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Frederick Cooper
Cet article traite de la place de la période coloniale dans les études sur
l’histoire de l’Afrique. Il examine l’évolution de ce domaine de recherche,
notamment aux États-Unis, en suivant la propre carrière de l’auteur depuis
les années 1960. Après s’être initialement attachés à éviter une histoire
qui pouvait sembler « trop blanche », les universitaires ont finalement
commencé à entreprendre des études critiques de la colonisation, en
explorant l’éventail des façons dont les Africains ont fait face à la situation
coloniale et envisagé les liens entre l’Afrique et le reste du monde.
En février 1960, alors que Modibo Keïta et Léopold Sédar Senghor étaient en
pleine négociation avec le gouvernement français, conduisant quelques mois
plus tard à l’indépendance de la Fédération du Mali, Keïta prononça les propos
suivants lors d’une conférence régionale au Soudan français :
« Camarades africains, il faudrait que vous vous guérissiez d’un complexe, du complexe
de colonisé. Je sais que les intellectuels, que tous les jeunes s’exaltent lorsqu’on dénonce le
colonialisme, l’impérialisme, le capitalisme. Mais où est maintenant le colonialisme ? Vous
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En 1960, la question – qui se pose jusqu’à aujourd’hui – n’est pas tant la honte
d’avoir été colonisé que l’importance à accorder à cette histoire. Keïta est alors
prêt à se tourner vers la nouvelle configuration politique. Dans sa déclaration,
il s’attache à rendre l’histoire de la colonisation banale, plutôt que d’en faire
quelque chose qui n’aurait été imposée qu’aux Africains. Dans les années qui
ont suivi les indépendances, d’autres ont également essayé de banaliser l’histoire
coloniale. L’historien nigérian Jacob Ajayi qualifie ainsi le colonialisme d’« épi-
sode » dans l’histoire africaine, pas nécessairement plus important que d’autres
épisodes. D’autres font référence à la « parenthèse coloniale2 ». Tous font à peu
près valoir la même chose : en assumant les promesses et le poids de l’indépen-
dance, les peuples africains peuvent s’appuyer sur des ressources historiques
plus profondes que cette période de 50 à 80 ans (soit un moment relativement
court à l’échelle de l’histoire) pendant laquelle la plupart d’entre eux ont été sous
le joug colonial.
Cela fait maintenant 60 ans que le Sénégal, le Nigeria, le Mali et de nombreux
autres pays sont devenus indépendants. Contrairement à la perspective de Keïta
ou d’Ajayi, le colonialisme n’a pas disparu de la conscience des intellectuels
africains. Pour beaucoup d’Africains soucieux d’histoire, à l’intérieur comme
à l’extérieur du continent africain, l’épisode colonial est toujours présent et la
parenthèse n’est pas fermée. Au moment de la création de Politique africaine en
1981, ses fondateurs affirmaient clairement que la compréhension du présent, en
Afrique, passait par celle de son passé, avant, pendant et après la colonisation.
En se concentrant sur le « politique par le bas », les premiers numéros retraçaient
des situations complexes et variées de personnes puisant dans les ressources
matérielles, sociales et culturelles que leurs trajectoires historiques leur ont
données3. Cela incluait les élites, qui ont aussi vu leur histoire marquée – entre
autres – par la période de domination coloniale. L’étude de cette période
a bénéficié de l’attention portée à la fois au bas et au haut, à leurs relations
réciproques et à leurs liens avec les populations du « milieu », qu’il s’agisse de
connexions ou de conflits4.
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2. J. F. Ade Ajayi, « The Continuity of African Institutions under Colonialism », in T. O. Ranger (dir.),
Emerging Themes in African History, Londres, Heinemann, 1968, p. 189-200.
3. C. Coulon, J.-F. Bayart et Y.-A. Fauré (dir.), « La politique en Afrique noire : le haut et le bas », Politique
africaine, n° 1, 1981.
4. B. N. Lawrance, E. L. Osborn et R. L. Roberts (dir.), Intermediaries, Interpreters, and Clerks: African
Employees and the Making of Colonial Africa, Madison, University of Wisconsin Press, 2006.
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Histoire, politique et situation coloniale
5. C. Achebe, A Man of the People, Londres, Heinemann, 1966 ; A. K. Armah, The Beautyful Ones Are
Not Yet Born, Boston, Houghton Mifflin, 1968.
6. Voir l’autobiographie du leader politique kenyan de gauche O. Odinga, Not Yet Uhuru, Londres,
Heinemann, 1967.
7. R. Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Paris, Seuil, 1962.
8. K. Nkrumah, Neo-Colonialism: The Last Stage of Imperialism, Londres, Nelson and Sons, 1965. Jean-
Paul Sartre avait utilisé le terme de néocolonialisme dès 1956, alors que le sort des colonies était
encore incertain.
9. Le texte le plus influent qui a amené les études postcoloniales en Afrique est le livre d’Achille
Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala,
2000.
10. Le texte emblématique des études postcoloniales aux États-Unis est l’ouvrage d’Edward W. Said,
Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978. Dans ces controverses, on oublie souvent la variété des
arguments qui ont pu se revendiquer – ou être catégorisés comme relevant – des études coloniales
ou postcoloniales. Voir A. Loomba, S. Kaul, M. Bunzl, A. Burton et J. Esty (dir.), Postcolonial Studies
and Beyond, Durham, Duke University Press, 2005.
11. Cette évolution doit beaucoup à de jeunes universitaires, tels que Raphaëlle Branche, autrice de
La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris. Gallimard, 2001. Sur la longue période
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L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats
Les études postcoloniales sont ainsi honnies par la gauche pour substituer le
prisme « identitaire » aux classes sociales, par la droite pour dévaluer l’apport
de la France au reste du monde, et par les deux bords pour encourager le
« communautarisme ». Le conflit atteint son paroxysme en 2005, avec les débats
virulents suscités par les « émeutes des banlieues », dans lesquelles vivent de
nombreuses populations originaires d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb,
et la controverse relative à la loi du 23 février 2005 visant à contraindre les
enseignants à reconnaître les « aspects positifs » de la colonisation12. Depuis lors,
les universitaires ont continué à débattre de l’apport des études postcoloniales
et des effets à long terme de la colonisation, de tels débats dépassant là encore
les cercles académiques, avec notamment les controverses autour de « l’identité
nationale », la question des excuses, voire des réparations, pour le passé colonial
ou celle des restitutions des œuvres d’art aux pays anciennement colonisés13.
pendant laquelle la majorité de l’opinion publique française a refusé d’affronter la guerre d’Algérie,
voir B. Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1998. Alors
que, avant les années 1990, on ne disposait que de quelques études d’universitaires français ou
d’Africains francophone sur les questions coloniales (comme les premières publications de Catherine
Coquery-Vidrovitch), on dispose maintenant d’un courant entier d’excellentes recherches et
publications.
12. Les controverses sur les études coloniales et postcoloniales en France ont suscité une littérature
volumineuse et de nombreux articles dans les journaux, les magazines et à la télévision. Voir
C. Deslaurier et A. Roger (dir.), « Passés coloniaux recomposés. Mémoires grises en Europe et en
Afrique », Politique africaine, n° 102, 2006.
13. M.-C. Smouts (dir.), La situation postcoloniale. Les études postcoloniales dans le débat français, Paris,
Presses de Sciences Po, 2007 ; J.-F. Bayart, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris,
Karthala, 2010. Pour une des nombreuses entrées sur les controverses récentes, voir l’interview de
Felwine Sarr sur le retour des œuvres d’art expropriées dans Le Monde du 13 août 2019.
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Histoire, politique et situation coloniale
la résistance à la colonisation14. Nous avons voulu écrire ces histoires non pas
en fonction des catégories standards de l’historiographie européenne, mais en
utilisant les termes dans lesquels les Africains concevaient leurs propres sociétés.
Ce que nous ne voulions surtout pas faire, c’était de l’histoire impériale15.
Ma thèse de doctorat et mon premier livre s’inscrivaient dans cette trajectoire
en ce sens qu’ils portaient sur la côte est-africaine avant la colonisation
européenne. Ils dépassaient cependant ce cadre car j’avais été très influencé
par la riche littérature de l’époque sur l’esclavage dans les Amériques et que
mon travail avait une forte dimension comparative. Mes recherches ont par la
suite continué de s’appuyer à la fois sur mon terrain en Afrique de l’Est et sur
la recherche de comparaisons au-delà du continent16. J’étais alors de plus en
plus marqué par la théorie marxiste – à partir de la lecture de Karl Marx lui-
même –, me focalisant sur les manières spécifiques dont pouvaient s’incarner les
luttes autour des moyens de production et d’accumulation selon les différents
contextes17. Professionnellement, je considérais en tout cas faire – tout comme
mes collègues – de l’histoire africaine.
De cette dernière, il est tentant de retracer les évolutions sous l’angle du
progrès. Tant en quantité qu’en qualité, la production en histoire africaine
s’est rapidement améliorée dans les années 1970, par rapport au petit nombre
d’œuvres de références écrites avant les indépendances. Dans les années 1970
ou 1980, la plupart des départements d’histoire respectables des États-Unis,
14. À titre de comparaison, voir les regards perspicaces et variés sur l’écriture de l’histoire en France
au lendemain de la décolonisation dans le dossier coordonné par Sophie Dulucq, « L’écriture de
l’histoire de la colonisation en France depuis 1960 », Afrique & Histoire, vol. 6, n° 2, 2006, p. 237-276.
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quelle que soit leur taille, considéraient qu’il était important d’avoir au moins un
historien de l’Afrique. Dans ce sens, l’histoire du continent s’est imposée au sein
de l’histoire mainstream. Mais la définition même de ce qui était « mainstream » est
sujet à controverse : comme le fait valoir Jean Allman au congrès américain de
l’ASA (African Studies Association) en 2018, certains des pionniers des études
africaines, dans les années 1950 et 1960, se sont efforcés de marginaliser les
universitaires africains et afro-américains qui avaient précédemment apporté
de précieuses contributions à ce domaine, afin que ces études correspondent au
profil – notamment racial – des universités américaines d’élite18. Cette question de
la race – telle qu’elle se jouait au présent, autour de l’accès aux postes d’historien,
et au passé dans l’histoire – a continué à susciter des controverses. En tant que
jeune africaniste blanc dans les années 1970, j’étais bien conscient de ces tensions
au sein même de ma profession, tout en étant convaincu que le meilleur usage
que je pouvais faire de ma position privilégiée était de poursuivre mes recherches
engagées, de manière critique, dans une partie du monde très différente de celle
d’où je venais.
Dans les années 1970, la pratique de l’histoire africaine était cependant en train
de changer, du fait de ses évolutions sur le continent lui-même. Dès la décennie
précédente, des chercheurs africains avaient organisé d’importantes conférences
dans les universités de Dakar et de Dar es Salaam pour explorer la manière
d’écrire l’histoire dans un contexte de décolonisation19. Alors que je faisais mes
recherches au Kenya en 1972-1973 et en 1978-1979, la vie intellectuelle à l’université
de Nairobi me paraissait plus passionnante que tout ce que j’avais connu aux
États-Unis ou au Royaume-Uni. Les revues et les associations historiques
étaient florissantes. Les universitaires kenyans parlaient du capitalisme et
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échanges, dans le Kenya des années 1970, ainsi que l’histoire complexe de ce
pays ont incité des universitaires issus de différentes régions du monde – à
commencer par John Lonsdale et Bruce Berman – à y approfondir les réflexions
sur l’économie politique de la colonisation21.
Mais la crise économique des années 1980 – s’ajoutant à la politique répressive
menée par des gouvernements autoritaires, au Kenya comme dans de nombreux
autres pays, à l’encontre des universitaires et de leur volonté d’autonomie – a mis
un frein à cette évolution, provoquant une émigration importante d’universitaires
africains – en particulier d’universitaires critiques – en dehors de l’Afrique,
notamment dans les universités américaines. Même si les universitaires africains
ont lutté avec force pour préserver l’intégrité des activités académiques sur le
continent – des organisations comme le Codesria ayant beaucoup accompli en
la matière – , force est de constater que, jusqu’à tout récemment, la richesse de
la recherche sur l’Afrique a contrasté avec la situation difficile de la recherche
en Afrique22.
Du fait de ma position privilégiée d’universitaire aux États-Unis, je pouvais
ainsi bénéficier de l’apport de collègues américains et européens, mais aussi de
celui de collègues africains. Ensemble, nous pouvions revendiquer une victoire
dans la bataille pour reconnaître la place de l’Afrique dans la discipline de
l’histoire, tout en réintégrant dans l’analyse sa composante coloniale, désormais
éclairée par la considération de dynamiques internes aux sociétés africaines.
Ma propre perspective, en tant que spécialiste du travail en Afrique de l’Est,
s’est nourrie de l’impossibilité de comprendre ce à quoi les Africains étaient
confrontés sans approfondir les complexités d’une politique impériale façonnée
par ses orientations à l’échelle de l’Empire, mais aussi par des contextes locaux
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moi sur l’Afrique orientale britannique. Nous avions tous deux trouvé qu’une
grande partie de l’histoire de l’agriculture au début du XXe siècle ne découlait
pas tant des rouages abstraits de « l’économie » que des interventions menées
par des États coloniaux, imposant des modèles et suscitant des tensions qu’il
était nécessaire d’expliciter. En menant moi-même une étude sur les dockers
du port est-africain de Mombasa, j’ai découvert que j’avais besoin d’une macro-
analyse pour donner un sens à ce que je découvrais : la politique du travail
dans les années 1940 à Mombasa avait moins à voir avec Mombasa qu’avec
l’Empire britannique dans son ensemble, alors que des mouvements sociaux
et politiques mettaient en cause la nature même du régime colonial dans un
nouveau contexte international23. Nous avons ainsi entamé une collaboration
qui a abouti à une conférence en 1988 et à la publication de notre livre Tensions
of Empire en 199724.
Nous étions loin d’être les seuls. Le collectif des subaltern studies en Inde avait
publié son premier recueil d’articles en 1982 et son influence ne cessait de grandir
dans les universités américaines25. Concernant l’histoire africaine, l’ouvrage
Colonial Evangelism de Thomas Beidelman, également publié en 1982, avait été
le premier aux États-Unis à repenser la conversion religieuse en fonction de
l’histoire de la colonisation : il sera suivi, près de dix ans plus tard, par le livre
influent de Jean et John L. Comaroff, Of Revelation and Revolution. Les implications
méthodologiques de ces travaux étaient particulièrement importantes : les
documents écrits, provenant de missionnaires et de fonctionnaires coloniaux,
pouvaient être désormais appréhendés comme des matériaux ethnographiques
sur la période concernée26.
En un sens, Stoler et moi-même, ainsi que nos collègues, avons repris une
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23. Ce projet a abouti à la publication d’un ouvrage. Voir F. Cooper, On the African Waterfront: Urban
Disorder and the Transformation of Work in Colonial Mombasa, New Haven, Yale University Press, 1987.
24. F. Cooper et A. L. Stoler (dir.), Tensions of Empire: Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley,
University of California Press, 1997. Le premier livre d’Ann Laura Stoler, Capitalism and Confrontation
in Sumatra’s Plantation Belt, 1870-1979, New Haven, Yale University Press, 1985, offrait des parallèles
avec mon propre ouvrage From Slaves to Squatters…, op. cit.
25. R. Guha (dir.), Subaltern Studies I, Delhi, Oxford University Press, 1982.
26. T. Beidelman, Colonial Evangelism: A Socio-Historical Study of an East African Mission at the Grassroots,
Bloomington, University of Indiana Press, 1982 ; J. Comaroff et J. L. Comaroff, Of Revelation and
Revolution: Christianity, Colonialism, and Consciousness in South Africa, 2 volumes, Chicago, University
of Chicago Press, 1991.
27. G. Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie,
n° 11, 1951, p. 44-79.
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Histoire, politique et situation coloniale
En gardant à l’esprit la critique des pratiques savantes qui est à la fois politique
et épistémologique, comment pouvons-nous faire de l’histoire africaine « autre-
ment », pour paraphraser le titre d’un dossier de Politique africaine de 199031 ? Il
est certain que nous pouvons approfondir les modes de compréhension divers,
complexes et changeants de l’Afrique, en faisant émerger des concepts spécifiques
pour comprendre le fonctionnement des sociétés, plutôt que de les importer des
sciences sociales européennes. Mais à trop pousser dans cette direction, il y a
un risque d’inventer une afrocentricité qui serait l’envers de l’européocentrisme.
Plutôt que de chercher une Afrique close sur elle-même, nous devons regarder le
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30. Pour une discussion critique du concept de modernité et de sa pertinence dans les situations
coloniales, voir F. Cooper, « Modernity », in F. Cooper, Colonialism in Question: Theory, Knowledge,
History, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 113-150.
31. C. Coulon (dir.), « L’Afrique autrement », Politique africaine, n° 39, 1990.
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Histoire, politique et situation coloniale
sans doute moins trompeuse que celle d’« histoire globale32 » : la plupart des
histoires sont connectées à d’autres histoires, mais peu d’histoires sont, au sens
propre, globales. Les études des relations à travers le Sahara ou l’océan Indien
ont ouvert des possibilités qui vont dans ce sens33. La conscience qu’il existe
différentes façons de penser le monde ne doit pas nous empêcher d’étudier leurs
interactions, car nous savons par expérience que les êtres humains ont depuis
longtemps trouvé des moyens de converser et d’interagir les uns avec les autres,
quels que soient les problèmes de traduction, même si les liens restent asymé-
triques. Une question demeure dès lors : pouvons-nous à la fois garder à l’esprit
les interactions et les relations de pouvoir inégales ?
Cela nous ramène au point soulevé par Modibo Keïta en 1960. Keïta ne se
contentait pas de dire aux Africains de ne pas avoir honte d’avoir été colonisés.
Il leur disait que le colonialisme était quelque chose que de nombreux peuples
avaient vécu à de nombreuses reprises. La littérature néocoloniale, postcoloniale
et décoloniale affirme quant à elle que le colonialisme émane des États européens,
et que la domination économique et la racialisation ont eu des conséquences
spécifiques et durables. Ce défi pose un problème éthique, politique et
scientifique aux chercheurs. Voulons-nous examiner la colonisation dans toutes
ses manifestations au cours de l’histoire, rechercher les points communs et les
différences, ou devons-nous insister sur le fait que la dimension « coloniale »
des études postcoloniales ou décoloniales – dont les effets dévastateurs se font
encore sentir aujourd’hui – ne doit pas être diluée dans un cadre de référence
plus large ? Je dirais qu’on n’atténue pas les dommages infligés par la colonisation
européenne de l’Afrique en les situant dans une histoire plus large, pas plus qu’on
atténue le génocide des Juifs dans les années 1940 en reconnaissant celui des
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32. F. Cooper, « What is the Concept of Globalization Good for? An African Historian’s Perspective »,
African Affairs, vol. 100, n° 339, 2001, p. 189-213 ; A. Eckert, « Scenes from a Marriage: African History
and Global History », Comparativ, vol. 29, n° 2, 2019, p. 36-51.
33. G. Lydon, On Trans-Saharan Trails: Islamic Law, Trade Networks, and Cross-Cultural Exchange in
Nineteenth Century Western Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; J. Scheele, Smugglers
and Saints of the Sahara: Regional Connectivity in the Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University
Press, 2012 ; F. A. Bishara, A Sea of Debt: Law and Economic Life in the Western Indian Ocean, 1780-1950,
Cambridge, Cambridge University Press, 2017 ; P. Gupta, Portuguese Decolonization in the Indian Ocean
World: History and Ethnography, Londres, Bloomsbury, 2018.
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L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats
limites du pouvoir autant que celle de son étendue. C’est avant tout une histoire
qui insiste sur le fait que les Africains n’ont pas été que des « colonisés ».
Quelles sont les implications méthodologiques d’une telle approche ? Les outils
à notre disposition pour intégrer l’Afrique dans une histoire de l’humanité sont
marqués par une forme d’inégalité constitutive. Les catégories dont disposent
les chercheurs aujourd’hui, même après des années de remise en cause, portent
encore le poids de leurs origines dans les sciences sociales européennes et
traduisent l’existence d’œillères face à d’autres réflexions épistémologiques,
d’autres sensibilités au temps, à l’espace et aux relations humaines. Les
universitaires critiques ont, à juste titre, attiré notre attention sur ces problèmes
fondamentaux dans l’étude de l’Afrique. Les appels à « décoloniser » les études
africaines ne cessent d’affluer, mais ne risquent-ils pas de rendre l’« épisode
colonial » prépondérant au détriment de l’analyse des inégalités, complexes et
actuelles, dans la production de connaissances et de mettre davantage l’accent
sur les obstacles à l’exploration de modes de pensée issus de l’Afrique que sur le
contenu des pensées elles-mêmes34 ?
C’est un défi méthodologique et théorique. Il est trop facile de passer d’une
universalité artificielle qui masque les inégalités à des hypothèses de domination
qui la réifient. Nous avons des mots facilement accessibles comme « domination »,
« oppression », « hégémonie ». Nous avons des mots tout aussi disponibles comme
« négociation », qui semble impliquer une relation entre des équivalents. Ce qui
est plus difficile à mettre en mots, ce sont les relations asymétriques mais non
totalisantes, n’impliquant ni égalité ni domination complète. Ces relations sont
peut-être les plus courantes dans les interactions humaines, en termes de genre,
de génération, de classe, d’ethnicité, de race, mais elles sont difficiles à décrire.
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40. M. A. Gomez, African Dominion: A New History of Empire in Early and Medieval West Africa, Princeton,
Princeton University Press, 2018 ; B. S. Hall, A History of Race in Muslim West Africa, 1600-1960,
Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Les arguments de Hall s’inscrivent dans une
perspective plus longue et plus globale, comme ceux de Francisco Bethencourt qui insiste pour utiliser
le pluriel dans son titre, Racisms: From the Crusades to the Twentieth Century, Princeton, Princeton
University Press, 2013. Outre le livre de Gomez sur les premiers empires africains, on peut aussi se
référer au livre de François-Xavier Fauvelle-Aymar, Le rhinocéros d’or. Histoire du Moyen Âge africain,
Paris, Alma, 2013.
41. Le projet a abouti, des années plus tard, à la publication de notre ouvrage : J. Burbank et F. Cooper,
Empires in World History: Power and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press,
2010. Voir également le chapitre « Africa and Empire », in F. Cooper, Africa in the World: Capitalism,
Empire, Nation-State, Cambridge, Harvard University Press, 2014. La version originale du texte de
Benedict Anderson est Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism,
Londres, Verso, 1983.
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de l’humanité, les populations n’ont pas vécu dans des sociétés homogènes et
n’ont pas nécessairement été dirigées par des hommes qui leur ressemblaient. La
différence a fait l’objet de multiples traitements politiques : elle a pu être traitée
comme un fait ordinaire de la vie ou politiquement investie lorsqu’il appartenait
à différentes communautés de contribuer différemment à l’autorité impériale ;
des personnes différentes incorporées à un Empire ont pu être assimilées à une
même culture tandis que d’autres ont pu être expulsées, voire exterminées, parce
qu’elles ne correspondaient pas au « moule » impérial. Le concept de différence
n’est pas manichéen, tout noir ou tout blanc – et les idées même de « noir » et de
« blanc » ne sont pas si simples en soi42.
La relation entre l’histoire africaine et l’histoire européenne n’a jamais été
symétrique. C’est pourquoi le fait d’aborder l’histoire des empires en étudiant
l’histoire de l’Afrique offre une perspective que ne partageaient pas les générations
précédentes (ni d’ailleurs la génération actuelle) de spécialistes des empires, dont
la plupart ont été formés en tant qu’historiens de l’Europe. L’histoire des empires
est celle de la conquête, du contrôle et de la distinction, mais c’est aussi une
histoire de limites. Les études récentes continuent à mettre en évidence la violence
de la colonisation en Afrique, mais elles montrent aussi à quel point le contrôle
administratif quotidien était ténu en dehors des régions d’activités économiques
où étaient implantées des mines ou des exploitations agricoles appartenant à
des Blancs. Elle montre à quel point les administrateurs étaient dépendants des
intermédiaires africains et en quoi les improvisations rythmaient le quotidien du
pouvoir, même au sein d’un ordre politique racialisé. La recherche a fait ressortir
de nouvelles dimensions dans la manière dont les Africains ont fait face à la
situation coloniale, permettant de dépasser les dichotomies du type résistance-
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42. C’est ce qui ressort clairement des récentes études sur la pensée raciale en Grande-Bretagne et en
France réalisées par Helen Tilley, Africa as a Living Laboratory: Empire, Development, and the Problem of
Scientific Knowledge, 1870-1950, Chicago, University of Chicago Press, 2011, et Alice L. Conklin, In the
Museum of Man: Race, Anthropology, and Empire in France, 1850-1950, Ithaca, Cornell University Press,
2013.
43. J’ai développé mon propre point de vue sur ces questions dans « Conflict and Connection:
Rethinking Colonial African History », American Historical Review, vol. 99, n° 5, 1994, p. 1516-1545, et
Colonialism in Question…, op. cit.
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L’Afrique des sciences sociales. Bas, débats, combats
44. C. Anta Diop, Nations nègres et culture. De l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de
l’Afrique noire d’aujourd’hui, Paris, Présence africaine, 1954. Pour un retour sur ces tensions entre
optique nationale et perspectives plus larges, voir I. Thioub, « Writing National and Transnational
History in Africa: The Example of the “Dakar School” », in S. Berger (dir.), Writing the Nation: A Global
Perspective, Londres, Palgrave Macmillan, 2007, p. 197-212.
45. F. Cooper, Citizenship between Empire and Nation: Remaking France and French Africa, 1945-1960,
Princeton, Princeton University Press, 2014 ; A. Getachew, Worldmaking after Empire: The Rise and Fall
of Self-Determination, Princeton, Princeton University Press, 2019.
46. J.-F. Havard, « Histoire(s), mémoire(s) collective(s) et construction des identités nationales dans
l’Afrique subsaharienne postcoloniale », Cités, n° 29, 2007, p. 71-79.
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Histoire, politique et situation coloniale
51. Les approches développant l’idée d’un héritage qui sauterait des périodes sont particulièrement
problématiques, lorsqu’elles vont par exemple chercher dans l’ordre colonial bien établi des années
1920 les raisons de ce qui s’est passé en Afrique au cours des années 1970. Voir l’introduction de
F. Cooper, Colonialism in Question…, op. cit.
52. F. Cooper, Decolonization and African Society: The Labor Question in French and British Africa,
Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
53. Une des études les plus révélatrices de ce que cette souveraineté a permis est celle d’Abou B.
Bamba, qui montre comment la Côte d’Ivoire, après s’être détachée de la France, a pu jouer entre les
connexions américaines et françaises. Même si la souveraineté n’implique pas une participation égale
à l’économie mondiale, elle donne la possibilité de choisir de nouveaux patrons. Voir A. B. Bamba,
African Miracle, African Mirage: Transnational Politics and the Paradox of Modernization in Ivory Coast,
Frederick Cooper
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Histoire, politique et situation coloniale
Frederick Cooper
New York University
Abstract
History, Politics, and the Colonial Situation
This article discusses the place of the colonial period in studies of African history,
looking at the evolution of the field, particularly in the United States, in relation to the
author’s own career since the 1960s. After initially focusing on avoiding a history that
might appear “too white,” scholars eventually began to undertake critical studies of
colonization, exploring the range of ways in which Africans confronted the colonial
situation and envisaged their continent’s connections with the rest of the world.
© Karthala | Téléchargé le 28/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 102.153.229.56)
Athens, Ohio University Press, 2016. Plus généralement, voir F. Cooper, Africa Since 1940: The Past of
the Present, 2e édition, Cambridge, Cambridge University Press, 2019.