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14.

LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO


(Mauritanie-Sénégal)

Ibrahima Abou Sall


in Jean-Louis Triaud et al., La Tijâniyya

Karthala | « Hommes et sociétés »

2005 | pages 367 à 392


ISBN 9782845860865
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14
La diffusion de la Tijâniyya au Fuuta Tooro
(Mauritanie-Sénégal)

Ibrahima Abou SALL


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Lorsqu’on parle de confrérie religieuse, une tradition veut qu’on présente
celle-ci, avec les circonstances de son apparition et l’ordre spirituel qui fait sa
particularité. Nous dérogerons à cette tradition. Notre objet est plutôt
d’étudier les circonstances dans lesquelles la confrérie Tijâniyya a été
diffusée au Fuuta Tooro jusqu’à supplanter la Qadiriyya1 qui l’avait pourtant
précédée de quelques siècles. Une méthodologie et une stratégie efficaces des
propagateurs ne peuvent expliquer à elles seules sa diffusion « spectaculaire »
dans l’espace fuuta-tooranke. Certains donnent des causes d’ordre structurel
avec une organisation socio-religieuse du pays autour des dude2 qui étaient de
véritables centres de formation de l’intelligentsia religieuse comme bases de
cette diffusion. Ces dude connaissent un essor important sous l’occupation
coloniale par rapport à la période qui se situe dans le courant de la seconde
moitié du XIXe siècle. A ces dude, Ceerno Abubakri Sih3 ajoute deux autres

1. La tariqa (« voie ») – laawol en pulaar – Qadiriyya est la plus anciennement implantée


dans l’ouest-africain. Abd al-Qadir al-Jilani de Bagdad (1077-1166) est le fondateur
éponyme de l’ordre soufi des Qadiri. On trouve dans les pays sahariens de l’ouest et du
centre, dans les pays des bassins du Sénégal, du Niger et de la Gambie les disciples de
cette tariqa.
2. En pulaar. Dudal au singulier. Centre d’enseignement. Pour notre propos, Centre
d’enseignement islamique.
3. Fils de Ceerno Usmaan Sih (1883-1934), qui fut un disciple de al-Hajji Maalik Sih à
Saint-Louis. Ancien ambassadeur du Sénégal en Libye (1978-1980) et en Égypte (1980-
1982), Al-Mourchid Khalifa Ceerno Usmaan Lian Sih est chef religieux à Saint-Louis
(Sénégal). Rencontre à Épinay-sur-Seine (France) le 15 mars 1996.
368 LA TIJÂNIYYA

causes pour parler des « trois facteurs spécifiques » qu’il associe aux
arguments d’adhésion proposés par Al Hajji Umar dans Rimâh4 : d’abord, les
épouses dont les adhésions donnèrent une place prépondérante à la Tijâniyya
dans les familles fuuta toorankoobe, puis la possession des terres de culture
du waalo et du bétail par l’aristocratie politico-religieuse en grande partie
reconvertie à cette confrérie.
Nous analyserons ces différentes causes qui furent mises à contribution
dans la diffusion de la confrérie afin de voir comment elles étaient agencées
jusqu’à former un réseau structuré par lequel la confrérie a réussi à pénétrer
les sociétés des Fuuta Toorankoobe5.
Nous avons consulté trois types de sources. Les informations orales
recueillies au Sénégal, en Mauritanie et en France6 nous ont permis d’établir
une liste des nombreux dude du Fuuta et surtout de voir la mobilité des
centres d’intérêt et de leurs influences dans l’espace fuutanke en relation avec
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la notoriété du corps enseignant. Les documents d’archives (Archives
nationales du Sénégal principalement) complètent nos informations grâce aux
importantes fiches individuelles de renseignements établies par les adminis-
trations de cercles du Fleuve sur les religieux et leurs filiations confrériques.
Des ouvrages traitant de l’islam en Afrique de l’Ouest (thèses, mémoires et
revues spécialisées) complètent notre documentation.
Depuis sa victoire sur la dynastie des Deeniyankoobe en 1775-1776, le
parti des Seeremmbe7 domine la société fuuta tooranke qui vit désormais sous
le régime d’une théocratie que même la dynastie déchue ne semblait plus
remettre en cause. Ce régime fut ébranlé pour la première fois par une guerre
civile (1800-1806) qui opposa l’Almaami Abdul Kaadiri Kan et ce qu’on
appelle le « clan des Bosoyaabe ». Une guerre sur fond de conflits crypto-
personnels compliqués par un débat juridique suscité par le parti
oppositionnel qui avait contesté la légitimité religieuse de l’Almaami dès lors
que celui-ci avait été fait prisonnier en 1789 par un « kafr », le Dammel du

4. Saïd Bousbina : « Les mérites de la Tijâniyya d’après “Rimah” d’Al-Hajj Umar », Islam
et sociétés au sud du Sahara, 1989, n° 3, p. 253-259.
5. La population du Fuuta Tooro est composée de trois ethnies. Les Fulbe pasteurs et
sédentaires (agriculteurs-éleveurs et agriculteurs-pêcheurs) dispersés sur l’ensemble du
territoire. Les deux autres sont des Sooninko habitant le centre et l’est et une infime
minorité de Wolof, une population résiduelle habitant l’est et surtout l’ouest du territoire.
6. En Mauritanie, nous remercions Abubakri Kaaliidu Bah, Ceerno Haamiidu Baal et
Aamadu Umar Jah de l’Institut des Langues nationales qui m’ont envoyé des cassettes
audio sur la Tijâniyya. Au Sénégal, nous remercions Paate Bah qui nous a communiqué
des informations sur la diffusion de la Tijâniyya, et particulièrement du Hamallisme
parmi des tribus uruurbe et jaawbe dans le Fuuta occidental. En France, nous remercions
particulièrement Ceerno Bubakar Sih et Njaay Saydu Lih qui m’ont communiqué une
cassette enregistrée sur le jihad umarien par Ceerno Muntaga Taal, ainsi que Aamadu Lih
et shaykh Umar Bah.
7. En pulaar (sing. ceerno) : équivalent de shaykh, au sens religieux du terme.
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 369

Kajoor Amari Ngoone Ndella, lors de la bataille de Bunngoowi. Malgré ses


contradictions internes qui se traduisirent souvent par des conflits armés et par
des alternances rapprochées à la direction du pays, les principes religieux de
la Qadiriyya à laquelle adhérait l’aristocratie politique n’étaient pas remis en
cause. C’est sur ces fondements apparemment solides que la Tijâniyya va
s’implanter et se développer sans rencontrer, paradoxalement, une opposition
ouvertement hostile de la part de l’idéologie religieuse dominante.
Entre 1815, date de la mort de Ahmad al-Tijânî (1737-1815), le fondateur
de la confrérie, et 1822, date vers laquelle les premiers fuutankoobe ont
probablement adhéré au wird, le Fuuta Tooro continua d’être marqué par une
instabilité politique causée par des querelles de pouvoir, querelles auxquelles
se mêlèrent les tribus maures voisines. Sept Almameebe8 se succédèrent
durant cette courte période. Parmi eux, Yuusuf Siree Lih de Jaaba-Dekkle qui
mena, au cours de son cinquième mandat (1823-1824), une guerre sans merci
contre ses adversaires religieux, notamment contre Mammadu Hammaat Bah9
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que les traditions retiennent comme faisant partie des tout premiers
Fuutankoobe ayant été convertis à la Tijâniyya.
Bien que la Tijâniyya ait pénétré le Fuuta Tooro dès les vingt premières
années du XIXe siècle, il aura fallu des événements politiques et religieux
extérieurs auxquels ce pays va être mêlé intimement pour sortir cette tarîqa
de ses difficultés d’expansion dans la moyenne vallée du Sénégal.

La période de gestation (début du XIXe siècle-1852)

La durée de cette période s’explique probablement par l’absence, à


l’intérieur du pays, de facteurs dynamiques pouvant contester l’hégémonie de
la Qadiriyya entrée désormais dans les traditions religieuses.

8. Mot d’origine arabe (Al-imam) qui est fulanisé. Sing. Almaami.


9. Dans les Chroniques du Foûta sénégalais, Siré-Abbâs Soh mentionne les noms de
marabouts contre lesquels il combattit sans préciser les causes réelles de ces conflits. A
propos de Mammadu Hammaat Bah, il écrit simplement : « Parmi les expéditions de
l’Imâm Yusuf, il faut citer aussi la guerre de Numà, appelée encore “deuxième expédition
de Gunagol”, qu’il fit au célèbre mahdiyu ; l’Imâm le vainquit et dispersa son armée »
(p. 69).
370 LA TIJÂNIYYA

Les premières adhésions

Il est généralement admis que ce que les Fuutankoobe appellent le Laawol


Sayku Tijânî10 fut introduit dans leur pays durant les premières années du XIXe
siècle par le Fuuta Jalonke Abdul Karim Naggel, lui-même initié par Mawlûd
Vâl Wul Mohamed Vâl (1773/1774-1818) des Id Ayqub du Trarza, principal
propagateur de la Tijâniyya transmise par Muhammad al-Hâfiz et auprès de
qui il était venu parfaire ses connaissances islamiques. Sur son chemin de
retour vers le Fuuta Jalon, Abdul Karim aurait rencontré, dans un lieu que la
tradition orale situe entre Coofi et Gede, dans le diwal11 du Tooro, trois jeunes
Toorankoobe12 qui se laissèrent convaincre pour adhérer à cette nouvelle
confrérie. Les circonstances de cette rencontre sont mal connues et font
l’objet de nombreuses controverses. Cependant, de nombreuses versions
affirment unanimement que c’est dans une mosquée que Abdul Karim aurait
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transmis le wird à ses trois premiers disciples du Fuuta Tooro qui sont :
Ibrahima Mammadu Bah (des Uruurbe Jeeri), connu plus tard sous le nom de
Maadiyu Bah, Umar Saydu Taal (un Tooroodo de Halwaar, plus connu plus
tard sous le nom de Al-Hajji Umar) et Aliya Joop (gawlo13).
Cette version sur l’antériorité de la conversion de ces trois disciples est
également contestée, malgré la volonté des Umariens à faire du « Shaykh le
premier fuuta tooranke à avoir bénéficié de cette faveur divine ». Nos
informateurs Ceerno Haamiidu Baal et Ceerno Abuubakri Kaaliidu Bah citent
le nom de Usmaan Pullo, appelé, en milieu saharien et arabisant, « Othman
Vulani ». Celui-ci aurait reçu le wird de Ahmad al-Tijânî en personne pendant
son séjour au Maroc. Toujours selon nos deux informateurs, Usmaan Pullo
mourut très tôt dans la région de Kayhaydi (Boosoya-Mauritanie) où il serait
enterré, sans avoir eu le temps de faire des adeptes parmi les siens. Dans son
ouvrage intitulé Kashf al-Hijab, le Marocain Ahmâd Sukayrij mentionne
simplement son nom avec ceux de Muhammad al-Hâfiz ben al-Habib
(1759/60-1831), Muhammad al-Talib Jiddu Wul al-Shaykh tous deux de
Shingiti, Muhammad al-Salik Wul al-Imam et son frère Ahmad Salim Wul
al-Imam de Wadan.
Mamadou Hadiya Kane permet d’identifier le personnage. Usman al-
Fulani, appelé ainsi par les Marocains, n’est autre que Usmaan Umar Kan, le
père de Ceerno Barahiim Kan, des Moodinallankoobe14. Ce qui amène

10. En pulaar, laawol signifie « voie ».


11. En pulaar (pl. diwe), « province ».
12. Originaires de la province du Tooro dans le Fuuta Tooro occidental qui est aussi celle de
al-Hajji Umar.
13. En pulaar, « griot ». Une seconde version ne retient que le nom de Umar Saydu qui, lui-
même, n’aurait été initié par Abdul Karim qu’une fois à Timbo.
14. Les Moodinallankoobe : origines et organisation sociale, politique et économique,
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 371

Mamadou Hadiya à affirmer que la Tijâniyya était déjà connue des


Moodinallankoobe avant l’adhésion de al-Hajji Umar, même si cette tarîqa
n’a pas été diffusée au sein de cette communauté fuutanke. Pour preuve de
l’absence de sa diffusion, l’exemple de son fils Ceerno Barahim qui resta
jusqu’à sa mort un fidèle disciple de shaykh Sidiyya al-Kabir (1776-1869),
une grande figure de la Qadiriyya ouest-africaine. Par fidélité (fibnde), il
refusa de rejoindre le mouvement umarien malgré les pressions familiales
qu’il subit lors de la campagne de 185915.
Même s’il est reconnu que Usmaan Umar ne joua aucun rôle dans la
diffusion de la Tijâniyya en Afrique de l’Ouest, à cause peut-être de sa
disparition prématurée, son initiation, par transmission directe du fondateur
du laawol Tijâniyya, d’après nos informateurs et d’après Mamadou Hadiya,
semble contester la démarche de Dedoud Ould Abdellah qui veut que
Muhammad al-Hâfiz soit le « premier sinon l’unique muqaddam ouest-
africain désigné directement par le fondateur de la Tijâniyya16 ».
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Parmi les quatre qui sont identifiés comme étant les premiers
Fuutankoobe initiés au laawol Tijâniyya, on peut affirmer que seulement
deux jouèrent leur rôle de propagateurs de la confrérie : Maadiyu Bah
d’abord, mais dans un cadre très restreint du territoire fuutanke, et al-Hajji
Umar qui créa les conditions idéologiques et politiques pour les appliquer au
cours de son jihad en Afrique de l’Ouest.

Le jihad de Maadiyu Bah (1822-1824)

Les succès du mouvement umarien en Afrique de l’Ouest et les contextes


géopolitiques de la sous-région dans lesquels ce mouvement était imbriqué
[opposition franco-haal pulaar pendant les gouvernorats de Faidherbe (1854-
1861, 1863-1865) au Sénégal, et pendant la conquête du Soudan français]
contribuèrent à marginaliser les premières tentatives politiques et militaires
entreprises par Maadiyu Bah en vue de diffuser la Tijâniyya sur le territoire

mémoire de fin d’études, École normale supérieure de Nouakchott, année académique


1984-1985 (129 p.), p. 80.
15. Avant le mouvement umarien, les Moodinallankobe étaient de grands disciples de la
Qadiriyya, notamment leur ancêtre éponyme, Nalla Moodi, qui est contemporain de Sidi
Abdalla Wul al-Hâjj Brahim (Idawâli) mort en 1817. « Après l’achèvement de ses études
coraniques chez les Maures à l’Oued El Noun et au Touat (Maroc), il (Nalla Moodi)
revient dans le Fuuta » (Kane, p. 36). Il est donc vraisemblable que Usmaan Umar Kan
ait séjourné lui aussi au Maroc puisque ce pays avait été visité par un des membres de sa
communauté.
16. Dedoud Ould Abdellah : « La Hafiziya dans la Tijâniyya ouest-africaine (1800-1864) ».
Colloque « Tijâniyya traditions and societies in West Africa in the 19th and 20th
centuries », University of Illinois. Urbana-Champaign, April 1-5, 1996, 33 p. dact. Cette
communication est intégralement reprise dans le présent ouvrage.
372 LA TIJÂNIYYA

du Fuuta Tooro. Celui-ci se présentera d’ailleurs plus tard comme un rival de


al-Hajji Umar en contestant la légitimité du jihad mené par ce dernier.
Ibrahima Mammadu Bah17, plus connu sous le nom de Maadiyu Bah,
naquit à Suuyumma près de Podoor dans le diwal du Tooro18. On ignore la
date de sa naissance. Certaines sources orales mentionnent qu’il serait de la
même classe d’âge que son condisciple Umar Saydu Taal (al-Hajji Umar).
Après son initiation au wird de la Tijâniyya, il entreprit de diffuser cette voie.
Il se proclama alors Mahdi, d’où son nom de Maadiyu Bah19. On ignore les
circonstances dans lesquelles il est passé à la phase du jihad, alors que ce
moyen d’action pour la diffusion de la Tijâniyya, n’avait jamais été imaginé
ni par ses fondateurs ni par celui qui l’avait converti à cette voie. En tout cas,
on peut considérer qu’il fut le premier à imaginer cette combinaison entre la
Tijâniyya et « la tradition montante du Jihad et de l’État islamique en Afrique
occidentale20 ».
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C’est probablement durant le cinquième mandat de Almaami Yuusuf
Siree Lih (1823-1824) que Madiyu Bah entreprit ses campagnes de lutte
contre le pouvoir central qu’il avait jugé corrompu et peu favorable aux
intérêts des populations. Certes, il ne réussit jamais à mobiliser un nombre
suffisant de partisans pour renverser la puissante aristocratie Qadiriyya qui
gouvernait le pays, mais, d’après Sire Abbas Soh, il fallut à Almaami Yuusuf
et au Batu Mawbe (Grand Conseil des électeurs) plusieurs combats militaires
pour arriver à le vaincre enfin lors de la bataille de Numa (appelée encore
« deuxième expédition de Gunagol ») près de Golleere dans le Laaw, qui eut
lieu en 1824. Le fait qu’il ait mené de nombreux combats dont certains portés
jusque dans ce diwal du Fuuta central prouve bien que Maadiyu Bah avait
réussi à mobiliser malgré tout de nombreux disciples. Malheureusement, la
tradition ne donne pas d’informations sur l’importance de la mobilisation de
ses disciples ni sur la façon dont il aurait souhaité que le pays fût gouverné.
On ne peut pas affirmer que la lutte entreprise par Almaami Yuusuf Siree
et le Batu Mawbe contre Maadiyu Bah avait réellement pour raison la volonté
de s’opposer à l’expansion de la Tijâniyya. Si tel était le cas, ils auraient
poursuivi leur guerre jusqu’à la liquidation totale de son mouvement. Or
après sa défaite, le pouvoir central laissa Maadiyu Bah enseigner librement sa
voie tant qu’il ne remettait pas en cause son autorité. C’est pourquoi il ne
connut pas le sort tragique que réserva plus tard, en 1869, le Batu Mawbe à
Ceerno Barahim Kan, qui, depuis Kummballi (Magaama) dans le Fuuta

17. Il portait aussi le nom de Mammadu Hammaat Bah.


18. Suuyumma est aussi le village d’origine de Maalik Sih, fondateur de l’almamat du
Bundu.
19. Une fulanisation du mot arabe Mahdi.
20. David Robinson, La guerre sainte d’Al-hajj Umar. Le Soudan occidental au milieu du
XIX e siècle, Paris, Karthala, 1988, p. 131.
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 373

oriental, avait représenté une réelle menace politique pour le régime21. Plus
qu’une question de divergences théologiques, cette guerre avait pris un
caractère plutôt politique opposant des tendances qui cherchèrent chacune à
contrôler le pouvoir central. Cette lutte pour le pouvoir allait donc dans le
prolongement de la grande crise de 1805-1806 qui vit le pays plonger dans
une guerre civile meurtrière opposant Almaami Abdul Kaadiri Kan et les
principaux dirigeants du Grand Conseil des électeurs.
Dans tous les cas, cette défaite de Maadiyu Bah mit fin définitivement à
son entreprise de conquête du pouvoir qui, si elle avait réussi, allait donner
probablement à l’expansion de la Tijâniyya au Fuuta Tooro une réalité plus
complexe.
Après sa défaite, Ibrahima Mammadu Bah se retrancha dans le village
qu’il avait fondé, Wuro Maadiyu22, où ses disciples venaient suivre ses
enseignements. En 1847, il refusa de suivre dans le Kaarta son ancien
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condisciple al-Hajji Umar qui était venu lui rendre visite dans son village lors
de sa première campagne de recrutement. A cette date, Maadiyu Bah semblait
plus proche de l’école idawalienne qui n’était pas favorable au jihad comme
moyen de diffusion de la Tijâniyya. Son opposition à al-Hajji Umar et à son
jihad le conduisit inévitablement dans le camp des Français dont il devint un
des informateurs zélés sur les agissements du shaykh pendant la dernière
tournée de celui-ci au Fuuta Tooro en 1859, et sur le développement de la
Tijâniyya dans la partie occidentale du pays23. Il mourut le 5 septembre 1862.
Son fils aîné Aamadu, connu plus tard sous le nom de Aamadu Maadiyu, lui
succéda (1862-1875). Celui-ci profita largement d’un contexte sociopolitique
et religieux plus favorable, grâce à la dynamique de mobilisation apportée par
le jihad umarien, pour reprendre l’action militaire que son père avait
abandonnée quelques décennies auparavant.
Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons pas dire
l’importance des enseignements religieux de Maadiyu Bah et la contribution
intellectuelle du centre islamique de Wuro Maadiyu dans la diffusion de la

21. Le village de Kummballi fut attaqué par une coalition de troupes du Fuuta Tooro, du
Gajaaga, du Xaaso en avril 1869. Rappelons que l’Almaami en fonction, Ceerno Saada
Wan, opposé à cette initiative, avait refusé de participer à cette attaque. Fait prisonnier,
Ceerno Barahim fut conduit à Bedenki où l’assemblée des chefs décida de le juger. Le
Jaagorgal Abdul Bookar Kan avait proposé qu’il fût installé à Aanyam Barga, dans le
Boosoya où, sous la surveillance du Jaagaraf de ce village, il allait se consacrer exclusi-
vement à l’enseignement islamique « au grand bénéfice des enfants du pays ». Mais cette
proposition fut rejetée par certains puissants chefs du Fuuta et le Tunnka du Gajaaga qui
réclamèrent sa condamnation à mort et une exécution immédiate de cette sentence. Il fut
décapité devant l’assemblée des chefs (Mamadou Hadiya Kane, op. cit., p. 92).
22. En pulaar. « Maadiwu : village ».
23. Pour ses correspondances avec le gouverneur de la colonie du Sénégal Faidherbe et le
capitaine Flize, voir ANS. 13 G 136, pièces 21-28.
374 LA TIJÂNIYYA

Tijâniyya au Fuuta Tooro pendant la période pré-umarienne. La complète


domination de la silsila umarienne et sa continuelle volonté idéologique de se
légitimer comme unique voie pouvant conduire le disciple vers le shaykh
Ahmad al-Tijânî ont contribué à occulter son histoire. Le mouvement
umarien réussit donc à gommer l’entreprise religieuse qui avait été menée à
partir de Wuro Maadiyu, jusqu’à lui faire perdre, dans le souvenir collectif de
la communauté de la Tijâniyya, sa contribution dans la diffusion de cette
voie24. Seule la tradition orale pourrait nous éclairer sur cet aspect de la vie du
Maadiyu Bah, grâce à un travail d’identification de ses disciples et des
réseaux de dude que ceux-ci auraient créés de son vivant et pendant la période
de la lutte menée par son fils Aamadu Maadiyu.
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Le jihad umarien et la diffusion de sa silsila au Fuuta Tooro (1846-1891)

La décision prise par al-Hajji Umar, au milieu de la décennie 1840-1850,


d’entreprendre un jihad pour islamiser les peuples non musulmans, et surtout
pour diffuser la Tijâniyya dans les pays situés dans les bassins du Niger, du
Sénégal et de la Gambie, va avoir au Fuuta Tooro des conséquences socio-
politiques et culturelles importantes qui n’ont pas encore fait l’objet d’études
particulières. Avec la colonisation française, le mouvement umarien
représente la seconde secousse qui provoqua des changements importants
dans l’organisation de la société fuuta tooranke : dépeuplement et pertur-
bation de la répartition géographique des groupes lignagers, mobilité et
redistribution spatiale de la population, assimilation plus profonde à la culture
islamique avec une spécificité identitaire Tijâniyya.

La campagne de 1846-1847

Lorsqu’au cours de l’année 1846, al-Hajji Umar décida d’entreprendre


une tournée au Fuuta Tooro en vue de préparer son jihad, ce pays était
empêtré dans des problèmes difficiles, notamment la longue guerre de
succession dans l’Émirat voisin du Brakna dans laquelle étaient impliquées
surtout les provinces occidentales du Tooro et du Dimat25.

24. La branche umarienne du Fuuta Tooro, appelée aussi la « branche sénégalo-


mauritanienne », poursuit cette politique en ignorant les actions qui furent entreprises par
Maadiyu Bah et son fils Aamadu Maadiyu.
25. Cette guerre durait depuis 1841, date de la mort de l’Émir des Awlâd Seyyid Ahmeddu
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 375

Cette implication dans les affaires du Brakna étant mal acceptée par Saint-
Louis va compliquer les rapports déjà difficiles avec les Français. En réalité le
soutien des Haal pulaar’en n’était pas aussi important que le faisait croire
l’administration coloniale, mais celle-ci voulait plutôt mettre fin depuis des
années à la « turbulence croissante des gens de la rive gauche26 ». Ces
difficiles relations furent marquées, durant la décennie 1840-1850, par des
expéditions militaires françaises en représailles contre les actions menées par
les populations du Dimat et du Tooro contre les intérêts des traitants de Saint-
Louis. Pour garantir la liberté de commerce dans le fleuve, les traitants
avaient réclamé, dès l’époque, le rétablissement du poste de Podoor
abandonné depuis 1792.
Les diwe de l’ouest n’étaient pas les seules à manifester une hostilité
permanente contre la présence française. Dans la partie centrale du pays
(reedu Fuuta) aussi, où le pouvoir central était censé avoir un plus grand
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contrôle, les villages riverains du fleuve s’attaquaient aux intérêts du
commerce du Ngalam. Alors, pour éviter les représailles françaises, et face à
un pouvoir central affaibli par une instabilité politique quasi permanente,
l’Almaami Mammadu Biraan Wan et les chefs des différentes diwe
incriminés, avaient préféré signer avec les Français un traité de paix. Pour
prouver leur volonté d’entretenir de bonnes relations avec Saint-Louis et
garantir la paix, les chefs du Fuuta envoyaient à Saint-Louis des otages
originaires des diwe concernés.
Cette hostilité des populations et les menaces de représailles permanentes
des Français, principalement, contre le Tooro et le Dimat plus proches de
Saint-Louis étaient des conditions objectives favorables pour une mobi-
lisation du nationalisme fuuta tooranke, mais pas nécessairement pour une
conversion à la nouvelle voie au nom de laquelle al-Hajji Umar était venu
chercher des soldats. Plus que des justifications religieuses, il lui fallait des
argumentations sociales et politiques pour obtenir les adhésions des
populations. A l’époque, rien ne pouvait pousser encore la plupart des
Fuutankoobe à abandonner leur pays et leur laawol pour participer à une
aventure dont ils ignoraient l’issue. Au cours de cette première visite al-Hajji
Umar ne réussit donc pas à mobiliser un nombre important de candidats. Mais
en entrevoyant un avenir plus favorable pour son jihad, il implanta dans tout

1er (1818-1841). Voir Ibrahima Abou Sall : Les relations entre les Haal pulaar’en et les
Brakna. 1850-1903, mémoire de maîtrise, Faculté des lettres et sciences humaines,
département d’histoire, Université de Dakar, 1978, 243 p.
26. Christian Schefer, Instructions générales données aux gouverneurs et ordonnateurs des
Établissements français en Afrique occidentale, Paris, Société de l’histoire des colonies
françaises, 1927, tome 2, Lettre du ministre au gouverneur Baudin, Paris, 10 octobre
1848, p. 194-198.
376 LA TIJÂNIYYA

le pays des cellules d’adhésions qui deviendront, quelques décennies plus


tard, des foyers de diffusion de la Tijâniyya à travers le pays.
Les informations dont nous disposons actuellement ne nous permettent
pas encore de préciser comment le réseau de recrutement était organisé et
quels étaient les membres qui formaient le noyau local27. Une enquête plus
approfondie permettra certainement d’établir la liste complète des disciples à
qui le shaykh avait transmis sa silsila et qui devaient l’aider à mettre en place
un réseau de recrutement. Cependant, il est de plus en plus établi que le
recrutement se faisait par le haut. Lors de sa première campagne al-Hajji
Umar s’était adressé particulièrement à ceux qui avaient le pouvoir et
l’autorité, à tous les échelons de la société fuuta tooranke : la direction
(hoore) temporelle, à savoir tous ceux qui avaient le commandement de la
famille, du clan, de la lignée, du village, de la tribu, et la direction spirituelle,
à savoir les marabouts (seeremmbe) maîtres des dude dont l’institution
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bénéficiait au sein des populations d’un crédit moral considérable. Il faut
rappeler qu’au sein de cette société, l’initiative de la décision était prise par la
direction individuelle ou collective qui entraînait la masse à respecter scrupu-
leusement l’engagement pris. Dans ce cas, l’adhésion du chef entraînait
conséquemment la collectivité à suivre et à respecter sa décision (fibnde-
nœud du serment).
Ce souci de recruter par le haut explique les différentes visites qu’il
effectua dans des centres symboliques comme Mbummba, dans le Laaw, où
résidait l’Almaami en fonction, Mammadu Biraan Wan, Kobbillo dans le
Damnga, la première capitale politique de l’État théocratique où résida le
premier Almaami, Abdul Kaadiri Kan (1775-1806). Paradoxalement, al-Hajji
Umar avait recherché sa légitimation dans le pays auprès des autorités
politiques et morales d’obédience Kaadiri, alors que « la Tijâniyya d’obé-
dience umarienne » mène de nos jours une véritable politique d’exclusion et
de négation contre cette voie et tout ce qui s’y rattache.

27. D’après notre informateur Ceerno Abuubakri Sih, Ceerno Muntaga Taal cite dans son
livre inédit Al jawahir wa-d-durar fî hayati Shaykh ‘Umar (« Les perles et les pierres
précieuses sur la vie de shaykh ‘Umar ») les 16 muqqadam que al-Hajji Umar avait
désignés durant ce séjour pour diffuser la Tijâniyya au Fuuta Tooro. Au moment de notre
entretien, notre informateur ne retenait que ceux de Ceerno Daaha Jah du village de
Figgo, près de Gamaaje, et Alfa Mammadu Yero Wele, un des oncles de al-Hajji Maalik
Sih. La tombe du premier se trouve à Figgo et fait l’objet de pèlerinage depuis quelques
années. Cette politique de réhabilitation de tous ces anciens muqaddam a été initiée
récemment par Ceerno Muntaga dans le but de renforcer les liens entre les descendants
de ces muqqadam et ceux de al-Hajji Umar.
Il faut mentionner, en outre, les trois du Fuuta Jalon qui avaient répondu à l’appel du
shaykh pour l’aider à la diffusion de la tariqa au Fuuta Tooro : Moodi Mammadu Alimu
Bah, Moodi Bookar Galo et Moodi Umar Bah qui contribuèrent à la renommée de l’école
de Boki-Jawe dans le Boosoya. Moodi Mammadu Alimu joua un rôle important dans le
rayonnement de la tariqa jusque dans le Gidimaxa chez les Modinallankobe.
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 377

Al-Hajji Umar va exploiter avec opportunisme et subtilité une autre réalité


de la société fuuta tooranke, la fibre régionaliste. En visitant de nombreux
villes et villages du territoire des Halaybe, du Tooro et du Dimat dont
Halwaar, son village natal, Podoor, Njum, Wuro Maadiyu, etc., il ne dérogea
pas à l’adage pulaar qui dit « Ko bibbi yumma njiidi fof, ko funeebe buri 28 ».
Toujours dans le cadre d’une politique de contacts par le haut, il rencontra, en
1846, à Donnay (Dimat), le gouverneur par intérim du Sénégal, Caille, et, sur
son chemin de retour, en 1847, à Bakkel, le commandant de ce poste,
Hecquart. Le capitaine Mage mentionne qu’en retournant vers Jegunko, au
Fuuta Jalon, « El Hadj était alors suivi d’une foule considérable de talibés de
tous les pays. Chaque jour cette suite augmentait29 ».

Fergo Mango (« Grand Exil ») et ses implications au Fuuta Tooro


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(1854-1891)

L’appel au jihad et la grande mobilisation de 1859-1860 permirent de


renforcer la position du Fuuta Tooro dans les deux rôles fondamentaux que ce
pays allait jouer en faveur de la Tijâniyya : l’apport humain pour les
conquêtes militaires et la formation de l’État umarien, son expansion et son
hégémonie dans le pays.
Les envois réguliers de renforts, surtout depuis la prise de Tammba
(1854), et les échanges des nombreuses délégations (moojere) entre le Fuuta
et le nouvel État du Jihad entre 1854 et 1859 attestent du dynamisme et de
l’efficacité des cellules implantées dans le pays. Les chiffres30 actuellement
disponibles sur le nombre de personnes parties pendant la période comprise
entre 1846 et 1890 ne permettent pas d’avoir une idée réelle sur l’importance
de la mobilisation de la population de l’époque31. Toutefois, cette absence de
chiffres fiables n’interdit pas de voir, à partir de l’importante évolution des

28. « Les relations de parenté sont encore plus fortes entre deux jumeaux (jumelles) qu’entre
deux frères (sœurs) utérins(es). »
29. Eugène Mage, Voyage au Soudan occidental (1863-1866), Paris, Karthala, 1980, p. 91.
30. Sur le nombre de personnes qui auraient quitté le Fuuta Tooro pendant le Fergo manngo,
voir Mage Voyage au Soudan occidental (1863-1864), op. cit., p. 101. Celui-ci parle de
40 000 personnes qui seraient parties avec al-Hajji Umar au Kaarta en décembre 1859.
Voir aussi Faidherbe qui, lui, propose un chiffre compris entre 10 000 et 15 000
personnes (Annales sénégalaises, p. 173).
31. Voir aussi les chiffres concernant la population du pays. Ceux qui sont proposés, respecti-
vement par l’explorateur français Gaspard Mollien (« 2 000 000 hab. » : L’Afrique
occidentale vue par un explorateur français, 1818-1819, rééd. Paris, Calmann-Lévy,
1967), et par Bouët-Willaumez (« 1 000 000 hab. » : Commerce de traite des Noirs aux
côtes occidentales d’Afrique, Paris, Imprimerie nationale, 1848, p. 34-35) sont exagérés
et sont bien loin de celui proposé par Robinson (« 300 000 » : La guerre Sainte d’Al-Hajj
Umar, p. 139) qui, lui, tombe bien dans le versant opposé.
378 LA TIJÂNIYYA

comportements des populations vis-à-vis des événements politiques qui


eurent lieu entre 1854 et 1890-91, le degré de mobilisation favorable au
mouvement religieux umarien. Ces manifestations se traduisirent essentiel-
lement par des exodes plus ou moins importants vers le Haut-Sénégal-Niger.
Il faut noter que ces exodes n’étaient pas forcément synonymes d’adhésions à
la Tijâniyya. Cette époque coïncide avec une période de profondes crises
politiques, sociales et même économiques provoquées par des mutations en
cours au sein d’une société très influencée par les continuelles luttes
politiques internes, l’échec de l’idéal de la révolution de 1775, l’agressivité du
colonialisme français qui remet en cause l’ordre des choses établi32. Al-Hajji
Umar exploita toutes ces opportunités pour convaincre ses compatriotes de
quitter le pays. Dans cette combinaison de causes qui poussèrent des milliers
de Fuutankoobe à suivre le shaykh, les études exagèrent les motivations
purement religieuses33. Nous pouvons admettre que celles-ci deviennent
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principales après la chute de Nyooro, après la réinstallation des Fergankoobe
dans le pays et pendant la période de reconversion des dude d’obédience
Qadiriyya de la population restée au pays et sur laquelle on sait encore en
réalité peu de choses. Le fait d’avoir accueilli et réintégré leurs parents
fergankoobe expulsés du Kaarta ne signifie nullement que les familles restées
au pays étaient acquises à la cause umarienne34. Des études monographiques

32. Ibrahima Abou Sall : Les relations entre les Haal-Pulaar’en et les Brakna : 1850-1903,
op. cit. : à propos des menaces de la chefferie du Fuuta de s’exiler dans le Kaarta devant
la décision d’appliquer en 1888 le décret de 1848 libérant les esclaves (p. 188-191).
Voir aussi les conséquences de l’épidémie de choléra (décembre 1868-janvier 1869) sur
la conversion à la Tijâniyya de nombreuses tribus de Fulbe Uuruurbe, Wodaabe du Fuuta
occidental, leur exil vers le Kaarta pour s’éloigner de leur pays désormais considéré
comme « souillé » par la présence des kafr. Aamadu Maadiyu avait assimilé cette
épidémie à une punition divine contre les populations du Fuuta Tooro qui auraient toléré
la présence des Français sur leur terre d’islam (leydi Juulbe).
33. La monographie sur les Moodinallankoobe faite par Mamadou Hadiya Kane montre que
les adhésions massives des membres de cette communauté au mouvement umarien étaient
en large partie une réponse politique à des crises internes et à des problèmes de sécurité.
Il faut ajouter aussi cette importante solidarité familiale (enndam) qui entraîna une fraction
de ces Moodinallankoobe à adhérer en masse à la Tijâniyya lorsque leurs cousins, les
Neganaabe du Ngenaar, sous la direction de Tafsiiru Aamadu Jibi et de Tafsiir Aamadu
Hammaat Wan (l’assassin présumé de Malivor), décidèrent de se rallier à al-Hâjji Umar.
34. Lors de la prise de Segu, des parents proches de Abdul Bookar Kan furent faits
prisonniers en compagnie d’autres originaires du Boosoya. Rappelons que le propre père
de Abdul Bookar faisait partie des dirigeants politiques du Boosoya qui avaient rallié al-
Hajji Umar au Kaarta. Parmi les victimes des massacres des Fergankoobe à Kaay, il y
avait un des fils (Umar Moyyo) et un neveu (Hadi) de Ceerno Molle Bubakar Lih. En
juillet 1890, Ibra Almaami Wan écrit une lettre à Archinard pour réclamer la libération et
le renvoi au Fuuta de ses sœurs et de ses nièces faites prisonnières à Segu et données en
mariage à des Xaasonke. Abdul Bubakar, Ceerno Molle Bubakar et Ibra Almaami
n’avaient jamais adhéré à la Tijâniyya. Au Fuuta Tooro, les considérations familiales
(enndam) ont toujours été au-dessus des considérations religieuses.
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 379

sur les crises politiques et socio-économiques au Fuuta aideraient à mieux


comprendre la complexité des causes des ondulations migratoires est-ouest
des agropasteurs observées entre 1850 et 189035.
Les premiers succès de la Tijâniyya au sein des institutions politiques du
Fuuta Tooro remontent au début de la décennie 1860, lorsque Ceerno
Aamadu Demmba Lih fut nommé Almaami. Cette nomination fait éclater le
monolithisme confrérique du pouvoir central jusque-là dominé par la
Qadiriyya. Durant ses deux mandats (1862-1863 ; 1864-1865), Aamadu
Demmba anima une politique anticoloniale alimentée par une « idéologie
confrérique » qui s’identifiait de plus en plus au nationalisme fuuta tooranke.
En le comparant à son rival et prédécesseur Mammadu Biraan Wan qui, lui,
appartenait à la Qadiriyya, on peut être tenté d’assimiler la première au
nationalisme fuutanke, la seconde à la soumission et à la collaboration avec
les Français. Mais ces attitudes n’étaient nullement conditionnées par une
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appartenance à une confrérie. Car, à la même époque, dans le Fuuta oriental,
Ceerno Barahim Kan menait une lutte sans merci contre trois fronts qu’il
jugeait hostiles aux intérêts du pays : la chefferie du Damnga, le pouvoir
central qu’il accusait de collusion avec Saint-Louis, et enfin la présence

35. Dans son « Rapport sur la situation politique » de l’année 1888 (ANS 13G 154, pièce
101, année 1888, cercle de Saldé. 7 décembre 1888, Rapport sur la situation politique,
Ministre. Fin novembre), l’administrateur Allys donne des raisons qui n’ont rien à voir
avec la religion : « Une certaine effervescence a régné dans la majeure partie du territoire
de ce cercle pendant la fin du mois d’octobre et la presque totalité du mois de novembre.
Cette agitation n’était pas due à la cause habituelle : les prétentions d’Abdoul Boubakar
sur le Damga dont vous avez été si souvent entretenu. La seule cause a consisté cette fois-
ci dans les libérations d’esclaves faites en application de la loi de 1848. Abdoul
Boubakar, et d’une façon générale tous les gens du Fouta, se plaignent très amèrement
des libérations faites dans nos postes et qui les ruinent. Nous ne pouvons pas ne pas
appliquer la loi sur l’esclavage et cependant il n’y a pas de doute que cette loi ne crée un
véritable danger pour la colonie du Sénégal. En ce qui concerne plus spécialement le
Fouta, il est certain qu’Abdoul et une bonne partie des habitants se décident à l’immi-
gration si nous continuons à libérer leurs esclaves. Aussi, cette année, à la suite d’une
libération d’environ 30 captifs, nous avons pu constater que tout le pays était agité et prêt
à partir. Nulle part les cultures de saison sèche n’avaient été préparées. L’émigration
présenterait de très nombreux dangers. En premier lieu, un très grand nombre des émigrés
iraient dans le Kaarta renforcer le chef de Ségou, et les nouveaux arrivants formeraient
auprès du fils d’El Hadj un groupe actif, remuant, passionné dont il obtiendrait malheu-
reusement beaucoup plus que de son armée actuelle. Abdoul n’irait point auprès de
Ahmadou dont il aurait beaucoup à redouter, mais il s’établirait non loin du fleuve sur la
rive droite, et là, poussé par le besoin et la haine reviendrait à ses anciennes habitudes de
razzia et de pillage. D’un autre côté, une émigration n’irait pas sans des troubles assez
sérieux. Les Toucouleurs immigrants essayeraient de forcer à suivre leurs exemples ceux
de leurs compatriotes qui désireraient rester dans leur pays et pour arriver à leur but
emploieraient la méthode habituelle de violences : pillages, rapt, incendie. Enfin, le Fouta
est le grenier du Sénégal. C’est de là que Saint-Louis tire la majeure partie du mil qu’il
consomme ; c’est là que les traitants se procurent presque tout le mil employé dans la
traite avec les Maures. »
380 LA TIJÂNIYYA

française contre laquelle il s’opposait pour des raisons religieuses. Pour


empêcher toute présence française dans cette partie du pays, ses troupes
s’attaquaient aux intérêts des commerçants saint-louisiens36.
C’est également sous la bannière de la Tijâniyya que Aamadu Maadiyu
Bah, au Fuuta occidental37, et Sammba Jaadana Njaac38, dans la partie
centrale du pays, réussirent à mobiliser des populations de leurs provinces
d’origine respectives en faveur de la confrérie et contre la présence française.
Bien que se réclamant du mouvement umarien, ces deux religieux n’étaient
pas cependant favorables au principe du « rejet du pays natal ». Au lieu
d’opter pour l’exil vers le Kaarta, ils choisirent plutôt d’engager la guerre
sainte au Fuuta Tooro qu’ils qualifiaient de leydi juulbe (« terre d’islam »)
afin de le libérer de la présence des Heefeereebe (kafir) et de ses alliés
infidèles.
Dans tous ces mouvements politico-religieux de l’époque, la lutte contre la
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présence de « l’infidèle » semblait plus préoccuper provisoirement les
populations et leurs dirigeants. Pour y parvenir, toutes les combinaisons dans
les alliances confrériques étaient possibles entre dirigeants religieux. C’est
pourquoi les troupes de Aamadu Maadiyu entre 1860 et 1870, puis celles de
Sammba Jaadana entre 1889 et 1890, étaient composées de soldats appar-
tenant indifféremment aux deux turuq (laabi).

La chute de Nyooro et le retour des Fergankoobe au Fuuta Tooro


(1891-début du XIX e siècle)

La campagne de conquête coloniale du Soudan et de destruction de


l’Empire umarien dirigé par Aamadu Laamdo Juulbe entreprise par la France
aboutit à l’occupation des deux centres politiques de l’État de Jihad : Segu le
10 avril 1890, puis Nyooro le 1er février 1891.
Avant de quitter Segu qu’il venait d’occuper pour poursuivre sa marche
vers Nyooro qui était son prochain objectif militaire, le colonel Archinard,
commandant supérieur du Soudan, prit des décisions administratives qui
accentuèrent le démembrement de l’État umarien. La première fut le rétablis-
sement du royaume bamana de Segu et la restitution de sa direction au Faama
Mari Jara. Cette politique de « restitution » aux dynasties autochtones

36. Disciple de Shaykh Sidiya Al Kebir, il séjourna dans la zawiya de celui-ci à la fin de la
décennie 1850 et au début de celle de 1860. Il soutint son condisciple Mohamed al-Habib
Wul-Mokhtar Sidi, le protégé du shaykh, contre Sidi Eli Wul Ahmedu pendant la crise de
succession au Brakna entre 1850-1860 (Sall, op. cit., p. 132-133).
37. Aliou Dioum, Amadou Madiyu du Fouta, 1860-1875, mémoire de maîtrise, département
d’histoire, Université de Dakar, 1973-1974.
38. Sall, op. cit., p. 191-192.
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 381

légitimes qui avaient été chassées de leurs trônes par al-Hajji Umar fut
appliquée systématiquement dans un premier temps afin d’amener les
populations autochtones à assimiler la conquête française à une campagne de
solidarité en faveur de la libération de leur pays contre l’hégémonie fuuta
tooranke. Cette mesure fut accompagnée, dès la chute de Segu, par des
mesures d’expulsion des Fergankoobe vers leur pays d’origine entre 1891 et
1894, après qu’on eut confisqué leurs biens considérés comme acquis illéga-
lement sur les populations autochtones39. Mais tous n’eurent pas cette chance
d’être expulsés. L’armée coloniale française procéda à plusieurs centaines
d’exécutions capitales, notamment à Segu et à Kaay. Dans cette dernière
localité, Archinard parle des nombreux cadavres flottant dans le fleuve rougi
par le sang des « Toucouleurs ». Pour décourager les rescapés qui voulaient
rester, le commandement militaire français précisa qu’« après le départ de la
colonne française, les Bambaras pourront s’attaquer à tout Toucouleur
rencontré dans le pays40 ». Cette décision donna l’occasion de pratiquer une
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véritable chasse aux Fergankoobe.
Évidemment, ces représailles suscitèrent de vives émotions et des élans de
solidarité ethnique, et surtout religieuse, au sein d’autres populations appar-
tenant à la Tijâniyya. Des grèves éclatèrent même au Sénégal et dans les
chantiers de la ligne de chemin de fer Dakar-Niger en construction.
L’agitation anti-française se développa surtout dans la vallée du Sénégal où
l’appel à la guerre sainte lancé par Laamdo Juulbe trouva un écho favorable
dans le pays wolof et au Fuuta Tooro. Mais toutes ces convulsions politico-
religieuses furent sans effet sur la progression de la conquête militaire de
Archinard qui occupa Nyooro le 1er février 1891. La chute de cette ville fut
une étape capitale dans le processus de fin du règne de Aamadu Sayku et de
la disparition de l’État de Jihad umarien. Aamadu, pourchassé par l’armée
coloniale, partit en exil au Sokoto, son pays maternel, où il mourut en
décembre 1897.
Plusieurs chefs de l’armée de jihad réussirent à échapper à l’encerclement
des troupes coloniales et à organiser, à partir de 1891, un important mou-
vement de retour des Fergankoobe, particulièrement vers la moyenne vallée
du Sénégal41. Mais ces maigres convois étaient bien loin des 40 000
personnes qui avaient suivi le shaykh et dont parlait le capitaine Mage.

39. CARAN, 200MI 932 / ANS 13G 191 : Bakel, le 19 avril 1891, pièce 48, Rapport
politique, cercle de Bakel.
40. ANS, 13G 8, pièce 195.
41. En janvier 1891 une colonne conduite par d’anciens chefs de l’armée de Laamdo Juulbe,
dont le Kalajjo Bookar Baydi Jah (il s’était distingué dans les combats contre les troupes
de Archinard pendant la conquête de Nyooro) et Sammba Nguma (Hebbiyaabe) entama
un mouvement pour le retour des Fergankoobe vers le Fuuta Tooro. Cette colonne,
renforcée par l’ancien Burba Jolof Alburi Njaay et ses hommes fut attaquée dans le
382 LA TIJÂNIYYA

Leur réintégration ne se fit pas sans quelques difficultés à cause de la


politique coloniale qui chercha à punir tous ceux qui avaient rejoint le
mouvement umarien. Sur ordre du gouverneur de la colonie du Sénégal, de
Lamothe, les biens des émigrants furent confisqués, leurs terrains de culture
déclarés bayti (biens publics) et distribués par les soins des chefs de province
et de canton aux alliés de la puissance coloniale42. De toutes les façons, ces
sanctions étaient difficilement applicables dans un pays où les terres sont des
propriétés lignagères. La propriété privée n’existant pas, toute opération de
confiscation de terrains de culture conduisait inévitablement l’administration
coloniale à aliéner un patrimoine collectif en lésant l’autre partie qui ne
tombait pas sous le coup de sa sanction politique. Elle ignora toutes ces
traditions dans le seul but de faire des exemples.
Contrairement à ce que les administrateurs de cercle faisaient souvent
croire dans leurs rapports (mensuels, trimestriels, semestriels et annuels), les
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Fergankoobe réintégrèrent leurs familles d’origine sans problème, car il n’y
avait pas eu de rupture entre ceux qui étaient partis et ceux qui étaient restés43.
Il n’existait pas de contentieux entre les membres des familles, mais entre la
population de plus en plus influencée par les Kaartankoobe (même si elle
n’osait l’exprimer) et l’administration coloniale elle-même. C’est pourquoi
leurs membres faisaient l’objet d’une surveillance permanente, même si certains
d’entre eux entretenaient des rapports de confiance avec cette administration44.
L’application de cette mesure obligea conséquemment nombre d’entre les
expulsés à s’installer dans d’autres provinces du Fuuta qui n’étaient pas leurs
provinces d’origine, à l’intérieur du Sénégal et de la Mauritanie, colonies au

Gidimaxa et dans le Damnga par une colonne française commandée par le sous-
lieutenant Keller appuyée par une troupe des partisans sooninko commandée par
l’interprète en chef du poste de Bakkel, Aali Jaaye Kamara (et futur chef de province du
Gidimaxa), et celle des Deeniyankoobe conduite par Siree Diiye Bah et Aali Sammba
Joom Bah. La colonne des Fergankoobe réussit malgré tout à rejoindre la moyenne
vallée avec un fort contingent de rescapés originaires pour la plupart du territoire des
Halaybe et du diwal du Tooro, après que 561 hommes, femmes et enfants eurent été faits
prisonniers au Gidimaxa par la troupe française conduite par Keller (CARAN, 200 MI
932. ANS 13G 191, Rapport politique, cercle de Bakel, 13 avril 1891).
En mars 1893, un autre convoi comprenant « 5 000 personnes, femmes, enfants,
vieillards et 50 hommes valides à peine » se présenta à Dembakane, à la frontière entre le
Sénégal et le Soudan (ANS. 1G 331. Maurice Coup, Monographie, cercle du Gorgol,
1908).
42. Maurice Coup, op. cit.
43. Voir note 38.
44. A ce propos, voir notre article sur Ceerno Aamadu Moktaar Saako. Celui-ci, bien que
propagandiste actif de la Tijâniyya, avait toujours bénéficié de la confiance de l’admi-
nistration coloniale mauritanienne. Ibrahima Abou Sall : « Cerno Amadu Mukthar Sakho,
qadi supérieur de Boghé (1905-1934). Futa-Toro », in David Robinson et Jean-Louis
Triaud (éd.), Le temps des marabouts. Itinéraires et stratégies islamiques en Afrique
occidentale française. v. 1880-1960, Paris, Karthala, 1997, p. 221-247.
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 383

sein desquelles étaient répartis désormais les territoires de ce pays. D’autres


s’installèrent dans les pays wolof voisins. D’autres préférèrent se fixer dans le
Haut-Sénégal en pays sooninko, au Xaaso et au Bunndu, ou encore plus loin
en Haute-Gambie et au Fuuta Jalon.
Cette répartition géographique des Fergankoobe sur l’ensemble du
territoire fuuta tooranke et dans les autres pays de la sous-région eut des
conséquences positives pour la diffusion de la Tijâniyya. Leur arrivée
donnera à la Tijâniyya une importance démographique qui favorisera une
consolidation de cette voie et sa diffusion dans ce pays. La composition
sociologique de la communauté des Fergankoobe rapatriée était relativement
différente de celle qui avait rejoint al-Hajji Umar, puis Laamdo Juulbe, entre
1846 et la première moitié de la décennie 1880. Au sein des populations
rapatriées on trouvait deux catégories d’individus :
− la première se composait de groupes qui était venus, quelques années et
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mêmes quelques décennies auparavant, directement du Fuuta Tooro. Une
longue et riche expérience du jihad avait fini par faire de ces émigrés de
véritables militants religieux ;
− la seconde catégorie était composée d’une génération issue de la première.
Née dans l’environnement idéologique et culturel du jihad, ses membres
voyaient pour la première fois la patrie de leurs parents.
Dans tous les cas, les individus des deux catégories étaient nourris de
l’idéologie umarienne. Dans les colonnes de rapatriement vers la moyenne
vallée du Sénégal, on trouvait plusieurs lettrés de l’État de Jihad. Ces cadres
religieux rapatriés allaient redynamiser les structures religieuses déjà mises en
place au cours des campagnes de recrutement des décennies précédentes.
Tout ce monde formait le noyau dur d’une confrérie qui allait saisir toutes les
occasions pour conquérir les adhésions des populations des pays de la vallée
du Sénégal et ailleurs.
La présence de cadres religieux de la Tijâniyya qui allaient investir les
dude, la dispersion à travers tout le pays des Fergankoobe pour constituer un
« maillage confrérique », les solidarités interfamiliales constituaient les bases
d’une nouvelle diffusion de la Tijâniyya et de son enracinement au sein de la
société fuutanke.

L’époque de l’administration coloniale française

La conquête coloniale du Fuuta Tooro s’est échelonnée entre 1858 et 1891


(traités du 18 juin 1858 et du 16 mai 1891 par lesquels les diwe du Dimat, à
384 LA TIJÂNIYYA

l’ouest, et du Boosoya, au centre, furent annexées respectivement à la colonie


du Sénégal). Les structures de cette administration coloniale étaient mises en
place au fur et à mesure de l’occupation militaire des territoires. Le pays fut
divisé en cercles comprenant des unités administratives appelées subdivisions
ou résidences. L’administration du cercle comprenait différents services dont
la justice, les impôts, l’enseignement, la santé45, etc.
Au sein de cette administration était placée une administration indigène
auxiliaire. C’était un puzzle de chefferies regroupant d’anciennes unités
provinciales dont l’intégrité était préservée dans l’intérêt des anciens chefs
alliés des Français et de nombreux petits cantons issus du démembrement des
provinces dont le maintien était considéré peu favorable à la paix française.
Cette administration auxiliaire fut un cadre de luttes d’influence entre les
tenants des deux voies Qadiriyya et Tijâniyya.
Face à ce système colonial, existait celui de la société fuutanke de plus en
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plus régie par des règles normatives fondées sur une « culture Tijâniyya »
dominatrice importée par les Fergankoobe.

Les cadres de la Tijâniyya au sein de l’administration coloniale française

On les retrouvait essentiellement dans l’administration judiciaire et dans


les corps de commis indigènes et des interprètes. L’administration leur
permettra d’avoir une position sociale plus confortable dans une société en
mutation. Ils profiteront de cette position administrative pour user de leurs
influences religieuses.
C’est au sein de l’appareil judiciaire que la Tijâniyya trouva son meilleur
cadre d’expression. De 1898 à 196046, le personnel indigène de cette
institution passa sous le contrôle des qadi et des assesseurs issus du fergo ou

45. Ibrahima Abou Sall, Mauritanie. Conquête et organisation administrative des territoires
du Sud (Gidimaxa, Fuuta Tooro et Waalo Barak) : rôle des aristocraties politiques et
religieuses (1890-1945), thèse de doctorat en histoire, Université Paris VII-Denis Diderot
(1 376 p.), p. 213-290 ; 337-424.
Rappelons que, par l’arrêté du 10 avril 1904 et par le décret du 25 février 1905, les
territoires du Fuuta Tooro furent éclatés en deux. La rive droite fut annexée à la nouvelle
colonie de Mauritanie tandis que la rive gauche restait rattachée à la colonie du Sénégal.
46. La tradition de faire appel à des qadi fuutankoobe remonte au premier gouvernorat de
Faidherbe qui institua le premier tribunal musulman à Saint-Louis. Au Fuuta, pendant la
dernière phase de la conquête (1890-1891), des qadi accompagnèrent la colonne d’occu-
pation pour juger les affaires qui se présentaient en route. Parmi les premiers, on peut citer
Ceerno Yero Baal et Ceerno Tillere de Ngijilon désignés en juin 1891 par le commandant
du cercle de Kayhaydi « pour faire suivant la loi musulmane toutes les affaires qui lui (le
contingent) étaient présentées pendant la route » (ANS. cercle de Kaédi et dépendances.
Kaédi, 1er juillet 1891, Rapport mensuel, juin). Mais, c’est seulement à partir de 1898 que
le principe de désignation des qadi par l’autorité française a été appliqué en AOF.
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 385

qui étaient des disciples de marabouts issus de cette communauté, ou encore


de la zawiya des Idawali du Trarza. Pour consolider cette domination et la
perpétuer, ces marabouts qadi favorisèrent, au sein de cette fonction, la mise
en place d’un système de monopoles de groupes lignagers et confrériques en
orientant les choix de leurs successeurs, soit sur leurs propres fils ou d’autres
membres de leurs familles, soit sur leurs disciples. Les « familles dynastiques
administratives » formées dans ce corps les plus couramment citées sont
celles des Sih de Teekaan (Dimat), des Saako de Bogge (Halaybe), des Bah
de Kayhaydi-Hoorefonde (Boosoya).
Contrairement au corps de la justice, la Tijâniyya ne réussira jamais à
monopoliser le commandement administratif indigène (chefferie de province
et de canton). En dehors de la famille Ceerno Bookar Bah de Kayhaydi-
Hoorefonde47, le reste était dirigé par des chefs appartenant à la Qadiriyya48,
confrérie à laquelle ceux-ci n’acceptèrent jamais de renoncer, malgré des
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pressions permanentes entretenues par les relations interfamiliales et par la
force du nombre de la tarîqa rivale qui les submergeait au fil du temps.
Les mariages interlignagers jouèrent aussi un rôle important dans les
adhésions à la Tijâniyya. Il arrivait que les familles tijânî obtiennent des
prétendants leur conversion avant de leur donner leurs femmes en mariage.
Mais cette politique d’échanges « femmes contre conversion » ne réussissait
pas toujours. C’est ce qui a favorisé d’ailleurs cette situation de paradoxe
observable au sein des familles issues de la chefferie de canton, partagées
aujourd’hui entre les deux voies. Cependant, quelles que soient les luttes
d’influence sournoises que chacune des deux turuq menait contre l’autre,
celles-ci ne sont jamais placées au-dessus des intérêts des familles qui
appartenaient toutes aux mêmes groupes lignagers dont la complexité restait
difficilement compréhensible pour l’observateur étranger non averti.
Mais c’est surtout au sein des dude que la Tijâniyya acquit ses plus
importants succès. Certes, l’adhésion de la base était importante, mais pour
bénéficier d’un crédit encore plus important au sein d’une société à statuts, il
lui fallait obtenir les adhésions du haut formé par les grandes familles
(galleeji mawdi) et les religieux.

47. Les deux frères Mammadu Aamadu et Bokar Aamadu Bah furent nommés respecti-
vement chef de canton de Magaama et de Kayhaydi à partir de 1942.
48. Abdul Salaam Kan du canton de Kanel, Les Wan de Mbummba, Abdullaay Kan
(Yirlaabe et Hebbiyaabe, rive gauche), Elimaan Abu Kan (Tooro), Yaaya Kan (Yirlaabe),
Njaay Aliw Kan (Dimat), etc.
386 LA TIJÂNIYYA

Les dude, foyers de diffusion du laawol Sayku Tijânî

Probablement grâce au voisinage et aux influences des Zwaya bidan49,


l’enseignement religieux reste un des aspects de la pratique musulmane qui
s’enracinèrent le plus fortement dans la société fuutanke50. Les dude furent,
par excellence, les centres de diffusion de l’idéologie du pouvoir socio-
politique dominant. Depuis la révolution des Seeremmbe, le religieux et le
politique se confondent dans l’entreprise de contrôle de la conscience
collective des populations. C’est pourquoi la première entreprise de la classe
intellectuelle de la Tijâniyya vaincue par le colonisateur français fut d’investir
les centres d’enseignement religieux pour en faire leurs instruments de
diffusion.
On reconnaît en plus aujourd’hui que, depuis la chute de Nyooro (pusngo
Nyooro), les dude ont joué le rôle primordial dans la formation des cadres
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destinés à jouer le rôle de propagateurs de la confrérie. A partir du début du
XXe siècle, le pays connaît, jusque vers la fin des années 1970, une intense
fébrilité culturelle islamique, ceci à la faveur d’un environnement socio-
politique plus stable donc plus propice aux études. La disparition de
l’insécurité instaurée dans un état endémique pendant près de deux siècles par
les pillages perpétrés par des tribus bidan et haratin permit une plus grande
facilité de circulation des personnes entre les deux rives du Sénégal. Cela
facilita en conséquence une plus libre circulation des étudiants, et aussi des
échanges de connaissances religieuses entre les différents centres d’ensei-
gnement religieux. Le nombre des dude augmenta. Certains furent créés dans
les nouveaux centres administratifs coloniaux qui abritaient les chefs-lieux de
cercle et de résidence situés généralement aux carrefours des axes de circu-
lation commerciale, les chefs-lieux de province et de canton situés dans les
périphéries de ces centres. Les villes comme Podoor, Salnde, Maatam, Kanel
sur la rive gauche (colonie du Sénégal), Bogge, Kayhaydi, Magaama sur la
rive droite (colonie de la Mauritanie), où siégeaient des tribunaux de cercle ou
de résidence musulmans, vont abriter de nouveaux dude. Ces centres

49. La multiplication des dude créés par des Moodi Sahel qui retournaient au pays à la fin de
leurs longues études islamiques, la sécheresse, la perte du crédit intellectuel des Zwaya
bidan et aussi du crédit moral de la société bidan sont les causes principales énumérées
par nos différents informateurs pour expliquer la désertion, au fil des générations, des
Zwaya bidan par les sandaaji (étudiants) du Fuuta. Entretien avec Ceerno Muusa Njaay,
maître d’une école coranique à Dagana (Sénégal), Ceerno Njaay et Benjamin Soares.
Les Lilas (France), 9 mai 1999.
50. Oumar Bah, Le rôle des écoles islamiques dans le développement de la culture arabo-
islamique dans le bassin du fleuve Sénégal, thèse de doctorat de 3e cycle, Paris IV-
Sorbonne, 1986.
L’école la plus anciennement connue est celle de Tulde Dimat (Hirnaage Fuuta), près de
Rkiz, en Mauritanie.
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 387

d’enseignement furent créés pour la plupart par les qadi de ces tribunaux
coloniaux. Ces dude implantés dans les centres administratifs s’ajoutèrent aux
plus anciens situés à Ganngel, Magaama, Daw, Doolol, Bokki Jawe, Cilon,
Ngijilon, Galoya, Mbummba, Haayre-Laaw, Teekaan, Fanay, etc.
En 1943, les dude appartenant à des enseignants de la Qadiriyya se
trouvaient à Ganngel, Daw, Doolol, Magaama. Les statistiques disponibles
sont très fragmentaires pour permettre de saisir la réalité de l’évolution de la
Tijâniyya. Toutefois, celles disponibles, par exemple en 1909, dans le cercle
du Gorgol en Mauritanie (correspondant aux parties septentrionales des
provinces du Boosoya, Ngenaar et Damnga) montrent une nette prédo-
minance de la Tijâniyya. En effet, sur quarante écoles recensées à cette date,
trente-quatre étaient détenues par des marabouts affiliés à cette tarîqa51.
Toutes les opportunités furent mises à contribution par le prosélytisme
tijan pour son extension dans l’espace fuutanke et dans les pays limitrophes.
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D’abord, les dude furent investis progressivement pour être contrôlés par des
maîtres disciples de la tarîqa. On mit même à contribution les relations de
parenté et d’amitié pour convertir certains grands érudits afin que leurs
adhésions influencent leur entourage. Parmi les religieux qadiri remarquables
par leur érudition et qui finirent par adhérer, on cite l’exemple de Ceerno
Hammee Baaba Talla de Cilon52 dont la réputation s’étendait au-delà du
Fuuta Tooro, dans les pays wolof, sooninko et xaasonke. De son école devenue
un des grands dude entre les années 1920 et 1930, sortirent les fondateurs
d’autres grands centres d’enseignements comme Ceerno Mammadu Bookar
Kan (Kayhaydi-Boosoya), Ceerno Abdarahmaani Sal (Boynaaji), Ceerno
Alfaa Ibrahiima Wan (Kanel-Damnga), Ceerno Mamma Aaw (Ceelaw-
Dimat), Al Hajji Mammadu Saydu Bah (Madiina Gunassiyel-Fuladu53).
Dans le cadre de cet enseignement, le dudal Ceerno Aamadu Moktaar
Saako devint, entre 1906 et 1934, un des passages obligés pour les étudiants
qui se spécialisaient dans le fiqh (droit musulman). Parmi ceux qui fréquen-
tèrent son école, on peut citer Ceerno Aamadu Muntaga, puis son fils Ceerno
Muntaga Taal, al-Hajji Aamadu Tijaani Woon (Kayhaydi), al-Hajji Saydu

51. ANS ; 2 G 23/94 (CARAN, 200 MI 2620), Statistiques enseignement musulman


Mauritanie, 1923.
Ibrahima Abou Sall, Mauritanie. Conquête et organisation administrative des territoires
du Sud (Gidimaxa, Fuuta Tooro et Waalo Barak) : rôle des aristocraties politiques et
religieuses (1890-1945), op. cit., tableaux 35, 36, 37, p. 1025, 1026 et 1027, tome 3.
52. Al-Hajji Maalik Sih et Sharif Mohamed El Moktar de Kaay (Soudan français) réussirent
à convertir cet ami qui leur était proche. Cette information nous a été communiquée par
Aamadu Umar Jah qui l’a eue lui-même de Ceerno Aamadu Lamin Talla, le fils cadet de
Ceerno Hammee Baaba Talla Cilon, 16 septembre 1996. Cassette audio.
53. A propos de ce dernier, voir Daouda Sow, Contribution à l’étude de l’Islam en Afrique.
La communauté Tijânî de Madina Gunass, mémoire de maîtrise, département d’histoire,
Faculté des lettres et sciences humaines, Université de Nouakchott, 1986, 121 p.
388 LA TIJÂNIYYA

Nuuru Taal (Tiwaawoon/Tivaouane, puis Dakar), al-Hajji Abdul Aziz Sih


(Tiwaawoon), Ceerno Njaay Bah (Baabaabe), al-Hajji Mammadu Jeyni Bah
(Haayre Laaw). Tous ces disciples créèrent, par la suite, des centres de
rayonnement de la tarîqa au Fuuta Tooro et dans les pays de la sous-région54.
Plus à l’ouest, au Fuuta occidental et dans la région du Waalo Barak-
Saint-Louis, al-Hajji Maalik Sih et ses disciples du Dimat principalement
réussirent à créer un pôle de rayonnement s’étendant du Tooro jusque dans le
cœur des pays wolof. Ce pôle comprenait, entre 1910 et 1930, deux grands
centres. Saint-Louis à l’ouest occupait une position d’extra-territorialité par
rapport au Fuuta. Maalik Sih y installa un de ses muqqadam, Ceerno Usmaan
Sih de Penndaw. Son dudal accueillait essentiellement des étudiants
originaires du Fuuta occidental (Hirnaage Fuuta) qui repartirent créer, à leur
tour, à la fin de leurs études, d’autres dude dans cette partie du pays. Le centre
oriental regroupait les dude de Teekaan-Fanay-gaaye. Le pôle de Maalik Sih
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avait la particularité de maintenir un double lien spirituel avec les
« Umariens » et avec la zawiya de la famille de Mawlud Vâl, dirigée au début
du siècle par Ahmed Vâl Wul Cheikh Wul Mawlud Vâl.
La plupart de ces centres eurent la particularité de disparaître à la suite des
décès des maîtres fondateurs. Il arrivait aussi que les villages qui avaient joui
du rayonnement de leurs dude tombent en déclin. A chaque époque
correspond une génération de centres qui remplissait sa mission dans la
formation de disciples chargés de diffuser la voie avant de disparaître avec
leurs fondateurs. Il arrivait que leurs descendants ou leurs disciples reprennent
les directions des enseignements pour perpétuer la politique des maîtres55. De
nos jours, les étoiles des dude de Baabaabe (Ceerno Njaay Bah), de Bogge
(Aamadu Moktaar Saako), de Bokki Jawe, de Daara Halaybe, de Haayre
Mbaar (Ceerno Demmba Dieng), de Daara Salaam, Fanay, Teekaan, etc.,
sont éteintes ou ont pâli pour ces diverses raisons. Les dude de Kayhaydi ont
perdu de leur rayonnement au profit de Maatam. Bien souvent, les disciples
choisissaient de s’installer dans leurs villages d’origine ou à l’extérieur du
Fuuta Tooro dans des espaces considérés encore vierges de l’influence de la
Tijâniyya pour y diffuser les enseignements du laawol Sayku Tijânî 56.

54. Ibrahima Abou Sall, « Cerno Amadu Mukthar Sakho, qadi supérieur de Boghé (1905-
1934). Futa-Toro », op. cit., p. 221-247.
55. Celui de Ceerno Hammee Baaba Talla à Cilon survit grâce à sa descendance et à ses
disciples qui y enseignent. Aamadu Umar Jah y a interviewé le 16 septembre 1996 des
almubbe et des sandaaji venus du Fuuta Tooro (Laaw, Dimat) et de la Haute-Casamance.
56. Daouda Soh montre bien dans sa monographie sur al-Hajji Mammadu Saydu Bah tout ce
réseau de relations entre maîtres et disciples qui s’expatrient en Gambie, en Guinée-
Bissau et au Sénégal (Haute-Casamance et Petite côte) où ils fondèrent des villages
devenus par la suite des centres d’enseignement et de diffusion de la Tijâniyya.
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 389

Les adhésions collectives

Les rapatriements des Fergankoobe et les adhésions par cooptation au sein


des familles ont contribué aussi à faire de la Tijâniyya la tarîqa dominante au
Fuuta Tooro. Cette méthode fut souvent employée par des marabouts
influents comme al-Hajji Saydu Nuuru Taal ou al-Hajji Mammadu Saydu
Bah de Madiina Gunass qui surent utiliser leur charisme pour organiser à
l’occasion des adhésions collectives qui n’étaient, dans bien des cas, que des
décisions subies57.
Une autre pratique qui renforçait l’exclusivisme et augmentait la pression
sur la population est le « négationnisme » qui rejetait tout lien spirituel et
sentimental avec la période antérieure à l’implantation de la Tijâniyya dans le
pays58. La conséquence majeure de ce « négationnisme » est cette
« amnésie » collective adoptée par les Fuuta Toorankoobe tijânî qui
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préfèrent, dans une interprétation globalisante, ne pas se recueillir sur les
tombes de leurs ancêtres qui étaient des disciples de la Qadiriyya.
La politique de récupération de disciples qadiri pratiquée par la Tijâniyya
d’obédience umarienne s’est ainsi caractérisée par son agressivité et son
intolérance. Elle eut l’avantage de s’inscrire dans un environnement socio-
culturel au sein duquel la liberté de choix de l’individu était mal acceptée par
des traditions communautaires du groupe lignager qui toléraient difficilement
toute singularisation d’une pratique religieuse.
Ceci explique probablement, en partie du moins, l’échec de l’implantation
du Hamallisme dans cette société qui rejette tout ce qui n’est pas conforme à
la « Tijâniyya umarienne ». Dans l’inconscient collectif de la base, cette
confrérie finit par être doublement assimilée à une ethnie, les Haal pulaar’en,
et à un pays, le Fuuta Tooro, auxquels appartient celui qu’on considère
comme le principal propagateur du wird, al-Hajji Umar. De cette assimilation
abusive de la trilogie – Fuuta Tooro (leydi-patrie), Haal pulaar’en (lenyol-
nation) et Tijâniyya (laawol-voie) – est né ce que d’aucuns appellent le
« nationalisme religieux fuuta tooranke » ou la trilogie des trois « L » (leydi-
lenyol-laawol).

57. Selon notre informateur Abubakri Sih, c’est dans ces circonstances qu’une partie du
village de Penndaw (Département de Dagana) qui n’avait pas encore adhéré à la confrérie
fut convertie en 1940 par Aamadu Muntaga Taal, le père de Ceerno Muntaga. Cette
pratique est encore très courante en Europe, à l’occasion des ziara des marabouts de la
confrérie à la recherche d’une clientèle où se mêlent intérêts confrériques et éco-
nomiques.
58. A propos du débat sur l’interdiction de rendre visite aux wali non tijânî, voir Tabkiyyat
al-Bakkay du Fonds Archinard (B.N.P., M.O., 5697 : ff. 29-42), et aussi la commu-
nication de Saïd Bousbina intitulée « “Faire pleurer le pleureur”. Un épisode de la
polémique entre la Tijâniyya et la Qadiriyya vu à travers la Tabkiyyat al-Bakkay de
Yirkoy Talfi ».
390 LA TIJÂNIYYA

Les enjeux actuels

On peut dire que les objectifs de la Tijâniyya au Fuuta Tooro sont


largement atteints aujourd’hui puisque l’écrasante majorité de la population
adhère à cette voie. Déjà en 1943, d’après le rapport de politique annuel de
Mauritanie, la confrérie représentait chez « les populations toucouleur et
saracollais de la rive droite du fleuve, 80 % au Gorgol, au Brakna la majeure
partie de la subdivision de Boghé et au Guidimaka la quasi-totalité des
groupes noirs59 (...) ». La situation était sans aucun doute identique sur la rive
gauche. Le dynamisme des Seeremmbe a réussi à rallier probablement à la
cause de la tarîqa une large partie de la portion qui restait en 1943. Bien que
encore présente, particulièrement au sein de l’aristocratie traditionnelle, la
petite communauté de fidèles de la Qadiriyya préfère continuer à vivre ses
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convictions dans la discrétion plutôt que d’entrer dans le jeu d’une
compétition marquée dans laquelle, d’ailleurs, elle a peu de chances d’obtenir
un succès.
De nos jours, les enjeux se sont déplacés ailleurs dans les autres régions du
monde en Afrique, en Europe, en Amérique du Nord, en Asie (Moyen-Orient
et Extrême-Orient) où les Fuuta Toorankoobe émigrent pour des raisons
économiques. Certains y pratiquent un prosélytisme dynamique en mettant en
place des structures d’expression et de diffusion de la tarîqa. Les propos
suivants traduisent bien de tels objectifs : « En Afrique, les Français avaient
utilisé tous les moyens pour détruire l’œuvre de Shaykh Umar al-Futiyu. Ils
ont lamentablement échoué puisque nous sommes aujourd’hui dans leur
propre pays avec pour mission de diffuser cette même tariqa qu’ils avaient
cherché à détruire. Et nous y réussirons60. »
A l’instar des marabouts bidan de la tarîqa qadiri qui organisaient des
ziara jusqu’à il y a encore quelques années chez leurs disciples pour recueillir
des biens matériels, en contrepartie de bénédictions susceptibles d’absoudre
les péchés et garantir l’accès au Paradis, des maîtres haal pulaar’en ou wolof
auréolés de noms prestigieux de la Tijâniyya ouest-africaine sillonnent ces
pays de l’immigration pour rendre visite aux disciples de leurs ancêtres
fuutankoobe. Certes, ces ziara participent à la cohésion des groupes de fidèles
et à la diffusion de la Tijâniyya. Cependant, pour beaucoup parmi ces
seeremmbe, la religion est devenue une « source de profits » (nyaamirde61)

59. CARAN 200 MI 1845. 2 G 43/17, Rapport politique annuel, Mauritanie, 1943.
60. Propos d’un des dirigeants de l’« Association des Amis de la descendance de Al Hajji
Umar Taal en France », à l’occasion d’un meeting tenu le 16 mars 1996 au Foyer de la
Porte de Clichy, dans le 17e arrondissement, à Paris.
61. En pulaar, le verbe nyaamde : « manger, s’enrichir matériellement ». Ce concept est
utilisé dans ce cas précis pour montrer que l’islam ne peut être une activité exclusivement
LA DIFFUSION DE LA TIJÂNIYYA AU FUUTA TOORO 391

que chaque branche d’une « dynastie religieuse » cherche à préserver au


détriment de l’unité de la tarîqa. Cette préoccupation devenue principale fait
perdre aujourd’hui à la Tijâniyya fuutanke son dynamisme intellectuel pour la
figer dans son passé glorieux dans lequel chaque « dynastie » a découpé un
morceau de légitimation.

Conclusion

La diffusion de la Tijâniyya au Fuuta Tooro a connu deux principales


phases. Une phase pionnière au cours de laquelle le rôle de ce pays a consisté
à fournir essentiellement des contingents de disciples et de militaires destinés
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à renforcer l’État du Jihad. Le Fuuta n’avait d’intérêt pour celui-ci que dans
la mesure où ce pays était, à l’époque, le seul sur lequel al-Hajji Umar et son
successeur, Laamdo Juulbe, pouvaient réellement compter pour atteindre
leurs objectifs religieux et politiques. Les données changèrent après la
destruction de leur empire. En l’absence de la direction de l’État de Jihad qui
n’a pas voulu retourner au pays d’origine62, de nouvelles forces dynamiques
qui étaient à la périphérie du pouvoir vont gérer, à partir de l’intérieur du
Fuuta Tooro, une nouvelle campagne de diffusion plus importante en
s’appuyant sur deux facteurs : les dude et l’administration coloniale de cette
même puissance qui avait détruit leur État-Jihad. En imposant son hégémonie
au Fuuta Tooro au détriment de la Qadiriyya, elle parvint à réaliser une
nouvelle unité confrérique.
La génération des Fergankoobe a disparu au cours de la décennie 1960-
1970, après avoir rempli sa mission dans ce pays. De ce pays, il ne reste plus
que des relations affectives du fait qu’il est le pays d’origine de al-Hajji Umar
Taal, Aamadu Maadiyu Bah, Maba Jaxu Bah, al-Hajji Maalik Sih, al-Hajji
Mammadu Saydu Bah, etc., et des milliers de Fergankoobe anonymes qui
œuvrèrent à sa diffusion en Afrique de l’Ouest.

spirituelle qui consacre la soumission du fidèle à Allah. La religion peut aussi donner à
son homme de la nourriture (richesse) matérielle grâce à la « générosité » du fidèle (en
échange de la Bénédiction et de la Grâce, duwaawu e barke), du disciple (en échange du
Savoir et de la Bénédiction, ganndal e duwaawu).
62. Après la prise de Banjagara par les Français le 23 avril 1893, des proches de Laamdo
Juulbe conseillèrent à ce dernier de s’exiler au Fuuta Tooro. Fuuta in metti laamaade.
Fuutankoobe fof ko bibbe baaba (« Il est difficile de diriger le Fuuta. Les Fuutankoobe se
comportent tous entre eux comme des frères germains »), Dakar, 2 avril 1994. Mayram
Ceerno Aamadu Moktaar Saako dite Neene Selli, née en 1909.
392 LA TIJÂNIYYA

Par ses disciples fuutankoobe et autres63 qui émigrent de plus en plus en


Afrique centrale et australe, et dans les pays de l’hémisphère Nord, la
Tijâniyya sort peu à peu de son cadre géographique traditionnel pour
s’installer partout dans le monde. Son influence commence à atteindre
quelques milieux de la diaspora afro-caribéenne et africaine-américaine,
même s’il est encore difficile de mesurer l’importance de celle-ci dans ces
régions. En attendant, on ne peut mesurer l’expansion et le poids démo-
graphique de la Tijâniyya dans le reste du monde que par l’importance
migratoire de ses disciples originaires des régions où elle avait réellement
acquis ses droits de cité.
© Karthala | Téléchargé le 15/03/2021 sur www.cairn.info par MOUHAMADOU BAMBA DRAME (IP: 196.75.151.139)

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63. Des disciples de la Tijâniyya appartenant à d’autres ethnies de l’Afrique de l’Ouest


(Wolof, Sooninko, Bidan, Malinke, Hawsa principalement) contribuent aussi à la
diffusion de cette tariqa.

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