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art press 349

livres

Giorgio Agamben
le règne et la gloire
Yan Ciret

Le règne et la gloire
Pour une généalogie théologique
de l’économie et du gouvernement
Homo Sacer II, 2
Éditions du Seuil

Qu’est-ce que le contemporain ?


Éditions Rivage

Si aucune légitimité naturelle ne fonde la puissance du pouvoir à nous gouverner, d’où vient sa qualité
«providentielle» ? Comment la «machine providentielle» s’est-elle substituée, jusqu’à s’y confondre, avec les
ordres du politique, en tant que nous n’aurions qu’à obéir à ce qui ressemble à s’y méprendre à un décret divin ?
Giorgio Agamben n’est pas le premier à pointer la réversion du lien théologique dans ce qu’il nomme oikonomia –
une économie sacrée du droit libéral : Klossowski a fait de la «monnaie vivante», prostitutionnelle, une érotique
sadienne dérivée des «optiques» de la théologie ; d’une façon connexe, Jean Louis Schefer, en relisant les Pères
de l’Église, a dégagé le même noyau, mais en le distribuant sur le versant de l’incarnation christique et de ses
représentations… Avec ces penseurs, homologuant la christologie à une transsubstantiation (hostie/monnaie) des
valeurs vers l’économie, Giorgio Agamben nous indique qu’un paradigme fondamental, secret, agit dans les
profondeurs de l’Occident.
En ajoutant le Règne et la Gloire à son Homo Sacer I, le pouvoir souverain et la vie nue, le philosophe de «l’état
d’exception» renverse son point de vue, en faisant de l’archéologie une généalogie vivante, ne considérant plus les
traces du passé, mais constatant avec elles une effectuation permanente. En reprenant la présence perpétuelle du
fait, de l’action, comme dans l’inspiration messianique, la pensée prophétique ou apocalyptique, Giorgio Agamben
actualise une histoire qui lui fait marquer plusieurs ruptures. Avec Heidegger, dont il suivit le séminaire, mais aussi
avec Foucault dont il souligne les limites de la «biopolitique», lorsque celle-ci ne s’attaque pas à ce passage de
«l’économie du mystère» au «mystère de l’économie», ce changement de la fonction de l’oikonomia après saint
Paul. Plus «continuiste» que les foucaldiens, les ruptures pour Agamben scellent des pactes de passage de sens,
des traductions (grec/latin médiéval), qui induisent un mouvement dont le seul but est d’accomplir une fin, une téléologie.
Cette translation, qu’il faut saisir dans ses perspectives, reste à notre connaissance inédite dans la philosophie
contemporaine. On peut immédiatement en donner la thèse la plus forte, celle par laquelle le scandale arrive :
l’économie globale qui tient le monde dans ses serres n’est pas une «sécularisation de la théologie» dans le
politique – concept hérité de Carl Schmitt –, mais, par un retournement, l’accomplissement de l’économie politique
par la théologie. Ce qui signifie que dès l’apparition christique, c’est la loi de l’état d’exception souverain, de la
violence pure, puis de l’anarchique «main invisible du marché» d’Adam Smith qui se met inexorablement en marche.
La radicalité d’une telle proposition sera probablement fortement contestée. Ses opposants y verront un risque de
«dés-historicisation» des luttes, des conflits de classes, au profit d’un absolutisme. Comme si l’économie politique,
même communiste, n’avait été que le relais d’une capture de la vie nue par un pouvoir qui se dissimule sous une
«machine gouvernementale» imposée à tous par une théologie naturalisée, transparente à elle-même.
Le philosophe d’ouvrir son livre par la sentence inaugurale qui dessine l’espace du désœuvrement : «Dieu règne,
mais ne gouverne pas», opposant ainsi règne et gouvernance. Au commencement était le trône vide, celui du dieu-
roi livré au désœuvrement après la Création. Dès lors, la communauté désœuvrée, libérée de toute finalité autre
que la vie éternelle, sera l’objet d’une saisie par la coercition négative de la Providence économique.
Cet argument se déplie à travers une généalogie qui fait d’Origène, de Tertullien et d’Augustin nos modernes. Le
règne et la gloire retrouve ainsi, dans les anciennes acclamations liturgiques qui créent l’imposition d’une pensée
universelle, des similitudes avec celles de la démocratie spectaculaire marchande. Le livre montre que la division
entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel a frayé la voie à la nécessité du gouvernement de s’accaparer «la Gloire»
divine, pour réunifier son règne, comme stade ultime de la servitude volontaire. Sur ce point, la notion de «gloire»
rejoint, par bien des angles, celle de «société du spectacle», dont elle révèle le soubassement théologique. C’est
par là qu’Agamben peut y voir une destitution de toutes nos instances représentatives démocratiques : «La
démocratie consensuelle, que Debord appelait “société du spectacle” et qui est si chère aux théoriciens
communicationnels, est une démocratie glorieuse, où l’oikonomia s’est intégralement dissoute dans la gloire et la
fonction doxologique, tout en s’émancipant de la liturgie et du cérémoniel, (elle) s’absolutise d’une manière inouïe
et pénètre dans tous les domaines de la vie sociale.»
La ligne qui fait du mystère de l’économie, le mystère de Dieu lui-même, n’a pas fini de bousculer notre
compréhension des événements…

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