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Chefferie traditionnelle et
décentralisation au Mozambique :
discours, pratiques, dynamiques locales
Avec les réformes politiques des années 1990, le Frelimo, parti au pouvoir depuis
l’indépendance du Mozambique en 1975, a modifié son discours au sujet de la
chefferie traditionnelle, qui s’est trouvée de plus en plus associée au processus de
décentralisation. Dans le nouveau contexte de pluralisme politique et de compétition
électorale, la dynamique d’institutionnalisation de ce qu’on appelle depuis les
« autorités communautaires » donne à voir, au-delà des discours sur la décentralisation
et la participation locale, le développement d’une lutte pour la conquête de l’espace
politique local, qui se manifeste notamment par la mobilisation de la chefferie
traditionnelle comme ressource politique.
« Nous reconnaissons que les régulos 2 peuvent remplir un rôle important dans la société
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4. C. Geffray et M. Pedersen, « Nampula en guerre », Politique africaine, n° 29, mars 1988, p. 28-40.
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11. Voir notamment E. A. Van Rouveroy Van Nieuwaal, L’État en Afrique face à la chefferie. Le cas du Togo,
Paris, Karthala, 2000 ; A. Orre, « Integration of Traditional Authorities in Local Governance in
Mozambique and Angola. The context of Decentralisation and Democratisation», communication au
séminaire « The State and Traditional Law in Angola and Mozambique », Leiden, 18-19 avril 2006.
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fut particulièrement violente, surtout durant les années qui suivirent l’indé-
pendance, et eut pour effet la marginalisation et la stigmatisation des chefs
traditionnels.
Dans le discours officiel du Frelimo, immédiatement après l’indépendance,
la chefferie traditionnelle représentait d’une part une institution rétrograde
liée à l’obscurantisme et, d’autre part, un instrument au service du régime
colonial et donc corrompu par celui-ci 12. S’il est vrai que le régime colonial
s’est servi de la chefferie traditionnelle pour implanter son système
administratif au niveau local, la soumission des chefferies à ce même régime
ne fut pas toujours automatique ni un fait homogène sur l’ensemble du
territoire mozambicain 13. Leur situation, notamment en termes économiques,
était en effet très variable selon les lieux et les phases de la période coloniale.
Les différentiations au sein de ce groupe se firent en fonction d’une part du
type de relations de chacun des chefs avec le régime colonial et, d’autre part,
de l’économie politique de chacune des régions. Là où il y avait une production
importante de cultures de rente (coton) et une tradition d’exportation de
main-d’œuvre, la situation financière des chefs traditionnels avait tendance
à prospérer grâce à la diversification des sources de revenus. Dans le sud du
pays, par exemple, l’exportation de main-d’œuvre vers les mines d’Afrique
du sud représentait une source importante de revenus par le biais d’une
pratique culturelle consistant pour le mineur, une fois de retour au pays, à
payer le chincua (somme d’argent symbolique) au chef traditionnel de sa zone
en signe de remerciement et de reconnaissance 14. Cette hétérogénéité entre
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12. Il est important de souligner que ce discours n’est pas particulier au Mozambique. Voir par
exemple E. A. Van Rouveroy Van Nieuwaal, L’État en Afrique…, op. cit ; J. Herbst, State and Power in
Africa. Comparative Lessons in Authority and Control, Princeton, Princeton University Press, 2000.
13. Voir par exemple A. Isaacman «Régulos, diferenciação social e protesto rural: o regime do cultivo
forçado do Algodão em Moçambique, 1938-1961», Revista internacional de estudos africanos, n° 6-7, 1987,
p. 37-82 ; S. C. Forquilha, Des “autoridades gentílicas” aux “autoridades comunitárias”…, op. cit.
14. Voir M. de C. Xavier, Estudo da situação questionário de Chibuto, Gaza, Concelho de Chibuto, SCCI,
1965, in ANTT, PIDE/SCCIM, Processo n° A/2/2, fls 1 – Caixa n° 382 : Estudo da situação Gaza ;
A. Isaacman, « Régulos, diferenciação… », art. cit.
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15. Pour plus de détails, voir S. C. Forquilha, Des “autoridades gentílicas” aux “autoridades comuni-
tárias”…, op. cit., p. 173-181.
16. Dans la Tanzanie voisine des zones libérées du nord du Mozambique, c’est le terme chairmen
qui était utilisé pour désigner les chefs traditionnels.
17. Pour une meilleure compréhension de la crise interne du Frelimo à la fin des années 1960, voir
L. de Brito, Le Frelimo et la construction de l’État national au Mozambique. Le sens de la référence au
marxisme (1962-1983), thèse de doctorat de sociologie et anthropologie du politique, Université
Paris VIII, 1991.
18. C. Geffray, « Fragments d’un discours du pouvoir (1975-1985) : du bon usage d’une méconnais-
sance scientifique », Politique africaine, n° 29, mars 1988, p. 78-79.
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19. Il faut souligner qu’à la veille de l’indépendance, la chefferie traditionnelle, dans certaines
régions, était pratiquement une institution en crise. Avec l’abolition de l’indigénat en 1961 et
l’influence croissante de l’urbanisation, certains jeunes qui auraient dû accéder au pouvoir dans
ce système choisirent d’émigrer dans les villes à la recherche de meilleures conditions de vie plutôt
que de devenir régulo. Voir A. L. H. Oliveira, Relatório da visita ao distrito da Zambézia, Lourenço
Marques, Serviço de Acção Psicológica, 1964 in ANTT, PIDE/DGS, Sub-Fondo Serviços de
Centralização e Coordenação de Informação de Moçambique, fls 467-411, Caixa n° 55; J.-M. Penvenne,
« “A xikomo xa lomu, iku tira”. Citadines africaines à Lourenço Marques (Mozambique), 1945-1975 »,
Le Mouvement social, n° 204, 2003, p. 81-92.
20. Ce fut le cas par exemple lorsque d’anciens régulos devinrent « chefs de production » dans
la province de Nampula. Voir A. Dinerman « O surgimento dos antigos régulos como “chefes de
produção” na provincia de Nampula (1975-87), Arquivo, n°17, 1999, p. 95-256.
21. Voir à ce propos le cas de la province de Manica qui a été bien étudié par J. Alexander, « Terra
e autoridade política no pós-guerra en Moçambique : o caso da província de Manica », Arquivo,
n° 14, 1994, p. 50-53
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22. Voir I. Lundin et F. Machava (dir.), Autoridade e poder tradicional. Vol. 1, Maputo, Ministério da
Administração Estatal, 1995 ; I. Lundin et F. Machava (dir.), Autoridade e poder tradicional. Vol. 2,
Maputo, MAE, 1998 ; D. do R. Artur (dir.), Tradição e modernidade. Que lugar para a tradição na
governação descentralizada de Moçambique ?, Maputo, Projecto de descentralizaçãao e democratização
(PDD), MAE, 1999.
23. Sérgio Vieira fut ministre de la Sécurité à l’époque de Samora Machel dans les années 1980.
24. S. Viera, « Falando de autoridade tradicional (III) », Domingo, 6 décembre 1998, p. 8.
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25. Aux élections législatives de 1994, la Renamo recueillit 41 % des suffrages en milieu rural et
29 % en milieu urbain, contre 40 % pour le Frelimo en zone rurale et 59 % en zone urbaine. Voir
L. de Brito « O comportamento eleitoral nas primeiras eleições multipartidárias em Moçambique »,
in B. Mazula, Moçambique. Eleições, democracia e desenvolvimento, Maputo, Inter-Africa Group, 1995,
p. 473-499.
26. Loi 9/96, Boletim da República, série I, n° 47, supplément 1, 22 novembre 1996.
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Dans son premier discours après l’annonce officielle des résultats des élec-
tions présidentielle et législatives de 2004 au siège du comité central à Maputo,
Armando Guebuza, vainqueur de ces élections, s’adressa aux militants du
Frelimo en ces termes :
« Notre victoire est le fruit de la participation de tous : jeunes, femmes, agents économiques
[…], leaders communautaires – dépositaires de notre histoire et de notre culture riche de
sa diversité. Ce sont eux qui ont clairement transmis notre manifeste électoral 34 ».
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33. C’est par exemple le cas de quelques districts au nord de la province de Sofala, tels Cheringoma,
Maríngue et Chemba.
34. Retransmission télévisée, en direct, du discours d’Armando Guebuza au siège du comité central
du Frelimo, Télévision du Mozambique, 12 décembre 2004.
35. « Candidato da Renamo-UE regressa à zona norte. Dhlakama coroado “rei” em Cabo Delgado »,
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laquelle il avait reçu une bicyclette d’Afonso Dhlakama 38, mais il sembla avoir
changé de camp pour les élections de 1999 et s’être rapproché du Frelimo,
arborant une chemise de propagande et rejoignant la caravane chargée de
l’accueil de Joaquim Chissano. À l’époque, le régulo Luiz raconta qu’il y avait
été forcé par le Frelimo, mais deux ans plus tard il donna une autre version
des faits dans un journal local :
38. Voir M. Cahen, Les Bandits. Un historien au Mozambique, 1994, Paris, Publications du Centre
culturel Calouste Gulbenkian, 2002, p. 117.
39. Regulado peut indiquer l’institution de la chefferie ou le domaine de juridiction du régulo.
40. « Régulo Luiz afirma que mentiu quando ha dois anos disse que tinha sido obrigado a usar
camisete propagandistica da Frelimo. Inventei isso para salvar a minha pele », Diario de Moçambique,
16 novembre 2001, p. 8.
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pour lui expliquer la nature du travail du STAE […]. Après lui avoir parlé, elle s’est elle-
même chargée de mobiliser sa population pour le travail d’actualisation du recensement.
En effet, quand nous sommes retournés là-bas la seconde fois, beaucoup de gens sont
venus se faire recenser…42 ».
« Ici à Cheringoma, pratiquement tous les régulos sont de la Renamo, à l’exception du régulo
Chidanga. Ce sont des membres actifs et ils ont même l’habitude de participer aux réunions
de ce parti. Ils ont la carte de membre […]. Mais depuis qu’on a commencé les cérémonies
de remise d’uniforme, les choses semblent changer. Par exemple, après la cérémonie de
remise d’uniforme au regulado Muanandimai, le Frelimo a gagné un régulo de plus. Il s’agit
de la reine Chica Catemo qui a publiquement renoncé à sa carte de membre de la Renamo
pour adhérer au Frelimo en présence de toute sa population venue assister à la cérémonie.
Nous avons fait un rapport au comité provincial du Frelimo à Beira pour les informer
de tout ce qui s’était passé. Au niveau du district, nous allons donner plus d’appui et de
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42. Entrevue collective avec Ilídio Covane, Edson Alberto et Macedo Cordar, Cheringoma,
1er novembre 2004.
43. Voir « Listas de candidaturas », Zambeze, 14 octobre 2004, p. 3.
44. À noter que dans le cadre du décret 15/2000 relatif aux autorités communautaires, les chefs tradi-
tionnels portent l’uniforme et les symboles de la république en qualité de membres des «autorités
communautaires» et donc d’éléments de liaison entre les populations locales et l’État et non entre
celles-ci et les partis politiques, comme c’est clairement le cas dans l’exemple mentionné plus haut.
45. Entrevue avec Coutinho Fano, Cheringoma, 2 novembre 2004.
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« Nous sommes prêts à voter pour le Frelimo et pour le camarade Guebuza. Le Frelimo a
promis des écoles et les a construites. Les régulos ont leur uniforme et sont très respectés
par la population. Ceux qui mentent vont rester seuls. À Chire, nous avons une ambulance :
c’est le Frelimo qui l’a promise et qui a tenu promesse. Nous voulons continuer à voter
pour le Frelimo et pour Armando Guebuza pour continuer à obtenir ce qui manque encore
pour satisfaire les besoins de la population 48 ».
B ien que la législation sur l’articulation des organes locaux de l’État et des
« autorités communautaires », en particulier les chefs traditionnels, privilégie
le discours sur la décentralisation, on a vu que le contexte de pluralisme et
de compétition politiques donne lieu en pratique à une lutte pour la conquête
53. Sur ce sujet, voir L. Buur et H. M. Kyed, State Recognition of Traditional Authority in Mozambique.
The Nexus of Community Representation and State Assistance, Uppsala, Nordiska Afrikainstitutet, 2005.
54. Voir par exemple le cas du district de Cheringoma dans S. C. Forquilha, Des “autoridades
gentílicas” aux “autoridades comunitárias”…, op. cit.