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MIROIRS

De Narcisse à Dionysos

Brigitte Hatat

Érès | « L'en-je lacanien »

2004/2 no 3 | pages 7 à 24
ISSN 1761-2861
ISBN 2749202965
DOI 10.3917/enje.003.0007
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Le corps parlant
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Miroirs

Brigitte HATAT
De Narcisse à Dionysos
Je ne désire pas une identité définie et définitive,
je suis pour les identités nomades, mouvantes, multiples, mutantes.
Orlan

L ’organisme ne suffit pas à produire un corps, il y faut aussi


une image. Encore que cette image, pour son assomption subjective,
requière l’intervention d’un troisième terme, le symbolique. Voilà posées
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les trois dimensions – réel, imaginaire et symbolique – dont le nouage
inaugure ce que j’appellerai la fabrique d’un corps. Nouage que Lacan
formalise en 1936 avec le stade du miroir 1.
Que le corps se transforme au fil du temps, qu’il soit l’objet
d’épreuves – contingentes ou structurelles – où il s’éprouve comme atout
ou fardeau, docile ou rebelle, glorieux ou déchu, unifié ou dispersé…,
qu’il foute le camp, comme dit Lacan, à tout instant, il n’en demeure pas
moins, tout au long de la vie, le support d’une certaine identité formelle
et mentale. Identité générique, où l’homme se reconnaît dans l’homme

Brigitte Hatat, psychanalyste à Reims, membre de l’École de psychanalyse des Forums du


Champ lacanien.
1. J. Lacan, « Le stade du miroir » (1949), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 94.
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au-delà des variations individuelles 2, identité propre, où il se reconnaît


comme individu séparé et différent de tout autre.
Mais cette identité est fragile et même précaire. D’une part, elle
repose sur une forme qui, tout unifiée et unifiante qu’elle soit, n’en est pas
moins imaginaire donc illusoire. D’autre part, elle peut vaciller, se défor-
mer, se désorganiser, voire s’effondrer, en fonction de certains facteurs et
des aléas de sa construction. Qui n’a d’ailleurs éprouvé, à l’égard de son
propre corps, un sentiment d’étrangeté, l’impression que son corps lui
échappe, qu’il se refuse, qu’il ne tient plus ?
Par exemple, une petite fille se mordait la main chaque fois que
celle-ci se trompait de note sur le piano. Dans ces moments, sa main ne
lui appartenait plus, elle devenait autre. Les erreurs lui étaient attribuées
comme à une entité séparée qu’il fallait punir. La fausse note touchait tout
autant l’unité du jeu musical que l’intégrité de son corps qui brusquement
sonnait faux. Elle disait éprouver alors dans ce corps un grand désordre
que seul l’acte de morsure parvenait à apaiser. Pour préserver l’unité de
son corps, une part en était momentanément re-tranchée.
Si l’assomption de l’unité corporelle, dont le stade du miroir donne
le moment génétique, vaut pour les deux sexes et se situe même en amont
de l’identification sexuée, il n’en demeure pas moins que la découverte
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de la différence des sexes va profondément remanier cette image en fai-
sant du corps un corps sexué. On le sait, les hommes et les femmes n’en-
tretiennent pas avec le corps – le leur ou celui de l’autre – le même rap-
port. L’observation la plus courante le montre : les femmes semblent plus
occupées et même préoccupées par leur corps et son image que les
hommes. Je laisse bien sûr volontairement de côté les cas particuliers
pour me centrer essentiellement sur les faits de discours. Dans la clinique
par exemple, on observe une répartition selon les sexes entre névrose
obsessionnelle, qui affecte la pensée et se rencontre davantage chez les
hommes, et névrose hystérique, qui affecte le corps et concerne surtout

2. Notons « la perception très précoce chez l’enfant de la forme humaine, forme qui, on
le sait, fixe son intérêt dès les premiers mois, et même pour le visage humain dès le
dixième jour », J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse » (1948), dans Écrits, op. cit.,
p. 112.
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Miroirs —— 11

les femmes. Si les uns souffrent de leurs pensées, les autres souffrent de
leur corps. Freud a montré comment le message chiffré du symptôme hys-
térique s’inscrit préférentiellement dans le corps – paralysie, anesthésie,
algie, inhibition, scotomisation… – justifiant le terme de complaisance
somatique utilisé dans cette névrose.
Mais sortons du cadre strict de la clinique et observons tout sim-
plement ce qu’on peut appeler avec Freud la psychopathologie de la vie
quotidienne. Les objets consommés, par exemple. Certains révèlent, entre
les hommes et les femmes, un point où les champs d’intérêt – qui sont tou-
jours des intérêts de jouissance – ne se recouvrent plus. Non pas tous les
objets de consommation, mais ceux qu’on appelle les objets « plus-de-
jouir », non en raison de leur nature mais de la place qu’ils occupent dans
l’économie subjective. Ce sont des objets qui n’entrent pas spécialement
dans la catégorie de l’utile ou du besoin, et qui captivent l’intérêt de l’un
tout en suscitant souvent d’ailleurs l’agacement de l’autre. Car ces objets
ne sont pas neutres. Évoquons les guerres que ces objets déclenchent
selon la place prise dans l’occupation du temps ou de l’espace. Dépense
au profit de l’un, restriction au détriment de l’autre, c’est à leur aune que
s’évaluent les empiétements de jouissance dont s’exacerbent les rapports
de voisinage.
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Au-delà de ces conflits de jouissance, ces objets peuvent être
répartis en deux séries distinctes. Côté femmes : vêtements, maquillage,
bijoux, parfums, produits de régimes et soins de beauté en tous genres,
décoration d’intérieur…, ainsi que les magazines féminins qui recensent
cette même série d’objets, avec conseils et modèles de rêve à la clé. Côté
hommes : voiture, moto, ordinateur, jeux vidéo, caméscope, télescope,
bricolage et outillage en tous genres…, et les revues spécialisées pour
chacun de ces articles, avec détails techniques et cotation des perfor-
mances. D’un côté la parure et le colifichet, de l’autre la technique de
pointe et le gadget.
Côté hommes, ces objets sont marqués, on le voit, d’une valeur
phallique, dont ils assurent tant le soutien que la relève. En cela, ils sont
conformes aux idéaux virils de puissance, de performance et de conquête.
Côté femme, on peut les diviser en deux séries qui d’ailleurs se recouvrent
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partiellement : ceux qui ont pour fonction de masquer ou de compenser le


« défaut » phallique et ceux qui ont pour fonction de traiter autre chose qui
relèverait – du moins c’est ce que je questionne – d’une certaine incon-
sistance du corps. Ces objets sont essentiellement narcissiques.
Soulignons déjà la double logique sous-jacente aux champs d’in-
térêt qu’ils déterminent, puisque les uns (côté femme) renvoient à une
logique centripète de doublure, de modelage ou de contenance du
corps, tandis que les autres (côté homme) déterminent des champs d’in-
vestigation centrifuges, c’est-à-dire qu’ils dépassent les limites du corps,
qu’ils le prolongent et l’instrumentent : ainsi l’outil prolonge la main, le
télescope la vision, la voiture les jambes, mais aussi l’avion la voiture, la
fusée l’avion… L’univers objectal chez l’homme se construit avant tout sur
le modèle de l’organe phallique 3. Chez le petit garçon en effet, l’intérêt,
c’est-à-dire la jouissance, passe du corps comme objet – objet de l’Autre
maternel – au pénis comme appendice du corps et appendice érectile,
puis se détourne, du fait de l’angoisse de castration, de l’organe au pro-
fit de son symbole, le symbole phallique, médiatisé par le père et ouvert
à tous les développements substitutifs. Le corps sans doute s’en trouve
dégagé d’autant. Mais côté femme, la jouissance ne s’inscrit pas toute
sous l’empire de ce Un phallique. Une part, plus ou moins importante,
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reste investie dans le corps.
En effet, si l’homme peut trouver dans l’Autre le signifiant qui l’iden-
tifie comme homme – le signifiant phallique –, il a aussi l’organe qui
donne « corps » à ce signifiant, qui l’incarne. Même si le pénis n’est pas
le phallus, il lui donne pourtant une certaine consistance imaginaire. Les
femmes, quant à elles, non seulement n’ont pas l’organe mais elles n’ont
pas non plus le signifiant qui pourrait les représenter en tant que femmes.
Il n’y a pas dans l’Autre le signifiant de « LA » femme. Il en résulte que sa
jouissance se divise entre la recherche d’un substitut phallique et la quête
d’autre chose au-delà du phallus. Si la recherche d’un substitut phallique
– par exemple un enfant – la situe côté homme dans les formules de la

3. « La réalité, soumise d’abord à un morcellement perceptif […] s’ordonne en reflétant


les formes du corps, qui donnent en quelque sorte le modèle de tous les objets », J. Lacan,
Les complexes familiaux (1938), Paris, Navarin, 1984, p. 43.
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sexuation, la quête d’autre chose relève d’une jouissance au-delà du


phallus, une jouissance supplémentaire et proprement féminine.
On remarque que cette logique réfute l’idée – chère au doux
rêveur – d’une complémentarité de jouissance entre les sexes. De plus,
elle fait du choix du sexe – et indépendamment de l’anatomie – un choix
de jouissance : toute ou pas toute phallique. La position masculine spéci-
fie celui ou celle qui ne retient que la jouissance symbolisable par le phal-
lus ; la position féminine, celui ou celle qui prend en compte, en plus de
cette jouissance « Une », une jouissance Autre, au-delà du phallus.
Mais pourquoi tous ces détours qui nous entraînent bien loin du
miroir ? Il nous faut pourtant en passer par les méandres de l’identifica-
tion sexuée pour tenter de comprendre la place qu’occupe préférentiel-
lement chez les femmes le corps comme passion, passion pouvant aller
de l’exaltation au pâtir. De plus, il nous faut remarquer qu’il existe un lien
entre arrimage phallique d’une part et stabilité de l’image d’autre part.
Plus une femme s’inscrit dans la dimension phallique, plus elle y engage
sa jouissance, moins elle semble portée aux vacillations de l’image cor-
porelle. Il en va d’ailleurs de même pour les hommes. Moins ils soutien-
nent ou investissent la dimension phallique, plus les passions du corps
s’enflamment. Il y aurait donc un lien entre signifiant phallique et stabili-
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sation de l’image.
Mais voyons maintenant comment, avant même toute différencia-
tion sexuelle, se fabrique un corps.
En 1936, Lacan élabore ce qu’il appelle « le stade du miroir », à
savoir « la transformation produite chez le sujet quand il assume une
image 4 », celle de son propre corps. Ce « phénomène de perception, dit-
il, qui se produit chez l’homme dès le sixième mois, apparaît sous une
forme différente (de celle du singe par exemple), caractéristique d’une
intuition illuminative, à savoir, sur le fonds d’une inhibition attentive, révé-
lation soudaine du comportement adapté (ici geste de référence à
quelque partie du corps propre) ; puis ce gaspillage jubilatoire d’énergie

4. J. Lacan, « Le stade du miroir », art. cit., p. 94.


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qui signale objectivement le triomphe ; cette double réaction laissant


entrevoir le sentiment de compréhension sous sa forme ineffable 5. »
Dès lors l’enfant se reconnaît dans une image. Mais cette précipi-
tation à corps perdu dans ce reflet où il s’aliène trouve son véritable point
d’appel dans ce qui s’éprouve d’abord comme morcellement du corps.
Ce morcellement, c’est-à-dire la discordance tant des pulsions que des
fonctions, Lacan va le relier d’abord à la prématuration de la naissance
chez le petit d’homme, pour l’attribuer ensuite à l’incidence du signifiant
sur le vivant 6. À ce stade, l’investissement de l’image spéculaire traduit
donc un déplacement de l’intérêt sur des tendances visant à quelque
recollement narcissique du corps propre : « Ce que le sujet salue en elle,
dit Lacan, c’est l’unité mentale qui lui est inhérente. Ce qu’il y reconnaît,
c’est l’idéal de l’image du double. Ce qu’il y acclame, c’est le triomphe
de la tendance salutaire 7. »
L’image, à ce stade, est donc illusion de cohésion sur fond de mor-
cellement corporel. Si elle fournit un semblant d’unité, c’est en tant qu’elle
donne forme au corps, qu’elle lui donne une limite, un contour qui le
détache de son milieu 8. Dans l’image, le corps n’est plus dispersé dans
l’Autre, il se rassemble. Mais « l’assomption jubilatoire de son image par
l’être encore plongé dans l’impuissance motrice » et sa dépendance à
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l’Autre révèle aussi toute la distance qu’il y a entre ce qui s’anticipe
comme mirage de puissance et ce qui, dans son être, s’éprouve comme
impuissance fondamentale. Car, dans l’image, il se voit autre qu’il n’est.
Encore faut-il que cet écart soit maintenu, que quelque chose reste en
deçà de cette capture par l’image, c’est-à-dire qu’il puisse y faire l’expé-
rience d’un reste non spécularisable, pour que prenne place dans cet
écart l’appel à l’Autre symbolique. C’est dans le regard de l’Autre – de
la mère en l’occurrence – que l’enfant va chercher confirmation de ce
qu’il voit et fonder ailleurs que dans l’imaginaire sa garantie. C’est ce qui
s’observe quand l’enfant se détourne de l’image vers l’adulte qui le

5. J. Lacan, Les complexes familiaux, op. cit., p. 43.


6. C’est-à-dire la coupure que le signifiant opère sur le vivant.
7. J. Lacan, Les complexes familiaux, op. cit., p. 43.
8. En cela, elle prolonge le processus de séparation du sevrage où domine l’imago
maternelle.
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porte, adulte qui confirme ce que l’enfant voit en le nommant : « C’est


toi. » Seule la prise de cette image dans le désir de l’Autre 9 peut déta-
cher l’enfant de la capture imaginaire où, tel Narcisse, il tend à s’abolir.
En effet, si l’image donne au corps sa consistance d’enveloppe, cette
forme ne livre que le sac. Seul le symbolique permet d’ordonner, d’arti-
culer et d’orienter ce que l’imaginaire englobe de fondamentalement
hétéroclite.
Au moment de l’Œdipe, la découverte de la différence des sexes
va remanier l’image du corps par des intégrations secondaires au miroir.
Ainsi, le phallus va donner au manque et son signifiant et sa localisation
imaginaire. En localisant la perte 10, il préserve et même renforce la cohé-
sion du corps propre. En témoignent les fantasmes de castration en pro-
grès sur ceux de morcellement.
Pour une femme, cette construction peut être précaire puisqu’elle
n’a rien à perdre et qu’une part de sa jouissance n’est pas médiatisée par
le phallus. L’importance donnée chez une femme à l’image et aux pro-
cessus de recollement du corps suggère une fragilité particulière de cette
image et des facteurs de cohésion du corps propre, et par là même de
l’identité. En témoigne la régression plus fréquente chez elle des fan-
tasmes de castration vers ceux de morcellement, de dispersion, voire d’ef-
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fondrement ou d’ensevelissement du corps. Mal localisée, la part
nomade peut se disperser dans le tout, le tout à perdre.
La fragilité du sommeil féminin – sommeil qui est repli du corps
dans sa clôture narcissique – montre à quel point cette clôture peut être
« poreuse » et friable. N’importe quel évènement minuscule en menace
l’intégrité, la troue, pour faire intrusion dans le corps, vécu comme pro-
fondément agité et dispersé. Une patiente comparait ce qui se passe
alors dans son corps aux boules du Loto : « Je suis comme ce vase qui
contient les boules. Il faut que ça s’arrête de bouger, que ça se calme,

9. C’est-à-dire la mise en fonction de cette image dans la chaîne signifiante.


10. « Le phallus est le signifiant de la perte même que le sujet subit par le morcellement
du signifiant, et nulle part la fonction de contrepartie où un objet est entraîné dans la
subordination du désir à la dialectique symbolique, n’apparaît de façon plus décisive »,
J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 715.
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que ça se dépose. Alors je sens mon corps s’engourdir, se rassembler et


je m’endors à l’intérieur de moi. Mais au moindre bruit je sursaute,
quelque chose est entré dans mon corps et les boules recommencent à
s’agiter. Parfois je peux me calmer mais la plupart du temps, ça s’ampli-
fie, je me disperse. Même les parois du vase semblent ne plus tenir, elles
craquent et je m’éparpille à l’extérieur de moi. »
La princesse au petit pois n’est pas seulement un conte ! La clinique
ne manque pas d’exemples de la sensibilité exacerbée de certaines
femmes au contact physique. Par moments, elles ne supportent plus qu’on
les touche, non par dégoût ou refus, mais à cause de ce que cela pro-
voque de désordre. Le moindre contact, la plus petite caresse déclenche
un véritable cataclysme. Dans ces moments, la tension est toujours explo-
sive : « J’explose, me dit une jeune femme, pour un rien ; un rien me désor-
ganise, me met sens dessus dessous, je ne supporte plus qu’on me touche,
ça me met hors de moi ; ou bien je crie ou je pleure, j’ai des envies de
meurtre. Alors il faut que je casse quelque chose, que je pulvérise
quelque chose pour retrouver mon calme. »
De même l’importance que peut prendre pour une femme son
« intérieur », sa maison 11. On sait l’angoisse et les crises que peut susci-
ter chez une femme le désordre ou même le simple déplacement d’un
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objet. Elle fuit avec le robinet, elle se brise avec le verre, elle s’émiette
avec le pain, elle se perd dans le désordre… Du souci décoratif à la folie
ménagère, tous les degrés sont possibles où rangement et arrangement
de son intérieur tentent de parer au désordre intérieur.
Mais c’est dans le vêtement et le « traitement » du corps que se
révèlent le plus la structure du miroir et la quête de l’identité sexuée.
Changer de peau, être une autre, autant d’autres qu’il le faut pour tenter
de cerner cet « être » femme insaisissable, en passe aussi par le vêtement
qui a charge d’identité. On connaît les passions et les tourments que sus-
citent le choix, l’essayage ou l’assemblage des vêtements pour une
femme. Quel que soit le style ou quelle que soit la multiplicité des styles
qu’elle adopte, à certains moments de sa vie, elle ne sait plus comment

11. On peut se référer, par exemple, au travail de l’artiste Louise Bourgeois sur la femme-
maison.
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Miroirs —— 17

s’habiller, elle ne sait plus de quoi elle a l’air. Mais, plus radicales, ce
qu’Annette Messager appelle « les tortures volontaires 12 » ne se contente
pas toujours de farder, enduire, percer, masser, muscler, affiner, friser,
colorer, épiler ou maquiller le corps, elles le mettent aussi à la diète, le
gavent de pilules miracles, le fendent pour le retendre ou le gonfler ici ou
là, le ponctionnent de ses excédents ou l’amputent de ses imperfections…
Il faut souffrir, dit-on, pour être belle… N’est-ce pas plutôt autre chose qui
se dévoile ici sur l’envers du décor ? Ce démontage et ce remontage per-
pétuel du corps, pièce par pièce, ne sont-ils pas le signe, comme disait
Duras, que « je » ne tient plus ensemble ?
En effet, l’effet obtenu est fugace, aussi réussi soit-il. Passé le temps
de la surprise où le sujet peut s’imaginer autre qu’il n’est, ça ne tient plus.
Au-delà de l’outrage, dit-on, que le temps fait aux femmes, soumises plus
que les hommes à la pression des standards de beauté, l’image n’en finit
pas de vaciller, de se fissurer, aussi belle soit-elle. Sans doute la beauté
est-elle affaire de goût et échappe à la capture dans un modèle univer-
sel. Sans doute aussi ne dit-elle rien de la femme, au-delà de cette image
qui la fait phallus. Il y faut autre chose – un « je ne sais quoi » – pour don-
ner à l’image des airs de sexe. Une femme ne s’y trompe pas. L’attention
qu’elle prête aux autres femmes et au regard des hommes sur celles-ci ne
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relève pas seulement, comme on le croit, d’une jalousie amoureuse.
Comme l’a bien repéré Lacan, cet intérêt pour l’autre femme est « entre-
tenu par le sujet de la façon la plus gratuite et la plus coûteuse, et sou-
vent domine à tel point le sentiment amoureux lui-même, qu’il doit être
interprété comme l’intérêt essentiel et positif de la passion 13 ». La des-
cription de cette passion dévorante, je la tiens d’une patiente qui tentait
de « décortiquer » son rapport à d’autres femmes qui pouvaient être jus-
tement des images, celles des magazines ou des films : « Quand mon
regard est attiré par une femme, dit-elle, je ne peux plus m’en défaire. Il
faut que je la détaille et que je la prenne bout par bout. Je l’épluche, je
la décortique, je l’examine sous toutes les coutures… Je prends et je jette,
car ce n’est jamais ça. Ce que je pensais être ça, une fois que je l’ai

12. Cf. F. Coquelet, « Annette Messager, artiste-femme », dans Le désir et la mère, Actes
d’Artémis, Reims, 1999.
13. J. Lacan, Les complexes familiaux, op. cit., p. 39.
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détaillé, ce n’est plus ça. À la fin, il ne reste plus rien, comme une car-
casse qu’on a récurée jusqu’à la dernière miette. Après je ne la trouve
plus si belle que ça, ni attirante. En tout cas, elle ne me fait plus peur. »
Si l’on peut dire du regard d’un homme qu’il déshabille une
femme, on pourrait dire d’une femme qu’elle « décortique » une autre
femme, à la recherche de ce « je ne sais quoi » qui donne à l’image « un
air de sexe ». Qu’on le sache ou non, elle ne s’arrêtera pas aux simu-
lacres phalliques dont une femme peut se parer, plutôt la mettra-t-elle lit-
téralement en pièces pour tenter de saisir l’insaisissable, l’innommable.
Ni étoffe ni lambeaux, mais seulement ce « quelque chose qui nous
manque. D’abord nous émeut. Puis nous émiette 14 ».
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'm
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b
im
sa
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ute,e se manifeste la tendance propre au sujet humain de mimer, sur
un mannequin de chair, sa propre mutilation. Elle observe, elle traque,
elle détaille, elle découpe, elle tranche, elle fend, elle déchire, elle mor-
celle, elle met en miettes, elle brise le miroir.
De la peau à l’image, de l’image au vêtement, du vêtement à la
maison, de la maison au tombeau – en passant par l’amour, lui aussi
enveloppant –, ces doublures ont pour fonction de masquer ou de ren-
forcer les « coutures » du corps afin de préserver le monde intérieur du
morcellement et du ravage.
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L’œuvre d’Orlan, en ce qu’elle comporte de radical, vient ici
comme démonstration en acte des faits de structure que je tente de saisir.
Cette œuvre, qui oscille entre « défiguration et refiguration 15 », peut nous
frayer la voie de ce qui noue la fabrique du corps et l’identité sexuée
chez une femme. Disons qu’elle dévoile, dans le mouvement même où
elle y supplée, le défaut dans la structure, à savoir qu’il n’y a pas dans
l’Autre le signifiant de La femme.

14. J. Joyce, Finnegans Wake, fragments adaptés par André du Bouchet, Paris,
Gallimard, p. 52.
15. Pour ce travail, je m’appuie essentiellement sur ce que dit Orlan dans sa conférence
« Orlan conférence », 1995, dans Une œuvre de Orlan, collectif, Iconotexte, 1998, p. 51-
80, ainsi que sur sa monographie multimédia, CD-rom, Jéricho et sa récente monographie
Orlan, Paris, Flammarion, 2004. D’autres informations sont également disponibles sur le
site www.orlan.net.
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Miroirs —— 19

Si son travail interroge le statut du corps féminin à travers l’histoire


de l’art et celle de la pensée, il ne s’agit pas tant pour Orlan de pro-
mouvoir les images et les symboles de « La » femme que de procéder à
leur déconstruction et de questionner ce qu’il reste de la femme une fois
ôtés ces images et ces symboles.
L’œuvre débute en 1964 par un acte de naissance : naissance de
l’œuvre mais aussi auto-engendrement d’Orlan en tant qu’artiste. Elle
devient « Orlan » par autonomination, et reprend possession de son
corps qui devient alors le support et la matière mêmes de son œuvre. Les
vintages, notamment Orlan accouche d’elle-m’aime, ou bien Tentatives
pour sortir du cadre, avec masque ou sans masque, symbolisent cet acte
de naissance et contiennent en germe l’œuvre à venir.
Sa démarche rigoureuse procède par érosions successives des
images et des signifiants par lesquels le corps, et plus particulièrement le
corps féminin, est aliéné à l’Autre. Ces images et ces signifiants, Orlan,
tout au long de son œuvre, va les explorer, les exploiter, les décliner jus-
qu’à leur épuisement, jusqu’à la production d’un reste inaliénable. Le
corps dont elle était dépossédée devient le lieu par lequel elle tente de
s’affranchir de l’Autre, Autre maternel d’abord dont elle subvertit l’héri-
tage, héritage que symbolisent les draps de son trousseau – « voiles que
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tisse la mère entre Son corps et ELLE 16 ».
Ces draps vont lui servir de matériau lors de ses performances pen-
dant la deuxième période de son travail. Durant cette période, qui couvre
une vingtaine d’années à partir des années 1970, Orlan expérimente
diverses figures de « La » femme, tournant autour de l’opposition de la
mère (la madone, la sainte) et de la prostituée, de la femme privée et de
la fille publique. On reconnaît là les deux extrêmes – que Freud lui-même
a dégagés – de ce que peut être une femme pour un homme. D’un côté
un objet de désir, idéalisé mais intouchable, de l’autre un objet de jouis-
sance, supposant un certain ravalement.

16. « Sa mère qui la dépossède de son corps, tisse patiemment et sûrement la toile de tous
les préceptes sociaux, de tous les tabous, tisse un voile entre Son Corps et ELLE (blanches
camisoles) », Orlan, « Face à une société de mères et de marchands », dans De l’art char-
nel au baiser de l’artiste, Jean-Michel Place, 1997.
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20 —— L’en-je lacanien n° 3

Peints ou sculptés, enroulés ou déroulés, immaculés ou maculés, les


draps du trousseau s’avèrent matériaux davantage de déconstruction
que de construction de l’image et de l’identité féminine. Plutôt sont-ils
matière à montrer que ces images – vierges, madones, saintes ou prosti-
tuées – sont de la même étoffe, celle du semblant. Rappelons quelques
performances réalisées à cette époque.
Au début des années 1970, c’est Plaisirs brodés, où elle s’adresse
aux artistes et aux marchands d’art : « Je fournis la toile, fournissez-moi
la peinture », les invitant à partager sa couche et les draps du trousseau.
Puis, les yeux fermés, elle en cerne les traces à l’aide d’une broderie.
Dans cette œuvre, Orlan subvertit le discours maternel et le retourne
d’une manière poétique et érotique.
En 1977, Le baiser de l’artiste est une performance où Orlan
donne un baiser à qui verse cinq francs dans son corps « distributeur ».
Cela lui vaudra entre autres d’être exclue de l’atelier des Trois Soleils où
elle enseigne les arts plastiques. Cette performance illustre deux textes
aux titres et aux contenus révélateurs : « Face à une société de mères et
de marchands » et « Art et prostitution ».
À la même époque, elle prend à la lettre la phrase de Plutarque :
« L’homme est la mesure de toute chose », et procède à des mesurages
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de rues ou d’institutions, pratiqués avec une robe faite dans les draps du
trousseau, où son corps allongé au sol fournit l’étalon de mesure. Traînée,
souillée, la robe est lavée en public et l’eau recueillie dans des
reliquaires.
Enfin, dans les performances les plus importantes et les plus
longues – entre trois et cinq heures – intitulées Le drapé, le baroque, elle
est travestie de ces mêmes draps en madone. « À la fin de ces perfor-
mances faites au ralenti et construites sur enroulement-déroulement, je
démaillotais, dit-elle, un paquet ressemblant à un petit enfant fait d’une
quarantaine de mètres d’une bande de ces mêmes draps et dessous il y
avait une sculpture en pain coloré : croûte bleue, mie rouge, que je man-
geais en public… parfois jusqu’au vomissement. »
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Miroirs —— 21

Après avoir travaillé pendant vingt ans sur l’iconographie judéo-


chrétienne et le baroque, Orlan va passer, sous le double signe de La
réincarnation de sainte Orlan et Images-nouvelles images, à la mytho-
logie grecque. Ici se saisissent le passage de l’Un au multiple et le pas-
sage du miroir de Narcisse à celui de Dionysos 17. Sans doute Orlan a-
t-elle épuisé, avec les draps du trousseau, ce que Lacan appelle « les fic-
tions de surface dont la structure s’habille ». Ne lui reste alors, comme
dans la danse des sept voiles, que la peau. En ce point, le monument du
corps montre sa faille et c’est le réel qui désormais va mordre sur l’ima-
ginaire. Entre les deux périodes de son travail, il y a franchissement du
plan du miroir, au-delà duquel la mise en pièce devient opérante.
Sa performance suivante commence en 1990. Bien qu’étant la
suite logique de ses travaux précédents, elle s’exprime sous une forme
radicale puisqu’il va s’agir de l’inscrire dans sa chair de manière perma-
nente. L’idée de ce « passage à l’acte » lui est venue, dit-elle, à la lecture
d’un texte d’Eugénie Lemoine-Luccioni : « La peau est décevante […], il y
a maldonne dans tous les rapports humains : j’ai une peau d’ange mais
je suis un chacal ; une peau de crocodile, mais je suis un toutou ; une
peau noire mais je suis un Blanc ; une peau de femme mais je suis un
homme. Je n’ai jamais la peau de ce que je suis. Il n’y a pas d’exception
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à la règle parce que je ne suis jamais ce que j’ai 18. »
« À la lecture de ce texte, dit Orlan, j’ai pensé qu’à notre époque
nous commencions à avoir les moyens de réduire cet écart, en particulier

17. Cf. J.-P. Vernant, « Un, deux, trois : Éros », dans L’individu, la mort, l’amour, Paris, Folio,
p.153-171. Pour détourner l’attention du petit Dionysos, les Titans lui offrent un miroir et,
pendant qu’il se contemple, en profitent pour le découper en morceaux. « Les néoplato-
niciens ont utilisé ce motif du miroir de Dionysos pour traduire sur le plan cosmologique
le passage de l’un au multiple. »
« La vision de Dionysos consiste à faire éclater du dedans, à réduire en miettes cette vision
“positive” qui se prétend la seule valable et où chaque être a sa forme précise, sa place
définie, son essence particulière dans un monde fixe assurant à chacun sa propre identité
à l’intérieur de laquelle il demeure enfermé toujours semblable à lui-même. Pour voir
Dionysos il faut pénétrer dans un univers différent, où l’Autre règne, non le Même »,
J.-P. Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes », dans La Grèce ancienne, Rites de
passage et transgression, Paris, Folio, p. 267.
18. E. Lemoine-Luccioni, La robe, Paris, Le Seuil, p. 95.
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22 —— L’en-je lacanien n° 3

à l’aide de la chirurgie, et qu’il devenait donc possible de ramener


l’image interne à l’image externe. »
Sans doute est-ce là qu’il y a maldonne… puisqu’il n’y a pas
d’image « interne ». Au verso des images, il y a non pas d’image mais le
morcellement auquel l’image, justement, tente de parer. Remarquons-le, il
s’agit là non pas de changer de peau – ce qui est un vœu banal – mais
de procéder à un retournement. Du moins est-ce comme cela que
j’entends ce qu’elle dit : « Ramener l’image interne à l’image externe »,
« je fais un transsexualisme femme-femme », « l’art charnel transforme le
corps en langue et renverse le principe chrétien du verbe qui se fait chair
au profit de la chair faite verbe », ou encore : « Désormais je peux voir
mon corps ouvert sans en souffrir ; je peux me voir jusqu’au fond des
entrailles, nouveau stade du miroir. » À vouloir atteindre la vérité de la
femme au-delà des semblants, le corps se morcelle et l’identité se disperse
dans le multiple.
La série d’opérations chirurgicales-performances – il y en aura
sept de 1990 à 1993 – ne s’inscrit pas dans une visée esthétique : « L’art,
dit Orlan, n’est pas une décoration pour les appartements, car nous
avons déjà pour ce faire les aquariums, les plantes vertes, les napperons,
les rideaux et les meubles. » D’ailleurs les titres de ces opérations
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– Changement d’identité, Rituel de passage, Ceci est mon corps, ceci est
mon logiciel, J’ai donné mon corps à l’art, Identité-altérité, Corps/sta-
tut… – indiquent bien qu’il est question d’autre chose que de beauté, qu’il
est question d’identité, mais une identité fabriquée de toute pièce.
Mixant à l’aide d’un ordinateur cinq images de femmes mythiques
– Diane, Mona Lisa, Psyché, Vénus et Europe –, elle mélange ces images
à sa propre image et retravaille l’ensemble jusqu’au portrait final, celui
dont elle passe commande à ses chirurgiens. Le bloc opératoire devient
son atelier d’artiste. Chaque opération – réalisée sous péridurale – a son
style : costumes faits par des grands couturiers, décors carnavalesques ou
high tech, exécution de dessins par Orlan avec son sang ou lecture de
textes choisis, recueil des lambeaux de chair ou de graisse dans des reli-
quaires, mais aussi photos et vidéos. La septième opération sera même
diffusée en direct dans des musées par satellite…
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Miroirs —— 23

La suite logique de ce projet est de faire appel à une agence de


publicité qui lui proposera un nom, un prénom, un nom d’artiste et un
logo. Puis elle demandera au procureur de la République d’accepter ses
nouvelles identités avec son nouveau visage. Seule la voix d’Orlan, dit-
elle, restera inchangée. L’opération produit donc un reste inaliénable et
donc soustrait au champ de l’Autre.
Trouver un chirurgien n’a pas été facile… Question de déonto-
logie, sans doute. Orlan a pourtant réussi à en convaincre certains… du
moins jusqu’à un certain point. Passé une limite, les hommes ont dit non.
Les hommes… mais pas les femmes. Si les six premières interventions ont
été réalisées par des chirurgiens hommes, les suivantes le seront par une
femme. « Je n’aurais pas pu obtenir des chirurgiens ce que j’ai obtenu de
ma chirurgienne, dit Orlan. En effet, ils voulaient me garder mignonne. »
Car hybrider Orlan avec Mona Lisa, Vénus ou Psyché, passe encore…
Mais quand il s’agit de lui implanter deux bosses sur le front et de mani-
puler dans le réel l’image générique du corps, une limite est atteinte. Une
limite que certaines femmes, semble-t-il, peuvent franchir… de n’être pas-
toutes prises dans la fonction phallique.
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techniques médicales de pointe si je trouvais au Japon ou ailleurs un labo-
ratoire disposé à me faire une proposition. » Mais l’efficacité de l’œuvre
n’est pas tant de viser, à travers des techniques diverses, une improbable
« essence » de la femme que de démontrer son impossible clôture dans
un modèle universel. L’ensemble des figures féminines est un ensemble
ouvert, impossible à refermer sur une identification dernière. C’est ce sur
quoi s’appuie l’œuvre d’Orlan, elle qui désire non pas une identité défi-
nie ou définitive mais « des identités nomades, mouvantes, multiples,
mutantes ».
La suite de son travail explore et exploite ce nomadisme identitaire,
avec les Self-hybridations, photographies numériques et sculptures de
résine représentant des corps mutants conçus à partir de son image hybri-
dée à des représentations issues des cultures précolombiennes et afri-
caines. Ces montages virtuels soulignent, par leur procédé même, que La
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24 —— L’en-je lacanien n° 3

femme, telle Pandore, est un montage. Montage qui a pour fonction de


faire exister La femme, et de parer à ce qui, du féminin, ne fait pas pièce
au discours.
Au-delà de ses « performances », le travail d’Orlan nous intéresse
en tant qu’il questionne le statut du corps pris dans le discours de la
science moderne : « Mon travail, dit-elle, et ses idées incarnées dans ma
chair posent des questions sur le statut du corps dans notre société et son
devenir dans les générations futures via les nouvelles technologies et les
prochaines manipulations génétiques. »
On ne peut en effet que s’interroger sur l’incidence du déclin de la
fonction paternelle tant sur le corps propre que sur le corps social, lisible
déjà dans cette résurgence, de plus en plus sensible, des tendances
propres au miroir : dispersion, morcellement, anomie, agressivité d’une
part, ségrégation et effets de capture massive par l’image d’autre part.
Ce qu’éclaire, en l’anticipant, ce texte de Lacan de 1946 : « Si rien ne
peut nous garantir de ne pas nous perdre dans un mouvement libre vers
le vrai, il suffit d’un coup de pouce pour nous assurer de changer le vrai
en folie. Alors nous serons passés du domaine de la causalité méta-
physique dont on peut se moquer, à celui de la technique scientifique qui
ne prête pas à rire. De semblables entreprises ont paru déjà par-ci par-là
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quelques balbutiements. L’art de l’image bientôt saura jouer sur les
valeurs de l’imago et l’on connaîtra un jour des commandes en série
d’“idéaux” à l’épreuve de la critique : c’est bien là que prendra tout son
sens l’étiquette : “garanti véritable”. L’intention ni l’entreprise ne seront
nouvelles, mais nouvelle leur forme systématique 19. »

19. J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique » (1946), dans Écrits, op. cit., p. 192.

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