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Anne Guibert-Lassalle
Dans Études 2006/7 (Tome 405) , pages 45 à 55
Éditions S.E.R.
ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.051.0045
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D
epuis 1998, les sans-domicile-fixe (SDF) bénéfi-
cient de tous les droits civiques, et la domiciliation
virtuelle auprès d’un organisme d’accueil permet
l’inscription sur les listes électorales. En France, 75 % des
sans-abri ont souscrit une telle domiciliation. Ils sont rares,
pourtant, à participer aux consultations électorales. En théo-
rie, les démocraties n’établissent pas de différence entre les
citoyens en fonction de leur prospérité. En pratique, la pau-
vreté et le recours à un système d’assistance semblent interdire
à ceux qu’ils frappent de se sentir sujets de la vie politique.
La définition juridique de la nationalité – un lien juridique
qui rattache une personne physique à un Etat déterminé – ne
rend pas compte du nécessaire sentiment d’appartenance
qui doit l’accompagner pour que ce lien soit opérant. Mais
l’absence de logement est-elle toujours synonyme de perte
totale de lien social ?
Face à une population démunie en constante progres-
sion, cette question revêt une importance particulière. Les
termes de « sans-domicile-fixe », « sans-logis », « sans-abri »,
« mal-logé » reçoivent des définitions différentes selon les
Auteur-illustrateur
anne.guibert-lassalle@wanadoo.fr
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mentation régulière des
lien à la société. Patrick Declerck, ethnologue et psychiatre, volumes.
résume de manière lapidaire les règles qui prévalent dans cet
univers : « Le fantasme y est roi 2. » Cette formule pourrait 2. Les Naufragés, Plon,
2001.
s’appliquer tout aussi bien à notre perception des clochards.
46
des hommes privilégiés. Le théâtre, tout particulièrement, a
hébergé de grandes figures de clochard. Le SDF joue alors le
même rôle symbolique affecté d’ordinaire au fou et à l’artiste,
auxquels il emprunte d’ailleurs bien des traits physiques et
psychologiques. Il est tentant de rapprocher ainsi le roi Lear,
dont l’errance doit autant à la dépossession qu’à la démence,
de Don Quichotte. Ils sont l’anormal qui ridiculise la norme.
Rappelons que ce sont des personnages de SDF qui ont fait la
5. Le Gardien (1959), célébrité de Harold Pinter 5 ou de Samuel Beckett 6. En litté-
Gallimard, 1967.
rature, le regard porté sur les vagabonds n’est pas seulement
6. En attendant Godot l’expression d’une révolte, il peut être euphorique. Les trois
(1953), éd. de Minuit,
1990.
clochards de Jacques Perret, drôles, indépendants et cultivés,
favorisent autour d’eux l’émergence d’une société solidaire
7. Les Biffins de Gonesse, et heureuse 7.
Gallimard, 1961.
La contagion n’a pas épargné la littérature pour la jeu-
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nesse, où l’évocation du sans-logis inspire plus d’envie que
de pitié. Astrid Lindgren, née en Suède en 1907, est une des
premières à proposer aux enfants un tel modèle. Son jeune
héros, qui vient de s’échapper d’un orphelinat et décide de
suivre un SDF compatissant, s’émerveille de son nouveau
mode de vie : « D’un seul coup, Rasmus saisit ce que voulait
dire “être un vagabond”. Ebloui, il réalisa que, dans sa nou-
velle vie, on pouvait faire ce qu’on voulait, c’est-à-dire manger
et se balader n’importe quand et comment. Il était libre,
8. Rasmus et le vagabond, libre comme l’oiseau sur la branche 8. » Bien d’autres auteurs
Nathan, 1978.
depuis ont enrichi ce thème. Michel Piquemal a introduit,
dans L’Etoile de Noël, un clochard généreux qui enchante le
9. Epigones, 1995. quotidien misérable d’un petit garçon 9. Thierry Jonquet a
créé, dans une série à succès, un personnage de SDF-enquê-
10. Lapoigne à la foire du teur, heureux de ne pas travailler et épris de liberté 10.
trône, Nathan, 1997.
Notons, pour clore ce rapide tour d’horizon, que cette
vision n’est pas seulement européenne, puisque Ngo Lieou
a relaté récemment, dans Pérégrinations d’un clochard, les
errances d’un vagabond révolté dans la Chine du début du
11. Gallimard, coll. L’ima- xxe siècle 11.
ginaire, 2005.
Notre manière de penser le sans-logis, nous avait
12. L. Mucchielli, « Clo-
c h a rd s e t s a n s - a br i :
averti le psycho-sociologue Alexandre Vexliard dans ses tra-
a c t u a l i t é d e l ’œ u v r e vaux menés dans les années 1950, dérive toujours de l’une
d’Alexandre Vexliard »,
Revue française de socio-
ou l’autre des deux normes en vigueur dans nos sociétés, le
logie, 1998, t. 1. culte de la liberté ou celui du travail 12. Cette approche exclu-
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sivement morale, qui nous classe en deux catégories selon
que nous exaltons ou condamnons les SDF, mérite peut-être
d’être complétée.
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1925 14. A côté de l’objet principal d’une recherche sur les phé- 14. Y. Grafmeyer, I. Joseph
(présenté par), L’Ecole
nomènes sociaux, l’intérêt pour le vagabond trahit aussi les ten- de Chicago, naissance de
tations d’une quête de soi. Cette préoccupation, très perceptible l’écologie urbaine, Aubier,
1984.
dans ces premiers travaux, est toujours sous-jacente à l’attention
portée aux SDF par de nombreux scientifiques contemporains.
Notons au passage que le sujet a souffert ensuite d’une longue
désaffection. Il n’a été redécouvert que dans les années 1980 aux
Etats-Unis et 1990 en France. Les travaux qui les concernent
aujourd’hui sont essentiellement de nature sociologique ou eth-
nologique. Ils sont rarement exempts d’ambiguïtés.
En effet, le SDF, repoussant et fascinant à la fois, pré-
sente une image dérangeante de nous-mêmes. Semblable à
nous et pourtant si différent, il nous interroge brutalement
sur notre nature commune. Sa misère et son dénuement pro-
voquent en nous un sentiment de responsabilité. Sa margi-
nalité et son traitement des codes sociaux nous empêchent
d’évacuer cette culpabilité par des échanges ordinaires.
Nous sommes alors tentés par différents modes de mise à
distance : l’idéalisation – le clochard est vu comme un héros
de la liberté et de la révolte contre les dysfonctionnements
sociaux ; la victimisation – le SDF subit passivement les abus
d’une société qui le broie ; la réification – le sans-logis devient
un objet désincarné d’étude ou d’assistance ; la médicalisa-
tion – le vagabond apparaît comme atteint de troubles dont
le traitement incombe à des thérapeutes.
48
Nous avons vu que l’idéalisation domine la pré-
sence du SDF en littérature, où elle a engendré de solides
stéréotypes. Le discours politique tombe volontiers dans
la victimisation ou dans la réification, selon une classi-
fication que ne désavouerait sans doute pas Alexandre
Vexliard. Médicalisation et réification sont évidemment
très représentées dans le champ scientifique, mais les
chercheurs basculent à l’occasion vers l’idéalisation ou la
victimisation, au gré de leur sensibilité. A titre d’exem-
ple, Patrick Declerck qui, dans Les Naufragés, fait part de
son malaise à évoquer, lors d’une soirée très mondaine, les
clochards sur lesquels il travaille, est parfois tenté par la
victimisation. Quant à Michel Giraud, dans un moment
d’exaltation face à la recomposition sociale tentée par
de jeunes SDF en foyer, il ne peut s’empêcher de convo-
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quer la référence prestigieuse à l’abbaye de Thélème de
15. Le Jeune SDF. Socio- Rabelais 15.
analyse de la précarité,
L’Harmattan, 2004.
Ces ambiguïtés ne sont pas sans effet sur l’organisa-
tion publique de nos moyens d’assistance. En France, par
exemple, le dossier des sans-logis passe ainsi d’un porte-
feuille ministériel à l’autre. Il se trouve rattaché tantôt à
l’emploi, tantôt au logement, parfois à la santé. Mais, dans
tous les cas, ces démunis sont toujours définis par ce qui
leur manque et non par ce qu’ils sont ! L’action caritative
et l’implication dans les politiques de secours allègent le
sentiment de culpabilité de ceux d’entre nous qui pren-
nent le risque d’une proximité physique et morale avec les
sans-logis. Mais leur identité, en grande part, continue de
nous échapper.
Certains observateurs ont même été jusqu’à esti-
mer que c’est notre regard qui crée l’exclusion. Notre
représentation du SDF serait responsable de sa margina-
lisation. Reprenant en partie des idées de Marcel Mauss
sur la structure du don et de l’échange, Georg Simmel
considérait que le comportement asocial des pauvres était
16. Les Pauvres (1908), imputable à la société 16. Cette dernière les bannissait par
PUF, 1998.
sa politique même d’assistance. Les politiques de secours
seraient une pratique pervertie de l’échange. En imagi-
nant que le vagabond n’a rien à donner, nous l’empêchons
de communiquer et le privons de sa dignité.
49
Le besoin de se raconter
George Herbert Mead nous avait appris que la conscience
individuelle est une conséquence de l’implication de l’in-
dividu dans la société. Les interactions sociales, avec leur
charge symbolique, produisent les représentations du monde
qui habitent l’individu 17. L’exclusion a donc des effets dévas- 17. L’Espr it , le Soi et
la Société (1934), PUF,
tateurs sur la conscience de soi. Les informations de rencon- 1963.
tre collectées ici ont pour but de nous éclairer sur certains
aspects spécifiques du lien social chez les SDF. Elles font res-
sortir, chez les sans-logis, le besoin intense de se raconter,
éventuellement de dire « nous ». Elles permettent aussi de
soupçonner les limites de ces formes de solidarité.
Le sans-logis semble replié sur lui-même. Nous l’ima-
ginons le plus souvent taciturne et farouchement individua-
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liste. Or, bien des indices imposent au contraire le portrait
fréquent du clochard bavard. Des témoignages d’origines très
diverses, émis par des scientifiques, des bénévoles de l’action
caritative ou des travailleurs sociaux, citent le même besoin
de se raconter des gens de la rue. Une fois libérés les premiers
verrous, le flot de paroles devient intarissable.
Les blogs tenus par des SDF, encore rares en France,
sont en nombre croissant aux Etats-Unis, puisque nombre
d’organismes caritatifs mettent ces moyens à leur disposi-
tion. Ces sites sont très disparates dans leur forme et leur
contenu. Ephémères ou scrupuleusement tenus pendant plu-
sieurs années, ils ont un point commun : ils clament l’intense
besoin d’expression personnelle des sans-abri 18. 18. Voir, par exemple,
h t t p : //w w w.t ra n s f e r t .
Sophie Marvaud, écrivain et formatrice 19, anime régu- net/a9497
lièrement en région parisienne des ateliers d’expression au
profit de SDF. Elle témoigne de la permanence d’une forme 19. Contact sur http://
s o phi e .m a r va u d .c h e z .
de lien social chez les personnes qui fréquentent ses séances. tiscali.fr
Ils sont demandeurs d’ateliers d’écriture, qui restaurent leur
image de personnes à part entière, avec un passé et des rêves,
et aussi de personnes membres de la société. Dans les cen-
tres d’accueil de jour, ceux qui rencontrent le plus d’obstacles
à communiquer s’adonnent volontiers à des jeux de société
comme le scrabble, qui leur permettent d’être ensemble mal-
gré une violence qui, pour certains, rend toute discussion
conflictuelle et vite impossible. Elle a remarqué qu’aux yeux
50
des SDF qu’elle rencontre, l’exclu, l’alcoolique, la personna-
lité difficile, c’est toujours l’autre, jamais soi. Comme dans les
blogs américains, l’atelier d’écriture est avant tout l’occasion
de justifier son parcours, d’expliquer ses échecs, de dénoncer
les responsables extérieurs de sa déchéance.
Ces témoignages de non-spécialistes sont confir-
més par les observations systématiques menées par Patrick
Declerck au cours de ses consultations. Le psychiatre souli-
gne l’importance du discours et même du mensonge chez les
clochards. Ils ont recours, explique-t-il, à des mises en scène
complexes dans le but de prouver leur normalité et de se dis-
culper. Le sociologue Michel Giraud remarque également la
loquacité des jeunes SDF qu’il a interrogés. Prisonniers d’une
parole longtemps réprimée, ils semblent particulièrement
20. Le Jeune SDF. Socio- avides de se raconter 20. Il favorise d’ailleurs systématique-
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analyse de la précarité,
L’Harmattan, 2004.
ment cette prise de parole, car il estime que, dirigée conve-
nablement, elle constitue, pour les sans-logis, un travail sur
eux-mêmes indispensable à la réussite de leur réinsertion.
Pour Patrick Declerck aussi, cette emprise du mensonge est
un signe très positif, puisqu’elle confirme le maintien d’une
forme de lien social.
51
répétitif sur la précarité pour faire allusion aux grandes
questions de l’actualité politique nationale. La brièveté
de leurs prises de parole ne permet pas de mesurer leur
degré de connaissance du sujet, mais dénote avant tout un
souci identitaire. De la même façon, certains essaient de
faire référence, sous une forme qui se veut souvent humo-
ristique, à l’histoire de France : tel ce clochard parisien
qui m’invitait dernièrement à prendre place sur un banc
public hâtivement baptisé « Louis chaise ».
Ces allusions, protestataires ou goguenardes, à un
environnement culturel et social commun constituent une
forme d’appel. Elles trahissent le besoin des SDF de créer
du lien avec les autres membres de la société. Un sondage
réalisé à la demande de l’association des Compagnons
d’Emmaüs, fin 2005, révèle que 83 % des SDF souffrent
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de l’attitude de rejet des passants et des commerçants 22 . 22. Le Monde, 14 décem-
bre 2005.
Ils se sentent finalement assez peu différents des person-
nes mieux nanties et aspirent à une pleine intégration.
Contrairement à une idée reçue – encore une –, les clo-
chards sont optimistes et pensent beaucoup à leur ave-
nir, un avenir qu’ils n’envisagent que rarement en marge
de la société. Le sondage effectué par Emmaüs rapporte
ainsi que 82 % d’entre eux sont persuadés qu’ils auront un
logement à eux dans les cinq ans à venir. Cette conviction
est partagée par les jeunes sans-logis suivis par Michel
Giraud. Ils font, à une écrasante majorité, les mêmes pro-
jets au centre desquels on trouve une maison, du travail,
un conjoint et des enfants.
Le sentiment de rejet est si puissant que la plupart
des SDF n’osent pas dire clairement ce « nous » auquel ils
continuent d’aspirer. Timides et marginalisés, beaucoup
tentent de reconstruire un « nous » avec d’autres SDF, en
marge. Si la réussite de ces efforts de rapprochement reste
sujette à caution dans des groupes caractérisés par une
violence extrême, ils attestent un besoin réel de lien com-
munautaire.
Deux autobiographies de clochards, anciennes et
américaines, méritent encore d’être citées aujourd’hui,
dans la mesure où elles apportent un témoignage unique,
porté de l’intérieur, sur la solidarité des communautés SDF :
52
Les Vagabonds du rail de Jack London et Boxcar Bertha
23. (1907), 10/18, 1974 ; de Ben Reitman 23. Tous deux insistaient alors sur la force
1937, 10/18, 1996.
du « nous » et la chaleur de la vie en commun. Même si
ces récits littéraires doivent être relativisés, ils tradui-
saient sans doute un idéal de lien social que l’on retrouve
aujourd’hui chez « Diogènes », une association belge
dirigée par Laurent Demoulin. Diogènes, l’un des rares
organismes à donner la parole aux SDF, citait en 2003 le
témoignage de Nounours : « Quand un nouveau arrive
dans la rue, les gars lui disent “Viens chez nous.” Il y a une
sorte de solidarité… Il y a un code, la loi de la rue. »
Contrairement à une autre idée reçue, les SDF pré-
fèrent à 80 % se rendre dans un centre d’accueil plutôt que
24. Cf. sondage Emmaüs de rester dehors 24 . Ils sont même 70 % à souhaiter l’éta-
de décembre 2005.
blissement de centres de proximité qui leur permettraient
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de retrouver chaque jour les mêmes personnes et de créer
ainsi des liens plus durables.
Michel Giraud note combien les jeunes SDF héber-
gés par une association nommée ALIAS, à Lyon, ont une
propension naturelle à recréer rapidement un « nous »
cohérent : « Entre anciens et nouveaux, ils sont dispersés
un peu partout sur Lyon, ils se repèrent et ils sont en train
de se créer un réseau entre eux. » Cette organisation spon-
tanée ne répond pas seulement à des besoins matériels,
elle fournit aussi une forme d’identité collective, comme
l’exprime un jeune hébergé : « Un jour, on m’a demandé :
“Tu es quoi ?” J’ai répondu : “ Les enfants d’ALIAS.” Pour
moi, tous les gens qui sont passés par là ce sont les enfants
d’ALIAS. » L’appartenance à cette société spontanée est
un objet de fierté pour eux : « Quand ils sont ici, ils défen-
25. Ibid., p. 252-275. dent ALIAS bec et ongles. Ils vantent ALIAS 25 », ajoute le
sociologue. Cette fierté collective, perceptible à ALIAS ou
dans le message de Nounours, est un élément capital pour
le maintien du lien social. Elle nous rappelle combien l’es-
time de soi est indispensable à tout effort de réinsertion.
Michel Giraud, qui inventorie ainsi la puissance
de ce rêve communautaire chez les SDF, mesure aussi à
quel point cette forme d’organisation sociale est fragile.
Les dérives violentes, criminelles et racistes n’y sont pas
rares.
53
Les limites du lien social
En l’absence de régulation extérieure efficace, les lieux fré-
quentés par les SDF sont d’une violence inouïe. Si la fré-
quence des agressions pousse les clochards à ne jamais rester
seuls, la peur de l’autre constitue bien la principale limite au
lien social.
Xavier Emmanuelli, cofondateur du SAMU social,
insiste sur la transformation du lien social qui, avec la mala-
die ou la précarité, prend une crudité particulière : « Quand
les gens n’ont plus de surface sociale, ils n’ont plus rien à vous
cacher. […] Ils n’ont plus rien à défendre et plus rien à per-
dre. » Ceux qui sont parvenus au dernier stade de l’exclusion
sociale perdent jusqu’au sens de leur propre corps. Ils déve-
loppent des pathologies très particulières et leurs rapports
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aux autres sont alors limités à la violence 26. Patrick Declerck, 26. L’Homme n’est pas
la mesure de l’ homme,
qui se déguisait en clochard pour le besoin de ses enquêtes de Presses de la Renaissance,
terrain, rapporte d’ailleurs, de ses expériences d’immersion 1998.
provisoire dans des groupes de SDF, le souvenir d’un danger
permanent.
Nels Anderson remarquait, déjà en 1923, que si les clo-
chards entretenaient bien du lien social, celui-ci prenait des
formes particulières. Leurs rapports répondaient surtout à
des besoins physiologiques, tels que la faim ou le froid. Les
relations nourries de sentiments étaient rares et malaisées27. 2 7. L e H o b o (19 2 3),
Nathan, 1993.
Du fait de cet environnement agressif et de leur maladresse
à exprimer des sentiments, le lien social des SDF prend en
effet des formes désuètes et inattendues. Les multiples écrits
que les vagabonds du xviiie siècle, misérables et presque
toujours illettrés, portaient dans leurs poches attestaient
un attachement quasi superstitieux au reste de la société 28. 28. A. Farge, « Les pau-
vres, société nomade et
Il en est de même aujourd’hui. L’une des demandes de ser- précaire au xviiie siècle »,
vice reçues par les cyber-espaces ouverts par Emmaüs aux La Pauvreté saisie par le
droit, dir. D. Gros, Seuil,
sans-abri concerne justement la numérisation et le stockage 2002.
de documents. Il s’agit d’écrits et de photos qu’ils portent
toujours sur eux. Ils sont très attachés à ces liens de papiers
et réagissent toujours très brutalement à leur vol ou à leur
destruction 29. 29. www.emmaus.asso.fr
Le lien social n’a pas disparu chez tous les sans-abri.
Les SDF ne constituent pas un groupe homogène, loin de là.
54
Près de la moitié des SDF parisiens, d’ailleurs, ne sont pas
de nationalité française. Mais, même chez les sans-logis de
nationalité et de culture françaises, les représentations iden-
titaires sont diverses. Le pourcentage de ceux qui sont tota-
lement désocialisés est assez faible, bien que leur situation,
parce plus dramatique, attire davantage l’attention. Tou-
jours est-il que tous les vagabonds poursuivent une activité
sociale embryonnaire et une vie symbolique qu’il serait sans
doute utile de mieux connaître et de reconnaître, la dignité
des uns commençant dans la reconnaissance des autres. Il
est sans doute abusif de conclure de notre ignorance que les
SDF n’ont pas de représentations collectives et n’éprouvent
30. P. Gaboriau, La Civili- pas qu’ils sont porteurs d’une identité spécifique. S’il existe
sation du trottoir, Austral,
1995.
véritablement une « civilisation du trottoir 30 », elle n’est pas
forcément très visible.
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•
Figure sans âge et sans visage, le clochard reste souvent un
étranger. Il nous est étranger, il semble étranger à lui-même
et on lui reproche presque, comme on le fit à Job, d’être étran-
ger à Dieu. Il nous faut faire un effort considérable pour le
rétablir dans son identité et lui rendre la capacité du don et de
la parole. En recevant comme un message essentiel ce que les
SDF ont à nous dire, en nous mettant en situation d’attendre
d’eux quelque chose, nous pouvons peut-être retrouver les
conditions d’un échange équilibré. N’est-ce pas exactement
ce qu’ils tentent de nous dire depuis si longtemps ?
Anne Guibert-Lassalle
55