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POUR UNE HERMÉNEUTIQUE DU SORCELLAIRE

Patrice Yengo

Karthala | « Politique africaine »

2017/4 n° 148 | pages 138 à 142


ISSN 0244-7827
ISBN 9782811119655
DOI 10.3917/polaf.148.0138
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2017-4-page-138.htm
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Politique africaine n° 148 • décembre 2017
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Recherches

Patrice Yengo

Pour une herméneutique


du sorcellaire

« Une fois qu’on a accueilli chez soi le mal,


il n’exige plus qu’on croit en lui. »
Franz Kafka, Journal intime, 1948.

Exercice difficile que celui auquel nous convie Jean-Pierre Warnier. J’aurais
pu y échapper en prétextant de mon aversion pour le terme « sorcellerie » qui,
comme je l’ai exprimé récemment, est trop polysémique pour fonder une
épistémologie1. Mais une attitude qui s’en tiendrait à cela témoignerait plutôt
de la mauvaise foi et laisserait échapper le véritable nœud du problème. Reste
que se lancer dans le commentaire d’un texte avec lequel l’on est globalement
d’accord, sans l’affadir, tient de la gageure, surtout lorsque celui-ci s’assortit
de tâches précises auxquelles on ne saurait se dérober. Sauf à en exacerber les
aspérités, à « compliquer » son objet, selon la formule de Claude Lefort à
propos du communisme2, c’est-à-dire à s’extirper de l’emprise des situations
et de leur interprétation spontanée, pour enraciner celles-ci dans leurs
déterminations complexes et leur contexte d’énonciation. Sans pour autant
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perdre de vue que ces déterminations participent du phénomène global
de constitution symbolique du social. C’est l’horizon d’ailleurs que dessine
Jean-Pierre Warnier à grands traits en plaidant pour une « épidémiologie » de
la crise sorcellaire définie comme « épisode paroxystique au cours duquel un
sujet, clairement identifié, acquiert la certitude, confirmée par son entourage,
d’être victime d’une attaque sorcière3 ».
Que permet une telle approche « épidémiologique », qui implique à la fois
le sujet, victime dans son corps et ses biens, et l’entourage, dans la validation
du diagnostic, mais nécessite aussi un recours à des tiers externes comme
source (responsable présumé de l’attaque) et comme solution (thérapeute) ?
Que nous apprend-elle ? Sinon la nécessité de comprendre de l’intérieur le
vécu sorcellaire et de fonder à partir de cette certitude l’« ensemble des

1. P.  Yengo, Les mutations sorcières dans le bassin du Congo. Du ventre et de sa politique, Paris,
Karthala, 2016.
2. C. Lefort, La complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999.
3. J.-P. Warnier, « Ceci n’est pas un sorcier. De l’effet Magritte en sorcellerie », Politique africaine,
n° 146, 2017, p. 127.
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Pour une herméneutique du sorcellaire

connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et


de découvrir leur sens4 ». Cette approche dite herméneutique est, je pense,
celle dans laquelle le texte de Jean-Pierre Warnier nous engage. Mais, pour
cela, il faudrait peut-être franchir quelques écueils.
Le premier est celui du croire et de la certitude. J’ai encore à l’esprit les
déclarations du professeur Mamadou Koumaré, un de mes aînés en phar­
macologie, lors d’un colloque sur la médecine traditionnelle à Bamako qui
disait avoir appris des tradipraticiens qu’il ne fallait prendre en compte la
question de la sorcellerie que si la personne la formulait elle-même. Ce qui
nous amène à opérer la distinction entre la croyance et la certitude. Car,
à mon avis, la sorcellerie relève plus de la certitude que de la croyance.
Le croire suppose en effet la possibilité du doute. Le certain, lui, est du
probable qui ne doute pas, installé sur une grille de lecture qui se réajuste au
gré des équivoques dont il fait de nouvelles habilitations. Le hasard, cette
« divinité sans visage » comme l’appelait Paul Valéry, cesse d’être efficient.
De contingence, non plus, il ne peut y avoir, comme disparaît le caractère
fortuit que peut recouvrir un événement, lequel prend l’effet d’une implacable
concaténation causale derrière laquelle se profile inexorablement une main
intentionnelle, souvent humaine, et maléfique. Raison pour laquelle la
certitude est toujours redondante : « sûr et certain », dit-on. Nous sommes loin
de l’indétermination que cet adjectif suppose ou du caractère allusif auquel
il renvoie. Au point de penser que c’est de cette indétermination que lui vient
la possession du vrai, qui exclut le doute et par laquelle il retrouve une
fonction référentielle : sûr et certain. De quoi peut être certain quelqu’un qui
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est sûr, sinon de lui-même ? La certitude crée de la conviction, elle devient
autoréférentielle.
Le croire n’exclut pas que l’objet de la croyance soit une illusion, bien au
contraire. En effet, que celui-ci contrevienne à la logique admise, à la ratio­
nalité, qu’il n’ait pas de sens ou qu’il soit tout simplement absurde n’entame
pas la croyance elle-même. Preuve que le croire contient, au-delà du doute,
une disponibilité pour l’absurde, c’est-à-dire la possibilité d’assumer un
monde incapable de donner un sens à la vie : Credo quia absurdum de Tertullien.
Le certain ne fraie pas avec l’absurde, il s’appuie sur l’évidence, c’est-à-dire
sur ce qui, au sens étymologique, se voit simplement, précisément, immé­
diatement. Et la certitude se laisse si clairement et distinctement appréhender
que l’esprit ne peut en douter. Le sorcellaire est, dans cette perspective, fondé
sur des évidences primaires, telles qu’elles nous sont livrées dans l’ordre du
discours par les formulations du désir ou de l’intentionnalité. Un souvenir
de mon adolescence me vient à l’esprit.

4. M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.


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Recherches

Dans le fulla-fulla (mini-bus) qui me ramène ce jour de pluie de la grande


gare de Pointe-Noire, nous ne cessons de croiser une bonne sœur toute
trempée sur sa mobylette. Elle nous dépasse à chaque arrêt avant que nous
ne la rattrapions et la dépassions à notre tour. Le manège dure pendant un
certain temps lorsque le chauffeur, pince-sans-rire, se lance dans un réqui­
sitoire contre « tous ces gens qui viennent nous tromper avec leur religion ».
Mêlée générale et fou rire collectif que le chauffeur excite encore plus avec
des propos de plus en plus anti-religieux : « Croyez-moi ! Le jour où j’aurai
les moyens de les écraser un à un, je ne m’en priverai pas ». Réplique d’un
passager : « Commence déjà par celle-là ». Réponse du chauffeur : « Si l’occasion
se présentait, crois-tu que je vais me gêner ? ».
Un peu plus tard, alors que l’on est passé tout à fait à autre chose, nous
arrivons au rond-point Kassaï. Engagé trop vite dans le rond-point et cherchant
à éviter un camion sur sa gauche, le fulla-fulla se rabat brutalement sur sa
droite et, malgré un freinage brutal, ne peut éviter la religieuse, laquelle est
projetée violemment sur le trottoir. Consternation et silence à bord. La police,
présente sur les lieux, intervient immédiatement tandis que nous évacuons
le bus. En sang et inanimée, la religieuse est transportée à l’hôpital Adolphe
Sicé qui se trouve non loin de là. Ce qui me frappe à cet instant, c’est l’hébé­
tude et l’aphasie du chauffeur, incapable de répondre aux questions de la
police mais répétant en boucle : « Non, ce n’est pas moi qui ai fait ça ! ». Ceux
qui, quelque temps auparavant, riaient de ses propos irrévérencieux, l’accusent
maintenant d’avoir réalisé son vœu. Vindicte quasi-unanime à laquelle
il ne peut se soustraire qu’en marmonnant son leitmotiv. Frappé que ses
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propos l’aient dépassé, peut-être se doute-t-il à cet instant être possesseur
de « la chose » qui a réalisé ses vœux. C’est l’image la plus forte que je garde
de cet accident. Nous étions une poignée à vouloir répondre aux questions
de la police, mais nos voix se perdaient dans la certitude généralisée : n’est-ce
pas lui-même qui avait déclaré vouloir l’écraser ?
De cet exemple, l’on peut retenir que la certitude se veut conséquente
puisqu’elle offre les garanties auxquelles on s’attend. Dans ce cas précis, la
garantie de conformité à ce qui est attendu implique le souhait porteur et
réalisateur du présage. Pourtant, même saisie dans son intentionnalité
performative, l’évidence, telle qu’elle se révèle ici, ne peut pas être établie en
critère de vérité. Parce qu’aveuglante. Elle nous impose de fait une relation
d’optique relevant davantage d’un sentiment que d’une quelconque intuition
rationnelle, voire même d’une clairvoyance chamanique. D’où la nécessité
de s’en distancier car, à un certain niveau d’exigence, il n’y a pas de vérité
qui saute aux yeux.
Pour extirper le fait sorcellaire de l’emprise de la rumeur, des ragots,
J.-P. Warnier préconise alors de l’analyser comme phénomène à son moment
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paroxystique : la crise sorcellaire. Comme phénomène et non seulement


comme évidence. Ce qui signale que, si la sorcellerie implique une certitude
et non une croyance, ce qui s’inaugure ici est une herméneutique. Car « l’évidence
parfaite et son corrélatif la vérité se présentent comme une idée inhérente à
la tendance de connaître, de remplir l’intention signifiante5 ». Une hermé­
neutique du fait sorcellaire n’a rien d’irraisonné. Elle permet d’observer que
la sorcellerie n’est ni narration arbitraire, ni récit irrationnel, et qu’en sa qualité
de certitude, la crise sorcellaire est le moment où elle se laisse saisir dans sa
dynamique de dissimulation qui est tout autant lumineuse et révélatrice.
Le deuxième écueil est celui de la question du mal qu’évoque le Père de
Rosny, en réponse à Alban Bensa, au colloque de Yaoundé que Jean-Pierre
Warnier mentionne dans son texte6. Il est indéniable que les pentecôtismes
d’aujourd’hui se développent sur le front de la sorcellerie définie comme mal,
mais n’oublions pas que le mal sorcellaire a toujours légitimé les campagnes
d’évangélisation dans le bassin du Congo depuis le xve siècle avec, en point
d’acmé, la croisade contre les fétiches, statuettes et autres figurines du culte
des ancêtres assimilé à de l’idolâtrie. Comme si le fétiche relevait uniquement
de la statuaire. Dans le texte de Jean-Pierre Warnier, les « deux ou trois
chaînettes de médaille » que trouve Jean dans sa voiture le montrent bien :
tout objet, si banal soit-il, peut servir de véhicule-fétiche dès lors qu’il reçoit
une charge7 par un nganga. Avouons qu’en la pensant comme mal, les religions
du salut ont réussi à rendre à la sorcellerie son épaisseur métaphysique mais,
dans la mesure où toute métaphysique tend à être une théodicée dans les
arcanes du religieux, elles lui ont fait perdre son efficience sociale en
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l’assimilant au diable, à Satan. Le scandale de cette assimilation nous est offert
par la prolifération des enfants-sorciers dans les rues de Kinshasa. Exorcisés
et « born again », ils n’en continuent pas moins d’être marqués du négatif
sorcellaire et rejetés dans la rue.

5. E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, Paris, J. Vrin, coll. « Biblio-


thèque des textes philosophiques », 1986, p. 10.
6. J.-P. Warnier, « Ceci n’est pas un sorcier… », art. cité, p. 125. Voici exactement ce que dit Éric de
Rosny : « Dire qu’elle [la sorcellerie] n’existe pas, c’est nier tout simplement avec une certaine naïveté
l’existence d’une certaine perversité dans ce monde […]. Ce besoin pervers de nuire qui gît au cœur
de l’homme n’est ni accessible ni même concevable autrement que dans un système de représentation
socioculturelle. Si vous dites que la sorcellerie n’existe pas, c’est que vous vivez les effets du mal
selon un autre paradigme […]. Car les racines du Mal demeurent un mystère en leur fond et chaque
société a dû s’en protéger à sa manière et pour ce faire, se donner ou adhérer à une vision de la
vie ». É. de Rosny (dir.), Justice et sorcellerie. Colloque international de Yaoundé, 17-19 mars 2005,
Paris, Karthala, 2006, p. 28-29. On peut se rapporter aussi à la critique que je fais des travaux de
ce colloque : P. Yengo, « Rosny, É. de (dir.). – Justice et sorcellerie. Colloque international de Yaoundé,
17-19 mars 2005 », Cahiers d’études africaines, n° 189-190, 2008, p. 372-378.
7. Des chaînettes chargées d’enserrer les pieds du conducteur, la charge ici est toute de puissance
analogique.
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En réalité, la religion parle du péché et de la chute de l’homme qu’elle


associe à la souffrance dans le destin expiatoire de l’humanité, là où le négatif
sorcellaire parle du rapport de l’individu au monde, de l’humain avec son
être et plus explicitement de désunion du sujet d’avec son milieu. Il apparaît
clairement que le sorcellaire pose un problème ontologique. Toutefois, le
discours que l’on peut tenir à son sujet ne doit pas chercher à définir un en-soi
de la sorcellerie mais à élucider ce qu’enjoint la certitude qui l’installe. Si
l’épidémiologie de la crise sorcellaire est la voie d’accès à cette certitude, il
convient d’observer que celle-ci ne parle pas directement d’elle, de même
qu’elle ne l’objective, mais la trouve déjà interprétée, au point de vue social
et personnel, en termes appropriés où se mêlent croyances, coutumes et
traditions. Ce qui fait dire à T. K. M. Buakasa – dont on ne saurait jamais assez
recommander le travail – que la sorcellerie « est un discours idéologique qui
parle pour une autre réalité8 » s’exprimant dans le fait sorcellaire et opérant
en lui. C’est de cette façon que l’on parvient à mettre des mots sur des situations
concrètes et à aborder en termes spéculatifs ces pensées existentielles et leurs
symboles tautégoriques, et que l’on peut approcher ce nœud de vérité sociale
qui se forme dans la crise sorcellaire, en mettant en lumière l’existentiel par
lequel se réalise la possession originaire de la vérité sociale même si ce n’est
que d’une façon implicite.
Une herméneutique du sorcellaire est une réflexion au cœur de l’expérience
de l’individu, nourrie du savoir préexistant et marquée par sa dimension
existentielle. Procédant de l’expérience et du rapport au monde, elle ne se
détermine pas seulement par le biais du fait sorcellaire à son pic de crise, mais
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l’approfondit pour rendre compte des aspects obscurs et contradictoires,
négligés ou dissimulés de ce rapport. La crise sorcellaire éclaire de sa propre
signification cette réalité qui devient positive en sa négativité même. Car le
mal, dont il est l’expression, n’est pas une cessation du bien ou une simple
transgression de la loi mais « un rayonnement de la conscience humaine dans
des situations transitoires déterminées », selon les mots de Kafka qui ajoutait :
« Ce n’est pas à proprement parler le monde sensible qui est apparence, c’est
son mal qui, en effet, façonne pour nos yeux le monde sensible9 ».

Patrice Yengo
Université Marien Ngouabi-Brazzaville,
Imaf (Institut des mondes africains), EHESS-Paris

8. T. K. M. Buakasa, L’impensé du discours ? Kindoki et Nkisi en pays Kongo du Zaïre, Kinshasa/Bruxelles,


Presses universitaires du Zaïre/Unaza-Cedaf, 1973, p. 70.
9. F. Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, traduction de B. Pautrat,
Paris, Rivages poche, coll. « Petite bibliothèque », p. 63.

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