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Le mal en ce jardin…

Nathalène Isnard-Davezac
Dans Le Coq-héron 2009/1 (n° 196), pages 20 à 27
Éditions Érès
ISSN 0335-7899
ISBN 9782749210384
DOI 10.3917/cohe.196.0020
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Nathalène Isnard-Davezac

Le mal en ce jardin 1…

Par le Serpent, nous dit la Bible, le mal s’introduit dans la Création. Bien que
le mal ne fasse pas partie de l’appareil conceptuel de la psychanalyse, son repé-
rage dans la pratique clinique, ainsi que les constructions théoriques auxquelles ses
manifestations protéiformes ont donné lieu, permettent d’en considérer l’action et
les effets, à la fois comme la butée et comme l’un des points d’ancrage de la théorie
freudienne des pulsions…
Si je me suis intéressée au célèbre passage où le Serpent dialogue avec Ève,
dans le second récit de la Création, ce n’est pas pour y chercher une réponse aux
questions posées par les aspects les plus obscurs de la psyché mais parce que ce
texte interprète, dans le langage, le discours, et les images qui lui sont propres, l’hu-
main aux prises avec le mal. Dans cette perspective j’ai privilégié comme axes de
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réflexion, d’une part, la relation dialectique du sujet à l’ordre symbolique, et d’autre
part, son rapport au désir articulé à la thématique, bien particulière ici, de la connais-
sance liée au couple bien/mal.

Un interdit paradoxal ?

Peu avant que le Serpent fasse irruption dans ce récit, la Bible nous conte que :
« Iahvé Elohim prit l’homme et l’installa dans le jardin d’Éden pour le cultiver et
pour le garder. »
Dans la perspective du judaïsme, Dieu n’a pas créé l’homme pour qu’il
demeure dans la paresseuse quiétude d’un univers sûr et protégé car, sous la méta-
phore bucolique, c’est un programme de vie, une éthique qui lui est proposée :
cultiver le jardin, c’est préférer à toute autre voie d’accomplissement celle de la
connaissance. C’est, pour le dire autrement, travailler à donner du sens à ce qui est
inaccessible à l’entendement humain, non dans une visée de récompense ou de féli-
cité mais dans celle d’une quête de la vérité recherchée pour elle-même, parce c’est
sur cette exigence de vérité que se fonde le plus sûrement la relation de l’homme
1. Conférence du 15.12.2007
au IVe Groupe OPLF. à lui-même, à ses frères en condition humaine, au monde qui l’environne et au

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divin. Sans cette connaissance qui élève l’homme, il n’existe ni éthique, ni Dieu, La psychanalyse et la Bible
ni monde.
Cependant, la tâche assignée à Adam, au premier maillon de la chaîne humaine,
est double : non seulement il doit « cultiver le jardin » mais aussi « le garder ».
Derrière le manifeste du Texte, on peut lire : Adam ne doit pas être le propriétaire
des biens spirituels qui lui ont été donnés, ni l’usufruitier qui en jouirait égoïstement,
ou pire, qui les dilapiderait. Ainsi, selon la mission qui lui est implicitement confiée,
non seulement il est donc responsable de l’héritage reçu et de sa transmission mais
il doit travailler à accroître le champ de ses connaissances, à repousser toujours plus
loin les limites du su.
Tout juif athée qu’ait été Freud, sa vie et son œuvre montrent à quel point il
fut imprégné par cette « leçon » d’éthique dont l’exigence continue à s’adresser non
seulement à ses héritiers, mais à l’humanité tout entière.
« Puis Iahvé Elohim donna un ordre à l’homme en disant : “De tout arbre du jardin tu
pourras manger, mais de l’arbre de la science du bien et du mal 2, tu n’en mangeras pas, car
du jour où tu en mangerais, tu mourrais 3.” »
C’est par la parole que Dieu se révèle à l’homme, et cette première parole est
un don avant d’être une interdiction. Dès l’origine, selon la Tradition, l’homme est
créé en même temps que l’idée du bien et du mal, en même temps que la notion
qu’il existe des choses bonnes et des choses mauvaises, et dès l’origine l’homme est
moral au sens où il est libre de choisir de faire le bien et/ou le mal.
Dès l’origine, nous ont appris Freud et l’expérience psychanalytique, l’indi-
vidu est inscrit dans l’ordre de la sexualité, de la vie pulsionnelle inconsciente tissée
d’amour et de haine, tiraillée entre désir de vie et désir de mort. Quant à décider de
ce qui est bien et de ce qui est mal, Freud nous a engagés à ne pas porter un jugement
trop hâtif sur l’une ou l’autre de ces valeurs, pas plus que sur les pulsions érotiques
et destructrices, chacune étant indispensable puisque de leur alliance et de leur inte-
raction « procèdent les phénomènes de la vie ».
Le discours, le langage, l’herméneutique et la maïeutique de la Bible sont
distincts de ceux de la psychanalyse. Pourtant dans ces deux perspectives, bien
qu’ayant une place et une fonction radicalement différentes, l’interdit est au principe
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de l’expérience humaine et de la vie psychique, et la potentialité de sa transgression
ouvre sur la menace d’un inéluctable châtiment : la séparation, la mort, la finitude,
dans le registre biblique ; l’épreuve de castration, la perte, dans celui de la pensée
psychanalytique. Châtiments qui ont en commun de ressortir, l’un et l’autre, au
champ de la symbolique paternelle. D’ailleurs dans la Bible, séparation, limite, loi,
sont des notions équivalentes au sens où elles sont identifiées à l’action créatrice du
Dieu-Père.
On retient surtout du commandement divin adressé à l’homme son versant
interdicteur, pourtant l’interdiction est précédée d’une permission : de tous les
arbres du jardin, l’homme pourra manger. Dieu lui en donne la jouissance. Il faut
souligner que c’est en premier lieu un principe de jouissance, de plaisir, de satis-
faction pulsionnelle qui est posé : « De tous les arbres, tu pourras manger », avant
un interdit qui le limite, mais ne le remet pas en cause : « … mais de l’arbre de la
science du bien et du mal, tu n’en mangeras pas ». 2. En hébreu, le même mot
À moins d’opter pour l’hypothèse d’un Dieu pervers, ou pour celle d’une désigne bien et mal, bonheur
erreur du législateur, comment comprendre un interdit apparemment : l’homme et malheur. L’un se réfère à
l’éthique, l’autre à l’expé-
ne doit pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, et rience humaine.
pourtant le Texte indique que seul le chemin de la connaissance relie la créature 3. Souligné par moi.

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Le Coq-Héron 196 à son créateur… D’ailleurs comment, en ces temps édéniques, de paix et de féli-
cité, l’homme pourrait savoir ce que « bien » et « mal » veulent dire alors qu’il
est à l’abri de tout conflit psychique, qu’il n’a pas l’expérience de la détresse de
l’abandon, ni celle de l’inquiétude, de l’angoisse, de la frustration, ni d’aucun état
qui lui permette de comprendre intiment le sens de « bonheur » et de « malheur » ?
« Bon », « mauvais », en quoi ? Pour qui ?
À l’inverse si, selon le discours de la Bible, l’homme a été créé avec la faculté
de comprendre le monde, avec le devoir de travailler à donner du sens à ses actes
et à tout ce qui dépasse l’entendement humain, alors qu’en est-il de l’emprise que
peuvent exercer sur lui les innombrables et toujours renouvelées figures du mal
dans l’histoire individuelle ou collective des humains, sinon la réponse positive à la
tentation toujours offerte d’accroître le champ de ses connaissances en expérimen-
tant le mal ?
Dans le premier récit de la Genèse il nous est raconté que l’acte divin de Créa-
tion se manifeste de deux façons : par l’acte de distinguer et par celui de séparer.
Or, l’arbre dont il est interdit de manger le fruit – arbre de la connaissance du bien et
du mal – recèle dans sa dénomination même l’idée de mélange. Le mot « connais-
sance » en hébreu désigne, en effet, aussi bien l’appropriation d’une donnée par
l’intellect que l’union charnelle, cet instant où deux corps fusionnent. La notion de
connaissance est donc aussi liée au sexuel.
Ici la connaissance portant à la fois sur le bien et le mal, la conjonction « et »
vient s’ajouter et renforcer cette idée de mélange due à la polysémie du mot. Manger
du fruit de l’arbre aurait alors pour sens incorporer, prendre en soi les valeurs intrin-
sèques de ce fruit que sont la fusion et le mélange, c’est-à-dire, dans la perspec-
tive de l’éthique du judaïsme, le mal, le mauvais, alors que la séparation, l’écart, le
manque sont au contraire ce qui est au fondement du projet de la Création divine :
l’acquisition du bien et du bon.
Le premier homme serait donc placé devant l’alternative, soit de soutenir
l’épreuve énigmatique qui consiste à déchiffrer et à transmettre la connaissance
initiale du bien pour continuer à vivre dans un Éden où l’effort de séparation entre
le bien et le mal n’existerait pas, soit d’expérimenter une vie où il n’y a pas de bien
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sans mal, ni de mal sans bien. La voie de passage à la complexité du monde ne
relève pas de l’autodétermination du genre humain, mais de la transgression ou non
d’une loi qui lui est extérieure, et à laquelle, en revanche, il lui appartient d’obéir ou
non. Il s’agit là d’une décision qui est l’expression de la liberté humaine, mais aussi
d’une tentation que la Tradition a rendue concrète sous l’aspect d’un serpent, et que
l’iconographie représente le plus souvent enroulé autour de l’arbre de la connais-
sance du bien et du mal.

Nu autant que rusé

C’est à l’homme que Dieu a adressé son commandement. Il avait été promu
gardien du jardin d’Éden, voilà que maintenant il devient gardien de l’interdit alors
que la femme n’a pas encore d’existence. Or c’est à elle, et à elle seule, que va
s’adresser le discours du Serpent. Pourquoi s’adresse-t-il à la femme et non à l’homme
qui a reçu le commandement et la Loi ? Où est donc Adam ? Pourquoi le Serpent
va-t-il instituer la femme, à son insu, comme instrument métonymique de l’objet de
la connaissance, le fruit interdit, qu’elle va prendre puis donner à l’homme ? Pour-
quoi en fait-il la médiatrice entre l’interdit et la transgression, le vecteur inconscient

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du destin qu’elle incarnera à jamais dans l’imaginaire occidental ? Une hypothèse La psychanalyse et la Bible
pourrait se fonder sur la manière dont le récit de la Création problématise la ques-
tion de l’origine des premiers humains : le premier homme a été créé par le souffle
divin sur un peu de poussière du sol (d’où son nom d’Adam). Il est donc à la fois
l’émanation et l’incarnation de la vie de l’esprit en l’homme. La compagne que le
divin lui donne est modelée par Dieu à partir d’une côte de l’homme (dans le second
récit de la Création), et c’est l’homme, et non Dieu, qui va nommer « femme » cette
créature mi-divine, mi-humaine puisque, dit plus loin le Texte, « c’est d’un homme
qu’elle a été prise ». (Rappelons qu’en hébreu, « homme » se dit Ish, et « femme »
se dit Isha.)
Quoi qu’il en soit, le Serpent fait son apparition immédiatement après que le
texte nous a dit :
« Or tous deux étaient nus 4, l’homme et sa femme, et ils n’en avaient point honte. »
Le Serpent, qui dans ce récit occupe différentes fonctions symboliques, surgit
dans ce qu’on peut supposer d’une idyllique scène pastorale d’innocence, sans
arrière-pensée, sans entrave inconsciente, sans manque et sans attente. Qui est-il ?
« Le Serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs », continue le
texte… Or, en hébreu, « rusé » et « nu » sont un même mot. La nudité du Serpent,
qui est nu autant que rusé, ne peut pas avoir le même sens ici que la nudité sexuée de
l’homme et de la femme. Donc le Serpent était rusé (c’est le sens que les traducteurs
ont souhaité retenir), mais il était aussi nu… L’univers de la nudité, dans la Bible,
est celui du dépouillement et renvoie à l’aridité du désert, mais aussi à l’animalité, à
un monde sans loi et sans châtiment auquel on est livré sans défense. Poursuivons :
le Serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs. Le mot « champ », en
hébreu, a un sens assez proche de celui de nudité, puisqu’il désigne le monde de la
jungle, de la violence et de la mort, mais aussi celui du mélange ; c’est l’espace sans
limite de l’énergie libre, du pulsionnel indompté, du travail de déliaison. En défi-
nissant par ces deux termes, « nu » et « rusé », l’univers du Serpent, il y a comme
une insistance à mieux faire percevoir le contraste entre l’univers hostile dans lequel
évolue le Serpent et la douceur du jardin d’Éden où l’homme, revêtu par la Loi, est
être de désir innocent, de transparence, et de lumière.
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Le Serpent, créature intelligente et raisonneuse, appartient lui aussi à la Créa-
tion, comme nous l’enseignent aussi tous les mythes anciens du Moyen-Orient
antérieurs à la transcription du récit biblique. Il fait partie de ce chaos originaire où
bouillonnaient souterrainement et indistinctement des forces obscures, un monde
d’avant la séparation entre ténèbres et lumières. Si les récits les plus anciens s’ac-
cordent pour traduire à leur façon que le bien et le mal étaient confondus dans le
magma originaire, le Ça postulé par Freud comme « un chaos, un chaudron plein
d’excitations en ébullition […] où les motions opposées coexistent côte à côte sans
s’annuler ni se soustraire les unes aux autres, […] qui ne connaît pas de bien, pas de
mal, pas de morale », renvoie à cette représentation un lointain, mais très net écho.
En hébreu, le Serpent se dit na’hach, ce qui signifie devin, notion qui exalte
les qualités de clairvoyance, de lucidité sur le présent et l’avenir – qualités qui sont
l’apanage de l’intelligence divine – et que traduit littéralement le nom de « Lucifer ».
Pour le judaïsme, il n’est pas le mal en soi, mais il est le principe du mal créé par
Dieu ; il est la représentation de Satan en tant qu’« obstacle » au projet divin et, en ce
sens, il est indissociable de ce projet. Tour à tour en posture d’accusateur de l’œuvre
divine, ou de tentateur, il est l’agent révélateur des situations où l’homme est mis
à l’épreuve, où l’homme est provoqué à se découvrir nu dans sa fragilité et dans la 4. Souligné par moi.

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Le Coq-Héron 196 vérité de ses tendances mauvaises. Par son principe actif, le raisonnement, il est du
côté du « Mauvais Penchant », puisque selon le Talmud l’homme a été créé avec un
cœur à deux penchants : le bon, celui du discernement, le mauvais, celui du raison-
nement. (« J’ai créé le Mauvais Penchant, j’ai créé la Torah comme antidote. ») Et
parce que le mal vise à limiter l’homme à la condition terrestre, c’est-à-dire à la mort
du point de vue de l’esprit, le Serpent symbolise aussi « l’Ange de la mort ». On le
retrouve ailleurs dans la Bible en tant que divinité qui porte en elle le mal célébrée
par les Philistins, sous le nom Belzébuth, ou Baal Zebboub, « le dieu (seigneur) des
mouches », dieu corrupteur, menteur… Dans la Bible encore, dans d’autres textes
que ceux de la Genèse, le Mauvais qui revêt l’apparence d’un serpent aquatique
monstrueux est nommé « Léviathan », ou encore « Béhémot », et représente le
royaume de l’informe et du chaos.
Chaque nom renvoie à la manière dont l’homme se représente à lui-même ses
pulsions destructrices, et le lieu du combat que se livrent en lui, depuis l’origine,
« les deux puissances célestes » évoquées dans les dernières lignes de Malaise…
D’une certaine manière on pourrait dire qu’Adam, aux temps paradisiaques,
ne connaît que le bien. Dieu, dans son omniscience, connaît le bien et le mal. Le
Serpent se présente comme ayant la même connaissance du bien et du mal, mais en
réalité, il vit dans le mal, et il sait ce dont il parle.

Un discours vrai infiltré de faux

On a vu que le divin s’est révélé à l’homme par la parole. Le Serpent, lui, se


montre en même temps qu’il parle. Il parle et il fait parler, car c’est à lui que revient
d’inaugurer le premier dialogue dans la Genèse. Et comme il se doit pour l’expert
en dialectique qu’il est, la première parole qu’il adresse à la femme se présente sous
la forme d’une question : « Est-ce que vraiment Elohim a dit : “Vous ne mangerez
d’aucun arbre du jardin” ? »
D’emblée cet énoncé falsifie le commandement divin : Dieu n’a posé l’interdit
que sur un seul arbre : « de tous les arbres, vous pourrez manger ». En convertis-
sant en négation sous la forme d’une question la permission divine de jouissance, il
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introduit le doute et la confusion en touchant le point névralgique de la frustration :
la femme n’aurait pas eu l’idée de convoiter ni de manger le fruit de l’arbre de la
connaissance du bien et du mal si la Loi n’avait pas prescrit : « De ce fruit, tu ne
mangeras pas ».
Pourtant la femme rectifie :
« Du fruit des arbres du jardin, nous pouvons manger, mais du fruit de l’arbre qui est au
milieu du jardin Elohim a dit : “Vous n’en mangerez pas et n’y toucherez pas 5 de peur que
vous ne mouriez.” »
Est-ce la soudaineté de l’apparition du Serpent, l’effet traumatique de sa parole ?
Toujours est-il que se crée en elle un trouble de pensée au point qu’elle ajoute au
commandement divin un élément qui en était absent : « Vous n’y toucherez pas. »
Cette distorsion que la femme fait subir à l’énoncé interdicteur représente peut-
être le dernier rempart qui s’oppose au déferlement du désir inconscient lié à la frus-
tration engendrée par la limite, cet ajout incongru signalant la frontière désormais
ténue entre la région familière, la région protégée et protectrice de l’ordre divin, et
l’inquiétante étrangeté de l’univers terrestre dont l’approche suscite peur et angoisse
en ce qu’elle ouvre sur la brillance d’un inconnu du désir.
5. Ibid. Le Serpent poursuit :

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« Vous n’en mourrez pas car Elohim sait que le jour où vous en mangerez vos yeux se La psychanalyse et la Bible
dessilleront, et vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. »
La dialectique est habile : « Vous n’en mourrez pas »… Il s’agit d’abord de
nier le châtiment lié à la transgression, puis de destituer l’interdit de sa valeur struc-
turante en l’identifiant à un désir occulte de toute-puissance de Dieu sur ses créa-
tures : si l’homme et la femme bravent l’interdit, il ne leur arrivera rien. Bien au
contraire, il suggère à la femme qu’il ne saurait y avoir d’interdit puisque l’instance
divine a cherché à la tromper, de sorte que manger du fruit de l’arbre de la connais-
sance ne saurait être une transgression. L’insinuation est que le commandement
fait à l’homme n’est pas la parole du Père symbolique, mais le diktat d’une autre
figure paternelle, celle d’un Père tout-puissant, d’un Père qui fait dépendre de son
arbitraire toutes les lois. Un Père originaire – un Urvater en quelque sorte – à ceci
près qu’ici ce ne sont pas les femmes que ce Père archaïque présenté par le discours
du Serpent ne veut pas partager avec les humains auxquels il a donné vie, mais un
absolu de la connaissance l’assurant de la toute-puissance d’un pouvoir totalitaire
sur ses créatures.
« Vos yeux se dessilleront et vous serez comme des dieux. » Toute la subtilité
de l’argumentation tient en ce que le discours dit vrai : en effet, après la transgression,
les yeux de l’homme et de la femme s’ouvriront à une forme de connaissance qu’ils
ne possédaient pas auparavant, puisqu’ils seront désormais confrontés à l’épreuve
de réalité de la vie terrestre, à l’univers de la complexité, à l’intrication du bien et du
mal. Le discours dit vrai, mais il est infiltré de faux : ce que le Serpent nie dans cette
promesse d’un absolu de la connaissance, c’est la limite infranchissable du réel, l’ir-
réductible du réel au sens contenu dans la dimension de l’inaccessible et du manque.
Ce qu’il tait, c’est l’impossibilité d’accéder à la symbolisation du « définitivement
perdu » et la culpabilité qui sera le prix à payer de ce savoir nouveau.
En outre, on peut entendre cette proposition de devenir « comme des dieux »
comme une invitation au polythéisme païen qui est encore une façon de déloger
Dieu de sa position d’Unique et du royaume de la transcendance.
La perspective que le Serpent propose aux hommes est homogène non au
projet divin, mais à son projet à lui, puisque outrepasser la loi signifie effacer
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la limite qui sépare nature et culture. C’est, pour l’homme, s’inscrire comme le
Serpent, « l’animal le plus rusé des champs », dans le prolongement de la nature,
c’est-à-dire dans le monde de l’impur, du mélange, de la violence et de la guerre.
Ce que le Serpent tait, c’est qu’ainsi dévêtus du vêtement de la Loi, l’homme et la
femme seront renvoyés, nus, au monde de la jungle et de la guerre.
Effectivement, comme le confirme la fin de ce récit, Dieu, avant de chasser
Adam et Ève du jardin d’Éden, annoncera à l’homme une guerre généralisée : entre
l’homme et la nature : « Maudit soit le sol à cause de toi » ; entre l’homme et
l’animal, s’adressant au Serpent : « J’établirai une inimitié entre toi et la femme,
entre ta race et sa race : celle-ci t’écrasera la tête, et toi, tu la viseras au talon » ; entre
l’homme et la femme : « Ton élan sera vers ton mari, et lui, il te dominera. »
Le faux qui infiltre le discours du Serpent repose fondamentalement sur l’idée
que la Loi est un principe de clôture. Aussi son habileté va-t-elle consister à faire
entendre que l’homme n’a pas à se soumettre à une autorité qui lui est extérieure et
que les seuls préceptes qui ont à diriger sa conduite sont ceux qu’il se forge : il est sa
propre autorité, gouvernée par l’infini de sa jouissance. Sous la présentation d’une
blessure narcissique qu’infligerait ainsi cette défiguration du Père symbolique, ce
discours nie encore la valeur structurante pour la psyché de l’interdit et de la frustra-

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Le Coq-Héron 196 tion. Ce discours est d’autant plus agissant que rien ne vient indiquer qu’une activité
psychique ait jusque-là donné lieu, pour l’homme et la femme, à l’intériorisation
de la Loi.

Un bien dans un mal ?

Dans ce discours se côtoient désaveu et défi. Défi en ce que le Serpent oppose


au savoir portant sur la valeur de l’interdit, son propre savoir qui affirme tout
connaître de la jouissance et du désir. En cela on reconnaît la trame du discours
pervers qui, pour être efficace, s’attache à dévoiler ce que l’autre ne sait pas du
plaisir et du désir.
Et, en effet, le pouvoir de la parole séductrice est opérant. Avant même de
prendre et de manger le fruit de l’arbre de la connaissance, la femme incorpore
ces paroles, elle admet en elle le discours falsificateur, en même temps que ses
prémisses et ses conséquences.
Freud, dans « La négation », écrit : « La fonction de jugement doit, pour l’es-
sentiel, aboutir à deux décisions. D’une part, elle doit prononcer qu’une propriété
est ou n’est pas à une chose, d’autre part, elle doit concéder ou contester à une
représentation l’existence dans la réalité. »
Or que se passe-t-il ?
« La femme vit que l’arbre était bon à manger et qu’il était agréable aux yeux, et qu’il était
plaisant à contempler. »
Le pouvoir de suggestion de la parole du Serpent a agi efficacement, non sur
sa faculté de jugement à elle, ni sur sa capacité à penser par elle-même sa relation
au Dieu-Père, ni sur son propre rapport à la loi, mais sur la reconnaissance de la
valeur de vérité accordée au discours mensonger. Aussi la femme considère-t-elle
maintenant le fruit défendu comme une source de plaisir. Elle voit maintenant que,
réellement, l’arbre est bon, beau, et attirant. L’arbre interdit est transformé, subverti
par le langage fallacieux, en objet de désir par identification au désir du séducteur,
et c’est à cet endroit précis de l’embrasement pulsionnel où le fantasme prend valeur
de réalité, où le raisonnement du trompeur l’emporte sur sa propre faculté de discer-
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nement, que va se réaliser le mal.
On a vu que la première parole adressée à l’homme, selon le récit de la Genèse,
est une parole de loi, au sens où au principe de jouissance initial est posée une
limite qui le restreint. Or, c’est précisément la frustration ainsi engendrée ouvrant
la voie à la transgression qui donne à l’interdit toute sa valeur. Poser le bien et le
mal en ces termes est fondateur d’un ordre créateur de sens pour le sujet humain,
est la « leçon » à entendre, leçon que la psychanalyse freudienne a repris pour son
propre compte en établissant le complexe d’Œdipe fondé sur l’interdit de l’inceste
comme système organisant et structurant pour le psychisme. Or le discours du
Serpent lui aussi institue un principe d’ordre, mais ce principe d’ordre s’oppose
au principe divin et le destitue doublement : d’une part, en destinant à la femme, et
non à l’homme qui a reçu le commandement, son propre discours ; d’autre part, en
inversant en son contraire ce qui est au principe du commandement. C’est contre la
Loi du Père symbolique que s’élève l’autre loi, celle du Serpent qui, en œuvrant à la
destruction de la Loi première équivaut au meurtre perpétré du Dieu-Père, ou à sa
destitution, ce qui revient au même.

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Toutefois, la lecture profane de ce récit mythique conduit à poser cette ques- La psychanalyse et la Bible
tion : de quelle part de vérité le projet que le Serpent propose à l’homme est-il
porteur ?
En se présentant sous la forme d’un questionnement qui renverse fondamen-
talement le contenu éthique du projet divin, ne peut-il aussi s’entendre ainsi : est-on
vivant si on n’a pas expérimenté le mal et côtoyé la mort ?
En introduisant l’homme au langage, à la symbolisation, c’est-à-dire au monde
des représentations, de la remémoration, du raisonnement, en l’incitant à quitter
un univers de quiétude et de complétude pour la troublante inquiétude d’un désir
transgressif de savoir, en le poussant à établir une relation entre l’interdit et l’objet
de son désir, en l’entraînant enfin à la déchirante expérience de l’objet à jamais
perdu, le discours du Serpent ne fraie-t-il pas aussi le passage, dans l’après-coup,
à une humanité non plus « hors la loi », mais connaissant la loi et acceptant de s’y
soumettre ? N’est-ce pas au Sinaï, avec Moïse et le don de la Loi, que les hommes,
selon la Bible, se sont lavés de la « souillure » du Serpent ?

Bibliographie

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interprète en quête de sens, Paris, PBP, p. 145-160.
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quête de sens, Paris, PBP, p. 199-209.
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EISENBERG, J. ; ABÉCASSIS, A. 2002. À Bible ouverte, II, Et Dieu créa Ève, Paris, Albin Michel.
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FREUD, S. 1929. Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1989, p. 107.
FREUD, S. 1925. « La négation », dans Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1987, p. 137.
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2002.
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de La Pléiade, Paris, Gallimard, Gn 2, 15-25 et Gn 3, 1-19. 1977.
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Groupe lors de la journée consacrée à la pensée de W. Granoff.
ZALTZMAN, N. 2007. L’esprit du mal, Paris, Éd. de l’Olivier, coll. « Penser/rêver ».

Résumé
En avançant pas à pas dans le récit de la rencontre d’Ève avec le Serpent que nous
propose la Bible, cet article interroge le statut de la connaissance – notion qui circule
tout au long de ce texte – dans sa relation aux couples bien/mal, vie/mort : valeur éthique
ou source d’excitation pulsionnelle ? Appel à la sublimation ou incitation à la transgres-
sion ? Dans le droit fil de cette interrogation, il s’intéresse plus particulièrement à la
figure du Serpent, à la fonction symbolique qu’il occupe dans ce récit, à sa complexité
en tant qu’agent du mal.

Mots-clés
Adam, Ève, bien, mal, loi, connaissance, mélange.

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