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HISTOIRE, POLITIQUE ET SITUATION COLONIALE

Frederick Cooper, Traduit de l’anglais par Mehdi Labzaé, Romain Tiquet

Karthala | « Politique africaine »

2021/1 n° 161-162 | pages 363 à 381


ISSN 0244-7827
ISBN 9782811128265
DOI 10.3917/polaf.161.0363
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2021-1-page-363.htm
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Politique africaine n° 161-162 • 2021/1-2 • p. 363-381
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Débats. Du mouvement dans les champs

Frederick Cooper

Histoire, politique et situation


coloniale

Cet article traite de la place de la période coloniale dans les études sur
l’histoire de l’Afrique. Il examine l’évolution de ce domaine de recherche,
notamment aux États-Unis, en suivant la propre carrière de l’auteur depuis
les années 1960. Après s’être initialement attachés à éviter une histoire
qui pouvait sembler « trop blanche », les universitaires ont finalement
commencé à entreprendre des études critiques de la colonisation, en
explorant l’éventail des façons dont les Africains ont fait face à la situation
coloniale et envisagé les liens entre l’Afrique et le reste du monde.

En février 1960, alors que Modibo Keïta et Léopold Sédar Senghor étaient en
pleine négociation avec le gouvernement français, conduisant quelques mois
plus tard à l’indépendance de la Fédération du Mali, Keïta prononça les propos
suivants lors d’une conférence régionale au Soudan français :

« Camarades africains, il faudrait que vous vous guérissiez d’un complexe, du complexe
de colonisé. Je sais que les intellectuels, que tous les jeunes s’exaltent lorsqu’on dénonce le
colonialisme, l’impérialisme, le capitalisme. Mais où est maintenant le colonialisme ? Vous
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pouvez le chercher, vous ne le trouverez pas. Alors, faut-il perdre son temps, faut-il dépenser
son énergie à vitupérer contre quelque chose qui n’existe plus ? Dès lors, si on le fait, c’est
que vraiment on a gardé la mentalité du colonisé… Nous n’avons pas à rougir d’avoir été
colonisés. Voyez autour de vous, il n’y a aucun pays qui n’ait pas passé par le régime colo-
nial. La Gaule, avant d’être la France, a été la Gaule romaine. Nous savons que l’Angleterre
a connu les Normands. Que les puissants États-Unis ont été une colonie anglaise. Pourquoi
voudriez-vous, Africains, que la colonisation soit un fait purement africain ? Mais non, c’est
un fait de l’histoire. Et c’est un fait universel [applaudissements]. Donc, nous n’avons pas
à rougir d’avoir été colonisés, à moins que nous considérions que la race noire est une race
inférieure, une race incapable de dominer une situation que le monde entier a connue1 ? »

En 1960, la question – qui se pose jusqu’à aujourd’hui – n’est pas tant la honte
d’avoir été colonisé que l’importance à accorder à cette histoire. Keïta est alors
prêt à se tourner vers la nouvelle configuration politique. Dans sa déclaration,
il s’attache à rendre l’histoire de la colonisation banale, plutôt que d’en faire
quelque chose qui n’aurait été imposée qu’aux Africains. Dans les années qui

1. Archives diplomatiques de Nantes, Dakar/Ambassade/345, discours de Modibo Keïta à la


conférence régionale de Ségou, 19-20 février 1960.
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L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats

ont suivi les indépendances, d’autres ont également essayé de banaliser l’histoire
coloniale. L’historien nigérian Jacob Ajayi qualifie ainsi le colonialisme d’« épi-
sode » dans l’histoire africaine, pas nécessairement plus important que d’autres
épisodes. D’autres font référence à la « parenthèse coloniale2 ». Tous font à peu
près valoir la même chose : en assumant les promesses et le poids de l’indépen-
dance, les peuples africains peuvent s’appuyer sur des ressources historiques
plus profondes que cette période de 50 à 80 ans (soit un moment relativement
court à l’échelle de l’histoire) pendant laquelle la plupart d’entre eux ont été sous
le joug colonial.
Cela fait maintenant 60 ans que le Sénégal, le Nigeria, le Mali et de nombreux
autres pays sont devenus indépendants. Contrairement à la perspective de Keïta
ou d’Ajayi, le colonialisme n’a pas disparu de la conscience des intellectuels
africains. Pour beaucoup d’Africains soucieux d’histoire, à l’intérieur comme
à l’extérieur du continent africain, l’épisode colonial est toujours présent et la
parenthèse n’est pas fermée. Au moment de la création de Politique africaine en
1981, ses fondateurs affirmaient clairement que la compréhension du présent, en
Afrique, passait par celle de son passé, avant, pendant et après la colonisation.
En se concentrant sur le « politique par le bas », les premiers numéros retraçaient
des situations complexes et variées de personnes puisant dans les ressources
matérielles, sociales et culturelles que leurs trajectoires historiques leur ont
données3. Cela incluait les élites, qui ont aussi vu leur histoire marquée – entre
autres – par la période de domination coloniale. L’étude de cette période
a bénéficié de l’attention portée à la fois au bas et au haut, à leurs relations
réciproques et à leurs liens avec les populations du « milieu », qu’il s’agisse de
connexions ou de conflits4.
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Alors que Politique africaine était créée, les rêves d’harmonie et de dévelop-
pement post-indépendance avaient fait leur temps. Ce processus avait à la
fois suscité une introspection de la part des intellectuels africains et des cri-
tiques de l’action menée par les anciennes puissances coloniales, ainsi que
par les États-Unis, pour continuer à exercer le pouvoir politique par d’autres
moyens. Parmi les exemples les plus convaincants d’introspection, on trouve
des œuvres de fiction, notamment A Man of the People de Chinua Achebe
(publié en 1966) et The Beautyful Ones Are Not Yet Born d’Ayi Kwei Armah
(paru 1968). Elles mettent l’accent sur la corruption et la soif de pouvoir au
sein de la première génération de dirigeants africains, initialement soute-
nus par ces nouveaux citoyens qui espéraient une société plus juste après le

2. J. F. Ade Ajayi, « The Continuity of African Institutions under Colonialism », in T. O. Ranger (dir.),
Emerging Themes in African History, Londres, Heinemann, 1968, p. 189-200.
3. C. Coulon, J.-F. Bayart et Y.-A. Fauré (dir.), « La politique en Afrique noire : le haut et le bas », Politique
africaine, n° 1, 1981.
4. B. N. Lawrance, E. L. Osborn et R. L. Roberts (dir.), Intermediaries, Interpreters, and Clerks: African
Employees and the Making of Colonial Africa, Madison, University of Wisconsin Press, 2006.
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Histoire, politique et situation coloniale

colonialisme5. Des militants se sont rapidement retrouvés en conflit avec les


régimes pour l’instauration desquels ils avaient pourtant lutté6. Plus tôt, des
universitaires européens acquis à la cause de l’Afrique avaient déjà commencé à
se demander comment et pourquoi les choses avaient « mal tourné » – en particu-
lier l’agronome français René Dumont dans son livre L’Afrique noire est mal partie,
paru en 19627. L’attaque contre l’ingérence occidentale, visible lors de la crise
du Congo en 1960, avait été élargie et systématisée par l’un des plus éminents
dirigeants africains, Kwame Nkrumah, dans Neo-Colonialism: The Last Stage of
Imperialism, paru en 19658.
Le « néocolonialisme » n’était que le premier d’une série de paradigmes qui
soulignaient les effets persistants de la colonisation : le « postcolonialisme » a pris
sa suite dans les années 1990, avant que le courant « décolonial » ne devienne en
vogue dans les années 20109. Ces différents courants ont questionné le passé et ses
traces dans le présent, non seulement en Afrique, mais aussi partout où vivaient
des personnes ayant vécu – ou dont les ancêtres avaient vécu – le colonialisme,
aussi bien dans les anciennes métropoles que dans les anciennes colonies. Aux
États-Unis, si les études postcoloniales étaient bien implantées dans les années
1990 et suscitaient des débats, les enjeux restaient limités, à peine plus importants
que le fait de savoir qui devrait prendre en charge le département d’anglais de son
université10. Les Américains ont dû faire face à la place de l’esclavage, du racisme
et des conquêtes violentes dans leur propre histoire, ce qui constituait des vrais
enjeux de controverses, tandis que le « colonialisme » lui-même ne structurait pas
véritablement le débat. En France en revanche, la volonté politique d’enquêter
sur le passé colonial suscitait des tensions plus importantes, notamment suite
à la perte de l’Algérie, du fait d’un désir généralisé de tourner la page de ce
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passé colonial et de la tendance à faire remonter les valeurs « nationales » et
« universelles » du pays à 1789. Lorsque, dans les années 1990, ce passé commence
à attirer davantage l’attention, cela dépasse le strict cadre académique et savant11.

5. C. Achebe, A Man of the People, Londres, Heinemann, 1966 ; A. K. Armah, The Beautyful Ones Are
Not Yet Born, Boston, Houghton Mifflin, 1968.
6. Voir l’autobiographie du leader politique kenyan de gauche O. Odinga, Not Yet Uhuru, Londres,
Heinemann, 1967.
7. R. Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Paris, Seuil, 1962.
8. K. Nkrumah, Neo-Colonialism: The Last Stage of Imperialism, Londres, Nelson and Sons, 1965. Jean-
Paul Sartre avait utilisé le terme de néocolonialisme dès 1956, alors que le sort des colonies était
encore incertain.
9. Le texte le plus influent qui a amené les études postcoloniales en Afrique est le livre d’Achille
Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala,
2000.
10. Le texte emblématique des études postcoloniales aux États-Unis est l’ouvrage d’Edward W. Said,
Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978. Dans ces controverses, on oublie souvent la variété des
arguments qui ont pu se revendiquer – ou être catégorisés comme relevant – des études coloniales
ou postcoloniales. Voir A. Loomba, S. Kaul, M. Bunzl, A. Burton et J. Esty (dir.), Postcolonial Studies
and Beyond, Durham, Duke University Press, 2005.
11. Cette évolution doit beaucoup à de jeunes universitaires, tels que Raphaëlle Branche, autrice de
La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris. Gallimard, 2001. Sur la longue période
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L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats

Les études postcoloniales sont ainsi honnies par la gauche pour substituer le
prisme « identitaire » aux classes sociales, par la droite pour dévaluer l’apport
de la France au reste du monde, et par les deux bords pour encourager le
« communautarisme ». Le conflit atteint son paroxysme en 2005, avec les débats
virulents suscités par les « émeutes des banlieues », dans lesquelles vivent de
nombreuses populations originaires d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb,
et la controverse relative à la loi du 23 février 2005 visant à contraindre les
enseignants à reconnaître les « aspects positifs » de la colonisation12. Depuis lors,
les universitaires ont continué à débattre de l’apport des études postcoloniales
et des effets à long terme de la colonisation, de tels débats dépassant là encore
les cercles académiques, avec notamment les controverses autour de « l’identité
nationale », la question des excuses, voire des réparations, pour le passé colonial
ou celle des restitutions des œuvres d’art aux pays anciennement colonisés13.

La situation coloniale dans l’histoire africaine

Comment tout cela s’est-il articulé avec l’évolution de l’étude professionnelle de


l’histoire ? À ce stade, permettez-moi de prendre un ton plus personnel, puisque
ma propre carrière aux États-Unis a largement coïncidé avec les années qui ont
vu prendre forme la période « postcoloniale ». J’ai suivi mon premier cours sur
l’Afrique en 1967 et ai commencé mes études doctorales sur l’histoire du continent
en 1969. Comme la plupart des personnes de ma génération, je considérais qu’une
des principales tâches consistait à prouver que l’Afrique avait réellement une
histoire. Nous ne voulions pas laisser le continent aux anthropologues, et certai-
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nement pas à ceux qui concevaient un « présent anthropologique » dans lequel
le temps africain s’était arrêté. Nous pensions que l’on avait déjà accordé trop
d’attention à l’histoire des Blancs en Afrique. Les historiens de la fin des années
1960 et des années 1970 ont donc évité d’étudier le régime colonial en tant que tel
pour se concentrer sur deux sujets : les sociétés africaines avant la colonisation
– ce qui incluait des objets tels que la construction des États ou le commerce – et

pendant laquelle la majorité de l’opinion publique française a refusé d’affronter la guerre d’Algérie,
voir B. Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1998. Alors
que, avant les années 1990, on ne disposait que de quelques études d’universitaires français ou
d’Africains francophone sur les questions coloniales (comme les premières publications de Catherine
Coquery-Vidrovitch), on dispose maintenant d’un courant entier d’excellentes recherches et
publications.
12. Les controverses sur les études coloniales et postcoloniales en France ont suscité une littérature
volumineuse et de nombreux articles dans les journaux, les magazines et à la télévision. Voir
C. Deslaurier et A. Roger (dir.), « Passés coloniaux recomposés. Mémoires grises en Europe et en
Afrique », Politique africaine, n° 102, 2006.
13. M.-C. Smouts (dir.), La situation postcoloniale. Les études postcoloniales dans le débat français, Paris,
Presses de Sciences Po, 2007 ; J.-F. Bayart, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris,
Karthala, 2010. Pour une des nombreuses entrées sur les controverses récentes, voir l’interview de
Felwine Sarr sur le retour des œuvres d’art expropriées dans Le Monde du 13 août 2019.
Frederick Cooper
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Histoire, politique et situation coloniale

la résistance à la colonisation14. Nous avons voulu écrire ces histoires non pas
en fonction des catégories standards de l’historiographie européenne, mais en
utilisant les termes dans lesquels les Africains concevaient leurs propres sociétés.
Ce que nous ne voulions surtout pas faire, c’était de l’histoire impériale15.
Ma thèse de doctorat et mon premier livre s’inscrivaient dans cette trajectoire
en ce sens qu’ils portaient sur la côte est-africaine avant la colonisation
européenne. Ils dépassaient cependant ce cadre car j’avais été très influencé
par la riche littérature de l’époque sur l’esclavage dans les Amériques et que
mon travail avait une forte dimension comparative. Mes recherches ont par la
suite continué de s’appuyer à la fois sur mon terrain en Afrique de l’Est et sur
la recherche de comparaisons au-delà du continent16. J’étais alors de plus en
plus marqué par la théorie marxiste – à partir de la lecture de Karl Marx lui-
même –, me focalisant sur les manières spécifiques dont pouvaient s’incarner les
luttes autour des moyens de production et d’accumulation selon les différents
contextes17. Professionnellement, je considérais en tout cas faire – tout comme
mes collègues – de l’histoire africaine.
De cette dernière, il est tentant de retracer les évolutions sous l’angle du
progrès. Tant en quantité qu’en qualité, la production en histoire africaine
s’est rapidement améliorée dans les années 1970, par rapport au petit nombre
d’œuvres de références écrites avant les indépendances. Dans les années 1970
ou 1980, la plupart des départements d’histoire respectables des États-Unis,

14. À titre de comparaison, voir les regards perspicaces et variés sur l’écriture de l’histoire en France
au lendemain de la décolonisation dans le dossier coordonné par Sophie Dulucq, « L’écriture de
l’histoire de la colonisation en France depuis 1960 », Afrique & Histoire, vol. 6, n° 2, 2006, p. 237-276.
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Dans sa contribution à ce dossier et à l’instar de ce que j’ai constaté aux États-Unis, Jean-Louis Triaud
suggère que les historiens africains en France dans les années 1960 et 1970 se sont concentrés sur la
résistance ou l’histoire précoloniale et ne se sont tournés que plus tard vers l’étude du colonialisme
(J.-L. Triaud, « Histoire coloniale : le retour », Afrique & Histoire, vol. 6, n° 2, 2006, p. 238-249). Il y avait
cependant un petit groupe d’universitaires militants et influents, comme Charles-André Julien et
Georges Balandier, qui, à partir des luttes pour la décolonisation, ont abordé directement les questions
coloniales et influencé une génération montante d’historiens combinant l’analyse des structures
coloniales à une attention portée aux actions des Africains. Voir le livre pionnier de Catherine
Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris,
Éditions de l’EHESS, 1972.
15. L’un des premiers docteurs en histoire de l’Afrique, K. Onwuka Dike, qui a fait ses études à Londres
avec des historiens britanniques à la fin des années 1940, a utilisé leur méthodologie basée sur les
archives, tout en s’aidant de sources orales, pour développer une réinterprétation frappante de
l’Afrique de la fin du XIXe siècle qui mettait l’accent sur l’initiative africaine et les interactions entre
le continent et l’Europe. Voir K. O. Dike, Trades and Politics in the Niger Delta: An Introduction to the
Economic and Political History of Nigeria, Oxford, Clarendon Press, 1956. Aux États-Unis, la trajectoire
de la génération plus âgée que la mienne, y compris celle d’universitaires tels que Philip Curtin et
Jan Vansina, a également conduit à sortir de l’histoire impériale.
16. F. Cooper, Plantation Slavery on the East Coast of Africa, New Haven, Yale University Press, 1977 ;
F. Cooper, From Slaves to Squatters: Plantation Labor and Agriculture in Zanzibar and Coastal Kenya, 1890-
1925, New Haven, Yale University Press, 1980.
17. Pour un schéma assez différent reliant les politiques coloniales, le marxisme et l’histoire africaine
dans le contexte de la vie universitaire française des années 1960 et 1970, voir C. Coquery-Vidrovitch,
« Histoire de la colonisation et anti-colonialisme : souvenirs des années 1960-80 », Afrique & Histoire,
vol. 6, n° 2, 2006, p. 249-263.
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L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats

quelle que soit leur taille, considéraient qu’il était important d’avoir au moins un
historien de l’Afrique. Dans ce sens, l’histoire du continent s’est imposée au sein
de l’histoire mainstream. Mais la définition même de ce qui était « mainstream » est
sujet à controverse : comme le fait valoir Jean Allman au congrès américain de
l’ASA (African Studies Association) en 2018, certains des pionniers des études
africaines, dans les années 1950 et 1960, se sont efforcés de marginaliser les
universitaires africains et afro-américains qui avaient précédemment apporté
de précieuses contributions à ce domaine, afin que ces études correspondent au
profil – notamment racial – des universités américaines d’élite18. Cette question de
la race – telle qu’elle se jouait au présent, autour de l’accès aux postes d’historien,
et au passé dans l’histoire – a continué à susciter des controverses. En tant que
jeune africaniste blanc dans les années 1970, j’étais bien conscient de ces tensions
au sein même de ma profession, tout en étant convaincu que le meilleur usage
que je pouvais faire de ma position privilégiée était de poursuivre mes recherches
engagées, de manière critique, dans une partie du monde très différente de celle
d’où je venais.
Dans les années 1970, la pratique de l’histoire africaine était cependant en train
de changer, du fait de ses évolutions sur le continent lui-même. Dès la décennie
précédente, des chercheurs africains avaient organisé d’importantes conférences
dans les universités de Dakar et de Dar es Salaam pour explorer la manière
d’écrire l’histoire dans un contexte de décolonisation19. Alors que je faisais mes
recherches au Kenya en 1972-1973 et en 1978-1979, la vie intellectuelle à l’université
de Nairobi me paraissait plus passionnante que tout ce que j’avais connu aux
États-Unis ou au Royaume-Uni. Les revues et les associations historiques
étaient florissantes. Les universitaires kenyans parlaient du capitalisme et
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du colonialisme en s’appuyant à la fois sur la théorie et sur une connaissance
détaillée de l’histoire des différentes régions de leur pays20. Cette vitalité des

18. J. M. Allman, « #HerskovitsMustFall? A Meditation on Whiteness, African Studies, and the


Unfinished Business of 1968 », African Studies Review, vol. 62, n° 3, 2019, p. 6-39.
19. De cette conférence de Dakar en 1961 est issu l’ouvrage de J. Vansina, R. Mauny et L. V. Thomas (dir.),
The Historian in Tropical Africa: Studies Presented and Discussed at the Fourth International African Seminar
at the University of Dakar, Senegal 1961, Londres, Oxford University Press, 1964, tandis que la conférence
de Dar es Salaam en 1965 a donné lieu à la publication du livre de T. O. Ranger (dir.), Emerging Themes
of African History, Nairobi, East African Publishing House, 1968.
20. On retrouve trace de cette effervescence, parmi les historiens du Kenya, dans la Kenya Historical
Review et le Hadith, journal de l’Historical Association of Kenya. Des politistes et des historiens, parmi
lesquels Peter Anyang’ Nyang’o, Apollo Njonjo, Michael Chege, E. S. Atieno-Odhiambo et plusieurs
expatriés, ont animé ce qui est devenu le « débat kényan ». Pour une rétrospective récente soulignant
l’influence durable de ces échanges intellectuels, voir J. W. Harbeson et F. Holmquist, « The Lessons
and Legacies of the “Kenya Debate” », in N. Cheeseman, K. Kanyinga et G. Lynch (dir.), The Oxford
Handbook of Kenyan Politics, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 451-464. J’ai entendu des
descriptions similaires de discussions animées qui ont eu lieu à l’université Ahmedo Bello de Zaria,
au Nigeria, dans les années 1970. L’université d’Ibadan et l’université de Dar es Salaam se sont
également distinguées par la vitalité de la culture universitaire de l’époque, tandis que la présence
d’universitaires comme Cheikh Anta Diop à l’université de Dakar a constitué une contribution
importante à la recherche et au débat politique. L’Afrique du Sud, grâce aux ressources des universités
Frederick Cooper
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Histoire, politique et situation coloniale

échanges, dans le Kenya des années 1970, ainsi que l’histoire complexe de ce
pays ont incité des universitaires issus de différentes régions du monde – à
commencer par John Lonsdale et Bruce Berman – à y approfondir les réflexions
sur l’économie politique de la colonisation21.
Mais la crise économique des années 1980 – s’ajoutant à la politique répressive
menée par des gouvernements autoritaires, au Kenya comme dans de nombreux
autres pays, à l’encontre des universitaires et de leur volonté d’autonomie – a mis
un frein à cette évolution, provoquant une émigration importante d’universitaires
africains – en particulier d’universitaires critiques – en dehors de l’Afrique,
notamment dans les universités américaines. Même si les universitaires africains
ont lutté avec force pour préserver l’intégrité des activités académiques sur le
continent – des organisations comme le Codesria ayant beaucoup accompli en
la matière – , force est de constater que, jusqu’à tout récemment, la richesse de
la recherche sur l’Afrique a contrasté avec la situation difficile de la recherche
en Afrique22.
Du fait de ma position privilégiée d’universitaire aux États-Unis, je pouvais
ainsi bénéficier de l’apport de collègues américains et européens, mais aussi de
celui de collègues africains. Ensemble, nous pouvions revendiquer une victoire
dans la bataille pour reconnaître la place de l’Afrique dans la discipline de
l’histoire, tout en réintégrant dans l’analyse sa composante coloniale, désormais
éclairée par la considération de dynamiques internes aux sociétés africaines.
Ma propre perspective, en tant que spécialiste du travail en Afrique de l’Est,
s’est nourrie de l’impossibilité de comprendre ce à quoi les Africains étaient
confrontés sans approfondir les complexités d’une politique impériale façonnée
par ses orientations à l’échelle de l’Empire, mais aussi par des contextes locaux
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de confrontation quotidienne avec les populations.
Mon travail s’est donc orienté vers une prise en compte plus systématique
de l’État colonial, en partie grâce à une collaboration avec l’anthropologue Ann
Laura Stoler. Nous avions tous deux écrit des livres s’inscrivant dans la tradition
de l’économie politique marxiste, elle sur les Indes orientales néerlandaises et

« blanches » et à la force du sentiment anti-apartheid en différents espaces du système universitaire


ségrégationniste, a vu aussi se développer un engagement précoce et soutenu sur les questions de
domination raciale, de capitalisme et de travail.
21. Un article publié en 1979 par John Lonsdale et Bruce Berman a eu une influence particulièrement
forte sur ma propre réflexion ainsi que sur celle d’autres historiens. J. Lonsdale et B. Berman, « Coping
with the Contradictions: The Development of the Colonial State in Kenya, 1895-1914 », The Journal of
African History, vol. 20, n° 4, 1979, p. 487-505. Leurs recherches ont ensuite abouti à leur monumental
livre Unhappy Valley: Conflict in Kenya and Africa, 2 volumes, Athens, Ohio University Press, 1992.
22. Pour une analyse pertinente des enjeux politiques et intellectuels de l’étude de l’histoire africaine
dans les années 1990 par un chercheur alors basé à Dakar, voir M. Diouf, « Des Historiens et des
histoires, pour quoi faire ? L’Histoire africaine entre l’État et les communautés », Revue canadienne des
études africaines, vol. 34, n° 2, 2000, p. 337-374. Depuis que j’ai commencé mes recherches au Sénégal
en 1986, j’ai beaucoup appris de mes nombreuses discussions au Sénégal, en France et aux États-Unis
avec Mamadou Diouf, Mohamed Mbodj, Boubacar Barry, Babacar Fall, Omar Guèye, Ibrahima Thioub
et d’autres.
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370
L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats

moi sur l’Afrique orientale britannique. Nous avions tous deux trouvé qu’une
grande partie de l’histoire de l’agriculture au début du XXe siècle ne découlait
pas tant des rouages abstraits de « l’économie » que des interventions menées
par des États coloniaux, imposant des modèles et suscitant des tensions qu’il
était nécessaire d’expliciter. En menant moi-même une étude sur les dockers
du port est-africain de Mombasa, j’ai découvert que j’avais besoin d’une macro-
analyse pour donner un sens à ce que je découvrais : la politique du travail
dans les années 1940 à Mombasa avait moins à voir avec Mombasa qu’avec
l’Empire britannique dans son ensemble, alors que des mouvements sociaux
et politiques mettaient en cause la nature même du régime colonial dans un
nouveau contexte international23. Nous avons ainsi entamé une collaboration
qui a abouti à une conférence en 1988 et à la publication de notre livre Tensions
of Empire en 199724.
Nous étions loin d’être les seuls. Le collectif des subaltern studies en Inde avait
publié son premier recueil d’articles en 1982 et son influence ne cessait de grandir
dans les universités américaines25. Concernant l’histoire africaine, l’ouvrage
Colonial Evangelism de Thomas Beidelman, également publié en 1982, avait été
le premier aux États-Unis à repenser la conversion religieuse en fonction de
l’histoire de la colonisation : il sera suivi, près de dix ans plus tard, par le livre
influent de Jean et John L. Comaroff, Of Revelation and Revolution. Les implications
méthodologiques de ces travaux étaient particulièrement importantes : les
documents écrits, provenant de missionnaires et de fonctionnaires coloniaux,
pouvaient être désormais appréhendés comme des matériaux ethnographiques
sur la période concernée26.
En un sens, Stoler et moi-même, ainsi que nos collègues, avons repris une
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problématique exposée des décennies plus tôt lorsque Georges Balandier a
introduit le concept de « situation coloniale27 ». À une époque où des mouvements
politiques contestaient l’inévitabilité du régime de l’homme blanc en Afrique,
l’idée de Balandier, selon laquelle la structure et l’idéologie du régime colonial
pouvaient être analysées de la même manière qu’un anthropologue étudie une
communauté indigène, avait fourni une contradiction efficace aux justifications
et aux autoreprésentations des colonisateurs comme représentants de la

23. Ce projet a abouti à la publication d’un ouvrage. Voir F. Cooper, On the African Waterfront: Urban
Disorder and the Transformation of Work in Colonial Mombasa, New Haven, Yale University Press, 1987.
24. F. Cooper et A. L. Stoler (dir.), Tensions of Empire: Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley,
University of California Press, 1997. Le premier livre d’Ann Laura Stoler, Capitalism and Confrontation
in Sumatra’s Plantation Belt, 1870-1979, New Haven, Yale University Press, 1985, offrait des parallèles
avec mon propre ouvrage From Slaves to Squatters…, op. cit.
25. R. Guha (dir.), Subaltern Studies I, Delhi, Oxford University Press, 1982.
26. T. Beidelman, Colonial Evangelism: A Socio-Historical Study of an East African Mission at the Grassroots,
Bloomington, University of Indiana Press, 1982 ; J. Comaroff et J. L. Comaroff, Of Revelation and
Revolution: Christianity, Colonialism, and Consciousness in South Africa, 2 volumes, Chicago, University
of Chicago Press, 1991.
27. G. Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie,
n° 11, 1951, p. 44-79.
Frederick Cooper
371
Histoire, politique et situation coloniale

« gouvernance civilisée28 ». Mais alors que le régime colonial s’effondrait, les


universitaires – et dans une large mesure Balandier lui-même – ont détourné leur
regard de la situation coloniale pour mettre au centre de l’analyse l’ordre social en
rapide évolution qui en avait découlé. Pour les universitaires progressistes de la
fin des années 1950 et des années 1960, les possibilités et les dangers de ce nouvel
ordre – conjugués à la situation de confrontation révolutionnaire en Algérie et
au Vietnam – étaient d’un plus grand intérêt que l’ordre colonial mourant. À
quelques exceptions près, il a fallu du temps – et une certaine désillusion vis-
à-vis des fruits de la décolonisation – pour que les universitaires reviennent
sérieusement aux questions soulevées par Balandier en 1951.
Les subaltern studies ont gardé un rôle moteur dans la reconsidération de
l’histoire coloniale au cours des années 199029. Elles étaient principalement
animées par des universitaires indiens, dont beaucoup avaient passé au moins
une partie de leur carrière ailleurs qu’en Inde, tels que Ranajit Guha, Dipesh
Chakrabarty, Gyan Pandey, Gyan Prakash et Partha Chatterjee. Ces universitaires
critiquaient à la fois l’école nationaliste qui avait dominé l’historiographie
indienne et l’école marxiste, aucune des deux ne permettant d’après eux de
comprendre comment les relations de pouvoir étaient organisées, en particulier
du point de vue des subalternes. Pour eux, la notion même d’« Inde » dissimulait
les tensions entre Indiens, accentuées sinon créées par la domination coloniale.
Les subaltern studies ont eu une grande influence, bien que moins grande chez
les africanistes que chez les spécialistes de l’Asie du Sud. Cela me paraît lié à des
trajectoires historiques différentes. Les Moghols et les Britanniques ont assemblé
l’Inde – comme l’Afrique ne l’a jamais été – ; la notion même d’« Inde » est apparue
aux spécialistes de l’Asie du Sud comme un concept à déconstruire. De leur côté,
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Africains et africanistes étaient plus préoccupés par la construction d’une Afrique
qui pourrait faire face aux représentations européocentriques du monde. Alors
même que la « critique de la modernité » se développait parmi les spécialistes
de l’Asie du Sud dans les années 1980 et 1990, les Africains étaient plus enclins

28. Les anthropologues de l’Institut Rhodes-Livingston en Rhodésie du Nord (aujourd’hui Zambie)


ont également déployé, des années 1930 aux années 1960, le concept de « situation » pour faire valoir
le fait que l’étude ethnographique se situait dans l’ici et le maintenant des mines, des écoles et des
fonctionnaires du gouvernement, et pas seulement dans des unités socio-culturelles apparemment
autonomes (les « tribus »). Balandier a quant à lui davantage insisté sur le fait que la situation en
question était « coloniale ». Pour un exemple important de l’approche Rhodes-Livingston, voir
M. Gluckman, Analysis of a Social Situation in Modern Zululand, Manchester, Manchester University
Press, 1958.
29. Il est intéressant de noter que la première traduction importante des textes des subaltern studies
en français a été dirigée non pas par un spécialiste de l’Asie du Sud, mais par un africaniste, Mamadou
Diouf, qui avait participé au Sephis et avait mesuré la pertinence de ces débats pour l’étude de
l’Afrique. M. Diouf (dir.), L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés
postcoloniales, Paris, Karthala, 1999. Sur l’influence des subaltern studies sur les historiens aux États-
Unis, voir le numéro spécial sur les subaltern studies dans l’American Historical Review, vol. 99, n° 5,
1994, p. 1475-1545. Ma contribution à ce dossier figure également en français dans le volume
édité par Diouf.
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372
L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats

à dire, montrez-nous un peu de cette modernité, un peu de ce développement,


et nous vous dirons si l’on aime ça ou pas30.
Quels que soient ses problèmes et ses controverses, les études coloniales
ont montré que la colonisation n’était pas un simple épisode secondaire dans
l’histoire nationale de la Grande-Bretagne, de la France, du Portugal ou d’autres
pays européens, mais qu’elle faisait partie intégrante de ce qu’ils sont. En même
temps, elles ont mis en évidence la difficulté à analyser le colonialisme en
utilisant des concepts issus du processus même de colonisation. La critique
épistémologique a eu en cela une influence particulièrement salutaire dans un
contexte où les paradigmes produits au Nord se succèdent de façon rapprochée,
tout en étant supposé s’appliquer au Sud.

L’Afrique dans les contextes national, continental, impérial


et mondial : un défi théorique

En gardant à l’esprit la critique des pratiques savantes qui est à la fois politique
et épistémologique, comment pouvons-nous faire de l’histoire africaine « autre-
ment », pour paraphraser le titre d’un dossier de Politique africaine de 199031 ? Il
est certain que nous pouvons approfondir les modes de compréhension divers,
complexes et changeants de l’Afrique, en faisant émerger des concepts spécifiques
pour comprendre le fonctionnement des sociétés, plutôt que de les importer des
sciences sociales européennes. Mais à trop pousser dans cette direction, il y a
un risque d’inventer une afrocentricité qui serait l’envers de l’européocentrisme.
Plutôt que de chercher une Afrique close sur elle-même, nous devons regarder le
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continent africain comme étant non seulement connecté à l’Europe et au passé
colonial, mais comme étant aussi façonné et façonnant vis-à-vis de différentes
parties du monde.
La répartition inégale des ressources dans le milieu de la recherche et dans
les publications pose un problème, à savoir une tendance à la reproduction des
asymétries existantes dans la production des connaissances. Mais des efforts
institutionnels et intellectuels ont été déployés pour résoudre ce problème.
Les connexions Sud-Sud ont été pendant un certain temps au centre du Sephis
­(Programme d’échange Sud-Sud pour la recherche sur l’histoire du dévelop­
pement, fondé aux Pays-Bas en 1994). L’« histoire connectée » est devenue une
façon de considérer l’histoire au-delà des unités nationales, cette notion étant

30. Pour une discussion critique du concept de modernité et de sa pertinence dans les situations
coloniales, voir F. Cooper, « Modernity », in F. Cooper, Colonialism in Question: Theory, Knowledge,
History, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 113-150.
31. C. Coulon (dir.), « L’Afrique autrement », Politique africaine, n° 39, 1990.
Frederick Cooper
373
Histoire, politique et situation coloniale

sans doute moins trompeuse que celle d’« histoire globale32 » : la plupart des
histoires sont connectées à d’autres histoires, mais peu d’histoires sont, au sens
propre, globales. Les études des relations à travers le Sahara ou l’océan Indien
ont ouvert des possibilités qui vont dans ce sens33. La conscience qu’il existe
différentes façons de penser le monde ne doit pas nous empêcher d’étudier leurs
interactions, car nous savons par expérience que les êtres humains ont depuis
longtemps trouvé des moyens de converser et d’interagir les uns avec les autres,
quels que soient les problèmes de traduction, même si les liens restent asymé-
triques. Une question demeure dès lors : pouvons-nous à la fois garder à l’esprit
les interactions et les relations de pouvoir inégales ?
Cela nous ramène au point soulevé par Modibo Keïta en 1960. Keïta ne se
contentait pas de dire aux Africains de ne pas avoir honte d’avoir été colonisés.
Il leur disait que le colonialisme était quelque chose que de nombreux peuples
avaient vécu à de nombreuses reprises. La littérature néocoloniale, postcoloniale
et décoloniale affirme quant à elle que le colonialisme émane des États européens,
et que la domination économique et la racialisation ont eu des conséquences
spécifiques et durables. Ce défi pose un problème éthique, politique et
scientifique aux chercheurs. Voulons-nous examiner la colonisation dans toutes
ses manifestations au cours de l’histoire, rechercher les points communs et les
différences, ou devons-nous insister sur le fait que la dimension « coloniale »
des études postcoloniales ou décoloniales – dont les effets dévastateurs se font
encore sentir aujourd’hui – ne doit pas être diluée dans un cadre de référence
plus large ? Je dirais qu’on n’atténue pas les dommages infligés par la colonisation
européenne de l’Afrique en les situant dans une histoire plus large, pas plus qu’on
atténue le génocide des Juifs dans les années 1940 en reconnaissant celui des
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Herero en 1904 ou celui des Tutsi en 1994. Il faut juste prendre soin de délimiter les
contextes dans lesquels les différents actes ont eu lieu, les perspectives des acteurs
africains pendant et après la colonisation, les mécanismes spécifiques à travers
lesquels le pouvoir a été exercé et des populations placées dans des catégories
hiérarchiques, et les façons dont l’autorité et l’exploitation ont été contestées
dans différentes situations. Les spécialistes de la colonisation européenne en
Afrique ont beaucoup fait pour amener les étudiants à ce niveau de précision, en
leur transmettant des histoires à dimension plus humaine qu’une confrontation
binaire entre colonisateurs et colonisés. L’histoire de la colonisation est celle des

32. F. Cooper, « What is the Concept of Globalization Good for? An African Historian’s Perspective »,
African Affairs, vol. 100, n° 339, 2001, p. 189-213 ; A. Eckert, « Scenes from a Marriage: African History
and Global History », Comparativ, vol. 29, n° 2, 2019, p. 36-51.
33. G. Lydon, On Trans-Saharan Trails: Islamic Law, Trade Networks, and Cross-Cultural Exchange in
Nineteenth Century Western Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; J. Scheele, Smugglers
and Saints of the Sahara: Regional Connectivity in the Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University
Press, 2012 ; F. A. Bishara, A Sea of Debt: Law and Economic Life in the Western Indian Ocean, 1780-1950,
Cambridge, Cambridge University Press, 2017 ; P. Gupta, Portuguese Decolonization in the Indian Ocean
World: History and Ethnography, Londres, Bloomsbury, 2018.
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L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats

limites du pouvoir autant que celle de son étendue. C’est avant tout une histoire
qui insiste sur le fait que les Africains n’ont pas été que des « colonisés ».
Quelles sont les implications méthodologiques d’une telle approche ? Les outils
à notre disposition pour intégrer l’Afrique dans une histoire de l’humanité sont
marqués par une forme d’inégalité constitutive. Les catégories dont disposent
les chercheurs aujourd’hui, même après des années de remise en cause, portent
encore le poids de leurs origines dans les sciences sociales européennes et
traduisent l’existence d’œillères face à d’autres réflexions épistémologiques,
d’autres sensibilités au temps, à l’espace et aux relations humaines. Les
universitaires critiques ont, à juste titre, attiré notre attention sur ces problèmes
fondamentaux dans l’étude de l’Afrique. Les appels à « décoloniser » les études
africaines ne cessent d’affluer, mais ne risquent-ils pas de rendre l’« épisode
colonial » prépondérant au détriment de l’analyse des inégalités, complexes et
actuelles, dans la production de connaissances et de mettre davantage l’accent
sur les obstacles à l’exploration de modes de pensée issus de l’Afrique que sur le
contenu des pensées elles-mêmes34 ?
C’est un défi méthodologique et théorique. Il est trop facile de passer d’une
universalité artificielle qui masque les inégalités à des hypothèses de domination
qui la réifient. Nous avons des mots facilement accessibles comme « domination »,
« oppression », « hégémonie ». Nous avons des mots tout aussi disponibles comme
« négociation », qui semble impliquer une relation entre des équivalents. Ce qui
est plus difficile à mettre en mots, ce sont les relations asymétriques mais non
totalisantes, n’impliquant ni égalité ni domination complète. Ces relations sont
peut-être les plus courantes dans les interactions humaines, en termes de genre,
de génération, de classe, d’ethnicité, de race, mais elles sont difficiles à décrire.
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Au cours des dernières décennies, les recherches sur le genre sont devenues
particulièrement importantes, révélant les transformations et les continuités
des relations asymétriques entre hommes et femmes avant, pendant et après la
colonisation35.
Il y a quelques années, Valentin Y. Mudimbe a mis au défi les chercheurs
africains de comprendre la « bibliothèque coloniale » – les sources de l’Afrique
avant, pendant et après la colonisation, dont les formes de collecte et l’influence
sur l’interprétation des sources étaient telles qu’il était impossible d’examiner les

34. Le discours de Maria Grosz-Ngaté à l’Association d’études africaines en 2019, intitulé


« Connaissance et pouvoir », est un exemple récent de ces questions. Voir M. Grosz-Ngaté, « Knowledge
and Power: Perspectives on the Production and Decolonization of African/ist Knowledges », African
Studies Review, vol. 63, n° 4, 2020, p. 689-718.
35. Mon travail de terrain dans le Kenya côtier s’est recoupé avec celui de Margaret Strobel, dont
le livre (Muslim Women in Mombasa, Kenya, 1890-1975, New Haven, Yale University Press, 1979) a
été une étude pionnière dans ce domaine. Une synthèse récente a été faite par Iris Berger, Women
in Twentieth Century Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2016. Un bon exemple des
orientations actuelles au sujet du genre est le travail de Pascale Barthélémy, Françaises et Africaines :
une rencontre improbable (1944-1962), Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Paris,
Université de Paris Diderot, 2019.
Frederick Cooper
375
Histoire, politique et situation coloniale

sociétés africaines sans passer par les mécanismes de création de connaissances


découlant de l’exercice de l’autorité coloniale36. Les historiens africains de ma
génération espéraient utiliser les traditions orales pour dépasser le regard
européen, mais les recherches sur le terrain menées dans les années 1970, quel que
soit le nombre de personnes à qui l’on parlait et quelle que soit notre propension
à diversifier leur profil, ne pouvaient pas totalement annihiler les effets de ce
passé récent sur les mémoires. Les étudiants en histoire orale, dans la lignée de
Jan Vansina, ont essayé de développer des méthodes pour séparer le bon grain
de l’ivraie avec un certain succès, tandis que d’autres pensaient que la production
même de connaissances était en soi la partie la plus intéressante du problème.
Plutôt que de rechercher l’authenticité, ils ont cherché à comprendre la créativité
et la sophistication analytique des procédés d’interprétation à travers lesquels les
gens cherchaient à comprendre leur passé et leur présent37. Les textes écrits par
des Africains qui avaient reçu une éducation missionnaire pendant une grande
partie du XXe siècle ont été particulièrement éclairants. Ils ont révélé comment
les gens utilisaient ce qu’ils avaient appris des Européens, en particulier l’usage
de l’écriture, pour préserver et éclairer leurs cultures natales38.
Les historiens africains ont désormais la confiance nécessaire pour aborder
les questions de pouvoir au sein des sociétés africaines sans craindre le piège du
mythe, perpétré pendant les colonisations de la fin du XIXe siècle, selon lequel les
rois africains étaient des tyrans sauvages. Nous avons les moyens de traiter les
empires africains avec lucidité en nous appuyant sur des sources écrites, en arabe
et dans d’autres langues, ainsi que sur des compilations de traditions orales, pour
dépeindre la construction d’empires en Afrique dans toute leur complexité39.
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36. V. Y. Mudimbe, The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington,
Indiana University Press, 1988. Voir également A. Mbembe, « African Modes of Self-Writing », Public
Culture, vol. 14, n° 1, 2002, p. 239-273 ; E. S. Atieno-Odhiambo, « From African Historiographies to an
African Philosophy of History », in T. Falola et C. Jennings (dir.), Africanizing Knowledge: African Studies
across the Disciplines, New Brunswick, Transaction Publishers, 2002, p. 13-63.
37. Pour une comparaison, voir J. Vansina, Oral Tradition: A Study in Historical Methodology, Chicago,
Aldine, 1961 ; L. S. White, S. F. Miescher et D. W. Cohen (dir.), African Words, African Voices: Critical
Practices in Oral History, Bloomington, Indiana University Press, 2001. L’ouvrage d’Yves Person est
également remarquable pour sa réflexion sur les sources en relation avec l’histoire politique
contemporaine. Voir C. Becker, R. Colin, L. Daronian et C.-H. Perrot (dir.), Relire Yves Person. L’État-
nation face à la libération des peuples africains, Paris, Présence africaine, 2015.
38. D. R. Peterson, Creative Writing: Translation, Bookkeeping, and the Work of Imagination in Colonial
Kenya, Portsmouth, Heinemann, 2004 ; D. W. Cohen, The Combing of History, Chicago, University of
Chicago Press, 1994 ; E. Hunter, « Print Media, the Swahili Language, and Textual Cultures in
Twentieth-Century Tanzania, ca. 1923-1939 », in T. Balantyne, L. Paterson et A. Wanhalla (dir.),
Indigenous Textual Cultures: Reading and Writing in the Age of Global Empire, Durham, Duke University
Press, 2020, p. 175-194. D’autres ont souligné à quel point les acteurs européens de la colonisation ont
été influencés par leurs interlocuteurs africains au cours du processus de colonisation lui-même. Voir
Camille Lefebvre, Frontières de sable, frontières de papier. Histoire de territoires et de frontières, du jihad de
Sokoto à la colonisation française du Niger, XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.
39. Parmi les travaux en histoire de l’Afrique qui ne mettent pas de côté la question de l’esclavage,
voir M. Diouf, Le Kajoor au XIXe siècle. Pouvoir ceddo et conquête coloniale, Paris, Karthala, 1990 ; I. Thioub,
« Stigmates et mémoires de l’esclavage en Afrique de l’Ouest : le sang et la couleur de peau comme
lignes de fracture », Nouvelles annales africaines, Édition spéciale, 2012, p. 14-24.
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376
L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats

African Dominion de Michael Gomez, par exemple, traite de l’extension du


pouvoir des empires du Ghana, du Mali et du Songhaï, et accorde une attention
particulière aux conditions dans lesquels ce pouvoir s’est développé, tout en
considérant des questions telles que la traite ou l’esclavage. Bruce S. Hall, comme
d’autres chercheurs travaillant sur l’Afrique sahélienne, y a mis en évidence
l’importance de la distinction raciale, en soulignant que la « race » est définie par
différents paramètres – tels que l’ascendance patrilinéaire – qui ne seront pas
forcément les mêmes ailleurs40. L’histoire de l’Afrique avant la colonisation est
devenue à la fois plus large et plus profonde.
Cela me ramène à ma propre trajectoire. J’ai beaucoup appris d’une très proche
critique des études coloniales, en la personne de mon épouse et collègue Jane
Burbank, spécialiste de l’histoire russe. Elle s’est plainte à juste titre de deux
caractéristiques patentes de ces études auxquelles je participais : d’une part,
elles se limitent au tiers-monde et au premier monde, en oubliant le deuxième ;
et d’autre part, elles ne s’intéressent qu’à la période contemporaine, oubliant ce
qui s’est passé avant le XIXe siècle – sauf à considérer ceux pour qui tout ce qui
s’est passé depuis 1492 appartient à la même catégorie. C’est en réponse à ces
considérations que Jane et moi, avec le soutien de l’université du Michigan, avons
lancé en 1999-2000 un séminaire pour les doctorants, en parallèle d’une série de
conférences, sur le thème « Empires, États et imagination politique ». La dernière
phrase était une variation du thème de l’ouvrage de Benedict Anderson, Imagined
Communities, publié en 1983, lui-même la reprise d’un schéma narratif ancien
selon lequel l’appréhension du politique dans le monde était progressivement
et implacablement passé d’un prisme impérial à un prisme national. Dans notre
séminaire, il s’agissait de montrer que les imaginaires politiques – en Europe
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comme ailleurs – étaient restés autrement plus divers, certains relevant davantage
de la nation, d’autres de l’empire, et d’autres encore ne s’inscrivant pas dans un
cadre strictement territorial41.
Cet élargissement du champ d’investigation, au-delà de la forme spécifique
de l’empire colonial des XIXe et XXe siècles, a permis un engagement plus large
dans la « politique de la différence ». Pendant la plus grande partie de l’histoire

40. M. A. Gomez, African Dominion: A New History of Empire in Early and Medieval West Africa, Princeton,
Princeton University Press, 2018 ; B. S. Hall, A History of Race in Muslim West Africa, 1600-1960,
Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Les arguments de Hall s’inscrivent dans une
perspective plus longue et plus globale, comme ceux de Francisco Bethencourt qui insiste pour utiliser
le pluriel dans son titre, Racisms: From the Crusades to the Twentieth Century, Princeton, Princeton
University Press, 2013. Outre le livre de Gomez sur les premiers empires africains, on peut aussi se
référer au livre de François-Xavier Fauvelle-Aymar, Le rhinocéros d’or. Histoire du Moyen Âge africain,
Paris, Alma, 2013.
41. Le projet a abouti, des années plus tard, à la publication de notre ouvrage : J. Burbank et F. Cooper,
Empires in World History: Power and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press,
2010. Voir également le chapitre « Africa and Empire », in F. Cooper, Africa in the World: Capitalism,
Empire, Nation-State, Cambridge, Harvard University Press, 2014. La version originale du texte de
Benedict Anderson est Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism,
Londres, Verso, 1983.
Frederick Cooper
377
Histoire, politique et situation coloniale

de l’humanité, les populations n’ont pas vécu dans des sociétés homogènes et
n’ont pas nécessairement été dirigées par des hommes qui leur ressemblaient. La
différence a fait l’objet de multiples traitements politiques : elle a pu être traitée
comme un fait ordinaire de la vie ou politiquement investie lorsqu’il appartenait
à différentes communautés de contribuer différemment à l’autorité impériale ;
des personnes différentes incorporées à un Empire ont pu être assimilées à une
même culture tandis que d’autres ont pu être expulsées, voire exterminées, parce
qu’elles ne correspondaient pas au « moule » impérial. Le concept de différence
n’est pas manichéen, tout noir ou tout blanc – et les idées même de « noir » et de
« blanc » ne sont pas si simples en soi42.
La relation entre l’histoire africaine et l’histoire européenne n’a jamais été
symétrique. C’est pourquoi le fait d’aborder l’histoire des empires en étudiant
l’histoire de l’Afrique offre une perspective que ne partageaient pas les générations
précédentes (ni d’ailleurs la génération actuelle) de spécialistes des empires, dont
la plupart ont été formés en tant qu’historiens de l’Europe. L’histoire des empires
est celle de la conquête, du contrôle et de la distinction, mais c’est aussi une
histoire de limites. Les études récentes continuent à mettre en évidence la violence
de la colonisation en Afrique, mais elles montrent aussi à quel point le contrôle
administratif quotidien était ténu en dehors des régions d’activités économiques
où étaient implantées des mines ou des exploitations agricoles appartenant à
des Blancs. Elle montre à quel point les administrateurs étaient dépendants des
intermédiaires africains et en quoi les improvisations rythmaient le quotidien du
pouvoir, même au sein d’un ordre politique racialisé. La recherche a fait ressortir
de nouvelles dimensions dans la manière dont les Africains ont fait face à la
situation coloniale, permettant de dépasser les dichotomies du type résistance-
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collaboration, engagement-retrait ou révolution-gradualisme. L’Afrique a incarné
un extrême de l’assujettissement colonial tout en étant l’exemple même des
limites du pouvoir colonial43. Le défi pour l’historien de l’Afrique coloniale est de
comprendre les mécanismes de racialisation, d’exploitation et de répression sans
accorder au pouvoir colonial plus de capacité et de cohérence qu’il n’en avait. De
telles considérations sont pertinentes pour d’autres empires, à la même période
ou pas. Elles sont aussi certainement pertinentes pour participer à l’élaboration
d’une réflexion conceptuelle sur l’empire en général comme sur des empires
coloniaux en particulier.

42. C’est ce qui ressort clairement des récentes études sur la pensée raciale en Grande-Bretagne et en
France réalisées par Helen Tilley, Africa as a Living Laboratory: Empire, Development, and the Problem of
Scientific Knowledge, 1870-1950, Chicago, University of Chicago Press, 2011, et Alice L. Conklin, In the
Museum of Man: Race, Anthropology, and Empire in France, 1850-1950, Ithaca, Cornell University Press,
2013.
43. J’ai développé mon propre point de vue sur ces questions dans « Conflict and Connection:
Rethinking Colonial African History », American Historical Review, vol. 99, n° 5, 1994, p. 1516-1545, et
Colonialism in Question…, op. cit.
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L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats

L’histoire de la décolonisation est aussi celle de personnes confrontées à un


présent hostile tout en ayant différents futurs possibles. Comme cette histoire a
commencé à être racontée alors que les luttes pour l’indépendance étaient encore
en cours, les futurs imaginés étaient variés et les passés sujets à contestation.
Lorsqu’un universitaire engagé tel que Cheikh Anta Diop a cherché à expliquer
comment l’histoire pouvait être étudiée dans un contexte de décolonisation,
le passé à travers lequel il voyait l’avenir n’était pas sénégalais mais africain44.
De même, le passé d’Ajayi était-il aussi africain, et non spécifiquement nigérian.
Dans les années 1950, il n’était pas encore clair que l’avenir de l’Afrique
s’inscrirait dans des répertoires nationaux. L’un des grands pionniers de
l’activisme politique africain, Kwame Nkrumah, proposait en 1958 que le
Ghana abandonne une partie de la souveraineté qu’il avait acquise l’année
précédente et initie des États-Unis d’Afrique. Le parti politique le plus populaire
d’Afrique française, le Rassemblement démocratique africain, avait une
structure fédérale et ses dirigeants, depuis le conservateur Félix Houphouët-
Boigny jusqu’au radical Sékou Touré, se sont joints à Léopold Sédar Senghor
pour prôner, jusqu’à la veille du référendum de 1958, différentes formes de
« communauté franco-africaine », qui réuniraient les territoires africains
dans une même formation associée par un lien fédéral ou confédéral à la
France45. Mais bien que les dirigeants africains aient recherché diverses formes
de coopération ou d’unité entre eux, l’indépendance qu’ils ont obtenue a été
nationale. L’histoire qu’il fallait écrire est alors devenue une histoire nationale,
incarnée par des institutions comme la Historical Society of Kenya, la Historical
Society of Nigeria ou l’Association sénégalaise des professeurs d’histoire et de
géographie. Les universités nationales ont créé des départements d’histoire,
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dont certains avaient des programmes d’études riches et variés, mais qui
ont veillé à ce que l’histoire nationale reçoive une attention de premier plan.
La construction nationale fut mise à l’ordre du jour46. Même l’Organisation
de l’unité africaine, qui semblait être la meilleure expression des idéaux
supranationaux sur le continent, vota en 1963 pour que les frontières existantes
soient sanctuarisées.

44. C. Anta Diop, Nations nègres et culture. De l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de
l’Afrique noire d’aujourd’hui, Paris, Présence africaine, 1954. Pour un retour sur ces tensions entre
optique nationale et perspectives plus larges, voir I. Thioub, « Writing National and Transnational
History in Africa: The Example of the “Dakar School” », in S. Berger (dir.), Writing the Nation: A Global
Perspective, Londres, Palgrave Macmillan, 2007, p. 197-212.
45. F. Cooper, Citizenship between Empire and Nation: Remaking France and French Africa, 1945-1960,
Princeton, Princeton University Press, 2014 ; A. Getachew, Worldmaking after Empire: The Rise and Fall
of Self-Determination, Princeton, Princeton University Press, 2019.
46. J.-F. Havard, « Histoire(s), mémoire(s) collective(s) et construction des identités nationales dans
l’Afrique subsaharienne postcoloniale », Cités, n° 29, 2007, p. 71-79.
Frederick Cooper
379
Histoire, politique et situation coloniale

Mettre le futur, le présent et le passé du continent dans des limites nationales


– face aux tentatives initiées en faveur d’une unité plus large – est allé de
pair avec le nationalisme méthodologique qui s’est imposé dans le monde
académique occidental. Inquiétés par les dangers suscités par l’éclatement
des empires, comme par la menace de politiques radicales dans les anciennes
colonies, des spécialistes de relations internationales et de science politique
ont commencé à imaginer un monde dans lequel l’État-nation incarnerait la
« modernité » et où la construction de la nation produirait une forme gérable
de politique à l’échelle mondiale47. Si on considère la première génération des
recherches sur les mouvements anticoloniaux en Afrique, la plupart étaient
des études nationales, axées sur la lutte pour l’indépendance au Ghana, en
Côte d’Ivoire, au Kenya ou au Sénégal48. Au cours des dernières décennies,
l’éventail des perspectives posées sur le passé de l’Afrique – y compris sur
les deux décennies tumultueuses qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale –
s’est élargi. L’un des débats les plus fructueux a opposé les universitaires
qui considéraient la voie nationale comme la seule possible et ceux (dont je
fais partie) qui cherchaient à mettre en évidence les différents imaginaires
politiques des acteurs, en leur temps, tout en soulignant le caractère sinueux
des multiples voies de sortie possibles de l’empire49. Alors que certains héros
des indépendances, comme Sékou Touré ou Robert Mugabe, passaient du statut
de libérateur à celui de tyran, certains chercheurs ont remis en question leur
propre adhésion passée au récit national50.
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47. N. Guilhot, After the Enlightenment: Political Realism and International Relations in the Mid-Twentieth
Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2017 ; S. Grovogui, Beyond Eurocentrism and Anarchy:
Memories of International Order and Institutions, Londres, Palgrave Macmillan, 2006. Les responsables
politiques américains des années 1950 à 1960 aimaient évoquer l’« autodétermination » comme un
contrepoids à l’extension du pouvoir soviétique au-delà de ses frontières, mais ils craignaient que les
Africains ne soient pas capables de gérer un État-nation et que l’indépendance ne conduise à
l’instabilité ou à des prises de contrôle communistes. Voir B. Simpson, « The United States and the
Curious History of Self-Determination », Diplomatic History, vol. 36, n° 4, 2012, p. 675-694. Dans le
même temps, l’ouverture de la zone sterling et de la zone franc a créé des opportunités pour les
sociétés multinationales.
48. Parmi les ouvrages classiques de la science politique américaine des années 1960, on peut citer
les livres de David Apter sur le Ghana, d’Aristide Zolberg sur la Côte d’Ivoire, de James Coleman et
Richard Sklar sur le Nigeria, de Carl Rosberg et John Nottingham sur le Kenya ou de Crawford Young
sur le Congo. Les études de Ruth Schachter Morgenthau et William Foltz sur l’Afrique occidentale
française, qui prennent au sérieux la politique du fédéralisme, font exception à cette époque. Voir en
particulier R. Schachter Morgenthau, Political Parties in French-Speaking West Africa, Oxford, Clarendon
Press, 1964 ; W. J. Foltz, From French West Africa to the Mali Federation, New Haven/Londres, Yale
University Press, 1965.
49. Voir par exemple le débat entre Richard Drayton et moi-même dans Comparative Studies of South
Asia, Africa, and the Middle East, vol. 37, n° 2, 2017, p. 401-411.
50. Un mea culpa particulièrement réfléchi est venu de T. O. Ranger, « Nationalist Historiography,
Patriotic History and the History of the Nation: The Struggle over the Past in Zimbabwe », Journal
of Southern African Studies, vol. 30, n° 2, 2004, p. 215-234. Voir également H. Charton et M.-A. Fouéré,
« Présentation. Héros nationaux et pères de la nation en Afrique », Vingtième siècle, n° 118, 2013,
p. 3-14.
Politique africaine n° 161-162 • 2021/1-2
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L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats

L e travail initié par Politique africaine s’est fondamentalement adossé à l’idée


que le présent de l’Afrique avait un passé. Celui-ci – mais c’est aussi le cas en
France ou en Grande-Bretagne – n’échappe pas au poids de la colonisation.
Il n’échappe pas non plus à l’importance des trajectoires particulières prises au
moment des décolonisations. Ce n’est pas tant que le colonialisme a laissé un
« héritage51 », c’est plutôt que l’ordre colonial est allé de pair avec un engagement
continu des populations à son encontre, souvent de la résistance, mais aussi
des efforts plus subtils pour contourner ou même manipuler ses structures.
Cet engagement, et pas seulement la colonisation elle-même, a eu des consé-
quences. La dernière phase de luttes, des années 1940 aux années 1960, a été
particulièrement importante dans une grande partie de l’Afrique, lorsque des
mouvements sociaux et politiques ont amené les régimes coloniaux à modifier
leurs politiques pour tenter de se maintenir coûte que coûte : en témoignent
les nouvelles politiques de « développement », l’octroi de la citoyenneté aux
Africains (dans le cas de la France), ou la concession de meilleurs salaires et
d’allocations familiales aux travailleurs susceptibles de se mettre en grève.
J’ai soutenu ailleurs que les coûts croissants d’un colonialisme désormais axé
sur le développement ont contribué à convaincre les dirigeants français et
britanniques que l’octroi d’une plus grande autonomie et, finalement, d’une
indépendance était une alternative imaginable, alternative qu’ils pourraient par
la suite essayer de manipuler. Instruits par leurs propres succès, les nouveaux
dirigeants politiques africains ont réalisé de leur côté les possibilités et les
dangers que représentaient les mouvements sociaux. Leurs appréhensions ont
été l’une des raisons des efforts qu’ils ont déployés pour réduire l’autonomie
des syndicats, des organisations paysannes et des associations étudiantes après
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l’indépendance, ainsi que pour revenir sur les promesses de droits et de liberté
faites lors de la lutte pour des indépendances52. Ce n’est qu’en comprenant les
concessions mutuelles de cette période mouvementée de l’histoire africaine
qu’il est possible d’expliquer les orientations que les régimes ont prises une
fois qu’ils ont obtenu leur indépendance.
L’indépendance a certainement été un tournant : quoi qu’en disent les
détracteurs de l’« indépendance du drapeau », la souveraineté a ses conséquences.
Mais elle n’a pas créé un nouveau monde de libération et d’égalité53. Nous devons

51. Les approches développant l’idée d’un héritage qui sauterait des périodes sont particulièrement
problématiques, lorsqu’elles vont par exemple chercher dans l’ordre colonial bien établi des années
1920 les raisons de ce qui s’est passé en Afrique au cours des années 1970. Voir l’introduction de
F. Cooper, Colonialism in Question…, op. cit.
52. F. Cooper, Decolonization and African Society: The Labor Question in French and British Africa,
Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
53. Une des études les plus révélatrices de ce que cette souveraineté a permis est celle d’Abou B.
Bamba, qui montre comment la Côte d’Ivoire, après s’être détachée de la France, a pu jouer entre les
connexions américaines et françaises. Même si la souveraineté n’implique pas une participation égale
à l’économie mondiale, elle donne la possibilité de choisir de nouveaux patrons. Voir A. B. Bamba,
African Miracle, African Mirage: Transnational Politics and the Paradox of Modernization in Ivory Coast,
Frederick Cooper
381
Histoire, politique et situation coloniale

aussi étudier les trajectoires, faites de manière inégale de changements et de


permanence, à travers les points de rupture classiques. Politique africaine est un
espace où, depuis son premier numéro, le changement au fil du temps fait partie
intégrante de l’étude du politique en Afrique. Le passé du présent s’allonge de
jour en jour.

Frederick Cooper
New York University

Traduit de l’anglais par Mehdi Labzaé et Romain Tiquet

Abstract
History, Politics, and the Colonial Situation
This article discusses the place of the colonial period in studies of African history,
looking at the evolution of the field, particularly in the United States, in relation to the
author’s own career since the 1960s. After initially focusing on avoiding a history that
might appear “too white,” scholars eventually began to undertake critical studies of
colonization, exploring the range of ways in which Africans confronted the colonial
situation and envisaged their continent’s connections with the rest of the world.
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Athens, Ohio University Press, 2016. Plus généralement, voir F. Cooper, Africa Since 1940: The Past of
the Present, 2e édition, Cambridge, Cambridge University Press, 2019.

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