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sociabilités au Congo
Jean-Aimé Dibakana
Dans Politique africaine 2002/1 (N° 85), pages 133 à 150
Éditions Karthala
ISSN 0244-7827
ISBN 9782811100636
DOI 10.3917/polaf.085.0133
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Jean-Aimé Dibakana
Si les incidences des nouvelles techno- corps, utilisable n’importe où, n’importe quand,
logies de l’information et de la communication etc.) exigent de son utilisateur (et de son cor-
(NTIC) sur la vie économique et sociale sont respondant) une redéfinition permanente de
partout remarquables, elles demeurent varia- l’espace et du temps. Ces aspects, ajoutés à la
bles selon les aires géographiques, sociales place toute particulière qu’occupent les rela-
ou culturelles considérées. En Afrique sub- tions sociales dans les sociétés africaines
saharienne, par exemple, ces incidences sont – notamment l’échange de la parole –, laissent
sûrement plus singulières qu’ailleurs, du fait à penser que cet outil est à l’origine d’impor-
notamment de l’introduction parfois soudaine tants bouleversements du fonctionnement
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Il est étonnant de constater le peu d’inté- serait sûrement plus évident si l’on ne perdait
rêt que manifestent les sciences sociales – y pas de vue que l’on ne peut pas séparer le
compris celles du développement – pour téléphone des pratiques sociales dans lesquel-
l’appréhension des NTIC par les popula- les il s’insère. L’usage du téléphone, contrai-
tions d’Afrique subsaharienne en ces temps de rement à celui d’autres médias, ne constitue
« mondialisation 2 » pilotée principalement, pas une activité en soi. Il est toujours inséré
justement, par ces nouvelles technologies. dans des activités familiales, amicales, amou-
De plus, les rares études existantes 3 privilé- reuses, commerciales ou professionnelles.
gient généralement une approche globale Les usages du téléphone portable peuvent
axée sur les institutions : le rôle de l’État (ou sûrement apporter quelques informations
des ONG) dans le déploiement des NTIC au sur le fonctionnement social d’ensemble
niveau national, l’impact des NTIC sur le d’une société. Cette étude se veut résolument
développement économique, sur la démo- exploratoire, et se propose de répondre à
cratie, etc. Très peu d’études s’intéressent aux quelques questions : qui est possesseur d’un
pratiques générées par ces outils dans la vie téléphone portable au Congo ? Pour quoi
quotidienne, au niveau des acteurs élémen- faire ? Quelles dynamiques sociales ce média
taires d’une part, et des incidences de ces pra- a-t-il induites ?
tiques sur la vie sociale d’autre part. En accord
avec le postulat selon lequel « le changement Quelques caractéristiques
social, même au niveau macrosociologi- sociales des utilisateurs
que, n’est intelligible que si l’analyse descend Qui est possesseur d’un téléphone por-
jusqu’aux agents ou acteurs sociaux les plus table au Congo ? Trois variables ont paru per-
élémentaires composant les systèmes d’inter- tinentes pour apporter des réponses à cette
dépendance auxquels il [le sociologue] s’inté- interrogation : l’appartenance sexuelle, l’âge
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elles en sont détentrices. Ce changement est Que les femmes soient presque aussi
encore plus notable si l’on souligne la nature nombreuses que les hommes à posséder un
même du téléphone portable : utilisable n’im- téléphone mobile peut également signifier
porte quand, n’importe où et dans n’importe que leurs préoccupations et leurs activités
quelle circonstance. Lorsqu’il sonne (ou vibre), se rapprochent de plus en plus des leurs 8.
par exemple, il s’agit de réagir rapidement, Serait-ce là le signe d’une remise en question
où qu’on se trouve (décider de répondre à des rapports de genre habituels, de ce quasi-
son correspondant ou non), et, quoi qu’on cloisonnement du fonctionnement social où
fasse, on informe également les tiers (s’ils l’on voyait d’un côté les hommes avec leurs
existent) de la décision prise, et même plus si activités et préoccupations, par exemple celles
l’on décide de répondre : on est écouté et on consistant à « ramener l’argent dans le foyer
a conscience de l’être… pour nourrir la famille », et de l’autre les
Comme partout, le téléphone mobile met femmes avec les leurs, notamment celles
réellement son utilisateur, lorsqu’il se trouve liées à l’entretien de la cellule familiale
dans l’espace public (rue, marché, train, etc.) (ménage, cuisine, soins aux enfants…) ? Si le
ou même privé (lieu de travail, famille), dans fait de détenir une technique n’établit pas
une véritable situation d’acteur : il est sommé l’usage qui en est fait, il reste néanmoins
de jouer un rôle devant des « spectateurs » indéniable que cette quasi-indifférencia-
qu’il ne connaît pas forcément – il baisse la tion sexuelle de la possession du téléphone
voix, l’élève, tend à montrer qu’il traite d’un portable est un aspect du changement social
sujet grave alors qu’il n’en est rien ou l’in- en cours : l’autonomisation des femmes, sinon
verse, improvise des réponses en situation, la restructuration de leur place dans la vie
etc. Posture qu’on pouvait penser difficile sociale.
(voire impossible) pour les femmes qui, au Il convient pourtant de souligner que la
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Peu d’utilisateurs chez les plus jeunes ses. Leur activité professionnelle semble la
On constate que les moins de 30 ans sont principale explication. Soucieux d’être faci-
les moins nombreux à être propriétaires d’un lement joignables pour la bonne marche de
téléphone portable. L’explication est sûrement leurs affaires, ils acquièrent un outil leur per-
économique, comme en témoignent les pro- mettant d’être accessibles n’importe où et
pos de S., 27 ans, sans-emploi : « Ça coûte cher n’importe quand. Nous l’avons particuliè-
ce truc. Je veux bien l’avoir mais j’ai pas la rement constaté auprès des chauffeurs de
tune. Déjà il faut pouvoir l’acheter, ensuite il taxi, qui n’hésitent d’ailleurs pas à afficher le
faut pouvoir payer régulièrement l’abonne- numéro de leur téléphone portable sur la car-
ment ou la carte de recharge… Où trouver rosserie de leur voiture 11, ou chez les commer-
cet argent ? De toute façon, même si je trouve çants et les médecins libéraux. Les propos de
un peu d’argent, ma principale préoccupa- R., commerçant, le résument très bien : « J’ai
tion sera de trouver quelque chose qui me des contacts ici et là, avec mes fournisseurs et
rapporterait régulièrement de l’argent 10, et avec mes clients. J’ai acheté un portable pour
non qui m’inciterait à en dépenser tout le faciliter ces contacts… » Ce médecin, pro-
temps… » Le coût régulier de son utilisation priétaire d’une clinique, abonde dans le même
constitue donc un frein à l’acquisition du télé- sens : « En cas de problèmes, mes employés ou
phone portable chez ces jeunes que l’entrée de mes patients peuvent me joindre n’importe
plus en plus tardive sur le marché du travail quand où que je sois… »
et le chômage rendent quelque peu réalistes : Viennent ensuite les employés du privé.
« Même si je peux avoir de l’argent, l’acqui- Il faut préciser qu’il s’agit souvent d’employés
sition d’un téléphone portable serait ma d’entreprises ayant pignon sur rue (indus-
dernière préoccupation. » D’ailleurs, ceux tries du pétrole, banques, assurances, etc.) et
d’entre eux qui en sont équipés reconnais- jouissant de salaires confortables et réguliers
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saurait pourtant être totalement satisfaisante dérangement 12 »). Or, le téléphone portable ne
puisque, par exemple, on rencontre des demande pas d’infrastructures particulières.
sans-emploi qui en possèdent et des employés L’autre raison largement évoquée (l’« effica-
du privé qui n’en ont pas. D’autant que, en cité ») concerne l’avantage d’être joignable
dehors des personnes établies à leur compte, indépendamment du lieu : « Où que je sois, on
la majorité n’évoquent pas les raisons pro- peut m’appeler, je peux appeler, c’est très bien
fessionnelles pour justifier l’acquisition d’un comme ça… »
téléphone portable. Pourquoi acquiert-on Intéressons-nous maintenant aux raisons
donc un téléphone portable ? qui ont rendu nécessaire cette acquisition
(pourquoi acquérir un téléphone portable ?).
Le téléphone portable, pour
quoi faire ? Une diversité d’usage Les raisons familiales et professionnelles,
principal peu évoquées
D’abord, pourquoi se servir d’un téléphone Lorsqu’on interroge les gens sur les raisons
portable plutôt que d’un téléphone fixe dont qui les ont conduits à faire l’acquisition d’un
l’utilisation paraît moins coûteuse? Les répon- téléphone portable, il apparaît nettement que
ses évoquent souvent la « rapidité » et l’« effi- les raisons familiales sont les moins évoquées.
cacité ». Rapidité de disposer de la ligne : Ce qui paraît surprenant lorsqu’on sait la
«Avec le téléphone portable, dès que tu payes, place importante qu’occupe la famille dans
tu as la ligne. Tout de suite tu peux appeler l’organisation sociale au Congo. Tout s’éclaire
ou être joint. Avec le téléphone fixe, il faut pourtant lorsqu’on considère le très faible
attendre plusieurs mois et cela revient plus développement du réseau téléphonique
cher… », avance G., infirmier ; « parfois, on congolais : selon l’UIT, cité par A. Chéneau-
ne peut pas avoir la ligne lorsqu’on habite Loquay 13, on y compte seulement de 5 à
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d’entreprise : « J’ai un portable mais je suis plus, qu’une grande partie des détenteurs de
dans l’impossibilité de téléphoner à mon père téléphone portable ne possèdent pas de télé-
et à ma mère qui habitent au village, où il n’y phone fixe dans leur foyer : cacher à son
a même pas un seul téléphone fixe… » employeur l’existence de son téléphone mobile
Ainsi parfois le problème du choix entre (pour ne pas être « dérangé ») n’aurait en effet
téléphone fixe et téléphone mobile ne se pose- plus aucun sens dans la mesure où il existe des
t-il même pas, le premier étant tout simple- annuaires regroupant les détenteurs d’un télé-
ment inaccessible. Correspondre au téléphone phone fixe. Il n’est donc pas étonnant que les
signifiant être relié d’un bout à l’autre par cet « raisons professionnelles » soient beaucoup
outil, le détenteur du téléphone portable se plus avancées par les professions libérales ou
trouve souvent dans l’impossibilité, même s’il les cadres qui, eux, sont liés à leur employeur
le désire, de joindre des membres de sa famille. par des temps de travail extensibles (d’ailleurs,
La faible évocation des « raisons familiales » de plus en plus, l’employeur équipe lui-même
ne doit donc pas faire penser à un délitement ses cadres en téléphone portable pour accroître
des rapports familiaux, mais révèle beaucoup leur « joignabilité »).
plus la très faible télédensité du Congo.
Les raisons professionnelles sont égale- Le téléphone portable, arme de lutte contre
ment peu évoquées pour justifier l’acquisi- l’insécurité urbaine
tion du téléphone mobile. Ce n’est pas pour L’« insécurité » est la deuxième raison évo-
des besoins liés à leur profession que la plu- quée pour justifier l’acquisition d’un télé-
part des Congolais acquièrent ce média. D’ail- phone portable. Rappelons que le Congo a
leurs, beaucoup avouent ne pas dire à leur connu ces dix dernières années de nombreuses
employeur qu’ils en possèdent un pour ne guerres civiles, toujours suivies de pillages, de
pas être inopinément « dérangé ». On veut viols et autres exactions perpétrées à l’en-
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réagir très vite et dont les méthodes sont plu- tifie le coupable d’un forfait, on a souvent
tôt dissuasives et expéditives 16. C’est ce qui peur d’aller le dénoncer au commissariat : on
s’est passé dans la famille H., dont voici le peut être vu, c’est dangereux. En revanche,
témoignage du chef de ménage : « Nous dor- il est plus sécurisant de passer un coup de fil
mions lorsque, vers 2 heures du matin, des anonyme à la police à partir de son téléphone
individus masqués et armés ont fait irruption portable ; ça, le bandit ne peut le contrôler.
chez nous ; ils avaient cassé une porte pour Un policier reconnaissait que « les témoigna-
rentrer… Ils nous violentaient déjà en nous ges anonymes et les délations avaient nette-
exigeant de montrer là où nous cachions l’ar- ment progressé avec le portable. Ce qui facilite
gent. Or mon fils, en entendant la porte qu’on nos enquêtes et sécurise plus les gens… »
forçait, avait compris ce qui se passait, s’était Le téléphone portable a donc induit de nou-
enfermé dans sa chambre et avait immédia- velles pratiques citoyennes.
tement composé, avec son téléphone portable, L’évocation de l’« insécurité » est particu-
le numéro de la police… La police est arrivée lièrement notable dans certaines catégories
très vite. Il y a eu des coups de feu, deux des socioprofessionnelles, notamment chez les
voleurs ont été tués, les autres ont réussi à policiers, les gendarmes et les militaires. Lors
s’enfuir… » L. a également vécu une expé- des guerres civiles ou de mouvements sociaux
rience similaire : « J’ai eu la vie sauve grâce à graves, ces derniers ont souvent été les pre-
mon voisin qui a appelé de son téléphone mières cibles (surtout lorsqu’ils habitaient
portable la police dès qu’il a vu des hommes les quartiers populaires), car considérés par
armés et masqués débarquer chez moi en les uns ou les autres comme les bras armés
plein après-midi. » du pouvoir, les détenteurs légitimes d’armes
Les bandits sont conscients des risques que de guerre (qu’il fallait d’abord désarmer)
leur fait courir ce média. On entend même ou les suppôts de tel ou tel leader politique
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aussi de civils; il peut s’agir de parents, d’amis, vie en danger. Chacun s’efforce de se tenir
etc. », assurait un officier de l’armée. (ou de tenir ses proches) informé des éventuels
Aux militaires, il faut ajouter les hommes dangers pouvant les guetter à tel moment ou
politiques qui sont aussi, souvent, les pre- dans telle zone. En fait, ce média a permis la
mières victimes (et instigateurs) des mouve- constitution de véritables « services informels
ments sociaux et des guerres civiles. Tous les de renseignements ».
hommes politiques que nous avons rencontrés Chacun au Congo sait le rôle majeur que
possèdent un téléphone portable. Les jour- le téléphone portable a joué lors des dernières
nalistes, notamment ceux des médias d’État, guerres civiles. Discret, non localisable dans
également souvent comptés parmi les pre- l’espace, il fut un outil de liaison efficace, une
mières victimes de ces guerres car accusés arme redoutable et incontournable. Tous les
d’être les « propagandistes » de tel ou tel « chefs de guerre » en étaient détenteurs. Mais
courant politique, lui accordent la même il a pu également être un objet dangereux
importance. Pour tous, l’intérêt du téléphone pour les civils. Nous avons ainsi recueilli plu-
portable réside moins dans des raisons pro- sieurs témoignages de ce type : « J’ai vu des
fessionnelles que dans des raisons person- personnes être abattues parce que lors d’un
nelles, notamment sécuritaires : il s’agit d’être contrôle à un bouchon (barrage), on avait
le plus facilement joignable au cas où sa sécu- trouvé sur eux un téléphone portable. On les
rité serait menacée. À en croire les divers accusait d’être des infiltrés qui communi-
témoignages, le téléphone portable a déjà quaient les positions à l’ennemi… » Les auto-
permis de sauver des vies au Congo : « Lors rités gouvernementales qui ont pris le pou-
des événements de 1998, c’est un ami qui m’a voir à l’issue de la dernière guerre civile ont
appelé sur mon portable pour me prévenir d’ailleurs continué à exploiter les atouts de
de ne pas rentrer chez moi alors que j’étais cet outil dans leur rapports avec les « acteurs
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instrumentalisé comme une arme pour asseoir ces jeunes filles, d’origine et de situation
et/ou conserver le pouvoir politique. sociales souvent modestes (mais pas toujours),
reconnaissent que leur téléphone portable
Un catalyseur des relations amoureuses leur a été donné par leur « copain » (des hom-
Les raisons extraprofessionnelles et extra- mes généralement mariés et ayant effective-
familiales sont les plus évoquées pour expli- ment souvent plus du double de leur âge).
quer l’acquisition du téléphone portable ; Les hommes y trouvent un double intérêt.
l’idée est de pouvoir « joindre les amis et être En effet, si l’offre du téléphone portable faci-
facilement joignable par eux ». Généralement, lite effectivement leur «démarche séductrice»,
cette justification couvre d’un voile pudique elle leur permet aussi de mieux « gérer » leurs
les relations amoureuses : les « petits(es) relations avec ces filles aux réactions parfois
amis(es) », les maîtresses et autres amants. imprévisibles. G., 48 ans, l’explique bien : « Si
En effet, beaucoup de possesseurs de télé- ma copine a besoin de quelque chose, elle ne
phone mobile (notamment les femmes) recon- débarquera pas chez moi à l’improviste, elle
naissent que l’idée première est de pouvoir m’appellera ou m’enverra un message écrit
entrer en contact avec leur amoureux(se). Si sur mon portable et nous prendrons rendez-
les hommes restent les moins loquaces sur la vous quelque part… Pour moi, c’est une
question, la grande majorité des femmes nécessité qu’elle ait un téléphone portable…»
admettent que leur «portable» leur a été offert À cela, il faut ajouter que cet instrument per-
par leur amoureux, qu’il s’agisse d’hommes met d’être informé de l’identité du corres-
déjà mariés ou non (bien que la polygamie pondant (s’il fait partie du cercle intime). Ce
soit autorisée, le phénomène de «deuxième ou serait, entend-on dire au Congo, une aubaine
troisième bureau 17 » est très répandu). pour les personnes ayant des relations intimes
Sur ce point, des rumeurs insistantes circu- extraconjugales : « Lorsque mon téléphone
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possesseurs de téléphone portable devien- On les voit régulièrement exhiber leur télé-
nent les « véritables acteurs » de la vie sociale, phone portable, certains se font même les
les seuls à avoir « droit à la parole » dans la porte-parole d’une véritable « civilité ou
cité. Il ne s’agit donc plus simplement d’être savoir-vivre téléphonique ». C’est le cas de
propriétaire d’un mobile, il faut faire savoir Koffi Olomidé, l’un des musiciens les plus
qu’on en est propriétaire, comme on montre visibles sur les chaînes de télévision, qui y
qu’on possède des vêtements coûteux en les apparaît régulièrement muni d’un téléphone
arborant avec ostentation. Aussi reste-t-il très portable, mimant des conversations et chan-
commun au Congo d’avoir son téléphone tant des textes comme « moto a lobeli ya allô,
portable bien en vue sur soi : l’écrasante majo- zonguisa yé oui » (« lorsque ton correspondant
rité des personnes rencontrées préfèrent le dit allô, tu dois répondre oui ») ou encore
porter à la main et non dans une poche, à la « bayokaka répondeur ya moto té » (« on n’écoute
ceinture ou dans un sac. On voit même des jamais le répondeur d’autrui »). Faut-il signa-
automobilistes qui l’accrochent ostensible- ler que l’appellation « solola bien » (aujour-
ment à la vitre d’une des portières avant, d’hui largement répandue) est le fait d’un
d’autres encore qui le portent autour du cou autre musicien très en vue, Werason… Comme
comme on porterait une médaille ou l’accro- pour l’imitation qu’ils suscitent dans d’autres
chent à leur chapeau comme le mineur accro- domaines, notamment celui des manières de
che sa lampe à son casque… Et que dire de se vêtir, ces personnages peuvent être consi-
cette pratique courante chez les sapeurs (et dérés non seulement comme des « foyers de
chez d’autres) qui consiste à se faire appeler diffusion » (Hägerstand) du téléphone por-
par un complice à un moment précis (lors table, mais aussi comme des agents sociaux
d’une fête, d’un rendez-vous galant, au milieu qui participent à faire jouer à ce média une
de personnes connues, etc.), dans le seul but fonction de distinction sociale.
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Ce qui expliquerait pourquoi des per- tion qui leur permet de s’extraire réellement
sonnes n’ayant ni l’électricité (ni le minimum du contrôle parental (lorsque le téléphone
vital), ni les moyens nécessaires pour assu- sonne, on se retire loin des oreilles indiscrètes,
mer les dépenses qu’il entraîne, font tout pour notamment parentales). Il en est de même des
avoir un téléphone portable ; pourquoi des femmes qui, grâce à ce média, expriment leur
personnes dont le téléphone portable n’est refus des injonctions que leur imposent les
pas en état de fonctionner tiennent à faire traditions (par exemple l’obligation de dis-
croire le contraire, etc. On comprendrait alors crétion dans l’espace public) ou des hommes
le succès de ce média chez les femmes. Il s’agit qui, en l’offrant à leur maîtresse, veulent avoir
de marquer sa visibilité : c’est une question une meilleure emprise sur elle.
de survie. Le téléphone portable semble ainsi
permettre aux plus défavorisés, ou à ceux qui Face aux dépenses suscitées,
se reconnaissent comme tels (femmes, jeunes), quelles stratégies ?
de s’approprier (ou de se créer) des (nouveaux) Comme tout bien de consommation, le
espaces d’expression. D’où son succès dans les téléphone portable nécessite un investisse-
pays les plus déstructurés : expression du ment économique régulier. Comment faire
refus des plus pauvres (les plus nombreux) face à celui-ci dans un pays en crise économi-
d’abandonner l’espace public (ou social) aux que ? Les démarches sont multiples et mettent
seuls gens « d’en haut ». On comprendrait en lumière la créativité des populations… La
mieux aussi la démarche de ces anciens mili- carte de recharge, on le sait, est largement
ciens qui acceptent de collaborer avec le pou- préférée à l’abonnement. La liberté de gérer
voir qu’ils combattaient avant. En transmet- ses unités comme on l’entend l’emporte donc
tant régulièrement des informations sur les sur l’obligation de verser une somme donnée
« mouvements » de leurs proches à partir du tous les mois à l’opérateur. Cette préférence
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ou deux fois et je raccroche. Il saura que c’est un téléphone portable commun, qu’ils s’échan-
moi qui ai essayé de l’appeler et il va faire le geront à tour de rôle, souvent à raison d’une
nécessaire pour m’appeler à son tour. S’il ne semaine par personne. Le coût général est
le peut vraiment pas, au moins il cherchera à donc allégé puisqu’il est à la charge de plu-
me rencontrer le plus rapidement possible », sieurs personnes ;
explique G., secrétaire de direction. Le « – l’utilisation du téléphone du voisin : « Je
bipage » consiste donc à faire sonner le télé- n’ai pas de téléphone, mes correspondants
phone portable de son correspondant, « juste me contactent grâce au téléphone d’un ami. Il
le faire sonner et raccrocher avant qu’il ne prend le message sinon il leur demande de
décroche ». Ce dernier identifie son corres- rappeler à un moment où il sera proche de
pondant et c’est à lui de le contacter à son moi… » Des personnes n’ayant pas de télé-
tour. Il s’agit de l’exploitation d’un autre avan- phone portable peuvent utiliser celui d’une
tage du téléphone portable : l’affichage de connaissance, généralement un voisin. Cette
l’identité du correspondant. Ne se sert du démarche ne concerne pas seulement le télé-
bipage que la personne qui sait son numéro phone portable, depuis toujours, il est fré-
mémorisé par le téléphone du correspondant, quent de voir au Congo des personnes aller
ou certaine que le téléphone de son corres- recevoir (ou passer) des coups de fil chez leur
pondant affiche le numéro appelant ; voisin ou chez une connaissance. Les posses-
– le répondeur et l’absence recherchée : « Si seurs de téléphone portable ne disposant pas
je n’ai pas assez d’unités, je vais m’arranger d’électricité chez eux font de même, ils vont
pour appeler mon correspondant à un moment charger les batteries de leur téléphone chez
où je sais qu’il ne sera pas disponible. Je lui des voisins, mais la plupart le font sur leur lieu
laisserai un message et il fera le nécessaire de travail ;
pour me recontacter… », nous dit H., fonc- – les vendeurs d’unités : « Je n’avais pas
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absolument vides, où l’on trouve comme seuls réseaux familiaux déjà existants; ce qui conduit
objets un téléphone portable, un banc et/ou à un affaiblissement du contrôle social des
une petite table derrière lesquels est installé « aînés » sur les jeunes.
le « vendeur d’unités ». Cet aspect relève de la Le téléphone portable peut donc être un
« modernisation paradoxale » dans les pays facteur de lien social mais également un fac-
africains dont parle A. Chéneau-Loquay 26 : teur d’exclusion. On constate également
le téléphone portable, technologie moderne, l’appropriation inattendue de ce média par
favorise l’accroissement du secteur informel, les femmes, alors que, par sa nature, il les en
dévoilant la faiblesse des États dans la gestion aurait « logiquement » détournées (au regard
des territoires. Le même auteur signale que des coutumes). Si cet aspect ne remet pas tota-
c’est dans les pays les plus destructurés (l’ex- lement en question la domination masculine
Zaïre par exemple) que le téléphone portable (d’ailleurs sous-jacente dans cette appropria-
a connu le plus grand succès (grâce justement tion 27), on peut se demander si ce n’est pas là
au secteur informel). le signe (ou le moyen) d’une restructuration
Ces diverses stratégies ont toutes pour de la place des femmes dans la vie sociale.
objet d’amortir le coût de l’utilisation du télé- Une étude portant sur l’utilisation du télé-
phone portable. Il reste que ces unités si pré- phone portable selon l’appartenance sexuelle
cieuses sont aussi des unités de temps. Il appa- nous en dirait sûrement plus. Le rapport des
raît que leur gestion est faite de façon très femmes à ce média ou la « liberté » que pren-
rigoureuse : les conversations sont écourtées, nent les jeunes (par rapport aux aînés) – pour
on se débrouille pour aller à l’essentiel. ne citer que ces exemples – sont-ils les signes
d’une autonomisation, d’une individualisa-
L a téléphonie mobile continue de connaî- tion de ces acteurs ? Si c’est le cas, le téléphone
tre une forte expansion en Afrique (selon portable serait alors un autre vecteur de cette
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tionnels, bref, de nouvelles façons de « vivre 10. Allusion à un petit commerce dans le secteur informel.
ensemble ». Si la généralisation de ces phé- 11. Ce qui est un comportement nouveau : avant, aucun
numéro de téléphone (fixe) n’était visible sur les carrosse-
nomènes à toute l’Afrique subsaharienne ries des taxis ; aujourd’hui, on y trouve souvent le numéro
serait hasardeuse, ils reflètent sûrement les du téléphone fixe et celui du téléphone mobile.
grandes tendances qu’on peut y observer. Il 12. Sur ce point, les propos de A. Chéneau-Loquay (Les
Enjeux des technologies de la communication en Afrique…,
faut donc, non seulement les approfondir (par op. cit., p. 30) correspondent bien à ce qui est noté au Congo:
des études concernant des échantillons plus « Les réseaux téléphoniques classiques, filaires, en Afrique
grands, par exemple), mais également aller souffrent pour la plupart des mêmes maux que les autres
réseaux matériels ; ils sont mal répartis, discontinus avec
voir ce qui se passe sur d’autres terrains. un service de qualité médiocre à des coûts extrêmement éle-
vés. » Par ailleurs, ces aspects mettent à nu la faiblesse de
Jean-Aimé Dibakana l’État dans la gestion des territoires et dans la distribution
Université Paris-I des services publics.
13. A. Chéneau-Loquay (dir.), Les Enjeux des technologies de
la communication en Afrique, op. cit.
1. M. Forsé, « Les réseaux de sociabilité : un état des lieux », 14. Office national des postes et télécommunications.
L’Année sociologique, n° 41, 1991. 15. F. Jaureguiberry, « Télécommunication et généralisation
2. C’était déjà le cas avec le téléphone fixe, dont le nombre de l’urgence », Sciences de la société, n° 44, 1998, pp. 83-96.
total dans un pays est pourtant souvent utilisé comme un 16. Selon plusieurs témoignages, lorsque cette unité de
indicateur de son « niveau de développement ». police met la main sur les bandits, une seule issue est pos-
3. Celles regroupées dans l’ouvrage coordonné par sible : la mort de ces derniers, abattus froidement et sans
A. Chéneau-Loquay (Les Enjeux des technologies de la sommation sur le lieu même de leur forfait. Le patron de
communication en Afrique. Du téléphone à Internet, Paris, cette unité spéciale, personnage fort célèbre, est un Euro-
Karthala, 2000) en donnent l’exemple. péen (Français ?) qui se fait étrangement appeler « Kosovo».
4. R. Boudon, La Logique du social, Paris, Hachette, 1979, p. 137. 17. Au Congo, avoir un « deuxième bureau » signifie avoir
5. On compte encore, selon l’IUT cité par A. Chéneau- une maîtresse… La deuxième maîtresse est appelée « troi-
Loquay, moins de 2 000 téléphones mobiles au Congo (pour sième bureau » et ainsi de suite. En fait, bien que juridi-
près de 3 millions d’habitants), où cet outil de communi- quement autorisée, la polygamie est en nette baisse dans
cation a été introduit en 1996. les villes, et quasiment inexistante chez les jeunes. En
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22. R. Bazenguisa-Ganga, « La Sape et la politique au de plus en plus courantes en milieu urbain, conduisent par-
Congo », Journal des africanistes, 62 (1), 1992, pp. 151-157. fois à des violences extrêmes allant jusqu’à l’assassinat de ces
23. Il peut s’agir d’hommes politiques très en vue (notam- personnes âgées, soupçonnées d’être les «sorciers» ayant pro-
ment le chef de l’État, le Premier ministre ou les leaders des voqué le décès. Voir D. Fassin, « L’espace privée de la santé.
partis importants), de leaders syndicaux, de musiciens Pouvoir, politique et sida au Congo », in M.-E. Gruénais
célèbres… Leur point commun sera de passer régulièrement (dir.), Enjeux sociaux et politiques de la prise en charge des malades
dans les médias, notamment sur les chaînes de télévision. du sida au Congo, rapport final, Orstom, 1994, p. 20.
24. M. Maffesoli, Le Temps des tribus. Le déclin de l’indivi- 26. A. Chéneau-Loquay, Les Enjeux des technologies de la
dualisme dans les sociétés postmodernes, 3e édition, Paris, communication en Afrique…, op. cit.
La Table ronde, 2000, p. 245. 27. Nous avons vu que ce sont généralement les hommes
25. Ce qui est courant en cas de décès (notamment d’un qui offrent les téléphones portables aux femmes (mais ces
jeune), lorsque les jeunes « accusent » un (ou des) ancien(s) dernières décident seules de ce qu’elles en font).
d’être à l’origine du décès (par la sorcellerie). Ces situations, 28. A. Marie, L’Afrique des individus, Paris, Karthala, 1997.
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