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De Narcisse à Dionysos
Brigitte Hatat
2004/2 no 3 | pages 7 à 24
ISSN 1761-2861
ISBN 2749202965
DOI 10.3917/enje.003.0007
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2004-2-page-7.htm
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Brigitte HATAT
De Narcisse à Dionysos
Je ne désire pas une identité définie et définitive,
je suis pour les identités nomades, mouvantes, multiples, mutantes.
Orlan
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2. Notons « la perception très précoce chez l’enfant de la forme humaine, forme qui, on
le sait, fixe son intérêt dès les premiers mois, et même pour le visage humain dès le
dixième jour », J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse » (1948), dans Écrits, op. cit.,
p. 112.
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les femmes. Si les uns souffrent de leurs pensées, les autres souffrent de
leur corps. Freud a montré comment le message chiffré du symptôme hys-
térique s’inscrit préférentiellement dans le corps – paralysie, anesthésie,
algie, inhibition, scotomisation… – justifiant le terme de complaisance
somatique utilisé dans cette névrose.
Mais sortons du cadre strict de la clinique et observons tout sim-
plement ce qu’on peut appeler avec Freud la psychopathologie de la vie
quotidienne. Les objets consommés, par exemple. Certains révèlent, entre
les hommes et les femmes, un point où les champs d’intérêt – qui sont tou-
jours des intérêts de jouissance – ne se recouvrent plus. Non pas tous les
objets de consommation, mais ceux qu’on appelle les objets « plus-de-
jouir », non en raison de leur nature mais de la place qu’ils occupent dans
l’économie subjective. Ce sont des objets qui n’entrent pas spécialement
dans la catégorie de l’utile ou du besoin, et qui captivent l’intérêt de l’un
tout en suscitant souvent d’ailleurs l’agacement de l’autre. Car ces objets
ne sont pas neutres. Évoquons les guerres que ces objets déclenchent
selon la place prise dans l’occupation du temps ou de l’espace. Dépense
au profit de l’un, restriction au détriment de l’autre, c’est à leur aune que
s’évaluent les empiétements de jouissance dont s’exacerbent les rapports
de voisinage.
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11. On peut se référer, par exemple, au travail de l’artiste Louise Bourgeois sur la femme-
maison.
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s’habiller, elle ne sait plus de quoi elle a l’air. Mais, plus radicales, ce
qu’Annette Messager appelle « les tortures volontaires 12 » ne se contente
pas toujours de farder, enduire, percer, masser, muscler, affiner, friser,
colorer, épiler ou maquiller le corps, elles le mettent aussi à la diète, le
gavent de pilules miracles, le fendent pour le retendre ou le gonfler ici ou
là, le ponctionnent de ses excédents ou l’amputent de ses imperfections…
Il faut souffrir, dit-on, pour être belle… N’est-ce pas plutôt autre chose qui
se dévoile ici sur l’envers du décor ? Ce démontage et ce remontage per-
pétuel du corps, pièce par pièce, ne sont-ils pas le signe, comme disait
Duras, que « je » ne tient plus ensemble ?
En effet, l’effet obtenu est fugace, aussi réussi soit-il. Passé le temps
de la surprise où le sujet peut s’imaginer autre qu’il n’est, ça ne tient plus.
Au-delà de l’outrage, dit-on, que le temps fait aux femmes, soumises plus
que les hommes à la pression des standards de beauté, l’image n’en finit
pas de vaciller, de se fissurer, aussi belle soit-elle. Sans doute la beauté
est-elle affaire de goût et échappe à la capture dans un modèle univer-
sel. Sans doute aussi ne dit-elle rien de la femme, au-delà de cette image
qui la fait phallus. Il y faut autre chose – un « je ne sais quoi » – pour don-
ner à l’image des airs de sexe. Une femme ne s’y trompe pas. L’attention
qu’elle prête aux autres femmes et au regard des hommes sur celles-ci ne
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12. Cf. F. Coquelet, « Annette Messager, artiste-femme », dans Le désir et la mère, Actes
d’Artémis, Reims, 1999.
13. J. Lacan, Les complexes familiaux, op. cit., p. 39.
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détaillé, ce n’est plus ça. À la fin, il ne reste plus rien, comme une car-
casse qu’on a récurée jusqu’à la dernière miette. Après je ne la trouve
plus si belle que ça, ni attirante. En tout cas, elle ne me fait plus peur. »
Si l’on peut dire du regard d’un homme qu’il déshabille une
femme, on pourrait dire d’une femme qu’elle « décortique » une autre
femme, à la recherche de ce « je ne sais quoi » qui donne à l’image « un
air de sexe ». Qu’on le sache ou non, elle ne s’arrêtera pas aux simu-
lacres phalliques dont une femme peut se parer, plutôt la mettra-t-elle lit-
téralement en pièces pour tenter de saisir l’insaisissable, l’innommable.
Ni étoffe ni lambeaux, mais seulement ce « quelque chose qui nous
manque. D’abord nous émeut. Puis nous émiette 14 ».
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ute,e se manifeste la tendance propre au sujet humain de mimer, sur
un mannequin de chair, sa propre mutilation. Elle observe, elle traque,
elle détaille, elle découpe, elle tranche, elle fend, elle déchire, elle mor-
celle, elle met en miettes, elle brise le miroir.
De la peau à l’image, de l’image au vêtement, du vêtement à la
maison, de la maison au tombeau – en passant par l’amour, lui aussi
enveloppant –, ces doublures ont pour fonction de masquer ou de ren-
forcer les « coutures » du corps afin de préserver le monde intérieur du
morcellement et du ravage.
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14. J. Joyce, Finnegans Wake, fragments adaptés par André du Bouchet, Paris,
Gallimard, p. 52.
15. Pour ce travail, je m’appuie essentiellement sur ce que dit Orlan dans sa conférence
« Orlan conférence », 1995, dans Une œuvre de Orlan, collectif, Iconotexte, 1998, p. 51-
80, ainsi que sur sa monographie multimédia, CD-rom, Jéricho et sa récente monographie
Orlan, Paris, Flammarion, 2004. D’autres informations sont également disponibles sur le
site www.orlan.net.
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16. « Sa mère qui la dépossède de son corps, tisse patiemment et sûrement la toile de tous
les préceptes sociaux, de tous les tabous, tisse un voile entre Son Corps et ELLE (blanches
camisoles) », Orlan, « Face à une société de mères et de marchands », dans De l’art char-
nel au baiser de l’artiste, Jean-Michel Place, 1997.
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17. Cf. J.-P. Vernant, « Un, deux, trois : Éros », dans L’individu, la mort, l’amour, Paris, Folio,
p.153-171. Pour détourner l’attention du petit Dionysos, les Titans lui offrent un miroir et,
pendant qu’il se contemple, en profitent pour le découper en morceaux. « Les néoplato-
niciens ont utilisé ce motif du miroir de Dionysos pour traduire sur le plan cosmologique
le passage de l’un au multiple. »
« La vision de Dionysos consiste à faire éclater du dedans, à réduire en miettes cette vision
“positive” qui se prétend la seule valable et où chaque être a sa forme précise, sa place
définie, son essence particulière dans un monde fixe assurant à chacun sa propre identité
à l’intérieur de laquelle il demeure enfermé toujours semblable à lui-même. Pour voir
Dionysos il faut pénétrer dans un univers différent, où l’Autre règne, non le Même »,
J.-P. Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes », dans La Grèce ancienne, Rites de
passage et transgression, Paris, Folio, p. 267.
18. E. Lemoine-Luccioni, La robe, Paris, Le Seuil, p. 95.
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19. J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique » (1946), dans Écrits, op. cit., p. 192.