmes en peuple politique détenteur en quelque
sorte d’un pouvoir constituant. La citoyenneté mondiale fait que
tout être humain est compris en même temps comme citoyen
d’un État et habitant de la planète, le réquisit principal d’une
démocratie cosmopolite étant de « donner voix aux citoyens
d’une communauté mondiale selon une modalité institutionnelle
parallèle aux États14 ».
C’est dans cet esprit qu’on a pu envisager une réforme de
l’ONU déclinée en trois chapitres correspondant à la division
des trois pouvoirs républicains : un pouvoir législatif procédant
de la reconnaissance d’une existence politique des citoyens du
monde par la création d’une Assemblée des peuples des Nations
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la condition de pluralité. La première critique est
habermassienne, la deuxième arendtienne ; la première repose
sur l’argument de l’exclusivité, la deuxième sur celui de la
pluralité.
Toute organisation mondiale se distingue des
communautés étatiques par le fait qu’elle est censée inclure sans
limite tous les États, tous les peuples, tous les citoyens16. Elle
obéit au principe d’une inclusion exclusive, sans reste, ou encore
sans frontières. Or, toute constitution démocratique suppose une
autodétermination du peuple selon la formule d’une
autolégislation déjà évoquée. Cette autodétermination requiert à
son tour une forme de vie commune, une identification
substantielle, aussi minime soit-elle, à une culture, fût-elle
simplement civique, partagée, ou à une histoire commune. Bref,
elle suppose une identification et une unification. Or, ajoute
Habermas, « cette conception éthico-politique qu’ont d’eux-
mêmes les citoyens d’une communauté démocratique fait défaut
à la communauté inclusive des citoyens du monde17 ». La
communauté des citoyens du monde serait privée de ciment
politique, en raison même de sa prétention à inclure le tout de
l’humanité. Car toute communauté politique est exclusive : elle
procède d’une identification collective qui s’exprime par
l’exclusion de ceux qui n’en font pas partie alors que la
communauté des citoyens du monde est supposée inclure la
totalité des êtres humains. Tel est l’argument de la pluralité. Il ne
manque pas seulement à cette communauté mondiale un socle
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cosmopolitique est encore prisonnier de la fiction d’un peuple
unifié et indivisible, fiction dont se soutient le principe de
souveraineté populaire. C’est le peuple qui manquera toujours à
la cosmopolis, faute de pouvoir jamais constituer un
cosmodemos.
Mais s’il n’y a pas un peuple ; et si même les peuples
ethniques ou démotiques souffrent de la ruine des États dont ils
tiennent leur existence — doit-on penser que l’idée d’un peuple
princeps s’efface devant les divisions et d’aléatoires
multiplications de peuples, issues de scènes d’actions nullement
destinées à fusionner, nullement promises à converger,
nullement disposées à constituer l’arène mondiale d’un peuple
cosmopolitique ?
3. Des scènes de peuples au-delà du peuple ?
Si la perspective d’une démocratie cosmopolitique
rencontre sa limite à la fois dans l’absence d’un peuple
cosmopolitique, d’une véritable communauté politique mondiale
de citoyens du monde, et dans l’ineffectivité de principe d’une
politique qui ne serait plus ordonnée à la pluralité des peuples,
des États, des communautés, il nous faut chercher à penser une
autre configuration du peuple.
Une piste est suggérée par le déploiement des expériences
altermondialistes au cours des vingt dernières années. On peut
en effet les considérer comme autant de scènes de peuples, à la
manière, mais décalée, dont Rancière parle des scènes du
18. Ibid.
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peuple19. Car si ces scènes sont multiples, les peuples aussi qui
s’y présentent sont pluriels, c’est-à-dire divisés, se divisant et se
recomposant constamment et sans règles strictes. Scènes de
peuples, donc, en deux sens. D’une part au sens de scènes
théâtrales sur lesquelles des acteurs se manifestent, non pas dans
l’expression publique d’identités culturelles, sociales,
économiques ou politiques assignées et connues, mais en se
donnant naissance dans des jeux de conflits et selon des
répertoires d’actions qui défont les identités supposées, les
partages établis, les classes constituées pour inventer de
nouvelles et improbables configurations de peuples éphémères et
protéiformes. Scènes, d’autre part, au sens de séquences au cours
desquelles ces acteurs se constituent comme sujets politiques à
travers des conflits revendicateurs qui, n’étant pas ordonnés à la
seule défense ou promotion d’identités définies, se révèlent au
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contraire producteurs de nouvelles formes de subjectivation
politique.
Aussi faut-il envisager une redéfinition du signifiant
peuple : peuple ne désigne plus l’assemblée autorisée
d’individus possédant les titres requis pour prétendre être
reconnus citoyens de telle ou telle entité politique, fictivement
étendue à la totalité des humains peuplant la planète, mais
peuples désigne, au pluriel, des communautés d’acteurs formées
dans des combats, dans des luttes, dans des rapports de force,
communautés précaires qui naissent des actions concertées et
souvent cessent aussitôt l’action interrompue ou achevée.
Peuples sont les foyers d’insurgence, où des ensembles d’acteurs
se trouvent engagés dans une même action à un moment donné.
Le sujet de ces actions plurielles est toujours un peuple, s’il est
vrai comme le suggère l’analyse arendtienne de l’action, que le
peuple est moins l’ensemble qui préexiste aux actions que celui
qui naît de ces actions. On ne dira donc pas : il existe un peuple
et parfois ce peuple agit, parfois non. On dira : il y a des actions
et celles-ci donnent naissance à des peuples — qui existent tant
qu’ils agissent. Et qui cessent d’exister dès que l’action cesse,
pour redevenir des individus ou des catégories d’individus :
étudiants, ouvriers, femmes, syndiqués de la CGT, infirmières,
Tunisiens… Un peuple est le produit d’une action, ce à quoi une
action donne naissance et ce que celle-ci rend visible et audible ;
l’ensemble qui naît d’être rendu visible et audible, qui naît de sa
manifestation ou dont la manifestation est la production au
double sens de l’engendrement et de l’exposition. Un peuple
composite et divisé est né de sa manifestation sur la place Tahrir.
S’il n’a guère survécu à celle-ci et aux luttes qui s’y jouaient, il
est aussi appelé à renaître sur cette même scène en se
manifestant à nouveau dès lors qu’un nouveau combat y conduit
des acteurs, autres et les mêmes. Natalité et manifestation sont
les deux faces de la pluralité agissante. Il y a donc autant de
peuples que de scènes et d’actions, peuples qui persistent, aussi
peu ou autant que les actions. On notera que les peuples
« destituants » dont la seule manifestation a suffi à faire fuir les
tyrans à Tunis ou au Caire, sont et ne sont pas les peuples
« constituants » qui, par le moyen des formes institutionnelles,
les élections, donnèrent naissance à des pouvoirs qui allaient
contrarier leur élan insurrectionnel et les soumettre à nouveau
aux forces de domination auxquelles ils avaient su se soustraire.
Peuples éphémères et cependant persistants. Car peuple
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est aussi en même temps le nom de quelque chose qui dure sous
une autre forme, mémorielle, imaginaire, institutionnelle, sujet
cette fois-ci d’une histoire et non plus enfant d’une action. On
raconte l’histoire du peuple français et de sa révolution, qu’on
appellera alors la Révolution française, mais on raconte aussi
l’histoire de peuples insurgés et de leurs protestations selon la
pluralité des scènes et des noms qui les nomment : sans-culottes,
bras nus, enragés, sections, canuts, communards, soviets,
conseils, etc. Comme pour en honorer la puissance et en même
temps en contenir la fureur, de ces peuples-là on fera à la fois les
héros insoumis de la légende démocratique et le sujet d’un corps
politique sous la figure convenue du peuple souverain des
régimes républicains. Mais ces fictions historiques et politiques,
les sujets fictifs des grands et des petits récits ou le sujet fictif de
la souveraineté dite populaire, existent d’abord concrètement
dans des événements qui sont autant de surgissements de corps
agissant et parlant sur la scène publique, toujours pris dans des
luttes d’émancipation locales, dans des rapports de forces précis
aux enjeux définis et cependant en excès de leurs buts ou de
leurs objectifs — en ceci qu’avec ces scènes s’ouvrent de
nouvelles dimensions de monde qui résonnent en écho sur
d’autres scènes du monde, de nouvelles communautés d’acteurs
métanationales, translocales et trans-genres, qui ne dessinent pas
les contours d’un peuple mondial à venir mais la mondialité des
peuples divisés que leurs luttes relient fragilement.
Ces multiples expériences de surgissement de peuples
dans des situations très différentes, à la faveur de circonstances
historico-politiques variées, pris dans des tissus sociaux et
culturels hétérogènes, portés par des revendications multiples et
bien souvent divergentes voire incompatibles, en conflit avec
des pouvoirs de natures très diverses, ces foyers multiples et
Étienne Tassin 237 237
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« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Car ce qui est en
question, semble-t-il, au-delà du peuple fictif, ce sont les
divisions qui s’opèrent, les partages, les multiplications et les
recompositions incessantes qui travaillent à défaire le peuple
idéal en peuples épars mais actifs, fugaces mais renaissants,
précaires mais persistants, éparpillés mais reliés par toutes sortes
de témoins, dans l’espace et le temps. Aussi est-on tenté
d’opposer au mot d’ordre internationaliste du siècle précédant un
nouveau mot d’ordre : « Peuples de tous les combats, divisez-
vous ! » Dans cette division gît l’énigme de luttes presque
toujours infructueuses mais toujours recommencées qui
composent ce que Hannah Arendt a nommé « le trésor perdu des
révolutions ».
On ne saurait bien sûr en rester à cette vue cavalière et
succincte, et donc en tant que telle fautive, de ce qui se joue de
manière transnationale ou métanationale dans les différentes
arènes politiques altermondialistes. En particulier, on ne peut
ignorer que des individus ou des groupes aussi indéterminés
soient-ils ne s’élèvent en sujets politiques dans les conflits qui
les emportent que parce qu’ils sont précisément sujets à des
injustices, à des torts, et que ces injustices ou ces torts sont le
produit de forces adverses, groupes de pressions, oligarchies,
puissances économiques ou États. C’est l’examen du caractère
non strictement national, non strictement corporatiste, non
strictement communautariste des revendications et des formes de
co-action adoptées qui indique la dimension cosmopolitique de
ces peuples. Celle-ci tient à leur puissance de résonance et de
contamination, à leur capacité à susciter des vocations et à
réveiller des consciences, bref à faire vivre un esprit
démocratique non statonational mais mondial. Et surtout, à faire
238 Au-delà du peuple. Pluralité et cosmopolitique
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Peut-on alors rigoureusement parler d’un au-delà du
peuple ? Ou doit-on concéder que sans le peuple, c’est la
politique tout entière qui devient insensée ? « Signifiant vide »,
peuple est le nom de toutes celles et tous ceux qui, engagés dans
un combat, s’élèvent contre les pouvoirs attentatoires à la liberté,
à l’égalité, à la dignité mondaine des humains. Fiction, il devient
le suppôt d’une politique, l’agent d’une histoire, l’opérateur
d’une émancipation et, indissociablement, le principe de
légitimation des coercitions. Mais divisé, pluralisé en ses scènes
d’actions, compris depuis ses commencements insurrectionnels,
le demos est toujours demoi. Et cette pluralisation est peut-être la
forme de l’émancipation cosmopolitique. Les peuples pluriels et
pluralisés ne préexistent pas aux actions, qui sont autant de
divisions. Ces divisions ne désignent pas ici les sections
comptables de combattants mais les processus par lesquels le
peuple manque toujours à soi-même dans ses démultiplications
qui le font exister sous diverses figures évanescentes et
combatives, qui cessent avec les combats et reprennent avec eux.
Aussi les peuples ne sont-ils jamais uns et indivisibles, bien au
contraire toujours pluriels et divisibles : insurgeants. On notera
que ces peuples ni les scènes de leurs actions ne sont jamais
indépendants des institutions : ils naissent à leur contact, parfois
d’elles, souvent contre elles, mais grâce à ou pour elles. Et
celles-ci, qui naissent d’eux et pour eux, se déploient la plupart
du temps contre eux. Aussi ces scènes, croisements
d’insubordinations et d’institutions, sont-elles les lieux, les
modes et les occasions de naissances et de divisions de peuples
pluriels. Je les dis cosmopolitiques dès lors que ces peuples
visent et font exister dans les combats qui leur donnent naissance
une manière d’être au monde qui offre au monde une manière
d’être commun dans la pluralité de ses divisions.