Introduction

RECHERCHES ACTUELLES SUR LES PSYCHOSES

Marcel Czermak

Érès | « Journal français de psychiatrie »

2009/4 n° 35 | pages 4 à 9
ISSN 1260-5999
ISBN 9782749213088
DOI 10.3917/jfp.035.0004
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2009-4-page-4.htm
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Introduction. Recherches actuelles sur les psychoses
Introduction
Recherches actuelles
sur les psychoses
Le terme de « recherches actuelles » est
extrêmement bienvenu, même s’il peut paraître
assez prétentieux, puisque tout le monde est tou-
jours dans les recherches actuelles. Nous savons
très bien ce que donne l’actualité, c’est-à-dire plus
ça change, plus c’est la même chose. J’ai suggéré
« recherches actuelles » pour essayer, si je peux – ce
n’est pas très facile –, de faire valoir qu’il y a quand
même des choses actuelles. D’autant que, non seu-
lement dans les milieux analytiques mais dans les
établissements hospitaliers où j’ai quelques respon-
sabilités, mes chers camarades psychiatres s’imagi-
nent toujours que pour Lacan, avec le stade du
miroir et la forclusion, on est tranquille, on a fait le
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tour du problème.
Quand on est un petit peu plus dégourdi, on a
lu le Séminaire sur Les psychoses 1. Alors, on le
mâchouille très soigneusement comme si c’était
l’alpha et l’oméga des problèmes, moyennant quoi
on reste en rade ; cependant que les uns et les autres
méconnaissent toute une série de travaux fort bien
venus qui pourraient parfois leur donner un coup de
main pas inopportun, s’agissant de cette question
fondamentale pour l’analyse, celle des psychoses ;
puisque, pour me référer à ce séminaire, Lacan a
cette parole assez forte que les psychotiques nous
manifestent à ciel ouvert ce que les névrosés nous
manifestent sur le mode couvert. En d’autres
termes, si on veut savoir de quoi il en retourne pour
un névrosé, il n’y a qu’à écouter un psychotique. Je
m’étendrai peut-être un peu là-dessus dans le fil du
propos, vous me permettrez de vagabonder.
Lacan était, sur ces questions, assez sensible,
voire amer, puisque quand nous nous sommes ren-
* Psychiatre des hôpitaux, psychanalyste.
4 n° 35
Marcel Czermak*
contrés avec Jacques Garnier, j’avais
évoqué la petite conférence de sep-
tembre 1967 qui s’est tenue au centre
hospitalier Sainte-Anne. Je ne sais pas
si les uns ou les autres vous avez eu
l’occasion de la lire ; elle a été diffu-
sée par des mains anonymes et bien-
veillantes. Il s’est trouvé que,
quelques mois auparavant, j’avais
invité Lacan en salle de garde et là je
n’en ai pas gardé de trace. En sep-
tembre 1967, je n’étais pas là et donc
je n’en ai pris connaissance qu’après
coup, grâce à un ami qui l’avait enre-
gistrée et qui l’a transcrite et diffusée.
Ça a démarré de la façon suivante, il y
avait là mes petits camarades et puis
les plus vieux, et Lacan de dire :
« J’étais venu avec l’intention de vous
engueuler et comme je vous vois si
sympas, je ne vais pas le faire. J’ai
quand même sorti un certain nombre
de trucs, en particulier : je n’ai pas
inventé grand-chose, mais il y a un
truc que j’ai vraiment inventé : c’est
l’objet a... » Il ne s’étendait pas plus
là-dessus, mais il disait : « C’est un
truc sur lequel j’ai mis la main. » Et
aussi : « Vous savez, ce serait bien
que vous appreniez quelque chose des
nazis, parce qu’il n’y a pas mieux que
les psychotiques pour vous apprendre
quelque chose des phénomènes ségré-
gatifs. » Et enfin : « J’ai écrit une
petite formule qui est celle du fantas-
me : $ <> a ; avec ce truc-là vous pou-
vez bidouiller beaucoup de choses. »
Un névrosé
tourne
autour de ses objets
comme une chèvre
autour de son piquet,
sans jamais
pouvoir
mettre la main dessus
mais il est empoisonné.
1. J. Lacan, Le Séminaire,
Livre III (1955-1956),
Les psychoses, Paris, Le Seuil,
1981.
2. S. Freud, « Deuil et
mélancolie » (1915),
dans Métapsychologie, Paris,
Gallimard, 1986..
Tout ça était dit, au départ c’était un
peu irrité et après, c’était plus déten-
du et puis il se plaignait en substan-
ce qu’il ne soit pas beaucoup
soutenu.
Donc je vous situe là quelques
antécédents, travaux qu’avec des
amis, on a essayé de faire, c’est-à-
dire qu’en premier lieu on a essayé
de prendre au sérieux cette affaire-
là : la question dite de l’objet,
puisque nous n’ignorons pas com-
ment la question de l’objet, dans la
psychanalyse, a été un empêtrement
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énorme. Chez Freud, c’est extrême-
ment malaisé à manier ; il n’y a qu’à
lire le texte « Deuil et mélancolie 2 »
pour voir la difficulté puisque, jus-
qu’à ce jour, et en s’appuyant seule-
ment sur ce texte, il y a encore des
gens qui se demandent ce qui fait
que la mélancolie n’est pas une
névrose. Des gens chez qui ça ne
passe pas.
Il faut bien dire qu’un mélan-
colique quand il se met à vous dire :
« je suis le dernier des dégueulasses,
je suis une plaie pour tout le monde,
j’emmerde tout le monde, je suis une
honte universelle, etc. », qui ne
pourrait pas dire cela ? Simplement,
on oublie qu’un mélancolique – qu’il
soit jeune, vieux, beau gosse ou
moche, bancal ou pas – vient faire
écran à ce qu’il dit dans l’énuméra-
tion qu’il fait des dommages qu’il
cause dans le monde. Ce sont très
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Introduction. Recherches actuelles sur les psychoses
exactement les caractéristiques de ce fameux
« objet a ». Je ne vaux rien, je suis le malheur du
monde, c’est la position la plus éminente ; quand il
dit : « il faut m’éliminer », il y a de quoi, puisqu’un
névrosé tourne autour de ses objets comme une
chèvre autour de son piquet, sans jamais pouvoir
mettre la main dessus mais il est empoisonné ; donc
effectivement, si les uns et les autres on pouvait être
débarrassés de l’objet qui nous met en tension, qui
nous casse les pieds sans qu’on puisse mettre la
main dessus, ce serait un grand bonheur et le mélan-
colique dit cela en clair : virez-moi, ça suffit.
Donc, essayons de faire – Lacan ne serait pas
content parce que c’est trop imagé, il disait que
l’objet a n’est pas spécularisable – un portrait de
« l’objet a ». C’est un objet qui parle et qui nous dit
en clair quelle est sa condition, c’est-à-dire qu’il
nous en donne très clairement les repères ; de quoi
c’est fait. Mais comme il parle, alors qu’habituelle-
ment chez le névrosé ça marche en sourdine, que
c’est tout un toutim pour que le névrosé arrive à cer-
ner ce qui vient le déterminer, ce qui vient le causer,
ce n’est pas croyable que ça parle en clair. Et y com-
pris dans le fait que les uns et les autres nous
connaissons bien la problématique : chaque fois que
je me rapproche de l’objet supposé cause, c’est pré-
cisément le moment où il m’apparaît le plus éloi-
gné. C’est ce côté dans l’espace qui est
topologiquement délicat à déterminer. Or là, il est
au milieu de nous et il nous dit : je cause votre mal-
heur. Je cause votre malheur, vous souffrez à cause
de moi et je vous en supplie, virez-moi, tuez-moi. Si
vous ne le faites pas, comme je suis une infection
sur la face du monde, je vais m’éliminer tout seul et
je vais passer par la fenêtre.
On a là un certain nombre de caractéristiques
tout à fait fondamentales qui devraient permettre à
ceux pour qui la question de l’objet est si énigma-
tique d’en avoir une certaine appréhension. On
connaît les empêtrements de Freud concernant la
question de l’objet, mais on voit aussi les soucis
d’Abraham qui était en deçà de la main, par rapport
à Freud. Mais enfin, Freud ne pouvait pas engueu-
ler Abraham puisqu’il l’avait envoyé au baroud
contre Jung. Il ne pouvait pas lui dire : « Arrête tes
conneries ! » Abraham, dans sa tentative qui
devrait nous apparaître maintenant à la fois tou-
chante et dérisoire, a tenté d’établir une espèce de
parallélisme entre les névroses et les psychoses ;
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vous connaissez tous le fameux texte avec l’hysté-
rie d’un côté, la démence précoce de l’autre, et puis
il y aurait des stades, etc.
Rien que cela indiquait clairement à quel
point Abraham avait raté la question de l’objet,
puisque c’est lui qui a inventé l’histoire de l’objet
partiel. Que veut dire un objet partiel ? Vous per-
mettez, j’y vais avec des trucs qui m’agitent un
peu ; c’est quoi un objet partiel ? Parce que moi,
j’aimerais bien qu’on me dise où on l’a vu cet
objet partiel, l’objet oral, anal, etc., car ce que les
psychotiques nous enseignent, c’est que l’objet est
fondamentalement un. Les psychotiques – je par-
lais à l’instant des mélancoliques, mais aussi bien
ce qu’on appelle les schizophrénies, même si on
récuse le terme – présentent tous à un degré ou à
un autre des manifestations d’hypocondrie, c’est-
à-dire qu’il y a là un objet dont le sujet n’a jamais
pu se délivrer qui vient introduire en lui une espè-
ce de trop-plein, d’obturation dont il va chercher,
par manœuvre médicale, ou chirurgicale, ou juri-
dique, l’ablation pour assurer une décomplétion
que la permanence, la rémanence de cet objet au
n° 35
sein de son corps propre, vient empê-
cher. Nous savons – je parlais des
mélancoliques ou de certaines psy-
choses – à quel point nous avons y
compris des incidences biologiques,
fonctionnelles, fondamentales : ces
gens qui ont des rétentions aiguës
d’urine sine materia, des fausses-
routes du carrefour aérodigestif sans
aucun problème neurologique
étayable, aussi bien ces sujets qu’il
suffit de regarder pour qu’ils s’esti-
ment fécondés par le regard ou que
par leur oreille sortent des excré-
ments, c’est-à-dire qu’on y assiste à
quelque chose qui est véritablement
une déspécification orificielle.
Avec « Deuil et mélancolie »,
on est dans la métapsychologie freu-
dienne ; il y a là quelque chose qui est
dans l’ordre d’une déspécification
pulsionnelle, laquelle déspécification
pulsionnelle n’a strictement rien à
voir avec une quelconque organisa-
tion biologique puisqu’elle vient la
dénaturer, la subvertir. Du coup, évi-
demment, on est chèvre. Hier, je fai-
sais lire à mon assistante un article
que j’ai pris dans une revue psychia-
trique torchon, où il y avait une étude
type serpent de mer, une revue britan-
nique, sur la question des morts
subites chez les psychotiques. Les
auteurs disaient : « Eh bien, oui effec-
tivement, ils ne prennent pas leur trai-
tement, ils se négligent, etc., mais il
faudrait assurer mieux la surveillance
cardio-vasculaire », comme si qui-
conque pouvait mourir sans un arrêt
cardiaque. Mort cérébrale.
Nous savons très bien la ques-
tion que posent ces morts subites,
puisque j’en ai eu une sur le dos il n’y
a pas plus de quinze jours : c’était un
homme public étranger, d’un pays
avec lequel notre pays est quelque peu
en délicatesse. Je me suis retrouvé
avec le Parlement européen et Amnes-
ty international sur le dos ; parce
qu’une mort subite, ce n’est pas nor-
mal. Une mort sine materia et puis
l’anatomo-pathologie. La CIA doit
être dans le coup ; à moins que je ne
sois payé par la CIA… Il se trouvait
que nous connaissions un peu la
musique. C’est un homme qui, pour
des raisons historiques, avait été délo-
calisé. À la fois il était tombé de son
arbre symbolique, de sa famille, de
son pays ; son rapport avec les
femmes étant quelque peu difficul-
tueux, il avait multiplié, comme Char-
lie Chaplin, les mariages, au point
que, évidemment, atteint d’une sclé-
rose en plaques, sa femme ne voulait
plus de lui. Elle l’avait déposé à l’hô-
pital dans son fauteuil roulant, et le
jour où il devait rentrer à la maison,
elle a dit qu’elle ne venait pas le cher-
cher. Alors j’ai dû le lui annoncer. Le
lendemain, j’étais à ma consultation,
j’étais un peu inquiet. J’ai dit à mon
assistante : « Voyez-le. » Et au
moment où il parlait qu’il n’avait
plus de place, il s’est éteint comme
un lumignon. On a eu beau le mas-
ser, l’intuber, le ventiler, lui faire un
choc électrique, il est quand même
mort, et on nous a dit : « Ce n’est pas
bien. »
Tout cela pour parler de l’ob-
jet partiel. L’objet partiel n’a de sens
– si on ne veut pas être méchant avec
Abraham, si on veut entrer dans les
difficultés qui ont été les siennes –
qu’au regard de ceci que nos fonc-
tions dites biologiques prennent
parti. Je veux dire que la fonction, la
pulsionnalité, est partiale. J’accepte
ou pas de bouffer, j’accepte ou pas
d’écouter, etc. Je dis oui ou je dis
non, c’est-à-dire que nos fonctions
biologiques dénaturées par le fait du
langage se partialisent. Donc c’est
moins l’objet qui comme tel est par-
tiel, que nos fonctions et nos pul-
sions qui prennent parti. Ce que la
Ce que les psychose nous enseigne, c’est que,
très précisément, la fonction n’ayant
pas pris parti, l’objet comme tel est
psychotiques déspécifié avec tout ce qui s’en pro-
duit, à savoir ces psychotiques
comme nous en connaissons dans les
nous hôpitaux psychiatriques qui vont
bouffer de la merde, qui vont bouffer
les pansements, gober des détergents
enseignent, liquides et considérer que, parce
qu’on leur a parlé, ils sont enceints.
c’est que l’objet En d’autres termes, on voit là com-
ment ce curieux corps, loin d’avoir
une concordance quelconque avec
est notre corps anatomique, n’a pas du
tout l’aspect de ce tuyau, avec une
entrée et une sortie, mais prend un
fondamenta- curieux aspect. Est-ce que c’est un
sac qu’il faudrait trouer ou est-ce
que c’est un truc plus sophistiqué, du
lement un. genre de l’asphère de Lacan ? Je ne
vais pas entrer là-dedans d’emblée,
mais en tout cas, ça indique bien que
cette subversion de notre biologie
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par le langage suppose ces objets
dits partiels, ce n’est qu’un seul et
même objet, qu’il s’appelle la voix,
la merde, le sein, tout ce que vous
voudrez, mais qui ne prend son
caractère isolé dans notre propre
nomination qu’en fonction du fait
qu’une fonction a été isolée, qui
vient le partialiser.
Ainsi, le terme de partiel n’a
guère de sens. Lacan parlait des
objets a et puis de « l’objet a », et
on comprend bien le type de vacilla-
tion qu’il pouvait y avoir là-dessus
puisque cet objet est fondamentale-
ment unique et, au surplus, s’il y a
un objet fondamental pour les psy-
chotiques, c’est quand même la voix.
Or nous savons comment la voix –
on pourrait le montrer de multiples
façons – peut commander la fonction
du regard chez le psychotique ou
d’autres.
5
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Introduction. Recherches actuelles sur les psychoses
Je suis donc en train d’essayer de situer cet
« objet a » en tant que, comme je le rappelais, cet
objet n’a aucune naturalité. Il n’existe pas dans la
nature. C’est un pur produit du langage. Je m’ex-
plique. Pour qu’il puisse y avoir un rapport à l’autre,
il faut qu’il y ait eu un écart qui se soit produit entre
des sujets et donc que quelque chose entre ces par-
tenaires soit tombé pour que dans l’adresse que je
fais à l’autre, il y ait une mise en tension de quelque
chose qui me ferait défaut. Ce quelque chose qui est
tombé, c’est très précisément ce que Lacan appelait
« l’objet a ».
Ceux qui se sont occupés d’enfants psycho-
tiques connaissent cela par cœur, c’est-à-dire que
sans la dimension d’un manque à tous les niveaux,
la question de l’objet ne se poserait même pas, et le
grand malheur que nous connaissons, qui est sur la
table publique et que nous ne voulons pas lire, est
que – et notre propre culture actuelle y pousse – on
devrait être dans une société sans manque, sans
contingence, où chacun devrait répondre au bon
moment, selon les termes requis, et qu’il n’y ait
jamais de trou, bref une société dépourvue de toute
contingence et sans trou. Mais s’il n’y a pas de trou,
il n’y a plus de langage. Il n’y a plus de biologie non
plus pour l’être parlant.
Je reviens à une écriture qui permet de
reprendre la question. Certains connaissent assuré-
ment ce que Lacan appelait les « Quatre discours »,
en particulier le discours du maître, qui n’est pas
très compliqué à comprendre. On l’appelle « le dis-
cours du maître », mais on oublie toujours, et je le
fais souvent remarquer, que c’est la loi même du
langage. Je veux dire qu’il y a là un agent qui intro-
duit dans l’Autre un certain type d’effet qui est le
suivant : entre les deux, il y a un écart qui se creu-
se ; quelque chose tombe ; et ce qui tombe, c’est
« l’objet a », et c’est pour cela que le sujet se sent
divisé et en tension dans sa demande à l’égard de
l’Autre.
Alors on peut dire que le discours du maître
contre lequel tout le monde gueule comme si c’était
mal, alors que personne ne sait ce que serait un
maître – nous n’avons plus aucune notion de cela –,
donc que cette perte corrélative du rapport à
l’Autre, qui fait tomber un objet, c’est celle-là
même qui fait la division du sujet et le fantasme :
$ <> a. Nous savons toujours ce que c’est que le
fantasme fondamental d’un sujet. Je dois vous dire
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que ce n’est pas très compliqué. Le fantasme fonda-
mental, c’est impliqué par l’opération du langage.
Évidemment, selon que vous parlez français, ou
chinois, ou javanais, compte tenu des positions dis-
tinctes que chaque langue induit chez un sujet dans
son rapport à l’Autre, ça va induire un fantasme
fondamental différent. Par exemple, si en français je
dis : « je vais faire », j’utilise le verbe aller qui
implique le mouvement ; et si je parle hébreu, je
dis : « je suis debout pour faire », en attente de faire,
c’est une position subjective différente, ça impose
un type de castration différente. Donc l’opération
du langage, ce discours du maître qui est la loi du
langage, implique un fantasme fondamental.
Que voyons-nous dans l’affaire des psy-
choses ? On s’interroge, dans l’histoire de Schre-
ber : qu’il serait beau d’être une femme subissant
l’accouplement, c’est quoi : un fantasme ? un rêve ?
une idée délirante ? C’est quoi ? On le sait après
coup, quand ça tourne mal. Au début, on est un peu
empêtrés. Mais ce que nous savons dans la psycho-
se, un psychotique, c’est un type qui a son « objet
a » dans la poche. C’est joli comme formule. C’est-
6 n° 35
à-dire qu’il peut essayer de se dévêtir,
de retourner ses poches de pantalon,
de veste, il n’y a rien à faire, il ne peut
pas s’en débarrasser.
Ça veut dire quoi ? Ça veut dire
– c’est dans sa conférence de 1967 –
qu’on oublie toujours, je m’honore de
le lui avoir glissé, on parle toujours de
la demande du sujet, on oublie un
truc, c’est que c’est l’« objet a » qui
commande. D’ailleurs, les voix du
psychotique lui disent : « Tu fais ceci,
tu fais cela, tu t’es mal conduit », etc.
Pour un névrosé, aussi bon teint soit-
il, il est toujours mené à l’aveuglette
par quelque chose qu’il ignore et il se
demande pourquoi il tombe toujours
sur les mêmes femmes ou sur les
mêmes bonshommes. Donc l’« objet a »
commande, il y a une demande de
l’objet.
Si vous voulez bien, on inter-
vertit le truc : « l’objet a » comman-
de. Et en plus il est dans la poche. Il
ne fout pas la paix au sujet, il l’ac-
compagne, c’est sa doublure constan-
te, il ne peut pas s’en défaire ; donc il
est dans ce plein dont il est
encombré ; du même coup, s’agissant
des psychoses, on ne peut pas écrire
$ <> a, mais on peut prendre en consi-
dération cette écriture pour l’écrire
autrement et dire qu’on va l’écrire
logiquement. Qu’est-ce qui se passe
dans les psychoses ? On voit que le
sujet, n’ayant pas perdu son objet,
n’est pas divisé, c’est un pur sujet
plein, donc que lui-même – je prenais
tout à l’heure l’exemple du mélanco-
lique –, il s’équivaut aussi bien à son
objet. Il y a ce sujet et l’objet lui-
même qui parle. Donc, le pur sujet de
la psychose, c’est aussi bien le pur
objet.
Dans la paranoïa, compte tenu
de nos adhérences bien venues à
l’égard de la psychiatrie classique,
grâce à Kraepelin, nous mettons tou-
jours l’accent sur les psychoses
maniaco-dépressives ; enfin l’expé-
rience montre que la réversion de la
manie en paranoïa, c’est tout aussi
fréquent. Or dans la paranoïa, le type
vous dit que c’est affreux, mais il lui
reste quelque chose de l’insurrection :
« on veut me faire prendre pour une
ordure, on veut que je passe par la
fenêtre », etc. C’est la thématique
inversée de la mélancolie, où subsiste
quelque chose de l’ordre insurrection-
nel d’un petit moi, qui dit « moi je ne
veux pas » ; au point que l’on puisse
considérer, d’une certaine façon, que
la paranoïa c’est, comme nombre
d’auteurs l’ont remarqué, de ne pas
plonger dans la mélancolie. Et l’ex-
pression freudienne énigmatique pour
chacun, qui a donné des tourments à
tout le monde, Freud lui-même,
empêtré, disait : « L’ombre de l’objet
tombe sur le moi. » Je crois que nous
pouvons maintenant, et avec une idée
un peu plus claire de la question de
l’objet, dire que Freud s’était trom-
pé, c’est-à-dire que ce n’est pas
l’ombre de l’objet qui tombe sur le
moi, puisque dans la mélancolie – si
ce que j’avance n’est pas trop faux
concernant les caractéristiques de
l’objet –, il n’y a pas de moi. Donc
ce n’est pas l’ombre de l’objet qui
tombe sur le moi, mais il n’y a plus
Un de moi, et c’est l’objet qui parle en
clair, cependant que, a contrario,
dans la question de la paranoïa, les
psychotique, caractéristiques de l’objet sont aussi
bien indiquées. Mais le trognon de
sujet qui subsiste sur le mode insur-
c’est un type rectionnel dit « non, non, je ne veux
pas ». Quelque chose continue là à
se manifester.
qui a son On voit là comment dans la
psychose cette formule dite du fan-
« objet a » tasme se défait. On peut l’écrire : le
sujet s’équivaut à son objet. Aussi
bien se demande-t-on : « La coupure
dans la poche. est passée où ? » Il suffit d’écouter
ou de constater, hélas, ce qui se
passe pour nos patients : le sujet,
C’est-à-dire quand il passe par la fenêtre, ça fait
une vraie coupure, c’est-à-dire qu’il
s’élimine vraiment ou aussi bien
qu’il peut dans les cas d’automutilation qu’on
a tous rencontrés, c’est-à-dire que
essayer cette division du sujet qui n’est pas
advenue, qui ne s’est pas produite,
fait retour sous la forme que le sujet
de se dévêtir, peut s’équivaloir à une pure coupu-
re. On peut l’écrire comme ça :
S = a = /, le sujet s’équivalant à l’ob-
de retourner jet comme s’équivalant à la coupure.
Et avec le vertige que nous pouvons
ses poches avoir quand nous constatons que ce
qui ne s’est pas produit dans l’ordre
de l’aliénation légitime du langage, à
de pantalon, savoir la perte, le manque, ce qui ne
s’est pas produit vient subvertir
toutes nos fonctions. Donc comment
de veste, notre biologie est là dénaturée.
Je vois mal, quels que soient
les tombereaux de littérature à ce
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il n’y a rien propos, comment on pourra rendre
compte aussi bien des questions de
à faire, l’anorexie, de la boulimie, c’est-à-
dire comment des sujets peuvent se
laisser mourir de faim. Il y a là
il ne peut pas quelque chose dans le rapport à
l’objet qui ne se laisse pas
entendre, la question du langage en
s’en tant qu’il véhicule ce qui pour le
sujet porte le sceau ou pas du désir
– et encore faut-il savoir lequel, et
débarrasser. qui a introduit un certain type de
rapport à l’Autre tel que, le cas
échéant, par exemple, il puisse
perdre la faim, ce qui ne s’est
jamais vu chez les animaux, sauf
quand ils sont domestiqués.
Ainsi, j’évoquais ces ques-
tions parce que c’était quand même
de là qu’avec un certain nombre
d’amis nous étions partis... Pour arri-
ver un petit peu à formuler tran-
quillement, un petit peu clairement
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Introduction. Recherches actuelles sur les psychoses

ce que j’essaye de formuler, nos propres résistances
ont été telles que ça nous a valu quelques tourments
et qu’en plus, de le formuler auprès de nos amis
psychanalystes ça ne passait pas. Je voudrais rappe-
ler que, dans les milieux psychanalytiques – je ne
parle pas des milieux psychiatriques qui ont pris un
autre cap –, ces questions ont pu subir une véritable
stagnation.
Je vois le programme que mes amis ont éta-
bli ici et qui est très bienvenu. Il a tout à fait sa rai-
son, puisqu’il propose des choses sur lesquelles on
a sérieusement avancé. On démarre sur la question
du syndrome de Cotard, dont Lacan, dans toute son
œuvre, ne parle qu’à deux ou trois reprises, et enco-
re d’une façon extrêmement cursive. Dans les
milieux analytiques, on ne sait pas ce que c’est que
le syndrome de Cotard, sauf depuis que quelques-
uns d’entre nous se sont remués là-dessus. Les psy-
chiatres, eux, connaissent cela par cœur, parce que
quand on ne connaît pas cela, à ces chers concours,
on se fait coller. Mais on ne sait pas du tout la signi-
fication de ce truc.
Il y a un sentiment d’immortalité, d’être un
mort vivant, de plénitude, de rotondité, et ce qui a
été appelé un délire de négation, à savoir : je n’ai
plus de cerveau, je n’ai plus de cœur, plus de boyau
et surtout je n’ai plus de nom. C’est-à-dire que la
négation vient là recouvrir tout ce qui pour un sujet
vient lui donner l’assise de son propre mouvement
vital, sur un mode qui est moins celui d’un délire
des négations, puisque c’est l’un des noms donnés
au Cotard, que d’un délire d’affirmation que l’on
peut résumer de la façon suivante : je suis plein. Je
suis bouché. On parle, je n’entends pas. Je regarde,
je ne vois pas. Je mange, ça ne passe pas, etc. Donc
l’affirmation d’un corps affligé d’une compacité
sans trou. Ce qui est le comble de l’hypocondrie. Le
comble de l’hypocondrie et la pointe extrême de ce
que nous connaissons concernant la mélancolie.
D’ailleurs, les classiques, à l’époque où il n’y
avait pas encore d’antidépresseurs et où l’on voyait
des mélancoliques évoluer sur des années, consta-
taient que souvent ces délires dits de négation – que
nous appellerions donc plutôt des délires d’affirma-
tion de compacité – aboutissaient à cette espèce de
rotondité pleine, avec le caractère concomitant
qu’on leur connaissait d’automutilation et de tenta-
tives de suicide, et avec également cette manifesta-
tion fondamentale qu’ils avaient très bien repérée,
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cet ordre-là. Je suis mort et vivant, je
suis devenu immortel, je n’éprouve
plus rien, etc. C’est-à-dire que ce
moment de crépuscule, moment
fécond d’une psychose, on le trouve
toujours, et Schreber le raconte très
bien dans ses mémoires. Il y a un pas-
sage, là, qui indique que ce type de
clinique s’y présente et sur un mode
qui peut sans doute être très éclairant
pour les cliniciens s’agissant de savoir
ce que Lacan pouvait bien appeler la
mort du sujet.
C’est quoi la mort du sujet ? Il
ne suffit pas de le dire. En tout cas, je
donnerais volontiers à tout jeune qui
essaye de se demander ce que c’est
que cette affaire-là, la mort du sujet,
le conseil d’avoir en mains les coor-
données significatives du syndrome
de Cotard ; ça permet peut-être d’ap-
précier ce qu’est cette mort du sujet,
qui est toujours vivant à travers les
termes déployés, qui sont ceux de ce
fameux syndrome suffisamment rare
pour qu’actuellement le clinicien
n’ait pas très souvent l’occasion d’en
rencontrer. Peut-être en rencontrent-
ils beaucoup plus fréquemment
qu’ils ne le pensent et qu’ils en ratent
l’appréhension.
Donc, il y a là quelque chose de
tout à fait fondamental concernant
l’objet, concernant le rapport du sujet,
y compris à sa temporalité, parce qu’il
est évident que, pour qu’il y ait tem-
poralité pour un sujet, qu’il puisse
compter les coups : un, deux, trois,
quatre, il faut qu’il y ait un intervalle
entre le comput. Je rappellerai qu’il y
a une grande différence entre le un du
comput : un, deux, trois, quatre et le
Un du Parménide, le un de la théorie
des ensembles, qui est le grand Un de
la globalisation. Et ces sujets nous
disent : « je fais un ». Tous les objets
de l’univers sont en moi et donc je ne
peux plus compter. Il y a quelque
chose d’automatique, de mécanique,
le présent, c’est celui qui est affligé
d’un Cotard sans vectorisation et il
n’a qu’une envie c’est : « ce n’est
pas possible, arrêtez les frais ». Or
c’est le seul qui vive dans le présent.
Réellement. D’où l’importance de ce
syndrome, et les travaux là-dessus
sont une vraie avancée.
Le texte d’Henry Frignet sur
le transsexualisme participe de la
même problématique, dans le sens
suivant : nous connaissons tous les
débats contemporains, démocra-
tiques, suivant lesquels, en démocra-
tie, après tout, je pourrais très bien
choisir le sexe auquel je veux, je ne
dirais pas être appendu, le sexe
auquel je veux être assigné, comme
on dit en termes modernes. On y
Il n’y a pas de oublie simplement que l’aliénation
normale d’un névrosé aussi bien que
psychose aiguë d’un psychotique, c’est de confondre
un organe avec un signifiant.
Le phallus, ce n’est aucun
qui ne démarre organe. Il a fallu l’écrire, l’appeler
phallus parce que, dans le diction-
naire, il n’y avait rien qui réponde à
dans ce cela, c’est l’index d’un signifiant qui
permet les opérations que je viens
d’évoquer. Le plus éminent étant ce
moment signifiant même de la fécondité et de
la différence des sexes, de la repro-
de crépuscule duction et de la filiation qui, comme
il est constatable d’une façon géné-
rale dans les psychoses, du fait de sa
du monde. carence, installe le sujet aussi bien
dans une circularité de réversion
générationnelle, dans une position
Je suis mort hors sexe et comme aussi bien dans
nombre de psychoses, vers une fémi-
et vivant, nisation promise à l’horizon – et qui
permet sans doute de lever l’hypo-
thèque, parce que nos prédécesseurs
je suis devenu n’avaient que les outils qu’ils
avaient à leur disposition, de ce
qu’est la fameuse homosexualité de
immortel, la paranoïa.
Qu’est-ce que c’est ? Si vous
lisez le livre de Rosenfeld sur les

celle qui était qualifiée d’analgésie douloureuse. À
savoir qu’il n’y a pas de plus grande douleur que de
n’éprouver plus rien, de n’être pas affecté. C’est
quand même très remarquable d’avoir repéré cela.
Nous, on pourrait le traduire : voilà ces sujets qui
n’ont plus aucune affectation, plus d’yeux, ils sont
devenus l’objet universel, l’enveloppe générale du
monde ; eh bien, le mélancolique nous dit très bien
qu’il n’est plus affecté par rien mais qu’il affecte
tous les autres, et puis le coup d’après, l’affaire du
Cotard c’est : « Je ne ressens plus rien. Je suis mort
mais vivant », mais avec cette pente paradoxale :
« virez-moi, tuez-moi parce que je suis en trop ».
La portée doctrinale du syndrome de Cotard
– qui était à la fois exigé dans les concours hospita-
liers de ma jeunesse sans que quiconque sache à
quoi ça pouvait bien servir et considéré par mes
maîtres comme par mes camarades, jusqu’à ce jour,
comme une espèce de vieille pièce au musée de la
psychiatrie –, c’est doctrinalement fondamental,
puisqu’il n’y a pas de psychose aiguë qui ne démar-
re dans ce moment de crépuscule du monde sans
qu’on ait l’occasion de constater quelque chose de
qui ne doit rien à la psychogenèse, qui
se met en route, c’est que, pour que ça
puisse compter, pour que le grand un
de la globalisation qui a montré son
échec dans la réplétion qu’il a produi-
te puisse devenir le un du comptage, il
faut que quelque chose soit viré.
Alors, virez-moi, comme objet.
C’est un éclairage que je crois
assez intéressant, y compris, en pas-
sant, pour les difficultés de calcul
chez les enfants. Ça peut permettre
une appréhension de certains types de
dyscalculie. Mais simultanément, ça
induit chez le sujet un type de vectori-
sation. Quand cette opération ne s’est
pas produite, c’est ce qu’on voit chez
nombre de psychotiques, élective-
ment chez le Cotard : « Je suis
immortel », avec cette indication
assez extraordinaire, c’est que, pour
nous tous qui rêvons de vivre dans le
présent, le seul qui vive vraiment dans
je n’éprouve
plus rien, etc.
3. H. Rosenfeld, États
psychotiques, Paris, PUF, 1976.
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états psychotiques 3, un livre daté
mais qui continue à être beaucoup
lu, qui fait référence dans le milieu,
Rosenfeld s’était posé une très jolie
question : « Freud nous raconte qu’il
y aurait dans la paranoïa une homo-
sexualité latente. C’est quand même
très embêtant parce que, moi, j’ai sur
les bras des paranoïaques qui ont une
homosexualité avérée. Alors, qu’est-
ce que c’est que cette histoire ? » Là,
il raconte l’histoire d’un gars, prosti-
tué, et les petites voix qui lui disent :
« reine… », enfin un petit compli-
ment comme ça. Alors, on voit
Rosenfeld, très freudien mais tracas-
sé, lui interpréter ses hallucinations
féminisantes sur le mode d’un refus
d’acceptation de sa part : « Tu te
défends de ton homosexualité. » Il
fait là une erreur majeure, il appuie
sur la chanterelle. Et puis il dit :
« C’est formidable, mon patient va

n° 35 7
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Introduction. Recherches actuelles sur les psychoses
beaucoup mieux, il se calme, il s’est remis à
peindre, il y a juste un petit truc nouveau, il se met
du rouge à lèvres, du rose sur les joues », etc. Il
passe à autre chose et il loupe complètement la
transsexualisation qu’il a provoquée à toute vitesse
chez son patient. On peut évidemment considérer
que ce soit vivable, cette façon d’équilibrer son
patient, mais c’est un type de guérison quelque peu
définitif. Il y en a plusieurs comme ça. Je trouve que
c’est plein d’humour. Or, ce que Lacan appelle le
pousse-à-la-femme, c’est-à-dire la féminisation à
l’horizon de la plupart des psychoses, le transsexua-
lisme, pour des raisons énigmatiques – pourquoi
est-ce que ça se produit à toute vitesse ? Deux, trois,
quatre, six ans ? c’est un autre type de problème –,
ça a le mérite d’indiquer que la forme pure du trans-
sexualisme, comme le Cotard est une forme pure,
est l’une des formes les plus parachevées de la psy-
chose. Sans toute la longue évolution et avec un
terme évolutif précocement atteint, avec toutes les
difficultés que nous connaissons, mais néanmoins
avec un bouclage précoce qui laisse intacte la ques-
tion de savoir... Quand un type dit – parce que c’est
plus souvent des hommes : « Je suis une femme… »
Ordinairement, comme nous sommes en démocra-
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tie, et que nous sommes des gentlemen, quand une
femme nous dit : « je suis une femme », on ne va
pas lui dire : « écoutez, expliquez-moi ».
Vous voyez à quel point ce peut être
périlleux, puisque cette plénitude, cette rotondité
spéculaire, dont l’imaginaire n’est pas très éloigné
de celui du Cotard, comporte ce paradoxe que pour
atteindre cette plénitude, cette sphéricité, il faut se
les couper. Un point sur lequel on n’insiste pas
beaucoup, et nous nous sommes permis d’y insis-
ter – c’est pourquoi je dis qu’on a un peu avancé
sur ces questions –, pourquoi voulez-vous être une
femme ? « Parce qu’une femme, c’est plus beau. »
Et comme nous sommes dans une civilisation occi-
dentale et que nous gobons tout… La question
même de la beauté, qui a été largement réservée
aux études de philosophie et d’esthétique, devrait
interroger un peu plus les cliniciens que nous
sommes ; puisque nous n’ignorons pas que, pour
les psychotiques, lorsque la problématique de la
beauté se met à émerger dans leurs propos, c’est
toujours au point d’antécédence de ce qui risque
d’être une irrémédiable fragmentation. La question
8 n° 35
de la beauté, qui est une thématique
assez fréquente dans les psychoses,
mériterait d’être articulée en structu-
re. Et là, on fait un pas décisif en
disant qu’elle émerge toujours au
point même où c’est la castration qui
risque de passer par la fenêtre avec
les organes du sujet.
Donc, avec la haine du phallus,
au point de vouloir le ravager ou le
détruire en soi-même, on aboutit à un
type de problématique qui fait que le
transsexualisme pourrait très bien
n’être, en tout cas topologiquement,
pas très éloigné du syndrome de
Cotard.
Je continue notre programme :
la question du passionnel a été mise
sur la table et vous savez l’usage mal-
encontreux, malvenu, je dirais même
dégueulasse du terme passionnel : dès
qu’on a un copain un peu énervé, on
dit : « c’est un passionnel » ou : « tu
as des réponses passionnelles », et on
confond toujours le côté passionné
d’un sujet avec le côté passionnel. Le
terme « passionnel » a un sens très
strict. Les quelques remarques que je
viens de vous faire indiquent assez, ne
serait-ce qu’en partant de ce qu’un
psychotique a ses « objets a » dans sa
poche de pantalon ou de veston, la
nécessité de réarticuler complètement
ce qui serait une classification des
psychoses. Que je sois un revendica-
teur : « J’aurai trouvé mon objet
puisque l’autre sera détenteur de cet
objet, je l’aurai identifié et je n’aurai
de cesse qu’il me le rende ; je saurai
où il est, je ne l’ai peut-être pas dans
ma poche, mais enfin je l’ai localisé. »
Qu’il s’agisse du jaloux : « Je peux
très bien identifier le concurrent qui
détient cet objet que je ne saurais
avoir, qui fait tout mon malheur puis-
qu’elle va avec lui. » Qu’il s’agisse de
l’érotomane : « L’autre m’a élu, c’est
moi qui suis dans sa poche. »
Donc, quelles que soient les
modalités selon lesquelles on prend
la clinique de la paranoïa mais aussi
bien ce que je viens d’évoquer
concernant le Cotard ou le trans-
sexualisme, puisque dans le trans-
sexualisme il s’agit de se présenter
comme l’objet dont la brillance, la
scintillance ferait l’intérêt universel,
et vous connaissez l’exhibitionnisme
bien connu du transsexuel, son goût
pour la scène, pour la pub, les
métiers du spectacle. Ainsi, quel que
soit l’aspect par lequel on prend
cela, on voit bien comment se situe
la question de l’objet en tant que le
Pour les sujet, ce sujet qui n’est pas divisé, ici
équivaut à l’objet. Ils sont liés par un
lien indissoluble. Ils ne peuvent pas
psychotiques, divorcer.
Le névrosé, lui, peut divorcer.
lorsque la J’ai le souvenir, il y a maintenant
bien longtemps, j’avais reçu une
interne sud-américaine qui avait fait
problématique des pieds et des mains pour venir
dans notre service, c’était très sym-
pathique, mais elle avait des convic-
de la beauté se tions psychanalytiques très étayées
grâce à un petit bout d’analyse. Mon
patron, Georges Daumezon, avait
met à émerger une patiente qu’il suivait et qui, à
l’occasion d’une recrudescence déli-
dans leurs rante, avait été hospitalisée dans le
service ; cette femme était une déli-
rante persécutée par son mari.
propos, Quand elle était hospitalisée, elle
disait : « Ce salopard, regardez tout
ce qu’il me fait, etc., de jour comme
c’est toujours de nuit, ça n’arrête pas, par tous les
côtés », et cette jeune interne, forte
au point de ce qu’elle avait appris dans son
analyse, lui avait dit : « Quand on
dénonce son mari comme vous le
d’antécédence faites, c’est une lâcheté que de ne
pas divorcer. Ayez le courage de vos
opinions. » Le résultat ne s’était pas
de ce qui risque fait attendre. Je m’étais fait convo-
quer par le père Daumezon, qui
m’avait demandé de calmer mes
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d’être une internes, parce que la patiente en
question était venue le voir en
irrémédiable disant : « moi, je n’ai jamais deman-
dé à divorcer ». Le père Daumezon
est mort, l’interne en question est
fragmentation. devenue une éminente psychanalys-
te quelque part en Amérique du Sud,
la patiente a pris sa retraite avec son
mari en province et, périodiquement,
elle m’envoie un courrier en début
d’année pour me souhaiter une vie
conjugalement plus heureuse que la
sienne. Donc, elle avait son objet, et
à défaut d’avoir compris cette chose
élémentaire, que Daumezon compre-
nait sans pouvoir l’articuler, les
choses avaient tourné au vinaigre.
Donc, la question du passionnel
indique très bien l’indissolubilité du
lien du sujet à son objet, puisque cet
objet, il l’est aussi bien.
Pour avancer plus vite, je vais
passer les toxicomanies et les
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Introduction. Recherches actuelles sur les psychoses
conduites perverses, qui posent des problèmes du
même ordre, pour en venir au syndrome de Fregoli.
Le syndrome de Fregoli, c’est une histoire très
drôle. C’est probablement beaucoup plus fréquent
qu’on ne l’imagine, mais comme on n’est pas habi-
tué à le repérer, on le rate. Le syndrome de Fregoli,
c’est une histoire qui a été décrite, dans les années
1927, par Courbon après que Capgras eut décrit le
syndrome d’illusion des sosies, et ça consiste en
ceci : Fregoli était un acteur des boulevards qui
devait sa notoriété au fait qu’en l’espace d’une soi-
rée, il changeait cent fois de vêtements et qu’il avait
les apparences les plus diverses avec une vélocité
stupéfiante. Or, une malade s’était présentée à
Courbon et à son assistant, Fail, et elle disait des
gens qu’ils étaient tous « frégolifiés ». Cela signi-
fiait quoi ? Ça signifiait que, quel que soit l’indivi-
du qui se présente dans mon champ, quels que
soient son apparence, son sexe, son vêtement, c’est
toujours le même. En d’autres termes, c’est toujours
la même question de l’objet, quelle que soit l’image
qui est dans mon champ, l’objet reste identique.
Ce qui est, sur le plan de la doctrine, quelque
chose de tout à fait fondamental. C’est pourquoi je
dis qu’on a un peu avancé. Parce que tout le monde
connaît le schéma optique de Lacan, le stade du
miroir, etc. Tout le monde se demande où il a été
chercher son histoire de i (a). On peut le traduire
simplement. L’image enveloppe l’objet ou l’image
habille l’objet. Tout d’abord, c’est une vérité pre-
mière. Personne n’aurait d’élan amoureux sympa-
thique ou antipathique si l’autre ne venait, pour des
raisons bonnes ou mauvaises, se faire le support de
cet objet sur lequel on ne met jamais la main. Le
problème avec le syndrome de Frégoli, c’est que,
quel que soit celui ou celle qui vient dans mon
champ, c’est toujours le même. Ce qui est quand
même merveilleux.
M. Derombies, avant la guerre, a fait une
thèse sur le syndrome de Fregoli 4. Sur la dizaine
d’observations qu’elle utilisait, il y en avait une
que Lacan lui avait donnée. Il faudra un jour qu’on
la ressorte. Mais le syndrome de Fregoli date de
1927, à l’époque où Lacan était interne. Je veux
dire qu’il y a une longue généalogie dans la cli-
nique française de ces questions-là qui vont du syn-
drome d’illusion des sosies au syndrome de
Fregoli, au syndrome d’intermétamorphose, à l’af-
faire du stade du miroir, à l’utilisation du schéma
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optique, etc., et qui permet également d’une certai-
ne façon de faire un sort à l’histoire de l’ombre de
l’objet qui tombe sur le moi. Puisque l’image,
comme telle, ne peut pas à proprement parler être
confondue avec le moi qui est un bric-à-brac
d’identifications imaginaires.
C’est dire que la dimension scopique, c’est
de l’ordre de l’imaginaire, mais ça ne veut pas dire
que ce soit du moi. Quand on parle de l’imaginaire,
on pense toujours au moi. On oublie simplement
qu’il peut y avoir de l’imaginaire sans moi. On voit
confondre ce que nos classiques appelaient les
délires d’imagination ou de confabulation, où le
sujet peut être tour à tour sur le mode le plus extem-
porané, avec un Fregoli. Dans le cas de Fregoli,
c’est toujours le même dans mon champ. Mais si je
suis un délirant confabulateur, je peux me voir écri-
re de la place d’un autre. Je suis là en face de moi.
Donc cela nous permet de réunifier, sous le chef de
l’objet, les questions, y compris de tout ce qui est la
pathologie dite de l’imaginaire, en tant qu’elle-
même se divise en deux, celle qui est dans l’ordre
du moi indique laquelle a sa consistance et celle qui
n° 35
n’en a aucune, à savoir ces torchons
que sont les confabulateurs qui peu-
vent être qui passe à portée d’eux, et
dans lesquels ils se captent pour faire
Un. Là encore, on tombe sur cette
question du grand Un. Je suis l’autre.
J’ai un patient comme ça, qui
tient à peu près le coup sur un mode
un peu égaré, et quand je pars en
vacances, il se prend pour moi, et
quand je reviens, il me dit : « Mon-
sieur Czermak, je vous rends le servi-
ce, tout s’est très bien passé, j’ai veillé
sur tout. Soyez tranquille... »
Vous voyez qu’il y a des his-
toires passionnelles sans passion. Dans
l’affaire de la confabulation, il n’y a
aucune tension, aucune crispation,
aucune vachardise, aucun baroud.
Cette unification du sujet et de son
autre est telle qu’ils sont là, la réver-
sion de l’objet dans l’image et de
l’image dans l’objet ; ils sont l’un dans
l’autre, l’un dans la poche de l’autre. Il
y a là un petit problème topologique
qui ne manque pas d’intérêt.
Enfin, dernier point. Jean-Luc
Ferretto évoquera la clinique de l’au-
tomatisme mental. Je vais juste en
dire un petit mot. Là aussi, je crois
que c’est encore un pas que nous
avons fait. À l’inverse de Freud qui
disait qu’il n’y a pas de transfert dans
les psychoses, nous pouvons soutenir
tout le contraire. Les névrosés, si leur
transfert s’équivaut à leur résistance,
c’est-à-dire qu’ils traînent des pieds,
ils rechignent, ils disent « non », un
névrosé c’est un pas content ; dans
les psychoses, c’est exactement l’op-
posé. Par exemple, dans le cas de
l’érotomanie, le sujet n’a pas résisté
au regard, mais on peut également
voir se décomposer, dans tel ou tel
type de psychose, les éléments nor-
malement intriqués du transfert des
névrosés que la psychose fait jouer à
ciel ouvert en éléments diffractés,
juxtaposés. C’est, par exemple,
quelque chose d’extrêmement clas-
sique, qui était déjà dans Cléram-
bault, mais on ne comprenait pas
pourquoi une femme qui était éroto-
mane avait, en plus, un délire persé-
cutif et aussi un automatisme mental.
Quand j’étais l’assistant de
Jean Ayme, il y avait comme cela une
patiente qu’il soignait ; elle avait une
érotomanie sur un acteur connu et
elle s’accommodait fort bien de l’ir-
réalisation de cette promesse de
mariage puisque Jean Ayme était un
substitut érotomaniaque d’attente.
Évidemment, je remplaçais de temps
en temps Jean Ayme, et je montais au
créneau. Quand il est parti à la retrai-
te, c’est moi qui suis devenu le sub-
stitut érotomaniaque d’attente.
Cependant que, par ailleurs, elle
avait un délire de persécution – habi-
tant un premier étage – sur la person-
ne du restaurateur du restaurant du
rez-de-chaussée. Persécuteur à quel
titre ? Au titre de ce qu’il lui faisait
sentir son pesant désir intrusif, au
point qu’elle lui avait balancé un
À mesure pavé dans les glaces, ce qui avait
provoqué quelques vagues. Et par
que je parle, ailleurs, un automatisme mental. Or
on pouvait voir là ce que Freud
avait appelé, chez le névrosé, le
j’oublie que, plus commun des ravalements de la
vie amoureuse. On aime là où on ne
désire pas. Là où on désire, on n’ai-
d’une certaine me pas. Là, on pouvait le voir par-
faitement désintriqué ; un, dans la
composante amoureuse – et c’est un
façon, cas assez classique, de longue date
repéré – dont la signification nous
je m’entends échappe. Les éléments normale-
ment intriqués dans le transfert du
névrosé sont ici décomposés sous la
en écho, forme : 1. Que me veut l’Autre ? 2.
Le désir, non ! Donc, récusation du
désir, le salopard, il ne pense qu’à
cependant ça, il me suit, il ne me fout pas la
paix, ne me lâche pas. Et enfin, der-
que j’anticipe nier point, l’automatisme mental :
vous vous souvenez du graphe de
subversion du sujet de Lacan : à
sur ce que mesure que je parle, j’oublie que,
d’une certaine façon, je m’entends
en écho, cependant que j’anticipe
je vais dire sur ce que je vais dire et cependant
que j’effectue une rétroaction sur ce
que j’ai formulé. En d’autres
et cependant termes, je souffre d’un automatisme
mental dont je ne me rends pas
que j’effectue compte. Sauf quand je suis très fati-
gué, que j’ai trop bu ou qu’on m’a
énervé, quand j’ai peiné, alors de
une rétroaction temps en temps, ça prend une allure
un peu vivifiée.
Or, cet automatisme mental
sur ce que j’ai qui est normalement impliqué dans
la vectorisation de la chaîne parlée,
on ne se rend pas compte que c’est
formulé. la mise au jour à ciel ouvert de la
structure même du fait que nous
En d’autres soyons à la fois divisés par l’objet,
émetteurs et récepteurs, et installés
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sur cette chaîne vectorisée que nous
termes, devons à la loi du langage. Je me
souviens d’un interne qui disait un
jour à Lacan : « Vous allez voir une
je souffre d’un patiente, elle a un petit automatisme
mental, ce n’est pas bien grave », et
automatisme Lacan avait répondu : « Vous savez,
c’est très grave, un automatisme
mental ». C’est très grave puisque
mental dont ça signifie quoi ? Ça signifie que la
chaîne parlée normale, avec sa
boucle de rétroaction, il y a quelque
je ne me rends chose qui vient la bloquer. Dans
l’automatisme, ce point a sauté, le
sujet est passé dans un autre espace
pas compte. qui n’est plus un espace vectorisé,
donc, d’une façon, la diachronie est
rompue et sur le mode circulaire,
c’est mieux que synchronique, on
voit apparaître tous les éléments
4. M. Derombies, L’illusion auxquels nous sommes nous-
de sosie, Paris, thèse de médecine, mêmes assujettis sans en avoir la
1935. moindre idée. ■
9