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CHEFFERIE TRADITIONNELLE ET DÉCENTRALISATION AU

MOZAMBIQUE : DISCOURS, PRATIQUES, DYNAMIQUES LOCALES

Salvador Cadete Forquilha, Traduction Brigitte Lacharte

Karthala | « Politique africaine »

2010/1 N° 117 | pages 45 à 61


ISSN 0244-7827
ISBN 9782811103651
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2010-1-page-45.htm
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Politique africaine n° 117 - mars 2010
45

Salvador Cadete Forquilha

Chefferie traditionnelle et
décentralisation au Mozambique :
discours, pratiques, dynamiques locales
Avec les réformes politiques des années 1990, le Frelimo, parti au pouvoir depuis
l’indépendance du Mozambique en 1975, a modifié son discours au sujet de la
chefferie traditionnelle, qui s’est trouvée de plus en plus associée au processus de
décentralisation. Dans le nouveau contexte de pluralisme politique et de compétition
électorale, la dynamique d’institutionnalisation de ce qu’on appelle depuis les
« autorités communautaires » donne à voir, au-delà des discours sur la décentralisation
et la participation locale, le développement d’une lutte pour la conquête de l’espace
politique local, qui se manifeste notamment par la mobilisation de la chefferie
traditionnelle comme ressource politique.

Un an après sa victoire électorale en 1994, Joaquim Chissano, le prédécesseur


de l’actuel Président Armando Guebuza, s’était adressé ainsi aux soixante
chefs traditionnels de la Province de Maputo, à Xinavane, dans le sud du pays 1 :

« Nous reconnaissons que les régulos 2 peuvent remplir un rôle important dans la société
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et c’est pourquoi nous n’allons pas les bannir. Nous devons trouver les moyens nécessaires
pour qu’ils travaillent en conformité avec la loi…3 »

1. Je remercie les membres du Groupe de recherche Cidadania e governação de l’Instituto de


Estudos Sociais e Económicos (IESE) pour leurs lectures et commentaires des premières versions
de cet article. Je remercie en particulier le professeur Luis de Brito pour ses utiles suggestions.
2. Dans son acception première, le terme régulo signifie « petit roi, roitelet ». Dans de nombreux
documents portugais sur les peuples du Mozambique, surtout à partir du XVIIIe siècle, le terme
de régulo désigne un chef politique local, un chef traditionnel. À ce sujet, voir par exemple la lettre
de David Marques Pereira datée du 9 août 1758 au sujet de vols s’étant produit sur les terres du régulo
Manica in Arquivo historico ultramarino, Conselho ultramarino, 1a secção, caixa n° 14, document
n° 36, 9 août 1758 ; la lettre du gouverneur des Rios de Sena D. Manuel Antonio de Almeida au
secrétaire d’État Tomé da Corte Real, au sujet de la querelle qui opposa le roi du Barué au roi
Mottuconho, in Arquivo historico ultramarino, Conselho ultramarino, 1a secção, caixa n° 14,
document n° 22, 2 juillet 1758. Il nous semble donc erroné de réduire le terme de régulo à la seule
réalité du système administratif colonial, à savoir la création des regedorias. Voir par exemple S. Viera
« Sobre autoridade tradicional (IV) », Domingo, 20 décembre 1998, p. 6. Autrement dit, bien que les
termes régulo et regedor soient très souvent utilisés comme synonymes, ils ne désignent pas nécessai-
rement la même réalité, le terme régulo renvoyant à une réalité beaucoup plus complexe du point de
vue de sa signification sociopolitique locale, tandis que celui de regedor est limité au contexte colonial.
3. « Chissano adresses régulos », Mozambiquefile, n° 232, novembre 1995, p. 21.
LE DOSSIER
46 Mozambique, quelle démocratie après la guerre ?

Les paroles de Joaquim Chissano cristallisaient ainsi un débat déclenché


quelques années auparavant par la publication de l’article de deux auteurs,
Christian Geffray et Mögens Pedersen, sur la guerre dans la province de
Nampula 4 et, plus tard, par le livre du premier sur la guerre civile au Mozam-
bique 5. Cette prise de position constituait un virage important dans le discours
officiel relatif à la question de la chefferie traditionnelle 6 dans la vie politique
mozambicaine, après des années de marginalisation et de stigmatisation des
chefs traditionnels 7. Par la suite, cette question se trouva de plus en plus
associée à celle du processus de décentralisation du pays 8, et aboutit à ce que
les chefs traditionnels soient inclus dans une catégorie d’acteurs désignés
comme « autorités communautaires » 9. Celles-ci se voient destinées à servir
de liaison entre les organes locaux de l’État et les communautés locales, selon
une configuration assez proche, sous bien des aspects, des relations qui
existaient entre l’État et les chefs traditionnels pendant la période coloniale 10.
S’il est vrai que l’articulation des organes locaux de l’État et des « autorités
communautaires » s’inscrit dans le discours sur la décentralisation, la
structuration de cette relation (avec les chefs traditionnels en particulier) est
néanmoins chargée par ailleurs d’une série de dynamiques sociopolitiques
locales qui tiennent, d’une part, à la trajectoire historique de l’État et des
chefferies traditionnelles dans le milieu rural et, d’autre part, au pluralisme
et à la compétition politiques.

4. C. Geffray et M. Pedersen, « Nampula en guerre », Politique africaine, n° 29, mars 1988, p. 28-40.
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5. C. Geffray, La Cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala, 1990.
6. Dans cet article, on entend par chefferie traditionnelle un espace sociopolitique sous l’autorité
d’un chef dont la légitimité provient de la tradition locale. Mais la structuration de cet espace
sociopolitique est aussi tributaire de la dynamique socioculturelle locale et de sa relation à l’État
moderne (colonial et post-colonial). Ainsi, loin d’être une réalité statique, la chefferie traditionnelle
est une réalité dynamique qui intègre dans l’espace et le temps des éléments tant de continuité que
de changement et de transformation.
7. Une des mesures prises par le gouvernement du Frelimo, immédiatement après la proclamation
de l’indépendance nationale en 1975, fut l’abolition de la chefferie traditionnelle dans le système
administratif de l’État.
8. Le terme de « décentralisation » recouvre, dans le contexte mozambicain, des processus à la fois
de déconcentration et de décentralisation. Voir L. Adamolekun, « Decentralization, Subnational
Governments and Intergovernmental Relations » in L. Adamolekum (dir), Public Administration in
Africa. Main Issues and Selected Country Studies, Oxford, Westview Press, 1999, p. 49-67.
9. Conformément au décret 15/2000, font partie des « autorités communautaires » les chefs tradi-
tionnels, les secrétaires de quartier ou de village et les autres leaders reconnus comme légitimes
par leurs communautés locales respectives.
10. Pour une meilleure compréhension du processus de structuration des relations entre l’État et
les chefs traditionnels dans le contexte de la démocratisation au Mozambique, voir S. C. Forquilha,
Des “autoridades gentílicas” aux “autoridades comunitárias”. Le processus de mobilisation de la chefferie
comme ressource politique. État, chefferie et démocratisation au Mozambique: le cas du district de Cheringoma,
thèse de doctorat de science politique, Bordeaux, Université de Bordeaux IV/Institut d’études
politiques de Bordeaux, 2006.
Politique africaine
47 Chefferie traditionnelle et décentralisation au Mozambique

Cet article entend analyser la relation État/chefs traditionnels dans la


perspective du processus de démocratisation en cours dans le pays. Il cherche
à dépasser le discours récurrent sur la décentralisation administrative, afin
de saisir les dynamiques sociopolitiques sous-jacentes à cette relation entre État
et chefs traditionnels aujourd’hui. Il montre que, sous le discours relatif à la
décentralisation et à la participation locale, se mène une lutte pour la conquête
d’espaces politiques au niveau local. Avec l’introduction du pluralisme et de
la compétition politiques, la formation et la consolidation d’alliances politiques
à ce niveau ont pris une importance plus grande que jamais. C’est ainsi que, dans
les zones où la chefferie traditionnelle constitue un élément important de la
vie locale, les principaux partis politiques, à savoir le Frelimo et la Renamo,
cherchent à s’approprier l’institution dans le but de consolider leurs alliances
locales. De telles alliances, qui mettent en lumière les phénomènes de clien-
télisme politique, constituent de véritables relations d’échanges entre patrons
et clients, chacun cherchant à sa manière à maximiser ses intérêts particuliers.
De fait, tandis que les partis politiques visent l’élargissement du soutien dont
ils disposent localement, les chefs traditionnels s’efforcent de consolider leur
statut d’intermédiaires politiques et d’obtenir des gains matériels.
L’article est construit autour de ces trois aspects fondamentaux: le processus
de marginalisation politique des chefs traditionnels après l’indépendance ;
celui de leur réintégration dans le système administratif de l’État dans le
contexte des réformes politiques des années 1990 ; finalement, la question
de la relation entre partis politiques et chefs traditionnels dans un contexte
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de compétition et de pluralisme politiques.

De la marginalisation politique à la réintégration


dans le système administratif de l’État

À l’image de ce qui se produisit dans d’autres pays d’Afrique, la question


des relations entre l’État et la chefferie traditionnelle fut dès l’indépendance
une des préoccupations de l’élite au pouvoir au Mozambique. Scolarisée et
fascinée par l’idée de la modernité, celle-ci voyait dans la chefferie traditionnelle
un pouvoir à la fois concurrent et résiduel, condamné à disparaître avec le
temps. Mais à la différence de ce qui se passa dans d’autres pays comme, par
exemple, le Togo ou l’Angola 11, l’action du régime du Frelimo contre la chefferie

11. Voir notamment E. A. Van Rouveroy Van Nieuwaal, L’État en Afrique face à la chefferie. Le cas du Togo,
Paris, Karthala, 2000 ; A. Orre, « Integration of Traditional Authorities in Local Governance in
Mozambique and Angola. The context of Decentralisation and Democratisation», communication au
séminaire « The State and Traditional Law in Angola and Mozambique », Leiden, 18-19 avril 2006.
LE DOSSIER
48 Mozambique, quelle démocratie après la guerre ?

fut particulièrement violente, surtout durant les années qui suivirent l’indé-
pendance, et eut pour effet la marginalisation et la stigmatisation des chefs
traditionnels.
Dans le discours officiel du Frelimo, immédiatement après l’indépendance,
la chefferie traditionnelle représentait d’une part une institution rétrograde
liée à l’obscurantisme et, d’autre part, un instrument au service du régime
colonial et donc corrompu par celui-ci 12. S’il est vrai que le régime colonial
s’est servi de la chefferie traditionnelle pour implanter son système
administratif au niveau local, la soumission des chefferies à ce même régime
ne fut pas toujours automatique ni un fait homogène sur l’ensemble du
territoire mozambicain 13. Leur situation, notamment en termes économiques,
était en effet très variable selon les lieux et les phases de la période coloniale.
Les différentiations au sein de ce groupe se firent en fonction d’une part du
type de relations de chacun des chefs avec le régime colonial et, d’autre part,
de l’économie politique de chacune des régions. Là où il y avait une production
importante de cultures de rente (coton) et une tradition d’exportation de
main-d’œuvre, la situation financière des chefs traditionnels avait tendance
à prospérer grâce à la diversification des sources de revenus. Dans le sud du
pays, par exemple, l’exportation de main-d’œuvre vers les mines d’Afrique
du sud représentait une source importante de revenus par le biais d’une
pratique culturelle consistant pour le mineur, une fois de retour au pays, à
payer le chincua (somme d’argent symbolique) au chef traditionnel de sa zone
en signe de remerciement et de reconnaissance 14. Cette hétérogénéité entre
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chefs traditionnels se manifeste également dans la position qu’ils adoptèrent
face aux mouvements indépendantistes des années 1960. Contrairement à ce
qu’on pourrait penser, les chefs traditionnels ne s’alignèrent pas unanimement
aux côtés de l’administration coloniale portugaise pour combattre les groupes
revendiquant l’autodétermination des peuples mozambicains. Trois raisons
expliquent ce phénomène : l’inégale soumission de la chefferie traditionnelle
à l’administration coloniale ; le contact de certains chefs traditionnels avec
les idées indépendantistes diffusées par les populations des pays voisins
(le Malawi pour le centre et la Tanzanie pour le nord) et avec les membres

12. Il est important de souligner que ce discours n’est pas particulier au Mozambique. Voir par
exemple E. A. Van Rouveroy Van Nieuwaal, L’État en Afrique…, op. cit ; J. Herbst, State and Power in
Africa. Comparative Lessons in Authority and Control, Princeton, Princeton University Press, 2000.
13. Voir par exemple A. Isaacman «Régulos, diferenciação social e protesto rural: o regime do cultivo
forçado do Algodão em Moçambique, 1938-1961», Revista internacional de estudos africanos, n° 6-7, 1987,
p. 37-82 ; S. C. Forquilha, Des “autoridades gentílicas” aux “autoridades comunitárias”…, op. cit.
14. Voir M. de C. Xavier, Estudo da situação questionário de Chibuto, Gaza, Concelho de Chibuto, SCCI,
1965, in ANTT, PIDE/SCCIM, Processo n° A/2/2, fls 1 – Caixa n° 382 : Estudo da situação Gaza ;
A. Isaacman, « Régulos, diferenciação… », art. cit.
Politique africaine
49 Chefferie traditionnelle et décentralisation au Mozambique

des mouvements indépendantistes dans le sud du pays ; enfin la crise de la


chefferie elle-même, principalement causée par l’abolition de l’indigénat et
l’urbanisation croissante durant les années 1960 15.
Si la soumission de la chefferie traditionnelle au régime colonial ne fut pas
totale, si les chefs traditionnels ne tirèrent pas les mêmes avantages du régime
colonial, si ceux-ci ne se positionnèrent pas tous aux côtés des autorités
administratives coloniales contre les mouvements indépendantistes, si certains
chefs soutinrent le Frelimo dans sa lutte pour la conquête de l’indépendance
nationale, comment peut-on alors expliquer l’action violente du Frelimo contre
la chefferie traditionnelle dans les années qui suivirent l’indépendance ? La
réponse à cette question est à chercher dans la crise interne que connut le
Frelimo à la fin des années 1960 et qui aboutit à une certaine radicalisation
d’un de ses groupes, celui de Samora Machel, qui s’imposa au sein de la
direction du Frelimo. Les thèses révolutionnaires du mouvement furent dès
lors adoptées et, au sein du système administratif, les membres des Forces
populaires de libération du Mozambique (FPLM) se substituèrent aux
chairmen 16 et aux chefs traditionnels dans les zones libérées 17.
Pourquoi le groupe qui assura la direction au sein du Frelimo à partir
de 1970 était-il si hostile à la collaboration des chefs traditionnels au système
administratif, d’abord dans les zones libérées et, plus tard, dans le Mozambique
indépendant ? Une des raisons de cette hostilité tient à la trajectoire socio-
historique des élites qui prirent la direction du Frelimo après cette crise, à la
fin des années 1960. Celles-ci étaient en effet majoritairement originaires
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des milieux urbains de Lourenço Marques (alors capitale coloniale) et de Beira
(deuxième ville du pays), et comprenaient des jeunes scolarisés et des cadres
urbains subalternes dont la trajectoire se situait à l’opposé de celle des chefs
traditionnels, en majorité illettrés et peu familiers du monde urbain. Comme
l’a souligné Christian Geffray, le système de l’indigénat implanté par le régime
colonial avait creusé une distance entre les « civilisés » (blancs, métis et
assimilés) et les indigènes, chaque groupe connaissant peu le monde de
l’autre 18. De plus, bon nombre des dirigeants du Frelimo étaient originaires

15. Pour plus de détails, voir S. C. Forquilha, Des “autoridades gentílicas” aux “autoridades comuni-
tárias”…, op. cit., p. 173-181.
16. Dans la Tanzanie voisine des zones libérées du nord du Mozambique, c’est le terme chairmen
qui était utilisé pour désigner les chefs traditionnels.
17. Pour une meilleure compréhension de la crise interne du Frelimo à la fin des années 1960, voir
L. de Brito, Le Frelimo et la construction de l’État national au Mozambique. Le sens de la référence au
marxisme (1962-1983), thèse de doctorat de sociologie et anthropologie du politique, Université
Paris VIII, 1991.
18. C. Geffray, « Fragments d’un discours du pouvoir (1975-1985) : du bon usage d’une méconnais-
sance scientifique », Politique africaine, n° 29, mars 1988, p. 78-79.
LE DOSSIER
50 Mozambique, quelle démocratie après la guerre ?

du sud du Mozambique où, pendant la période coloniale, les chefs traditionnels


avaient davantage prospéré qu’ailleurs pour les raisons évoquées plus haut
et avaient, de ce fait, été plus facilement associés au régime colonial. Cette
image de chefs traditionnels bénéficiaires du régime colonial joua un rôle
important dans les difficiles relations que les dirigeants du Frelimo entretinrent
avec eux, en particulier à partir des années 1970.
L’abolition de la chefferie traditionnelle en 1975 fut relativement bien
accueillie par certains secteurs de la population rurale, notamment les
jeunes 19. Avec le temps, la marginalisation et la stigmatisation politique des
chefs traditionnels laissèrent la place à un certain pragmatisme et une certaine
tolérance 20. Ce furent surtout l’intensification de la guerre civile et la crise
sociopolitique généralisée de la fin des années 1980 qui conduisirent à plus
de souplesse de la part de l’État à l’égard des chefs traditionnels, et ce
essentiellement pour trois raisons. Tout d’abord, en raison de la fragilité des
structures de l’État au niveau local, les administrateurs de district firent appel
aux chefs traditionnels pour la gestion des conflits fonciers, mais aussi pour
les campagnes de sensibilisation des populations locales destinées à gagner
celles-ci aux programmes du gouvernement 21. En second lieu, la dimension
religieuse et rituelle des chefs traditionnels s’accentua à travers les cérémonies
destinées à faire tomber la pluie et celles relatives au culte des ancêtres. La
fin des années 1980 et le début des années 1990 furent en effet marqués par
des périodes de sécheresse prolongées et par des pénuries alimentaires ; de
telles cérémonies contribuèrent grandement au renforcement du pouvoir non
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seulement religieux mais aussi politique des chefs traditionnels qui se voyaient
sollicités par des fonctionnaires de l’État, des administrateurs de districts et
des chefs de postes administratifs. Enfin, la revitalisation de la chefferie
traditionnelle par la Renamo dans les zones qu’elle contrôlait durant la guerre

19. Il faut souligner qu’à la veille de l’indépendance, la chefferie traditionnelle, dans certaines
régions, était pratiquement une institution en crise. Avec l’abolition de l’indigénat en 1961 et
l’influence croissante de l’urbanisation, certains jeunes qui auraient dû accéder au pouvoir dans
ce système choisirent d’émigrer dans les villes à la recherche de meilleures conditions de vie plutôt
que de devenir régulo. Voir A. L. H. Oliveira, Relatório da visita ao distrito da Zambézia, Lourenço
Marques, Serviço de Acção Psicológica, 1964 in ANTT, PIDE/DGS, Sub-Fondo Serviços de
Centralização e Coordenação de Informação de Moçambique, fls 467-411, Caixa n° 55; J.-M. Penvenne,
« “A xikomo xa lomu, iku tira”. Citadines africaines à Lourenço Marques (Mozambique), 1945-1975 »,
Le Mouvement social, n° 204, 2003, p. 81-92.
20. Ce fut le cas par exemple lorsque d’anciens régulos devinrent « chefs de production » dans
la province de Nampula. Voir A. Dinerman « O surgimento dos antigos régulos como “chefes de
produção” na provincia de Nampula (1975-87), Arquivo, n°17, 1999, p. 95-256.
21. Voir à ce propos le cas de la province de Manica qui a été bien étudié par J. Alexander, « Terra
e autoridade política no pós-guerra en Moçambique : o caso da província de Manica », Arquivo,
n° 14, 1994, p. 50-53
Politique africaine
51 Chefferie traditionnelle et décentralisation au Mozambique

civile amena le Frelimo à reconsidérer ces institutions dans le cadre d’une


concurrence politique accrue.
On peut donc considérer que le pragmatisme de l’État à l’égard de la
chefferie traditionnelle fut davantage le résultat de la conjugaison de ces trois
facteurs que de l’initiative de l’État. Au cours du processus de décentralisation
administrative, la question de la chefferie traditionnelle se trouva associée
à l’idée de valorisation de l’organisation sociale des communautés locales et
de leur participation à l’administration publique. Toutefois, au vu du débat
qui précéda cette intégration et des articulations entre les « organes locaux »
de l’État et ces autorités dites « communautaires », on peut se demander s’il
s’agissait véritablement de valoriser ces dernières et s’il ne s’agissait pas plutôt
de les neutraliser sur le plan politique.

La décentralisation : valorisation ou neutralisation


politique des chefs traditionnels ?

Dans la perspective des réformes politiques des années 1990, la problé-


matique de la chefferie traditionnelle fut progressivement liée au processus
de décentralisation qui avait été engagé depuis la fin des années 1980. Par le
biais du Centre de développement administratif et du projet « décentralisation
et démocratisation », le ministère de l’Administration publique (ministério da
Administração estatal, MAE) fit mener une série d’enquêtes sur la question 22.
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Deux positions se trouvèrent alors en présence : selon la première, défendue
par les chercheurs du MAE, les chefs traditionnels constituaient un élément
important dans la structure et l’organisation socioculturelle des communautés
locales, et il était nécessaire d’en tenir compte pour le développement
démocratique du pays et de mettre fin à leur marginalisation politique. La
seconde, soutenue par exemple par Sergio Viera 23, considérait que la chefferie
traditionnelle était une institution déstructurée et corrompue par l’impact du
colonialisme, et qu’il était par conséquent difficile d’accepter sa réintroduction
à cette étape de la démocratisation du pays 24. Politiquement, le débat tourna
surtout autour de la question de la reconnaissance à accorder aux chefs

22. Voir I. Lundin et F. Machava (dir.), Autoridade e poder tradicional. Vol. 1, Maputo, Ministério da
Administração Estatal, 1995 ; I. Lundin et F. Machava (dir.), Autoridade e poder tradicional. Vol. 2,
Maputo, MAE, 1998 ; D. do R. Artur (dir.), Tradição e modernidade. Que lugar para a tradição na
governação descentralizada de Moçambique ?, Maputo, Projecto de descentralizaçãao e democratização
(PDD), MAE, 1999.
23. Sérgio Vieira fut ministre de la Sécurité à l’époque de Samora Machel dans les années 1980.
24. S. Viera, « Falando de autoridade tradicional (III) », Domingo, 6 décembre 1998, p. 8.
LE DOSSIER
52 Mozambique, quelle démocratie après la guerre ?

traditionnels : celle-ci fut matérialisée en 1997 par l’abrogation de la loi 3/94


portant sur la création des districts municipaux, puis par l’adoption du
décret 15/2000 établissant les formes d’articulation entre les « organes locaux »
de l’État et les « autorités communautaires », et enfin par l’adoption de la nou-
velle Constitution en 2004.
Ce processus de reconnaissance ne fut néanmoins pas linéaire. Approuvée
avant la tenue des premières élections législatives et présidentielle de 1994,
la loi 3/94 introduisait des réformes importantes dans le domaine de l’ad-
ministration locale à travers la création des districts municipaux, élargissant
ainsi le processus de municipalisation à tout le territoire national. Elle
reconnaissait et formalisait en outre le rôle des chefs traditionnels dans le
cadre des réformes de décentralisation alors en cours. La tentative de mise
en application de cette loi s’avéra cependant conflictuelle dans la période
qui suivit les premières élections multipartites du pays. La loi ne devait s’ap-
pliquer, dans une première phase, qu’aux principaux centres urbains, à savoir
la capitale du pays et les capitales de province ; dans les zones rurales, son
application restait dépendante d’une date à fixer par le conseil des ministres.
Mais les élections générales mirent en lumière un résultat relativement
confortable pour l’opposition – en l’occurrence, la Renamo – dans les zones
rurales 25. Par conséquent, la poursuite du processus de décentralisation dans
le cadre de la loi 3/94, qui prévoyait l’élection au suffrage universel des organes
législatifs et exécutifs des districts municipaux sur tout le territoire national,
risquait, du moins en théorie, de permettre à la Renamo d’accéder au pouvoir
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local. Avant même que les élections locales aient lieu, la loi 3/94 fut donc l’objet
d’importantes modifications. En 1996, un amendement à la Constitution 26
réduisit substantiellement l’autonomie des structures locales prévue par la
loi 3/94. À la suite de l’amendement, le groupe parlementaire du Frelimo,
majoritaire à l’Assemblée de la République, approuva une nouvelle loi relative
aux municipalités (loi 2/97), entraînant l’abrogation de la loi 3/94. Cette
abrogation impliquait un changement de perspective quant à la place de la
chefferie traditionnelle dans le processus de décentralisation : en effet, la
loi 2/97 non seulement réduisait considérablement la participation des chefs
traditionnels aux processus décisionnels locaux, mais elle omettait également
de définir les domaines de l’éventuelle collaboration entre ces chefs et les

25. Aux élections législatives de 1994, la Renamo recueillit 41 % des suffrages en milieu rural et
29 % en milieu urbain, contre 40 % pour le Frelimo en zone rurale et 59 % en zone urbaine. Voir
L. de Brito « O comportamento eleitoral nas primeiras eleições multipartidárias em Moçambique »,
in B. Mazula, Moçambique. Eleições, democracia e desenvolvimento, Maputo, Inter-Africa Group, 1995,
p. 473-499.
26. Loi 9/96, Boletim da República, série I, n° 47, supplément 1, 22 novembre 1996.
Politique africaine
53 Chefferie traditionnelle et décentralisation au Mozambique

nouvelles municipalités 27. Ce changement de perspective révélait l’exis-


tence de clivages internes au sein du Frelimo, certains secteurs tenant pour
important le retour des autorités traditionnelles dans le nouveau contexte
politique, d’autres, en revanche, ne pouvant pas concevoir l’articulation de
ces autorités et des nouvelles instances municipales légitimées par le vote 28.
Ce n’est finalement que dans le décret 15/2000 que se trouva inscrite la
question des relations entre les « organes locaux » de l’État et le pouvoir
traditionnel. Ce décret vint élargir la notion d’autorités communautaires en
y incluant non seulement les chefs traditionnels mais aussi d’autres leaders
reconnus comme légitimes par les communautés ou groupes sociaux concernés
et, surtout, les secrétaires de quartiers ou de villages qui, dans la plupart des
cas, étaient les véritables intermédiaires du Frelimo à l’échelon local 29. Il est
d’ailleurs particulièrement éclairant de voir que deux ans avant l’adoption de
ce décret, le comité central du parti avait nettement affirmé sa volonté de voir
les structures des anciens « groupes dynamiseurs » 30 participer à l’articulation
entre l’État et les populations locales 31. En institutionnalisant une série
d’acteurs locaux, ce décret retira aux chefs traditionnels l’exclusivité de la
médiation entre l’État et les populations locales 32. Cette mesure était centrale
pour le Frelimo dans les zones restées pendant longtemps sous le contrôle de
la Renamo, où la structure politico-administrative mise en place par le
Frelimo après l’indépendance avait complètement disparu et où les chefs
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27. La loi 3/94, dans le dernier de ses neuf articles, établissait que la collaboration des chefs
traditionnels avec les organes des districts municipaux pouvait être sollicitée dans des domaines
tels que « la gestion des terres, le recouvrement des impôts, le maintien de l’harmonie et de la paix
sociale, la diffusion et l’application des décisions des organes municipaux et de l’État, l’ouverture
et l’entretien des voies d’accès, le recensement de la population, l’équilibre sanitaire et la prévention
des maladies contagieuses, la prévention des incendies, la préservation de la flore et de la faune
sauvage […] ». Actuellement, bien que la loi 2/97 ne précise pas de domaines spécifiques de
collaboration, les chefs traditionnels dont les territoires se trouvent sur celui des 43 municipalités
sont sollicités par les autorités municipales pour qu’ils collaborent avec elles dans différents
domaines de l’administration locale.
28. Voir S. Viera, « Falando de … », art. cit.
29. Décret 15/2000 du 20 juin, Boletim da República, série I, n° 24, 20 juin 2000.
30. À la fin de la guerre civile, les chefs traditionnels constituaient les principaux intermédiaires
entre le centre et la périphérie dans la majeure partie des zones rurales. Mais dans les zones restées
sous contrôle gouvernemental pendant la guerre civile, une autre catégorie d’acteurs assurait ce
rôle d’intermédiation : les secrétaires des « groupes dynamiseurs » (grupos dinamizadores), structures
politico-administratives locales implantées après l’indépendance précisément afin de remplacer
les chefs traditionnels.
31. « Comité central, I sessão extraordinária do comité central. Documento final », Domingo,
6 décembre 1998. p. 11
32. Le décret 11/2005 reprend pratiquement le décret 15/2000 et sa réglementation concernant
l’articulation entre les « organes locaux » de l’État et les « autorités communautaires ». Voir décret
11/2005, Boletim da República, série I, n° 23, 10 juin 2005.
LE DOSSIER
54 Mozambique, quelle démocratie après la guerre ?

traditionnels avaient été les seuls intermédiaires pendant et immédiatement


après la guerre civile 33.
Cette diversification des acteurs locaux dans certaines zones du pays est
venue raviver des conflits entre chefs traditionnels et secrétaires de quartiers
qui remontaient dans certains cas aux lendemains de l’indépendance, lorsque
les premiers furent mis à l’écart et remplacés par les seconds. Depuis, cette
cohabitation conflictuelle prend la forme d’une lutte pour la conquête de
l’espace politique, qui se traduit par la recherche d’avantages politiques et
économiques par les chefs traditionnels et de soutien politique de la base par
les partis politiques, principalement le Frelimo et la Renamo.

Partis, chefs traditionnels et redéfinition de l’espace


politique local

Dans son premier discours après l’annonce officielle des résultats des élec-
tions présidentielle et législatives de 2004 au siège du comité central à Maputo,
Armando Guebuza, vainqueur de ces élections, s’adressa aux militants du
Frelimo en ces termes :

« Notre victoire est le fruit de la participation de tous : jeunes, femmes, agents économiques
[…], leaders communautaires – dépositaires de notre histoire et de notre culture riche de
sa diversité. Ce sont eux qui ont clairement transmis notre manifeste électoral 34 ».
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La référence aux leaders communautaires (chefs traditionnels et secrétaires
de quartiers) n’était pas le fruit du hasard. La campagne électorale pour les
élections de 2004 avait en effet été marquée par une participation active des
autorités communautaires, avec lesquelles les candidats à la présidentielle,
chacun à sa manière, avaient tenté d’établir des alliances. La présence de ces
autorités dans tous les rassemblements d’Armando Guebuza avait été visible.
Du côté de la Renamo, on avait également pu constater un certain rapproche-
ment entre le candidat à la présidence et certains chefs traditionnels. À
l’occasion de son meeting électoral dans le district de Chiure à Cabo Delgado,
dans le nord du pays, Afonso Dhlakama avait par exemple reçu les honneurs
d’un chef traditionnel 35.

33. C’est par exemple le cas de quelques districts au nord de la province de Sofala, tels Cheringoma,
Maríngue et Chemba.
34. Retransmission télévisée, en direct, du discours d’Armando Guebuza au siège du comité central
du Frelimo, Télévision du Mozambique, 12 décembre 2004.
35. « Candidato da Renamo-UE regressa à zona norte. Dhlakama coroado “rei” em Cabo Delgado »,
Politique africaine
55 Chefferie traditionnelle et décentralisation au Mozambique

Cette participation des chefs traditionnels aux campagnes électorales n’est


pas spécifique à la situation mozambicaine 36. Dans un contexte pluraliste
animé par les logiques de la compétition électorale, l’institution de la chefferie
traditionnelle apparaît comme une ressource politique importante, susceptible
d’être mobilisée par les partis politiques comme par les chefs traditionnels
eux-mêmes. Les partis politiques nouent avec les chefs traditionnels des alliances
qui relèvent en dernière analyse du clientélisme politique, c’est-à-dire d’une
stratégie d’obtention, de mise en œuvre et de renforcement du pouvoir
politique du côté des patrons, et de protection et de promotion de leurs intérêts
du côté des clients 37.
Les relations patrons/clients sont caractérisées par un certain niveau de dépen-
dance et de réciprocité, une structure verticale et un ensemble de ressources –
surtout de nature politique dans le cas présent – pouvant s’échanger. Les
patrons sont ici les partis politiques (le Frelimo et la Renamo) considérés en
tant qu’acteurs collectifs. Néanmoins, il faut noter que dans certaines
situations, particulièrement en période de campagne électorale, les patrons
peuvent être représentés par des acteurs individuels, l’administrateur local
ou le candidat présidentiel s’agissant du Frelimo, le responsable politique
local ou le candidat présidentiel dans le cas de la Renamo. Les clients entrent
dans ce type de relations en tant qu’acteurs individuels et, théoriquement,
choisissent « librement » leur(s) patron(s). C’est ce qui explique qu’on assiste
à des changements de camp (et donc de patron), comme l’illustre le cas du
célèbre régulo Luiz, de la ville de Beira. Celui-ci avait été considéré comme
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proche de la Renamo durant la campagne électorale de 1994, au cours de

Zambèze, 18 novembre 2004, p. 3.


36. Voir en particulier C.-H. Perrot et F.-X. Fauvelle-Aymar, Le Retour des rois. Les autorités
traditionnelles et l’État en Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2003 ; B. Van Kessel et I. Omen,
« “One Chief, One Vote” : The Revival of Traditional Authorities in Post-Apartheid South Africa »,
African Affairs, n° 96, 1997, p. 561- 585 ; O. Vaughan, Nigerian Chiefs. Traditional Power in Modern
Politics, 1890-1990s, Rochester, University of Rochester Press, 2000 ; I. Crouzel, « La chefferie
traditionnelle sud-africaine face à la démocratisation des pouvoirs locaux », Afrique contemporaine,
n° 192, 1999, p. 30 -39.
37. S. Piattoni (dir.), Clientelism, Interests and Democratic Representation. The European Experience in
Historical and Comparative Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 2. Le clien-
télisme est une relation sociale dyadique et fondamentalement interpersonnelle entre un patron
et un client. Les relations de clientèle s’inscrivent dans un ensemble plus vaste de relations de
dépendance et a retenu l’attention depuis longtemps des historiens, des anthropologues et des
politistes. Voir S. W. Schmidt et al. (dir.), Friends, Followers and Factions, Los Angeles, University of
California Press, 1977 ; J.-F. Médard, « Le rapport de clientèle. Du phénomène social à l’analyse
politique », Revue française de science politique, vol. 26, n° 1, 1976, p. 103-131 ; G. Balandier, « Les
relations de dépendance personnelle : présentation du thème », Cahiers d’études africaines, n° 35,
1969, p. 345-349; H. Kitschelt et S. I. Wilkinson (dir.), Patrons, Clients, and Policies. Patterns of Democratic
Accountability and Political Competition, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
LE DOSSIER
56 Mozambique, quelle démocratie après la guerre ?

laquelle il avait reçu une bicyclette d’Afonso Dhlakama 38, mais il sembla avoir
changé de camp pour les élections de 1999 et s’être rapproché du Frelimo,
arborant une chemise de propagande et rejoignant la caravane chargée de
l’accueil de Joaquim Chissano. À l’époque, le régulo Luiz raconta qu’il y avait
été forcé par le Frelimo, mais deux ans plus tard il donna une autre version
des faits dans un journal local :

« Le président Chissano était à Manica et devait rejoindre la province de Sofala. Le


gouverneur d’alors, Félisberto Tomás, m’a convoqué pour que j’aille accueillir Monsieur
le Président à Inchope [une localité à la frontière entre les deux provinces]. Comme le
devoir des régulos est de travailler avec le gouvernement, j’y suis allé […]. Comme je fais
partie du gouvernement, j’ai également mis la chemise à l’effigie du Frelimo pour accueillir
le président Chissano. […] Certaines personnes de la Renamo […] voulurent savoir
pourquoi j’avais mis cette chemise […]. Ils étaient tous autour de moi et j’ai eu peur qu’ils
me maltraitent. Je n’ai eu d’autre solution que de mentir en disant que j’avais été obligé
de mettre cette chemise, mais je n’ai été obligé à rien du tout. J’ai arboré cette chemise de
ma propre volonté. Il y a la démocratie dans ce pays et on peut faire ce qu’on veut […].
Vous savez, à cette époque [novembre 1999], le Frelimo m’a demandé de faire une cérémonie
pour que les élections se passent bien, mais le jour dit, il y eut plus de deux mille personnes
de la Renamo pour tenter d’empêcher cette cérémonie. Nous voulons voir comment vous
faites cette cérémonie, disaient-ils. Heureusement que les gens du Frelimo avaient été mis
au courant de la situation et ne sont pas venus ce jour-là. Il y aurait pu y avoir des problèmes
[…]. Je ne comprends pas leur attitude [aux gens de la Renamo], je suis régulo et je fais la
cérémonie pour qui je veux. En plus, le regulado 39 travaille pour le gouvernement, comment
pourrais-je refuser précisément aux gens du gouvernement de faire une cérémonie ? 40 ».
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En réalité, le cas de ce chef traditionnel de Beira n’est pas isolé. Les élections
au Mozambique ont montré un certain « nomadisme politique » de la part de
quelques chefs traditionnels en fonction des circonstances et des intérêts
personnels alors en jeu. C’est le cas de Rosa Jone Inhaminga, une femme chef
du district de Cheringoma au nord de la province de Sofala. Dans la hiérarchie
du pouvoir traditionnel de Cheringoma, Rosa Jone Inhaminga est sapanda,
c’est-à-dire qu’elle est dans une position immédiatement inférieure à celle
du régulo. La sapanda Rosa, comme on l’appelle là-bas, est très respectée. Plus
jeune sœur parmi de nombreux frères, elle est devenue chef traditionnel à la
fin de la guerre civile, en 1992. Les autorités administratives font souvent

38. Voir M. Cahen, Les Bandits. Un historien au Mozambique, 1994, Paris, Publications du Centre
culturel Calouste Gulbenkian, 2002, p. 117.
39. Regulado peut indiquer l’institution de la chefferie ou le domaine de juridiction du régulo.
40. « Régulo Luiz afirma que mentiu quando ha dois anos disse que tinha sido obrigado a usar
camisete propagandistica da Frelimo. Inventei isso para salvar a minha pele », Diario de Moçambique,
16 novembre 2001, p. 8.
Politique africaine
57 Chefferie traditionnelle et décentralisation au Mozambique

appel à elle, et elle s’est rapidement imposée dans la zone d’Inhaminga, à


Cheringoma, où elle a joué un rôle important dans la campagne électorale
de 1994 en faveur de la Renamo qui, à l’époque, contrôlait le district. Mais
la situation de double administration (Renamo/Frelimo) ayant pris fin et
Cheringoma étant repassé sous le contrôle de l’État en 1997, la sapanda Rosa
se rapprocha peu à peu du Frelimo, jusqu’à faire campagne pour ce parti lors
des élections de 1999, après avoir rompu avec la Renamo. Ce revirement en
faveur du Frelimo s’inscrit dans la logique de médiation locale au service de
l’État, en échange d’avantages escomptés qui, semble-t-il, lui ont été promis
à l’époque par les autorités administratives locales. Selon la sapanda Rosa,

« […] en réalité, ma charge de chef traditionnel ne me rapporte aucun avantage de la part


de l’administration du district. Ici, il y a des chefs qui reçoivent plus de considération du
gouvernement. Mais le gouvernement oublie qu’aux dernières élections [celles de 1999]
tous les chefs traditionnels ont refusé de faire de la propagande électorale pour le Frelimo.
J’ai été la seule à accepter de soutenir le Frelimo. […] J’ai mobilisé la population de ma
zone pour qu’elle vote pour le Frelimo. J’ai fait campagne pour le Frelimo […]. Vous savez,
à l’époque, le Frelimo semblait avoir beaucoup de considération pour moi. Mais depuis,
je n’ai rien reçu. J’ai quand même demandé au gouvernement qu’il m’arrange au moins
un travail pour mes deux filles à la direction de l’Action sociale du district […]. Ils n’en
ont pris qu’une. Ils ont refusé pour l’autre […]. Même en termes d’avantages sociaux pour
ma zone, je n’ai rien reçu. Par exemple, nous avons ici de graves problèmes de manque
d’eau potable. Il n’y a pas une seule fontaine dans toute ma zone. Pour avoir de l’eau
potable, nous devons parcourir de grandes distances. Je suis allée voir l’administrateur
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du district pour lui présenter ce problème et il me dit qu’il ne peut rien faire. Les gens de
ma zone souffrent…41 ».

Déçue par le faible soutien du Frelimo, la sapanda Rosa est finalement


retournée dans le camp de la Renamo pour les élections de 2004. Elle fut très
active au moment de l’actualisation du recensement électoral dans sa zone.
Elle a même tenté d’empêcher le travail du Secrétariat technique de l’adminis-
tration électorale (STAE) en prétextant du caractère partisan de cette institution.
À ce sujet, les fonctionnaires du STAE racontent :

« Au moment de la campagne d’actualisation du recensement électoral pour les élections


de cette année [2004], nous sommes allés dans une zone proche de Massanza, qui se trouve
sous la juridiction de la sapanda Rosa. Quand elle a su que nous venions faire ce travail
dans sa zone, elle a mobilisé les gens pour qu’ils n’adhèrent pas au recensement de masse,
en disant que le STAE travaillait en faveur du Frelimo. De fait, ce jour-là, nous avons eu
très peu de gens pour l’actualisation du recensement. Alors nous avons dû aller la voir

41. Entretien avec la sapanda Rosa, Cheringoma, 2 décembre 2003.


LE DOSSIER
58 Mozambique, quelle démocratie après la guerre ?

pour lui expliquer la nature du travail du STAE […]. Après lui avoir parlé, elle s’est elle-
même chargée de mobiliser sa population pour le travail d’actualisation du recensement.
En effet, quand nous sommes retournés là-bas la seconde fois, beaucoup de gens sont
venus se faire recenser…42 ».

Lors des élections de 2004, la sapanda Rosa, non seulement participa


activement à la campagne électorale aux côtés de la coalition Renamo-Union
électorale, mais elle fut également candidate aux législatives sur leur liste
pour la circonscription de Sofala 43.
On voit donc bien que les alliances des chefs traditionnels et des partis
politiques ne sont pas permanentes, même lorsque l’adhésion d’un chef à un
camp paraît évidente. Ces alliances sont précaires car le passage d’un camp
à l’autre est toujours possible. À ce sujet, voici ce que raconte un fonctionnaire
de l’administration du district de Cheringoma qui participait à une cérémonie
de remise d’uniforme 44 à un des régulos locaux :

« Ici à Cheringoma, pratiquement tous les régulos sont de la Renamo, à l’exception du régulo
Chidanga. Ce sont des membres actifs et ils ont même l’habitude de participer aux réunions
de ce parti. Ils ont la carte de membre […]. Mais depuis qu’on a commencé les cérémonies
de remise d’uniforme, les choses semblent changer. Par exemple, après la cérémonie de
remise d’uniforme au regulado Muanandimai, le Frelimo a gagné un régulo de plus. Il s’agit
de la reine Chica Catemo qui a publiquement renoncé à sa carte de membre de la Renamo
pour adhérer au Frelimo en présence de toute sa population venue assister à la cérémonie.
Nous avons fait un rapport au comité provincial du Frelimo à Beira pour les informer
de tout ce qui s’était passé. Au niveau du district, nous allons donner plus d’appui et de
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protection à cette reine pour qu’elle ne se sente pas désemparée. Nous allons lui offrir un
soutien moral et surtout matériel : du riz, du sucre, du savon […]. À vrai dire, chaque fois
que Monsieur l’administrateur se rend aux régulados du district, il emporte toujours
quelque chose pour les régulos…45 ».

On constate que les ressources à échanger dans ces relations de clientèle


consistent en avantages économiques et politiques d’une part, et en soutien
politique et mobilisation des populations en faveur du patron d’autre part.
Les avantages économiques passent par des promesses d’amélioration des
conditions de vie des chefs traditionnels et des populations de leurs zones

42. Entrevue collective avec Ilídio Covane, Edson Alberto et Macedo Cordar, Cheringoma,
1er novembre 2004.
43. Voir « Listas de candidaturas », Zambeze, 14 octobre 2004, p. 3.
44. À noter que dans le cadre du décret 15/2000 relatif aux autorités communautaires, les chefs tradi-
tionnels portent l’uniforme et les symboles de la république en qualité de membres des «autorités
communautaires» et donc d’éléments de liaison entre les populations locales et l’État et non entre
celles-ci et les partis politiques, comme c’est clairement le cas dans l’exemple mentionné plus haut.
45. Entrevue avec Coutinho Fano, Cheringoma, 2 novembre 2004.
Politique africaine
59 Chefferie traditionnelle et décentralisation au Mozambique

respectives. Les avantages politiques apportent davantage de protection et


un renforcement du rôle des chefs en tant qu’intermédiaires politiques locaux.
Il n’existe évidemment pas de moyens de quantifier ces échanges mais il
semble que les biens et ressources distribués ne le sont pas aussi systématique-
ment que dans d’autres pays dans lesquels ces relations clientélistes sont
enracinées de longue date : Nigeria, Cameroun ou Sénégal par exemple. Il faut
par ailleurs opérer une distinction entre les patrons. Lorsque le patron est en
position de pouvoir (dans ce cas, le Frelimo), les avantages offerts aux clients
paraissent plus attrayants que ceux qu’un patron dans l’opposition peut offrir.
C’est ce qui explique cette perte de clientèle constatée du côté de la Renamo
en faveur du Frelimo depuis la fin de la guerre civile 46. Si, durant la guerre
civile, il était plus intéressant pour les chefs traditionnels d’apporter leur
soutien à la Renamo dans les zones qu’elle contrôlait, cet appui s’avère moins
intéressant depuis la fin de la guerre civile et la reconnaissance de la chefferie
traditionnelle. Pour de nombreux chefs traditionnels, dans le contexte politique
actuel, c’est le rapprochement avec le parti au pouvoir qui peut leur apporter
le plus d’avantages (subsides, uniforme, participation aux cérémonies officielles
de l’État, etc.).
Si au cours des élections précédentes, la mobilisation de la chefferie
politique comme ressource politique fut visible dans les campagnes électorales
des deux principaux partis, le Frelimo fut en 2009 celui qui chercha le plus
ouvertement à consolider ses alliances avec les chefs traditionnels. En effet,
dans la majeure partie des districts du pays où le candidat du Frelimo et
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les principales figures du parti se déplacèrent, il y eut des rencontres avec
les personnalités influentes, parmi lesquelles se distinguaient les chefs
traditionnels. En général, ceux-ci participaient à ces réunions électorales vêtus
de leur uniforme et intervenaient de manière non équivoque en faveur du
Frelimo et de son candidat à la présidentielle. Dans des districts comme
Morrumbala (province de Zambézie), ou à Machaze (province de Manica) 47,
sous forte influence de la Renamo jusqu’aux élections de 2004, la campagne
électorale de 2009 démontra que le Frelimo et son candidat bénéficiaient du
soutien des chefs traditionnels au niveau local. À titre d’exemple, une chef
traditionnelle du district de Morrumbala intervint en ces termes lors d’une
rencontre d’Armando Guebuza avec les personnalités influentes du district :

« Nous sommes prêts à voter pour le Frelimo et pour le camarade Guebuza. Le Frelimo a
promis des écoles et les a construites. Les régulos ont leur uniforme et sont très respectés

46. Voir aussi l’article de Michel Cahen dans ce dossier.


47. « Campanha eleitoral – Há mudanças positivas en Moçambique, afirma Armando Guebuza
pedindo votos aos eleitores de Machaze et Gondola, em Manica », Noticias, 21 octobre 2009, p. 3.
LE DOSSIER
60 Mozambique, quelle démocratie après la guerre ?

par la population. Ceux qui mentent vont rester seuls. À Chire, nous avons une ambulance :
c’est le Frelimo qui l’a promise et qui a tenu promesse. Nous voulons continuer à voter
pour le Frelimo et pour Armando Guebuza pour continuer à obtenir ce qui manque encore
pour satisfaire les besoins de la population 48 ».

Dans un contexte où l’État se confond avec le parti au pouvoir, l’arrivée au


niveau local de services de l’État tels que les écoles, les routes, la téléphonie
mobile, l’électricité, les postes de santé, et la reconnaissance des chefs tradi-
tionnels dans le système politique mozambicain sont vues comme les fruits de
l’action du Frelimo et contribuent de ce fait à son implantation locale. Ce soutien,
même dans des régions traditionnellement plus favorables à la Renamo, comme
le district de Buzi (province de Sofala) 49, traduit bien la conquête de l’espace
politique local par le Frelimo. En outre, les élections aux assemblées provin-
ciales 50 qui se déroulèrent en même temps que les élections législatives de 2009,
soulignent bien cet appui réciproque de la chefferie et du Frelimo. Dans certaines
provinces en effet, certains chefs furent élus comme députés de ces assemblées
sur la liste du Frelimo. C’est le cas des chefs Chilombe et Chiuala des districts
de Lago et de Lichinga (province de Niassa), au nord du pays 51.
Le nomadisme politique des chefs traditionnels, en particulier avec l’arrivée
de l’État dans des zones autrefois sous forte influence de la Renamo, a eu un
certain impact sur la perception des chefs traditionnels par les populations.
Si du point de vue socioculturel, les chefs sont, dans un certain nombre de
régions, considérés comme des figures importantes, en particulier sous l’angle
du culte des ancêtres, du point de vue politique, l’image des chefs s’est trouvée
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progressivement associée au jeu politique et partisan durant le processus
d’institutionnalisation des autorités communautaires 52.

B ien que la législation sur l’articulation des organes locaux de l’État et des
« autorités communautaires », en particulier les chefs traditionnels, privilégie
le discours sur la décentralisation, on a vu que le contexte de pluralisme et
de compétition politiques donne lieu en pratique à une lutte pour la conquête

48. « Campanha eleitoral – Em Morrumbala : autoridades comm.unitárias garantem vitória da


Frelimo », Noticias, 16 septembre 2009, p. 3.
49. « Campanha eleitoral – Buzi promete voto para a continuidade », Noticias, 24 octobre 2009, p. 3
50. Les assemblées provinciales ont été créées en 2007 et sont censées jouer un rôle dans le contrôle
de l’exécution des plans du gouvernement au niveau des provinces. Les membres des assemblées
provinciales sont élus au suffrage universel pour un mandat de cinq ans. Les premières élections
pour les assemblées provinciales ont eu lieu en octobre 2009. Pour plus de détails, voir loi 5/2007,
Boletim da República, série I, n° 6, 9 février 2007.
51. Voir «A primeira multipartidária. Assembleia provincial toma posse», Faisca, 8 janvier 2010, p. 4-5.
52. Voir par exemple le cas du district de Cheringoma dans S. C. Forquilha, Des “autoridades
gentílicas” aux “autoridades comunitárias”…, op. cit.
Politique africaine
61 Chefferie traditionnelle et décentralisation au Mozambique

des espaces politiques locaux. Prenant la forme du clientélisme politique, cette


lutte aboutit à ce que, dans les zones rurales, les institutions communautaires,
dont la chefferie traditionnelle, soient « capturées » par les partis politiques.
Ainsi, bien que le discours politique sur la réintégration des chefs traditionnels
dans le système administratif de l’État vise à valoriser la structure sociale des
communautés locales, il s’agit en fait essentiellement d’utiliser la chefferie
traditionnelle à des fins administratives et politico-partisanes. De fait, que ce
soit dans le décret 15/2000 ou dans le décret 11/2005, les « autorités commu-
nautaires », en particulier les chefs, apparaissent davantage comme des
auxiliaires de l’administration locale (sur le modèle colonial) que comme de
véritables porte-parole de leurs communautés respectives 53. L’État et le parti
au pouvoir apparaissant comme confondus, les chefferies apparaissent à leur
tour comme des ramifications de ce dernier, en particulier dans les périodes
électorales. On a vu comment certains chefs faisaient même passer au premier
plan des intérêts partisans au détriment de l’intérêt des populations et même
de l’État lui-même54. Ainsi, la politisation des « autorités communautaires »
et la mobilisation politique des chefferies concourent à la transformation de
la chefferie traditionnelle en un instrument au service des intérêts des partis
et des chefs traditionnels eux-mêmes n

Salvador Cadete Forquilha


Institut d’études sociales et économiques (IESE)/Coopération suisse, Maputo
Traduction : Brigitte Lacharte
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Abstract
Traditional chieftaincies and decentralisation in Mozambique : discourses,
practices, and local dynamics
In the context of the 1990s political reforms, Frelimo, the ruling party since indepen-
dence of Mozambique in 1975, has changed its political discourse in relation to
traditional chieftaincies by associating them to decentralisation process. However, in
a context marked by political pluralism and electoral competition, the institutionalisation
of what is referred to as « community authorities » shows that beneath the discourse
about decentralisation and local participation lies a struggle for local political space
and the use of chieftaincies as political resources.

53. Sur ce sujet, voir L. Buur et H. M. Kyed, State Recognition of Traditional Authority in Mozambique.
The Nexus of Community Representation and State Assistance, Uppsala, Nordiska Afrikainstitutet, 2005.
54. Voir par exemple le cas du district de Cheringoma dans S. C. Forquilha, Des “autoridades
gentílicas” aux “autoridades comunitárias”…, op. cit.

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