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Usages sociaux du téléphone portable et nouvelles

sociabilités au Congo
Jean-Aimé Dibakana
Dans Politique africaine 2002/1 (N° 85), pages 133 à 150
Éditions Karthala
ISSN 0244-7827
ISBN 9782811100636
DOI 10.3917/polaf.085.0133
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Politique africaine n° 85 - mars 2002
133

Jean-Aimé Dibakana

Usages sociaux du téléphone


portable et nouvelles
sociabilités au Congo
Nouvel outil de communication, le téléphone portable s’installe
sur le continent africain en bouleversant le fonctionnement
social habituel. Cet article traite des incidences de ce média sur
la vie sociale, notamment sur les liens sociaux au Congo. Il tente
de montrer comment le téléphone portable a été à l’origine de nou-
velles sociabilités, d’une nouvelle manière de «vivre ensemble ».

Si les incidences des nouvelles techno- corps, utilisable n’importe où, n’importe quand,
logies de l’information et de la communication etc.) exigent de son utilisateur (et de son cor-
(NTIC) sur la vie économique et sociale sont respondant) une redéfinition permanente de
partout remarquables, elles demeurent varia- l’espace et du temps. Ces aspects, ajoutés à la
bles selon les aires géographiques, sociales place toute particulière qu’occupent les rela-
ou culturelles considérées. En Afrique sub- tions sociales dans les sociétés africaines
saharienne, par exemple, ces incidences sont – notamment l’échange de la parole –, laissent
sûrement plus singulières qu’ailleurs, du fait à penser que cet outil est à l’origine d’impor-
notamment de l’introduction parfois soudaine tants bouleversements du fonctionnement
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de ces nouvelles technologies dans les usages. social habituel. Qu’en est-il exactement ?
Le téléphone portable en est une bonne illus- Quel est, par exemple, en Afrique noire, son
tration. En effet, alors qu’en Occident ce média impact sur les liens sociaux, sur la sociabilité
s’est imposé de façon progressive dans les en tant qu’« ensemble de relations qu’entre-
pratiques sociales, sur le continent africain, tient un individu ou un groupe compte tenu
il est courant que des personnes qui ne de la forme de ces relations 1 »? Au-delà de son
s’étaient jamais servies d’un téléphone fixe rôle principal (outil de communication), il
auparavant soient aujourd’hui en possession s’agit donc de s’intéresser à l’impact du télé-
d’un téléphone portable ; de même qu’il est phone portable sur les rapports de genre (y
courant de rencontrer des possesseurs de télé- compris les relations amoureuses), sur les
phone portable qui ne disposent pas chez eux rapports de pouvoir (entre cadets et aînés
de l’électricité nécessaire à la recharge de sa sociaux, entre gens « d’en bas » et gens « d’en
batterie. haut » dans l’espace public), sur la famille,
Dans de tels contextes sociaux, que peu- sur les pratiques citoyennes. Les a-t-il renfor-
vent être les usages de cette nouvelle techno- cés ou plutôt assouplis ? Et selon quelles
logie ? Les spécificités de ce média (lié au modalités ?
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Il est étonnant de constater le peu d’inté- serait sûrement plus évident si l’on ne perdait
rêt que manifestent les sciences sociales – y pas de vue que l’on ne peut pas séparer le
compris celles du développement – pour téléphone des pratiques sociales dans lesquel-
l’appréhension des NTIC par les popula- les il s’insère. L’usage du téléphone, contrai-
tions d’Afrique subsaharienne en ces temps de rement à celui d’autres médias, ne constitue
« mondialisation 2 » pilotée principalement, pas une activité en soi. Il est toujours inséré
justement, par ces nouvelles technologies. dans des activités familiales, amicales, amou-
De plus, les rares études existantes 3 privilé- reuses, commerciales ou professionnelles.
gient généralement une approche globale Les usages du téléphone portable peuvent
axée sur les institutions : le rôle de l’État (ou sûrement apporter quelques informations
des ONG) dans le déploiement des NTIC au sur le fonctionnement social d’ensemble
niveau national, l’impact des NTIC sur le d’une société. Cette étude se veut résolument
développement économique, sur la démo- exploratoire, et se propose de répondre à
cratie, etc. Très peu d’études s’intéressent aux quelques questions : qui est possesseur d’un
pratiques générées par ces outils dans la vie téléphone portable au Congo ? Pour quoi
quotidienne, au niveau des acteurs élémen- faire ? Quelles dynamiques sociales ce média
taires d’une part, et des incidences de ces pra- a-t-il induites ?
tiques sur la vie sociale d’autre part. En accord
avec le postulat selon lequel « le changement Quelques caractéristiques
social, même au niveau macrosociologi- sociales des utilisateurs
que, n’est intelligible que si l’analyse descend Qui est possesseur d’un téléphone por-
jusqu’aux agents ou acteurs sociaux les plus table au Congo ? Trois variables ont paru per-
élémentaires composant les systèmes d’inter- tinentes pour apporter des réponses à cette
dépendance auxquels il [le sociologue] s’inté- interrogation : l’appartenance sexuelle, l’âge
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resse 4 », je me suis penché sur les usages et le type d’activité des utilisateurs.
sociaux du téléphone portable dans un pays
d’Afrique centrale (le Congo) où ce média est Un intérêt quasi sexuellement indifférencié
encore peu développé 5. Mon projet n’est pas Bien que les hommes soient plus nombreux
tant de m’appesantir sur le processus de dif- que les femmes à posséder un téléphone
fusion de cet outil de communication en tant mobile, l’écart reste faible si l’on considère le
qu’innovation dans la société congolaise, que statut social de ces dernières dans la société,
de mesurer son impact social : notamment sa ainsi que leur réticence habituelle à se lancer
capacité de « création » ou de « destruction » dans les mêmes «aventures» que les hommes.
du lien social dans une société traditionnel- En comparaison du fonctionnement social
lement basée sur l’oralité. habituel, il s’agit d’une première : les femmes
Ce média est donc abordé ici non pas congolaises sont généralement peu enclines
comme un banal objet de consommation mais (ni traditionnellement éduquées) à « faire
comme un outil de production d’usages, de comme les hommes 6 ». Avec le téléphone
contenus, de représentations et de comporte- portable, la donne est différente : comme eux
ments sociaux. L’intérêt d’une telle démarche (et numériquement presque autant qu’eux),
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elles en sont détentrices. Ce changement est Que les femmes soient presque aussi
encore plus notable si l’on souligne la nature nombreuses que les hommes à posséder un
même du téléphone portable : utilisable n’im- téléphone mobile peut également signifier
porte quand, n’importe où et dans n’importe que leurs préoccupations et leurs activités
quelle circonstance. Lorsqu’il sonne (ou vibre), se rapprochent de plus en plus des leurs 8.
par exemple, il s’agit de réagir rapidement, Serait-ce là le signe d’une remise en question
où qu’on se trouve (décider de répondre à des rapports de genre habituels, de ce quasi-
son correspondant ou non), et, quoi qu’on cloisonnement du fonctionnement social où
fasse, on informe également les tiers (s’ils l’on voyait d’un côté les hommes avec leurs
existent) de la décision prise, et même plus si activités et préoccupations, par exemple celles
l’on décide de répondre : on est écouté et on consistant à « ramener l’argent dans le foyer
a conscience de l’être… pour nourrir la famille », et de l’autre les
Comme partout, le téléphone mobile met femmes avec les leurs, notamment celles
réellement son utilisateur, lorsqu’il se trouve liées à l’entretien de la cellule familiale
dans l’espace public (rue, marché, train, etc.) (ménage, cuisine, soins aux enfants…) ? Si le
ou même privé (lieu de travail, famille), dans fait de détenir une technique n’établit pas
une véritable situation d’acteur : il est sommé l’usage qui en est fait, il reste néanmoins
de jouer un rôle devant des « spectateurs » indéniable que cette quasi-indifférencia-
qu’il ne connaît pas forcément – il baisse la tion sexuelle de la possession du téléphone
voix, l’élève, tend à montrer qu’il traite d’un portable est un aspect du changement social
sujet grave alors qu’il n’en est rien ou l’in- en cours : l’autonomisation des femmes, sinon
verse, improvise des réponses en situation, la restructuration de leur place dans la vie
etc. Posture qu’on pouvait penser difficile sociale.
(voire impossible) pour les femmes qui, au Il convient pourtant de souligner que la
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regard de nombreuses coutumes congolaises, détention de ce média par les femmes est sou-
sont tenues à une grande réserve en matière vent, comme cela a été noté ailleurs, le fait
de prise de parole en public, surtout lorsqu’il des hommes 9, comme nous le verrons plus
est question de leur vie privée ! Déjà, sur ce loin. Ce qui n’en annule pas l’élément le plus
point, le téléphone portable bouscule à n’en déterminant : ce sont les femmes (seules) qui
point douter les règles sociales, crée des situa- décident de son usage, par exemple son
tions anomiques qui modifient les comporte- utilisation ou non dans l’espace public ; elles
ments : il pousse les femmes à transgresser les peuvent choisir de ne pas l’utiliser pour
normes. On peut alors, à juste titre, considé- répondre aux orientations des coutumes
rer que pour celles-ci le téléphone portable locales (ou du moins des normes sociales
devient véritablement « une arme pour trou- jusque-là largement admises). Or, l’écrasante
ver sa place, pour réinventer son territoire 7 », majorité des femmes interrogées affirme
car il est certain que, lorsqu’on parle au télé- répondre lorsque leur portable sonne dans
phone dans l’espace public, on transforme un espace où elles ne sont pas seules ; l’idée
cet espace, ne fût-ce que momentanément, ne leur vient même pas de ne pas le faire, sauf
en espace privé… (bien sûr) en cas de force majeure.
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Peu d’utilisateurs chez les plus jeunes ses. Leur activité professionnelle semble la
On constate que les moins de 30 ans sont principale explication. Soucieux d’être faci-
les moins nombreux à être propriétaires d’un lement joignables pour la bonne marche de
téléphone portable. L’explication est sûrement leurs affaires, ils acquièrent un outil leur per-
économique, comme en témoignent les pro- mettant d’être accessibles n’importe où et
pos de S., 27 ans, sans-emploi : « Ça coûte cher n’importe quand. Nous l’avons particuliè-
ce truc. Je veux bien l’avoir mais j’ai pas la rement constaté auprès des chauffeurs de
tune. Déjà il faut pouvoir l’acheter, ensuite il taxi, qui n’hésitent d’ailleurs pas à afficher le
faut pouvoir payer régulièrement l’abonne- numéro de leur téléphone portable sur la car-
ment ou la carte de recharge… Où trouver rosserie de leur voiture 11, ou chez les commer-
cet argent ? De toute façon, même si je trouve çants et les médecins libéraux. Les propos de
un peu d’argent, ma principale préoccupa- R., commerçant, le résument très bien : « J’ai
tion sera de trouver quelque chose qui me des contacts ici et là, avec mes fournisseurs et
rapporterait régulièrement de l’argent 10, et avec mes clients. J’ai acheté un portable pour
non qui m’inciterait à en dépenser tout le faciliter ces contacts… » Ce médecin, pro-
temps… » Le coût régulier de son utilisation priétaire d’une clinique, abonde dans le même
constitue donc un frein à l’acquisition du télé- sens : « En cas de problèmes, mes employés ou
phone portable chez ces jeunes que l’entrée de mes patients peuvent me joindre n’importe
plus en plus tardive sur le marché du travail quand où que je sois… »
et le chômage rendent quelque peu réalistes : Viennent ensuite les employés du privé.
« Même si je peux avoir de l’argent, l’acqui- Il faut préciser qu’il s’agit souvent d’employés
sition d’un téléphone portable serait ma d’entreprises ayant pignon sur rue (indus-
dernière préoccupation. » D’ailleurs, ceux tries du pétrole, banques, assurances, etc.) et
d’entre eux qui en sont équipés reconnais- jouissant de salaires confortables et réguliers
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sent volontiers qu’il s’agit d’un cadeau de (à l’inverse des fonctionnaires – les moins
leur parent ou de leur petit(e) ami(e)… À par- nombreux à être propriétaires d’un téléphone
tir de 30 ans, la consommation de téléphone portable – dont les salaires sont nettement
portable semble s’accroître, pour redescendre plus faibles et irréguliers, ou encore des sans-
vers 55 ans. C’est donc pendant la période emploi qui ne jouissent d’aucun revenu). On
active qu’il rencontre le plus de succès. Mais constate également que les cadres sont de
la relation avec l’activité professionnelle façon générale les plus (et les mieux) équipés
est-elle si sûre ? de toutes les catégories socioprofessionnelles.
Il faut dire que l’achat du téléphone portable
Le téléphone portable, facilitateur des le plus basique coûte plus que le salaire moyen
professions libérales ? (et le coût de communication est plus élevé
Lorsqu’on s’intéresse à l’activité des déten- que celui du téléphone fixe).
teurs d’un téléphone mobile, on constate que On peut donc penser que la détention du
les personnes exerçant une profession libé- téléphone portable va de pair avec l’activité
rale (commerçants, chefs d’entreprise, avocats, professionnelle et avec les revenus disponi-
médecins libéraux…) sont les plus nombreu- bles. Cette explication (du reste évidente) ne
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saurait pourtant être totalement satisfaisante dérangement 12 »). Or, le téléphone portable ne
puisque, par exemple, on rencontre des demande pas d’infrastructures particulières.
sans-emploi qui en possèdent et des employés L’autre raison largement évoquée (l’« effica-
du privé qui n’en ont pas. D’autant que, en cité ») concerne l’avantage d’être joignable
dehors des personnes établies à leur compte, indépendamment du lieu : « Où que je sois, on
la majorité n’évoquent pas les raisons pro- peut m’appeler, je peux appeler, c’est très bien
fessionnelles pour justifier l’acquisition d’un comme ça… »
téléphone portable. Pourquoi acquiert-on Intéressons-nous maintenant aux raisons
donc un téléphone portable ? qui ont rendu nécessaire cette acquisition
(pourquoi acquérir un téléphone portable ?).
Le téléphone portable, pour
quoi faire ? Une diversité d’usage Les raisons familiales et professionnelles,
principal peu évoquées
D’abord, pourquoi se servir d’un téléphone Lorsqu’on interroge les gens sur les raisons
portable plutôt que d’un téléphone fixe dont qui les ont conduits à faire l’acquisition d’un
l’utilisation paraît moins coûteuse? Les répon- téléphone portable, il apparaît nettement que
ses évoquent souvent la « rapidité » et l’« effi- les raisons familiales sont les moins évoquées.
cacité ». Rapidité de disposer de la ligne : Ce qui paraît surprenant lorsqu’on sait la
«Avec le téléphone portable, dès que tu payes, place importante qu’occupe la famille dans
tu as la ligne. Tout de suite tu peux appeler l’organisation sociale au Congo. Tout s’éclaire
ou être joint. Avec le téléphone fixe, il faut pourtant lorsqu’on considère le très faible
attendre plusieurs mois et cela revient plus développement du réseau téléphonique
cher… », avance G., infirmier ; « parfois, on congolais : selon l’UIT, cité par A. Chéneau-
ne peut pas avoir la ligne lorsqu’on habite Loquay 13, on y compte seulement de 5 à
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certains quartiers… », précise R., secrétaire. 9 lignes pour 1 000 habitants. L’écrasante
Il est vrai qu’en matière de téléphonie filaire, majorité des ménages ne disposent donc pas
il faut parfois attendre plusieurs mois pour de téléphone (fixe ou mobile), y compris à
avoir une ligne. De plus, dans les quartiers Brazzaville, où le réseau est le plus développé.
où il n’y a aucune installation, c’est à l’abonné Même parmi les familles qui possèdent un
qu’incombe la charge d’une partie des frais de téléphone portable, souvent un seul membre
connexion (achat de poteau, de fil, etc.). Ce qui en est détenteur – et pas toujours le chef de
lui revient donc plus cher que s’il optait pour famille. C’est le cas de K., pharmacien : « Je
un téléphone mobile (en théorie plus coû- suis le seul à avoir un téléphone portable dans
teux). À cela, il faut ajouter la vétusté des ins- ma famille et nous n’avons pas de téléphone
tallations filaires publiques (central télépho- fixe. Je ne peux appeler ni mes enfants, ni
nique, matériel de liaison…), aggravée ces mon épouse. J’habite un quartier que
dernières années par les actes de vandalisme l’ONPT 14 n’a pas encore desservi. Cela fait
dont elles sont souvent victimes (notamment des années qu’il me demande d’attendre… »
à l’occasion des guerres civiles), qui rend aléa- Ce déficit se ressent aussi au niveau de la
toire l’usage du téléphone fixe (souvent « en famille étendue, comme en témoigne ce chef
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d’entreprise : « J’ai un portable mais je suis plus, qu’une grande partie des détenteurs de
dans l’impossibilité de téléphoner à mon père téléphone portable ne possèdent pas de télé-
et à ma mère qui habitent au village, où il n’y phone fixe dans leur foyer : cacher à son
a même pas un seul téléphone fixe… » employeur l’existence de son téléphone mobile
Ainsi parfois le problème du choix entre (pour ne pas être « dérangé ») n’aurait en effet
téléphone fixe et téléphone mobile ne se pose- plus aucun sens dans la mesure où il existe des
t-il même pas, le premier étant tout simple- annuaires regroupant les détenteurs d’un télé-
ment inaccessible. Correspondre au téléphone phone fixe. Il n’est donc pas étonnant que les
signifiant être relié d’un bout à l’autre par cet « raisons professionnelles » soient beaucoup
outil, le détenteur du téléphone portable se plus avancées par les professions libérales ou
trouve souvent dans l’impossibilité, même s’il les cadres qui, eux, sont liés à leur employeur
le désire, de joindre des membres de sa famille. par des temps de travail extensibles (d’ailleurs,
La faible évocation des « raisons familiales » de plus en plus, l’employeur équipe lui-même
ne doit donc pas faire penser à un délitement ses cadres en téléphone portable pour accroître
des rapports familiaux, mais révèle beaucoup leur « joignabilité »).
plus la très faible télédensité du Congo.
Les raisons professionnelles sont égale- Le téléphone portable, arme de lutte contre
ment peu évoquées pour justifier l’acquisi- l’insécurité urbaine
tion du téléphone mobile. Ce n’est pas pour L’« insécurité » est la deuxième raison évo-
des besoins liés à leur profession que la plu- quée pour justifier l’acquisition d’un télé-
part des Congolais acquièrent ce média. D’ail- phone portable. Rappelons que le Congo a
leurs, beaucoup avouent ne pas dire à leur connu ces dix dernières années de nombreuses
employeur qu’ils en possèdent un pour ne guerres civiles, toujours suivies de pillages, de
pas être inopinément « dérangé ». On veut viols et autres exactions perpétrées à l’en-
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préserver sa vie privée, éviter un emboîte- contre des populations civiles, favorisées par
ment de la sphère privée et de la sphère pro- une distribution massive d’armes de guerre et
fessionnelle, comme le résume cet employé la constitution de milices par certains leaders
d’une société d’assurances : « Lorsque je quitte politiques. Après les guerres, ces miliciens
mon lieu de travail, mon contrat avec mon ont souvent continué à sévir (cette fois à leur
employeur est terminé pour la journée, je ne « propre compte »), leur « employeur » étant
veux plus qu’on me parle boulot jusqu’à désormais soit en exil, soit au pouvoir (et les
demain… Si mon chef sait que j’ai un télé- traitant désormais comme des « hors-la-loi »).
phone portable, il voudra avoir mon numéro Dans cet espace urbain insécurisé, un télé-
et sera tenté de m’appeler s’il y a un pro- phone portable devient un atout considérable.
blème… Je préfère qu’il ne sache même pas Lors d’un braquage ou d’une agression quel-
que j’ai un téléphone portable. » conque (que la victime soit un individu ou
On trouve bien là l’expression du refus de un groupe), on peut avoir le temps (soi-même,
cette « extension de l’urgence (profession- sinon un voisin ou un témoin) de composer
nelle) » dont parle F. Jaureguiberry 15. Une le numéro du service de police spécialisé dans
telle attitude est bien la preuve, une fois de la répression du banditisme, service réputé
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réagir très vite et dont les méthodes sont plu- tifie le coupable d’un forfait, on a souvent
tôt dissuasives et expéditives 16. C’est ce qui peur d’aller le dénoncer au commissariat : on
s’est passé dans la famille H., dont voici le peut être vu, c’est dangereux. En revanche,
témoignage du chef de ménage : « Nous dor- il est plus sécurisant de passer un coup de fil
mions lorsque, vers 2 heures du matin, des anonyme à la police à partir de son téléphone
individus masqués et armés ont fait irruption portable ; ça, le bandit ne peut le contrôler.
chez nous ; ils avaient cassé une porte pour Un policier reconnaissait que « les témoigna-
rentrer… Ils nous violentaient déjà en nous ges anonymes et les délations avaient nette-
exigeant de montrer là où nous cachions l’ar- ment progressé avec le portable. Ce qui facilite
gent. Or mon fils, en entendant la porte qu’on nos enquêtes et sécurise plus les gens… »
forçait, avait compris ce qui se passait, s’était Le téléphone portable a donc induit de nou-
enfermé dans sa chambre et avait immédia- velles pratiques citoyennes.
tement composé, avec son téléphone portable, L’évocation de l’« insécurité » est particu-
le numéro de la police… La police est arrivée lièrement notable dans certaines catégories
très vite. Il y a eu des coups de feu, deux des socioprofessionnelles, notamment chez les
voleurs ont été tués, les autres ont réussi à policiers, les gendarmes et les militaires. Lors
s’enfuir… » L. a également vécu une expé- des guerres civiles ou de mouvements sociaux
rience similaire : « J’ai eu la vie sauve grâce à graves, ces derniers ont souvent été les pre-
mon voisin qui a appelé de son téléphone mières cibles (surtout lorsqu’ils habitaient
portable la police dès qu’il a vu des hommes les quartiers populaires), car considérés par
armés et masqués débarquer chez moi en les uns ou les autres comme les bras armés
plein après-midi. » du pouvoir, les détenteurs légitimes d’armes
Les bandits sont conscients des risques que de guerre (qu’il fallait d’abord désarmer)
leur fait courir ce média. On entend même ou les suppôts de tel ou tel leader politique
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dire qu’« il suffit d’un téléphone portable dans considéré comme adversaire (il suffit souvent
son quartier pour avoir la paix »… Le direc- d’appartenir au même groupe ethnique que
teur du séminaire catholique de Brazzaville lui)… Aujourd’hui, ils se sont organisés en
a reconnu, au cours d’une interview sur les réseaux pour être informés du moindre inci-
antennes de RFI, que, dans son quartier aupa- dent, de son ampleur, des dispositions à pren-
ravant hautement insécurisé, le grand bandi- dre. Le téléphone portable est leur principal
tisme avait fortement baissé avec l’apparition outil de liaison. Ainsi, presque tous les officiers
et l’expansion du téléphone portable… Le en sont détenteurs : « Nous vivons dans une
téléphone fixe, lui, n’est pas aussi dissuasif, il situation particulière. Le téléphone portable
est vite anéanti : les bandits prennent d’abord nous aide beaucoup dans le recoupement des
le soin d’en couper les fils (bien repérables à informations. Personne d’entre nous ne veut
l’extérieur ou à l’intérieur de la maison) avant plus se laisser surprendre comme par le passé.
de commettre leur forfait. Le téléphone mobile On est informé dès qu’un mouvement se
offre l’avantage de ne pas se faire localiser passe dans la ville. Nous avons des relais dans
par l’agresseur. À cela, il faut ajouter la peur tous les points importants de la ville, relais
de la délation pour le bandit. Lorsqu’on iden- constitués non seulement de militaires mais
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aussi de civils; il peut s’agir de parents, d’amis, vie en danger. Chacun s’efforce de se tenir
etc. », assurait un officier de l’armée. (ou de tenir ses proches) informé des éventuels
Aux militaires, il faut ajouter les hommes dangers pouvant les guetter à tel moment ou
politiques qui sont aussi, souvent, les pre- dans telle zone. En fait, ce média a permis la
mières victimes (et instigateurs) des mouve- constitution de véritables « services informels
ments sociaux et des guerres civiles. Tous les de renseignements ».
hommes politiques que nous avons rencontrés Chacun au Congo sait le rôle majeur que
possèdent un téléphone portable. Les jour- le téléphone portable a joué lors des dernières
nalistes, notamment ceux des médias d’État, guerres civiles. Discret, non localisable dans
également souvent comptés parmi les pre- l’espace, il fut un outil de liaison efficace, une
mières victimes de ces guerres car accusés arme redoutable et incontournable. Tous les
d’être les « propagandistes » de tel ou tel « chefs de guerre » en étaient détenteurs. Mais
courant politique, lui accordent la même il a pu également être un objet dangereux
importance. Pour tous, l’intérêt du téléphone pour les civils. Nous avons ainsi recueilli plu-
portable réside moins dans des raisons pro- sieurs témoignages de ce type : « J’ai vu des
fessionnelles que dans des raisons person- personnes être abattues parce que lors d’un
nelles, notamment sécuritaires : il s’agit d’être contrôle à un bouchon (barrage), on avait
le plus facilement joignable au cas où sa sécu- trouvé sur eux un téléphone portable. On les
rité serait menacée. À en croire les divers accusait d’être des infiltrés qui communi-
témoignages, le téléphone portable a déjà quaient les positions à l’ennemi… » Les auto-
permis de sauver des vies au Congo : « Lors rités gouvernementales qui ont pris le pou-
des événements de 1998, c’est un ami qui m’a voir à l’issue de la dernière guerre civile ont
appelé sur mon portable pour me prévenir d’ailleurs continué à exploiter les atouts de
de ne pas rentrer chez moi alors que j’étais cet outil dans leur rapports avec les « acteurs
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déjà en route… J’ai rebroussé chemin et cela d’en bas ». Ils en ont muni tous les chefs de
m’a sauvé la vie : des personnes en arme quartier et autres informateurs dans les villes.
étaient à ma recherche et avaient déjà assas- On voit même les anciens rebelles qui avaient
siné l’un de mes enfants qui avait eu le mal- pris le maquis dans les forêts en porter régu-
heur de se trouver là à ce moment. Mes autres lièrement sur eux une fois revenus en ville. On
enfants et ma femme étaient également entend dire que le pouvoir en aurait muni
absents par hasard… » certains (les leaders) avec pour mission de
Ces raisons sécuritaires ne concernent pas « contrôler » leurs camarades, toujours consi-
seulement les catégories de personnes que dérés comme une menace pour le pouvoir
nous venons d’évoquer (militaires, politiques, et pour la quiétude des citoyens. Ils seraient
journalistes), tous les possesseurs de télé- chargés de communiquer toutes informa-
phone portable rencontrés (notamment à tions utiles aux autorités, le téléphone mobile
Brazzaville) se servent beaucoup de ce média leur apportant la rapidité d’action et la discré-
pour se tenir au courant de l’évolution des tion nécessaires. Il semblerait que plusieurs
diverses tensions sociopolitiques susceptibles « coups » aient déjà été déjoués grâce à leur
de dégénérer en guerre civile et de mettre leur action. Le téléphone portable est dans ce cas
Politique africaine
141 Usages sociaux du téléphone portable et nouvelles sociabilités au Congo

instrumentalisé comme une arme pour asseoir ces jeunes filles, d’origine et de situation
et/ou conserver le pouvoir politique. sociales souvent modestes (mais pas toujours),
reconnaissent que leur téléphone portable
Un catalyseur des relations amoureuses leur a été donné par leur « copain » (des hom-
Les raisons extraprofessionnelles et extra- mes généralement mariés et ayant effective-
familiales sont les plus évoquées pour expli- ment souvent plus du double de leur âge).
quer l’acquisition du téléphone portable ; Les hommes y trouvent un double intérêt.
l’idée est de pouvoir « joindre les amis et être En effet, si l’offre du téléphone portable faci-
facilement joignable par eux ». Généralement, lite effectivement leur «démarche séductrice»,
cette justification couvre d’un voile pudique elle leur permet aussi de mieux « gérer » leurs
les relations amoureuses : les « petits(es) relations avec ces filles aux réactions parfois
amis(es) », les maîtresses et autres amants. imprévisibles. G., 48 ans, l’explique bien : « Si
En effet, beaucoup de possesseurs de télé- ma copine a besoin de quelque chose, elle ne
phone mobile (notamment les femmes) recon- débarquera pas chez moi à l’improviste, elle
naissent que l’idée première est de pouvoir m’appellera ou m’enverra un message écrit
entrer en contact avec leur amoureux(se). Si sur mon portable et nous prendrons rendez-
les hommes restent les moins loquaces sur la vous quelque part… Pour moi, c’est une
question, la grande majorité des femmes nécessité qu’elle ait un téléphone portable…»
admettent que leur «portable» leur a été offert À cela, il faut ajouter que cet instrument per-
par leur amoureux, qu’il s’agisse d’hommes met d’être informé de l’identité du corres-
déjà mariés ou non (bien que la polygamie pondant (s’il fait partie du cercle intime). Ce
soit autorisée, le phénomène de «deuxième ou serait, entend-on dire au Congo, une aubaine
troisième bureau 17 » est très répandu). pour les personnes ayant des relations intimes
Sur ce point, des rumeurs insistantes circu- extraconjugales : « Lorsque mon téléphone
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lent sur les « kamoukés », « seizièmes » et sonne, si je ne suis pas seul, je regarde d’abord
autres « fioti-fioti », ces jeunes filles à peine qui m’appelle avant de répondre. Si c’est une
sorties de l’adolescence qui, dit-on, ne reculent de mes petites amies qui appelle alors que je
devant rien pour séduire les hommes d’âge suis avec mon épouse, je ne répondrai pas… »
mûr, notamment ceux jouissant de revenus Ces jeunes filles ne sont bien sûr pas les seules
confortables. Le besoin d’être « à la page » concernées ; leur exemple permet simplement
occupant une place importante chez ces jeunes de mieux comprendre l’attrait que suscite le
filles, l’acquisition d’un téléphone portable téléphone portable, et le type de relations qu’il
devient une nécessité – on entend même dire peut faciliter. Dans toutes les couches sociales,
que leur offrir un mobile ou une carte de il apparaît nettement que cet outil a donné
recharge 18 suffit pour obtenir ce qu’on veut à ce type de rapports un regain de discrétion
d’elles : « Le baratin n’existe plus avec ces et de force.
filles, il suffit de leur parler téléphone por- J’ai moi-même assisté par hasard à une
table ou unités. Les hommes, même s’ils ont scène fort édifiante. J’étais dans un «nganda »
l’âge de leur grand-père, en profitent bien… », (restaurant-bar) lorsqu’un monsieur, la cin-
s’indignait une femme. En effet, plusieurs de quantaine, vint s’asseoir à une table à côté de
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142 Débat Terrain Documents

la mienne. Il commanda un verre. Au bout ments coûteux et « à la mode » (provenant


d’une quinzaine de minutes, il se saisit du souvent de Paris et portant la griffe des grands
téléphone portable qu’il avait posé bien en couturiers) et de les porter avec ostentation et
vue sur la table. Il composa un numéro et parfois de façon spectaculaire et théâtrale.
entra dans une conversation dont les tenants Une sorte de contagion sociale de ce phéno-
auraient nécessité une surdité totale pour ne mène s’est opérée dans toutes les strates et
pas être entendus 19 : « Allô G…. Oui c’est les secteurs de la vie sociale, allant jusqu’à
moi… Où es-tu ?.. Mais que fais-tu encore ?… son instrumentalisation comme outil de reven-
Mais cela fait près de deux heures que je dication politique 22. « Être à la mode » est
t’attends… Quoi ton père ne veut pas que tu donc une préoccupation majeure pour la plu-
sortes ? … Mais il fallait me prévenir, c’est part des Congolais. Aujourd’hui, dans les
pour ça que je t’ai offert ce portable… Tu n’as représentations collectives, dans l’imaginaire
plus d’unités, mais fallait me le dire… J’ai social, le téléphone portable est largement
déjà fait les commandes, je n’attends que toi… entré dans la sphère des biens qu’il faut abso-
Si tu ne viens pas, comment je vais faire… lument détenir pour « être à la mode ». C’est
Débrouille-toi pour venir, je t’attends… Prends parfois la principale raison de sa détention : «
un taxi, je payerai ici… Oui débrouille-toi… J’ai un téléphone mobile parce que c’est à la
Fais vite… » mode », « … parce qu’il faut ça pour être à
Une dizaine de minutes plus tard, une jour, pour être à la page », « avoir un télé-
jeune fille d’une vingtaine d’années descen- phone portable, c’est pour moi comme avoir
dit d’un taxi, l’homme alla l’accueillir et régla un beau costume », « … un sapeur qui se res-
le taxi. La jeune fille tenait sans doute, entre pecte ne peut pas ne pas avoir un portable !»,
autres, à se faire payer son déplacement pour etc. Le fait que ce média se «porte» comme un
venir à son rendez-vous. On peut imaginer la habit est peut-être une explication de son suc-
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suite de ses « revendications » : « Si je ne t’ai cès dans la « Sape », phénomène où le vête-
pas prévenu de mon retard, c’est parce que je ment occupe justement la place centrale…
n’avais plus d’unités sur mon portable La manière dont on désigne ce média
(donne-moi de l’argent pour que je puisse au Congo est particulièrement évocatrice.
acheter une carte de recharge), etc. » De son Le téléphone portable, c’est le « solola bien »,
côté, le téléphone portable a permis à son terme lingala-français pouvant se traduire
copain (probablement marié) de « piloter » par «exprime-toi bien», «parle correctement»,
leur rencontre. Chacun y trouve son compte… « sers-toi d’un langage accessible à tous » !
– comme on le dirait à une personne dont on
« Solola bien ! » La possession du téléphone ne saisit pas les propos. Autrement dit, pour
portable comme pratique de distinction être compris, pour participer à une relation
La place de ce média dans les pratiques sociale, pour exister, il faut avoir un téléphone
de distinction est considérable au Congo. portable. Le « téléphone portable-solola bien »
Rappelons que le pays est largement traversé devient une sorte de décodeur incontourna-
par le phénomène de la « Sape 20 », « culte de ble sans lequel on ne peut communiquer
l’élégance 21 » qui consiste à s’habiller de vête- avec autrui dans l’espace social. Dès lors, les
Politique africaine
143 Usages sociaux du téléphone portable et nouvelles sociabilités au Congo

possesseurs de téléphone portable devien- On les voit régulièrement exhiber leur télé-
nent les « véritables acteurs » de la vie sociale, phone portable, certains se font même les
les seuls à avoir « droit à la parole » dans la porte-parole d’une véritable « civilité ou
cité. Il ne s’agit donc plus simplement d’être savoir-vivre téléphonique ». C’est le cas de
propriétaire d’un mobile, il faut faire savoir Koffi Olomidé, l’un des musiciens les plus
qu’on en est propriétaire, comme on montre visibles sur les chaînes de télévision, qui y
qu’on possède des vêtements coûteux en les apparaît régulièrement muni d’un téléphone
arborant avec ostentation. Aussi reste-t-il très portable, mimant des conversations et chan-
commun au Congo d’avoir son téléphone tant des textes comme « moto a lobeli ya allô,
portable bien en vue sur soi : l’écrasante majo- zonguisa yé oui » (« lorsque ton correspondant
rité des personnes rencontrées préfèrent le dit allô, tu dois répondre oui ») ou encore
porter à la main et non dans une poche, à la « bayokaka répondeur ya moto té » (« on n’écoute
ceinture ou dans un sac. On voit même des jamais le répondeur d’autrui »). Faut-il signa-
automobilistes qui l’accrochent ostensible- ler que l’appellation « solola bien » (aujour-
ment à la vitre d’une des portières avant, d’hui largement répandue) est le fait d’un
d’autres encore qui le portent autour du cou autre musicien très en vue, Werason… Comme
comme on porterait une médaille ou l’accro- pour l’imitation qu’ils suscitent dans d’autres
chent à leur chapeau comme le mineur accro- domaines, notamment celui des manières de
che sa lampe à son casque… Et que dire de se vêtir, ces personnages peuvent être consi-
cette pratique courante chez les sapeurs (et dérés non seulement comme des « foyers de
chez d’autres) qui consiste à se faire appeler diffusion » (Hägerstand) du téléphone por-
par un complice à un moment précis (lors table, mais aussi comme des agents sociaux
d’une fête, d’un rendez-vous galant, au milieu qui participent à faire jouer à ce média une
de personnes connues, etc.), dans le seul but fonction de distinction sociale.
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de faire savoir à « son public » qu’on possède
un téléphone portable ! Tout comme ces per- Nouvelles tribus et
sonnes qui exhibent des téléphones portables affaiblissement du contrôle
qui ne sont pas (ou plus) en état de fonction- social
ner (ligne coupée, appareil en panne, parfois L’un des éléments induits par le téléphone
simples gadgets, etc.). portable est la constitution de réseaux, sinon
Au-delà de son aspect utilitaire, le télé- la réactivation ou l’élargissement de ceux déjà
phone portable remplit ici une fonction de existants. Nous l’avons vu, ce média n’est que
distinction sociale, il est considéré comme un très peu utilisé pour entretenir les réseaux
indicateur de progression dans l’échelle familiaux. En revanche, de nouveaux types
sociale. Cette démarche est encore renforcée de réseaux se sont constitués, des sortes de
par l’exemple que donnent les « leaders d’opi- nouvelles tribus : celles des possesseurs de
nion », c’est-à-dire des personnes jouissant téléphone portable. Nous l’avons dit, très peu
d’un « suffrage » certain au sein de la société 23 parmi eux disposent en plus d’un téléphone
et qui finissent par jouer, aux yeux de certains, fixe. Il apparaît nettement que, lorsqu’on pos-
un rôle de modèle d’identification sociale. sède un téléphone portable, ses premiers
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144 Débat Terrain Documents

correspondants sont d’autres détenteurs du d’un loisir, d’une invitation au restaurant ou


même outil de communication. Il reste dissua- en boîte) lorsqu’elle ne possède pas de télé-
sif d’appeler un téléphone portable à partir phone ? On contactera d’abord celles qui
d’un téléphone fixe (opération plus coûteuse). peuvent l’être facilement (les possesseurs de
De leur côté, les possesseurs d’un télé- téléphone portable). Il ne faut pas perdre de
phone portable seront plus motivés pour vue que le téléphone portable est plus
appeler leur correspondant (disposant aussi répandu chez les personnes ayant des revenus
d’un téléphone filaire) en priorité sur leur suffisants. Celles-ci ont des hobbies qui ne sont
portable, comme en témoigne L. : « Je préfère pas forcément à la portée de tout le monde
d’abord l’appeler sur le portable, je suis plus dans un pays en crise économique et sociale
sûr de l’avoir. Sur son fixe, ma démarche (comme aller au cinéma ou au théâtre, par
peut être inutile s’il n’est pas chez lui… » M., exemple). Elles ne peuvent donc inviter (ou en
employé dans le privé, le confirme : « Les gens tout cas partager leurs loisirs) que des per-
que j’appelle ont tous des portables. Ce sont sonnes qui ont des moyens équivalents. Tou-
les mêmes qui me contactent à mon tour, tes ces données conduisent au renforcement
généralement à partir de leur téléphone por- de l’armature de ces tribus qui, comme toute
table aussi… » Ainsi, on s’appelle d’abord tribu, crée des exclus : lorsqu’on n’est pas
entre possesseurs de téléphone portable. Tout possesseur d’un téléphone portable, on ne
cela favorise la création de ces nouvelles tri- peut en être membre. Au regard de l’organi-
bus ayant pour base le téléphone portable, le sation sociale, il apparaît que les premiers à en
langage, les pratiques et les coutumes qui s’y être exclus sont les « aînés sociaux », notam-
rattachent. Comme l’a signalé M. Maffesoli, ment les « chefs de famille ».
la constitution des tribus « se fait à partir du Au Congo, chaque famille étendue (regrou-
sentiment d’appartenance, en fonction d’une pant trois ou quatre générations) a un chef
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éthique spécifique et dans le cadre d’un réseau de famille, généralement un oncle. Véritable
de communication 24 ». régulateur de la vie familiale, il veille à sa
C’est donc entre possesseurs de téléphone cohésion. Ce rôle, qui est permanent, devient
portable qu’on s’échangera en priorité les encore plus important à certaines occasions
informations, qu’on se partagera les loisirs telles que le décès, le mariage ou la naissance
(sorties en boîte, au cinéma, au théâtre, etc.), d’un membre. Agissant souvent au sein d’un
comme nous l’avons observé chez les jeunes « collège des sages » (composé généralement
notamment qui se passent des messages du des personnes les plus âgées de la famille), il
type « il y a tel film demain dans telle salle, on est en quelque sorte le « décideur » principal
y va ? C’est l’anniversaire de X, on se retrouve de la famille. Or, nous l’avons dit, la posses-
chez Y, etc. ». S’il est vrai que le propre de sion du téléphone portable semble baisser
toute tribu est la tendance à l’enfermement avec l’âge, vers 55 ans. Le chef de famille et les
sur soi, cela est ici quelque peu renforcé par membres de son « collège » n’en possèdent
la réalité quotidienne : comment contacter presque jamais, d’où l’affaiblissement de leur
(bien qu’on le désire) une personne qui habite contrôle social sur les plus jeunes. En effet,
loin pour lui donner une information (au sujet constamment en liaison entre eux grâce à leur
Politique africaine
145 Usages sociaux du téléphone portable et nouvelles sociabilités au Congo

téléphone portable, ces jeunes se permettent fonctionnent selon de nouvelles logiques


parfois des initiatives qu’ils n’auraient pas sociales dans lesquelles la volonté des mem-
eues (au regard des coutumes) « le droit » de bres prend le dessus sur les coutumes ou obli-
prendre auparavant. T., 32 ans, explique: «Lors- gations familiales, ce qui a pour effet d’affai-
que ma sœur est morte, je me suis beaucoup blir le contrôle que ces aînés sont censés
concerté avec les autres jeunes de la famille, exercer sur les plus jeunes. Cela participe à un
mes cousins, mes frères. Nous avons des télé- effondrement des valeurs ancestrales. Situa-
phones portables, cela facilite les choses. Nous tion encore plus compréhensible au regard
avons décidé de l’organisation des funérailles, du fonctionnement familial « traditionnel »
des taux de cotisations, etc. » parfois contraignant, et considéré comme
Avant, de telles initiatives étaient inimagi- autocratique par un grand nombre de jeunes.
nables ; seuls les « anciens » avaient ces pou- On peut sûrement dire dans ce cas que le télé-
voirs de décision. Ainsi, si le point de vue des phone portable participe à une « désinstitu-
anciens reste néanmoins presque toujours indis- tionnalisation » de la famille (et des coutumes)
pensable (sauf en situation de conflits 25) pour congolaise(s).
la réalisation des décisions prises par les jeunes,
le contrôle social exercé par les aînés s’en trouve Le téléphone portable,
modifié, leur pouvoir affaibli… Parfois, ces révélateur d’enjeux de pouvoir
jeunes sont vite ramenés à l’ordre, notamment dans l’espace public
lorsqu’ils tentent de contourner l’autorité des De façon générale, la possession du télé-
anciens devant une autre famille étendue. C’est phone portable au Congo dévoile des enjeux
ce qui s’est passé pour Y., 35 ans: «La copine de de pouvoir et des rapports de force dans l’es-
mon cousin est tombée enceinte chez ses pace public. Nous avons déjà vu que ce média
parents (sous le toit parental), c’était très grave. faisait désormais partie des objets constitu-
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Il m’a appelé parce qu’il voulait que je l’ac- tifs de la « Sape ». Or, il a été démontré que la
compagne chez les parents de la fille qui vou- Sape était souvent instrumentalisée (par les
laient le rencontrer dare-dare. Il fallait absolu- jeunes originaires des quartiers populaires
ment qu’il s’y rende avec ses “oncles”. C’était notamment) comme un moyen d’expression
plus facile de me contacter que de contacter les politique. Le téléphone portable peut donc
oncles car le temps pressait… Nous avons pris également être perçu comme un outil d’ex-
quelques copains que nous avons rapidement pression politique. Par ailleurs, cela a été dit,
rassemblés grâce à nos portables et nous nous ce média est plus à la portée des personnes
sommes présentés. L’oncle de la fille (le chef aisées que des autres, qui font à leur tour le
de sa famille) a tout de suite dit : mais vous nécessaire pour le détenir : leur démarche
n’avez pas d’adultes dans votre famille, je veux peut être vue aussi comme l’expression d’un
traiter avec le chef de votre famille, pas avec refus de laisser les personnes aisées, les per-
vous autres. Vous n’êtes que des enfants… » sonnes « d’en haut » occuper seules l’espace
On le voit, les personnes âgées sont exclues public, le « téléphone portable-solola bien »
des « tribus » qui se sont constituées autour du passant pour le décodeur sans lequel on ne
téléphone portable, tribus qui inventent et peut communiquer dans cet espace.
MAGAZINE
146 Débat Terrain Documents

Ce qui expliquerait pourquoi des per- tion qui leur permet de s’extraire réellement
sonnes n’ayant ni l’électricité (ni le minimum du contrôle parental (lorsque le téléphone
vital), ni les moyens nécessaires pour assu- sonne, on se retire loin des oreilles indiscrètes,
mer les dépenses qu’il entraîne, font tout pour notamment parentales). Il en est de même des
avoir un téléphone portable ; pourquoi des femmes qui, grâce à ce média, expriment leur
personnes dont le téléphone portable n’est refus des injonctions que leur imposent les
pas en état de fonctionner tiennent à faire traditions (par exemple l’obligation de dis-
croire le contraire, etc. On comprendrait alors crétion dans l’espace public) ou des hommes
le succès de ce média chez les femmes. Il s’agit qui, en l’offrant à leur maîtresse, veulent avoir
de marquer sa visibilité : c’est une question une meilleure emprise sur elle.
de survie. Le téléphone portable semble ainsi
permettre aux plus défavorisés, ou à ceux qui Face aux dépenses suscitées,
se reconnaissent comme tels (femmes, jeunes), quelles stratégies ?
de s’approprier (ou de se créer) des (nouveaux) Comme tout bien de consommation, le
espaces d’expression. D’où son succès dans les téléphone portable nécessite un investisse-
pays les plus déstructurés : expression du ment économique régulier. Comment faire
refus des plus pauvres (les plus nombreux) face à celui-ci dans un pays en crise économi-
d’abandonner l’espace public (ou social) aux que ? Les démarches sont multiples et mettent
seuls gens « d’en haut ». On comprendrait en lumière la créativité des populations… La
mieux aussi la démarche de ces anciens mili- carte de recharge, on le sait, est largement
ciens qui acceptent de collaborer avec le pou- préférée à l’abonnement. La liberté de gérer
voir qu’ils combattaient avant. En transmet- ses unités comme on l’entend l’emporte donc
tant régulièrement des informations sur les sur l’obligation de verser une somme donnée
« mouvements » de leurs proches à partir du tous les mois à l’opérateur. Cette préférence
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téléphone portable qui leur a été « offert » pour la carte prépayée peut aussi traduire
pour ce faire, ils participent ainsi à ce pou- l’incertitude sur l’avenir qui affecte la société
voir qu’ils n’ont pas réussi à conserver ou à congolaise en général : pourquoi prendre un
prendre par les armes. Leur action aurait ainsi abonnement si on n’est pas sûr d’être capable
une connotation éminemment politique. de le payer demain, si on n’est pas sûr d’avoir
Les rapports de force et de pouvoir peu- demain toujours un revenu et un domicile ?
vent également se lire à des échelles plus Il reste que la carte de recharge ne met pas
petites. Par exemple, la situation de ces jeunes non plus à l’abri des dépenses : il faut régu-
qui, grâce à leur téléphone portable, s’auto- lièrement l’acheter. Ainsi, qu’il s’agisse de
risent des décisions que seuls les « aînés » ont l’abonnement ou de la carte, le problème reste
le droit de prendre exprime les conflits entre le même : comment faire face aux dépenses
générations et le besoin d’indépendance de ces qu’exige la possession d’un téléphone porta-
jeunes face à l’autorité des anciens. On peut ble ? Il y a plusieurs stratégies :
également évoquer la situation de ces jeunes – le « bipage » : « Si je n’ai pas assez d’unités
filles prêtes à tout pour obtenir un téléphone ou si je veux économiser celles que j’ai, je fais
portable : c’est le seul outil de communica- sonner le portable de mon correspondant une
Politique africaine
147 Usages sociaux du téléphone portable et nouvelles sociabilités au Congo

ou deux fois et je raccroche. Il saura que c’est un téléphone portable commun, qu’ils s’échan-
moi qui ai essayé de l’appeler et il va faire le geront à tour de rôle, souvent à raison d’une
nécessaire pour m’appeler à son tour. S’il ne semaine par personne. Le coût général est
le peut vraiment pas, au moins il cherchera à donc allégé puisqu’il est à la charge de plu-
me rencontrer le plus rapidement possible », sieurs personnes ;
explique G., secrétaire de direction. Le « – l’utilisation du téléphone du voisin : « Je
bipage » consiste donc à faire sonner le télé- n’ai pas de téléphone, mes correspondants
phone portable de son correspondant, « juste me contactent grâce au téléphone d’un ami. Il
le faire sonner et raccrocher avant qu’il ne prend le message sinon il leur demande de
décroche ». Ce dernier identifie son corres- rappeler à un moment où il sera proche de
pondant et c’est à lui de le contacter à son moi… » Des personnes n’ayant pas de télé-
tour. Il s’agit de l’exploitation d’un autre avan- phone portable peuvent utiliser celui d’une
tage du téléphone portable : l’affichage de connaissance, généralement un voisin. Cette
l’identité du correspondant. Ne se sert du démarche ne concerne pas seulement le télé-
bipage que la personne qui sait son numéro phone portable, depuis toujours, il est fré-
mémorisé par le téléphone du correspondant, quent de voir au Congo des personnes aller
ou certaine que le téléphone de son corres- recevoir (ou passer) des coups de fil chez leur
pondant affiche le numéro appelant ; voisin ou chez une connaissance. Les posses-
– le répondeur et l’absence recherchée : « Si seurs de téléphone portable ne disposant pas
je n’ai pas assez d’unités, je vais m’arranger d’électricité chez eux font de même, ils vont
pour appeler mon correspondant à un moment charger les batteries de leur téléphone chez
où je sais qu’il ne sera pas disponible. Je lui des voisins, mais la plupart le font sur leur lieu
laisserai un message et il fera le nécessaire de travail ;
pour me recontacter… », nous dit H., fonc- – les vendeurs d’unités : « Je n’avais pas
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tionnaire. Le répondeur est donc ici détourné besoin d’un téléphone portable pour mes
de sa fonction initiale. L’absence du corres- propres communications. J’en ai acheté uni-
pondant n’est plus un désagrément mais un quement pour vendre mes unités, pour faire
atout qu’on recherche expressément ; du commerce, je suis le seul à avoir un télé-
– un portable en commun : « Nous avons phone portable dans mon quartier (près de
acheté un téléphone portable qui en ce moment 100 personnes), j’ai fait passer le message, les
se trouve entre les mains d’un copain. Nous gens viennent appeler ou attendre des coups
sommes trois à nous le partager. Si par exem- de fil chez moi. Ces services sont bien sûr
ple quelqu’un m’appelle, le copain prendra le payants… » Ainsi, on peut « louer » son télé-
message, sinon il va dire à mon correspondant phone portable. Cette démarche est emprun-
de rappeler plus tard, à un moment où il sera tée aux « cabines téléphoniques privées » ou
à mes côtés. Nous habitons le même quar- « télécentres » qu’on rencontre fréquemment
tier… Je ferai pareil lorsque mon tour viendra, dans les villes ; un large secteur informel, fort
c’est moi qui aurai le téléphone la semaine lucratif, s’est ainsi développé autour de ces
prochaine », explique un étudiant. Des gens offres. On rencontre par ailleurs de plus en plus
peuvent donc s’organiser pour se procurer de petits kiosques en tôle ou en contreplaqué,
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148 Débat Terrain Documents

absolument vides, où l’on trouve comme seuls réseaux familiaux déjà existants; ce qui conduit
objets un téléphone portable, un banc et/ou à un affaiblissement du contrôle social des
une petite table derrière lesquels est installé « aînés » sur les jeunes.
le « vendeur d’unités ». Cet aspect relève de la Le téléphone portable peut donc être un
« modernisation paradoxale » dans les pays facteur de lien social mais également un fac-
africains dont parle A. Chéneau-Loquay 26 : teur d’exclusion. On constate également
le téléphone portable, technologie moderne, l’appropriation inattendue de ce média par
favorise l’accroissement du secteur informel, les femmes, alors que, par sa nature, il les en
dévoilant la faiblesse des États dans la gestion aurait « logiquement » détournées (au regard
des territoires. Le même auteur signale que des coutumes). Si cet aspect ne remet pas tota-
c’est dans les pays les plus destructurés (l’ex- lement en question la domination masculine
Zaïre par exemple) que le téléphone portable (d’ailleurs sous-jacente dans cette appropria-
a connu le plus grand succès (grâce justement tion 27), on peut se demander si ce n’est pas là
au secteur informel). le signe (ou le moyen) d’une restructuration
Ces diverses stratégies ont toutes pour de la place des femmes dans la vie sociale.
objet d’amortir le coût de l’utilisation du télé- Une étude portant sur l’utilisation du télé-
phone portable. Il reste que ces unités si pré- phone portable selon l’appartenance sexuelle
cieuses sont aussi des unités de temps. Il appa- nous en dirait sûrement plus. Le rapport des
raît que leur gestion est faite de façon très femmes à ce média ou la « liberté » que pren-
rigoureuse : les conversations sont écourtées, nent les jeunes (par rapport aux aînés) – pour
on se débrouille pour aller à l’essentiel. ne citer que ces exemples – sont-ils les signes
d’une autonomisation, d’une individualisa-
L a téléphonie mobile continue de connaî- tion de ces acteurs ? Si c’est le cas, le téléphone
tre une forte expansion en Afrique (selon portable serait alors un autre vecteur de cette
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l’Union internationale des télécommunica- «Afrique des individus» déjà en cours 28. C’est
tions, il y aurait maintenant plus de 7,5 mil- dans ce sens que son utilisation peut égale-
lions d’utilisateurs contre seulement 2 mil- ment se lire comme le révélateur de relations
lions deux ans plus tôt). Nouvel outil de de pouvoir et de rapports de force dans l’es-
communication, il n’est pas sans effets sur les pace public. Notons également l’importance
liens sociaux dans les zones concernées. Au du contexte social dans l’expansion du télé-
Congo, ce média est à l’origine de nouvelles phone portable au Congo: l’insécurité urbaine
sociabilités. Elles concernent notamment les (liée aux guerres civiles) ainsi que le phéno-
relations amoureuses, la lutte contre l’insé- mène de la « Sape » ont largement favorisé
curité urbaine, les pratiques de distinction et l’intérêt des populations pour ce média.
la création de « nouvelles tribus » (composées Il reste que le téléphone portable a incon-
des possesseurs de téléphone portable). Les testablement créé dans la société congolaise de
relations familiales semblent les moins concer- nouveaux besoins, un nouveau langage, un
nées par ce média, du fait notamment de la remodelage de la représentation du monde
très faible télédensité du pays, et sûrement (restructurant notamment l’appréhension du
aussi de l’efficacité du fonctionnement des temps et de l’espace), de nouveaux codes rela-
Politique africaine
149 Usages sociaux du téléphone portable et nouvelles sociabilités au Congo

tionnels, bref, de nouvelles façons de « vivre 10. Allusion à un petit commerce dans le secteur informel.
ensemble ». Si la généralisation de ces phé- 11. Ce qui est un comportement nouveau : avant, aucun
numéro de téléphone (fixe) n’était visible sur les carrosse-
nomènes à toute l’Afrique subsaharienne ries des taxis ; aujourd’hui, on y trouve souvent le numéro
serait hasardeuse, ils reflètent sûrement les du téléphone fixe et celui du téléphone mobile.
grandes tendances qu’on peut y observer. Il 12. Sur ce point, les propos de A. Chéneau-Loquay (Les
Enjeux des technologies de la communication en Afrique…,
faut donc, non seulement les approfondir (par op. cit., p. 30) correspondent bien à ce qui est noté au Congo:
des études concernant des échantillons plus « Les réseaux téléphoniques classiques, filaires, en Afrique
grands, par exemple), mais également aller souffrent pour la plupart des mêmes maux que les autres
réseaux matériels ; ils sont mal répartis, discontinus avec
voir ce qui se passe sur d’autres terrains. un service de qualité médiocre à des coûts extrêmement éle-
vés. » Par ailleurs, ces aspects mettent à nu la faiblesse de
Jean-Aimé Dibakana l’État dans la gestion des territoires et dans la distribution
Université Paris-I des services publics.
13. A. Chéneau-Loquay (dir.), Les Enjeux des technologies de
la communication en Afrique, op. cit.
1. M. Forsé, « Les réseaux de sociabilité : un état des lieux », 14. Office national des postes et télécommunications.
L’Année sociologique, n° 41, 1991. 15. F. Jaureguiberry, « Télécommunication et généralisation
2. C’était déjà le cas avec le téléphone fixe, dont le nombre de l’urgence », Sciences de la société, n° 44, 1998, pp. 83-96.
total dans un pays est pourtant souvent utilisé comme un 16. Selon plusieurs témoignages, lorsque cette unité de
indicateur de son « niveau de développement ». police met la main sur les bandits, une seule issue est pos-
3. Celles regroupées dans l’ouvrage coordonné par sible : la mort de ces derniers, abattus froidement et sans
A. Chéneau-Loquay (Les Enjeux des technologies de la sommation sur le lieu même de leur forfait. Le patron de
communication en Afrique. Du téléphone à Internet, Paris, cette unité spéciale, personnage fort célèbre, est un Euro-
Karthala, 2000) en donnent l’exemple. péen (Français ?) qui se fait étrangement appeler « Kosovo».
4. R. Boudon, La Logique du social, Paris, Hachette, 1979, p. 137. 17. Au Congo, avoir un « deuxième bureau » signifie avoir
5. On compte encore, selon l’IUT cité par A. Chéneau- une maîtresse… La deuxième maîtresse est appelée « troi-
Loquay, moins de 2 000 téléphones mobiles au Congo (pour sième bureau » et ainsi de suite. En fait, bien que juridi-
près de 3 millions d’habitants), où cet outil de communi- quement autorisée, la polygamie est en nette baisse dans
cation a été introduit en 1996. les villes, et quasiment inexistante chez les jeunes. En
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6. Et s’agissant des médias, on peut citer l’exemple du revanche, avoir une maîtresse est très courant et tend même
poste récepteur radio : alors que l’on voit régulièrement à devenir une règle sociale.
les hommes en porter sur eux dans l’espace public (rue, 18. Le système de «carte de recharge» reste le plus répandu,
marché, train, bureau…) pour ne pas rater une émission, très peu de Congolais contractent un abonnement.
jamais (ou presque) on ne voit de femme agir de même. Ce 19. R. Ling a déjà signalé cette façon « curieuse » qu’ont les
qui ne reflète pourtant pas un désintérêt des femmes pour gens de parler plus fort lorsqu’ils sont en conversation
ce média : elles restent friandes de certaines émissions dif- téléphonique, et des réactions des voisins, notamment les
fusées par la radio nationale où l’on traite notamment des voisins de table dans les restaurants ; voici les propos d’une
questions touchant à la maternité, à la santé, aux relations des personnes interviewées : « Les gens parlent fort au télé-
de voisinage, aux problèmes conjugaux, à la cuisine, etc. phone… plus fort qu’à l’ordinaire. C’est aussi embêtant
Porter un poste radio sur soi est simplement considéré que d’avoir un voisin de table qui parle trop fort » (R. Ling,
comme un comportement d’homme que les femmes ne « On peut parler de mauvaises manières ! Le téléphone
doivent pas adopter. mobile au restaurant », Réseaux, n° 90, 1998, pp. 51-67. De
7. C. de Gournay, « En attendant les nomades. Téléphonie son côté, G. Mermet souligne que « le téléphone portable
mobile et modes de vie », Réseaux, n° 65, 1994, p. 19. a développé une sorte d’“écoutisme”, le plus souvent invo-
8. Par exemple, il y a de plus en plus de femmes qui occu- lontaire, de ceux qui sont exposés à des conversations
pent un emploi. intimes ». G. Mermet, Francoscopie 2001. Comment vivent les
9. Voir R. F. Rakow et V. Navarro, « Remote mothering and Français ?, Paris, Larousse, 2001.
the parallel shift. Women meet the cellular telephon », Mass 20. Société des ambianceurs et des personnes élégantes.
Communication, 10 (2), 1993, pp. 114-157. Mais, contrairement 21. J. D. Gandoulou, Dandies à Bacongo : le culte de l’élé-
à ce qui a été écrit par ces auteurs, ce ne sont généralement gance dans la société congolaise contemporaine, Paris,
pas les « maris » qui offrent cet outil à leurs épouses. L’Harmattan, 1989.
MAGAZINE
150 Débat Terrain Documents

22. R. Bazenguisa-Ganga, « La Sape et la politique au de plus en plus courantes en milieu urbain, conduisent par-
Congo », Journal des africanistes, 62 (1), 1992, pp. 151-157. fois à des violences extrêmes allant jusqu’à l’assassinat de ces
23. Il peut s’agir d’hommes politiques très en vue (notam- personnes âgées, soupçonnées d’être les «sorciers» ayant pro-
ment le chef de l’État, le Premier ministre ou les leaders des voqué le décès. Voir D. Fassin, « L’espace privée de la santé.
partis importants), de leaders syndicaux, de musiciens Pouvoir, politique et sida au Congo », in M.-E. Gruénais
célèbres… Leur point commun sera de passer régulièrement (dir.), Enjeux sociaux et politiques de la prise en charge des malades
dans les médias, notamment sur les chaînes de télévision. du sida au Congo, rapport final, Orstom, 1994, p. 20.
24. M. Maffesoli, Le Temps des tribus. Le déclin de l’indivi- 26. A. Chéneau-Loquay, Les Enjeux des technologies de la
dualisme dans les sociétés postmodernes, 3e édition, Paris, communication en Afrique…, op. cit.
La Table ronde, 2000, p. 245. 27. Nous avons vu que ce sont généralement les hommes
25. Ce qui est courant en cas de décès (notamment d’un qui offrent les téléphones portables aux femmes (mais ces
jeune), lorsque les jeunes « accusent » un (ou des) ancien(s) dernières décident seules de ce qu’elles en font).
d’être à l’origine du décès (par la sorcellerie). Ces situations, 28. A. Marie, L’Afrique des individus, Paris, Karthala, 1997.
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