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Compter pour rien

Renaud Ego
Dans La pensée de midi 2008/2 (N° 24-25), pages 84 à 97
Éditions Actes sud
ISSN 1621-5338
ISBN 9782742776283
DOI 10.3917/lpm.024.0084
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RENAUD EGO*

Compter pour rien

L’économisme libéral est fondé sur un principe radical qui


impose, au mépris de toute autre valeur, les formes le plus
souvent fictives ou dévaluées qu’y prend la liberté. Il consacre le
règne solitaire et sans partage de l’intérêt individuel.

Le dernier film de Ken Loach, It’s a Free World, est une parabole sans
excès du cynisme de notre époque : Angie, une mère célibataire de
trente-trois ans, est virée de la boîte d’intérim où elle recrute une
main-d’œuvre bon marché dans les pays les plus pauvres de la
Communauté européenne. Dotés de passeports, ces candidats au
paradis libéral sont acheminés vers la Grande-Bretagne, où des
entreprises trouvent dans ces travailleurs précaires un avantage com-
pétitif indéniable face à leurs concurrents. Décidée à ne plus recevoir
d’ordres et à se faire à son tour une place au soleil, Angie ouvre sa
propre agence de recrutement. Après tout, elle connaît le métier : un
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bureau dans sa cuisine, un téléphone portable, peu de scrupules
mais un aplomb indéniable, des travailleurs immigrés désœuvrés
désormais disponibles sur place, et la voilà lancée dans le business de
ce qu’on n’ose nommer la traite, mais y ressemble fort. Tout cela est
légal, on exploite les autres pour ne pas l’être soi-même ; on est dans

* Il est l’auteur d’une œuvre ouverte au jeu des genres qui composent la littérature.
On y trouve des récits, Tombeau de Jimi Hendrix (1996), plusieurs livres de poèmes,
Le Désastre d’Eden (1995), Calendrier d’avant (2003), Le Vide étant fait (2004), La
réalité n’a rien à voir (Le Castor astral, 2006) et des essais sur l’art et la littérature,
parmi lesquels San (Adam Biro, 2000), S’il y a lieu (CRL Franche-Comté, 2000),
L’arpent du poème dépasse l’année-lumière (Editions Jean-Michel Place, 2002). Il est
par ailleurs l’auteur de très nombreux articles, consacrés en particulier à la littérature
et à la peinture.

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un monde libre, à chacun de s’en sortir : les plus habiles en jouant
des coudes et d’une législation laxiste, les autres en s’estimant heu-
reux d’avoir un emploi plutôt que rien. Angie, au fond, n’a pas vrai-
ment conscience de l’amoralité de sa conduite, elle pourrait même
avoir l’impression d’aider de plus démunis qu’elle, et à l’occasion,
elle sait se montrer généreuse. Certes, elle se sert copieusement au
passage, mais elle se crève aussi à la tâche, et son métier n’est pas sans
risques. Ce n’est pas une mauvaise fille, juste une jeune femme qui
vit les contradictions d’une époque confuse où l’on préfère être le
bourreau plutôt que la victime et où, de toute façon, la violence
infligée peut se parer des oripeaux de la nécessité.
De quoi cette chronique de l’économisme libéral témoigne-t-elle
de façon exemplaire ? De rien, je l’admets : ou plutôt, c’est la bana-
lité de la violence sociale qui y est exemplaire ; chacun s’y habitue
peu à peu, et l’on finit par admettre que le travail et l’esclavage pos-
sèdent une frontière poreuse. J’entends d’ici la condescendance avec
laquelle un interlocuteur réaliste, c’est-à-dire au fait des réalités éco-
nomiques, pointerait ma naïveté et mon idéalisme. Avec toute ma
sincérité outragée et vaguement ridicule, je lui opposerais qu’il a
bien peu de principes et se satisfait d’une morale à deux sous où la
fin justifie les moyens ; ce à quoi il me répondrait peut-être au nom
d’une éthique de l’efficacité, et nous débattrions ainsi, de façon un
peu lamentable, sans trouver le moindre point d’accord. Le voisi-
nage en moi de sentiments d’écœurement et d’impuissance ne m’ho-
nore guère, mais je m’en voudrais plus encore si s’éteignait ce
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malaise, dont la présence conflictuelle vaut mieux, infiniment
mieux, que toute indifférence au monde comme il va, c’est-à-dire
pas très bien. Quelque chose en effet le mine de façon insidieuse.
Appelons cela le mépris, un mépris qui, au-delà d’un sentiment
individuel, serait la morale de notre époque, autrement dit la struc-
ture des valeurs qu’elle admettrait sans le dire. Ne serait-il pas la
source du mal-être affirmé par tant de salariés qu’on dit “déprimés”,
des hommes et des femmes en quête de reconnaissance et ne s’esti-
mant pas appréciés à leur juste valeur, apeurés, humiliés, craignant
de sombrer à leur tour dans la précarité, le chômage et la misère ?
Juste une intuition, mais qui persiste d’agréger autour d’elle, comme
une limaille, des faits sans liens entre eux, mais où s’esquisse la car-
tographie d’une dévaluation générale et d’une immense perte de
sens. Avançons.

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UNE AXIOLOGIE DE LA DIGNITÉ
Avant de faire l’hypothèse qu’il serait une morale, le mépris est un
sentiment plein d’ambiguïtés et de contradictions qu’il est malaisé
de dénouer. Le mépris que manifeste le noble de naissance pour le
hobereau ou le riche pour l’humble est une suffisance de classe et
une marque d’intimidation ; à l’inverse, le mépris de la peur avec
lequel le brave affronte le danger ou le mépris dans lequel chacun
d’entre nous tient un comportement “abject” sont une protestation
morale et une affirmation, affectée ou non, de courage et de pureté.
Bien que fondamentalement opposés, ces deux mépris procèdent
d’une même théorie implicite de la dignité.
En tant que protestation morale, le mépris est sans doute l’un des
sentiments les plus violents qui nous traversent. Si nous pouvons
avoir honte d’un tel sentiment qui, par sa violence, reproduit en
miroir ce qu’il prétend disqualifier, c’est parce qu’il exprime notre
intériorisation d’une valeur aussi extrême et intime que la dignité.
Qu’est-ce qui le suscite ? Non une situation mais un comportement,
et plus que celui-là, ses motivations : si chacun admet qu’on ne sau-
rait tuer, nous ne jugeons pas de la même manière un crime passion-
nel et un crime crapuleux. Au premier nous pouvons accorder les
circonstances atténuantes de la douleur, de l’égarement ou de la folie
passagère et nous observons que, pour injustifiable que soit son acte,
son auteur n’en a tiré aucun bénéfice. En revanche, le second nous
paraît crapuleux d’être le fruit d’un calcul où la convoitise d’un gain
matériel a justifié chez son auteur un acte criminel.
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C’est bien l’objectif égoïste que nous méprisons et ce qu’il a sup-
posé de raisonnement et de choix pour légitimer l’action qui a visé à
l’atteindre : si Angie, dans le film de Ken Loach, fournissait des bou-
lots mal payés à des êtres misérables pour les secourir, nous la loue-
rions comme une sainte ; mais comme sa motivation est son
enrichissement personnel, nous méprisons son comportement,
quelle que soit la sympathie qu’elle nous inspire par ailleurs. Le
champ où s’exerce le mépris, c’est bien celui du pragmatique, et plus
particulièrement d’une rationalité inadmissible, quand aucune fin
ne permet de justifier les moyens utilisés pour y parvenir. C’est
l’équation sommaire dont procède une action, quand le calcul d’un
intérêt ignore cette autre inconnue, d’essence transcendantale il est
vrai, qu’est “le bien”. Ce n’est pas un hasard si l’extrémité de l’abjec-
tion a été la rationalité monstrueuse de la Shoah, y compris dans le
profit économique de la destruction des Juifs d’Europe, car à aucune
autre échelle, cette faculté proprement humaine de la raison n’a été

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contaminée et démentie par ce que l’histoire humaine s’efforce de
penser comme son extériorité radicale, son inhumanité. Ainsi,
même à une échelle incomparablement et heureusement moindre,
ce qui appelle la protestation morale du mépris, c’est la royauté soli-
taire de l’intérêt.
Par sa violence, le mépris est le signe d’une crise, où nos valeurs
sont menacées par un comportement qui, conformément à elles, ne
devrait pas exister. C’est en nous une insurrection contre un scan-
dale : ça ne devrait pas exister et pourtant ça existe ! Nous en instrui-
sons le procès au nom de valeurs qui nous paraissent universelles
quand nous découvrons qu’elles ne sont pas universellement partagées
et comprenons que, si elles ne le sont pas, nous pouvons être à notre
tour menacés dans notre humanité. C’est pourquoi quelque chose en
nous proteste qu’“on n’a pas le droit d’agir ainsi”, exactement comme
le faisait Jacques Rivette dans un article intitulé “De l’abjection” et où,
commentant cette idée de Godard selon laquelle “les travellings sont
affaire de morale”, il s’insurgeait contre un plan tourné par Gillo
Pontecorvo dans un film consacré aux camps de concentration,
Kapo : “Voyez dans Kapo, écrivait-il, le plan où Riva se suicide en se
jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide alors de faire
un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en
prenant soin d’inscrire exactement sa main levée dans un angle de
son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris(1).”
On le voit, comme ici avec Rivette dénonçant l’amoralité d’une
esthétisation de l’horreur, il arrive au mépris d’être aussi violent que
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la haine quand il relève d’un sentiment de légitime défense.
Expression d’une analyse rationnelle ou protestation instinctive,
cette réaction est en effet également une défense. Dans la construc-
tion de notre identité, nous nous défendons en opposant ce type de
mépris à des comportements qui ébranlent nos convictions morales.
C’est ainsi un rempart que nous élevons afin de nous protéger de
personnes et de leurs agissements qui violentent nos valeurs. On dira
qu’il faut être très assuré de soi-même pour clamer son mépris de la
sorte, mais justement, il est bien la manifestation d’une urgence à se
distinguer. En cela il est proche du dégoût dont notre corps peut être
saisi, et c’est pourquoi il se traduit par une mise à distance immédiate
de son objet, comme si celui qui méprisait se sentait sali, intimement
sali, voire blessé et menacé dans son intégrité par la proximité de cet

(1) Les Cahiers du cinéma, n° 120, juin 1961. (Toutes les notes sont de l’auteur.)

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objet et devait à tout prix s’en démarquer. Par cette mise à distance,
nous nous distinguons de ce que nous jugeons “vil” ou “abject”. Ce
faisant, nous restaurons la sécurité psychologique que nous apporte
la conviction rassurante d’être meilleurs, et par là même, d’être fon-
dés à nous montrer méprisants.
En tant que suffisance de classe, le mépris est une autre forme de
distinction, sociale celle-là, et non pas morale. Il ne met pas en jeu
un système de valeurs abstraites (la dignité, le bien…), mais procède
d’une hiérarchie a priori de la valeur accordée à des individus. En
quoi il n’est pas une morale, mais une politique. Le noble qui sous
l’Ancien Régime méprisait le bourgeois, le brahmane qui dans le sys-
tème indien méprise les membres des castes inférieures, le font tous
deux au nom d’une distinction de naissance consacrée dans une
idéologie. Dans les deux cas, la culture qui a présidé à ces distinc-
tions et les a inscrites dans des hiérarchies peut expliquer de tels pré-
jugés, elle ne les rend pas pour autant légitimes. La modernité
politique est née le jour où de telles hiérarchies ont été abolies et où
la dignité de la personne humaine a été reconnue comme une caté-
gorie universelle, indépendamment des conditions de naissance, un
principe a priori, absolu et ne souffrant pas d’exception. C’est elle
qui fait de toute personne un sujet moral, et pas simplement un
sujet physique ; et elle qui pose qu’un respect lui est dû, du seul fait
de son humanité. Aujourd’hui, l’intellectuel qui méprise le tra-
vailleur manuel, le riche qui se montre condescendant vis-à-vis du
pauvre, la coquette pleine de morgue pour la ménagère sans grâce,
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sont juste ridicules. L’étroitesse de leurs sentiments dément la hau-
teur à laquelle ils prétendent, et derrière leur bêtise, on peut à juste
titre les suspecter d’être animés d’une violence de classe, de jouir du
pouvoir qu’apporte avec elle une relation fondée sur la domination,
ou de masquer, derrière une attitude hautaine, leur manque d’auto-
rité ou de confiance. Qui pourrait toujours se déclarer étranger à un
tel sentiment ? Personne sans doute. Non que nous serions tous
imbus de nous-mêmes ou adopterions en toutes circonstances une
attitude de supériorité, mais parce que la conflictualité de la vie
sociale ne cesse de produire de telles tensions dont le mépris est l’un
des ingrédients.
On ne saurait sous-estimer la violence que provoque le mépris en
tant que suffisance de classe et légitimation par les faits (“c’est
comme ça !”) d’une inégalité qui n’a aucun fondement en droit.
Dans l’étude que Pierre Bourdieu et son équipe ont menée sur les
conditions d’apparition des formes contemporaines de la misère

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sociale(2), l’humiliation ressentie par leurs interlocuteurs et la perte
d’estime de soi reviennent comme un leitmotiv chez ceux qui se sen-
tent victimes d’une situation injuste : ils se disent “écrasés”, ils se
sentent “considérés comme des nuls” ou comme faisant partie “vrai-
ment de l’arrière”. Ils sont blessés de n’être pas reconnus, de n’être
rien, de “n’avoir droit à rien”, de “ne servir à rien”, d’être perçus
comme “des moins que rien”. Quelque chose nie leur existence, com-
me si leur était dénié le droit d’exister. Et leur demande, avant toute
autre chose, c’est de se voir reconnus dans leur dignité d’êtres
humains parce qu’il s’agit là d’un droit imprescriptible auquel por-
tent atteinte leurs conditions de vie réelles ; parce qu’ils n’ont pas
démérité et ne sont donc pas responsables de leur situation ; et enfin
parce que le mépris qui les déprécie concourt à leur écrasement, en
faisant d’eux des êtres méprisables de n’avoir su, par quelque moyen
que ce soit, échapper à leur situation. Qui dira le mépris que porte
avec elle l’idée de mérite, quand elle induit que ceux qui ne réussissent
pas ont mérité leur sort ? Alors certains manifestent à leur tour un
mépris de ressentiment, simple parade à la négation dont ils se sentent
l’objet, en un mouvement de bascule où ils méprisent, ou feignent de
le faire, le monde et ceux qui les nient. Quand de telles inégalités et
une telle violence sociale sont admises, c’est toute la structure morale
d’une société qui est en crise. Car alors, ce n’est plus de mal agir qui
suscite le mépris, mais de ne pas agir en vue de satisfaire égoïstement
ses propres désirs, comme le poète Tomas Tranströmer l’évoquait de
“ceux qui reluquent avec jalousie du côté des hommes d’action, ceux
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qui, au fond d’eux-mêmes, se méprisent parce qu’ils ne sont pas des
meurtriers(3)”. Nous vivons dans le temps des assassins tranquilles.

UNE DÉVALUATION GÉNÉRALE


La violence sociale telle qu’elle se manifeste aujourd’hui est l’expres-
sion d’un conflit de valeurs. Si je l’appelle “mépris”, c’est pour être le
fruit d’un manquement permanent à un corpus de valeurs qui sont,
en théorie, le socle des sociétés démocratiques. L’idéologie qui la
produit, l’économisme libéral, n’est pas exempte de valeurs, mais elle
revendique une légitimité qui se pose avant tout en termes d’effica-
cité et de rationalité, non de morale. L’économie ayant pour fonc-
tion la production et l’échange des biens et des services, il est logique

(2) Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Le Seuil, 1993.


(3) “Shubertiana”, in Baltiques, Gallimard, 2004.

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qu’elle soit légèrement à l’écart de la sphère de la morale, dont les
règles ont pour fonction d’harmoniser les relations entre les indivi-
dus. A l’extrême, on pourrait même la considérer comme étrangère
à la morale, en considérant que sa vocation est de répondre à la ques-
tion “comment créer des richesses ?” quand celle du politique serait
de répondre à la question “comment vivre ensemble ?”. Mais ce
serait ignorer les individus qui participent au processus de création
de ces richesses et à qui, en définitive, elles sont destinées. Cette
séparation est clairement revendiquée par les partisans d’une dérégu-
lation accélérée ; elle implique de compter pour rien – de mépriser –
la responsabilité sociale dont la production de richesses est investie.
Au XXe siècle, la social-démocratie a essayé d’organiser l’interac-
tion entre les exigences relevant de ces sphères différentes de légiti-
mité. Même si elle s’en est tenue fort éloignée, elle a tenté de mettre
en œuvre, parfois sous la pression de la rue et de l’Union soviétique,
du seul fait de son existence et de la fascination qu’exerçait son
modèle, ce qui fut un aphorisme révolutionnaire avant de devenir la
devise républicaine : “liberté, égalité, fraternité” – formule géniale
dans son essence dialectique et perpétuellement mobile, où chacun
des termes ne peut être effectif sans le secours des autres. On recon-
naîtra au moins à la social-démocratie d’avoir pensé l’équilibre pré-
caire entre ces valeurs qui rendait nécessaire la satisfaction de
certains droits politiques et sociaux (liberté d’expression et d’opi-
nion, droits de réunion et d’association, législation sur l’organisation
du travail, etc.). Des activités relevant de valeurs et donc de sources
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de légitimité différentes y voisinaient normalement – par exemple,
des lieux de production de savoir y œuvraient selon les règles propres
à la recherche – et assuraient une diversité d’usages concourant aussi à
la diversité des biens matériels et immatériels ainsi créés. Dans le
mouvement de dérégulation que nous connaissons et l’immense jeu
qui impose à toute activité humaine de s’inscrire dans un libre-
échange soumis à une règle de concurrence, ou tout simplement
d’être rentable, rien ne reste des valeurs singulières qui fondaient ces
activités, alors que nombre d’entre elles sont par nature étrangères
aux règles de gestion régissant une économie.
Si, comme aucune autre passion, le mépris habite l’économisme
libéral, c’est pour mettre en concurrence des activités relevant de
valeurs différentes et organiser leur dévaluation générale. Quand la
création de richesses est rapportée au seul profit financier, c’est la
richesse elle-même, dans la floraison des formes qui la composent,
qui s’en trouve appauvrie. Quelle autorité est aujourd’hui reconnue

90 | LE MÉPRIS
au savoir philosophique ? Quelle légitimité possède encore la
recherche fondamentale, hors des applications concrètes qu’on en
attend ? Comment un artiste réussit-il à justifier son travail si son
œuvre n’est pas reconnue par le marché de l’art ? Quelle est la norme
de validation de la littérature, sinon le palmarès des best-sellers ?
Que reste-t-il du principe d’hospitalité quand l’accès aux soins
devient une dépense inaccessible au plus grand nombre et la santé,
un marché lucratif plus qu’un objectif collectif à atteindre, alors
qu’elle est un signe indiscutable de progrès ? Le paradoxe de cette
dévaluation, c’est qu’elle manifeste le triomphe de l’argent, lui qui
n’est pas, en propre, une valeur, mais le signe organisant les condi-
tions d’une équivalence sensible entre des biens et des activités de
nature et de valeurs différentes, et à ce titre incomparables.
La marchandisation des échanges a pour conséquence un évide-
ment de l’idée même d’échange, dans sa potentialité de sens et la
créativité que nourrit la circulation des biens et des services. Sachant
qu’il existe une demande pour tout, il y aura toujours une offre pour
la satisfaire. Et puisque le libre-échange, ce joli nom pour désigner
une simple vente, trouve sa justification dans la satisfaction des deux
parties, toute intervention extérieure venant réglementer cette tran-
saction ne peut se faire qu’au nom de valeurs étrangères à cette
vente. C’est d’ailleurs au nom d’une vision libérale du corps
humain, interdisant à l’Etat d’attenter au libre droit de l’individu à
disposer de son corps, que des “mères porteuses” peuvent, comme
aux Etats-Unis, louer leur utérus et assurer le développement de
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l’embryon d’un couple stérile contre rémunération. Louer ses bras,
son sexe ou son utérus, vendre un autre organe dont on peut en
théorie se passer, comme un rein, ce n’est fondamentalement pas
différent. La simplicité de la vision économiste des rapports sociaux
est vertigineuse. Mais son abstraction radicale – sa pure virtualité
technique – est précisément la condition de son efficacité. D’ailleurs
toute contestation de ses postulats se fait toujours au nom de valeurs
soumises à la réfutation de leur dimension contingente. Qu’est-ce
que le bien, l’harmonie, le progrès ? Reste la “croissance”, un indice
de la production de richesses, qui ne dit rien des conditions dans les-
quelles elles sont créées, ni de leur répartition et de ses effets.
La théorie du libre-échange repose sur l’idée que les individus
sont capables de déterminer leurs actions, qu’ils le font au nom
d’une rationalité dont ils sont en dernier ressort seuls juges, qu’ils
disposent d’une information suffisante pour agir selon leurs intérêts,
enfin que l’efficience de la concurrence leur permet de choisir entre

COMPTER POUR RIEN | 91


les offres qui leur sont faites. Parce qu’il est une théorie dont le fon-
dement est une liberté à la fois incarnée, également partagée entre
tous les individus, et manifestée par l’exercice de leur libre arbitre
(mais au prix de quelle prise de contrôle de leur imaginaire vidant ce
libre arbitre de toute substance ?), l’économisme libéral peut rejeter
toute autre valeur qui serait imposée du dehors aux individus. La
dignité ? Chacun est juge de ce qu’elle signifie pour lui-même.
L’égalité ? Elle n’existe qu’en droit, et toute mesure visant à corriger
des inégalités affecte les conditions de la libre concurrence entre les
individus. La fraternité ? Comment la définir ? Où la faire commen-
cer, où l’interrompre ? Une norme laissée à la libre appréciation des
individus serait par définition introuvable, puisqu’elle opposerait
autant de versions de l’intérêt individuel et de sa satisfaction qu’il y
a d’individus, mais en l’absence de quelques principes s’imposant à
tous, et qui peuvent donc contrevenir aux intérêts de chacun, une
société n’existe pas. Dans la dialectique constante, traversant toute
l’histoire, des relations entre les individus et la société où ils prennent
place, la légitimité de celle-ci est aujourd’hui bien confuse. D’ail-
leurs, en possède-t-elle encore une ? Margaret Thatcher y répondait
très clairement il y a vingt ans : “Je pense que nous sommes passés
par une période où on a laissé entendre à trop de gens que s’ils
avaient un problème, c’était au gouvernement de s’en occuper. « J’ai
un problème, je vais prendre une bourse d’études », « Je suis sans
abri, le gouvernement doit me loger ». Ils projettent leur problème
sur la société, mais qui est la société ? Eh bien, savez-vous, la société,
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ça n’existe pas. Il y a des individus, hommes ou femmes, et il y a des
familles, et aucun gouvernement ne peut agir, sinon à travers
des individus qui commencent par s’occuper d’eux-mêmes(4).”

LE CORPS DU CONTRAT
Les confusions introduites par une vision aussi radicale et inatta-
quable ne tardent pas à se faire sentir. Si, conformément à la logique
d’une marchandisation de tout rapport social ou de toute activité,
rien ne saurait se perdre et tout saurait se vendre, il n’y a pas de rai-
son que les individus eux-mêmes échappent à cette loi.
Longtemps l’idée a prévalu que le corps n’était pas une marchan-
dise. La tradition juridique est ainsi fondée sur la distinction clas-
sique entre la “personne” et la “chose”, la première étant investie de

(4) In Women’s Own Magazine, 31 octobre 1987.

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droits et d’obligations, la seconde étant l’objet de droits et d’obliga-
tions. Qualifier le corps de chose permettrait de l’instrumentaliser et
d’en faire l’objet d’un commerce, mais n’est-ce pas le cas ? Car une
fois cette distinction posée, la frontière s’avère mouvante et problé-
matique. Un individu vendant sa force de travail fait de son corps
l’objet d’un commerce, qu’il négocie son cerveau ou ses biceps.
Partant du principe qu’un individu est libre de disposer de son corps
comme il l’entend et qu’il en est seul propriétaire, on ne peut inter-
férer dans l’usage qu’il en fait, sauf au nom de principes qui pour
être élémentaires n’en sont pas moins difficiles à justifier. Opposer à
la prostitution qu’elle est une activité dégradante, immorale ou je ne
sais quoi encore, pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Invoquer
qu’une personne ne saurait moralement se vendre ne lui interdit pas
d’accepter de le faire si tel est son intérêt ou son bon vouloir. N’est-
ce pas le signe que chacun est libre d’agir comme il veut ? Je n’ai rien
à objecter à cela, sinon que nombre de décisions individuelles sont
l’expression d’une nécessité, en quoi elles ne sont pas libres. C’est
dans l’organisation d’une liberté réelle, complexe à définir, qu’une
société trouve sa légitimité, et elle le fait dans la négociation d’un
équilibre subtil entre des valeurs différentes, non dans la consécra-
tion d’une seule, la liberté, surtout quand celle-ci ressemble fort à
une fiction. Mais ce sont vraiment là des arguties dont l’écono-
misme ambiant se moque et qu’il contourne allégrement.
En 2002, deux journalistes révélaient qu’au cœur de l’Europe ou
presque, les Moldaves étaient si pauvres qu’ils étaient des centaines à
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avoir accepté de vendre l’un de leurs reins. Une filiale bien organisée
les conduisait à Istanbul, où ils étaient opérés. Les receveurs ver-
saient 100 000 à 200 000 dollars pour la greffe d’un rein, négocié
par un intermédiaire au prix de 30 000 dollars et acheté à un don-
neur pour 3 000(5). En 2006, Bruno Philip expliquait aussi que, en
Chine, le rein se négociait à 62 000 dollars, le foie à 100 000 et la
cornée à 30 000. Le commerce des greffes y est un bel eldorado. Pour
cause, 10 000 personnes y sont exécutées tous les ans, la matière pre-
mière ne manque donc pas. Le vice-ministre chinois de la Santé lui-
même admettait que 95 % des organes transplantés en Chine
provenaient de condamnés exécutés. Plus discret, le Centre interna-
tional d’assistance à la transplantation de la ville de Shenyang, dans le
nord-est de ce pays, incitait les malades en ces termes : “Sachez qu’en

(5) D’après Mirel Bran et Dominique Dunglas, Le Point, 15 février 2002.

COMPTER POUR RIEN | 93


décembre et en janvier, c’est la bonne saison, quand le nombre de
donneurs est le plus élevé”, une tradition immémoriale, expliquait
Bruno Philip, voulant en effet qu’on n’exécute pas les condamnés après
le début du printemps, qui est un symbole de renouveau(6). Depuis que,
en 2007, la Chine a décidé d’encadrer de façon plus drastique ce com-
merce, le responsable de la lutte contre le tourisme de transplantation au
sein de l’OMS, Luc Noël, reconnaît que “le commerce des organes va être
bouleversé”. Mais il admet aussi que, la nature ayant horreur du vide, de
nouveaux circuits se sont déjà mis en place : aux dernières nouvelles, ce
sont des Brésiliens qui iraient se faire prélever un rein en Afrique du
Sud, devenue l’une des plaques tournantes de ce commerce légal(7).
Le don d’organes a longtemps été la règle, une règle fondée sur
une solidarité a priori entre personnes ne se connaissant pas, admise
pour le don de sang, de sperme, comme de tout organe que chacun
peut accepter de donner après sa mort. Mais cette idée cède grande-
ment du terrain. Il y a maintenant un marché des ovules, légal aux
Etats-Unis : “Les donneuses présentant les bons attributs physiques,
personnels et intellectuels peuvent demander jusqu’à 26 000 dollars
pour leurs ovules(8).” L’adoption est elle aussi un marché florissant.
Aux Etats-Unis encore, à l’image des greffes d’organes, l’adoption est
un transfert qui ne peut pas faire l’objet d’un achat ni d’une enchère.
Mais face à l’explosion de la demande de bébés blancs par des
couples en mal d’enfants, les intermédiaires, appelés “facilitateurs”,
se sont multipliés. Selon le New York Times, on comptait 1 764 agences
agréées en 2002, dont le rôle est de mettre en relation les familles
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adoptives et les femmes incapables d’élever leur futur enfant ou ne le
souhaitant pas. Les tarifs varient énormément, de 10 000 à 100 000 dol-
lars, et désormais, quelque chose qui ressemble fort à une cotation a
fait son apparition sur le marché de l’adoption, suivant les aléas de
l’offre et de la demande. Comme l’explique le président du National
Council for Adoption, regroupant ces nouvelles agences, “quand il y a
quarante couples blancs candidats pour chaque nouveau-né blanc,
vous n’avez pas besoin d’un cours d’économie pour imaginer ce qui se
passe(9)”.

(6) Le Monde, 25 avril 2006.


(7) Le Monde, 12 mai 2007.
(8) Johnathan Thompson & Renee Knight, Courrier international, 21 décembre 2006.
(9) Cité par Laura Mansnerus, du New York Times, traduit dans Courrier internatio-
nal, 23 décembre 1998.

94 | LE MÉPRIS
Pour résoudre l’impossibilité d’avoir un enfant, quand le pro-
blème est la gestation d’un ovule fécondé, il existe une solution
appelée “gestation pour autrui”, mieux connue sous le nom de
“mère porteuse”. Cette pratique est encore interdite en France,
même si elle commence à avoir un début de reconnaissance et sera
sous peu légalisée. Néanmoins, dans les pays où elle est autorisée, il
existe déjà un marché où il est impossible de démêler l’altruisme
d’une femme aidant un couple à avoir l’enfant biologique qu’il ne peut
concevoir de la simple commercialisation de son utérus contre rému-
nération. Coût de l’opération, il y a quelques années : 30 000 euros
en Russie, de 80 000 à 200 000 euros aux Etats-Unis, des variations
qui s’expliquent aisément par les critères d’évaluation de la qualité
des “gestatrices”(10)… L’offre ayant augmenté, les tarifs ont chuté à
15 000 ou 20 000 euros, y compris pour les “paquets” – cession de
ses propres ovules et location de son utérus –, à la demande d’un
couple d’homosexuels par exemple(11). Pas plus que dans le domaine
de la prostitution ou celui de la vente d’un organe, il n’est aisé d’ap-
précier les motivations d’un geste auquel peut toujours être reconnu
le droit à disposer, comme on l’entend, de son propre corps, mais il
est naturellement fait état d’annonces où des femmes se proposent
d’être des “gestatrices”, simplement parce qu’elles sont dans le
besoin.
Si l’on recherche une épouse et non un enfant, il existe des sites
de rencontres où chacun peut trouver un partenaire hors de tout
échange financier. Sauf que, dans nombre de pays asiatiques, le
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contrôle du sexe des embryons (afin de satisfaire le désir des parents
d’avoir un garçon plutôt qu’une fille), et toutes sortes de discrimina-
tions envers les filles et les femmes ayant provoqué une surmortalité
féminine, il existe désormais un énorme déséquilibre numérique entre
les sexes. L’Asie compterait 100 millions de femmes de moins que
d’hommes(12). Du coup, un véritable marché s’est mis en place.
A Taïwan, des agences proposent des jeunes femmes qu’elles recrutent
en Chine continentale (entre 6 250 et 10 000 euros)(13) ; en Inde, les

(10) Libération, 12 janvier 2003.


(11) L’Express, le 15 septembre 2005.
(12) D’après Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, dans la New York
Review of Books du 20 décembre 1998.
(13) D’après Laurence Eyton, Asia Times on Line, citée dans Courrier international,
le 16 octobre 2003.

COMPTER POUR RIEN | 95


prix seraient beaucoup plus bas, entre 5 000 roupies (prix moyen d’un
téléphone portable) et 100 000 roupies (prix d’un ordinateur) (14).
Rien de ce que j’évoque ici n’est exceptionnel. Comme en météo-
rologie, de hautes pressions créent un appel de vent en direction de
zones dépressionnaires, l’existence d’une misère mondiale et qui,
compte tenu de la croissance de la population, n’est pas près de
prendre fin, justifiera toujours que des êtres, poussés par la nécessité,
se vendent. L’imagination commerciale, dans ce domaine, est déjà
sans limite, et l’explosion des trafics humains illégaux serait impen-
sable si la marchandisation des êtres humains n’avait pas été recon-
nue dans d’autres domaines. Les trafics les plus scabreux pullulent :
200 000 femmes sont vendues chaque année en Europe comme
prostituées(15). Il y aurait 2 à 3 millions d’enfants victimes d’exploita-
tion sexuelle dans le monde, selon l’Unicef, et 12 millions de per-
sonnes seraient victimes de diverses formes de travail forcé, selon
l’Organisation internationale du travail. L’Office des Nations unies
contre la drogue et le crime déclare dans son rapport de 2006 que
“la traite des personnes a atteint des proportions épidémiques”, les
formes d’exploitation incluant la prostitution d’autrui, le travail
forcé, la servitude ou le meurtre à des fins de prélèvement d’organes.
Ce n’est pas le lieu d’en donner le détail, mais de souligner que
l’économisme libéral porte une responsabilité morale de cette situa-
tion. Il fut de l’essence du libéralisme politique, celui de Tocqueville
par exemple, de dépolitiser des pans entiers de l’activité humaine
– la religion, les opinions, et c’est très bien – en reconnaissant aux
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individus une large autonomie de décision dans ce domaine, tout en
limitant son champ d’application(16). Il est aussi de l’essence de l’éco-
nomisme libéral de consacrer l’autonomie de l’économie vis-à-vis de
la morale et de la politique. Mais lorsqu’il œuvre à restreindre les
compétences de l’Etat, la légitimité de son intervention et, partant, le
pouvoir politique, lorsqu’il tient l’idée de service public pour obsolète,
et avec elle celle d’un espace public, lorsqu’il finit par considérer que
les droits socio-économiques (droit au travail, à la santé, etc.) mettent
en péril les droits politiques individuels (la liberté, la sécurité), alors

(14) Bénédicte Manier, Quand les femmes auront disparu : l’élimination des filles en
Inde et en Asie, La Découverte, 2006.
(15) Selon la fondation Scelles contre la traite des êtres humains.
(16) Par exemple, les pratiques sexuelles relèvent de la seule volonté des partenaires,
s’ils sont adultes et consentants, autrement dit, libres et responsables.

96 | LE MÉPRIS
le seul mode de régulation des relations sociales est le contrat, dont
rien ne garantit qu’il ne sera pas l’expression d’un rapport de force
impliquant une inégalité et une coercition de fait. Le corps du
contrat, c’est aujourd’hui la rémunération dont les parties convien-
nent pour la vente d’un service ou d’un bien. Pourtant le don,
l’échange, la solidarité, l’amour lui-même, fondent au même titre
que la possibilité d’une rémunération ce contrat pacifique qu’est le
contact entre les êtres et dont la trame des relations innerve beau-
coup mieux le corps social. D’être désintéressées les rend, au sens
propre du terme, sans intérêt. C’est pourquoi elles sont logiquement
exclues d’une morale que gouverne le règne solitaire de l’intérêt
individuel. Dans la version extrême, libertarienne et utilitariste de
l’économisme libéral, l’homme n’est mû que par son intérêt, et le
bien n’est jamais que cet intérêt, tel que le considère un individu.
Tout autre objectif compte pour rien.
J’appelle “mépris” cette axiologie radicale et sommaire qui
impose, au mépris de toute autre valeur, les formes le plus souvent
fictives ou dégradées qu’y prend la liberté. Ce mépris consacre une
violence qui, en vidant l’idée de “dignité” de son contenu, évacue
avec elle la critique morale qui pourrait en être faite en privant par
avance de son fondement le mépris qu’elle inspire. C’est ainsi que
s’impose la morale vide, et en cela, indiscutable, de notre temps.
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