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Renaud Ego
Dans La pensée de midi 2008/2 (N° 24-25), pages 84 à 97
Éditions Actes sud
ISSN 1621-5338
ISBN 9782742776283
DOI 10.3917/lpm.024.0084
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Le dernier film de Ken Loach, It’s a Free World, est une parabole sans
excès du cynisme de notre époque : Angie, une mère célibataire de
trente-trois ans, est virée de la boîte d’intérim où elle recrute une
main-d’œuvre bon marché dans les pays les plus pauvres de la
Communauté européenne. Dotés de passeports, ces candidats au
paradis libéral sont acheminés vers la Grande-Bretagne, où des
entreprises trouvent dans ces travailleurs précaires un avantage com-
pétitif indéniable face à leurs concurrents. Décidée à ne plus recevoir
d’ordres et à se faire à son tour une place au soleil, Angie ouvre sa
propre agence de recrutement. Après tout, elle connaît le métier : un
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* Il est l’auteur d’une œuvre ouverte au jeu des genres qui composent la littérature.
On y trouve des récits, Tombeau de Jimi Hendrix (1996), plusieurs livres de poèmes,
Le Désastre d’Eden (1995), Calendrier d’avant (2003), Le Vide étant fait (2004), La
réalité n’a rien à voir (Le Castor astral, 2006) et des essais sur l’art et la littérature,
parmi lesquels San (Adam Biro, 2000), S’il y a lieu (CRL Franche-Comté, 2000),
L’arpent du poème dépasse l’année-lumière (Editions Jean-Michel Place, 2002). Il est
par ailleurs l’auteur de très nombreux articles, consacrés en particulier à la littérature
et à la peinture.
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un monde libre, à chacun de s’en sortir : les plus habiles en jouant
des coudes et d’une législation laxiste, les autres en s’estimant heu-
reux d’avoir un emploi plutôt que rien. Angie, au fond, n’a pas vrai-
ment conscience de l’amoralité de sa conduite, elle pourrait même
avoir l’impression d’aider de plus démunis qu’elle, et à l’occasion,
elle sait se montrer généreuse. Certes, elle se sert copieusement au
passage, mais elle se crève aussi à la tâche, et son métier n’est pas sans
risques. Ce n’est pas une mauvaise fille, juste une jeune femme qui
vit les contradictions d’une époque confuse où l’on préfère être le
bourreau plutôt que la victime et où, de toute façon, la violence
infligée peut se parer des oripeaux de la nécessité.
De quoi cette chronique de l’économisme libéral témoigne-t-elle
de façon exemplaire ? De rien, je l’admets : ou plutôt, c’est la bana-
lité de la violence sociale qui y est exemplaire ; chacun s’y habitue
peu à peu, et l’on finit par admettre que le travail et l’esclavage pos-
sèdent une frontière poreuse. J’entends d’ici la condescendance avec
laquelle un interlocuteur réaliste, c’est-à-dire au fait des réalités éco-
nomiques, pointerait ma naïveté et mon idéalisme. Avec toute ma
sincérité outragée et vaguement ridicule, je lui opposerais qu’il a
bien peu de principes et se satisfait d’une morale à deux sous où la
fin justifie les moyens ; ce à quoi il me répondrait peut-être au nom
d’une éthique de l’efficacité, et nous débattrions ainsi, de façon un
peu lamentable, sans trouver le moindre point d’accord. Le voisi-
nage en moi de sentiments d’écœurement et d’impuissance ne m’ho-
nore guère, mais je m’en voudrais plus encore si s’éteignait ce
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contaminée et démentie par ce que l’histoire humaine s’efforce de
penser comme son extériorité radicale, son inhumanité. Ainsi,
même à une échelle incomparablement et heureusement moindre,
ce qui appelle la protestation morale du mépris, c’est la royauté soli-
taire de l’intérêt.
Par sa violence, le mépris est le signe d’une crise, où nos valeurs
sont menacées par un comportement qui, conformément à elles, ne
devrait pas exister. C’est en nous une insurrection contre un scan-
dale : ça ne devrait pas exister et pourtant ça existe ! Nous en instrui-
sons le procès au nom de valeurs qui nous paraissent universelles
quand nous découvrons qu’elles ne sont pas universellement partagées
et comprenons que, si elles ne le sont pas, nous pouvons être à notre
tour menacés dans notre humanité. C’est pourquoi quelque chose en
nous proteste qu’“on n’a pas le droit d’agir ainsi”, exactement comme
le faisait Jacques Rivette dans un article intitulé “De l’abjection” et où,
commentant cette idée de Godard selon laquelle “les travellings sont
affaire de morale”, il s’insurgeait contre un plan tourné par Gillo
Pontecorvo dans un film consacré aux camps de concentration,
Kapo : “Voyez dans Kapo, écrivait-il, le plan où Riva se suicide en se
jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide alors de faire
un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en
prenant soin d’inscrire exactement sa main levée dans un angle de
son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris(1).”
On le voit, comme ici avec Rivette dénonçant l’amoralité d’une
esthétisation de l’horreur, il arrive au mépris d’être aussi violent que
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(1) Les Cahiers du cinéma, n° 120, juin 1961. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
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sociale(2), l’humiliation ressentie par leurs interlocuteurs et la perte
d’estime de soi reviennent comme un leitmotiv chez ceux qui se sen-
tent victimes d’une situation injuste : ils se disent “écrasés”, ils se
sentent “considérés comme des nuls” ou comme faisant partie “vrai-
ment de l’arrière”. Ils sont blessés de n’être pas reconnus, de n’être
rien, de “n’avoir droit à rien”, de “ne servir à rien”, d’être perçus
comme “des moins que rien”. Quelque chose nie leur existence, com-
me si leur était dénié le droit d’exister. Et leur demande, avant toute
autre chose, c’est de se voir reconnus dans leur dignité d’êtres
humains parce qu’il s’agit là d’un droit imprescriptible auquel por-
tent atteinte leurs conditions de vie réelles ; parce qu’ils n’ont pas
démérité et ne sont donc pas responsables de leur situation ; et enfin
parce que le mépris qui les déprécie concourt à leur écrasement, en
faisant d’eux des êtres méprisables de n’avoir su, par quelque moyen
que ce soit, échapper à leur situation. Qui dira le mépris que porte
avec elle l’idée de mérite, quand elle induit que ceux qui ne réussissent
pas ont mérité leur sort ? Alors certains manifestent à leur tour un
mépris de ressentiment, simple parade à la négation dont ils se sentent
l’objet, en un mouvement de bascule où ils méprisent, ou feignent de
le faire, le monde et ceux qui les nient. Quand de telles inégalités et
une telle violence sociale sont admises, c’est toute la structure morale
d’une société qui est en crise. Car alors, ce n’est plus de mal agir qui
suscite le mépris, mais de ne pas agir en vue de satisfaire égoïstement
ses propres désirs, comme le poète Tomas Tranströmer l’évoquait de
“ceux qui reluquent avec jalousie du côté des hommes d’action, ceux
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au savoir philosophique ? Quelle légitimité possède encore la
recherche fondamentale, hors des applications concrètes qu’on en
attend ? Comment un artiste réussit-il à justifier son travail si son
œuvre n’est pas reconnue par le marché de l’art ? Quelle est la norme
de validation de la littérature, sinon le palmarès des best-sellers ?
Que reste-t-il du principe d’hospitalité quand l’accès aux soins
devient une dépense inaccessible au plus grand nombre et la santé,
un marché lucratif plus qu’un objectif collectif à atteindre, alors
qu’elle est un signe indiscutable de progrès ? Le paradoxe de cette
dévaluation, c’est qu’elle manifeste le triomphe de l’argent, lui qui
n’est pas, en propre, une valeur, mais le signe organisant les condi-
tions d’une équivalence sensible entre des biens et des activités de
nature et de valeurs différentes, et à ce titre incomparables.
La marchandisation des échanges a pour conséquence un évide-
ment de l’idée même d’échange, dans sa potentialité de sens et la
créativité que nourrit la circulation des biens et des services. Sachant
qu’il existe une demande pour tout, il y aura toujours une offre pour
la satisfaire. Et puisque le libre-échange, ce joli nom pour désigner
une simple vente, trouve sa justification dans la satisfaction des deux
parties, toute intervention extérieure venant réglementer cette tran-
saction ne peut se faire qu’au nom de valeurs étrangères à cette
vente. C’est d’ailleurs au nom d’une vision libérale du corps
humain, interdisant à l’Etat d’attenter au libre droit de l’individu à
disposer de son corps, que des “mères porteuses” peuvent, comme
aux Etats-Unis, louer leur utérus et assurer le développement de
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LE CORPS DU CONTRAT
Les confusions introduites par une vision aussi radicale et inatta-
quable ne tardent pas à se faire sentir. Si, conformément à la logique
d’une marchandisation de tout rapport social ou de toute activité,
rien ne saurait se perdre et tout saurait se vendre, il n’y a pas de rai-
son que les individus eux-mêmes échappent à cette loi.
Longtemps l’idée a prévalu que le corps n’était pas une marchan-
dise. La tradition juridique est ainsi fondée sur la distinction clas-
sique entre la “personne” et la “chose”, la première étant investie de
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droits et d’obligations, la seconde étant l’objet de droits et d’obliga-
tions. Qualifier le corps de chose permettrait de l’instrumentaliser et
d’en faire l’objet d’un commerce, mais n’est-ce pas le cas ? Car une
fois cette distinction posée, la frontière s’avère mouvante et problé-
matique. Un individu vendant sa force de travail fait de son corps
l’objet d’un commerce, qu’il négocie son cerveau ou ses biceps.
Partant du principe qu’un individu est libre de disposer de son corps
comme il l’entend et qu’il en est seul propriétaire, on ne peut inter-
férer dans l’usage qu’il en fait, sauf au nom de principes qui pour
être élémentaires n’en sont pas moins difficiles à justifier. Opposer à
la prostitution qu’elle est une activité dégradante, immorale ou je ne
sais quoi encore, pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Invoquer
qu’une personne ne saurait moralement se vendre ne lui interdit pas
d’accepter de le faire si tel est son intérêt ou son bon vouloir. N’est-
ce pas le signe que chacun est libre d’agir comme il veut ? Je n’ai rien
à objecter à cela, sinon que nombre de décisions individuelles sont
l’expression d’une nécessité, en quoi elles ne sont pas libres. C’est
dans l’organisation d’une liberté réelle, complexe à définir, qu’une
société trouve sa légitimité, et elle le fait dans la négociation d’un
équilibre subtil entre des valeurs différentes, non dans la consécra-
tion d’une seule, la liberté, surtout quand celle-ci ressemble fort à
une fiction. Mais ce sont vraiment là des arguties dont l’écono-
misme ambiant se moque et qu’il contourne allégrement.
En 2002, deux journalistes révélaient qu’au cœur de l’Europe ou
presque, les Moldaves étaient si pauvres qu’ils étaient des centaines à
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Pour résoudre l’impossibilité d’avoir un enfant, quand le pro-
blème est la gestation d’un ovule fécondé, il existe une solution
appelée “gestation pour autrui”, mieux connue sous le nom de
“mère porteuse”. Cette pratique est encore interdite en France,
même si elle commence à avoir un début de reconnaissance et sera
sous peu légalisée. Néanmoins, dans les pays où elle est autorisée, il
existe déjà un marché où il est impossible de démêler l’altruisme
d’une femme aidant un couple à avoir l’enfant biologique qu’il ne peut
concevoir de la simple commercialisation de son utérus contre rému-
nération. Coût de l’opération, il y a quelques années : 30 000 euros
en Russie, de 80 000 à 200 000 euros aux Etats-Unis, des variations
qui s’expliquent aisément par les critères d’évaluation de la qualité
des “gestatrices”(10)… L’offre ayant augmenté, les tarifs ont chuté à
15 000 ou 20 000 euros, y compris pour les “paquets” – cession de
ses propres ovules et location de son utérus –, à la demande d’un
couple d’homosexuels par exemple(11). Pas plus que dans le domaine
de la prostitution ou celui de la vente d’un organe, il n’est aisé d’ap-
précier les motivations d’un geste auquel peut toujours être reconnu
le droit à disposer, comme on l’entend, de son propre corps, mais il
est naturellement fait état d’annonces où des femmes se proposent
d’être des “gestatrices”, simplement parce qu’elles sont dans le
besoin.
Si l’on recherche une épouse et non un enfant, il existe des sites
de rencontres où chacun peut trouver un partenaire hors de tout
échange financier. Sauf que, dans nombre de pays asiatiques, le
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(14) Bénédicte Manier, Quand les femmes auront disparu : l’élimination des filles en
Inde et en Asie, La Découverte, 2006.
(15) Selon la fondation Scelles contre la traite des êtres humains.
(16) Par exemple, les pratiques sexuelles relèvent de la seule volonté des partenaires,
s’ils sont adultes et consentants, autrement dit, libres et responsables.
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le seul mode de régulation des relations sociales est le contrat, dont
rien ne garantit qu’il ne sera pas l’expression d’un rapport de force
impliquant une inégalité et une coercition de fait. Le corps du
contrat, c’est aujourd’hui la rémunération dont les parties convien-
nent pour la vente d’un service ou d’un bien. Pourtant le don,
l’échange, la solidarité, l’amour lui-même, fondent au même titre
que la possibilité d’une rémunération ce contrat pacifique qu’est le
contact entre les êtres et dont la trame des relations innerve beau-
coup mieux le corps social. D’être désintéressées les rend, au sens
propre du terme, sans intérêt. C’est pourquoi elles sont logiquement
exclues d’une morale que gouverne le règne solitaire de l’intérêt
individuel. Dans la version extrême, libertarienne et utilitariste de
l’économisme libéral, l’homme n’est mû que par son intérêt, et le
bien n’est jamais que cet intérêt, tel que le considère un individu.
Tout autre objectif compte pour rien.
J’appelle “mépris” cette axiologie radicale et sommaire qui
impose, au mépris de toute autre valeur, les formes le plus souvent
fictives ou dégradées qu’y prend la liberté. Ce mépris consacre une
violence qui, en vidant l’idée de “dignité” de son contenu, évacue
avec elle la critique morale qui pourrait en être faite en privant par
avance de son fondement le mépris qu’elle inspire. C’est ainsi que
s’impose la morale vide, et en cela, indiscutable, de notre temps.
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